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Je n’avais nulle envie de l’entendre délirer ainsi jusqu’au crépuscule, j’ai jugé
préférable de brusquer les choses.
- J’ai vu Scallia, le dernier survivant de l’expérience, ai-je lancé. Il ne sait
toujours pas ce qui lui est arrivé.
Leo Ursharft m’a jeté un nouveau coup d’œil perçant.
- Vous n’êtes pas journaliste, ni historienne. Vous n’exercez aucune de ces
pseudo-professions, a-t-il grogné. Vous n’agissez pas par curiosité, vous êtes
impliquée dans cette affaire, je le sens. Si vos motivations sont honorables, je
parlerai.
Il me tendait une perche, alors j’ai tout raconté : Tobbey, le bunker, la disparition
de Sarah Jane. Il a écouté sans broncher, c’est à peine s’il clignait des paupières de
temps à autre. Quand j’ai eu terminé, il a pris le temps de réfléchir, puis s’est mis à
monologuer, d’une voix égale et froide :
- C’était une autre époque, la paranoïa avait gagné les esprits. On était
réellement convaincus que l’URSS allait lâcher sur nous ses missiles à partir de
Cuba. Le reste, l’apocalypse qui suivrait, ne serait qu’une question de minutes. Au
Grand État-major, quelqu’un a émis l’idée qu’il serait peut-être temps de réfléchir
sérieusement à un programme de survie. Vous savez désormais de quoi il s’agissait.
L’objectif était de créer à travers le territoire des États-Unis des cellules souterraines
équipées pour abriter des survivants sélectionnés. Des arches, si vous préférez.
C’était techniquement envisageable, mais la grande inconnue restait le
comportement des sujets, hommes et femmes, qu’on emmurerait vivants, et à qui
incomberait la lourde responsabilité de perpétrer la race humaine. Il fallait envisager
une incarcération de cinquante ans, ce qui signifiait que la plupart d’entre eux
seraient morts avant que la surface de la planète ne soit redevenue habitable. Tout
reposerait donc sur les enfants nés à l’intérieur de l’abri durant la claustration. Des
groupes d’étude se sont formés. Les psychologues avançaient que l’expérience avait
peu de chance de réussir. Selon eux, des conflits meurtriers ne manqueraient pas
d’éclater à brève échéance. On assisterait à une régression, au retour de
comportements primitifs. Des sociétés de type tribal verraient le jour. Les enfants des
premiers survivants seraient plus proches de l’homme des cavernes que du citadin
des années soixante. On se perdait en conjectures, en débats stériles. Vous
connaissez les intellectuels, la polémique est pour eux une drogue, ils peuvent
discuter sans relâche des mois durant pour n’aboutir à aucune conclusion. Les
militaires ont commencé à s’impatienter. Ils voulaient des résultats quantifiables, la
situation mondiale s’aggravait de jour en jour, une crise majeure pouvait éclater
n’importe quand. On a donc décidé de lancer un programme de simulation. Pour ce
faire, on a recruté des volontaires, en prenant soin de choisir des individus mâles et
femelles sans aucune attache extérieure. Il avait été prévu qu’en cas de problème,
les décès éventuels seraient décrétés accidentels. On évoquerait le crash d’un
transport de troupes. On jouait les apprentis sorciers, on n’avait aucune idée de ce
qui allait se produire.
- Scallia m’a donné sa version des événements, ai-je murmuré. Ce qui
m’intéresse, c’est ce qui s’est passé.
Leo Ursharft s’est tassé entre les accoudoirs de son fauteuil roulant. D’un seul
coup, il s’est dépouillé de sa morgue et a paru moins sûr de lui.
- Je sais que les SS, au procès de Nuremberg, ont souvent eu recours à ce
système de défense, a-t-il soupiré, mais je n’étais qu’un exécutant. Un jeune
ingénieur frais émoulu de l’école de l’Air. Sans l’influence de mon père, général à la
retraite, je n’aurais jamais obtenu ce poste de haute responsabilité. Mais je ne suis