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Evita est aussitôt devenue blême, quant à moi, cette « preuve » m’a laissée<br />
sceptique. J’imaginais assez mal des marines lambda osant contrarier <strong>le</strong> grand<br />
patron. Si Tobbey <strong>le</strong>ur avait demandé : « Vous avez vu cet éléphant rose qui joue du<br />
saxophone en haut du palmier ? », tous <strong>le</strong>s gars auraient répondu d’une même voix :<br />
« Sir, yes, Sir ! » Ne <strong>le</strong>s avait-on pas programmés pour ça ?<br />
- Il était terrib<strong>le</strong>, a continué Tobbey. Monté sur un cheval blanc… Un cheval<br />
blême, comme dans <strong>le</strong>s Écritures. Tout raide dans son uniforme, <strong>le</strong> sabre sur<br />
l’épau<strong>le</strong>. Il m’a regardé sans rien dire, mais j’ai lu <strong>le</strong> reproche dans ses yeux. Comme<br />
si j’avais fait quelque chose de mal. Je n’y comprends rien. Evita, vous al<strong>le</strong>z essayer<br />
d’établir <strong>le</strong> dialogue avec lui. Je veux savoir ce qu’il veut, compris ?<br />
La médium a hoché la tête. El<strong>le</strong> n’en menait pas large. Puis Tobbey s’est avancé<br />
vers moi. Son odeur m’a submergée. D’un ton sourd, il a dit :<br />
- Vous al<strong>le</strong>z l’accompagner. Je ne veux pas qu’el<strong>le</strong> soit seu<strong>le</strong> au milieu des<br />
hommes. Avec vous, el<strong>le</strong> se sentira plus à l’aise.<br />
Autrement dit, je devais me débrouil<strong>le</strong>r pour canaliser sur ma personne <strong>le</strong>s<br />
fantasmes des mâ<strong>le</strong>s afin qu’Evita puisse travail<strong>le</strong>r en paix. Merci du cadeau.<br />
Devais-je y al<strong>le</strong>r habillée, ou seu<strong>le</strong>ment vêtue de ma petite culotte ?<br />
Sans solliciter notre avis, il nous a presque poussées dehors où nous attendait<br />
une Jeep. Une fois au volant, il n’a plus cessé de répéter ce qu’il avait déjà raconté<br />
dans <strong>le</strong> salon. Le colonel, <strong>le</strong> cheval, <strong>le</strong> regard chargé de colère… Il radotait, quoi.<br />
Je suis restée en retrait. Selon moi, soit il avait grillé un fusib<strong>le</strong>, soit il avait été<br />
victime d’une mauvaise blague. Des soldats, victimes de brimades injustes, avaient<br />
probab<strong>le</strong>ment mis sur pied cette mascarade. Il suffisait d’un cheval (<strong>le</strong>s écuries en<br />
regorgeaient), d’un uniforme (faci<strong>le</strong> à dénicher dans <strong>le</strong> bric-à-brac du musée) et<br />
d’une touche de maquillage, pour fabriquer un colonel sudiste plus vrai que nature.<br />
Peut-être ses chers guerriers en avaient-ils assez d’être poussés à la limite de <strong>le</strong>urs<br />
forces ? Peut-être, éga<strong>le</strong>ment, en avaient-ils ras <strong>le</strong> bol de ses anecdotes sur la<br />
guerre de Sécession ? Tout était possib<strong>le</strong>.<br />
À la différence des Français d’obédience catho, et très coincés sur ce point, <strong>le</strong>s<br />
Américains adorent <strong>le</strong>s fantômes et <strong>le</strong>s monstres. J’avais pu m’en rendre compte à<br />
mon arrivée aux USA. La troupe d’élite de Tobbey avait sans doute jugé amusant<br />
d’improviser un Halloween précoce, histoire de détendre l’atmosphère.<br />
J’étais ébahie du retentissement que cette sottise avait sur <strong>le</strong>s nerfs de Zufrau-<br />
Clarkson, milliardaire du pétro<strong>le</strong>, affairiste notoire et requin professionnel. Comment<br />
pouvait-on être à ce point superstitieux ?<br />
La Jeep s’est lancée à l’assaut d’une colline. La végétation nous enveloppait. Au<br />
passage, j’ai pu me rendre compte que deux arbres sur trois étaient factices. La forêt<br />
tenait du décor de cinéma. Le désert renâclant à faire surgir du sab<strong>le</strong> la jung<strong>le</strong> tant<br />
désirée, on y avait remédié en implantant des cocotiers de plastique aux feuil<strong>le</strong>s en<br />
caoutchouc. C’était du matériel d’excel<strong>le</strong>nte qualité, et il fallait avoir <strong>le</strong> nez dessus<br />
pour prendre conscience de la supercherie.<br />
Dès que nous sommes arrivés au campement, j’ai cessé de ricaner. Le regard<br />
des hommes accroupis autour du bivouac m’a cueillie à froid, me déshabillant avec<br />
insistance. Ça n’avait rien d’agréab<strong>le</strong>. Ils étaient jeunes, entre vingt et vingt-cinq ans.<br />
Le crâne rasé, la face recuite par <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il, <strong>le</strong>s yeux arrogants.<br />
Ils nous ont proposé du café en nous donnant du « madame » à tout bout de<br />
champ, mais <strong>le</strong>ur politesse, trop appuyée, avait quelque chose d’ironique et<br />
d’insultant. Je <strong>le</strong>s entendais ricaner dans notre dos et, sans doute, esquissaient-ils<br />
des gestes obscènes. Ce salaud de Tobbey m’a jetée en pâture à ses bidasses pour