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Au moment de gagner le couloir, je remarquai qu’un des murs de la pièce était
couvert de photographies d’Ernest Hemingway en compagnie de ses fils, Gigi et
Patrick. Les garçonnets, mignons comme des lutins malicieux, avaient alors entre
cinq et dix ans, ils paradaient aux côtés de leur père, les armes à la main, entourés
d’animaux abattus au Wyoming, en Idaho. Apprentissage de la virilité. Mythe du
jeune mâle adoubé par le sang. Et le pater familias en grand chasseur blanc, tueur
d’ours, de lions, d’éléphants et de panthères. Massacreur originel dans l’exercice de
son sacerdoce… Mon cœur s’est serré. En les regardant, j’ai compris à quel point
Tobbey souffrait de n’avoir engendré que des filles. Au point d’en être réduit à rêver
d’une famille fantasmatique. C’était triste. Puis je me suis demandé ce
qu’éprouvaient Sarah Jane et ses sœurs lorsqu’elles contemplaient ces clichés.
J’ai regagné ma chambre afin de boucler ma valise. J’ai ouvert le minibar et me
suis servi un verre de vodka. Tout à coup, j’ai aperçu une espèce de carnet jauni sur
mon oreiller. En m’approchant, j’ai constaté qu’il s’agissait d’une brochure officielle
datant des années soixante. Une inscription s’étalait en travers de la couverture :
DEPARTMENT OF DEFENSE OFFICE OF CIVIL DEFENSE THE PENTAGON.
WASHINGTON, DC. 20310.
Le sous-titre était évocateur :
Comment construire un abri antiatomique obéissant aux normes de sécurité.
Il s’agissait d’un fascicule gratuitement distribué au public par le Pentagone à
l’époque de la guerre froide. Outre un plan détaillé de l’installation, on bénéficiait de
conseils pratiques en cas d’explosion nucléaire. J’appris ainsi que, pour échapper
aux radiations, on pouvait improviser un abri dans sa cave à condition d’en tapisser
les parois de livres et de journaux ficelés jusqu’à concurrence d’une épaisseur de
quarante centimètres. Le sable était efficace à partir de quinze centimètres. Après
l’explosion, il convenait de rester au moins deux cents heures à l’intérieur de la
cachette. À l’époque, on considérait naïvement que le danger d’irradiation était très
faible huit heures après l’explosion et quasi nul au bout de deux semaines. Une note
précisait toutefois qu’il ne fallait pas espérer survivre si l’on se trouvait à moins de
trente kilomètres du point de déflagration. En deçà, on était d’abord écorché vif par
l’effet de souffle, puis cuit sur pied par la vague de chaleur. Une bonne nouvelle,
toutefois : l’irradiation par les rayons bêta et gamma n’était pas contagieuse. Ouf !
J’étais rassurée. Un moment, j’avais failli m’affoler.
Je posai la brochure sur la table de chevet. Qui avait jugé utile de me faire ce
cadeau ? Sarah Jane ? Jenny ? Tobbey ? Ce dernier semblait très désireux de me
voir rejoindre les rangs de la race élue. Hélas, je ne me sentais guère la vocation
d’une nouvelle Ève.
Énervée, je me versai une nouvelle rasade de vodka et m’étendis sur le lit. Cette
volonté d’embrigadement me chiffonnait. Je ne tenais pas à être recrutée d’office,
comme ces pauvres Françaises que le Régent faisait enlever de force par sa police
afin de peupler la Louisiane, au XVIII e siècle.
Assommée par l’alcool, je m’assoupis. Je ne tardai pas à rêver de l’œuf de
plomb et de ses occupants supposés. À l’intérieur du bunker, un pan de muraille
pivotait, laissant s’échapper une horde de créatures barbues et chevelues, dont
l’anatomie simiesque avait quelque chose de néandertalien. Très vite, ces êtres
grognants, un rien difformes, trouvaient l’escalier menant à la surface. À peine sortis