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- Tobbey s’est porté acquéreur de cette parcelle qui, à l’origine, était convoitée
par des promoteurs immobiliers, m’expliqua Evita. Il a surenchéri jusqu’à ce qu’ils
s’avouent vaincus. Il tenait à ce que cette portion de terrain reste intacte.
- Il pense que son arrière-grand-père est tombé ici, c’est cela ? Risquai-je pour
ne pas avoir l’air trop nulle.
- Oui, mais lorsque vous serez avec Tobbey, ne vous exprimez pas d’une
manière aussi sceptique. Sachez qu’aucune de ses assertions ne peut être
contestée. Je vais essayer de vous mettre au niveau aussi rapidement que possible.
Je suppose que vous n’êtes pas spécialiste de la guerre de Sécession ?
- On peut dire ça comme ça. Je sais que le Nord et le Sud sont entrés en conflit
dès qu’il a été question d’abolir l’esclavage, mais c’est à peu près tout. Je ne vis aux
USA que depuis sept ans ; ma culture comporte des lacunes.
Nous étions arrivées aux abords d’un campement militaire. Evita arrêta le
Humvee près d’une tente aux allures de réfectoire. Je la suivis à l’intérieur. Elle
marcha jusqu’à la cuisine roulante et en rapporta un pot de café et deux tasses.
Nous nous installâmes à l’écart. Autour de nous, tout le monde était affublé de treillis.
On se serait cru à Biloxi 7 . Avec mon tailleur, mes escarpins et mon maquillage
smoky, j’avais l’air d’une chanteuse dépêchée par le Théâtre aux armées. Je me
sentais déplacée. Je n’avais pas besoin de tourner la tête pour savoir que les
regards masculins me radiographiaient, du soutien-gorge à l’élastique de la culotte.
Si on avait branché un détecteur de testostérone, il aurait explosé.
- Je dois vous expliquer deux ou trois choses nécessaires si vous voulez capter
la personnalité de Tobbey, murmura Evita en se penchant vers moi. Sa famille – la
branche Zufrau était en partie française, originaire d’Alsace… Personnellement, je ne
savais même pas que ça existait. Ils avaient émigré en Virginie pour échapper aux
révolutionnaires coupeurs de têtes. Pendant plusieurs générations, ils ont mené la
vie des riches sudistes. Immenses plantations, fêtes, bals, courses de chevaux. Le
Sud, à cette époque-là, était un état féodal. Avec ses seigneurs et ses esclaves. Les
maîtres cultivaient un certain art de vivre, une dolce vita où se mêlaient paresse et
distinction. Ils étaient souvent cultivés, musiciens, poètes. On tenait salon, les dames
jouaient du piano et chantaient… De ce point de vue, Autant en emporte le vent
donne une peinture assez vraie du milieu.
- Ça, je sais, coupai-je, un peu agacée d’être traitée en collégienne. Et pendant
qu’ils se la coulaient douce, les gens du Nord, eux, bossaient comme des brutes,
bâtissaient des usines, des filatures, développaient les réseaux routiers et
ferroviaires, bref, mettaient sur pied une nation moderne.
- Oui, admit Evita avec une légère réticence. Le Sud s’est laissé dépasser. Il se
contentait d’exploiter les champs de coton et d’expédier le produit des récoltes au
Nord, qui lui revendait à prix d’or tissus, vêtements et objets usuels. Le Nord est
devenu une puissante nation industrielle, tandis que le Sud demeurait une zone
agricole méprisant avec ostentation tout ce qui, de près ou de loin, se rattachait au
modernisme. Cela faisait partie de sa philosophie, les planteurs tenaient à rester des
gentilshommes campagnards.
- C’étaient surtout de fieffés prétentieux qui jouaient aux petits marquis, ricanaije.
J’ai lu qu’ils considéraient les États du Nord comme une nation de boutiquiers.
- Voilà où je voulais en venir, chuchota Evita. Tobbey a conservé quelque chose
de cette mentalité. Ne soyez pas surprise s’il vous traite de haut. Après tout, vous
venez de New York… Si vous n’étiez pas à demi Française, il n’aurait même pas
7 - Camp de formation de l’USMC.