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Lire le livre - Bibliothèque

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s’asseoir au bord du lit, réciter la tab<strong>le</strong> de multiplication par 9, puis disparaître<br />

comme il était venu.<br />

Je me suis demandé si ladite Evita, de l’autre côté du panneau de séparation,<br />

suivait notre conversation… et ce qu’el<strong>le</strong> en pensait. Tout cela prenait un tour assez<br />

glauque. D’autant plus que je n’avais pas fait l’amour depuis un an, et que la<br />

proximité de cet homme ne me laissait pas indifférente. On prétend que la nudité<br />

masculine n’excite pas <strong>le</strong>s femmes, voire qu’el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s dégoûte ; ce n’est pas mon cas.<br />

D’un seul coup, il s’est agité. Il bougeait avec un naturel désarmant.<br />

- Sortez de ce sac de couchage et allons faire un tour, m’a-t-il ordonné. Je vais<br />

enfi<strong>le</strong>r mes frusques et je vous retrouve dehors.<br />

Dès qu’il a quitté la pièce, j’ai bondi dans mon treillis léopard. Mes rangers<br />

lacées en dépit du bon sens, je suis sortie de la tente. Il était là, vêtu d’un jean troué<br />

aux genoux, d’un tee-shirt publicitaire Smith & Wesson et de bottes Tony Lama.<br />

- Venez, a-t-il dit, faisons quelques pas sur <strong>le</strong> champ de batail<strong>le</strong>. La nuit, quand<br />

<strong>le</strong>s bruits de la vil<strong>le</strong> cessent enfin, on peut percevoir <strong>le</strong> phénomène.<br />

- Quel phénomène ?<br />

- Le soir du premier jour de la batail<strong>le</strong>, alors que <strong>le</strong>s hommes étaient épuisés, il<br />

s’est mis à p<strong>le</strong>uvoir. Des trombes d’eau qui ont raviné <strong>le</strong> terrain, transformé la plaine<br />

en étendue de boue. Il s’est passé alors quelque chose d’étrange ; la plasticité de la<br />

glaise a enregistré <strong>le</strong>s vibrations des voix, des cris… ces sons se sont gravés dans <strong>le</strong><br />

sol comme dans la cire d’un microsillon. Quand la terre a séché, ils sont restés là,<br />

inscrits à jamais dans <strong>le</strong> paysage, et la nuit, quand <strong>le</strong> vent souff<strong>le</strong> selon une certaine<br />

orientation, il agit à la façon d’une aiguil<strong>le</strong> de phonographe parcourant la surface d’un<br />

disque. Il ressuscite ce qui s’y trouve gravé depuis <strong>le</strong> 6 avril 1862. Si vous tendez<br />

l’oreil<strong>le</strong>, vous entendrez galoper <strong>le</strong>s chevaux, gémir <strong>le</strong>s mourants abandonnés. C’est<br />

une expérience grandiose, un voyage dans <strong>le</strong> temps qui abolit <strong>le</strong>s sièc<strong>le</strong>s. Venez…<br />

J’ai pensé qu’il était dingue… ou qu’il se payait ma tête. Néanmoins, je l’ai suivi<br />

à travers la prairie. On n’y voyait goutte. J’avais peur de tomber au fond des<br />

innombrab<strong>le</strong>s fosses trouant <strong>le</strong> périmètre des fouil<strong>le</strong>s.<br />

- Écoutez ! Écoutez ! répétait Tobbey. Le vent se lève, ça va venir…<br />

Je me suis dit qu’on ne devait pas s’ennuyer aux côtés d’un homme comme ça.<br />

C’était <strong>le</strong> délire assuré dès <strong>le</strong> petit déjeuner, on ne risquait pas de pantouf<strong>le</strong>r !<br />

À la longue, pourtant, ça devenait peut-être fatigant, quoique…<br />

Machina<strong>le</strong>ment, j’ai tendu l’oreil<strong>le</strong>. À travers <strong>le</strong>s siff<strong>le</strong>ments de la bourrasque, il<br />

m’a semblé percevoir des plaintes lointaines. Je me suis ébrouée. J’étais en p<strong>le</strong>ine<br />

autosuggestion. J’ai fait un effort pour redescendre sur terre en pensant que c’était<br />

dommage, <strong>le</strong> moment avait quelque chose de magique ; beaucoup de femmes se<br />

seraient rongé la main droite pour être à ma place, en compagnie d’un milliardaire du<br />

pétro<strong>le</strong> à moitié zinzin. Puis je me suis rappelé qu’il était bourré d’amphétamines, ce<br />

qui pouvait expliquer sa conduite bizarre.<br />

D’un seul coup, il s’est calmé. S’approchant de moi, il m’a parlé en français. Il<br />

avait un accent atroce, mi-cajun mi-raton laveur, et j’ai eu un mal fou à <strong>le</strong><br />

comprendre.<br />

- Moi aussi je viens de France, a-t-il précisé, comme beaucoup de gens des<br />

États du Sud. Mes ancêtres étaient alsaciens, ils ont fui la Révolution. C’était <strong>le</strong>ur<br />

première guerre civi<strong>le</strong>. Ils ne savaient pas qu’une autre <strong>le</strong>s attendait, dans <strong>le</strong>ur pays<br />

d’accueil.<br />

J’ai failli soupirer Ach ! ya… Révoluzzion, grosse malheur… mais je me suis<br />

contentée d’opiner d’un hochement de tête. Il a commencé à discourir sur

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