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Lire le livre - Bibliothèque

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J’ai commencé à déprimer. Être enfermé comme ça, c’était pénib<strong>le</strong>. Une rumeur a<br />

bientôt circulé. Il ne s’agissait pas d’un exercice. On nous cachait la vérité. En réalité,<br />

<strong>le</strong>s Russkofs avaient balancé des bombes atomiques sur New York, Atlanta, Los<br />

Ange<strong>le</strong>s… L’Amérique était à feu et à sang, et il ne restait plus que quelques milliers<br />

de survivants qui, comme nous, étaient enfermés dans un bunker. Les copains ont<br />

décidé de former un comité. J’ai été désigné pour al<strong>le</strong>r trouver <strong>le</strong>s officiers et exiger<br />

d’eux une explication franche. J’étais dans mes petits souliers. Bien évidemment,<br />

comme il fallait s’y attendre, ils ont campé sur <strong>le</strong>urs positions : il s’agissait d’une<br />

simulation, rien d’autre. Les rumeurs étaient sans fondement mais, à la manière dont<br />

ils disaient ça, on pouvait se poser des questions. J’ai eu l’impression qu’ils<br />

devenaient nerveux.<br />

Scallia débitait <strong>le</strong>s mots sur un rythme de plus en plus précipité tandis que son<br />

visage s’empourprait. Ses gestes étaient si saccadés qu’il ressemblait à un chef<br />

d’orchestre pris de folie battant la mesure pour un orchestre fantôme. J’ai craint que<br />

cette agitation ne provoque l’intervention des infirmières.<br />

J’ai regardé <strong>le</strong> vieil homme. En dépit de sa déchéance physique, je ne parvenais<br />

pas à <strong>le</strong> trouver sympathique. Mon instinct me soufflait que, dans sa jeunesse, il<br />

avait dû se comporter en parfait salopard. À plusieurs reprises, je l’avais surpris à<br />

lorgner dans mon décol<strong>le</strong>té.<br />

Il a commencé à perdre <strong>le</strong> fil de son récit, à radoter. J’ai hésité à intervenir.<br />

Pendant dix minutes, il a bredouillé des mots sans suite, des bribes de monologue<br />

comme s’il s’adressait à des compagnons invisib<strong>le</strong>s, puis il s’est calmé.<br />

- On ne pensait plus à draguer, a-t-il chuchoté. On regardait <strong>le</strong> bunker d’une<br />

autre façon. D’un seul coup, il ne s’agissait plus d’une perm, on était bel et bien<br />

emprisonnés, et pour un sacré bout de temps. Ça nous a détruit <strong>le</strong> moral. Ceux qui<br />

avaient pris la peine de potasser <strong>le</strong> manuel des consignes en cas de guerre<br />

atomique nous ont révélé que <strong>le</strong>s radiations ne disparaîtraient pas avant cinquante<br />

ans, et qu’on serait tous des vieillards quand l’air redeviendrait respirab<strong>le</strong>. C’était<br />

comme si je venais d’être condamné à la perpétuité, à Sing Sing ou à Alcatraz. Plus<br />

jamais je ne rou<strong>le</strong>rais en Chrys<strong>le</strong>r décapotab<strong>le</strong> sur la route 66, l’autoradio à fond et<br />

braillant du Elvis… La sueur froide m’a recouvert de la tête aux pieds. J’ai bien cru<br />

que j’allais tomber dans <strong>le</strong>s pommes comme une fil<strong>le</strong>tte. En discutant, on a fini par<br />

découvrir qu’on était tous orphelins. Aucune famil<strong>le</strong> à l’extérieur, ni femme ni mômes.<br />

Rien que des célibataires sans attaches. « T’as pas encore compris, m’a dit un<br />

copain en rigolant, on est dans un haras, comme des chevaux. On est là pour la<br />

reproduction, et toutes ces chouettes gonzesses sont nos pouliches ! C’est nous<br />

qu’on va fabriquer la nouvel<strong>le</strong> humanité ! » On s’est forcés à rire, mais on avait<br />

l’estomac serré et <strong>le</strong>s couil<strong>le</strong>s comme des noisettes.<br />

Il s’est tu, brusquement, et son regard est redevenu vague. Pendant deux<br />

minutes, il n’a rien dit. Pour me donner une contenance, au cas où l’un des membres<br />

du personnel soignant m’aurait observée, j’ai fait semblant de prendre des notes sur<br />

un carnet. Fina<strong>le</strong>ment, j’ai murmuré :<br />

- Et après ? Que s’est-il passé ?<br />

Il a sursauté. De retour chez <strong>le</strong>s vivants, il m’a dévisagée d’un air hagard.<br />

- Rouge… a-t-il ha<strong>le</strong>té.<br />

- Quoi ?<br />

- Tout est devenu rouge. Je ne sais plus. J’ai un goût salé dans la bouche… tout<br />

est gluant autour de moi. Il y a beaucoup de cris, de bousculades… Tout est rouge,<br />

<strong>le</strong> sol, <strong>le</strong>s murs… Je ne sais pas ce qui est en train d’arriver. Je vois… je vois des

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