Lire le livre - Bibliothèque

Cheval blême
J’ai fini par entrapercevoir Tobbey Zufrau-Clarkson. Sale, vêtu d’un treillis et d’un
gilet de combat, harnaché comme pour envahir l’Irak à lui tout seul, il se frayait un
chemin dans la végétation à coups de machette. Une troupe de soldats crasseux et
exténués lui emboîtait le pas. La vision n’a duré qu’une paire de secondes, puis la
végétation les a avalés. La veille, à l’aide de grosses jumelles trouvées dans la
bibliothèque, j’avais scruté les collines environnantes. J’avais repéré, çà et là, des
campements rudimentaires, des baraquements qui rappelaient les films censés se
dérouler au Viêtnam. Au sommet de la plus haute colline, se dressait un fortin, style
Alamo. Des véhicules chenillés se traînaient sur les pentes, échangeant de brèves
rafales. Manque de chance, Jenny déboula sur le balcon pendant ma séance
d’observation. Fort obligeamment, elle entreprit de m’expliquer le sens de ces
manœuvres.
À travers ses propos, il m’apparut qu’elle croyait dur comme fer à l’imminence
d’une nouvelle guerre civile. Pour ne pas rester muette, je lui demandai si elle avait
peur. Elle sourit et déclara :
- Non. Il faut voir le bon côté des choses. Cette grande lessive peut être
l’occasion de redémarrer à zéro, de se débarrasser des millions de parasites qui
infestent la fourrure du lion. Un nettoyage par le vide. C’est pourquoi l’abri a une telle
importance. Les hommes que Tobbey entraîne sont peu nombreux, mais ils
appartiennent à l’élite du Sud. Quand les troubles éclateront, nous nous
retrancherons ici, dans cette propriété où tout a été prévu pour soutenir un siège. Il
ne faudra pas longtemps pour que les choses dégénèrent. Dès que les premiers
missiles atomiques s’abattront sur les villes, nous descendrons dans le bunker. Nous
y prendrons notre mal en patience, laissant zonards, gangsters, drogués, chômeurs
et petit-bourgeois toutes races confondues s’entre-tuer au-dessus de nos têtes. Oh !
Je n’ai aucune illusion, ils auront vite fait de saccager le pays. Les armes chimiques,
les radiations pourriront tout. Les survivants crèveront en l’espace d’un an. Il nous
faudra de la patience, certes, mais nous n’en manquons pas, nous attendons de
prendre notre revanche depuis Gettysburg !
- Combien de temps comptez-vous rester enterrés ? M’enquis-je d’un ton égal.
- Cinquante-six ans, annonça-t-elle sans émotion apparente. C’est la durée
nécessaire pour que les radiations retombent au-dessous du seuil dangereux.
- Alors vous sortirez…
- Oui. Contrairement aux autres, notre patrimoine génétique n’aura pas été
altéré, nous serons sains, parfaitement humains. Nous nettoierons le pays de ses
dernières hordes de mutants puis nous reprendrons les choses en main.
- Vous dites « nous », objectai-je. Vous espérez donc être encore en vie dans
cinquante-six ans ?
- Non, avoua-t-elle avec une grimace. Ni moi ni Tobbey, c’est évident. Mais mes
filles auront peut-être cette chance, et leurs enfants, en tout cas… Car des couples
se formeront dans l’abri, des couples qui engendreront des bébés. Le bunker sera
une arche de Noé. L’arche d’une nouvelle humanité.
- Votre arche contiendra beaucoup d’hommes, ce me semble, fis-je observer, et
très peu de femmes.