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Champ de bataille à vendre
J’ai dû me taper trois heures d’embouteillage au milieu du smog pour rejoindre
l’aéroport privé où se trouvait l’hélicoptère qui devait m’emporter vers Shiloh, dans le
Tennessee.
D’emblée, j’ai été surprise. Mes années chez Madame Lucille m’avaient habituée
au luxe. Nos clients possédaient leur Learjet, qu’ils aménageaient bien sûr comme
un salon donnant sur la Cinquième Avenue. Rien n’était oublié, pas même les
coûteuses statuettes vissées sur les tables basses. L’hélicoptère de Tobbey Zufrau-
Clarkson, lui, sortait des surplus de l’armée. C’était un énorme appareil rébarbatif
auquel ne manquaient que les mitrailleuses latérales et le fuselage criblé d’impacts
de balles. Un pilote en treillis, ruminant un chewing-gum, m’accueillit par une parodie
de salut militaire. Il s’obstinait à me donner du « madame » avec la morgue d’un
marine s’adressant à une moins-que-rien de civile.
Il me fit grimper à l’arrière et asseoir sur un banc de tôle où il me sangla comme
un paquet. Après avoir demandé l’autorisation de décoller à la tour de contrôle, il
laissa chauffer le moteur. Le vacarme interdisait toute conversation. J’ai estimé que
je serais probablement sourde à la fin du voyage.
Vingt minutes plus tard, nous filions au-dessus des California Mountains.
Ce fut une épreuve. Et qui me parut interminable. J’essayai de tuer le temps en
cherchant de nouvelles idées et en bâtissant mentalement des argumentaires
successifs… et contradictoires.
La veille, j’avais consulté le Net pour glaner des informations sur Tobbey. J’avais
découvert qu’il était plutôt bel homme, dans la cinquantaine massive, chauve et viril.
Une espèce de Bruce Willis, la gouaille en moins, une étincelle de cruauté en plus.
Un horrible petit bouc le défigurait une « impériale », comme disaient les Français à
l’époque de Napoléon III, mais j’ai deviné qu’il s’agissait là d’un coup de chapeau aux
modes en usage durant la guerre civile. Il n’avait rien d’un homme rassurant. Il
impressionnait. On devait se sentir toute petite sous son regard, ça m’a agacée.
Je déteste être attirée sexuellement par un client, ça complique tout. Je n’y peux
rien : au fil du temps, j’ai découvert que je suis souvent excitée par les hommes qui
me font peur et risquent de m’entraîner dans un affrontement douloureux, tant affectif
que physique. Cela m’a conduite à privilégier les liaisons brèves, les rencontres sans
lendemain. J’ai toujours essayé de ne pas laisser trop de plumes dans ces histoires
de lit. Mais peut-être ma mère appliquait-elle la même stratégie ? J’ai souvent pensé
qu’il était difficile de trouver de l’intérêt à un homme au-delà de deux semaines. Vivre
avec un amant ou un mari est au-dessus de mes capacités. Excepté un enfant, je ne
m’imagine guère cohabitant avec quelqu’un. Je finirai probablement dans la peau
d’une mère célibataire racontant à son gosse que son papa est mort en héros, il y a
très, très, très longtemps.
L’hélico s’est posé à mi-parcours pour se ravitailler en carburant. Le pilote a
continué à m’ignorer. Il se donnait bien du mal pour paraître inaccessible. Le genre
« corps d’élite » qui ne s’abaisse pas à frayer avec de simples civils. Je me suis