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- Pas du tout, Tobbey est convaincu d’être possédé par l’âme de son arrièregrand-père
tombé lors de la bataille de Shiloh qui fit 30 000 victimes en l’espace de
quarante-huit heures. Une boucherie effroyable.
- Il est donc cinglé ?
- Tous les grands hommes d’affaires le sont plus ou moins. Tobbey affirme qu’il
y a deux hommes en lui, et que, plus le temps passe, plus son ancêtre remonte à la
surface, prenant le dessus. C’est pour le calmer que Tobbey a construit ce camp
d’entraînement et forme des vagabonds aux techniques de guérilla urbaine.
- Les services secrets ne font rien pour l’en empêcher ?
- Non, Tobbey a contribué à la réélection de nombreux hommes politiques du
Sud, en Virginie, en Caroline. Ces gens-là sont ses débiteurs, ils le protègent.
Officiellement, le camp a le statut de société historique à but non lucratif. C’est un
parc à thème qui ouvrira ses portes au public à une date non encore précisée. On y
rejouera les grandes batailles de la guerre civile pour l’instruction des masses. C’est
donc un projet pédagogique qui mérite d’être encouragé, mais qui, à mon avis, ne
verra jamais le jour. Bref, ce n’est qu’un écran de fumée destiné à masquer les
véritables activités de ses occupants.
Je me suis agitée sur mon siège.
- Quel sera mon rôle là-dedans ? Ai-je soupiré.
- Tobbey a fait l’acquisition d’un terrain militaire désaffecté. Une ancienne piste
d’envol d’où, pendant les années soixante, les bombardiers du Strategic Air
Command étaient censés décoller pour pilonner l’URSS. Le désert californien est
truffé de bases abandonnées du même genre. Des PC secrets, d’où l’on devait
déclencher le feu nucléaire, des silos à missiles. Tous ont été désarmés et vendus
pour une bouchée de pain à qui souhaitait s’en rendre propriétaire. Ces bâtiments
étaient devenus obsolètes, inutiles et trop lourds à entretenir.
- Je vais devoir redécorer une base de l’Air Force en ruine ?
- Pas exactement, non. Tobbey s’intéresse surtout au sous-sol, aux structures
enterrées. Il y a là, sous la piste, un bunker gigantesque conçu pour accueillir
plusieurs centaines de survivants. À l’origine, il s’agissait de créer une arche de Noé.
Une cachette à l’épreuve des radiations où un noyau de population soigneusement
sélectionné tenterait de survivre à l’holocauste nucléaire. Disons qu’on avait organisé
un dortoir géant. On était à l’aube des années soixante, on avait encore des idées
assez naïves sur la fin du monde. On s’imaginait qu’avec une bonne provision de
conserves, de romans populaires, de bandes dessinées et de feuilletons télévisés,
les survivants supporteraient sans trop de désagrément les cinquante-six années
nécessaires à la chute du taux de radiations.
- Et c’est ce petit paradis que Tobbey Zufrau-Clarkson a acheté ?
- Oui, il compte également en faire une arche de Noé pour survivants de
l’Apocalypse. J’ai cru comprendre qu’il voulait y abriter sa famille au cas où les
choses tourneraient mal, ce qui, selon lui, est inévitable à brève échéance. Votre
mission consistera à réussir là où les architectes de l’USAF ont échoué. Vous devrez
coûte que coûte transformer cette caverne bétonnée en un lieu de rêve où l’on
pourra vivre enfermé sans perdre la boule. C’est bien sûr un défi. Vous sentez-vous
capable de le relever ? Nous sommes des agents immobiliers au sens large du
terme. Nous ne nous contentons pas de vendre moyennant commission, nous
acceptons également les travaux de réaménagement, pourvu qu’ils soient
d’importance.
Je savais qu’il ne me disait pas tout. Il y avait autre chose. Une ombre au
tableau. J’ai pointé l’index en direction du dossier violet et j’ai demandé :