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Bunker
Tobbey m’a laissée mariner trois jours dans mon jus. Evita s’était isolée dans
ses appartements et passait le plus clair de son temps à bronzer sur la terrasse en
sifflant de la tequila. Quant à moi, je trompais l’attente en ébauchant de nouveaux
croquis. C’était un peu hasardeux puisque je travaillais d’après photos et qu’on
n’avait toujours pas jugé utile de me faire visiter le fameux bunker.
Je buvais des litres de café et de piña colada, accoudée à la rambarde du
balcon. De temps à autre, je voyais surgir de la broussaille des soldats en tenue de
combat, trempés de sueur, remorquant un blessé ou une mitrailleuse M 50. C’était
surréaliste et angoissant. À peine entrevus, ces fantômes disparaissaient au cœur de
la végétation. Beaucoup semblaient harassés, presque terrifiés, et j’avais l’illusion
qu’une guerre incompréhensible se déroulait autour de la maison. Une guerre
clandestine dont mieux valait ne rien savoir. Je me faisais l’effet d’être retranchée
dans une ambassade pendant que le pays s’embrasait sous mes fenêtres.
Je fus très surprise, le deuxième soir, d’être présentée à la famille de Tobbey. Je
ne sais pourquoi, mais à aucun moment je n’avais imaginé Zufrau-Clarkson dans le
rôle d’époux et de père. Sa femme, Jenny, la quarantaine, correspondait à l’image
classique de la belle du Sud. Jolie, un peu molle, hautaine, et passant la moitié de sa
vie à s’épier du coin de l’œil dans les miroirs. Ses quatre filles, Sarah Jane, Sue,
Amanda et Barbie, se suivaient à un an d’intervalle. L’aînée, Sarah Jane, avait
environ seize ans. J’ai trouvé amusant qu’un va-t-en-guerre de l’acabit de Tobbey
soit obligé de vivre au milieu d’un tel gynécée. Ces cinq femmes avaient dû être un
jour piquées par la mouche tsé-tsé, car elles semblaient toutes souffrir de la maladie
du sommeil. Leurs gestes ralentis témoignaient d’une effrayante apathie. On
s’attendait à les voir s’effondrer, la tête dans leur assiette de potage d’une seconde à
l’autre. Il existait entre elles une telle ressemblance physique qu’elles paraissaient
avoir été clonées à partir du même embryon.
Le repas fut un enfer. Les gamines n’ouvrirent la bouche que pour avaler des
miettes de nourriture, la mère se crut forcée de me parler de la France qu’elle avait
visitée lors d’une excursion intitulée L’Europe en 3 jours. C’était avant son mariage,
avant qu’elle ne soit riche. Elle confondait la tour de Pise et l’obélisque de la
Concorde ; puis elle évoqua le pape, qui vivait au château de Versailles, et dont elle
avait reçu la bénédiction. Elle jugeait la tour Eiffel aussi laide que les tours du Watts,
ce qui n’est pas peu dire. Pour elle, la France se résumait à deux mots : hors service.
Ni les distributeurs de billets, ni les escalators, ni les métros ne fonctionnaient. Rien
d’étonnant à cela, puisque les Français ne connaissaient que deux occupations, la
grève et les vacances. Mais, après tout, c’étaient des Latins… des sortes de
Mexicains, quoi ! Ceci expliquait cela.
Tandis que je subissais ce pensum, Evita m’expédiait des clins d’œil
goguenards.
Le dîner fut ponctué de détonations et de rafales lointaines auxquelles j’étais la
seule à prêter attention.
Au-dessus de nos têtes, un énorme lustre cliquetait de toutes ses pendeloques à
chaque explosion.