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Anthony Scallia, quatre-vingt-deux ans, interné à Pescadero pour psychose
hallucinatoire incurable, et Leo Ursharft, quatre-vingt-huit ans, installé à la maison de
retraite Le Royaume Fleuri, à Santa Monica.
Le premier était l’un des rares survivants du carnage, le second avait travaillé à
la construction du bunker.
Je me suis mise en route sans perdre une minute. Mon objectif était limpide, il
fallait à tout prix que l’un ou l’autre de ces vieillards m’explique comment on accédait
à l’œuf de plomb.
Pendant le voyage, j’ai prié pour que ni l’un ni l’autre ne soit devenu gâteux.
Même la folie de Scallia pouvait m’apprendre quelque chose. Tout était affaire
d’interprétation.
Au cas où le personnel hospitalier ferait des difficultés pour me laisser rencontrer
ces témoins, je m’étais munie de cartes de visite volées au cabinet Stanley-Mitchell.
Elles portaient le nom de l’assistante préférée de Silas. Si l’on me posait des
questions, je prétendrais effectuer des recherches en vue d’un héritage. L’argent qui
tombe du ciel rassure toujours.
J’ai commencé par Pescadero. Scallia n’étant plus considéré comme dangereux,
on n’a pas tenté de me refouler. Une infirmière obèse m’a guidée à travers les allées
d’un jardin, vers un banc où se tenait recroquevillé un vieillard chauve, d’une
inimaginable maigreur.
- Je ne sais pas si vous parviendrez à établir le contact, a lâché la grosse femme
avant de s’éloigner. Il est sujet à des absences de plus en plus longues. Il est resté
des années durant sous camisole chimique. Il voulait se mutiler. Il a même essayé
de se manger la main droite. Depuis dix ans, il est calme, mais il ne parle plus
beaucoup. Enfin, bonne chance ! Hériter d’une fortune à son âge, c’est tout de même
un drôle de truc. Il y a tant de gens plus jeunes qui en auraient besoin.
Je me suis assise à côté du vieil homme. Il n’a pas eu l’air de remarquer ma
présence, alors j’ai commencé à monologuer doucement ; à lui parler de l’aérodrome
abandonné, de l’abri, de l’expérience… D’après son dossier, je savais qu’il avait été
sélectionné sur une liste regroupant des célibataires sans famille ni attaches
sentimentales sérieuses. À l’époque, il travaillait à la base en tant qu’aidemécanicien
de seconde classe. C’était un militaire sans grade, un obscur technicien
que l’appât d’une prime et d’une permission exceptionnelle avait poussé à se porter
volontaire pour ce que les officiers présentaient alors comme une simulation destinée
à tester la résistance psychologique du personnel en situation de crise. Un
entraînement parmi tant d’autres. En tant que soldat, Scallia avait l’habitude des
exercices, surtout en cette période troublée d’apocalypse imminente. Alors un de
plus, un de moins…
Le vieillard est peu à peu sorti de son hébétude. Au fur et à mesure que les
souvenirs remontaient à la surface, son regard reprenait vie. Brusquement, il s’est
mis à parler d’une voix éraillée… je serais presque tentée de dire rouillée, tant elle
évoquait à mes oreilles le bruit d’un rouage pétrifié par l’oxydation et qui se remet en
marche.
- Le dortoir… Oui, oui… On y est surtout allés pour les nanas…, a-t-il soudain
caqueté avec un rire asthmatique. On nous avait dit que la sélection serait mixte, et
qu’on se retrouverait isolés dans un bunker en compagnie de jeunes femmes… Des
WAC 29 célibataires. Avec les copains, on a vu là une occasion de rigoler. Des
29 - WAC (women’s army corps) : Auxiliaires féminines de l’armée.