Lire le livre - Bibliothèque

- J’adorais ça, lança-t-elle avec enthousiasme. Rencontrer tous les jours des
gens nouveaux, les convaincre. Gagner la partie. C’était aussi excitant que de jouer
à la roulette.
Il y avait de la nostalgie dans son sourire.
Nous grimpâmes dans une Buick rouge de 1956, un modèle de collection
entièrement restauré qui devait valoir trois Mercedes neuves. Je découvris que sa
fille aînée, Sarah Jane, se tenait sur la banquette arrière. En dépit de sa maigreur
pro-ana, et de ses yeux cernés, elle était jolie. Au contraire de sa mère, elle était
habillée grunge, d’un maillot de footballeur et d’un bermuda rouge qui dissimulait son
corps. Ses cheveux pendaient, raides et gras. Ayant senti mon regard, elle posa sur
son nez une énorme paire de lunettes noires à la Audrey Hepburn.
Jenny lança la Buick en direction du vieil aérodrome. Le vent du désert me
cuisait le visage et les bras. J’eus le souffle coupé.
- Vous allez voir, babillait Jenny, renouant avec son bagout d’agent immobilier,
c’est un endroit pittoresque qui peut déconcerter, à première vue, mais dont le
potentiel est énorme. Les volumes sont intéressants. Je pense que vous allez vous
amuser comme une petite folle à retaper ça. J’aurais d’ailleurs quelques idées à vous
soumettre. Nous sommes entre collègues, n’est-ce pas ?
Je répondis sur le même ton. J’avais l’habitude des caprices de propriétaires qui,
pour avoir feuilleté trois revues d’ameublement, estiment en savoir autant que vous.
Le véhicule s’engagea sur l’interminable piste d’envol, là où, jadis, avaient
décollé d’énormes bombardiers au ventre rempli de bombes atomiques. Un coyote
égaré prit la fuite à notre approche. Des fissures géantes craquelaient le béton du
tarmac. Surprenant la direction de mon regard, Jenny s’empressa de lancer :
- Ne craignez rien, l’abri a été construit pour résister aux séismes. Il est entouré
d’amortisseurs qui absorbent les poussées telluriques.
Elle arrêta la Buick en face d’un bâtiment dont le crépi desséché s’écaillait. Le
soleil avait brûlé les inscriptions peintes sur la façade. Le temps que je me secoue,
Jenny trottinait déjà sur ses talons hauts. Je dus lui emboîter le pas, Sarah Jane
dans mon sillage.
L’intérieur de la bâtisse n’avait rien d’engageant. Le sable, s’infiltrant par les
vitres brisées, avait recouvert le mobilier. Sous cette pellicule poussiéreuse, bureaux
et machines à écrire prenaient un aspect fantomatique. J’eus l’impression de visiter
une épave. Jenny nous conduisit à travers un dédale de couloirs au seuil d’une porte
blindée dont on avait graissé les charnières.
- C’est ici, annonça-t-elle. Derrière, il y a un escalier de béton de trois cents
marches. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais ôter mes chaussures !
Elle ponctua cet avertissement d’un petit rire niais qui arracha un soupir
d’exaspération à Sarah Jane.
Ses stilettos à la main, elle repoussa la lourde porte et pressa un interrupteur,
illuminant une perspective de catacombes. La voûte amplifiait de manière sinistre le
moindre bruit. Je me fis la réflexion que le côté gothique de l’endroit devait plaire à
Sarah Jane. Je n’avais aucun mal à l’imaginer, se glissant ici à la nuit tombée, pour
fumer des pétards en philosophant sur le devenir de l’humanité.
- L’éclairage a été refait à neuf, continua Jenny. C’était une nécessité, mais tout
le reste est demeuré en l’état. Je vous rappelle qu’on a condamné l’accès au bunker
en 1965.
Je serrai les dents ; ça ne promettait rien de réjouissant.
Il nous fallut un moment pour arriver en bas, les mollets sciés. Là, j’eus le souffle
coupé par la surprise. Ça n’avait rien à voir avec l’image qu’on se fait d’ordinaire d’un