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Evita s’est emparée du pot de café pour remplir nos tasses. Ce n’était vraiment<br />
pas la peine, nous étions déjà assez énervées !<br />
- Pour lui, c’est une question de vie ou de mort, a déclaré mon interlocutrice. Il<br />
n’a pas <strong>le</strong> choix. L’esprit du colonel <strong>le</strong> harcè<strong>le</strong> depuis deux ans sous forme de<br />
cauchemars. Chaque nuit, Tobbey revit en rêve la batail<strong>le</strong> de Shiloh. Quarante-huit<br />
heures d’un combat épouvantab<strong>le</strong> qui fit 23 000 morts. Un corps à corps atroce, dans<br />
la boue, sous une pluie battante, mais dont <strong>le</strong>s Sudistes, pourtant inférieurs en<br />
nombre, sont sortis vainqueurs.<br />
C’était en partie faux. Mes <strong>le</strong>ctures m’avaient appris qu’il n’y avait eu, en réalité,<br />
ni gagnant ni perdant, et que <strong>le</strong>s armées en présence étaient de force éga<strong>le</strong>.<br />
Cependant, la presse du Sud avait su exploiter magnifiquement ce match nul et <strong>le</strong><br />
transformer en victoire triompha<strong>le</strong>, à tel point que <strong>le</strong>s Nordistes eux-mêmes avaient<br />
fini par se convaincre qu’ils avaient été vaincus ce jour-là ! Un bel exemp<strong>le</strong> de<br />
désinformation.<br />
- Tobbey voit la batail<strong>le</strong> se compléter en songe, peu à peu, comme un puzz<strong>le</strong>, a<br />
repris Evita. Quart d’heure par quart d’heure… C’est comme une sorte de feuil<strong>le</strong>ton<br />
onirique, si je puis m’exprimer ainsi. Les épisodes s’ajoutent <strong>le</strong>s uns aux autres, au fil<br />
du temps. Il perçoit <strong>le</strong>s événements à travers <strong>le</strong>s yeux du colonel. Il <strong>le</strong> voit s’équiper,<br />
mettre ses bottes, son chapeau, ceindre son sabre… ce genre de choses.<br />
- Une sorte de film en caméra subjective ?<br />
- Oui, on peut dire ça comme ça.<br />
Evita avait la respiration courte ; ses pommettes se coloraient. El<strong>le</strong> vivait ce<br />
qu’el<strong>le</strong> était en train de raconter.<br />
- Depuis deux ans, poursuivit-el<strong>le</strong>, de rêve en rêve, Tobbey progresse dans <strong>le</strong><br />
dérou<strong>le</strong>ment de la batail<strong>le</strong>. Un peu comme s’il visionnait une série télévisée. Les<br />
choses lui sont données de manière chronologique. Les conversations qu’il m’a<br />
rapportées sont d’une exactitude historique stupéfiante.<br />
J’ai failli l’interrompre pour mettre un bémol à son enthousiasme. Tobbey Zufrau-<br />
Clarkson avait dû lire depuis son ado<strong>le</strong>scence des centaines de bouquins sur la<br />
guerre de Sécession ! Il en savait sûrement autant, sinon davantage, que <strong>le</strong> plus<br />
pointu des historiens. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’il soit en mesure d’en<br />
rapporter mot pour mot <strong>le</strong>s propos tenus par tel ou tel protagoniste. Je jugeai plus<br />
diplomate de garder <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce. Evita paraissait si passionnée… Un peu de sueur<br />
luisait au-dessus de sa lèvre supérieure.<br />
- Et où en est-il arrivé aujourd’hui ? M’enquis-je. À quel moment de la batail<strong>le</strong> ?<br />
- Le colonel a déjà été b<strong>le</strong>ssé trois fois. À l’épau<strong>le</strong> droite, à la poitrine et à la<br />
cuisse gauche. Il est affaibli. Il a perdu beaucoup de sang. Néanmoins, il chevauche<br />
toujours à la tête de son détachement… ou du moins de ce qu’il en reste. À l’époque,<br />
<strong>le</strong>s officiers supérieurs ne restaient pas planqués à l’arrière, à étudier des cartes en<br />
fumant des cigares. Non, ils montraient l’exemp<strong>le</strong> en chargeant, sabre au clair. Ce<br />
qui explique <strong>le</strong> nombre important d’officiers tués au cours du conflit, et la vénération<br />
dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s tenaient <strong>le</strong>s soldats.<br />
La devinant repartie pour un nouvel exposé magistral, je la ramenai dans <strong>le</strong> droit<br />
chemin :<br />
- Il a donc encaissé sa troisième b<strong>le</strong>ssure, et ensuite ?<br />
- C’est là tout <strong>le</strong> problème. Si on se réfère aux minutes de la batail<strong>le</strong> rédigées par<br />
<strong>le</strong>s survivants, <strong>le</strong> colonel n’a plus alors qu’une trentaine de minutes à vivre. Il va être<br />
décapité par un éclat d’obus alors que, venant de Owl Creek, il bifurque devant<br />
l’église de Shiloh pour faire face aux troupes de Wallace et de Sherman devant<br />
<strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s Confédérés sont en train de recu<strong>le</strong>r. C’est à ce moment qu’il a eu la