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pachydermes africains, trop agressifs, on <strong>le</strong>ur avait collé de grandes oreil<strong>le</strong>s<br />
découpées dans du carton. Quand <strong>le</strong>s bestio<strong>le</strong>s galopaient, <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s, trop légères,<br />
se sou<strong>le</strong>vaient dans <strong>le</strong> vent. On aurait dit qu’une armée de clones de Mickey Mouse<br />
se ruait vers la caméra. Personne n’y a trouvé à redire. En ce temps-là, on aimait <strong>le</strong>s<br />
choses simp<strong>le</strong>s.<br />
Quand <strong>le</strong> pick-up s’arrêta devant <strong>le</strong> hangar, j’eus un frisson. L’endroit me parut<br />
sinistre, comme c’est souvent <strong>le</strong> cas dans <strong>le</strong>s canyons dédaignés par l’urbanisation<br />
et hantés par <strong>le</strong>s coyotes. Une clôture de barbelés é<strong>le</strong>ctrifiés défendait <strong>le</strong> périmètre.<br />
La bâtisse était énorme, sans fenêtre, bétonnée façon silo de missi<strong>le</strong>s nucléaires solsol.<br />
- Les grands magasins du crime, ricana Paddy en déverrouillant <strong>le</strong> système de<br />
sécurité. Le bazar sanglant. Dans chaque placard, un sque<strong>le</strong>tte.<br />
Il avait adopté un ton de bonimenteur de foire qui ne m’amusait pas.<br />
Quand il eut abaissé la manette du générateur, la lumière jaillit des projecteurs<br />
suspendus aux poutrel<strong>le</strong>s, éclairant d’une manière théâtra<strong>le</strong> un invraisemblab<strong>le</strong><br />
chaos de meub<strong>le</strong>s entassés en dépit du bon sens. J’eus un mouvement de recul.<br />
Cette profusion avait quelque chose de menaçant. El<strong>le</strong> évoquait l’empi<strong>le</strong>ment<br />
funéraire des tombes pharaoniques, <strong>le</strong> déménagement vers l’au-delà de quelque<br />
empereur honni dont on aurait vidé <strong>le</strong> palais en hâte. Canapés, armoires, divans,<br />
secrétaires, bars, tab<strong>le</strong>s, chaises, fauteuils semblaient regroupés tel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s cohortes<br />
d’une armée s’apprêtant à monter à l’assaut. Les éclairages projetaient sur cette<br />
Sargasses des ombres fantastiques aux contours anthropomorphes qui n’avaient<br />
rien de rassurant. Les fauteuils avaient l’air de goril<strong>le</strong>s avançant au coude à coude, la<br />
tête rentrée dans <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />
- Impressionnant, hein ? lança Paddy. On dirait qu’un géant a pris <strong>le</strong>s magasins<br />
Bloomingda<strong>le</strong>’s entre ses pognes pour <strong>le</strong>s secouer comme un cornet à dés. Quand il<br />
a reposé <strong>le</strong>s bâtiments sur <strong>le</strong> sol, ça a donné ça. Un sacré foutoir.<br />
Rassemblant mon courage, je me suis avancée dans la travée centra<strong>le</strong>.<br />
- Faut faire gaffe, a grogné mon guide. C’est instab<strong>le</strong>. Une avalanche pourrait se<br />
produire. Vous vou<strong>le</strong>z pas finir écrasée sous une dizaine d’armoires en ébène<br />
massif, je suppose ?<br />
Il n’exagérait pas. On avait empilé <strong>le</strong>s meub<strong>le</strong>s sans tenir compte des règ<strong>le</strong>s de<br />
sécurité, et cela finissait par constituer une imbrication inferna<strong>le</strong> où la moindre<br />
tentative de récupération prendrait des allures d’exhumation archéologique.<br />
Au premier coup d’œil, j’ai constaté qu’il s’agissait d’un mobilier de grande<br />
va<strong>le</strong>ur. Des meub<strong>le</strong>s signés. Certains de mauvais goût, mais d’autres exquis, de<br />
facture ancienne, probab<strong>le</strong>ment importés de France. Le butin d’un manoir cambriolé,<br />
ai-je pensé.<br />
- Le patron ne plaisantait pas, a marmonné Paddy. C’est rupin, hein ? Ça<br />
provient d’appartements ou de maisons ayant appartenu à des mecs friqués. Mais<br />
attention, y a du sang sur chacun d’eux. Du sang et de la cervel<strong>le</strong>. Ou même pire.<br />
Vous voyez cette commode Louis XIV là-haut ? El<strong>le</strong> a contenu une femme coupée<br />
en morceaux. Une main dans <strong>le</strong> tiroir de gauche, une autre dans celui de droite, et<br />
ainsi de suite… Pas faci<strong>le</strong> à récurer. Et cette armoire, là. Il paraît qu’el<strong>le</strong> date du<br />
XII e sièc<strong>le</strong> et qu’el<strong>le</strong> vient d’un château français. Eh bien, un producteur cinglé y avait<br />
rangé <strong>le</strong>s cadavres de sa femme et de ses trois gosses après <strong>le</strong>ur avoir fait sauter la<br />
tête au Shotgun. C’est du matos qui vaut potentiel<strong>le</strong>ment une fortune, mais dont<br />
personne ne veut. Aucun produit au monde ne peut en<strong>le</strong>ver <strong>le</strong>s taches de sang<br />
imprégnées dans <strong>le</strong> bois, on peut juste tenter de <strong>le</strong>s dissimu<strong>le</strong>r avec de la peinture<br />
ou du vernis.