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J’ignorais comment Sarah Jane avait fini par découvrir l’entrée de l’œuf de
plomb mais j’avais la certitude qu’elle y avait trouvé asile. Peut-être, à force
d’éplucher les fascicules entassés sur les étagères de l’infirmerie, ou la paperasse
amassée par Tobbey, avait-elle découvert le secret du « refuge à l’intérieur du
refuge », comme disait si bien Ursharft ? Quoi qu’il en soit, elle n’en avait soufflé mot
à personne. Avait-elle même osé y descendre avant la nuit du crime ? Ce n’était pas
certain. Elle avait dû jouer avec cette éventualité comme certains adolescents
caressent interminablement des rêves de suicide, sans jamais passer à l’acte. Ce
formidable secret l’avait aidée à supporter les exigences familiales, les délires de son
père. Je l’imaginais très bien se disant : « S’ils m’emmerdent trop, je me cacherai
dans l’œuf de plomb, et ils ne me retrouveront jamais ! »
C’est ce qu’elle avait fait, finalement, mais qu’y avait-elle découvert ?
Retenant mon souffle, j’ai pianoté le signal convenu sur le bouton blanc. Save
Our Souls… Un message mythique, démodé, que plus personne n’utilise aujourd’hui.
Mes semelles ont capté une vibration souterraine et le caillebotis recouvrant le sol
s’est entrouvert, découvrant un escalier en béton. « Une minute », avait dit Ursharft,
il ne s’agissait pas de lambiner. Je me suis engagée dans l’ouverture. J’avais à peine
parcouru la moitié des marches que la trappe se refermait au-dessus de ma tête. J’ai
tenté de juguler la panique qui s’emparait de moi. Je me trouvais au seuil d’un couloir
bétonné qu’éclairaient des ampoules prisonnières de boîtes grillagées. La plupart
avaient sauté, si bien que la galerie était inégalement éclairée. Cela n’avait rien de
rassurant. L’atmosphère confinée rappelait celle d’un grenier. Même odeur d’air vicié,
de vieux tissu, de poussière. J’ai fini par déboucher dans une salle de réunion aux
parois tapissées de matériel vétuste. Écrans vidéo, magnétophones, téléphones,
micros, tout avait l’air d’avoir été exhumé du musée des Télécommunications. Un
coin salon avait été aménagé. Divans, table basse, fauteuils. Sur les étagères,
s’entassaient des centaines de romans et de pochettes de disques. Des vinyles des
années soixante, à l’état neuf. Je connaissais des collectionneurs qui auraient
prostitué leur femme et leur fille pour les acheter. Tous les grands succès de
l’époque étaient là, exempts de la moindre rayure. Frank Sinatra, Dean Martin,
Sammy Davis Jr. Le « rats pack » 31 dans toute sa gloire. Sur l’étagère « romans »,
j’ai entrevu les volumes de la série des James Bond et les polars de James Hadley
Chase. Les westerns de Louis L’Amour. Des bouquins de guerre également. Des
mémoires de généraux. Des traités de stratégie. Une véritable caverne d’Ali Baba
pour un sociologue. Sur la table basse, des revues s’entassaient, impeccablement
empilées. Leurs couleurs avaient fané. J’ai eu l’impression de débarquer d’une
machine à voyager dans le temps au rayon ameublement d’un grand magasin du
Midwest, à l’époque de la crise des missiles de Cuba. J’ai fait le tour de la rotonde
sans relever la moindre trace de présence humaine. Deux couloirs s’ouvraient de
part et d’autre du salon. Celui de gauche menait aux cuisines et aux réserves
alimentaires. J’ai cédé au vertige en découvrant des milliers de boîtes de conserve
érigées en pyramide, toutes périmées depuis cinquante ans. Certaines, sous l’effet
d’une fermentation interne, avaient explosé, projetant aux alentours des figures
grumeleuses et abstraites qu’un galeriste de L.A. aurait probablement vendues à prix
d’or. Revenant sur mes pas, j’ai exploré le second corridor qui conduisait
successivement aux quartiers d’habitation, à l’armurerie et à l’infirmerie. Dans une
rotonde, des scaphandres antiradiations attendaient, suspendus à des portants. Les
31 - Surnom donné par les journalistes à la bande d’amis du chanteur Frank Sinatra,
en raison de sa réputation prétendue douteuse.