Lire le livre - Bibliothèque

tête arrachée mais que son corps est resté en selle, les pieds calés dans les étriers,
pendant deux minutes encore. C’est ainsi qu’il a galopé droit vers l’ennemi, le sabre
brandi, avant de basculer enfin sur le sol.
- Il y a eu des témoins ?
- Oui, Jackson Trueblue, son ordonnance. La description est tirée de son journal
de guerre.
« Allons bon ! Ai-je pensé, ne manquait plus que la légende du cavalier sans
tête ! »
J’avais beau ricaner intérieurement, j’étais troublée.
- Bien, ai-je lâché d’une voix lisse, je vois mieux les choses à présent. Mais
qu’essaye donc de faire Tobbey ?
- Vous ne comprenez donc pas ? S’est impatientée Evita. S’il ne retrouve pas la
dépouille du colonel avant d’assister en rêve à sa mort, il mourra lui aussi.
- Et pourquoi ça ?
- Parce que les trois autres blessures se sont inscrites dans sa chair. Tobbey ne
s’est pas contenté de les rêver. La douleur l’a réveillé. Et, chaque fois, quand il a
allumé sa lampe de chevet, il s’est rendu compte qu’il était couvert de sang. Des
plaies s’étaient ouvertes spontanément, sur son front, son flanc et sa cuisse. Il a fallu
l’emmener d’urgence à l’hôpital pour le recoudre et le transfuser. Ces blessures
étaient graves.
Je suis restée muette mais le mot stigmate voletait dans mon esprit. Tous les
psychiatres s’entendaient aujourd’hui pour admettre que l’hystérie pouvait engendrer
des plaies très réelles d’apparition spontanée. Tobbey Zufrau-Clarkson était-il assez
cinglé pour s’infliger lui-même de tels tourments ? Ça n’avait rien d’impossible.
- Et donc, ai-je complété, lorsqu’il rêvera de la dernière séquence…
- Il sera décapité, a murmuré Evita, les pupilles dilatées. Le seul moyen d’éviter
cela, c’est de retrouver les restes du colonel mort sans sépulture, et de les inhumer
avec tous les honneurs dus à son rang et à sa bravoure.
- Pourquoi ce fameux colonel a-t-il attendu si longtemps pour entrer en contact
avec l’un de ses descendants ? Me suis-je étonnée. Il aurait pu s’adresser au père
de Tobbey, ou à son grand-père…
- Il l’a peut-être fait, a sifflé Evita en me foudroyant du regard. On n’en sait rien.
Mais le père de Tobbey, Jonas, est bien mort décapité dans un accident de voiture.
C’est du moins la thèse officielle. Tobbey, lui, pense que son père était assailli par
les mêmes rêves, et qu’il a négligé l’avertissement qu’ils véhiculaient.
C’était imparable. La migraine commençait à me grignoter la cervelle. Pour me
donner une contenance, j’ai fini mon gobelet de café froid. Le réfectoire se vidait. De
toute évidence, on reprenait le travail.
- Je dois vous laisser, a bredouillé Evita. On a besoin de moi sur le terrain.
Profitez-en pour manger quelque chose, puis demandez à l’un des assistants de
vous conduire à ma tente. J’ai fait installer un deuxième lit de camp. Je suis désolée
mais nous devrons cohabiter jusqu’à la fin des opérations. J’espère que cela ne vous
sera pas trop désagréable, vous devez avoir l’habitude d’un confort moins sommaire.
J’ai pensé : « Pauvre cruche ! Si tu savais dans quels motels pourris j’ai passé
les deux dernières années… sans parler de la prison, bien sûr. »
Elle s’est éloignée en tortillant des fesses dans son treillis ajusté. Il était évident
qu’elle en pinçait pour son patron. Jadis, à New York, on m’avait infligé un spécialiste
du Feng-shui qui m’avait forcée à redessiner vingt fois mes plans, mais c’était la
première fois que je pédalerais en tandem avec une voyante extralucide. La
perspective de la « pyjama partie » ne m’enthousiasmait guère. Je n’ai jamais été fan