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Je me sentais observée, comme si quelqu’un suivait mes mouvements à travers
l’oculaire d’une lorgnette de visée. J’imaginais ce cinglé, au sommet d’un toit, dans la
position du tireur couché, et s’amusant à caresser du bout de l’index la queue de
détente de l’un de ces fusils au canon interminable qu’affectionnent les tireurs d’élite.
Ce n’était pas un fantasme très attractif. J’ai enfoncé l’accélérateur. Une fois à
l’intérieur du bâtiment, l’angoisse de jouer les cibles vivantes a été remplacée par
celle d’être mordue par un crotale. J’ai avancé en tapant des pieds. Les reptiles sont
sourds, mais ils perçoivent les vibrations qui, généralement, les mettent en fuite.
Mon estomac s’est tout de même rétréci quand je me suis engagée dans
l’escalier conduisant au bunker.
En bas, les projecteurs avaient été allumés. Il faisait frais et les aérateurs, en
renouvelant l’air, avaient chassé les miasmes de l’enfermement.
Tout au fond, silhouette minuscule perdue sur l’étendue du « parking », Sarah
Jane se tenait penchée sur une petite table, telle une écolière studieuse. Elle écrivait.
L’écho de mes pas l’avait bien sûr avertie de ma présence, mais elle ne relevait pas
la tête, soit parce qu’elle était à ce point absorbée dans son travail de création qu’elle
avait perdu tout contact avec la réalité, soit parce qu’elle voulait me le faire croire, en
bonne ado qui passe les trois quarts de son temps à se mettre en scène.
Je me suis approchée en essayant de conserver une expression naturelle.
C’était difficile en un tel endroit. J’ai constaté que la gamine gribouillait d’une écriture
serrée et illisible sur un gros cahier à couverture de cuir. Sur le sol, autour d’elle,
l’entourant tel un rempart, des livres de poche écornés. Illustrations clinquantes à
dominante rouge sang. Femmes guerrières en armure, superbes et farouches, les
seins comme des obus d’acier. Beaux vampires mâles, plongeant leurs canines
proéminentes dans la jugulaire de vierges blondes au plus fort de la pâmoison.
Foutaises pour ados. Épées, châteaux, idoles et seigneurs de guerre. On se serait
cru à Nuremberg. Ne manquaient que les torches, les bûchers… et le bruit des
bottes.
La petite princesse goth a enfin daigné me regarder.
- Là-bas, a-t-elle annoncé en désignant un mur du bout de son Montblanc
Meisterstück. L’équipe de nettoyage a oublié d’effacer certaines traces. Vous devriez
y jeter un coup d’œil.
J’ai obéi. En m’agenouillant, j’ai distingué, au ras du sol, cinq traînées brunâtres
comme pourraient en laisser des doigts dont les ongles viennent d’être arrachés.
- Les murs et le sol étaient couverts de sang, a-t-elle susurré dans mon dos. Ils
ont utilisé des dizaines de litres de peinture pour dissimuler les taches. Mais ce n’est
que du camouflage, elles sont toujours là, en dessous.
Abandonnant son pupitre, elle m’a guidée vers un minuscule graffiti gribouillé
dans un angle du béton. J’ai lu :
C’est comme un trou de serrure pour lorgner de l’autre côté de la grande porte
des enfers.
Je n’avais aucune idée de ce que cela signifiait.
Plus loin, les nettoyeurs avaient oublié une autre phrase :
Ce qu’il dit sera imprimé sur peau humaine par une machine à écrire chauffée à
blanc.
Ça empestait la débâcle mentale.
- Je pense qu’ils ont écrit des tas de choses sur les murs au fur et à mesure que
la panique s’emparait d’eux, a murmuré Sarah Jane. Tout l’abri doit être un
gigantesque journal intime. Il faudrait pouvoir décaper la couche de peinture sans