You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
L’œuf de plomb<br />
Evita est venue me secouer à l’aube. À son regard, j’ai compris qu’el<strong>le</strong> était au<br />
courant de ma fugue nocturne. J’avais mal partout et je tenais à peine debout. J’ai<br />
titubé jusqu’au réfectoire et avalé un broc de café noir. Tobbey a annoncé qu’il<br />
redescendait au ranch ; nous devions l’accompagner. Il a félicité <strong>le</strong>s « petits gars »<br />
pour <strong>le</strong>ur cran et <strong>le</strong>ur endurance. Les jeunes brutes étaient aux anges, fières de<br />
servir un patron aux couil<strong>le</strong>s d’acier qui n’avait pas peur de manger de la poussière<br />
avec ses hommes et partageait <strong>le</strong>urs risques sans souci de saloper son costume<br />
Armani.<br />
- C’est comme ça qu’on gagne <strong>le</strong>ur respect, nous a expliqué Tobbey durant <strong>le</strong><br />
trajet de retour. Pendant la guerre civi<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s généraux étaient tout sauf des planqués.<br />
Nombre d’entre eux sont morts à la tête de <strong>le</strong>urs troupes.<br />
Allons bon ! C’était reparti !<br />
J’ai cessé d’écouter. Je me suis crispée quand nous avons atteint l’endroit où,<br />
au cours de la nuit, j’avais rencontré <strong>le</strong> fameux fantôme. J’ai prié pour qu’un bout de<br />
mannequin ne dépasse pas des fourrés. Un pied, une main… ça aurait fait désordre.<br />
Mais Tobbey, absorbé par son éloge du général Lee, ne prêta aucune attention au<br />
paysage.<br />
Nous atteignîmes <strong>le</strong> ranch sans encombre.<br />
Mon premier réf<strong>le</strong>xe fut de courir chercher refuge dans la baignoire la plus<br />
proche. La cou<strong>le</strong>ur de l’eau au contact de ma peau m’arracha un frisson d’horreur. Je<br />
restai là, à tremper, dans l’espoir que fatigue et courbatures s’en iraient avec la<br />
crasse, mais c’était trop demander. Une fois séchée, j’avalai trois comprimés<br />
d’Anacin et me jetai sur <strong>le</strong> lit. Le sommeil me foudroya à la seconde où ma joue<br />
toucha l’oreil<strong>le</strong>r.<br />
J’émergeai du néant au début de l’après-midi, l’estomac taraudé par la faim. À<br />
l’office, je retrouvai Evita attablée devant une pi<strong>le</strong> de crêpes au sirop d’érab<strong>le</strong>, une<br />
demi-douzaine de saucisses mexicaines et un pot de café. Comment cette fil<strong>le</strong><br />
faisait-el<strong>le</strong> pour manger autant et rester mince ?<br />
- Où étais-tu passée, cette nuit ? Attaqua-t-el<strong>le</strong>. Je t’ai cherchée partout. J’ai<br />
pensé que tu avais fini par craquer et que tu t’étais enfuie en courant.<br />
À mi-voix, j’entrepris de lui raconter mon aventure nocturne.<br />
- C’est un coup des gamines, grogna-t-el<strong>le</strong> en guise d’appréciation. Mais si tu<br />
<strong>le</strong>ur en par<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong>s nieront en bloc.<br />
Je remontai passer des vêtements propres, puis j’entrepris de sillonner <strong>le</strong>s<br />
innombrab<strong>le</strong>s pièces de la maison afin de dénicher Sarah Jane. Je finis par la<br />
découvrir, à plat ventre sous la tab<strong>le</strong> du fumoir, el<strong>le</strong> lisait un manuel de guérilla<br />
urbaine sur la fabrication des explosifs ménagers. Le genre de bouquin qu’aurait pu<br />
écrire mon père, je suppose. Dédaignant <strong>le</strong>s précautions oratoires, je lui racontai <strong>le</strong>s<br />
événements dont j’avais été témoin. El<strong>le</strong> écarquilla <strong>le</strong>s yeux, jouant la stupeur avec<br />
une science d’actrice chevronnée.<br />
- Zut ! Souffla-t-el<strong>le</strong>, alors c’était pas un vrai fantôme ? Je suis trop déçue.<br />
Comme j’insistais lourdement sur <strong>le</strong> danger qu’il y aurait à réitérer une tel<strong>le</strong><br />
blague, el<strong>le</strong> s’agita et cracha, sans dissimu<strong>le</strong>r son agacement :