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Lire le livre - Bibliothèque

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Paradis inhabitab<strong>le</strong>s<br />

La première fois que j’ai poussé la porte de l’Agence 13, j’ai eu l’impression de<br />

passer de l’autre côté du miroir, comme Alice au pays des merveil<strong>le</strong>s, sauf que dans<br />

mon cas, <strong>le</strong> <strong>livre</strong> aurait plutôt dû s’intitu<strong>le</strong>r Mickie aux pays des cauchemars. À<br />

l’époque, je ne <strong>le</strong> savais pas, je croyais encore avoir touché <strong>le</strong> fond de la piscine, <strong>le</strong>s<br />

deux pieds coulés dans un bloc de ciment, comme <strong>le</strong>s témoins gênants, jadis. J’étais<br />

persuadée qu’il ne pourrait rien m’arriver de pire. Je me trompais. Je n’avais aucune<br />

idée de ce qui m’attendait.<br />

Le pire aujourd’hui, si c’était à refaire, c’est que, sachant ce que je sais, je ne<br />

suis pas certaine que je refuserais. Et cela me fait peur.<br />

Je me nomme Michel<strong>le</strong> Annabella Katz. J’ai vingt-neuf ans. À mon grand<br />

désespoir, depuis mon arrivée aux USA, tout <strong>le</strong> monde m’appel<strong>le</strong> Mickie. Pendant<br />

cinq ans, dans une autre vie, j’ai été une décoratrice super branchée, j’ai fait partie<br />

de l’écurie de Madame Lucil<strong>le</strong>. Je sais, présenté de cette manière ça fait un peu<br />

mère maquerel<strong>le</strong>, mais Madame Lucil<strong>le</strong> dont <strong>le</strong> vrai nom était en réalité Sue El<strong>le</strong>n<br />

Prueflower décorait <strong>le</strong>s appartements des millionnaires américains de la côte Est.<br />

El<strong>le</strong> aimait beaucoup mon travail… c’est du moins ce qu’el<strong>le</strong> affirmait mais, pardessus<br />

tout, il lui plaisait que je sois à demi française. Cela ajoutait au lustre de la<br />

boîte. Il m’a fallu un moment pour comprendre qu’el<strong>le</strong> me présentait à ses clients<br />

sous l’aspect d’une authentique jeune baronne ruinée dont <strong>le</strong>s ancêtres avaient été<br />

guillotinés lors de la Révolution. À l’entendre, j’étais pratiquement née sur <strong>le</strong>s<br />

marches du trône et j’avais fait mes premiers pas dans <strong>le</strong>s jardins du château de<br />

Versail<strong>le</strong>s. Le sang qui coulait dans mes veines était plus b<strong>le</strong>u que l’encre<br />

Waterman.<br />

« N’ayez pas peur de forcer votre accent français ! me répétait-el<strong>le</strong>. C’est si<br />

charmant. Ça plaît beaucoup aux clients. »<br />

Cela m’exaspérait. Je n’ai pas d’accent. Mon père était natif du Vermont (du<br />

moins l’affirmait-il), et j’ai toujours parlé parfaitement américain. Hélas, il m’a bientôt<br />

fallu admettre que, pour nos chers clients, tous <strong>le</strong>s Français s’habil<strong>le</strong>nt en haute<br />

couture et boivent du champagne au petit déjeuner. Cultivés, snobs, décadents,<br />

portés sur <strong>le</strong>s perversions sexuel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s Parisiens dilapident <strong>le</strong>ur argent en fêtes<br />

somptueuses. Ils vénèrent chaque année la guillotine et ses massacres lors d’une<br />

bacchana<strong>le</strong> dénommée Prise de la Bastil<strong>le</strong>. La culture française produit des films en<br />

noir et blanc strictement incompréhensib<strong>le</strong>s et des romans ennuyeux. Malgré tout,<br />

<strong>le</strong>s Frenchies paraissent formidab<strong>le</strong>ment doués pour la décoration d’intérieur ; il n’y a<br />

qu’à voir ce qu’ils ont su faire de Versail<strong>le</strong>s, de Chambord ou de Chenonceau. Et<br />

puis, transformer un simp<strong>le</strong> derrick en tour Eiffel, ça relève du coup de génie, non ?<br />

Madame Lucil<strong>le</strong> attendait que je me conforme à cette image. Un peu lâchement,<br />

je me suis pliée à la comédie. Je voulais faire mon chemin, acquérir assez de<br />

notoriété pour fonder ma propre boîte… À cette époque, comme on dit, j’avais <strong>le</strong>s<br />

dents qui rayaient <strong>le</strong> parquet.<br />

Hélas, ça ne s’est pas du tout passé comme je l’espérais.

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