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Lire le livre - Bibliothèque

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avoir frappé à une porte, il m’a laissée en compagnie d’un très vieil homme installé<br />

dans un fauteuil roulant. Malgré son âge, Leo Ursharft n’avait rien d’une épave.<br />

Derrière d’énormes lunettes, ses yeux étaient scrutateurs, en a<strong>le</strong>rte. J’ai tout de suite<br />

compris qu’à la différence de Scallia, sa tuyauterie menta<strong>le</strong> était en parfait état. Une<br />

grosse bib<strong>le</strong> trônait sur un guéridon ainsi qu’une pi<strong>le</strong> de publications religieuses.<br />

Watch Tower et compagnie. L’homme semblait corseté, prêt à se battre.<br />

Bizarrement, j’ai eu l’impression qu’il attendait ma visite depuis des lustres, et même<br />

qu’il s’y était préparé, comme pour une ordalie.<br />

- Asseyez-vous, a-t-il lâché d’une voix sèche, une fois l’infirmier parti. Je savais<br />

que quelqu’un viendrait un jour. C’était inévitab<strong>le</strong>. J’imaginais que ce serait un<br />

homme. Une sorte de pasteur vêtu de noir. Dans mes rêves, je <strong>le</strong> voyais habillé en<br />

puritain de la Nouvel<strong>le</strong>-Ang<strong>le</strong>terre. Le chapeau conique, <strong>le</strong> rabat… vous savez ?<br />

Non, bien sûr, Les Sorcières de Sa<strong>le</strong>m, La Lettre écarlate, ce n’est pas de votre<br />

génération.<br />

Je me suis assise en face de lui. Il portait des vêtements démodés mais cousus<br />

par un bon tail<strong>le</strong>ur.<br />

- Comme vous pouvez <strong>le</strong> constater, a-t-il déclaré avec une ironie teintée<br />

d’amertume, je n’ai pas cherché à fuir. J’aurais pu m’exi<strong>le</strong>r dans un autre État, me<br />

dissimu<strong>le</strong>r sous un faux nom, mais j’ai préféré assumer l’entière responsabilité de<br />

mes actes.<br />

J’ai eu l’intuition qu’il récitait un texte mil<strong>le</strong> fois répété. Depuis combien d’années<br />

était-il assis dans ce fauteuil, face à la porte de sa chambre, à attendre qu’on vienne<br />

lui réclamer des comptes ?<br />

- Je vous <strong>le</strong> dis tout de suite, a-t-il continué, je ne crains pas la justice des<br />

hommes. Je bénéficie de hautes protections. Mon dossier est classé « secretdéfense<br />

», la police ne peut y accéder. Si je voulais, je n’aurais qu’à décrocher ce<br />

téléphone, à former un certain numéro, et des hommes en costume noir viendraient<br />

aussitôt vous chercher pour vous emmener je ne sais où, en un lieu d’où vous ne<br />

ressortiriez jamais. Mais je ne <strong>le</strong> ferai pas. Non. Si je ne croyais pas en Dieu, je me<br />

serais depuis longtemps suicidé. En un sens, ma punition a été d’être croyant. Ma foi<br />

m’a empêché d’abréger la torture des remords.<br />

Il parlait comme un criminel de guerre démasqué au terme d’une longue traque.<br />

Pour la première fois, j’ai pris conscience que je touchais à quelque chose d’interdit<br />

et de dangereux. Ce vieillard n’était pas en fuite, loin de là. Une puissance occulte<br />

veillait sur lui. Il faisait partie des initiés, de ceux à qui il a été donné de contemp<strong>le</strong>r <strong>le</strong><br />

cœur noir du pouvoir absolu. Il disait vrai, il pouvait m’anéantir d’un simp<strong>le</strong> coup de<br />

fil. À sa demande, un service parallè<strong>le</strong> inconnu du grand public viendrait me retirer<br />

de la circulation, et je finirais mes jours dans un asi<strong>le</strong> psychiatrique, internée avec<br />

l’étiquette « patiente psychotique souffrant de mythomanie galopante ». Le<br />

picotement de la peur m’a agacé la nuque et la paume des mains.<br />

- C’est arrivé il y a longtemps, ai-je fait en espérant que ma voix ne chevrotait<br />

pas.<br />

- Moi, j’ai l’impression que c’était hier, a-t-il répondu. J’y repense toutes <strong>le</strong>s nuits.<br />

Les images me hantent. À mon âge, on dort très peu, et c’est une bénédiction.<br />

Quand j’étais plus jeune, mon sommeil était peuplé de cauchemars. À une époque<br />

de ma vie, j’ai pris beaucoup d’excitants pour éviter de dormir. Cela m’a pas mal<br />

délabré. J’espérais mourir d’une crise cardiaque, mais cela m’a été refusé. Pourquoi<br />

<strong>le</strong>s bourreaux meurent-ils souvent très vieux ? Dieu veut-Il <strong>le</strong>ur laisser <strong>le</strong> temps de se<br />

repentir ?

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