Lire le livre - Bibliothèque

équipement obsolète qui ne faisait pas le poids devant celui des Nordistes composé
de matériel flambant neuf sortant des aciéries. D’emblée, le combat était inégal. Le
Sud ne s’était pas préparé à la guerre, il avait privilégié la douceur de vivre, les
plaisirs de l’instant. Conter fleurette à une belle pêche de Géorgie 9 en sirotant un
verre de Southern Comfort…
J’ai failli lui demander ce que les esclaves des plantations pensaient de sa
fameuse « douceur de vivre », mais je me suis mordu la langue.
- La guerre est née d’une illusion, a murmuré Tobbey, le regard scrutant la
plaine, comme s’il tentait de radiographier le sol pour y déceler la présence de restes
enfouis. Dans les deux clans, on sous-estimait l’adversaire, on s’imaginait que le
conflit serait court. Pas plus de trois mois, estimait-on. Une brève partie de bras de
fer. On n’avait nullement conscience qu’on se préparait au pire. Cela explique
l’enthousiasme et la joie avec lesquels on a accueilli l’annonce de la déclaration de
guerre. Dans toutes les villes du Sud, on a dansé, chanté. Les femmes étaient
déchaînées. Elles suppliaient leurs hommes de s’engager, d’aller casser du Yankee.
De vraies harpies avides de sang et de carnage. Elles portent en grande partie la
responsabilité de l’engagement massif des jeunes gens. Devant tant de fièvre, aucun
garçon ne pouvait plus envisager de demeurer à l’arrière. Les femmes en auraient
fait un paria. C’est de cette manière que s’est constituée une armée enthousiaste
mais dépourvue de la moindre formation militaire. Ces gars-là ignoraient tout du
maniement d’arme, de la stratégie. Aucun n’avait vu le feu. Leurs officiers étaient des
fils de bonne famille sans expérience, qui partaient en guerre accompagnés de leurs
esclaves, de leurs meubles, de leurs tableaux et de leur vaisselle fine, tout ça
entassé dans une charrette. Le soir, au campement, on discourait beaucoup en
buvant plus encore. On parlait d’envahir le Nord, de pendre Abraham Lincoln, cet
avocaillon ridicule qui bégayait ses discours. Le lendemain, on se levait à midi, avec
la gueule de bois en s’apercevant qu’on avait oublié de poster des sentinelles autour
du campement… Pendant longtemps, ces gandins ont vécu dans la plus belle des
illusions. Et puis, un jour, le réveil a sonné.
Il s’est tu. La bourrasque cinglait le tumulus au sommet duquel nous nous
tenions plantés. Je frissonnai, de froid et de nervosité.
Tobbey a poussé un soupir.
- Pas la peine de vous présenter, a-t-il grogné en changeant de ton. J’ai lu votre
dossier. Vous êtes une voleuse ayant échappé de justesse à la prison. Une
trafiquante d’objets d’art. Ça ne me gêne pas, ça prouve simplement que vous êtes
débrouillarde et décidée. On ne peut pas devenir riche en restant honnête, ça
n’existe pas. Toute grande fortune est basée sur un crime, a dit je ne sais plus qui…
Un conseil, toutefois, n’essayez pas avec moi. À ce petit jeu, je suis plus fort que
vous. J’ai plumé les Nordistes sans le moindre remords. Ce n’est que de la
récupération. Pendant la guerre civile, cette engeance de boutiquiers nous a saignés
à blanc, le temps de la revanche a sonné. Si vous respectez ma loi, nous serons
copains… et peut-être même davantage, car je sens que ça ne vous déplairait pas.
Dans le cas contraire, les choses iront mal pour vous. Je vous ai fait venir parce que
je ne sais pas combien de temps je vais rester coincé ici. Quinze jours ? Deux mois ?
Je ne repartirai qu’avec la dépouille de mon ancêtre… ou la tête tranchée. Je voulais
vous juger sur pied. À présent, venez, on m’attend sur le chantier.
9 - Georgia Peach. Archétype de la belle femme du Sud, épanouie, capricieuse et
indolente.