Lire le livre - Bibliothèque

- Pourquoi cette mention Dortoir interdit ?
Devereaux a grimacé. Cela le vieillissait. D’un seul coup, il avait l’air d’une
momie à peine déballée.
- Une sale histoire, a-t-il soupiré. Mais je suppose que je dois vous la raconter. À
l’époque de la crise des missiles de Cuba, on a tenté une simulation. Trois cents
personnes des deux sexes ont été recrutées parmi le personnel de la base. Il
s’agissait d’étudier les effets de la claustration sur un groupe d’individus soumis à
une inactivité prolongée. Toutes les conditions de sécurité avaient été observées. Il y
avait des alarmes, des téléphones, un circuit de caméras de surveillance. En
principe, tout devait bien se passer. Ce n’était qu’une répétition, un jeu de rôles.
- Oui, mais ?
- On a fait descendre les apprentis survivants dans l’abri et on les y a bouclés à
double tour. Pas question pour eux d’ouvrir la porte pour prendre congé dès que
l’atmosphère deviendrait pesante. On leur a laissé croire qu’ils resteraient enfermés
six mois alors qu’en réalité on avait prévu de les libérer au bout de deux semaines.
- Et alors ?
- Alors on ne sait pas. Pendant une semaine, tout s’est déroulé sans anicroche,
et puis soudain les caméras de surveillance ont été sabotées, la ligne téléphonique
également. Les micros dissimulés dans le bunker restituaient un vacarme d’émeute,
des cris, des hurlements. Quand les militaires ont voulu déverrouiller le sas, ils n’ont
pas pu, la porte avait été soudée de l’intérieur ! Ils ont dû se résoudre à la faire
sauter. Dans le dortoir, tout le monde ou presque était mort. Les gens s’étaient entretués.
On ignore pourquoi. Sans doute une crise d’angoisse collective, de
claustrophobie, une bouffée de folie. Seules dix personnes ont survécu. Elles n’ont
jamais été capables de raconter ce qui s’était réellement passé. Dès qu’on les
interrogeait, elles sombraient dans l’hystérie. Cinq se sont suicidées dans l’année qui
a suivi. Les autres végètent encore en hôpital psychiatrique. Le dossier a été classé
For Your Eyes Only, le bunker désaffecté et son accès muré… jusqu’à ce que
Tobbey en fasse l’acquisition.
Je me suis abstenue de tout commentaire, digérant l’information. Cela me
rappelait les légendes horrifiques que Paddy ressassait dès que nous franchissions
le seuil du dépôt de meubles.
- Cela dit, lança Devereaux en étalant sur le bureau un plan d’architecte,
passons à l’aspect technique de l’opération, le seul qui nous intéresse vraiment. À
l’époque, les psychologues estimaient que l’espace vital minimum d’un individu ne
devait pas être inférieur à trente mètres carrés. L’abri ayant été conçu pour accueillir
trois cents survivants, cela nous met en présence d’un territoire d’environ un
kilomètre carré.
- C’est gigantesque, marmonnai-je. La famille de Tobbey est si grande que ça ?
- Bien sûr que non, fit Devereaux, agacé. Son épouse et ses filles, rien de plus.
Mais j’ai pensé que vous pourriez transformer cette caverne inhabitable en une
espèce de paysage artificiel, avec de la végétation, ce genre de choses… C’est
possible, non ?
- Oui, en installant des rampes électriques reproduisant la lumière du jour et en
sélectionnant des plantes peu gourmandes en UV.
- Formidable, s’exclama Devereaux en se frottant les mains. Vous allez cogiter
là-dessus et crayonner un projet préalable. Tobbey aime que les choses soient
menées tambour battant. L’un de ses hélicoptères viendra vous prendre demain
matin pour vous transporter sur le champ de fouilles.
- Le quoi ?