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musique. Vous comprenez, une fois enfermés ici, il faudra économiser l’énergie,
l’électricité, tout ça. On ne pourra plus faire fonctionner les lecteurs de CD, et tous
ces trucs. En plus, il faut s’attendre à ce qu’ils tombent en panne au bout de quelque
temps. Ce n’est pas le cas d’un violon, d’une guitare, d’une flûte, qu’on peut
facilement réparer. Moi, j’écrirai des pièces de théâtre qu’on jouera devant tout le
monde. D’ailleurs, je voulais vous le dire… Dans vos plans, prévoyez une scène pour
les exhibitions artistiques.
Elle m’a émue. Durant une fraction de seconde, je me la suis imaginée, vêtue de
haillons, vingt ans plus âgée, déclamant des vers de mirliton devant une assemblée
somnolente au cœur d’un bunker mal éclairé, ses parents, nonagénaires, roupillant
au premier rang. La pauvre gosse.
J’ai pris congé, le cœur serré.
« Allons ! il n’y aura pas de nouvelle guerre civile », me suis-je dit en regagnant
la surface. « Dans trois ans, Tobbey va s’écrouler, foudroyé par un infarctus. Sa
femme et ses filles hériteront. Elles bazarderont le ranch pour s’en aller mener la
grande vie à New York. »
En réalité, ça n’avait rien de certain. Jenny paraissait aussi cinglée que son mari,
et il y avait fort à parier qu’elle reprendrait la croisade à son compte. Et puis, devant
la dégradation de la situation internationale, on ne pouvait exclure l’hypothèse d’un
emménagement préventif et précipité au sein du bunker. Un grand départ style
« arche de Noé ». Tout cela était bien attristant.
J’ai soudain éprouvé l’envie furieuse de ficher le camp. De retour dans ma
chambre, j’ai rassemblé mes maquettes, mes simulations vidéo, et j’ai décroché le
téléphone pour prier Tobbey de m’accorder une entrevue au plus vite.
Il m’a reçue dans son bureau. Une pièce aux poutres apparentes, aux murs
tapissés de tableaux signés Russell et Remington, les grands peintres de la
conquête de l’Ouest. Les toiles déclinaient les thèmes habituels : les chariots formant
le cercle pour affronter les Indiens, le voleur de bétail exécuté de façon sommaire, le
bivouac… Ne manquait que John Wayne, son bracelet de cuivre et sa Winchester
customisée. Une imagerie naïve, mais non dénuée de charme. Quelques bronzes,
également, représentant des figures de rodéo ; virils mais assez fluides. J’ai déballé
mes croquis, expliqué mon projet de petit village souterrain. Je m’attendais à devoir
argumenter, mais ça l’a emballé. En homme d’affaires avisé, il a tout de suite
réclamé des chiffres. Je les lui ai promis dès mon retour de L.A.
- J’aimerais que les choses soient rondement menées, a-t-il conclu, la mine
sombre. La situation internationale se dégrade. Vous avez vu ? Les conflits se
multiplient aux quatre coins du globe, les banques font faillite, les gouvernements
baissent culotte devant les exigences de la canaille. Les attentats deviennent de plus
en plus meurtriers. Si nous devons subir un second 11-Septembre, je ne réponds de
rien. Des émeutes sanglantes éclateront, jetant la moitié de la population contre
l’autre. Ce sera le début de la guerre ethnique qui couve depuis des décennies. Une
guerre à laquelle tout le monde aspire en secret. Considérant cela, je pense que
nous serons peut-être contraints de descendre dans l’abri plus tôt que prévu. Si vous
désirez nous y rejoindre, vous êtes la bienvenue.
Je l’en remerciai vivement et lui annonçai mon départ pour L.A. Pourrait-il me
faire ramener là-bas en hélicoptère ? Il m’assura que cela ne posait aucun problème
et qu’il donnerait des ordres en conséquence. Je le quittai sur ces bonnes paroles,
soulagée de constater que je n’avais pas travaillé pour rien.