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Je lui ai emboîté <strong>le</strong> pas, <strong>le</strong> souff<strong>le</strong> coupé et <strong>le</strong> rouge aux joues. C’était comme si<br />
ce salopard m’avait baissé la culotte en public. L’accusation de vol ne m’atteignait<br />
plus vraiment. J’en avais pris mon parti. Je m’étais résignée à ce que, jamais, on<br />
n’admette que j’étais innocente. L’affaire était sordide au demeurant. Deux ans<br />
auparavant, ma patronne, Madame Lucil<strong>le</strong> (née Sue El<strong>le</strong>n Prueflower), m’avait<br />
officiel<strong>le</strong>ment accusée d’avoir subtilisé une statuette de grande va<strong>le</strong>ur pour la<br />
remplacer par une copie. Il s’agissait d’un marbre d’une trentaine de centimètres,<br />
une Diane au bain, attribuée à un élève de Rodin mais portant la signature du maître,<br />
selon l’usage en vigueur à l’époque. Cette petite bonne femme aux cuisses<br />
ronde<strong>le</strong>ttes (qu’on taxerait aujourd’hui, en p<strong>le</strong>ine dictature pro-ana, de préobésité)<br />
valait une fortune. El<strong>le</strong> figurait au catalogue des objets dont je devais saupoudrer <strong>le</strong><br />
décor d’un luxueux penthouse de la Cinquième Avenue. Sa disparition m’envoya en<br />
prison. Un souvenir que je préfère zapper, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. La<br />
liberté sous caution me fut refusée sous prétexte que je pourrais fuir <strong>le</strong> pays en<br />
emportant mon butin. Tout ce que j’avais gagné depuis cinq ans passa dans <strong>le</strong>s<br />
poches de mon avocat, un rusé renard qui réussit à obtenir <strong>le</strong> non-lieu pour manque<br />
de preuves. Je me retrouvai libre mais ruinée, avec une réputation en miettes. C’était<br />
très exactement ce qu’avait souhaité Madame Lucil<strong>le</strong>. Je savais pertinemment<br />
qu’el<strong>le</strong> avait volé la statuette pour se débarrasser de moi. J’étais devenue trop<br />
connue. La jetset ne jurait plus que par Mickie Katz, la plus new-yorkaise des<br />
Frenchies. J’avais fini par faire de l’ombre à ma patronne, la réduisant au rô<strong>le</strong> de<br />
simp<strong>le</strong> comptab<strong>le</strong>. Avide de célébrité, Lucil<strong>le</strong> ne pouvait <strong>le</strong> tolérer. Par-dessus tout,<br />
el<strong>le</strong> craignait que j’ouvre ma propre boîte, emportant sa clientè<strong>le</strong>. Ces derniers<br />
temps, j’avais pris une tel<strong>le</strong> importance que mon travail assurait 60 % des rentrées<br />
de l’agence. En proie à une jalousie pathologique, la mère Lucil<strong>le</strong> avait préféré tuer la<br />
pou<strong>le</strong> aux œufs d’or plutôt que de se voir reléguée au second plan. Son arnaque<br />
avait fonctionné à merveil<strong>le</strong>. Flinguée, carbonisée, je ne trouvai d’emploi nul<strong>le</strong> part.<br />
La réapparition de la fameuse statuette expédiée anonymement à son<br />
propriétaire n’arrangea en rien <strong>le</strong>s choses. J’étais devenue suspecte.<br />
En fait, cette lamentab<strong>le</strong> péripétie m’avait réveillée à un moment où j’étais en<br />
train de prendre la grosse tête, el<strong>le</strong> avait donc eu un côté bénéfique. Pour me<br />
conso<strong>le</strong>r, je me répétais souvent, <strong>le</strong> soir, en attendant <strong>le</strong> sommeil, que ma disgrâce<br />
m’avait évité de devenir une seconde Madame Lucil<strong>le</strong>.<br />
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Un an après ma libération, Lucil<strong>le</strong> se jeta du<br />
haut de son balcon, c’est-à-dire du quinzième étage. El<strong>le</strong> n’avait laissé aucun<br />
message pour expliquer son geste. Par bonheur, son appartement était fermé de<br />
l’intérieur et, à l’heure du suicide, j’exerçais mon job de barmaid dans une boîte<br />
branchouil<strong>le</strong> de Miami Beach, en présence de centaines de témoins ; ce qui<br />
m’épargna <strong>le</strong>s soupçons de la police. N’empêche, son geste m’a toujours étonnée.<br />
Lucil<strong>le</strong> n’était pas du genre à subir la torture des remords. J’ai souvent pensé que<br />
quelqu’un lui avait réglé son compte. Mais qui ? Dans <strong>le</strong> petit monde de la jet set,<br />
une rumeur circula : j’avais fait liquider ma patronne. De simp<strong>le</strong> vo<strong>le</strong>use je devins<br />
une dangereuse criminel<strong>le</strong>, quelqu’un qui pouvait mettre un contrat sur votre tête si<br />
vous aviez <strong>le</strong> malheur de lui chercher noise. Il devint hors de question de<br />
m’approcher. Une sacrée tache sur mon CV, quoi !<br />
Je trottinais derrière Tobbey Zufrau-Clarkson dans l’herbe mouillée en direction<br />
d’une fosse autour de laquel<strong>le</strong> se pressaient une demi-douzaine de jeunes gens. La<br />
prairie, parsemée de trous, évoquait un cimetière dont on aurait violé <strong>le</strong>s sépultures.