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la nuit des temps pour d’obscures raisons. Tout avait été organisé pour faire comprendre au visiteur qu’il venait de pénétrer dans la Wolfsschanze 14 du maître de guerre. Pour parfaire l’ambiance, une stéréo dissimulée diffusait Einzug der Götter in Walhalla. On ne pouvait rêver plus kitsch. Il se dégageait de cet empilement disparate une ambiance de tombeau pharaonique étouffante. D’immenses canapés de cuir fauve dessinaient un carré à l’usage des invités. Le moindre objet y était imprégné de l’odeur des milliers de cigares qu’on avait fumés ici. Evita et moi nous sommes assises tandis que Tobbey disparaissait dans les profondeurs de la maison. J’ai entendu des chevaux hennir, quelque part. Les serviteurs ont apporté des boissons fortes, aguardiente, mezcal, des trucs virils qui vous dissolvent une prothèse dentaire en trois secondes. Des détonations ont résonné dans le lointain, suivies d’une rafale de pistoletmitrailleur, me faisant sursauter. - Il faudra t’habituer, a soupiré Evita. C’est un camp d’entraînement. La plaine et les collines environnantes servent de terrain de manœuvres. On s’y entraîne à l’ingénierie de guérilla. Tobbey a même fait construire des villages factices où ses hommes s’initient aux techniques d’affrontement urbain. - Les autorités ne protestent pas ? À l’heure du Patriot Act, il me semble que… - Cet endroit a été cédé à Tobbey par l’armée des États-Unis. Nous sommes sur une propriété privée. Officiellement, le ranch est répertorié comme réserve de chasse. Il est donc tout à fait normal qu’on y entende des coups de feu. En outre, Zufrau-Clarkson a beaucoup d’amis dans le clan républicain. Ses « moniteurs » sont tous d’anciens marines. Il contribue par là à la réinsertion des vétérans. C’est donc, en quelque sorte, une œuvre sociale. Je me suis approchée de l’une des hautes fenêtres pour essayer de regarder audehors ; le mur blanc m’en empêcha. Une explosion sourde a retenti, toute proche, faisant trembler les vitres. Une odeur piquante m’a agacé les narines. - Pour un peu, ai-je murmuré, ça semblerait vrai. - Mais c’est vrai ! A pouffé Evita. Ils ne tirent pas à blanc. Toutes les munitions sont mortelles. Tobbey pense que les simulations ne servent à rien. Qu’il faut être confronté à un danger réel pour en tirer un quelconque enseignement. Un soldat qui n’a pas peur d’écoper d’une blessure ne se donne pas à fond… Je ne fais que citer ses paroles. - Il doit y avoir énormément d’accidents ! - Non, pas autant qu’on croirait. Les gars savent ce qu’ils risquent, alors ils s’appliquent. Evita a bu une gorgée d’alcool avant de conclure : - Certains proprios plantent des nains de plâtre dans leur jardin, Tobbey, lui, y a installé la guerre. - Et toi, ai-je lancé, que fais-tu ici ? Ton boulot est terminé, non ? - Pas du tout, a-t-elle chuchoté. Je dois encore assurer le service après-vente. Veiller sur Tobbey au cas où le colonel reviendrait le hanter. Ce qui risque fort de se produire vu que les débris qu’on va inhumer ne lui appartiennent pas. J’avoue que je ne suis pas à mon aise. Je n’aurais jamais dû t’écouter. Nous avons peut-être déclenché quelque chose de terrible… L’un des serviteurs en costume blanc s’est présenté au seuil du salon pour nous annoncer qu’une collation nous attendait. Fatiguées, nous avons grignoté sans 14 - « La tanière du loup », nom donné au QG de Hitler.
échanger un mot, Evita et moi. Puis l’on nous a conduites jusqu’à nos chambres, au premier étage. Lit à baldaquin, coiffeuse en bois des îles, peau de tigre sur le sol. J’ai eu peur que, le lendemain, on ne m’oblige à porter une crinoline. Je me suis jetée sur le lit sans me dévêtir. Tout autour de la maison, les détonations ont mené la sarabande jusqu’à une heure avancée de la nuit.
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