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Jenny nous pria d’excuser l’absence de son mari, qui avait dû repartir à L.A.
pour un rendez-vous d’affaires. J’avais la certitude qu’elle mentait, et que Zufrau-
Clarkson, à peine débarqué, s’était empressé de courir rejoindre ses « soldats »
dans la jungle artificielle implantée autour du ranch. Sans doute, entre hommes,
avaient-ils alors procédé à l’inhumation des restes du colonel. Je le voyais très bien,
assis près d’un feu de camp, en train de raconter à ses guerriers les fouilles de
Shiloh. Pour terminer sa causerie sur une note plus légère, il évoquait ses parties de
jambes en l’air avec la médium, puis mentionnait la décoratrice, qu’il comptait inscrire
sous peu à son tableau de chasse.
Plus tard, alors que je me retrouvais seule avec Evita, je lui demandai :
- Jenny sait-elle que tu couches avec son mari ?
Elle haussa les épaules et prit le temps d’allumer une cigarette avec son briquet
de GI.
- Je crois qu’elle s’en fout, soupira-t-elle. Tobbey l’a épousée pour qu’elle lui
donne des fils dont il ferait des soldats. Au lieu de ça, elle a pondu des filles. Elle est
donc rapidement tombée en disgrâce, mais cela ne la traumatise pas outre mesure.
Elle aime le fric, le luxe, être une dame de la haute société, côtoyer les Royals dans
les réceptions. Ce qui l’éclate, c’est de faire du shopping avec une carte platine à
débit illimité. Si Tobbey divorce, elle touchera le jackpot et rentrera chez sa mère en
emportant une tirelire de plusieurs dizaines de millions de dollars. Elle considère
qu’en tant qu’ancienne capitaine de pom-pom girls d’un collège minable et reine de
beauté de son comté, elle a plutôt réussi dans la vie. Je ne suis pas inquiète, elle ne
cherchera pas à me flinguer. Elle doit estimer que je suis sur le point d’être virée et
que tu vas prendre ma place dans le lit de Tobbey. Elle a peut-être raison, d’ailleurs.
- Je ne suis pas là pour ça, rétorquai-je d’une voix qui manquait d’assurance.
- Moi aussi, je disais ça, murmura-t-elle en s’éloignant.
Elle était ivre. J’ai compris qu’elle buvait pour combattre l’angoisse qu’elle
éprouvait à l’idée d’avoir arnaqué Tobbey… et le colonel.
Le soir, à travers la cloison, je l’ai entendue psalmodier des incantations. Je ne
suis pas superstitieuse mais ça m’a fait flipper, je ne le cache pas. J’avais
l’impression de jouer dans un remake de Rosemary’s baby. Pendant la nuit, j’ai rêvé
que le fantôme du colonel entrait dans ma chambre. Pour me punir, il me coupait
bras et jambes, à coups de sabre. Mon premier geste, en me réveillant, a été de me
palper les cuisses et les épaules, à la recherche d’une cicatrice. Voilà que la folie de
Tobbey déteignait sur moi.
Le lendemain, Jenny vint frapper à la porte de ma chambre. J’eus un frisson en
lui ouvrant car, l’espace d’une seconde, je crus me trouver en présence du fantôme
de Jackie Kennedy. Même tailleur, même toque de velours, rendus célèbres par les
clichés de presse. D’une main, elle remorquait un Kelly noir, de l’autre un dossier
bourré de feuillets jaunis. Par la porte de sa chambre demeurée entrouverte
j’aperçus une déco très Laura Ashley.
- Je vais vous faire visiter l’abri, annonça-t-elle avec un sourire au carré.
C’était pour elle, de toute évidence, une occasion qui exigeait de se mettre en
grande tenue. Tandis que nous sortions du ranch, elle m’expliqua qu’avant son
mariage elle avait été agent immobilier, spécialisée dans la vente des bungalows sur
pilotis perdus dans les collines. Les premiers à s’écrouler en cas de tremblement de
terre.