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Cette fois, el<strong>le</strong> se raidit et me jeta un coup d’œil vipérin.<br />
- Exact, admit-el<strong>le</strong>. Mais cel<strong>le</strong>s qui descendront feront pour <strong>le</strong> mieux. Tobbey m’a<br />
prévenue que je devrai m’accoutumer à servir plusieurs hommes. Et qu’il en ira de<br />
même pour mes fil<strong>le</strong>s. C’est la loi de la guerre. Nous devrons nous soumettre aux<br />
contingences et assurer la survie de l’espèce afin que l’humanité qui émergera de<br />
l’abri, au jour de la délivrance, ne soit pas uniquement constituée de vieillards.<br />
- Tout de même, ai-je insisté, trois cents hommes… C’est du travail.<br />
- Tobbey m’a chargée de recruter des postulantes, riposta-t-el<strong>le</strong>. Evita semb<strong>le</strong><br />
intéressée. El<strong>le</strong> a demandé à réfléchir mais je pense qu’el<strong>le</strong> finira par accepter.<br />
Vous-même serez peut-être tentée lorsque vous connaîtrez mieux notre<br />
programme ?<br />
J’ai eu assez de présence d’esprit pour ne pas lui rire au nez.<br />
- Pensez-y quand vous redécorerez l’abri, a-t-el<strong>le</strong> martelé en me fixant droit dans<br />
<strong>le</strong>s pupil<strong>le</strong>s. Imaginez que vous al<strong>le</strong>z y vivre jusqu’au jour de votre mort et ditesvous<br />
: « Une fois emmurée ici, qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de devenir fol<strong>le</strong> ? »<br />
Brusquement, j’ai eu l’intuition que ces dingues, en pénurie de femel<strong>le</strong>s<br />
consentantes, envisageaient de « m’inviter » à partager <strong>le</strong>ur captivité volontaire,<br />
contre ma volonté si nécessaire ; j’en ai eu froid dans <strong>le</strong> dos.<br />
Je me suis isolée dans ma chambre pour esquisser d’autres croquis. S’il fallait<br />
loger trois cents personnes dans <strong>le</strong> bunker, <strong>le</strong> plus simp<strong>le</strong> était de donner à cet<br />
espace l’apparence d’un village. Des petites maisons entourées de pelouses, de<br />
haies, de bosquets. Créer l’illusion d’un home town, ce fantasme si cher au cœur des<br />
Américains. S’inspirer de Norman Rockwell, chantre du bonheur provincial et du<br />
home, sweet home. Il me fallait une église, un drugstore, un cinéma, un barbier. Des<br />
boutiques « à l’ancienne », l’image d’un univers d’avant <strong>le</strong> défer<strong>le</strong>ment<br />
technologique.<br />
J’ai travaillé toute la journée dans cette direction. Le boulot m’occupait l’esprit,<br />
refoulant mes angoisses à l’arrière-plan.<br />
Alors que <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il se couchait, Evita a fait irruption dans mon dos.<br />
- Viens, a-t-el<strong>le</strong> lancé. Tobbey nous attend en bas.<br />
- Pourquoi ? Ai-je demandé en me retournant.<br />
El<strong>le</strong> a soupiré :<br />
- Je ne sais pas au juste. Il a l’air à cran. Je crois que c’est en rapport avec<br />
l’inhumation des restes. Il veut qu’on l’accompagne sur <strong>le</strong> terrain de manœuvres.<br />
Enfi<strong>le</strong> des chaussures de marche. On va crapahuter dans <strong>le</strong>s collines.<br />
J’ai obéi avant de la suivre au rez-de-chaussée, avec une pointe<br />
d’appréhension. Cette histoire de sépulture ne finirait donc jamais ? Cela prenait<br />
l’allure d’une mauvaise blague aux conséquences inattendues et dont <strong>le</strong>s échos<br />
catastrophiques ne cessent de se multiplier.<br />
Planté devant la grande cheminée, sous <strong>le</strong> portrait du colonel, Tobbey affichait<br />
effectivement une sa<strong>le</strong> tronche. À la fois inquiet et méchant. Un tigre qui vient de se<br />
prendre un seau d’eau glacée. Il empestait <strong>le</strong> bouc. Son treillis, amidonné de sueur,<br />
aurait tenu debout tout seul. D’un ton sec, il nous expliqua qu’il voulait que nous<br />
prenions part aux funérail<strong>le</strong>s. Il ne comprenait pas vraiment ce qui se passait. Le<br />
colonel ne semblait pas satisfait des dispositions funéraires prises pour l’inhumation<br />
de ses restes.<br />
- Il m’est apparu… souffla-t-il enfin, l’air hagard. Je l’ai vu… Vous comprenez ?<br />
Je l’ai vu réel<strong>le</strong>ment, pas en rêve… en vrai… Il ne s’agissait pas d’une illusion. J’ai<br />
des témoins, <strong>le</strong>s gars qui m’entouraient lorsque ça s’est produit.