25.06.2013 Views

INTERNATIONALE DE L'IMAGINAIRE ment, elle cherche à faire ...

INTERNATIONALE DE L'IMAGINAIRE ment, elle cherche à faire ...

INTERNATIONALE DE L'IMAGINAIRE ment, elle cherche à faire ...

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

<strong>INTERNATIONALE</strong> <strong>DE</strong> L’IMAGINAIRE<br />

“L’Internationale de l’imaginaire est un lieu de confrontations.<br />

Comme la Maison des cultures du monde dont <strong>elle</strong> est le complé<strong>ment</strong>,<br />

<strong>elle</strong> <strong>cherche</strong> <strong>à</strong> <strong>faire</strong> connaître les multiples figures de la<br />

création dans les régions différentes du monde contemporain.<br />

La revue, en dehors des doctrines et des partis pris, associe la<br />

critique indépendante, les témoignages scientifiques ou littéraires,<br />

la révision des patrimoines, l’information sur la mutation<br />

des formes cultur<strong>elle</strong>s. Ne s’agit-il pas de révéler l’inlassable<br />

fertilité des ressources humaines ?<br />

Chaque publication réunit, autour d’un thème, écrivains,<br />

artistes, spécialistes et peuples du spectacle pour une concertation<br />

commune : autant de bilans.”<br />

Directeurs de la publication : Jean Duvignaud et Chérif<br />

Khaznadar.


TITRES PARUS<br />

Le Métis culturel, n° 1, Babel n° 109.<br />

Lieux et non-lieux de l’imaginaire, n° 2, Babel n° 119.<br />

La Dérision, le rire, n° 3, Babel n° 132.<br />

La Musique et le monde, n° 4, Babel n° 162.<br />

La Scène et la terre. Questions d’ethnoscénologie, n° 5,<br />

Babel n° 190.<br />

Le Liban second, n° 6, Babel n° 205.


CULTURES, NOURRITURE


Collection dirigée par Sabine Wespieser et Hubert Nyssen<br />

© Maison des cultures du monde, 1997<br />

ISBN 2-7427-0997-5<br />

Illustration de couverture :<br />

Willem Claesz-Heda, Déjeuner au crabe (détail), 1648<br />

Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg


<strong>INTERNATIONALE</strong> <strong>DE</strong> L’IMAGINAIRE<br />

NOUVELLE SÉRIE – N° 7<br />

CULTURES,<br />

NOURRITURE<br />

MAISON <strong>DE</strong>S CULTURES DU MON<strong>DE</strong>


SOMMAIRE<br />

Introduction par Jean Duvignaud et<br />

Chérif Khaznadar.............................................. 9<br />

PREMIÈRE PARTIE<br />

Jean-Paul Aron :<br />

De la glaciation dans la culture en général et<br />

dans la cuisine en particulier............................. 13<br />

Postface de Jean-Pierre Poulain......................... 39<br />

Jean-Jacques Boutaud :<br />

Sémiopragmatique du goût............................... 49<br />

Pascal Dibie :<br />

Les périls de la table avant,<br />

pendant et après… ............................................. 61<br />

Jean-Pierre Corbeau :<br />

Socialité, sociabilité… sauce toujours ! ............. 69<br />

<strong>DE</strong>UXIÈME PARTIE<br />

Marie-Noëlle Chamoux :<br />

La cuisine de la Toussaint chez les Aztèques<br />

de la Sierra de Puebla (Mexique) ..................... 85<br />

André-Marcel d’Ans :<br />

Mourir du chocolat dans le Chiapas.................101<br />

Jean-Pierre Poulain :<br />

La nourriture de l’autre : entre délices<br />

et dégoûts...........................................................115


Paulette Roulon-Doko :<br />

Le symbolisme du gluant chez les Gbaya.........141<br />

Claude Thouvenot :<br />

La soupe dans l’histoire....................................153<br />

Françoise Aubaile-Sallenave :<br />

Quelques caractères communs aux cuisines<br />

méditerranéennes..............................................163<br />

TROISIÈME PARTIE<br />

Alain Lévy :<br />

Diaspora, ali<strong>ment</strong>ation .....................................187<br />

Geneviève Cazes-Valette :<br />

La vache folle ...................................................205<br />

Laurence Ossipow :<br />

La viande, c’est comme du chewing-gum..........235<br />

Jean-Pierre Corbeau :<br />

Bacchantes mutantes et nouveaux buveurs.......253<br />

DOCUMENT<br />

Baronne Staffe :<br />

Règles du savoir-vivre<br />

dans la société moderne ....................................271


INTRODUCTION<br />

Manger… D’abord répondre au plus légitime des besoins<br />

– la faim. La faim d’une planète aujourd’hui ravagée<br />

par la spéculation, la rentabilité sauvage, l’abandon<br />

des terres nourricières, l’asservisse<strong>ment</strong> des campagnes<br />

aux bouches urbaines, dévoreuses et stériles que la<br />

concertation des gouvernants du monde n’arrive pas <strong>à</strong><br />

maîtriser…<br />

Ici, l’on évoque ce qui fut, ce qui est, ce qui devrait<br />

être la création d’un “objet” du goût, cette chimie de<br />

l’intelligence et des mains que même les plus démunis<br />

des peuples s’inventent de culture en culture et de leurs<br />

métissages réciproques. Invention d’un mélange, d’un<br />

“mixte” – soupe, brouet, ragoût, grillade, la “farsse” dit<br />

le vieux français. Dans la rareté et la misère, l’espèce<br />

humaine comme dans l’abondance travaille <strong>à</strong> des synthèses<br />

qu’aucun animal ne peut imiter.<br />

S’imposent, certes, les dominantes que repère le<br />

savoir d’aujourd’hui, le cru, le cuit, le bouilli, le grillé<br />

– et chacune douée d’une mythologie porteuse d’un<br />

manichéisme du cerveau et de la bouche, jugeant du<br />

goût et du dégoût. Mais l’important est la transformation<br />

des “choses” natur<strong>elle</strong>s en jouissance, en convivialité.<br />

La cuisine, comme la création imaginaire, est une<br />

re<strong>cherche</strong> de solidarités : le partage du repas, fût-il frugal,<br />

9


suscite la communion des esprits, la parole réciproque,<br />

les “propos” de table.<br />

Nous avons demandé <strong>à</strong> Jean-Pierre Corbeau de<br />

réunir ici certains des aspects de cette chimie int<strong>elle</strong>ctu<strong>elle</strong><br />

et matéri<strong>elle</strong> qui associe le feu, les plantes, les<br />

poissons, les viandes, les fruits pour cette connivence des<br />

jouissances pauvres ou riches – une fête.<br />

JEAN DUVIGNAUD & CHÉRIF KHAZNADAR


PREMIÈRE PARTIE


JEAN-PAUL ARON<br />

<strong>DE</strong> LA GLACIATION<br />

DANS LA CULTURE EN GÉNÉRAL<br />

ET DANS LA CUISINE EN PARTICULIER<br />

(Postface de Jean-Pierre Poulain)


Je me demandais de quoi j’allais bien pouvoir vous parler ;<br />

non pas du thème lui-même qui allait de soi et ne pouvait<br />

être que la sensibilité ali<strong>ment</strong>aire, ou la cuisine, qui sont<br />

les objets prioritaires de mon travail et continuent de me<br />

concerner au premier chef. Mais, je ne savais pas très bien<br />

sous quel angle je pouvais l’aborder, ici. C’est Jean-Pierre<br />

Poulain qui a eu l’heureuse idée de me demander d’associer<br />

les choses que j’ai pu dire récem<strong>ment</strong> <strong>à</strong> propos des<br />

modèles de pensée en littérature, dans les sciences<br />

humaines et dans les arts avec la façon dont je vois, dont<br />

je me représente l’évolution du goût et des pratiques<br />

culinaires. Alors, nous sommes tombés d’accord sur un<br />

thème. Pour simplifier : “De la glaciation dans la culture<br />

en général et dans la cuisine en particulier”.<br />

Ce sujet ne serait pas né si, il y a deux ans et quelques<br />

mois, je n’avais publié un livre qui a fait beaucoup de<br />

bruit et soulevé une rumeur particulière ; bruit et rumeur<br />

qui, je dois le dire, ne m’étaient pas toujours très favorables.<br />

Comme il y était question des représentations, des<br />

pratiques qui étaient et qui continuent très large<strong>ment</strong><br />

d’être dominantes, je me demande com<strong>ment</strong> j’aurais<br />

pu plaire <strong>à</strong> tout le monde !<br />

Nous vivons dans un monde – j’aurai l’occasion de<br />

vous en reparler <strong>à</strong> propos de cuisine – de l’asepsie<br />

15


généralisée. De ce livre, Les Modernes 1, l’exc<strong>elle</strong>nt<br />

réalisateur Daniel Cost<strong>elle</strong>, par son énergie, a réussi <strong>à</strong><br />

<strong>faire</strong>, il y a quelques mois, en décembre 1986, trois émissions<br />

sur FR3. En <strong>elle</strong>s court l’idée que dans la culture<br />

dominante, en Occident – j’ai pris plus particulière<strong>ment</strong><br />

l’exemple français, parce qu’il nous concernait davantage<br />

et que j’étais un peu plus au courant –, se déploie<br />

un esprit de glaciation. Je pense que ce phénomène s’est<br />

installé dans notre culture il y a une bonne quarantaine<br />

d’années, la Seconde Guerre mondiale ayant marqué une<br />

coupure manifeste avec ce qui précédait.<br />

Un mot, l<strong>à</strong>-dessus, qui pourrait intéresser ceux d’entre<br />

vous que la réflexion sur l’histoire ne laisse pas complète<strong>ment</strong><br />

indifférents. Vous savez, dans les phénomènes<br />

culturels, comme peut-être dans les processus historiques<br />

majeurs, les choses n’arrivent pas comme ça brusque<strong>ment</strong><br />

par quelque épiphanie mystérieuse. Le travail de l’histoire<br />

est un travail de longue haleine. Je ne veux pas<br />

parler des “temps longs” de l’école des Annales dont<br />

Fernand Braudel a tant fait de cas. Non, je parle de ces<br />

longs processus mystérieux, silencieux, qui se déroulent<br />

dans les profondeurs des champs historiques. On ne s’en<br />

aperçoit pas, seuls peut-être quelquefois des esprits d’une<br />

sagacité singulière, des observateurs d’une lucidité hors<br />

du commun, sentent, alors que tout semble aller de soi,<br />

ressentent quelque chose qui vient. Puis, brusque<strong>ment</strong>,<br />

les choses s’enflent, commencent <strong>à</strong> parler plus fort et<br />

puis <strong>elle</strong>s éclatent.<br />

Pourquoi vous dis-je cela ? Quand je signale que, il<br />

y a trois ou quatre décennies, disons immédiate<strong>ment</strong><br />

après la Seconde Guerre mondiale, quelque chose apparaît<br />

qui va marquer l’évolution de la culture dominante<br />

1. Jean-Paul Aron, Les Modernes, Gallimard, 1984.<br />

16


en France, ce n’est pas qu’auparavant il n’y avait rien<br />

eu qui ne le prépare, mais c’est qu’auparavant il n’y<br />

avait rien eu de manifeste. Et cependant, en 1937, nous<br />

sommes avant la Seconde Guerre mondiale, avant que<br />

les choses ne commencent <strong>à</strong> parler en clair, se crée, <strong>à</strong><br />

Paris, <strong>à</strong> l’initiative d’écrivains encore jeunes, plus ou<br />

moins issus du mouve<strong>ment</strong> surréaliste, le “Collège de<br />

sociologie”. L’un d’entre eux vit encore, c’est Michel<br />

Leiris. Les deux autres sont prématuré<strong>ment</strong> disparus ;<br />

Georges Bataille et Roger Caillois.<br />

Au mo<strong>ment</strong> de la mise en place de cette institution<br />

étrange, que l’on pourrait considérer, vue de notre époque,<br />

comme quelque chose se déroulant dans des amphithéâtres,<br />

devant cinq cents personnes, ayant pris, depuis,<br />

l’habitude malencontreuse des foules idolâtres, dans la<br />

possibilité généralisée qui règne dans le monde culturel<br />

depuis trente ans, dès que quelque chose se passe, il y a<br />

ruée non pas vers l’or, mais vers les simulacres de la<br />

pensée. A l’époque, les choses se passent beaucoup plus<br />

discrète<strong>ment</strong> : le Collège de sociologie tient ses assises<br />

dans des petites salles et quelquefois même dans des<br />

arrière-salles de cafés.<br />

Pour l’inauguration du Collège de sociologie, Roger<br />

Caillois 2, âgé <strong>à</strong> ce mo<strong>ment</strong>-l<strong>à</strong> de trente ans, fait une<br />

longue conférence qui s’intitule Le Vent d’hiver. J’en<br />

ai cité dans Les Modernes un passage particulière<strong>ment</strong><br />

éclatant. Je vous dis tout de suite qu’il est écrit dans<br />

une langue superbe et <strong>à</strong> laqu<strong>elle</strong> je suis tout particulière<strong>ment</strong><br />

sensible, moins sensible peut-être <strong>à</strong> la pensée<br />

2. Sur Roger Caillois et le Collège de sociologie, voir plus particulière<strong>ment</strong><br />

Denis Hollier, Le Collège de sociologie, Gallimard, 1979<br />

(coll. “Idées”, repris dans “Folio Essais”), ainsi que l’exc<strong>elle</strong>nte<br />

biographie rédigée par Odile Felgine, Roger Caillois, Stock, 1994.<br />

17


qui s’y manifeste, je vous le dis égale<strong>ment</strong>, pour éviter<br />

toute équivoque sur ce que je ressens <strong>à</strong> l’égard de ce<br />

grand écrivain et de cet esprit d’une sculpturalité inclassable<br />

qu’<strong>à</strong> été Roger Caillois. C’est un texte sur lequel,<br />

je pense, il est revenu avec des réticences personn<strong>elle</strong>s<br />

et l’a détruit. Nous le connaissons par la publication<br />

tardive dans la Nouv<strong>elle</strong> Revue Française 3 et par des<br />

extraits qu’en avait, avant cette publication, donnés<br />

Georges Bataille, qui l’avait en quelque sorte transcrit<br />

littérale<strong>ment</strong>, ou <strong>à</strong> qui peut-être, <strong>à</strong> ce mo<strong>ment</strong>-l<strong>à</strong>, Roger<br />

Caillois avait donné une copie.<br />

Pour éviter toute équivoque, oserais-je très sympathique<strong>ment</strong><br />

dire que quelques admirateurs de Caillois,<br />

en particulier le directeur dynamique et cultivé des éditions<br />

Privat <strong>à</strong> Toulouse, Dominique Autié, qui a écrit<br />

lui-même un livre sur Roger Caillois 4, n’ayant pas eu<br />

l’occasion encore de lire Les Modernes, et ayant su par<br />

des articles de presse 5 que dans l’émission qui allait<br />

être diffusée par FR3, début décembre, je mettais Roger<br />

Caillois en cause, il s’était, comme beaucoup de supporters<br />

de Roger Caillois ou simple<strong>ment</strong> admirateurs,<br />

détourné de “la chose” avec horreur.<br />

3. Un résumé de l’exposé en mars 1937 a été publié dans le n° 298<br />

du 1 er juillet 1938 de la Nouv<strong>elle</strong> Revue Française ; une note précise :<br />

“Ces pages, qui résu<strong>ment</strong> un exposé fait en mars 1937 <strong>à</strong> des auditeurs<br />

qui se sont depuis, en majeure partie, retrouvés au Collège de<br />

sociologie, n’en conservent que la progression dialectique, <strong>à</strong> l’exclusion<br />

de toute analyse de détails, de toute argu<strong>ment</strong>ation concrète. De<br />

l<strong>à</strong> leur aspect schématique, sinon squelettique. Autre<strong>ment</strong> c’était<br />

l’histoire entière des réactions de l’individu <strong>à</strong> la vie sociale depuis le<br />

XIX e siècle qu’il fallait écrire.”<br />

4. Dominique Autié, Approches de Roger Caillois, Privat, 1983.<br />

5. Une campagne lancée par Libération appellait au boycott de<br />

l’émission.<br />

18


Je répète que j’ai pour cet auteur une considérable<br />

estime, mais que j’ai cité ce passage du Vent d’hiver<br />

parce que quelqu’un, qui <strong>à</strong> propos de la modernité<br />

réfléchissait sur ce phénomène de glaciation, ne pouvait<br />

pas rester insensible <strong>à</strong> un texte prononcé avant que<br />

le phénomène ne devienne aussi vigoureux et surtout<br />

prononcé par quelqu’un qui a manifesté plus tard une<br />

t<strong>elle</strong> taille littéraire. Et puis ! Un texte que Roger Caillois<br />

lui-même avait intitulé Le Vent d’hiver. Je vais vous lire<br />

très rapide<strong>ment</strong> un extrait de ce texte. Je tâcherai d’en<br />

tirer quelques conséquences sans m’attarder trop parce<br />

que je voudrais vous parler un peu de cuisine. Pour le<br />

mo<strong>ment</strong>, voil<strong>à</strong> ce qu’en 1937, <strong>à</strong> la séance inaugurale<br />

du Collège de sociologie, disait, sous le titre du Vent<br />

d’hiver, M. Roger Caillois :<br />

Le temps n’est plus <strong>à</strong> la clémence. Il s’élève présente<strong>ment</strong><br />

dans le monde un grand vent de subversion, un<br />

vent froid, rigoureux, arctique, de ces vents meurtriers<br />

et salubres qui tuent les délicats, les malades et les<br />

oiseaux, qui ne laissent pas passer l’hiver 6. Il se fait<br />

alors dans la nature un nettoyage muet, lent, sans<br />

recours, comme une marée de mort montant insensible<strong>ment</strong>.<br />

Les sédentaires, réfugiés dans leurs demeures<br />

surchauffées, s’épuisent <strong>à</strong> ranimer leurs membres où le<br />

sang figé dans les veines ne circule plus. Ils soignent<br />

leurs crevasses et leurs engelures – et frissonnent. Ils<br />

craignent de se risquer au-dehors où le nomade<br />

robuste, tête nue, dans la jubilation de tout son corps,<br />

vient rire au vent, enivré de cette violence glaciale et<br />

tonique, qui lui claque au visage ses cheveux raidis.<br />

Une mauvaise saison, peut-être, une ère quaternaire<br />

– l’avance des glaciers – s’ouvre pour cette société<br />

démantelée, sénile, <strong>à</strong> demi croulante : un esprit d’examen,<br />

6. Les italiques figurent dans le texte de la Nouv<strong>elle</strong> Revue Française.<br />

19


une incrédulité impitoyable et très irrespectueuse,<br />

aimant la force et jugeant sur la capacité de résistance<br />

– et assez rusée pour démasquer prompte<strong>ment</strong> les ruses.<br />

Le climat sera très dur, cette sélection vrai<strong>ment</strong> rasante.<br />

Chacun devra <strong>faire</strong> ses preuves devant des oreilles<br />

sourdes aux chansons, mais vigilantes et exercées, devant<br />

des yeux aveugles aux orne<strong>ment</strong>s, mais perçants ; il<br />

faudra passer par des mains avides et savantes, par un<br />

tact extraordinaire<strong>ment</strong> éduqué, ce sens plus matériel,<br />

plus réaliste que les autres, que l’apparence ne trompe<br />

pas, qui sépare <strong>à</strong> merveille le creux du plein.<br />

On reconnaîtra, lors de ces très basses températures,<br />

ceux qui ont bonne circulation, <strong>à</strong> leur teint rosé, <strong>à</strong> la<br />

fraîcheur de leur peau, <strong>à</strong> leur aisance, <strong>à</strong> leur allégresse<br />

de jouir enfin de leurs conditions de vie et de la haute<br />

dose d’oxygène qu’il faut <strong>à</strong> leurs poumons. Les autres,<br />

alors rendus <strong>à</strong> leur faiblesse et chassés de la scène, se<br />

contractent, se recroquevillent, se blottissent dans les<br />

trous ; les agités deviennent immobiles, les beaux parleurs<br />

silencieux, les histrions invisibles. Le champ est<br />

libre pour les plus aptes : nul encombre<strong>ment</strong> des chemins<br />

pour gêner leur marche, nul gazouillis mélodieux<br />

et innombrable pour couvrir leur voix. Qu’ils se comptent<br />

et se reconnaissent dans l’air raréfié, que l’hiver les<br />

quitte unis, compacts, au coude <strong>à</strong> coude, avec la conscience<br />

de leur force, et le nouveau printemps consacrera<br />

leur destin.<br />

Je dois dire que, quand j’avais lu ce texte, j’avais été<br />

sidéré, mais je répète que Roger Caillois n’a pas, plus tard,<br />

endossé les accents plus qu’équivoques sur le plan de<br />

l’idéologie politique de ce texte. On ne peut pas tout de<br />

même ne pas se référer <strong>à</strong> ce qui se passe politique<strong>ment</strong><br />

dans le monde occidental, dans les dictatures sanguinaires<br />

de l’époque, etc. Cette idée d’une créature humaine<br />

bravant dans un espace d’énergie frémissante le froid<br />

tonifiant et cathartique, c’est quelque chose pour le<br />

20


moins suspect. C’est un texte, je l’ai dit, splendide<strong>ment</strong><br />

écrit, mais idéologique<strong>ment</strong> très équivoque, incontestable<strong>ment</strong>.<br />

Mais ce n’est pas l’examen politique d’un<br />

texte, sur lequel d’ailleurs Roger Caillois aurait tenu <strong>à</strong><br />

être lui-même distant, qui nous intéresse aujourd’hui,<br />

c’est la relation de ce texte <strong>à</strong> l’air du temps, <strong>à</strong> ce qui est<br />

en train de se fo<strong>ment</strong>er, en quelque sorte. Même si nous<br />

ne sommes pas encore explicite<strong>ment</strong> au niveau des<br />

représentations et des pratiques dominantes des arts et<br />

des littératures, ni dans l’ère de l’ordinaire, reste que<br />

quelque chose, l<strong>à</strong>, annonce l’avenir. C’est un fait et c’est<br />

ça qui m’intéresse, et pas les accents un peu trop troublants<br />

sur le plan politique et idéologique de la pensée<br />

de Roger Caillois. C’est ce qu’il signifie pour la culture<br />

qui va se développer, <strong>à</strong> partir de ces années-l<strong>à</strong>, après<br />

l’interruption de la Seconde Guerre mondiale, qui me<br />

concerne.<br />

Il se trouve qu’<strong>à</strong> partir des années cinquante, et j’ose<br />

dire que même si nous sommes actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, de surcroît,<br />

dans le creux de la vague, jusqu’au mo<strong>ment</strong> où je<br />

vous parle, cela fait bientôt quarante ans que nous<br />

vivons dans une culture glaciaire.<br />

Depuis 1950, en parlant de plus en plus fort et jusqu’<strong>à</strong><br />

hurler “la chose” dans les années soixante, soixante-dix,<br />

la culture refuse explicite<strong>ment</strong> le sens. Le monde, les<br />

choses n’ont plus de sens pour <strong>elle</strong>. Le sens, cela signifie<br />

que quand vous dites quelque chose, ce quelque chose que<br />

vous dites renvoie <strong>à</strong> quelque chose qui est dit. Ce qui est<br />

dit existe en référence <strong>à</strong> un horizon qui est précisé<strong>ment</strong><br />

la chose dite, avec toutes ces implications secrètes, avec<br />

ses dessous et ses dessus, avec tout ce qui précisé<strong>ment</strong><br />

la déborde. Depuis 1950, nous vivons triomphale<strong>ment</strong>,<br />

21


souveraine<strong>ment</strong>, hégémonique<strong>ment</strong>, dans une culture<br />

du signe. Du signe pour le signe, ou, comme on a pris<br />

l’habitude de dire, car c’est encore beaucoup plus clair,<br />

du signifiant, un signifiant qui, aujourd’hui, ne renvoie<br />

plus au signifié, lequel n’a plus aucune importance.<br />

Ce phénomène dure et durera encore longtemps, très<br />

longtemps dans les provinces. Avec l’hégémonie cultur<strong>elle</strong><br />

détestable de Paris, lors même que Paris commence<br />

<strong>à</strong> se poser des questions sur la légitimité de ses valeurs<br />

ou de ses modèles, la province, qui ne suit pas tout de<br />

suite, continue <strong>à</strong> considérer comme des modèles éternels<br />

ce qui a déj<strong>à</strong> cessé de l’être <strong>à</strong> l’endroit même d’où il<br />

est parti. De sorte qu’on continue certaine<strong>ment</strong>, et l’on<br />

continuera très longtemps dans la khâgne de Toulouse,<br />

dans les unités d’Enseigne<strong>ment</strong> et de Re<strong>cherche</strong>, les<br />

facultés, je parle essenti<strong>elle</strong><strong>ment</strong> des facultés de sciences<br />

humaines bien entendu, ça ne vaut pas pour les universités<br />

technologiques ou scientifiques ou infini<strong>ment</strong><br />

moins, mais dans tout ce qui relève de la littérature et<br />

des sciences humaines, on continuera très longtemps <strong>à</strong><br />

<strong>faire</strong> l’apologie triomphaliste, et j’oserais dire même<br />

dérisoire, du signe, c’est-<strong>à</strong>-dire du signifiant.<br />

Mais, me direz-vous, tout de même, ce n’est pas né<br />

comme ça, le signe. Je vous ai lu un texte de Roger<br />

Caillois qui app<strong>elle</strong> de ses vœux une culture glaciaire,<br />

encore faudrait-il que je dise très rapide<strong>ment</strong> en quoi le<br />

signe et la glace se rencontrent. Le signe n’est plus signe<br />

que de lui-même, il refuse tous les signifiés, c’est-<strong>à</strong>-dire<br />

tout ce que ce signe veut dire, et le signe se présente<br />

comme “suffisant <strong>à</strong> soi” dans son implacable et lisse<br />

nécessité. Un signe est franc comme l’or, il est blanc, il<br />

est pur, il n’a pas <strong>à</strong> se demander ce qu’il veut dire, ce<br />

qu’il y a derrière, ce qu’il y a dedans, ce qu’il y a dessous :<br />

il n’y a pas de dedans, il n’y a pas de dessous, il est l<strong>à</strong>,<br />

22


dans sa rigidité apparente. Vous voyez déj<strong>à</strong> que le bloc<br />

de glace se profile <strong>à</strong> travers cette image. Mais, me direzvous<br />

(nous allons préciser ce point, mais je pense que<br />

c’est déj<strong>à</strong> un peu éclairant), fallait-il que des personnalités,<br />

des ouvrages, des choses qui apparaissent comme<br />

des modèles de réflexion excitent la jeunesse d’alors et<br />

lui fassent penser qu’il y avait quelque chose de nouveau<br />

qui était apparu <strong>à</strong> l’horizon de la culture ?<br />

Le premier événe<strong>ment</strong> est monu<strong>ment</strong>al, c’est un événe<strong>ment</strong><br />

que, hélas sans le moindre esprit de paradoxe,<br />

sans provoquer de polémique facile, j’ai le droit de<br />

considérer, encore en 1987, comme un événe<strong>ment</strong> crucial.<br />

Il y a près de quarante ans, <strong>à</strong> l’automne 1949, paraît<br />

aux Presses universitaires de France un très gros livre<br />

d’anthropologie qui s’intitule Essai sur les structures<br />

élé<strong>ment</strong>aires de la parenté 7. Ce livre est signé d’un<br />

ethnologue, connu des spécialistes, Claude Lévi-Strauss,<br />

mais qui n’est pas connu, <strong>à</strong> l’époque, le moins du monde,<br />

d’un public élargi. Claude Lévi-Strauss applique l<strong>à</strong> dans<br />

cet énorme livre, aux sociétés humaines, <strong>à</strong> leurs règles<br />

de conjugalité, <strong>à</strong> leur système de nuptialité, et <strong>à</strong> travers<br />

cela <strong>à</strong> la structure de la famille, <strong>à</strong> la filiation, <strong>à</strong> la génération<br />

– c’est la société tout entière qui est en cause –,<br />

applique l<strong>à</strong> les règles de la phonologie structurale, une<br />

méthode qu’il a apprise <strong>à</strong> New York pendant la Seconde<br />

Guerre mondiale du linguiste-phonologiste de l’Ecole<br />

de Prague, Roman Jakobson 8. Le rapport structural des<br />

voy<strong>elle</strong>s et des consonnes, l’opposition vocaloconsomatique<br />

et toutes les structures qui sont prises dans la<br />

7. Claude Lévi-Strauss, Les Structures élé<strong>ment</strong>aires de la parenté, PUF,<br />

1949, réédition disponible.<br />

8. Roman Jakobson, “Observation sur le classe<strong>ment</strong> phonologique<br />

des consonnes”, Proc. of the Third Intern. Congress of Phonetic<br />

Sciences, Gand, 1938.<br />

23


phonation et dans l’expression par la voix, des phonèmes<br />

valables pour toutes les langues possibles. Je pense<br />

d’ailleurs qu’une grosse partie de l’apport des phonologistes<br />

de l’Ecole de Prague, de Jakobson lui-même, de<br />

Troubetskoï 9 et de leurs élèves, demeure, <strong>à</strong> l’intérieur<br />

du champ très technique de la phonologie, légitime et<br />

souvent utilisable. Mais le bond opéré par Claude Lévi-<br />

Strauss consiste <strong>à</strong> fonder une ethno-anthropologie, c’est<strong>à</strong>-dire<br />

une interprétation globale et en profondeur non<br />

pas d’un détail d’activités ou des pratiques des sociétés<br />

humaines, mais de toute la société, de son organisation<br />

fonda<strong>ment</strong>ale, <strong>à</strong> travers des signes, dégagés de leur<br />

contenu.<br />

A ce mo<strong>ment</strong>-l<strong>à</strong>, puisque je parle d’une culture glaciaire,<br />

laissez l<strong>à</strong>, dans la vie des peuples, des sociétés,<br />

des collectivités, leurs effusions, c’est le cas de le dire,<br />

l’effusion veut dire le contraire de la glaciation, laissez<br />

l<strong>à</strong> leurs effusions, leurs émotions, leurs passions, leurs<br />

conflits affectifs, laissez l<strong>à</strong> leurs senti<strong>ment</strong>s, tout ça<br />

c’est des vieilleries, des bimbeloteries pas dignes même<br />

de musées, parfois respectueux, pourtant, des formes,<br />

même les plus illégitimes, de l’existence passée. C’est<br />

presque dégoûtant, ça n’a aucun intérêt ! Tout cela relève<br />

du sens et de la chaleur du sens, de la vie. Tout ça<br />

relève du vécu et le vécu, et ce n’est pas moi qui interprète<br />

leurs propos parce que ça m’arrange, le vécu, c’est<br />

l’ennemi. C’est ce <strong>à</strong> travers quoi, ou par quoi, aucun<br />

progrès ne peut être envisagé dans les sciences humaines.<br />

Le départ est donné et comme je n’ai guère de temps,<br />

qu’il me suffise de dire que toute l’histoire de l’idéologie<br />

cultur<strong>elle</strong> contemporaine s’organise <strong>à</strong> partir de ces<br />

9. Nicolas Troubetskoï, “La phonologie actu<strong>elle</strong>”, in Psychologie<br />

du langage, Paris, 1933.<br />

24


théories nouv<strong>elle</strong>s. Il y aura Roland Barthes 10, il y aura<br />

la sémiologie structurale, il y aura la critique littéraire<br />

textu<strong>elle</strong>, il y aura toutes les élucubrations dévitalisantes,<br />

aseptisantes, asphyxiantes qui transformeront<br />

les arts et la littérature en systèmes. Donc, il ne s’agit<br />

absolu<strong>ment</strong> pas de savoir ce par quoi et ce avec quoi<br />

nous vivons ces signes. Ils sont posés comme des objets,<br />

de pures littéralités qu’il faut considérer dans l’explicitation<br />

discursive des discours.<br />

Bien sûr la psychanalyse va suivre et va amplifier ce<br />

mouve<strong>ment</strong> et de qu<strong>elle</strong> manière !… Car s’il y a eu une<br />

première, je dirais, émergence de la sémiologie triomphante<br />

avec Claude Lévi-Strauss, qui en est véritable<strong>ment</strong><br />

l’instaurateur, le deuxième, presque au même niveau, va<br />

être le docteur Jacques Lacan 11 en psychanalyse. Bref, la<br />

culture du signe est une culture éminem<strong>ment</strong> glaciaire.<br />

Les quelques repères que je vous évoque très rapide<strong>ment</strong><br />

et malheureuse<strong>ment</strong> très superfici<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

vous donnent tout de même une idée de l’ampleur du<br />

problème, et je m’excuse de devoir en rester <strong>à</strong> ces<br />

considérations que je pense justes, mais si superfici<strong>elle</strong>s.<br />

J’ai parlé, <strong>à</strong> propos du signe et du signifié, du<br />

refus du vécu. Avec ses turbulences, avec ses effusions,<br />

avec ses chaleurs, tout ce que précisé<strong>ment</strong> la rigidité,<br />

l’implacabilité, la froideur du signe récusent. Une culture<br />

du signe ou une culture qui, par le signe, refuse le<br />

sens, refuse du même coup le sujet. Le vécu, dès lors,<br />

est l’ennemi, le repoussoir. Je crois qu’il faut employer<br />

le mot clé ; “l’ennemi public numéro un” : c’est le sujet.<br />

10. Roland Barthes, Le Système de la mode, Le Degré zéro de l’écriture,<br />

Frag<strong>ment</strong> d’un discours amoureux, in Œuvres complètes, 3 vol.,<br />

Le Seuil, 1993-1995.<br />

11. Jacques Lacan, Ecrits et divers volumes du Séminaire en cours<br />

de publication aux éditions du Seuil.<br />

25


Qu’est-ce qu’il vient <strong>faire</strong> le sujet ? Mêler ses fausses<br />

subtilités, ses passions, ses turbulences, alors que tout est<br />

si net, si lisse dans les systèmes structurels où il n’y a<br />

pas de turbulence, où tout est clair. Il suffit d’appliquer<br />

les règles de la phonologie structurale pour connaître<br />

tout de l’homme, des systèmes de parenté, de la façon<br />

dont il mange, de la façon dont il s’habille, de la façon dont<br />

il aime. Mais alors aimer, ce n’est plus éprouver un senti<strong>ment</strong>,<br />

c’est le discours sur l’amour. Et puis, et puis,<br />

vous ne serez pas étonnés que le refus du sens, le refus<br />

du sujet, débouche ou peut-être prenne sa racine dans<br />

le refus de quelque chose de plus fonda<strong>ment</strong>al encore,<br />

de plus primitif, de plus radical (au sens où radical<br />

veut dire racine), c’est le refus de la chose. Il n’y a plus<br />

de chose. Ce qui compte, ce n’est pas la chose, mais le<br />

discours sur la chose. Peut-être n’avez-vous pas pris<br />

toute la mesure de l’inflation discursive contemporaine,<br />

parce que, et c’est une af<strong>faire</strong> d’âge pour vous, vous êtes<br />

nés et vous vivez dans cette culture-l<strong>à</strong>. Tout est discours.<br />

On écrit, on dit sur tout, on discourt, ce qui est<br />

dit n’a aucune importance pourvu qu’on discoure.<br />

Vous imaginez, si je m’étais laissé aller – mais l’ampleur<br />

de notre sujet m’interdisait toute digression supplé<strong>ment</strong>aire<br />

– <strong>à</strong> des réflexions plus précises mais qui<br />

débordaient l’analyse des systèmes de pensée ! L<strong>à</strong>, plus<br />

besoin de citer Lacan, Barthes ou Lévi-Strauss, mais simple<strong>ment</strong><br />

en interrogeant le monde qui m’entoure, ce qui<br />

est <strong>à</strong> ma porte, ce sur quoi m’infor<strong>ment</strong> les émissions de<br />

télévision. Rendez-vous compte des affiches publicitaires<br />

dans les rues des moindres bourgades. C’est ça le monde<br />

contemporain ! La publicité n’est pas une anecdote de la<br />

civilisation contemporaine, <strong>elle</strong> n’est pas un incident<br />

notable mais une parmi d’autres de ses pratiques quotidiennes,<br />

c’est une espèce de mouve<strong>ment</strong> fonda<strong>ment</strong>al<br />

qui règle la marche des sociétés, leur économie et leur<br />

26


symbolique. Ne l’oubliez jamais ! La publicité n’est pas<br />

un avatar de nos sociétés d’Occident, <strong>elle</strong> est fonda<strong>ment</strong>ale,<br />

<strong>elle</strong> indique sur cette société des choses irremplaçables<br />

et rien, et vous en savez quelque chose même <strong>à</strong><br />

votre âge, par l’évolution qu’<strong>elle</strong> a prise, rien ne laisse<br />

soupçonner un seul instant qu’il puisse en être autre<strong>ment</strong>.<br />

Tout indique qu’<strong>elle</strong> sera de plus en plus envahissante,<br />

<strong>elle</strong> et l’informatique sont des choses irréversibles qui<br />

joueront dans le monde, en tout cas dans le monde de<br />

l’Occident qui les a propulsées, des rôles de plus en plus<br />

irréductible<strong>ment</strong> redoutables.<br />

Qu’est-ce que la publicité ? C’est un discours sur les<br />

choses, un discours évanescent, un discours qui se nie luimême<br />

<strong>à</strong> chaque instant, un discours qui, se produisant,<br />

se contredit volontaire<strong>ment</strong> puisque tout produit sera,<br />

au bout d’un certain temps et très rapide<strong>ment</strong>, dépassé<br />

par un autre produit qu’une autre publicité détruira.<br />

Quand des firmes ne mettent pas simultané<strong>ment</strong> des<br />

discours publicitaires en opposition les uns avec les autres.<br />

La publicité, cette énorme instauration du monde moderne,<br />

cette gigantesque instauration du monde moderne, remplace<br />

les choses par les simulacres des choses, donc, nie<br />

la chose. Ce ne sont même pas des apparences au sens<br />

où les anciens, Platon par exemple, pouvaient opposer les<br />

apparences et les essences parce qu’il y avait tout de<br />

même, entre la facticité de l’apparence et l’essence, des<br />

liaisons possibles. C’est l’œuvre de Platon que d’avoir<br />

essayé de montrer qu<strong>elle</strong>s étaient ces liaisons vraisemblables.<br />

L<strong>à</strong>, le simulacre, et Jean Baudrillard 12 l’a montré<br />

avec un grand talent, n’est pas l’apparence, c’est l’illusion<br />

même de l’apparence, c’est le rien du tout qui tient lieu<br />

du monde et de l’autre. Et je ne quitte pas du tout le<br />

sujet : une civilisation du simulacre est évidem<strong>ment</strong> au<br />

12. Jean Baudrillard, Le Système des objets, Gallimard, 1968.<br />

27


suprême degré, comme c<strong>elle</strong>s qui refusent le vécu, comme<br />

c<strong>elle</strong>s qui refusent le signifié, les émotions, la chaleur de<br />

la vie, la civilisation du simulacre est une civilisation par<br />

définition glaciale, car les signes, qui sont propulsés <strong>à</strong><br />

longueur de temps dans notre expérience comme des<br />

simulacres, sont des signes qui ne veulent rien dire, sinon<br />

pour frapper un instant implacable<strong>ment</strong> une imagination<br />

qui les repousse.<br />

Le zapping est l’expression la plus idoine d’une<br />

civilisation glaciaire. Une civilisation qui ne <strong>cherche</strong><br />

plus du tout <strong>à</strong> savoir ce que les choses veulent dire, que<br />

toute émotion, tout effort de réflexion rebutent. Dans<br />

une interview il y a quelques années, Federico Fellini<br />

disait <strong>à</strong> un journaliste français que la crise du cinéma<br />

italien n’était pas due <strong>à</strong> la fermeture des salles. Il imaginait<br />

très bien, précisait-il, que d’autres créneaux, d’autres<br />

médias, la télévision par exemple, puissent prendre le<br />

relais des salles et que des créateurs puissent travailler<br />

et <strong>faire</strong> des œuvres d’art pour ces nouveaux médias, ou<br />

<strong>à</strong> travers eux. Mais, ce qui rend la chose illusoire, ce<br />

qui rend ce travail absolu<strong>ment</strong> impossible, c’est la multiplication<br />

des chaînes et le zapping. On ne peut plus <strong>faire</strong><br />

d’œuvre dont on sait <strong>à</strong> l’avance qu’<strong>elle</strong> sera découpée,<br />

sans parler même de la publicité.<br />

Mais venons-en <strong>à</strong> la cuisine. Comme je l’écrivais dans<br />

Le Mangeur du XIX e siècle, l’ère de la gastronomie<br />

triomphante, de la gastronomie chaleureuse, de la gastronomie<br />

de l’effusion, que j’avais analysée au XIX e siècle,<br />

est close. Dans les nombreuses interviews que j’ai<br />

accordées immédiate<strong>ment</strong> <strong>à</strong> la sortie de ce livre et depuis<br />

égale<strong>ment</strong> (mais ce qui est intéressant c’est c<strong>elle</strong>s que<br />

j’ai accordées <strong>à</strong> ce mo<strong>ment</strong>), je disais qu’il ne fallait<br />

pas se laisser prendre au triomphe des chefs de cuisine,<br />

<strong>à</strong> la gloire, depuis quelques années, de tous ceux qui<br />

faisaient la mythologie ali<strong>ment</strong>aire française. En France<br />

28


ou <strong>à</strong> l’étranger, lorsqu’une nouv<strong>elle</strong> troisième étoile<br />

apparaissait au Michelin, c’était presque un événe<strong>ment</strong><br />

national. Je notais, parce que j’y étais bien obligé, en<br />

observateur des pratiques sociales, ce phénomène-l<strong>à</strong>,<br />

mais il n’était que l’écume qui laissait intactes la violence<br />

et l’impétuosité des vagues, et que ces vagues ne disaient<br />

pas du tout ce que l’écume semblait signifier. Les vagues,<br />

c’était la mise en pièces de toute une représentation<br />

gastronomique. Les choses ne se sont pas faites en un<br />

jour, pas en une semaine, pas en un mois.<br />

C’est un processus qui, lui aussi, commence un peu<br />

après les manifestations de ce que j’ai appelé la glaciation<br />

cultur<strong>elle</strong>. C’est une af<strong>faire</strong> compliquée la cuisine, mais<br />

en matière de cuisine, ce processus démarre <strong>à</strong> partir des<br />

années soixante, avec cette mythologie des chefs, la<br />

gloire de Bocuse, des grands restaurants avec les étoiles<br />

du Michelin, le Gault et Millau et la page magazine de<br />

Paris Presse, qui, ne l’oublions pas, est une chose extraordinaire,<br />

un événe<strong>ment</strong> socioculturel de première<br />

importance, parce que Gault et Millau ont senti quelque<br />

chose qui se passait dans la société. Or, la page magazine<br />

de Paris Presse de Gault et Millau précède de<br />

quelques années leur guide de Paris, qui précède lui-même<br />

de quelques années le guide national et les livraisons<br />

mensu<strong>elle</strong>s de la Revue et de leurs chroniques culinaires.<br />

La page magazine de Paris Presse, dans sa première<br />

manifestation, est de 1960. Alors, d’un côté, on voit ça,<br />

tout indique <strong>à</strong> un observateur qui ne verrait pas au-del<strong>à</strong><br />

du bout de son nez que la cuisine renaît, après une<br />

période de léthargie : songez que la guerre s’est terminée<br />

en 1945, que les dernières restrictions ali<strong>ment</strong>aires et<br />

les derniers tickets d’ali<strong>ment</strong>ation datent de 1949. Les<br />

sociologues, les économistes, les anthropologues de la<br />

société française sont d’accord pour dire, et nous<br />

sommes très heureux, je le dis avec une intime conviction,<br />

29


de les suivre, que c’est dans les années cinquante-trois,<br />

cinquante-cinq, avec le boom de la croissance, que la<br />

société française, pour la première fois totale<strong>ment</strong>, intégrale<strong>ment</strong>,<br />

avec des niveaux économiques, inégalitaires<br />

bien sûr, mais c’est <strong>à</strong> partir de 1955 que, pour la première<br />

fois, la société française communé<strong>ment</strong> mange <strong>à</strong> sa faim.<br />

Il n’y a plus, <strong>à</strong> part quelques cas irréductibles, de gens<br />

qui ne mangent pas <strong>à</strong> leur faim. L’événe<strong>ment</strong> mérite<br />

d’être très forte<strong>ment</strong> signalé, car, un peu avant la Seconde<br />

Guerre mondiale, il y avait des millions de personnes<br />

qui mangeaient encore mal ou très mal, dans la société<br />

globale et sur toute l’étendue du territoire français.<br />

Voil<strong>à</strong> donc le climat de renouveau et de croissance, on<br />

voit tout ce que je vous dis l<strong>à</strong> : la mythologie des journaux,<br />

la page magazine de Paris Presse, un discours de la<br />

société dominante, des cadres qui foisonnent <strong>à</strong> ce<br />

mo<strong>ment</strong>-l<strong>à</strong> et qui tiennent le haut du pavé dans la nouv<strong>elle</strong><br />

société de “croissance”. Tout indique, tout semble<br />

indiquer, qu’<strong>à</strong> la faveur de cette nouv<strong>elle</strong> prospérité ali<strong>ment</strong>aire<br />

l’ali<strong>ment</strong>ation reprend un essor qu’<strong>elle</strong> n’avait<br />

plus connu depuis ce XIX e siècle que j’ai si longue<strong>ment</strong><br />

analysé. Cela, c’est l’apparence factice de l’histoire. Oui,<br />

c’est vrai, on mange <strong>à</strong> sa faim, et quel bonheur ! Oui, il<br />

est vrai aussi qu’il y a la mythologie des grands restaurants<br />

et on n’avait pas vu cette mythologie-l<strong>à</strong> depuis, je<br />

pense, le début du XIX e siècle. Les guides qui foisonnent<br />

évoquent ceux du début du XIX e siècle dans la mouvance<br />

du très génial Grimod de la Reynière 13. Reste que des<br />

transformations profondes se créent dans les pratiques,<br />

dans les usages, dans les représentations et dans la<br />

confection ali<strong>ment</strong>aire. Pour aller très vite, je dirais que<br />

13. Alexandre Balthasar Grimod de la Reynière est le fondateur de la<br />

littérature gastronomique. Il est l’auteur de L’Almanach des gourmets,<br />

1802, Le Manuel des amphitryons, 1912.<br />

30


ces mutations qui vont apparaître – et que j’app<strong>elle</strong> une<br />

glaciation – sont de trois ordres. Tout n’apparaît pas du<br />

jour au lendemain. Les choses se font progressive<strong>ment</strong> et<br />

il est intéressant de vous dire que nous sommes arrivés <strong>à</strong><br />

un point où <strong>elle</strong>s sont caricaturale<strong>ment</strong> grossies, par<br />

rapport <strong>à</strong> ce qu’on voit apparaître dans les années<br />

soixante, soixante-cinq.<br />

Alors, d’abord, c’est le temps qui se glace, qui se fige :<br />

le temps ali<strong>ment</strong>aire du XIX e siècle, pour ceux qui mangent,<br />

qui sont nombreux, mais qui sont minoritaires, est un<br />

temps de convivialité presque dé<strong>ment</strong>i<strong>elle</strong>, où le fait de<br />

manger en commun fo<strong>ment</strong>e, ravive <strong>à</strong> chaque instant<br />

les appétits individuels par eux-mêmes déj<strong>à</strong> monstrueux,<br />

pour déboucher sur ces bombances dé<strong>ment</strong>es, ces sortes<br />

de “grandes bouffes” gourmandes du XIX e siècle. Dès<br />

les années soixante, et malgré les mythologies dont je<br />

vous parle, malgré la page magazine du Gault et Millau,<br />

malgré la prospérité ali<strong>ment</strong>aire commune, etc., on passe<br />

de moins en moins de temps <strong>à</strong> table. Je ne vous dis pas<br />

qu’on n’y passe pas de temps, mais qu’une réduction<br />

implacable et lourde de sens pour l’avenir s’opère dans<br />

le temps du repas. C’est aussi, ne l’oubliez pas, l’époque<br />

où lente<strong>ment</strong> mais sûre<strong>ment</strong> s’opère l’introduction<br />

de nouveaux modes d’existence familiale, qui vont<br />

beaucoup transformer la temporalité ali<strong>ment</strong>aire propre<strong>ment</strong><br />

dite.<br />

La télévision bientôt fait son apparition dans le repas.<br />

Inutile de vous dire ce que cela va devenir dans les<br />

Pour une introduction <strong>à</strong> l’œuvre de Grimod de la Reynière voir :<br />

Ecrits gastronomiques, 10/18, avec notam<strong>ment</strong> la très b<strong>elle</strong> introduction<br />

de Jean-Claude Bonnet. On pourra égale<strong>ment</strong> se reporter <strong>à</strong><br />

Edmond Neirinck et Jean-Pierre Poulain : Histoire de la cuisine et<br />

des cuisiniers, Techniques culinaires et manières de table en France<br />

du Moyen Age <strong>à</strong> nos jours, Lanore, 1988.<br />

31


années qui vont suivre. Alors faut-il, sinon par quelques<br />

allusions très succinctes, rappeler où nous en sommes ?<br />

Les fast-foods, les plats-minute, le grappille<strong>ment</strong> <strong>à</strong><br />

domicile, les prises multiples qui transfor<strong>ment</strong> l’ali<strong>ment</strong>ation<br />

en quelque chose qui n’a plus de sens. Nous<br />

sommes très proches de ces signes sans signifié dont je<br />

vous parlais tout <strong>à</strong> l’heure <strong>à</strong> propos du système de pensée<br />

et des modèles littéraires et esthétiques.<br />

Glaciaire aussi, l’espace ali<strong>ment</strong>aire. Cet espace, aussi<br />

bien domestique que public est dans un sens, il est<br />

devenu de plus en plus harmonieux. Espace hôpital.<br />

Espace immaculé. Espace qui se veut coquet, mais qui<br />

est figé, qui est stéréotypé. De tous les restaurants “Freetime”,<br />

“MacDonald’s”, “Hippopotamus”, etc. L’asepsie<br />

généralisée de l’espace ali<strong>ment</strong>aire, qui est le témoignage<br />

de cette glaciation dont je vous parle, doit être<br />

rentable…<br />

Chez soi, cet espace glaciaire n’est pas forcé<strong>ment</strong><br />

inesthétique : cuisine moderne achetée, quand on a beaucoup<br />

d’argent, chez des fabricants sophistiqués, où l’on<br />

mange et où l’on fait la cuisine en même temps ; même<br />

dans des milieux ultra-favorisés, c’est parce que la cuisine<br />

ne compte pas en tant que t<strong>elle</strong>, ou de moins en moins,<br />

qu’<strong>elle</strong> est faite – et je vous rapp<strong>elle</strong> ce que nous avons<br />

dit sur le temps – très rapide<strong>ment</strong>. L’espace ali<strong>ment</strong>aire<br />

est un espace de consommation qui doit plaire, mais ce<br />

que l’on y fait doit être fait le plus rapide<strong>ment</strong> possible<br />

sans cette médiation complète de la confection qui autrefois<br />

menait les plats de la cuisine <strong>à</strong> la salle <strong>à</strong> manger ou<br />

<strong>à</strong> la salle commune. La sobriété et l’élégance rendent<br />

l’espace ali<strong>ment</strong>aire de plus en plus froid, même si cette<br />

froideur peut avoir des apparences mélodieuses.<br />

Mais, le troisième point important, je terminerai l<strong>à</strong>dessus,<br />

ce pourrait être le sujet d’une conférence en soi,<br />

32


c’est la gastronomie <strong>elle</strong>-même qui rentre en glaciation.<br />

La gastronomie, c’est par définition le contraire de tout<br />

ce que je vous ai dit l<strong>à</strong>. On pourrait penser que c’est<br />

comme une espèce d’oasis, dans un monde en train de<br />

se stériliser ou de se geler de toute part. Une espèce de<br />

paradoxale oasis dans une banquise… Eh bien non ! Je<br />

pense que dans une large mesure, et malgré l’intérêt<br />

qu’<strong>elle</strong> présente, il faut la voir dans une histoire générale<br />

de la culture et des pratiques sociales <strong>à</strong> la nouv<strong>elle</strong><br />

cuisine, apparue sous ce titre, sous ce nom, en 1972,<br />

relève, dans une large mesure, de cette représentation et<br />

de cette pratique générale de la glaciation. Un jour, j’ai<br />

beaucoup frappé un public, qui ne s’attendait pas du<br />

tout <strong>à</strong> ce genre de propos, j’avais été invité par Lesieur<br />

<strong>à</strong> un débat, animé par Henri Gault, où il y avait des<br />

chefs de cuisine. Avec la présence d’Henri Gault, c’était<br />

il y a trois ou quatre ans, le propos a rapide<strong>ment</strong> porté<br />

sur l’originalité de la nouv<strong>elle</strong> cuisine. Il y a une originalité<br />

de la nouv<strong>elle</strong> cuisine, c’est absolu<strong>ment</strong> incontestable,<br />

je ne l’ai pas remis en cause ; mais j’ai provoqué<br />

dans ce public, très forte<strong>ment</strong> bourgeois et qui n’aimait<br />

pas beaucoup cette évocation déj<strong>à</strong> fort subversive, des<br />

haut-le-cœur en disant que cette nouv<strong>elle</strong> cuisine s’inscrivait<br />

dans un processus historique. Il est inutile de<br />

vous dire que je le pense plus que jamais et avec des<br />

argu<strong>ment</strong>s de plus en plus, je ne dirais pas clés, mais<br />

déterminés. J’ai donc dit que cette nouv<strong>elle</strong> cuisine,<br />

avant d’éclater en 1972, ne pouvait se comprendre sans<br />

regarder de très près les événe<strong>ment</strong>s de 1968. Alors, vous<br />

comprenez, un public qui se souvenait des saveurs du<br />

quartier Latin en 1968, de jeunes gens qui en général, on<br />

peut bien le dire, n’avaient pas un goût particulière<strong>ment</strong><br />

raffiné de la table, etc. Cela leur est apparu comme une<br />

espèce de galéjade, mais absolu<strong>ment</strong> pas : les événe<strong>ment</strong>s<br />

33


de 68, malgré leur déflagration formidable, au moins<br />

au début, me paraissent – je l’ai écrit longue<strong>ment</strong> et j’en<br />

suis plus que jamais convaincu – relever de l’histoire<br />

de la glaciation contemporaine, et au plus haut degré.<br />

Je reviens <strong>à</strong> la nouv<strong>elle</strong> cuisine, il est évident que toute<br />

une dimension soixante-huitarde : le refus de la société<br />

urbaine, le retour aux sources, le retour <strong>à</strong> la nature, etc.,<br />

toute la dimension écologique de 1968, et qui en est<br />

peut-être d’ailleurs la dimension la moins frigide, vue<br />

avec le recul, est absolu<strong>ment</strong> indispensable pour comprendre<br />

l’évolution des goûts qui aboutit <strong>à</strong> ce culte du<br />

produit, du produit naturel, du produit de terroir, etc.<br />

La nouv<strong>elle</strong> cuisine est fondée sur trois exigences primordiales<br />

et fonda<strong>ment</strong>ales :<br />

– une représentation de la nature, je viens déj<strong>à</strong> d’en<br />

parler un peu,<br />

– une représentation de l’ascèse, et sur ça, je voudrais<br />

encore vous dire quelques mots,<br />

– et finale<strong>ment</strong> sur une pratique du discours.<br />

La nature, c’est cette dimension écologique, mais <strong>elle</strong><br />

est capitale, car n’oubliez pas que la nature n’était pas<br />

seule<strong>ment</strong> quelques considérations abstraites dans les<br />

débats du départ de la nouv<strong>elle</strong> cuisine. C’était, au nom<br />

de la nature, la mise en cause précisé<strong>ment</strong> d’une cuisine<br />

fonda<strong>ment</strong>ale<strong>ment</strong> cultur<strong>elle</strong>, au mauvais sens du<br />

terme, la cuisine des sauces du XIX e siècle : la cuisine<br />

d’Escoffier est une cuisine de la pure culture par opposition<br />

au retour aux sources, aux petits pois, aux petits<br />

haricots, aux petits légumes ou au poisson cru dont<br />

l’écho nous est venu <strong>à</strong> ce mo<strong>ment</strong>-l<strong>à</strong> du Japon ou de<br />

l’Extrême-Orient. L’ascèse : l<strong>à</strong> aussi, je pense qu’il y a<br />

une dimension ascétique dans la nouv<strong>elle</strong> cuisine, et ça<br />

n’est pas le pire, je parlais tout <strong>à</strong> l’heure avec une certaine<br />

véhémence des impostures des événe<strong>ment</strong>s de 1968,<br />

34


immenses impostures, mais l’ascèse ne relève pas unique<strong>ment</strong><br />

de l’imposture parce qu’<strong>elle</strong> s’inscrit d’une<br />

façon très profonde dans ce qu’il faut bien appeler l’air<br />

du temps. L’hédonisme contemporain et même ce qui<br />

est apparu en 1968 comme une espèce de revendication<br />

du désir, tous azimuts, ça c’est encore l<strong>à</strong>, l’écume qui<br />

cache la vérité profonde des phénomènes. Les sociétés<br />

d’Occident sont des sociétés régies par une pratique, en<br />

même temps que par des représentations, d’un ascétisme<br />

qui se profile derrière l’hédonisme hallucinant qui<br />

les caractérise. C’est l’autre volet de leur dimension.<br />

Quand on voit dans toutes les villes d’Amérique, et maintenant<br />

d’Europe, des gens courir en faisant du jogging,<br />

on se dit qu’il y a du sens derrière ces choses-l<strong>à</strong>, et ce<br />

n’est pas moi – après ce que je vous ai dit sur le fait de<br />

comprendre ce que veulent dire les choses, les signifiés,<br />

les significations –, ce n’est pas moi qui vous dirai que<br />

tout cela va de soi ; rien ne va de soi. Ces pratiques,<br />

parmi tant d’autres, sont la manifestation d’un effort sur<br />

soi-même, d’un effort d’endurance, ce sont des pratiques<br />

réductrices du plaisir immédiat. Chacun le sait et<br />

les psychanalystes le savent mieux que n’importe qui,<br />

l’ascèse et la jouissance ne sont absolu<strong>ment</strong> pas contradictoires.<br />

Il y a des jouissances d’ascèse et personne n’a<br />

jamais dit, <strong>à</strong> moins de dire une énorme sottise, que<br />

l’ascète est le contraire de la jouissance. L’histoire de<br />

l’ascèse chrétienne indique suffisam<strong>ment</strong> qu’il peut<br />

y avoir face <strong>à</strong> Dieu et face <strong>à</strong> l’infini de l’espérance<br />

paradisiaque, des jouissances infinies dans l’ascèse.<br />

Mais l’ascèse, en tant que t<strong>elle</strong>, c’est tout de même la<br />

souffrance. Notre société, et pas seule<strong>ment</strong> par le jogging,<br />

manifeste de tous les côtés un sens de la réduction de<br />

soi. Dans la nourriture et dans la nouv<strong>elle</strong> cuisine, la<br />

dimension ascétique est t<strong>elle</strong><strong>ment</strong> criante. Nourriture<br />

35


du peu, donc réduction de la profusion, réduction de<br />

l’abondance et de cette forme de jouissance qui était<br />

c<strong>elle</strong> de la gastronomie pendant les décennies de l’abondance.<br />

Gastronomie du bref, parce que comme c’est du<br />

peu, c’est égale<strong>ment</strong> du bref. Mais surtout gastronomie<br />

de la légèreté, de l’impalpable ; les mousses, les coulis…<br />

tout ce qui se sent <strong>à</strong> peine, tout ce qui se définit <strong>à</strong> peine.<br />

Et finale<strong>ment</strong>, dès qu’<strong>elle</strong> est apparue, <strong>à</strong> peu de chose<br />

près au mo<strong>ment</strong> même, je publiais Le Mangeur du<br />

XIX e siècle, la nouv<strong>elle</strong> cuisine s’inscrit dans cette tendance<br />

que j’ai déj<strong>à</strong> indiquée tout <strong>à</strong> l’heure, pour toute<br />

la culture contemporaine, mais qui, en gastronomie, la<br />

pousse jusqu’<strong>à</strong> ses extrêmes. C’est une gastronomie<br />

du discours, discours sur le produit, discours sur la chose,<br />

discours sur la préparation, discours sur le peu, discours<br />

sur le bref, sur la légèreté, sur la quintessence… Et la<br />

nourriture finit par se confondre avec le discours gastronomique.<br />

Entre parenthèses, il y avait bien longtemps<br />

(et bien avant l’arrivée de la “nouv<strong>elle</strong> cuisine” et de<br />

Gault et Millau qui ont créé l’expression et répandu le<br />

phénomène) que dans la profusion des livres sur la cuisine,<br />

surtout dans le public des cadres moyens, lecteurs<br />

et dévoreurs se confondaient. “Dévoreurs”, j’emploie<br />

ce mot d’une façon complète<strong>ment</strong> consciente et sans<br />

vouloir m’amuser avec le langage, “dévoreurs du Gault<br />

et Millau”. Il y avait b<strong>elle</strong> lurette, donc, que les cadres,<br />

allant dans les restaurants signalés par Gault et Millau,<br />

commandaient le discours de Gault et Millau. Leur choix,<br />

leur plaisir relevaient du discours intégrale<strong>ment</strong>… C’est<br />

un phénomène complète<strong>ment</strong> original, et s’il est vrai<br />

que la chronique ali<strong>ment</strong>aire luxuriante et souvent merveilleuse<br />

est née au XIX e siècle, pas avec Gault et Millau,<br />

ni même un peu avant avec Michelin, c’est un fait<br />

que le gourmand du XIX e ne se détermine pas par les<br />

36


chroniques de Grimod de la Reynière, ni d’Honoré<br />

Blanc, ni de tous ceux qui, entre 1800 et 1830, créent,<br />

développent, épanouissent le discours ali<strong>ment</strong>aire.<br />

Non. A notre époque, nous réglons, et il y a longtemps<br />

que les cadres se règlent sur le discours qui tient lieu de<br />

chose. Ne vous ai-je pas dit au début de mon propos<br />

que le refus de la chose au nom du discours est une des<br />

manifestations de la glaciation contemporaine. Pardonnezmoi,<br />

j’en ai fini d’être si sombre, si pessimiste. Il reste,<br />

rassurez-vous, des restaurants qui ne sont pas “glaciaires”,<br />

il reste des tables où, dans la vitalité créée souvent par<br />

le restaurateur, par la qualité des préparations, on se<br />

trouve dans la chaleur et peut-être parfois dans l’étuve.<br />

Cela arrive. Le mouve<strong>ment</strong> de glaciation et le parallélisme<br />

étrange de son développe<strong>ment</strong> dans la culture et<br />

la cuisine, que j’ai évoqués devant vous triste<strong>ment</strong> – car<br />

c’est toujours désagréable de tenir des propos au fond<br />

si négateurs, et peut-être par certains côtés aussi désespérants<br />

–, ce mouve<strong>ment</strong>, je pense, suit celui de la culture<br />

et je crains qu’il ne soit irréversible. Il n’y a pas t<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

longtemps, mon ami Emile Jung, un grand restaurateur<br />

alsacien, un des meilleurs d’Alsace, qui est l’un de ceux<br />

chez qui précisé<strong>ment</strong> le contraire de la glaciation se<br />

manifeste <strong>à</strong> longueur d’année, me disait : “Nous (pour<br />

se relier <strong>à</strong> ses collègues de la même inspiration, de la<br />

même école), <strong>à</strong> la fin du siècle, combien sera-t-on <strong>à</strong><br />

<strong>faire</strong> ce métier comme ça ? cinq pour cent si tout va bien,<br />

de la pratique et du commerce gastronomiques.” Je serais<br />

heureux que ces cinq pour cent correspondent <strong>à</strong> une<br />

vérité.<br />

Vous aurez, <strong>à</strong> ce mo<strong>ment</strong>-l<strong>à</strong>, c’est dans moins de vingt<br />

ans, très large<strong>ment</strong> le temps, j’espère que moi aussi, c’est<br />

moins sûr, mais pour vous, c’est évident, d’en éprouver<br />

la vérité.


Ce texte inédit de Jean-Paul Aron est la transcription<br />

d’une conférence prononcée en avril 1987, <strong>à</strong> l’invitation<br />

de l’université de Toulouse-le Mirail 1. Il venait de<br />

publier Les Modernes et nous lui avons demandé de<br />

voir dans qu<strong>elle</strong> mesure le phénomène de “glaciation”,<br />

qu’il avait mis en évidence dans les arts (la littérature,<br />

la peinture, la musique…) et dans les sciences humaines,<br />

était égale<strong>ment</strong> repérable, sous qu<strong>elle</strong>s formes et avec<br />

qu<strong>elle</strong>s conséquences, dans l’univers de la cuisine et<br />

dans l’esthétique gastronomique. Il s’agissait, en fait, de<br />

soumettre <strong>à</strong> sa sagacité la “sensibilité ali<strong>ment</strong>aire” de la<br />

seconde partie du XX e siècle, comme il l’avait fait pour<br />

le XIX e siècle.<br />

Dans l’histoire des idées, on retiendra sans doute la<br />

contribution de Jean-Paul Aron <strong>à</strong> l’émergence de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />

dans le champ des sciences sociales. En histoire,<br />

le mouve<strong>ment</strong> s’engage par l’investisse<strong>ment</strong> de la<br />

vie matéri<strong>elle</strong>, sous l’impulsion de ce qu’il est désormais<br />

1. Cette conférence a été prononcée dans le cadre de l’enseigne<strong>ment</strong><br />

de la maîtrise de sciences et techniques hôt<strong>elle</strong>rie tourisme thermalisme<br />

(MSTHTT) de l’université de Toulouse-le Mirail.<br />

39


convenu d’appeler “l’école des Annales” avec Marc<br />

Bloch et Lucien Febvre 2 comme chefs de file. Grâce<br />

aux travaux de Jean-Jacques Hemardinquer 3, de Fernand<br />

Braudel 4 et de Bartholomé Bennassar 5, une histoire<br />

de l’ali<strong>ment</strong>ation a pris forme et a suscité des<br />

analyses nutritionn<strong>elle</strong>s (études des structures des régimes<br />

ali<strong>ment</strong>aires ; bilan calorique ; poids de la part protéique<br />

de la ration…), économiques (études des circuits<br />

de production des ali<strong>ment</strong>s et de leurs règles<br />

d’échange…), sociologiques (consommations de<br />

classes, ali<strong>ment</strong>s, moyens sociaux…). On dispose<br />

maintenant de remarquables monographies sur la<br />

consommation des matières grasses, de la viande de<br />

porc, sur les pratiques ali<strong>ment</strong>aires de la cour d’Aix ou<br />

de l’Hôtel-Dieu de Toulouse…<br />

Simultané<strong>ment</strong>, la sociologie et l’anthropologie,<br />

<strong>elle</strong>s aussi, investissent ce nouvel objet. En 1961, Roland<br />

Barthes publie un article-programme intitulé : “Pour<br />

une psychosociologie de l’ali<strong>ment</strong>ation contemporaine 6”,<br />

dans lequel il nous annonce que la nourriture “n’est<br />

pas simple<strong>ment</strong> une collection de produits justiciables<br />

d’études statistiques ou diététiques, [mais] aussi et en<br />

2. Marc Bloch, “L’ali<strong>ment</strong>ation de l’ancienne France”, in Lucien<br />

Febvre dir., L’Encyclopédie française, t. XIV, Paris, 1954.<br />

3. Jean-Jacques Hemardinquer, Pour une histoire de l’ali<strong>ment</strong>ation,<br />

Colin, 1970.<br />

4. Fernand Braudel, “Vie matéri<strong>elle</strong> et comporte<strong>ment</strong>s biologiques”,<br />

in Annales ESC, 196, p. 545-548, et surtout Civilisation matéri<strong>elle</strong>,<br />

économie et capitalisme, XV-XVIII e siècle, Armand Colin, 1979,<br />

notam<strong>ment</strong> le tome I, “Les structures du quotidien”.<br />

5. Bartholomé Bennassar et Jean Goy, “Contribution <strong>à</strong> l’histoire de<br />

la consommation ali<strong>ment</strong>aire du XIV e au XIX e siècle”, in Annales ESC,<br />

90 (175), p. 402 <strong>à</strong> 429.<br />

6. Annales ESC, 16 (1961) p. 977-986 repris in Hemardinquer : “Pour<br />

une histoire de l’ali<strong>ment</strong>ation”, Cahier des Annales, n° 28, Cahier 970.<br />

40


même temps, un système de communication, un corps<br />

d’images, un protocole d’usage, de situations et conduites”,<br />

inaugurant ainsi une longue réflexion du structuralisme<br />

sur le culinaire.<br />

Trois ans plus tard, avec Le Cru et le Cuit, puis L’Origine<br />

des manières de table, Claude Lévi-Strauss décode<br />

les structures inconscientes du culinaire. “La cuisine<br />

d’une société est un langage dans lequel <strong>elle</strong> traduit<br />

inconsciem<strong>ment</strong> sa structure, <strong>à</strong> moins que, sans le savoir<br />

davantage, <strong>elle</strong> ne se résigne <strong>à</strong> y dévoiler ses contradictions<br />

7.” L’homme y apparaît comme un “animal cuisinier”,<br />

selon l’expression de Marcel Mauss, et la culture<br />

trouve son origine dans l’usage du feu de cuisine. “La<br />

cuisine, dont on n’a pas assez souligné qu’avec le langage,<br />

<strong>elle</strong> constitue une forme d’activité humaine véritable<strong>ment</strong><br />

univers<strong>elle</strong> : pas plus qu’il n’existe de<br />

société humaine sans langage, il n’en existe aucune<br />

qui, d’une façon ou d’une autre, ne fait pas cuire certains<br />

de ses ali<strong>ment</strong>s 8.” L’ali<strong>ment</strong>ation devient objet<br />

d’étude de la culture savante et prolonge la redécouverte<br />

du corps engagée par la psychanalyse.<br />

Cependant, de t<strong>elle</strong>s re<strong>cherche</strong>s, au demeurant indispensables,<br />

semblent entretenir avec les pratiques gastronomiques<br />

les mêmes relations que c<strong>elle</strong>s qui se<br />

tissent entre les tables de compositions ali<strong>ment</strong>aires de<br />

nos diététiciens et les exaltantes recettes de Cuisine<br />

minceur de Michel Guérard. L’histoire de la vie matéri<strong>elle</strong><br />

est une histoire “essenti<strong>elle</strong>, nous dit Alain Girard,<br />

mais négligeant, quelque peu, les aspects culturels du<br />

fait ali<strong>ment</strong>aire”.<br />

7. Claude Lévi-Strauss, L’Origine des manières de table, Plon, 1968,<br />

p. 411.<br />

8. Claude Lévi-Strauss, “Le Triangle culinaire”, L’Arc, 1965, p. 22.<br />

41


Au-del<strong>à</strong> de ces “structures historiques de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />

quotidienne”, Jean-Paul Aron 9, admirateur de<br />

Maurice Merleau-Ponty, plongeant en phénoménologue<br />

dans les <strong>ment</strong>alités, tire son épingle du jeu. L’Essai sur<br />

la sensibilité ali<strong>ment</strong>aire <strong>à</strong> Paris au XIX e, puis Le Mangeur<br />

du XIX e siècle 10, qui resituent les pratiques de table<br />

dans les cadres imaginaires et dans l’univers mythologique<br />

qui les supportent, contribuent, dans l’effervescence<br />

de la “nouv<strong>elle</strong> histoire”, <strong>à</strong> <strong>faire</strong> émerger “l’histoire<br />

des <strong>ment</strong>alités” <strong>à</strong> la croisée de la sociologie et de l’anthropologie.<br />

Et, Le Mangeur… sert désormais de référence.<br />

Depuis, venant de la géographie, de la sociologie, de<br />

l’ethnologie, de l’économie, de la psychologie, de l’histoire,<br />

de la psychanalyse, le discours sur le culinaire<br />

s’emballe et part <strong>à</strong> la conquête de ce nouveau Far West<br />

culturel. “Et si – comme le disait Philippe Ariès, peu de<br />

temps avant de disparaître – la gueule n’a pas encore<br />

atteint le statut académique du sexe”, ça ne saurait tarder.<br />

On ne présente pas Jean-Paul Aron, tout le monde<br />

connaît Le Mangeur du XIX e siècle, mais il est des<br />

aspects de son œuvre qu’il est peut-être important de<br />

rappeler pour préciser la multidimensionnalité du personnage<br />

et surtout l’ampleur du regard.<br />

Jean-Paul Aron était directeur d’études <strong>à</strong> l’Ecole<br />

pratique des hautes études. Agrégé de philosophie, il<br />

avait égale<strong>ment</strong> une formation scientifique. Très connu<br />

aujourd’hui, pour ses travaux historiques et sociologiques.<br />

On citera, bien sûr, l’histoire de l’ali<strong>ment</strong>ation,<br />

9. Jean-Paul Aron, “Essai sur la sensibilité ali<strong>ment</strong>aire <strong>à</strong> Paris au<br />

XIX e siècle”, in Cahier des Annales, n° 25, 1967.<br />

10. Jean-Paul Aron, Le Mangeur du XIX e siècle, Laffont, 1975.<br />

42


mais égale<strong>ment</strong> l’histoire du conscrit français avec<br />

Anthropologie du conscrit français 11, écrit en collaboration<br />

avec Emmanuel Le Roy Ladurie et Pierre Dumont,<br />

ou encore l’histoire de la sexualité, rappelons Le Pénis<br />

de la démoralisation de l’Occident 12, rédigé avec Roger<br />

Kempf ; un historien donc, mais aussi un homme de<br />

littérature, romancier 13 et auteur de théâtre. Le festival<br />

de Sarlat a, il y a quelques années, eu l’heureuse idée<br />

de mettre <strong>à</strong> son programme deux pièces 14 de Jean-Paul<br />

Aron.<br />

Voil<strong>à</strong> quelques-unes des différentes facettes du personnage,<br />

mais j’oubliais une autre dimension… La<br />

formation scientifique de Jean-Paul Aron, et sa qualité<br />

de philosophe l’ont conduit tout natur<strong>elle</strong><strong>ment</strong> <strong>à</strong> déployer<br />

un regard épistémologique sur les sciences biologiques.<br />

Interrogation d’autant plus intéressante pour<br />

lui qu’il était issu d’une famille de médecins. Et s’il est<br />

un ouvrage, insuffisam<strong>ment</strong> connu, c’est bien les Essais<br />

d’épistémologie biologique 15. Ce recueil d’articles écrit<br />

entre 1960 et 1968 n’a, de toute évidence, pas encore été<br />

digéré par la pensée biologique et médicale contemporaine.<br />

Il est marqué du sceau de l’historien, du sociologue,<br />

de l’anthropologue, mais en même temps, sinon<br />

du spécialiste, tout au moins de l’initié aux “sciences<br />

dures”. Le développe<strong>ment</strong> d’une épistémologie de la<br />

11. Jean-Paul Aron, Pierre Dumont et Emmanuel Le Roy Ladurie,<br />

Anthropologie du conscrit français, 1972.<br />

12. Jean-Paul Aron et Roger Kempf, Le Pénis de la démoralisation<br />

de l’Occident, Grasset, 1978.<br />

13. Jean-Paul Aron, La Retenue, Grasset, 1962 et Point mort, Grasset,<br />

1964.<br />

14. Jean-Paul Aron, Théâtre, Christian Bourgois, 1970.<br />

15. Jean-Paul Aron, Essais d’épistémologie biologique, Christian<br />

Bourgois, 1969.<br />

43


diététique 16 est un chantier auquel il faudra bien, un<br />

jour ou l’autre, s’attaquer ; nous découvrirons alors que<br />

Jean-Paul Aron en avait ouvert la voie.<br />

Quelques élé<strong>ment</strong>s de contexte social et personnel,<br />

maintenant, pour mettre ce texte en perspective. En<br />

avril 1987, lorsqu’il donne cette conférence, Jean-Paul<br />

Aron se sait séropositif, mais <strong>à</strong> cette époque la méconnaissance<br />

du sida laisse une formidable prise <strong>à</strong> l’espoir<br />

non d’une guérison, mais du non-développe<strong>ment</strong> de<br />

la maladie. “Je ne voudrais pas être logé trop loin,<br />

avait-il dit, j’ai des petits problèmes de santé.” Nous ne<br />

sommes pas au courant de son état de santé mais sentons<br />

chez lui par mo<strong>ment</strong>s une très grande nostalgie.<br />

Quelques mois plus tard, il sera, par ses aveux, le premier<br />

int<strong>elle</strong>ctuel français <strong>à</strong> oser lever la loi du silence<br />

et une part des tabous qui pèsent sur cette maladie.<br />

Mais au printemps 1987, l’actualité de Jean-Paul Aron<br />

était littéraire et turbulente. Installé dans le rôle ridicule<br />

d’empereur romain sauvant ou vouant aux enfers, d’un<br />

simple tour de poignet, les représentants de la modernité,<br />

par un Bernard Pivot metteur en scène mal inspiré<br />

ce soir-l<strong>à</strong>, la présentation de son livre Les Modernes<br />

avait provoqué dans le microcosme int<strong>elle</strong>ctuel parisien<br />

quelques remous. Les contre-attaques n’avaient<br />

pas tardé et si, par la magie de la télévision, Jean-Paul<br />

Aron avait pu oublier, l’espace d’un instant, qu’il n’était<br />

qu’un gladiateur parmi les autres, les réactions qui suivirent<br />

le ramenèrent très vite <strong>à</strong> la réalité.<br />

16. Voir “Biologie et ali<strong>ment</strong>ation au XVIII e siècle et au début du<br />

XIX e siècle”, in Essais d’épistémologie biologique, p. 205-218.<br />

44


Daniel Cost<strong>elle</strong>, séduit par l’ouvrage, produit <strong>à</strong> partir<br />

des Modernes trois émissions sur FR3. Bien construites,<br />

<strong>elle</strong>s laissent la parole aux “accusés” : Claude Lévi-<br />

Strauss, Alain Robbe-Grillet, Roland Barthes, sauf peutêtre<br />

<strong>à</strong> Jacques Lacan – mais peut-on laisser la parole <strong>à</strong><br />

Jacques Lacan ? Elles déclenchèrent, <strong>elle</strong>s aussi, un<br />

véritable tollé. Jean-Paul Aron y malmenait Roger<br />

Caillois en termes un peu brutaux, qualifiant Le Vent<br />

d’hiver de “texte aux accents fascistes”. Il n’en fallut<br />

pas plus pour qu’un appel au boycott fut lancé. Libération<br />

orchestrait la manœuvre.<br />

La veille de cette conférence, sans doute la dernière<br />

de Jean-Paul Aron, nous avions organisé un repas <strong>à</strong><br />

l’Ecole hôtelière de Toulouse. Professeurs et étudiants<br />

qui officiaient ce soir-l<strong>à</strong> ont eu le plaisir, rare en gastronomie,<br />

de servir un vrai connaisseur. Les com<strong>ment</strong>aires<br />

tombaient, enthousiastes, bienveillants. La mode était au<br />

“Petits rougets traités en sauce vin rouge montée au<br />

beurre d’anchois” ; notre invité y retrouva tout de suite<br />

la “sauce Chambord”, grand classique du XIX e siècle.<br />

La présence, <strong>à</strong> ce repas, de Dominique Autié amena<br />

rapide<strong>ment</strong> la discussion sur la polémique en cours.<br />

Blessé que les critiques se cristallisent sur une petite<br />

phrase, Jean-Paul Aron avait visible<strong>ment</strong> envie et besoin<br />

d’en parler. Voil<strong>à</strong> pourquoi la conférence du lendemain<br />

démarre sur ce thème : <strong>elle</strong> prolonge en fait cette discussion<br />

et constitue pour lui l’occasion d’une mise au<br />

point. Aujourd’hui, après la publication de la biographie<br />

de Roger Caillois d’Odile Felgine 17, qui étudie en<br />

détail l’ambiguïté des positions de Caillois au mo<strong>ment</strong><br />

de la Seconde Guerre mondiale, la lecture d’Aron a<br />

gagné en pertinence.<br />

17. Odile Felgine, op. cit.<br />

45


Reste que Les Modernes sont un ouvrage irremplaçable<br />

où cohabite l’analyse <strong>à</strong> longue portée et les mesquineries<br />

que, grand maître dans l’art du manie<strong>ment</strong> des<br />

acides, Jean-Paul Aron transforme en perles et qui, plus<br />

que nuire <strong>à</strong> ceux qui en ont été les victimes, participent <strong>à</strong><br />

leur notoriété ; trois lignes pour exécuter Canguilhem,<br />

deux métaphores pour Lévi-Strauss, un compli<strong>ment</strong><br />

pour Roland Barthes… La quer<strong>elle</strong> du structuralisme<br />

nous paraît bien lointaine aujourd’hui ; tant planent sur<br />

nous des dangers bien plus forts que ceux de l’impérialisme<br />

du signifiant. Vous en avez été vous-même, Jean-<br />

Paul Aron, une des premières victimes.<br />

Ouvrage irremplaçable, Les Modernes mettent en<br />

scène les jeux de concurrence, les stratégies pour conquérir<br />

les faveurs du public et les positions symboliques de<br />

l’appareil universitaire ou du monde de l’édition. Allumant<br />

feu et contre-feu, lançant les rumeurs, occupant<br />

les médias, jetant le discrédit sur leurs concurrents, forçant<br />

leurs différences pour se poser plus claire<strong>ment</strong> les<br />

grandes figures se donnent <strong>à</strong> voir dans le clair-obscur<br />

des ambitions. Observateur privilégié de l’effervescence<br />

de la petite histoire int<strong>elle</strong>ctu<strong>elle</strong> de cette<br />

seconde partie du XX e siècle, il nous livre ici un matériau<br />

de premier ordre pour les historiens et sociologues<br />

de la science 18. Il permet de comprendre com<strong>ment</strong>, derrière<br />

l’historisation et l’inscription dans les problématiques<br />

personn<strong>elle</strong>s des acteurs, se déploie le travail des idées<br />

et se produit la connaissance.<br />

18. Voir Jean-Michel Berthelot, Les Vertus de l’incertitude, PUF, 1996,<br />

et Bruno Latour et Michel Callon, La science t<strong>elle</strong> qu’<strong>elle</strong> se fait, La<br />

Découverte, 1990.<br />

46


Le passage <strong>à</strong> l’écrit d’une conférence que Jean-Paul<br />

Aron a déployée <strong>à</strong> partir d’une simple trame nous a mis<br />

devant des choix difficiles. Il ne s’agissait bien évidem<strong>ment</strong><br />

pas de réécrire <strong>à</strong> la façon de… Nous souhaitions<br />

restituer une part du lyrisme qui réside dans la forme<br />

parlée de cette communication. L’intervention a donc été<br />

minimaliste pour respecter le plus possible les inclusions<br />

successives et les envolées qui caractérisaient le style<br />

oral de Jean-Paul Aron, mais aussi parce que, dans le jeu<br />

des associations, dans les itérations, dans les retours en<br />

arrière, se livre un réseau de significations qui donne <strong>à</strong><br />

voir l’organisation et l’intimité de sa pensée.<br />

On ne saurait terminer cette présentation sans évoquer<br />

l’accueil très chaleureux de la famille de Jean-<br />

Paul Aron et remercier sa nièce, Mme Michèle Mauriac,<br />

pour l’autorisation de publier cet “inédit”.<br />

19. Socio-anthropologue, université de Toulouse-le Mirail.<br />

J.-P. P. 19


JEAN-JACQUES BOUTAUD<br />

SÉMIOPRAGMATIQUE DU GOÛT<br />

Plaidons coupable pour le caractère indigeste du titre.<br />

On pourrait croire <strong>à</strong> l’intrusion d’une manœuvre théorique<br />

de plus sur le goût, avec un label <strong>à</strong> rallonge, de<br />

sémiotique <strong>à</strong> sémiopragmatique, qui offrirait une caution<br />

de scientificité. Or, sans se laisser impressionner<br />

par les termes, ce qui est posé comme enjeu c’est non<br />

seule<strong>ment</strong> l’image sociale du goût, <strong>à</strong> travers signes,<br />

représentations et processus de signification (approche<br />

sémiotique), mais, <strong>à</strong> partir de ce monde signifiant, les<br />

données pragmatiques de sa communication, en situation,<br />

en contexte, comme matrice d’interaction sociale<br />

(approche sémiopragmatique).<br />

A l’intérieur du champ des sciences humaines concernées<br />

par le goût, il est donc question de s’intéresser en<br />

priorité <strong>à</strong> la manifestation des signes négociés dans l’espace<br />

social (niveau macrosémiotique) ou dans l’espace<br />

dialogique (niveau microsémiotique) lorsque le goût se<br />

place au centre ou au creux des relations entre sujets,<br />

entre sujet et objet. La re<strong>cherche</strong> de ces modalités<br />

signifiantes, sur un objet aussi complexe que le goût<br />

(dans ses formes, ses manifestations, ses fonctions, etc.),<br />

est de nature <strong>à</strong> renforcer, dans le voisinage immédiat<br />

de la linguistique, de la sociologie ou de l’anthropologie<br />

cultur<strong>elle</strong>, la légitimité des sciences humaines, alors<br />

49


que les sciences dites exactes ont déj<strong>à</strong> marqué très large<strong>ment</strong><br />

leur terrain. Qu’il s’agisse des sciences qui<br />

voient le goût plutôt par le bas (fonctions d’ingestion,<br />

propriétés nutritionn<strong>elle</strong>s) ou c<strong>elle</strong>s qui le voient plutôt<br />

par le haut (marqueurs organoleptiques de la flaveur,<br />

traite<strong>ment</strong> cérébral des informations), <strong>elle</strong>s laissent large<strong>ment</strong><br />

ouverte, aux sciences humaines, la question du<br />

sens que nous donnons au goût dans notre expérience,<br />

des signes et des valeurs qui s’y rattachent.<br />

Le propre du goût, la saveur, se dérobe <strong>à</strong> toute définition<br />

ou description de ses propriétés objectives dans<br />

le champ des sciences humaines, <strong>à</strong> commencer par la<br />

communication. En revanche, le déplace<strong>ment</strong> de la saveur<br />

vers la valeur, du physiologique vers le social et le<br />

symbolique, donne au goût toute sa dimension signifiante.<br />

En dehors de la sensation, non communicable<br />

en soi, le sens et la signification parcourent les images,<br />

les représentations, les formes sociales du goût. Trajet<br />

sensible et intelligible des sens vers le sens. Toute<br />

démarche sémiotique reposant sur des oppositions<br />

reconnues comme pertinentes, c’est <strong>à</strong> partir d’une<br />

axiologie élé<strong>ment</strong>aire, entre nature et culture, que le<br />

goût semble trouver ses premiers élé<strong>ment</strong>s de définition,<br />

en termes d’image et de représentation.<br />

Niée au plan de la saveur, non transmissible t<strong>elle</strong><br />

qu<strong>elle</strong>, c’est donc au plan de la valeur que la communication<br />

du goût doit son articulation. Sans avoir <strong>à</strong> développer<br />

ce qui, chez Lévi-Strauss (1964) ou Leroi-Gourhan<br />

(1964), éclaire l’anthropologie du goût, il va de soi que<br />

son axiologie de base s’organise autour de l’opposition<br />

nature vs culture. Des relations de contrariété comme<br />

sauvage vs élaboré, naturel vs apprêté, venant se greffer,<br />

au besoin, sur cette opposition première. Avant même<br />

de s’intéresser <strong>à</strong> l’environne<strong>ment</strong> naturel ou culturel du<br />

50


goût, <strong>à</strong> sa mise en image ou en scène sous ce double<br />

registre, comme il advient dans l’esthétique culinaire<br />

ou gastronomique, ou la représentation commerciale<br />

du goût, il convient de rabattre, dans un premier temps,<br />

cette opposition nature vs culture, au seul niveau de la<br />

propriété comestible et ali<strong>ment</strong>aire.<br />

On ne saurait reprendre tels quels, dans le cadre de<br />

cette étude sur le goût, les fonde<strong>ment</strong>s logiques et anthropologiques<br />

des oppositions reconnues comme signifiantes<br />

par Lévi-Strauss, entre nature et culture. Mais si<br />

l’on retient l’organisation sémiotique possible <strong>à</strong> en<br />

donner, sous l’isotopie du régime animal ou végétal,<br />

<strong>elle</strong> offre des lignes de construction signifiantes. Entre<br />

le cru et le cuit, le sec et le frais, le sauvage et l’élaboré,<br />

la reconnaissance gustative joue de cette ligne de<br />

partage entre nature et culture, soit dans la composition<br />

ou la propriété de l’élé<strong>ment</strong> gustatif pris isolé<strong>ment</strong>, soit<br />

dans l’ordonnance des élé<strong>ment</strong>s agencés <strong>à</strong> l’intérieur<br />

de ce que l’on pourrait appeler un programme gustatif,<br />

qui prend alors valeur de programme narratif, dans la<br />

séquence des plats et la programmation des valeurs<br />

associées <strong>à</strong> leur dégustation (finesse, légèreté, harmonie,<br />

richesse, etc.).<br />

L’opposition fondatrice, nature vs culture, avec ses<br />

multiples occurrences, est indissociable d’une expression<br />

visu<strong>elle</strong> qui tire large<strong>ment</strong> parti des signes de manifestation<br />

extérieurs de propriétés comme les consistances,<br />

les températures, les formes et les textures, dont l’aspect<br />

visible entretient l’image synesthésique du goût. Preuve<br />

que la tentation de “l’ali<strong>ment</strong> séducteur” (Lévi-Strauss)<br />

passe par les signes comme élé<strong>ment</strong>s médiateurs. Quand<br />

bien même ils exaltent la nature ou le caractère naturel<br />

du goût, ces signes ont toujours en commun avec la<br />

culture le pouvoir d’humaniser le goût, de le rendre<br />

51


sensible par des traits visibles. Quand les bases du goût,<br />

saveur et odeur, font défaut, il puise dans l’aspect, la<br />

forme et la couleur, les premiers signes d’un objet qui<br />

s’attache ou non <strong>à</strong> la nature, mais ne s’arrache jamais<br />

totale<strong>ment</strong> <strong>à</strong> la culture qui en consomme l’image.<br />

Une première ligne de partage structure donc le goût<br />

entre nature et culture, entre ce que la nature donne et<br />

ce que la culture élabore. Ce n’est pas seule<strong>ment</strong> au<br />

prix d’une opération humaine, technique ou non, de<br />

transformation des substances <strong>à</strong> caractère minéral, végétal<br />

ou animal, que se reconnaît l’empreinte de la culture<br />

sur le goût. Du goût ressenti “par nature”, comme une<br />

sensation organique et natur<strong>elle</strong>, au goût reconnu “dans<br />

sa nature” ou perçu comme “naturel” pour qualifier tel<br />

produit, on ne peut guère nier le travail de la culture sur<br />

la nature et, notam<strong>ment</strong>, toute la force d’attraction des<br />

signes dans les représentations sociales et cultur<strong>elle</strong>s<br />

du goût. A l’inverse, quand le caractère artificiel du<br />

produit semble totale<strong>ment</strong> étranger au cadre de la nature,<br />

c<strong>elle</strong>-ci reprend quand même ses droits <strong>à</strong> travers l’évocation<br />

naïve d’arômes naturels (goût fruité, exotique) ou<br />

d’élé<strong>ment</strong>s du monde naturel (animalier, végétal, etc.).<br />

En allant plus loin, les phénomènes de socialisation<br />

et de ritualisation débordent le rapport nature-culture,<br />

pour <strong>faire</strong> jouer, dans la manifestation ou la reconnaissance<br />

du goût, un autre vecteur de transformation et donc<br />

de définition de la sensation gustative : du goût culturel<br />

au goût cultivé. Autre<strong>ment</strong> dit, du goût défini par relation<br />

<strong>à</strong> un état naturel au goût défini par relation <strong>à</strong> un<br />

code culturel dominant. Le goût culturel relevant de la<br />

manipulation des élé<strong>ment</strong>s naturels, le goût cultivé de<br />

la manipulation des codes sociaux. On passe alors d’un<br />

opérateur de sélection des élé<strong>ment</strong>s naturels <strong>à</strong> un opérateur<br />

de distinction. En raison même de sa capacité <strong>à</strong><br />

52


interférer avec les autres sens, le senti<strong>ment</strong> gustatif se<br />

nourrit donc de la conformité et de la fusion entre ce<br />

que Voltaire nomme le goût sensuel et le goût int<strong>elle</strong>ctuel.<br />

T<strong>elle</strong> pourrait être la recette du plaisir, si essentiel<br />

dans la manifestation du goût, lorsque la nécessité, de<br />

l’ordre de la nature, fait place au désir, dans l’ordre de<br />

la culture, lorsque l’instinct d’avaler, de dévorer (isotopie<br />

du goinfre), se mue en besoin de sentir et de goûter<br />

(isotopie du gourmet). Goûter, c’est ainsi prendre le<br />

temps de regarder, de savourer et de dévorer, d’abord<br />

avec les yeux, pour que naisse un désir qui consume <strong>à</strong><br />

la fois le sujet et l’objet dans la consommation, ou qui<br />

passe de l’objet au sujet avec la même évidence de<br />

désir charnel dans l’expression complexe du goût.<br />

Du goût naturel, que l’on pourrait définir, <strong>à</strong> la base,<br />

comme instinctif et défensif, au goût culturel, capable<br />

d’élaboration pour s’arracher <strong>à</strong> la nature, puis de ce<br />

goût culturel, au sens anthropologique, au goût cultivé,<br />

dans une dimension esthétique et sociale, les frontières<br />

du goût se déplacent toujours plus d’un régime de sensation<br />

pure <strong>à</strong> un régime de représentation où les sens<br />

travaillent, par discerne<strong>ment</strong>, <strong>à</strong> <strong>faire</strong> sens. Change<strong>ment</strong>s<br />

d’angles qui en app<strong>elle</strong>nt au désir, au langage, aux signes<br />

<strong>à</strong> l’intérieur d’un espace plus seule<strong>ment</strong> organique (le<br />

corps) mais symbolique (le corps social) pour le goût,<br />

et d’une temporalité subjective inscrite dans la durée<br />

ou dans un temps suspendu l<strong>à</strong> où la consommation se<br />

réalise ou s’épuise dans l’instant. Si l’homme reste toujours<br />

attaché <strong>à</strong> un fond de nature, dans la re<strong>cherche</strong> du<br />

plaisir que procure le goût, celui-ci ne prend un sens et<br />

une dimension qu’<strong>à</strong> travers “le filtre des images” (Leroi-<br />

Gourhan), de l’expérience vécue et réfléchie. Par-del<strong>à</strong><br />

l’obédience stricte<strong>ment</strong> ali<strong>ment</strong>aire ou culinaire, le goût<br />

se conjugue au bon goût qui qualifie le gourmet, au<br />

53


plaisir raffiné, et disqualifie le goinfre, dont la fonction<br />

primaire et grossière se coupe de sensations “étudiées”.<br />

Il n’est pas indifférent de constater que, dans le dictionnaire,<br />

sapidité et sapience voisinent, que saveur et<br />

sagesse se voient ainsi rapprochées.<br />

Dans ce déplace<strong>ment</strong> des signes culturels vers les<br />

signes cultivés du goût, on ne saurait revenir sur la relation<br />

entre goût et habitus, large<strong>ment</strong> inscrite dans le<br />

champ de la sociologie. Mais, pour retenir l’un des traits<br />

les plus manifestes de l’expression cultur<strong>elle</strong> du goût, il<br />

faut observer que par le jeu des conventions et des<br />

normes, la culture révèle dans le respect (strict, amusé,<br />

détourné) de la forme et des formes ce qui est propre <strong>à</strong><br />

constituer le goût : “Ainsi, le goût est l’opérateur pratique<br />

de la transmutation des choses en signes distincts<br />

et distinctifs, des distributions continues en oppositions<br />

discontinues ; il fait accéder les différences inscrites<br />

dans l’ordre physique des corps, <strong>à</strong> l’ordre symbolique<br />

des distinctions signifiantes” (Bourdieu, 1979, 194). Ce<br />

qui est vrai du goût cultivé en général prend ici toute sa<br />

valeur <strong>à</strong> l’égard du senti<strong>ment</strong> gustatif en particulier.<br />

En évoquant le jeu des normes et des conventions, et le<br />

jeu correspondant du sujet avec les signes et les formes<br />

sociales du goût (sous la détermination constructiviste de<br />

l’habitus), il ne s’agit pas d’ajouter <strong>à</strong> notre propos un<br />

simple effet de style. En effet, si le poids des déterminations<br />

sociales est réel, il ne renvoie pas seule<strong>ment</strong> <strong>à</strong> un<br />

usage de classe, figé et massif, des codes qui régissent<br />

l’image et la représentation du goût. La consommation<br />

des signes (visuels, situationnels, interactionnels) laisse<br />

toujours une part <strong>à</strong> ce que la théorie de la réception retient<br />

de la dynamique du jeu. A savoir trois caractéristiques<br />

déterminées par l’incertitude (on ne sait pas exacte<strong>ment</strong><br />

où l’on va <strong>à</strong> travers tel rapport bricolé, sociale<strong>ment</strong>,<br />

54


culinaire<strong>ment</strong>, avec le goût), par la duplicité et la réflexivité<br />

(on sait que l’on joue avec son image et c<strong>elle</strong> du goût<br />

lui-même, <strong>à</strong> l’intérieur d’un processus de transformations,<br />

d’individualisation, d’expression d’un goût personnel),<br />

par l’illusion (on accepte de se laisser prendre par les<br />

signes et les codes, les formes et les usages qui correspondent<br />

<strong>à</strong> une certaine image du goût). Entre la prescription<br />

sociale et l’affirmation d’un goût individualisé, entre<br />

le travail de catégorisation et l’expression idiosyncrasique,<br />

les signes de manifestation du goût laissent donc la<br />

place <strong>à</strong> des stratégies de repérage et d’ajuste<strong>ment</strong> inscrites<br />

dans la dynamique du jeu social et, pour reprendre un<br />

concept goffmanien, dans la mise en scène de soi.<br />

Sur un mode tribal (Maffesoli, 1988), goût et ethos se<br />

replacent, aujourd’hui, dans un contexte, moins cultivé<br />

que culturalisé, de valorisation des pratiques individualistes,<br />

caractérisées par un double mouve<strong>ment</strong> hédoniste<br />

(se <strong>faire</strong> plaisir) et productif (rester actif) que le sujet<br />

social entend négocier au mieux avec les contraintes de<br />

son milieu 1. Dialectique<strong>ment</strong> affirmées par rapport aux<br />

normes sociales, ces pratiques individualistes, voire égotistes,<br />

confortent le sujet dans sa compétence réfléchie (le<br />

bon choix au bon mo<strong>ment</strong>) et réflexive (se construire une<br />

bonne image ou une image sociale<strong>ment</strong> favorable de soi).<br />

Sans re<strong>cherche</strong> délibérée ou systématique de la part du<br />

1. Voir, <strong>à</strong> ce sujet, la présentation des re<strong>cherche</strong>s coordonnées par<br />

Ismène Giachetti dans Identités des mangeurs - Images des ali<strong>ment</strong>s<br />

(CNERNA-CNRS, Polytechnica, 1996) avec, d’une contribution <strong>à</strong> l’autre,<br />

un intérêt pour notre problématique : Matty Chiva (construction des<br />

identités), Claude Fischler (dimension anthropologique du rapport <strong>à</strong><br />

l’ali<strong>ment</strong>ation), Claude Thouvenot (approche historique des modèles<br />

ali<strong>ment</strong>aires), Saadi Lahlou (représentations dans les médias), Jean-<br />

Louis Lambert (marketing ali<strong>ment</strong>aire), Jean-Pierre Corbeau (présentation<br />

dramatisée des ali<strong>ment</strong>s), Fabienne Demangeon-Valançot<br />

(approches intercultur<strong>elle</strong>s).<br />

55


sujet, ses pratiques se chargent de sens. Elles répondent <strong>à</strong><br />

une économie signifiante toujours plus marquée dans<br />

l’espace du quotidien, avec ses dimensions polychrones<br />

(par exemple, grignoter en regardant la télé ; manger sur<br />

le pouce dans le cycle productif de la journée ; jouer, au<br />

contraire de la cérémonie d’un repas d’af<strong>faire</strong>s pour<br />

négocier), polysensori<strong>elle</strong>s (goûter des cuisines variées,<br />

exotiques ; revenir, en contrepoint, <strong>à</strong> des saveurs oubliées ;<br />

re<strong>cherche</strong>r des goûts nouveaux, des textures plus élaborées,<br />

des saveurs composées dans tel yaourt ou t<strong>elle</strong><br />

tisane) où, sous une forme polysémique (dans l’ordre du<br />

signe), la subjectivité et le jeu des interactions (dans l’ordre<br />

du sujet) reprennent des droits sur les codes bien établis.<br />

Une sémiopragmatique du goût peut donc se prévaloir<br />

d’une dimension ré<strong>elle</strong><strong>ment</strong> pragmatique dans la<br />

mesure où <strong>elle</strong> replace l’analyse du signe et des processus<br />

de signification (compétence sémiotique) non seule<strong>ment</strong><br />

dans le cadre d’une relation intersubjective entre<br />

instances de communication (pragmatique de l’énonciation<br />

<strong>à</strong> travers le message) mais dans un cadre d’énonciation<br />

sociale où valeurs, normes et représentations<br />

constituent la forme <strong>à</strong> la fois déterminante et négociée<br />

de la relation <strong>à</strong> l’objet. Entre le sujet de l’énonciation,<br />

construit par le message, et le sujet social, construit par<br />

l’expérience en société, la sémiopragmatique s’emploie<br />

<strong>à</strong> reconnaître une identité de structure. Dans le voisinage<br />

d’une socio-sémiotique 2, <strong>elle</strong> s’intéresse particulière<strong>ment</strong><br />

2. T<strong>elle</strong> que la conçoivent Gunther Kress et Théo Van Leeuwen :<br />

“Social semiotics (sign-making in society, is an attempt to describe<br />

and understand how people produce and communicate meaning in<br />

specific social settings, be they «micro» settings such as the family,<br />

or settings in which sign-making is well institutionalized and hemmed<br />

in by habits, conventions and rules”, Reading Images :The Grammar<br />

of Visual Design, Routledge, Londres, 264.<br />

56


aux conditions sociales de production et de reconnaissance<br />

du signe mais reste attachée, en dernière instance,<br />

<strong>à</strong> l’organisation du message (au sens large, de texte,<br />

d’image, de construction d’objet, d’espace, de situation)<br />

comme système d’interrelations entre les signes et la vie<br />

en société. Une relation s’établit entre les formes de<br />

représentation de l’organisation sociale (structuration<br />

externe par les rites, les valeurs, les pratiques normatives<br />

et tribales) et les formes de représentation de l’organisation<br />

du message (structuration interne de l’expression et<br />

du contenu dans la manifestation des signes).<br />

Ce cadre théorique étant posé, même rapide<strong>ment</strong>, que<br />

faut-il en attendre pour l’intelligence de notre objet, le<br />

goût et les représentations gustatives ? Sur quels plans<br />

majeurs une sémiopragmatique du goût peut-<strong>elle</strong> engager<br />

l’analyse du signe ? Dans le contexte social déj<strong>à</strong> décrit, la<br />

dynamique de production des systèmes signifiants n’a pu<br />

échapper. Entre valeurs et marques tribales, entre modèles<br />

normatifs et idiosyncrasie, le goût dialectise nature et<br />

culture, se déplace (et se condense) du culturel au cultivé,<br />

du cultivé au culturalisé, donnant l’illusion d’aller vers<br />

une consommation toujours plus sélective, privée, voire<br />

privative du signe. Cette démocratie sémiotique, au moins<br />

apparente, porte <strong>à</strong> capitaliser sur l’activité du signe <strong>à</strong> différentes<br />

éch<strong>elle</strong>s de manifestation ou de représentation.<br />

Nous en dessinerons, schématique<strong>ment</strong>, les contours (voir<br />

illustration page 58).<br />

Les domaines sémiotiques fixés <strong>à</strong> chaque point<br />

d’horizon du signe n’ont bien sûr ici qu’une valeur<br />

indicative. A partir des variables visu<strong>elle</strong>s (forme, couleur,<br />

texture) et des variables discursives (acteurs, temps,<br />

espace) on pourrait recentrer l’approche sémiotique du<br />

goût sur des dimensions discrètes très variées. A l’inverse,<br />

une approche visu<strong>elle</strong> ou synesthésique du goût pourrait<br />

57


s’appuyer, au besoin, sur plusieurs dimensions ou éch<strong>elle</strong>s<br />

de représentation.<br />

En termes de représentation, la forme complexe du<br />

goût ali<strong>ment</strong>e de multiples voies de construction du<br />

signe. Jeu de :<br />

– la polysémie (signifiante) : disponibilité du signe pour<br />

des variations interprétatives, condensations sémiques ;<br />

58<br />

OBJET<br />

sémiotique graphique<br />

sémiotique du design<br />

OBJET EN SITUATION<br />

sémiotique spatiale<br />

sémiotique proxémique<br />

OBJET EN ACTION<br />

sémiotique kinésique<br />

sémiotique interactionn<strong>elle</strong><br />

OBJET EN TEXTE<br />

(visuel ou verbal)<br />

sémiotique syncrétique<br />

sémiotique du discours


– du syncrétisme (visuel, verbal, sensible) : construction<br />

multimodale de l’objet du goût, <strong>à</strong> partir des signes<br />

visuels, linguistiques, tactiles, sonores, olfactifs, thermiques,<br />

etc. ;<br />

– la synesthésie (sensori<strong>elle</strong>) : correspondances sensori<strong>elle</strong>s,<br />

représentations indici<strong>elle</strong>s et projections “libres”<br />

de l’imaginaire.<br />

On retrouve ainsi les trois logiques de production du<br />

sens que l’on a pu décrire (Bougnoux) <strong>à</strong> l’articulation :<br />

– d’UN sens (par orientation détachée sur un fond) :<br />

par exemple, un même élé<strong>ment</strong> gustatif prendra un sens<br />

différent selon la situation (temps, espace, acteurs, attributs)<br />

<strong>à</strong> laqu<strong>elle</strong> il est indexé ;<br />

– DU sens (<strong>à</strong> travers des processus de signification) ;<br />

au-del<strong>à</strong> des fonctions du langage chez Jakobson, ce sont<br />

des processus de communication qui agissent (Mucchielli)<br />

: la construction d’un sens indexé, déj<strong>à</strong> <strong>ment</strong>ionnée,<br />

participe d’une construction d’ensemble du sens,<br />

<strong>à</strong> travers des référents collectifs, des relations sociales,<br />

l’expression de l’identité du sujet, la transmission multimodale<br />

des informations, les mécanismes d’influence<br />

et d’argu<strong>ment</strong>ation qui mobilisent raison (logique),<br />

conviction (éthique), émotion (pathémique). On imagine<br />

tout le gain d’une analyse du goût <strong>à</strong> travers de tels processus<br />

d’émergence du sens ;<br />

– <strong>DE</strong>S sens (expression et stimulation sensori<strong>elle</strong>,<br />

projections sensibles) : le goût est le monde par exc<strong>elle</strong>nce<br />

de la sensibilité cultivée, nous le savons, entre<br />

saveur et valeur. A partir de quels signes les sens sont-ils<br />

mis en éveil ? Com<strong>ment</strong> sont-ils combinés <strong>à</strong> l’intérieur<br />

de l’objet, dans la relation sujet-objet, dans la relation<br />

objet-espace, etc. ?<br />

L’univers du sens se déploie, par conséquent, dans<br />

de multiples dimensions qui correspondent <strong>à</strong> autant de<br />

59


égimes de valorisation du goût <strong>à</strong> travers la matière<br />

(représentation substanti<strong>elle</strong>), le produit nu, emballé ou<br />

préparé (représentation référenti<strong>elle</strong>), le cadre (représentation<br />

situationn<strong>elle</strong>), l’interaction (représentation<br />

relationn<strong>elle</strong>). Chaque dimension pouvant <strong>à</strong> son tour se<br />

charger de représentations analogiques plus ou moins<br />

étendues, sociales, symboliques, voire mythiques (Sauvageot,<br />

1987). On devine que la sollicitation d’un champ<br />

sémiotique aussi riche que le goût et la représentation<br />

gustative ne fait qu’ouvrir de très larges perspectives<br />

de re<strong>cherche</strong>. La voie sémiopragmatique qui s’engage<br />

ici, par attention au signe, comme <strong>à</strong> son contexte social de<br />

production et de communication, permet de mesurer l’univers<br />

de sens que représente le goût. Dans les re<strong>cherche</strong>s<br />

<strong>à</strong> venir sur le goût (comme c<strong>elle</strong>s du Centre européen<br />

des sciences du goût, créé <strong>à</strong> Dijon), nous ne doutons pas<br />

que la sémiotique et la communication sauront donner<br />

aux sciences humaines une dimension élargie, <strong>à</strong> l’image<br />

de la sociologie qui, dans ce domaine interscientifique,<br />

a établi depuis longtemps sa place.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

BOURDIEU Pierre, La Distinction, éditions de Minuit, 1979.<br />

CORBEAU Jean-Pierre, “Rituels ali<strong>ment</strong>aires et mutations<br />

sociales”, Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCII,<br />

1992, p. 101-120.<br />

GIACHETTI Ismène (coordonné par), Identités des mangeurs -<br />

Images des ali<strong>ment</strong>s, CNERNA-CNRS, Polytechnica, 1996.<br />

LEROI-GOURHAN André, Le Geste et la Parole, II, Albin Michel,<br />

1964.<br />

LÉVI-STRAUSS Claude, Les Mythologiques, I, Plon, 1964.<br />

MAFFESOLI Michel, Le Temps des tribus, Méridiens, Klincksieck,<br />

1988.<br />

SAUVAGEOT Anne, Figures de la publicité, Figures du monde,<br />

PUF, 1987.


PASCAL DIBIE<br />

LES PÉRILS <strong>DE</strong> LA TABLE<br />

AVANT, PENDANT ET APRÈS…<br />

Je voudrais ici, plutôt que d’analyser les textes de l’Eglise<br />

concernant “vulgaire<strong>ment</strong>”, au sens de “vulgate”, le<br />

rapport des prêtres catholiques et romains <strong>à</strong> la nourriture,<br />

proposer, comme apéritif <strong>à</strong> une étude plus globale,<br />

la vision de la table qui fut enseignée aux jeunes séminaristes<br />

durant presque tout le XIX e siècle jusque dans<br />

les années 1950.<br />

Longtemps la formation dans les séminaires a consisté<br />

<strong>à</strong> enseigner aux futurs prêtres com<strong>ment</strong> <strong>faire</strong> front aux<br />

“périls” de tous ordres, c’est-<strong>à</strong>-dire <strong>à</strong> combattre le démon.<br />

Mis <strong>à</strong> l’école de l’abbé Tronson dès les années 1820, les<br />

jeunes séminaristes seront constam<strong>ment</strong> mis en garde<br />

par leurs maîtres de ne jamais oublier de se conduire<br />

“chrétienne<strong>ment</strong>”.<br />

Louis Tronson, qui me sert ici de guide, est l’auteur<br />

d’un fameux Manuel du séminariste 1 et d’une imposante<br />

littérature comme les Examens particuliers sur<br />

divers sujets propres aux ecclésiastiques et <strong>à</strong> toutes les<br />

personnes qui veulent s’avancer dans la perfection<br />

1. Louis Tronson, Manuel du séminariste ou Entretiens sur la manière<br />

de sanctifier ses principales actions, 2 vol., Librairie Mequignon Junior,<br />

Paris, 1823.<br />

61


(Lyon, 1823), où la chair, si chère aux mécréants, est<br />

traitée comme il convient par cette tribu 2.<br />

Il faut savoir que dans le monde catholique, tout ce qui<br />

touche <strong>à</strong> l’ingestion est considéré comme une action<br />

“basse, terrestre, massive, pesante de sa nature […],<br />

qu’<strong>elle</strong> ne met aucune différence entre l’homme et la<br />

bête” et qu’une t<strong>elle</strong> action met “toujours en très grand<br />

péril de ne la <strong>faire</strong> jamais chrétienne<strong>ment</strong> 3”. Le chrétien<br />

doit en effet se souvenir du passage du Christ sur terre<br />

pour qui “ce lui était une grande humiliation que de boire<br />

et de manger” et toujours penser <strong>à</strong> se conduire <strong>à</strong> l’Imitation<br />

de Notre-Seigneur Jésus-Christ 4. Ainsi le prêtre, en se<br />

mettant <strong>à</strong> table, ne doit jamais oublier qu’il s’embarque<br />

sur une “mer orageuse, pleine d’écueils, de précipices 5”,<br />

en clair : qu’il se trouve face <strong>à</strong> des périls redoutables.<br />

L’action de manger, on le sait, n’est pas une petite<br />

action, il faut s’y préparer tout le jour durant, mais il faut<br />

aussi, si l’on est croyant, échapper <strong>à</strong> ses fâcheuses conséquences.<br />

L’Eglise de Tronson n’a rien omis des périls du<br />

triste quotidien de l’homme, <strong>elle</strong> les a même dénombrés<br />

et hiérarchisés. Il y a d’abord les “périls avant l’action”,<br />

causés par le “désir immodéré et l’appétit déréglé de la<br />

nourriture. C’est ce qui porte <strong>à</strong> l’impatience, au murmure,<br />

<strong>à</strong> la tristesse, <strong>à</strong> la colère et <strong>à</strong> beaucoup d’autres<br />

émotions qui naissent dans notre cœur”, fait remarquer<br />

Tronson. Viennent ensuite les “périls pendant l’action”,<br />

“en si grand nombre qu’il y a peu de personnes qui les<br />

évitent et qui ne s’y trouvent enveloppées. Saint Augustin<br />

lui-même avoua qu’il ne le put 6.”<br />

2. Voir Pascal Dibie, La Tribu sacrée, ethnologie des prêtres, Grasset,<br />

Paris, 1993.<br />

3. Louis Tronson, 1823, t. I, p. 438.<br />

4. Ibid, p. 439-440.<br />

5. Ibid, p. 447-448.<br />

6. Ibid.<br />

62


Face <strong>à</strong> de tels périls, l’Eglise fit appel <strong>à</strong> tous ses saints<br />

dont saint Thomas, habitué <strong>à</strong> juger des situations concrètes.<br />

Fin observateur, ce dernier ne manqua pas de classer et de<br />

réduire les mangeurs <strong>à</strong> deux sortes de catégories et trois<br />

sous-catégories : “– les uns qui regardent la nourriture<br />

que l’on prend, les autres qui regardent l’action par<br />

laqu<strong>elle</strong> on la prend. Ceux qui regardent la nourriture<br />

que l’on prend sont de trois sortes : les uns regardent la<br />

substance même de la nourriture ; les seconds, la quantité<br />

de nourriture ; les troisièmes, les circonstances de<br />

la nourriture : les trois grands écueils qui nous sont<br />

marqués dans les saints Pères, et où nous voyons dans<br />

l’Ecriture que plusieurs ont fait naufrage, et où nous<br />

sommes en danger nous-mêmes de nous trouver enveloppés,<br />

<strong>à</strong> moins que d’y <strong>faire</strong> attention. 1° pour la substance<br />

des viandes. On ne se contente pas de communes<br />

et ordinaires, on en désire de plus exquises, de plus<br />

délicieuses, de plus satisfaisantes : écueil extraordinaire<strong>ment</strong><br />

redoutable : c’est, dit saint Grégoire, où les israélites<br />

se perdirent autrefois dans le désert.<br />

“Ils ne se contentèrent pas de la nourriture que Dieu<br />

leur avait donnée, ils en voulurent d’autres qui leur<br />

paraissaient plus exc<strong>elle</strong>ntes et plus considérables, et<br />

ce fut la cause de leur perte, dit ce grand saint. Premier<br />

écueil qui se rencontre dans cette action, mais écueil<br />

extraordinaire<strong>ment</strong> <strong>à</strong> craindre ; en un seul jour, plusieurs<br />

milliers de personnes y ont fait naufrage, et plusieurs y<br />

périssent encore tous les jours : péril dans la substance<br />

et dans la nourriture. Péril en second lieu dans la quantité<br />

7.” Sur ce deuxième péril, celui de la “quantité”, le<br />

prêtre doit réfléchir sur ce que c’est que d’“abuser<br />

7. Louis Tronson, Examens particuliers sur divers sujets, Librairie<br />

de la faculté de théologie, Paris, 1894, t. II, p. 183 sq.<br />

63


d’une chose”. Saint Basile y a répondu : “en prendre<br />

au-del<strong>à</strong> de la nécessité”. Il est sur cette définition<br />

épaulé par Clé<strong>ment</strong> d’Alexandrie qui explique que<br />

“tout ce qui est au-del<strong>à</strong> de la nécessité vient du démon.<br />

Péril d’autant plus <strong>à</strong> craindre que, comme il est très<br />

difficile <strong>à</strong> reconnaître, il y a aussi fort peu de personnes<br />

qui le puissent entière<strong>ment</strong> éviter…”<br />

Il serait tentant d’intervenir dans ce débat mais, j’insiste,<br />

ma position consiste ici <strong>à</strong> restituer une vision<br />

idéale du monde des mangeurs et, qui plus est, de mangeurs<br />

particuliers : les prêtres catholiques et romains.<br />

Je me contenterai donc, toujours guidé par l’abbé Tronson,<br />

de m’intéresser aux “périls qui regardent l’action<br />

par laqu<strong>elle</strong> nous la prenons” (la nourriture). Ces périls<br />

sont ici de deux sortes : “Les uns qui sont contre la<br />

tempérance, les autres contre la modestie. Contre la tempérance,<br />

c’est manger première<strong>ment</strong> avec trop de promptitude,<br />

deuxième<strong>ment</strong> avec trop de précipitation dans la<br />

suite, troisième<strong>ment</strong> avec trop d’avidité, quatrième<strong>ment</strong><br />

avec trop d’empresse<strong>ment</strong>”, en résumé, Tronson propose<br />

aux séminaristes de manger correcte<strong>ment</strong> et d’avoir un<br />

minimum d’hygiène ali<strong>ment</strong>aire : prendre son temps,<br />

mastiquer et manger lente<strong>ment</strong> sont des recommandations<br />

de diététiciens qui n’ont aujourd’hui guère varié.<br />

Plus “chrétiennes” sont les règles élé<strong>ment</strong>aires de la<br />

bonne tenue <strong>à</strong> table. Elles sont classées au chapitre “De<br />

la modestie au réfectoire” et si nombreuses que je ne<br />

puis toutes les énumérer dans ces quelques pages. L<strong>à</strong><br />

encore, c’est en nous, Occidentaux, que ces “vertus”<br />

ont été lente<strong>ment</strong>, patiem<strong>ment</strong> distillées au cours des<br />

siècles ; reprises, tout comme nos manières de dormir 8,<br />

des habitudes conventu<strong>elle</strong>s par les classes dominantes,<br />

8. Voir Pascal Dibie, Ethnologie de la chambre <strong>à</strong> coucher, Grasset, 1987.<br />

64


puis représentées, montrées, copiées, imposées comme<br />

modèles de comporte<strong>ment</strong> jusque dans nos mœurs républicaines<br />

et laïques.<br />

Cette approche du repas du prêtre est bien entendu<br />

plus paradigmatique que ré<strong>elle</strong>, mais il faut surtout<br />

retenir ce rapport au corps tout <strong>à</strong> fait particulier du<br />

monde chrétien qui – dans le cas qui nous intéresse :<br />

manger – implique, en contrebas des activités masticatoires,<br />

une suite mécanique bien trop humaine pour<br />

être acceptable : des activités excrétoires. Com<strong>ment</strong> une<br />

religion du “corps glorieux”, du corps transcendé, peut<strong>elle</strong><br />

échapper au corps biologique ? Elle a mis au point<br />

des techniques de “retenue” qui ont pour but de conduire<br />

<strong>à</strong> l’ascétisme, technique de vidage-séchage sur pied qui<br />

doit conduire tout droit <strong>à</strong> la sainteté, dont un des premiers<br />

signes reconnaissables, outre l’absence de putréfaction,<br />

est la petite odeur de pomme reinette…<br />

Le repas du prêtre zélé dont l’objectif est de finir<br />

comme “du bon pain 9”, indépendam<strong>ment</strong> de ce qui est<br />

servi, ne peut s’imaginer sans la “mortification du goût” ;<br />

goût qui n’a cessé de varier au cours des siècles mais<br />

qui, pour quelques communautés religieuses intransigeantes,<br />

malgré les progrès de conservation et dans un<br />

souci d’antimodernité dogmatique, reste encore aujourd’hui<br />

celui de l’“avarié 10”.<br />

Le Manuel de Louis Tronson, dans le vocabulaire<br />

choisi des ecclésiastiques, donnait la marche <strong>à</strong> suivre :<br />

Celui qui veut fortifier son goût ne re<strong>cherche</strong> point les<br />

ali<strong>ment</strong>s exquis, les morceaux friands, les viandes délicates,<br />

que les saints app<strong>elle</strong>nt la nourriture de l’incontinence<br />

et de la volupté.<br />

9. Cf. “Programme d’un prêtre qui a réussi”, in Joseph Fourax, Le<br />

Prêtre et ses œuvres, Lyon, 1901.<br />

10. Marie Rousseau, A l’ombre de Claire, Grasset, 1985.<br />

65


66<br />

Il ne <strong>cherche</strong> point <strong>à</strong> <strong>faire</strong> bonne chère, il fuit les<br />

grandes tables, et il évite autant qu’il peut tous les festins.<br />

Il n’use que de viandes communes et ordinaires : il<br />

prend sans réflexion c<strong>elle</strong>s qu’on lui présente et, quelque<br />

mal apprêtées qu’<strong>elle</strong>s soient, il n’en a point de peine,<br />

il ne s’en plaint et n’en murmure jamais, il est ravi d’avoir<br />

cette occasion de se <strong>faire</strong> violence.<br />

Comme il est extrême<strong>ment</strong> ingénieux <strong>à</strong> ne se point<br />

satis<strong>faire</strong>, il a toujours quelque moyen de se priver du<br />

plaisir qu’il pourrait trouver dans les viandes.<br />

Tantôt il les prend comme on les lui sert sans user ni<br />

de vinaigre, ni de sel, ni d’aucun autre assaisonne<strong>ment</strong> ;<br />

tantôt il les mange ou trop chaudes ou trop froides ; tantôt<br />

il y mêle quelque chose de dégoûtant ; d’autres fois il<br />

retranche les meilleurs morceaux et qui seraient le plus<br />

<strong>à</strong> son goût ; et quelquefois il s’occupe avec tant de plaisir<br />

<strong>à</strong> quelque sainte considération, que tout ce qu’il mange<br />

pour bon qu’il soit lui est tout <strong>à</strong> fait insipide.<br />

Il se fait une règle de ne manger quoi que ce soit en<br />

dehors de ses repas, quand ce ne serait qu’un peu de fruit,<br />

une cerise, une prune, un grain de raisin, ou quelque<br />

autre de ces friandises qui sont si ordinaires <strong>à</strong> la plupart<br />

des gens du monde ; et il craindrait de donner<br />

quelque chose <strong>à</strong> la sensualité s’il se laissait aller <strong>à</strong> une<br />

immortification de cette nature. C’est l’obliger, que de<br />

lui présenter des choses de mauvais goût : plus <strong>elle</strong>s sont<br />

amères plus il y trouve de douceur, et il prend plaisir<br />

<strong>à</strong> les avaler lente<strong>ment</strong> pour en sentir mieux l’amertume,<br />

et pour rendre hommage <strong>à</strong> c<strong>elle</strong> que Notre Seigneur<br />

a voulu goûter sur l’arbre de la Croix.<br />

Enfin il s’observe t<strong>elle</strong><strong>ment</strong> sur ce qui le pourrait<br />

satis<strong>faire</strong> touchant le boire et le manger, qu’il n’en parle<br />

et ne s’en entretient jamais avec personne : il rejette<br />

même les premières pensées qui lui en viennent, les<br />

regardant comme de véritables tentations.


Et comme il ne saurait y avoir de plaisir ni de repas<br />

chrétien sans chute, Tronson clôt ce repas au goût<br />

d’examen en se référant une fois de plus <strong>à</strong> notre humanité<br />

unique : “Mon Dieu, qu’il est déplorable de voir que<br />

des chrétiens, qui ont le bonheur de se nourrir souvent<br />

du pain des Anges, ne songent qu’<strong>à</strong> boire et <strong>à</strong> manger,<br />

et mettent tout leur plaisir <strong>à</strong> goûter les viandes qui leur<br />

sont communes avec les bêtes !”<br />

La boucle est bouclée, mais les périls n’ont pas disparu,<br />

bien au contraire, ils aug<strong>ment</strong>ent ! Même si le prêtre<br />

a mangé comme il le devait (le moins possible) et sachant<br />

que les plus grands saints réfugiés dans le désert pour<br />

échapper <strong>à</strong> la tentation 11 se sont échauffés <strong>à</strong> l’ingestion<br />

d’une seule olive et d’une goutte d’huile, donc que la<br />

moindre nourriture, autre que spiritu<strong>elle</strong>, porte avec<br />

<strong>elle</strong> toute la perversité de ce bas monde, on doit comprendre<br />

qu’après avoir mangé “c’est une heure extraordinaire<strong>ment</strong><br />

périlleuse : 1° du côté de la chair : <strong>elle</strong><br />

est plus forte et plus mutine ; 2° du côté de l’esprit :<br />

c’est l’heure où il est le plus faible <strong>à</strong> cause des viandes qui<br />

l’offusquent et l’anéantissent”. On a vu plus haut ce<br />

qui était arrivé aux israélites.<br />

Tronson rapp<strong>elle</strong> aux séminaristes que, même choisis<br />

par Dieu, ils ne sont que de simples humains et que “c’est<br />

une suite inséparable de l’opposition qui est en nous<br />

entre la chair et l’esprit ; qu’il est impossible de fortifier<br />

l’un sans affaiblir l’autre : si la chair est forte, l’esprit<br />

est faible ; si l’esprit est fort, la chair est faible […].<br />

Com<strong>ment</strong> pendant ce temps contenir l’un et l’autre dans<br />

son devoir 12 ?” Face <strong>à</strong> un corps relâché, <strong>à</strong> une chair qui<br />

émerge, l’Eglise va s’approprier un terme que nous<br />

connaissons tous : la “récréation”.<br />

11. Jacques Lacarrière, Les Gnostiques, Métailié, Paris, 1991.<br />

12. Louis Tronson, Manuel du séminariste, op. cit., t. I, p. 471-474.<br />

67


“Un arc ne peut pas toujours être tendu ; on le lâche<br />

quelquefois <strong>à</strong> dessein afin de pouvoir ensuite le tendre<br />

plus utile<strong>ment</strong>. Le corps, cette mécanique, explique saint<br />

Grégoire, on doit aussi “de nécessité lui donner quelque<br />

relâche de temps en temps, afin que, réparant ses forces<br />

et reprenant une nouv<strong>elle</strong> vigueur dans ce repos, il<br />

puisse s’appliquer plus vigoureuse<strong>ment</strong> <strong>à</strong> ses exercices.<br />

Or le relâche<strong>ment</strong> que nous lui donnons, c’est ce que<br />

nous appelons «récréation» et c’est ce qui nous en montre<br />

le péril. Car le moyen de se relâcher sans se dissiper ?<br />

C’est un secret que peu d’âmes connaissent.” Il se trouve,<br />

pour rester dans le banquet de ces mots et en guise de<br />

chrétienne conclusion que “plus périlleuse encore est la<br />

récréation si nous considérons le temps où on la fait :<br />

immédiate<strong>ment</strong> après le repas”…


JEAN-PIERRE CORBEAU<br />

SOCIALITÉ, SOCIABILITÉ… SAUCE TOUJOURS !<br />

Le titre n’est pas réductible <strong>à</strong> une simple volonté de<br />

calembour. La sauce, élé<strong>ment</strong> essentiel de notre cuisine,<br />

entretient avec la socialité et les formes de sociabilité<br />

des rapports qui varient au gré des visions du monde et des<br />

types de commensalité. Mieux, <strong>à</strong> travers le rôle qui lui<br />

est dévolu dans l’acte culinaire, <strong>à</strong> différents mo<strong>ment</strong>s de<br />

notre histoire et dans des trajectoires cultur<strong>elle</strong>s particulières,<br />

<strong>elle</strong> apparaît comme une métaphore facilitant la<br />

compréhension de certaines représentations sociales…<br />

Socialité et sociabilité sont souvent perçues et confondues<br />

dans une approche métonymique. Nous leur attribuons<br />

des sens différents qu’il nous faut préciser.<br />

Appliquée aux individus, la socialité représente leur<br />

statut “produit” cultur<strong>elle</strong><strong>ment</strong> par des formes de socialisation<br />

distinctives, statut qui les inscrit dans des trajectoires<br />

pluri<strong>elle</strong>s susceptibles d’être objectivées, qui<br />

les implique dans des hiérarchies et des ordres risquant<br />

parfois de jouer comme de véritables déterminismes.<br />

Bref, la socialité exprime les facteurs qui modèlent – souvent<br />

<strong>à</strong> notre insu – notre position sociale et l’originalité<br />

de c<strong>elle</strong>-ci au sein d’une population seg<strong>ment</strong>ée. S’il<br />

fallait utiliser une métaphore, nous parlerions d’<strong>elle</strong><br />

69


comme d’un tatouage, d’un marqueur accepté, valorisé,<br />

sublimé, refoulé, caché ou renié mais dont on ne pourra<br />

jamais se dé<strong>faire</strong>. Cette appartenance sociale, ce lien<br />

tantôt revendiqué, tantôt masqué, ne concerne pas seule<strong>ment</strong><br />

les individus mais les objets, les pensées et les<br />

œuvres symboliques, considérés en dehors de leur genèse,<br />

comme des produits sociaux.<br />

A l’inverse, nous concevons la sociabilité comme un<br />

processus interactif dans lequel les individus choisissent<br />

les formes de communication, d’échange qui les<br />

lient aux autres. Ils peuvent alors soit afficher une<br />

volonté de reproduction sociale en acceptant d’être un<br />

simple objet ou produit de la socialité, soit développer<br />

des dynamiques créatives <strong>à</strong> travers des interrelations<br />

qu’ils <strong>cherche</strong>nt <strong>à</strong> provoquer…<br />

Dans le premier cas, leur comporte<strong>ment</strong> résulte unique<strong>ment</strong><br />

des facteurs sociaux prétendant les déterminer.<br />

Ils font leurs les cadres sociaux représentant l’équilibre<br />

précaire d’un ordre établi ou large<strong>ment</strong> admis et les<br />

codifications ritualisées régissant son fonctionne<strong>ment</strong>…<br />

Dans le second paradigme – qui est celui pour lequel<br />

nous concevons mieux la sociabilité – ils imaginent des<br />

stratégies permettant de satis<strong>faire</strong> leurs passions, leurs<br />

désirs, d’inventer de nouv<strong>elle</strong>s formes de rapport aux<br />

autres, de transgresser des codes perçus comme insatisfaisants<br />

ou désuets. Ils peuvent aussi, par une série de<br />

hasards, être impliqués dans des relations échappant <strong>à</strong><br />

toute logique prévisionn<strong>elle</strong>… La dynamique de l’interaction<br />

suscite alors l’émergence de nouv<strong>elle</strong>s formes<br />

de sociabilité, ou du moins donne-t-<strong>elle</strong> un autre sens<br />

au cérémonial d’un rite.<br />

Si socialité et sociabilité expri<strong>ment</strong> du lien social, la<br />

première affirme du lié pendant que la seconde construit<br />

du liant.<br />

70


Ce préambule conceptuel achevé, évoquant la sauce<br />

<strong>à</strong> travers les symboliques qui s’y trouvent associées, il<br />

faut souligner sa qualité métaphorique pour appréhender<br />

la socialité ambiante et les formes de sociabilité.<br />

Limitant notre étude <strong>à</strong> une histoire de la cuisine<br />

française 1, nous constatons une mutation des sauces.<br />

Leur confection se transforme au fil des siècles. Il en<br />

va de même pour leur fonction dans la présentation des<br />

mets, leur texture et leur goût.<br />

Au Moyen Age, les sauces sont très acides (<strong>à</strong> base<br />

de vinaigre, de “verjus”, de citron, etc.). Elles ne contiennent<br />

pratique<strong>ment</strong> pas de matière grasse. Elles sont servies<br />

avant d’être rôties. Pour les lier on utilise parfois<br />

de la mie de pain rassie et émiettée, du “pain trempé”<br />

ou des jaunes d’œufs. La moutarde est un exemple de<br />

sauce médiévale qui a traversé les siècles. Rappelons<br />

que ces sauces accompagnent des viandes très fortes<br />

(ours, gibier, etc.) dont le goût est modifié par l’usage<br />

de nombreuses épices (on prête <strong>à</strong> leur incorporation<br />

des pouvoirs magiques, médicinaux et aphrodisiaques ;<br />

dans le même temps, leur consommation, comme c<strong>elle</strong><br />

des viandes, signifie une forme de distinction sociale),<br />

1. Nous utilisons pour appréhender cette histoire :<br />

Alexandre Dumas, Le Grand Dictionnaire de cuisine, Henry Veyrier,<br />

Madrid, 1973.<br />

Stefan Mennell, Français et Anglais <strong>à</strong> table du Moyen Age <strong>à</strong> nos<br />

jours, Flammarion, Paris, 1987.<br />

Edmond Neirinck, Jean-Pierre Poulain, Histoire de la cuisine et des<br />

cuisiniers. Techniques culinaires et pratiques de table en France, du<br />

Moyen Age <strong>à</strong> nos jours, Jacques Lanore, Malakoff, 1992.<br />

Jean-François Revel, Un festin en paroles. Histoire littéraire de la<br />

sensibilité gastronomique de l’Antiquité <strong>à</strong> nos jours, J.-J. Pauvert,<br />

Paris, 1979, réédité chez Plon en 1995.<br />

71


par des saveurs sucrées atténuant le faisandé (usage fréquent<br />

du miel). Par ailleurs, on mange sans couverts et<br />

sans assiette, sur un tranchoir (épaisse tartine de pain),<br />

ce qui justifie sans doute le peu d’importance accordée<br />

aux sauces excepté le plaisir gustatif de leur acidité et<br />

celui, très stimulant, des épices qu’<strong>elle</strong>s contiennent.<br />

Ces principes de sapidité atténuent la sensation grasse<br />

laissée par les viandes “encombrant” quelque peu la<br />

bouche et pouvant provoquer un certain écœure<strong>ment</strong>.<br />

A la Renaissance, l’apparition du potager (ancêtre<br />

de notre cuisinière) permet des cuissons douces. C<strong>elle</strong>sci<br />

ne s’app<strong>elle</strong>nt pas encore des sauces. Elles sont pensées<br />

de façon hollistique comme des civets, des brouets.<br />

Elles entrent dans la catégorie des “potages lyants”.<br />

Les viandes continuent d’être le plus fréquem<strong>ment</strong> servies<br />

avec des vinaigrettes ou des poivrades.<br />

Il faut attendre que paraisse Le Cuisinier françois<br />

de La Varenne pour que les liquides de cuisson et de<br />

liaison des ragoûts s’app<strong>elle</strong>nt sauces. On ne les pense<br />

pas encore, pour autant, en dehors du plat dont <strong>elle</strong>s<br />

constituent le lien, le liant, le lié, la mémoire !…<br />

La Varenne est contemporain de Louis XIV, de la<br />

construction d’un Etat français. Penser la sauce auraitil<br />

un rapport avec la conscience d’un lien social nécessaire<br />

pour rassembler des groupes différents aux<br />

intérêts parfois opposés ? S’il s’agit d’une volonté politique<br />

d’unification du pays, c<strong>elle</strong>-ci peut-<strong>elle</strong> s’imposer<br />

de l’extérieur <strong>à</strong> ceux qu’<strong>elle</strong> prétend unir ?<br />

Au mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse<br />

d’Autriche, Infante d’Espagne, les cuisiniers espagnols<br />

réalisent une sauce brune ou sauce brûlée. Elle est composée<br />

de beurre et de farine (presque brûlés), ils la corsent<br />

avec des fumets, l’assaisonnent au pi<strong>ment</strong>. Elle est réalisée<br />

pour <strong>elle</strong>-même et peut s’ajouter <strong>à</strong> de multiples<br />

72


ali<strong>ment</strong>s. Cette sauce, le premier roux de l’histoire<br />

culinaire française, est appelée par les cuisiniers de<br />

l’époque le “coulis <strong>à</strong> tout <strong>faire</strong>”. Elle est connue plus tard<br />

sous le nom de sauce espagnole. L.S.R. dans L’art de<br />

bien traiter en 1674 en livre une version plus élaborée<br />

puisqu’il l’aromatise avec des tomates fraîches, des<br />

épluchures de champignons et une mirepoix.<br />

Deux siècles après, Alexandre Dumas 2 nous en donne<br />

la recette suivante :<br />

Foncez une casserole de lard et surtout de jambon, et<br />

procédez <strong>à</strong> cet égard comme il est indiqué pour la<br />

grande sauce, mettez une noix de veau dessus, avec<br />

une cuillerée de consommé, cinq ou six carottes et<br />

oignons ; faites partir le tout comme le coulis général,<br />

et mettez-le sur feu doux, jusqu’<strong>à</strong> ce que votre noix<br />

jette son jus. Lorsque la glace sera formée, ce que vous<br />

reconnaîtrez au fond de la casserole, qui doit être d’un<br />

beau jaune, retirez-la du feu, piquez alors vos noix<br />

avec votre couteau, pour que le reste du jus s’en<br />

exprime ; mouillez-les avec du consommé dans lequel<br />

vous aurez fait cuire une quantité suffisante de perdrix,<br />

de lapins et de poulets ; mettez un bouquet de persil et<br />

ciboules assaisonné de deux clous de girofle par noix<br />

de veau, d’une demi-feuille de laurier, d’une gousse<br />

d’ail, d’un peu de basilic et de thym ; faites bouillir le<br />

tout ; retirez-le sur le bord du fourneau et dégraissez-le ;<br />

au bout de deux heures, liez votre espagnole avec le<br />

roux comme le coulis général ; lorsqu’<strong>elle</strong> sera liée de<br />

manière <strong>à</strong> être plus claire qu’épaisse, laissez-la bouillir<br />

une demi-heure ou trois quarts d’heure, pour que le roux<br />

s’incorpore ; alors dégraissez et passez cette espagnole<br />

<strong>à</strong> l’étamine dans une autre casserole, remettez-la sur le<br />

2. Alexandre Dumas, op. cit., p. 470.<br />

73


feu pour la <strong>faire</strong> réduire d’un quart ; <strong>elle</strong> pourra vous<br />

servir pour tous les ragoûts au brun, vous y mettrez du<br />

madère, du champagne ou du bourgogne, selon les<br />

petites sauces dont vous aurez besoin…<br />

On comprend l’importance que la sauce avait prise<br />

dans la cuisine et dans la société françaises au cours du<br />

XIX e siècle !<br />

Depuis le XVIII e les cuisiniers cherchaient <strong>à</strong> isoler le<br />

principe de sapidité des ali<strong>ment</strong>s. Massialot, La Chap<strong>elle</strong>,<br />

Marin, Menon sont comme fascinés par l’alchimie et<br />

<strong>cherche</strong>nt <strong>à</strong> renforcer les saveurs, “la cuisine subtilise<br />

les parties grossières des ali<strong>ment</strong>s, dépouille les miettes<br />

qu’<strong>elle</strong> emploie des sucs terrestres qu’ils contiennent.<br />

Elle les perfectionne, les épure et les spiritualise en<br />

quelque sorte. Les mets qu’<strong>elle</strong> prépare doivent donc<br />

porter dans le sang, une plus grande abondance d’esprits<br />

plus purs et plus déliés 3”.<br />

A. Carême invente la notion d’“osmazone” situant<br />

le rôle du cuisinier entre celui, magique, de l’alchimiste<br />

et celui, plus normatif et rationnel, du discours scientifique<br />

“La marmite s’échauffe lente<strong>ment</strong>, la chaleur de<br />

l’eau s’élève gradu<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, et dilate les fibres musculaires<br />

du bœuf, en dissolvant la matière gélatineuse qui<br />

y est interposée. Dans cette chaleur tempérée, le pot au<br />

feu s’écume douce<strong>ment</strong> ; l’osmazone, qui est la partie<br />

la plus savoureuse de la viande, se dissolvant peu <strong>à</strong> peu,<br />

donne de l’onction au bouillon, et l’albumine, qui est la<br />

partie des muscles qui produit l’écume, se dilate aisé<strong>ment</strong>,<br />

et monte <strong>à</strong> la surface de la marmite, en écume<br />

légère 4”.<br />

3. Menon, La Science du maître d’hôtel cuisinier, Paris, 1749.<br />

4. Antoine Carême, L’Art de la cuisine française au XIX e, Paris, 1833.<br />

74


Le XIX e siècle hésite entre cette vision raffinée et<br />

élégante de la sauce, et c<strong>elle</strong> des mangeurs bourgeois 5<br />

atteignant la satiété grâce <strong>à</strong> des préparations lipidiques,<br />

caloriques et alcoolisées et cherchant des émotions<br />

gustatives fortes <strong>à</strong> défaut d’être subtiles. La première<br />

s’inscrit dans une démarche <strong>à</strong> la fois “scientifique” de<br />

l’“osmazone” et esthétique d’une texture enveloppante<br />

dont l’onctuosité traduit une liaison parfaite 6 ; l’autre<br />

est associée <strong>à</strong> des images d’ogres, de goinfres créateurs<br />

d’une asymétrie, d’un déséquilibre social immoral,<br />

reposant sur l’accumulation, échappant <strong>à</strong> toute forme<br />

de solidarité.<br />

Ces deux conceptions cohabitent dans le temps et<br />

sont encore perceptibles dans des histoires de groupes<br />

culturels qui ont “bricolé” la sauce, décidant, selon<br />

leurs propres critères, de son “bon” ou de son “mauvais”<br />

goût… Si l’on s’en tient <strong>à</strong> la pensée “culinaire” dominante,<br />

la sauce liée <strong>à</strong> la farine devient tabou en 1974,<br />

avec l’émergence de la nouv<strong>elle</strong> cuisine…<br />

Elle reconquiert les papilles des clients des chefs<br />

prestigieux, depuis que ceux-ci redécouvrent le mijoté<br />

des plats régionaux, l’“authenticité” d’une cuisine de<br />

terroir aux matrices forcé<strong>ment</strong> populaires.<br />

Voil<strong>à</strong>, succincte<strong>ment</strong> évoquée, l’histoire de la sauce<br />

dans la gastronomie française. Il reste maintenant <strong>à</strong><br />

appréhender ses rapports <strong>à</strong> la socialité et <strong>à</strong> la sociabilité<br />

au cours du dernier siècle 7. Nous le ferons en acceptant<br />

la perspective des visions du monde dominantes.<br />

5. Jean-Paul Aron, Le Mangeur du XIX e siècle, Laffont, Paris, 1975.<br />

6. On peut lire Michel Onfray, La Raison gourmande, Grasset,<br />

coll. “Figures”, Paris, 1995, p. 163-195.<br />

7. Le lecteur comprendra que nous devions, dans le cadre d’un article<br />

ponctuel, limiter le champ de nos métaphores, même s’il est possible<br />

d’en imaginer d’autres pour des périodes historiques différentes.<br />

75


A la fin du XIX e la sauce est omniprésente dans et sur<br />

les plats des tables des privilégiés, qu’<strong>elle</strong> soit cuisinée<br />

avec le raffine<strong>ment</strong> évoqué <strong>à</strong> l’instant ou qu’<strong>elle</strong> constitue<br />

le mets préféré par les goinfres l’ingurgitant d’autant plus<br />

facile<strong>ment</strong> qu’<strong>elle</strong> est onctueuse. Vivent les croustades,<br />

bouchées, vol-au-vent ! Pas de poisson sans sauce,<br />

Aurore, Nantua, <strong>à</strong> l’écrevisse, au homard, au beurre, etc.,<br />

qui ne les recouvre. Pas de volailles qui ne soient masquées,<br />

pas de viandes qui ne soient dissimulées par le<br />

liant, même lorsqu’il s’agit d’un rôti cuit en croûte…<br />

La sauce est la mémoire du plat, ou mieux sa<br />

conscience ; <strong>elle</strong> le qualifie, lui confère une identité.<br />

Les morceaux qu’<strong>elle</strong> cache ne sont pas similaires. La<br />

perception de leur différence, alors que l’on se prépare<br />

au partage dans l’entre-soi sélectif du restaurant ou du<br />

repas d’invitation 8 risque de heurter le mythe du<br />

consensus. La revendication de la sauce répond <strong>à</strong> c<strong>elle</strong><br />

de l’esprit de la nation, de la patrie. Toutes affir<strong>ment</strong> un<br />

lien, une socialité qui taisent ou masquent les différences.<br />

Mieux, <strong>elle</strong>s les subli<strong>ment</strong>… La sauce nappe<br />

les morceaux, les relie, lisse leurs aspérités, synthétise<br />

et harmonise les saveurs susceptibles de s’affronter, <strong>à</strong><br />

moins qu’<strong>elle</strong> ne donne un sens <strong>à</strong> leur opposition en la<br />

transformant en création gastronomique. Elle exprime<br />

aussi la volonté et le savoir-<strong>faire</strong> d’un chef cuisinier<br />

qui, par des pratiques secrètes, des mariages gustatifs<br />

insoupçonnables, construit son pouvoir, c’est-<strong>à</strong>-dire la<br />

réussite du plat qui fera sa notoriété. Le chef arrange<br />

cela <strong>à</strong> sa sauce imbriquant alors l’ordre d’une socialité<br />

et la dynamique d’une sociabilité…<br />

8. Cf. Jean-Paul Aron, op. cit. et Claudine Marenco, Manières de table,<br />

modèles de mœurs, XVII e-XX e siècle, éditions ENS Cachan, Paris, 1992.<br />

76


Dans le même temps, les hommes politiques se livrent<br />

<strong>à</strong> de drôles de cuisine dans les coulisses des ministères<br />

et des partis. Ils concoctent des alliances tout aussi surprenantes<br />

que les associations de saveurs imaginées<br />

par le chef cuisinier ; <strong>à</strong> tel point que le lampiste s’interroge<br />

pour savoir “<strong>à</strong> qu<strong>elle</strong> sauce va-t-il être mangé ?”.<br />

Le liant, indissociable de la genèse du plat et de<br />

c<strong>elle</strong> de l’Etat, construit l’ordre dominant, le pouvoir<br />

de ces deux identités 9…<br />

La République des banquets use et abuse de la sauce,<br />

comme les discours de ses commensaux usent et abusent<br />

des références <strong>à</strong> l’unité nationale réifiant les diversités.<br />

Le goinfre, qui signifie sa réussite sociale dans les<br />

“théâtres gourmands 10”, aspire la socialité en même<br />

temps que la sauce ! Il incorpore le pouvoir du chef,<br />

l’ordre culinaire, celui de la société. Il se les approprie,<br />

il les symbolise.<br />

Mais les symboliques du pouvoir changent 11. L’efficacité<br />

sociale attribuée au corps aussi… Il doit être léger,<br />

il faut donc manger léger ! Finies les sauces <strong>à</strong> réputation<br />

calorique et les images d’un pouvoir reposant sur<br />

l’accumulation, sur la construction de “fiefs” permettant<br />

d’obtenir, de tenir ou de justifier sa “place” dans<br />

une logique de sédentarité s’accommodant bien d’une<br />

certaine rondeur, d’un ventre plein et lourd… La nouv<strong>elle</strong><br />

cuisine condamne la sauce liée <strong>à</strong> la farine. La<br />

transparence (valeur chère <strong>à</strong> la technocratie) envahit<br />

l’univers culinaire et gastronomique. Depuis sa table,<br />

9. La sauce des plats populaires traduit sans doute une forme de<br />

pouvoir affectif et familial de la cuisinière que c<strong>elle</strong>-ci peut exprimer<br />

par d’autres formes de sociabilité.<br />

10. Cf. Jean-Paul Aron, op. cit.<br />

11. Cf. Jean-Pierre Corbeau, Le Mangeur imaginaire, Métailié (<strong>à</strong><br />

paraître).<br />

77


le mangeur d’un grand restaurant peut observer, tels<br />

des poissons dans un gros aquarium, les mitrons s’activer<br />

dans la cuisine carrelée et inoxydée, protégée par une<br />

vitre. Vitre encore que c<strong>elle</strong> séparant le même mangeur<br />

du signe (cf. J.-P. Aron intra) du jardin, des quelques<br />

plantes aromatiques qui côtoient les fleurs plus ou<br />

moins exotiques, toutes permettant d’imaginer la relation<br />

au lieu de production. Cela rapp<strong>elle</strong> le Japon qui,<br />

traditionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, ne conçoit pas de repas sans évocation<br />

de la nature, source des nourritures incorporées…<br />

Hasard ? Non ! Nous sommes dans les années soixante-dix,<br />

au mo<strong>ment</strong> auquel émerge dans une sorte d’hystérie<br />

technocratique le “modèle japonais”. La présentation<br />

des assiettes s’inspire aussi de l’art nippon (la présence<br />

des apprentis asiatiques dans les grandes cuisines favorise<br />

le processus). On découvre les carpaccios de viandes<br />

ou de poissons (dont on prend soin d’éponger l’huile,<br />

ne laissant que les zestes de limes). La sauce est servie<br />

dans un petit ramequin, <strong>à</strong> l’extérieur de l’assiette. Parfois<br />

<strong>elle</strong> figure dans un coin de c<strong>elle</strong>-ci, pour ne pas écraser<br />

le “frippé” de bœuf ou de saumon qui fait face aux végétaux<br />

cuits, fine<strong>ment</strong> tranchés. Ces deux ensembles rappelant<br />

le yin et le yang constituent la base d’un triangle<br />

dont les végétaux crus (herbes, salades ou fruits tropicaux)<br />

sont le sommet.<br />

Ces mangeurs (et leurs cuisiniers) ont dégraissé leur<br />

assiette comme ils dégraissent les entreprises ! Au corps<br />

“rondouillard” du notable cumulant les mandats, les<br />

richesses, le savoir, succède celui léger et musclé du<br />

“marathonien” dont l’efficacité repose sur le déplace<strong>ment</strong>,<br />

le nomadisme, la rapidité. On court, on glisse, on<br />

surf, on décolle ; on rame aussi ! Ces nouveaux mangeurs<br />

sont des “jeunes loups” dont les dents longues (encore des<br />

signes !) n’éprouvent aucune difficulté <strong>à</strong> pénétrer dans la<br />

78


viande hachée de leur tartare (l’image du sauvage ajoute<br />

<strong>à</strong> l’efficacité sociale). Ils goûtent la différence, l’écoutent,<br />

la revendiquent… Plus de consensus mais des “créneaux”<br />

dont il faut s’emparer dans la compétition quotidienne où<br />

les plonge la “culture d’entreprise”. La sauce ne doit plus<br />

masquer l’ali<strong>ment</strong>. Le pouvoir du chef est signifié dans sa<br />

capacité <strong>à</strong> acheter, <strong>à</strong> décider de la fraîcheur du produit. Le<br />

marché du chef succède <strong>à</strong> son secret… L’individualisme<br />

exacerbé déchire le lien social et écarte la sauce. A supposer<br />

qu’<strong>elle</strong> se maintienne, <strong>elle</strong> doit être source d’une<br />

émotion gustative intense avec un minimum de conséquences<br />

pour l’image du corps (et son efficacité) donc,<br />

peu lipidique, sans graisse superflue. Par un renverse<strong>ment</strong><br />

de tous les répertoires gastronomiques jusque-l<strong>à</strong> admis,<br />

<strong>elle</strong> peut aussi devenir sucrée (les glucides offrant un<br />

plaisir gustatif et étant perçus comme source d’énergie<br />

indispensable <strong>à</strong> l’effort qui suivra le temps de la commensalité).<br />

La sauce, enfin, peut être l’emblème d’une entreprise,<br />

proclamation de son enseigne.<br />

De la sauce espagnole correspondant <strong>à</strong> la volonté de<br />

construction d’un Etat sous Louis XIV, on passe <strong>à</strong> la<br />

rivalité des stratégies d’entreprises pour conquérir des<br />

parts de marché avec des produits agro-industriels.<br />

Les adolescents contemporains les adorent. Marqués<br />

par une socialité, ils répandent abondam<strong>ment</strong> ketchup,<br />

mayonnaise et autre béarnaise en bouteille, en bocal<br />

ou en tube sur les ali<strong>ment</strong>s fades (volailles bouillies,<br />

hachis décongelés, bâtonnets de poissons, etc.) qu’ils<br />

consom<strong>ment</strong> 12.<br />

12. Cf. Dominique Desjeux, Isab<strong>elle</strong> Garabuau, Sophie Taponier,<br />

Le processus de construction des comporte<strong>ment</strong>s culinaires et<br />

ali<strong>ment</strong>aires des jeunes dans le cadre de l’espace domestique :<br />

place de l’héritage, de la réappropriation et de la création, Programme<br />

“Ali<strong>ment</strong> demain”, Argonautes, Paris, 1996.<br />

79


Ils incorporent, ils se nourrissent, au sens premier,<br />

de l’agro-industrie. La sauce devient un signe sans histoire,<br />

sans lien avec le plat, sinon celui du sens que<br />

l’acteur lui donne ; sens qui repose sur la consommation<br />

initiale d’un simulacre.<br />

Concernant les rapports de la sauce et de la sociabilité,<br />

nous nous contenterons de signaler qu’<strong>elle</strong> sert<br />

aussi de prétexte <strong>à</strong> des rites conviviaux. Plusieurs scénarios<br />

peuvent être retenus. Nous nous contenterons de<br />

développer succincte<strong>ment</strong> la trajectoire des mangeurs<br />

populaires. Ils ai<strong>ment</strong> la sauce, cela fait partie de leur<br />

socialité et de leur sociabilité. Ils ont un goût pour le<br />

nourrissant consistant qui exorcise les peurs de famines.<br />

Cette préférence traduit aussi une sorte de “revanche<br />

sociale”… On s’empare, on accède <strong>à</strong> une “cuisine soignée”,<br />

apanage jusque-l<strong>à</strong> prêté aux catégories sociales<br />

privilégiées. On peut enfin s’inscrire plus fréquem<strong>ment</strong><br />

dans des rituels de cuisine familiale festive (daube,<br />

civet, sauces au vin, etc.).<br />

La sauce donne lieu <strong>à</strong> des formes de sociabilité. Seule<br />

la cuisinière ou le cuisinier ont, de façon légitime, le droit<br />

de tremper le doigt dedans pour en vérifier la perfection.<br />

Les autres ne peuvent “souiller” ce lien symbolique. Ils<br />

doivent se contenter de c<strong>elle</strong> répandue dans leur assiette.<br />

Ils pourront bien évidem<strong>ment</strong> en reprendre, par plaisir et<br />

pour honorer l’hôte ou l’hôtesse.<br />

La sauce est aussi prétexte, dans les convivialités<br />

populaires, <strong>à</strong> des relations de plaisanteries autour de la<br />

table. Les métaphores sont connotées sexu<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, <strong>à</strong><br />

moins que l’on ne prête <strong>à</strong> la sauce des vertus énergétiques<br />

extraordinaires. Les technocrates des années soixantedix<br />

la refusaient au nom de l’efficacité sociale. L<strong>à</strong> on la<br />

revendique et l’incorpore pour les mêmes raisons. Les<br />

premiers n’aimaient pas en parler comme si le concept<br />

80


du liant nuisait <strong>à</strong> leur individualisme ; les seconds<br />

communiquent <strong>à</strong> partir de son partage, comme si <strong>elle</strong><br />

signifiait une mémoire familiale modifiée, mythifiée au<br />

fil du temps et des interrelations.


<strong>DE</strong>UXIÈME PARTIE


MARIE-NOËLLE CHAMOUX<br />

LA CUISINE <strong>DE</strong> LA TOUSSAINT CHEZ LES<br />

AZTÈQUES <strong>DE</strong> LA SIERRA <strong>DE</strong> PUEBLA<br />

(MEXIQUE)<br />

A ma fille Mari<strong>elle</strong>,<br />

en remercie<strong>ment</strong> de ses judicieuses remarques.<br />

A environ deux cents kilomètres au nord-est de Mexico,<br />

commence la région dite Sierra de Puebla 1. Son relief<br />

très accidenté présente en alternance des sommets verdoyants<br />

et des ravins luxuriants. Le climat, qui est humide<br />

presque toute l’année, varie du tempéré au tropical selon<br />

l’altitude. Dans de nombreux villages, les habitants<br />

parlent d’antiques langues de l’Amérique précolombienne<br />

: l’otomi, le totonaque, le nahuatl qui est parfois<br />

nommé aztèque ou encore mexicain. C’est vers des<br />

localités des terres froides où vivent des paysans parlant<br />

cette dernière langue – on les désigne souvent sous<br />

le nom d’Indiens nahuas ou de Nahuas – que nous dirigerons<br />

notre regard.<br />

Les habitants sont d’habiles agriculteurs, semant le<br />

maïs et plusieurs variétés de haricots, de courges, de<br />

pi<strong>ment</strong>s et des tomates et des physalis. Ils cultivent<br />

1. Cet article fait suite <strong>à</strong> une conférence donnée le 7 novembre 1996<br />

au musée de l’Homme, <strong>à</strong> Paris, dans le cadre de l’exposition “Histoires<br />

de cuisines”.<br />

85


aussi divers légumes (choux, laitues, patates douces, etc.),<br />

des fleurs et quelques fruits. Beaucoup se livrent en outre<br />

au commerce forain des produits agricoles 2.<br />

La cuisine de fête contemporaine s’élabore sur une<br />

base amérindienne, qu’on rattache sans difficulté aux<br />

habitudes culinaires précolombiennes, transformée et<br />

enrichie par des ingrédients et des épices classiques<br />

dans le pourtour méditerranéen. La fête de la Toussaint<br />

est l’une des plus significatives <strong>à</strong> ce propos.<br />

1. LA NOURRITURE <strong>DE</strong> FÊTE PAR EXCELLENCE :<br />

LE MOLE<br />

Les mets varient quelque peu selon les circonstances<br />

festives, mais il y en a un qui signifie presque <strong>à</strong> lui tout<br />

seul “nourriture de fête”, dans pratique<strong>ment</strong> tout le<br />

Mexique : c’est le mole (prononcer : molé, en appuyant<br />

sur la première syllabe). Dans les cérémonies familiales,<br />

dans les fêtes religieuses de village, dans les offrandes<br />

ritu<strong>elle</strong>s des cultes populaires, le repas se centre autour<br />

du mole.<br />

Molli veut dire sauce en aztèque. Le mot a été hispanisé<br />

en mole. Nous connaissons ce terme sans toujours<br />

nous en apercevoir, puisque depuis peu s’est répandu<br />

chez nous, y compris dans les supermarchés, le guacamol.<br />

Après “tomate”, “chocolat”, “cacahuète”, “avocat”,<br />

voici encore un mot aztèque qui s’introduit dans notre<br />

vocabulaire culinaire : il vient en effet d’ahuacatl, avocat<br />

2. Pour ce qui concerne la situation économique des paysans et l’organisation<br />

des villages, on peut consulter Marie-Noëlle Chamoux,<br />

Indiens de la Sierra. La communauté paysanne au Mexique, L’Harmattan,<br />

Paris, 1981.<br />

86


et de molli, sauce, et signifie tout simple<strong>ment</strong> “sauce <strong>à</strong><br />

l’avocat”.<br />

Le mole est fabriqué <strong>à</strong> base de pi<strong>ment</strong>. Cependant,<br />

on ne doit pas se méprendre : la catégorie populaire<br />

mexicaine correspondant <strong>à</strong> “pi<strong>ment</strong>” (chilli en aztèque,<br />

chile en espagnol) ne veut pas nécessaire<strong>ment</strong> dire<br />

“piquant”. A l’instar de la classification botanique, <strong>elle</strong><br />

inclut les poivrons, dont il existe énormé<strong>ment</strong> de variétés.<br />

Dans cette région on utilise pour le mole des poivrons<br />

peu piquants, qui ne sont pas produits dans la région<br />

considérée, trop froide. On se les procure sur les marchés,<br />

où ils sont offerts sous forme séchée. Le chile ancho,<br />

“poivron large” de couleur roux sombre, est ici roi.<br />

Dans le village de Cuacuila, que nous prenons comme<br />

référence, on considère qu’il se suffit <strong>à</strong> lui-même. Mais<br />

dans des communes voisines, on le mélangera <strong>à</strong> d’autres<br />

poivrons séchés : le chile mulato, de forme assez semblable<br />

mais brun foncé et doux, ou le chile pasilla,<br />

allongé, presque noir et un peu plus piquant.<br />

On fait griller ces pi<strong>ment</strong>s sur la plaque de cuisson<br />

en terre (comalli), puis on les détrempe et on les écrase<br />

fine<strong>ment</strong> sur la meule <strong>à</strong> main (metlatl). Bien que leur<br />

pulpe soit déj<strong>à</strong> très déshydratée et amincie quand on<br />

les achète, on trouve le moyen en les traitant ainsi de la<br />

séparer de la peau très fine qui les recouvre. C’est un<br />

travail long et difficile mais on dit que la sauce n’est<br />

jamais aussi bonne que lorsqu’<strong>elle</strong> est faite avec la meule<br />

<strong>à</strong> main ou metlatl.<br />

De ces opérations résulte une purée de poivron, fine<br />

et lisse, <strong>à</strong> laqu<strong>elle</strong> on va incorporer des “parfums” constitués<br />

de différents ingrédients préalable<strong>ment</strong> torréfiés,<br />

moulus et réduits en pâte. Ce sont d’abord des graines<br />

oléagineuses : du sésame, des amandes, des noix, des<br />

cacahuètes. Et surtout – c’est la grande originalité du<br />

87


mole –, on y incorpore du chocolat noir <strong>à</strong> la cann<strong>elle</strong>,<br />

ce qui fait dire souvent que c’est de la sauce au pi<strong>ment</strong><br />

et au chocolat ! Dans cette région, on ajoute des raisins<br />

secs, une banane frite, ails et oignons, tous écrasés. Pour<br />

lier la sauce, on pile une galette de maïs frite et des biscuits<br />

secs. Puis viennent les épices et rehausseurs de<br />

goût : poivre, cann<strong>elle</strong>, sel, sucre. La pâte brune obtenue<br />

par le mélange de la purée de poivron et de tous ces “parfums”<br />

sera recuite au saindoux, puis diluée progressive<strong>ment</strong><br />

par du bouillon de volaille. J’avoue préférer<br />

ignorer le nombre de calories par cuillerée <strong>à</strong> soupe de<br />

sauce ! La digestion des graisses ne doit pas, quant <strong>à</strong><br />

<strong>elle</strong>, inquiéter : <strong>elle</strong> est puissam<strong>ment</strong> aidée par les vertus<br />

bien connues du capsicum, nom de famille savant<br />

des pi<strong>ment</strong>s et poivrons.<br />

Le résultat ne donne pas du tout une sauce au goût<br />

sucré. Dans un mole réussi, selon les critères de cette<br />

région, ne doivent dominer ni l’amertume de la torréfaction,<br />

ni le piquant du pi<strong>ment</strong>, ni la douceur des sucres.<br />

Cet équilibre est typique des recettes régionales de<br />

l’Etat de Puebla. Ailleurs, on re<strong>cherche</strong>ra plus de piquant,<br />

voire une légère saveur de grillé.<br />

Cette sauce est servie avec de la volaille bouillie. La<br />

viande considérée par les Indiens comme la plus noble<br />

est la dinde, mais c’est aussi la plus chère. Si l’on est<br />

trop pauvre, on préparera du poulet. Elle est accompagnée<br />

soit de tamales, pâtés de maïs enveloppés de feuilles de<br />

bananier ou d’autres plantes et cuits <strong>à</strong> la vapeur, soit de<br />

tortillas (galettes de maïs). Les tamales de fête, dans la<br />

région, sont fourrés de purée de légumineuses (haricots,<br />

fèves, pois et pois chiches, etc.).<br />

Dans certaines cérémonies, comme les mariages, on<br />

ajoute un plat de riz. Il semble que ce produit, qui n’est<br />

pas d’usage quotidien chez les Indiens, prenne un sens<br />

88


de mets de prestige : il fait figure de nourriture “moderne”<br />

et de repas de “gens bien élevés” parce qu’il est habituel<br />

dans le régime ali<strong>ment</strong>aire des classes moyennes<br />

des bourgs.<br />

Dans certaines offrandes de cultes populaires figurent<br />

aussi des bouillies sucrées parfumées de cann<strong>elle</strong><br />

(atolli), traditionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong> <strong>à</strong> base de maïs et de chocolat,<br />

mais qui se “modernisent” parfois en riz au lait.<br />

Les boissons de fête sont constituées de suc d’agave<br />

fer<strong>ment</strong>é (pulque) et de plus en plus souvent de bière<br />

industri<strong>elle</strong> qui tend <strong>à</strong> remplacer cette antique boisson<br />

aztèque. Pour les enfants et les jeunes femmes, on préparait<br />

autrefois du tepache, eau contenant du sucre brut<br />

et des morceaux de fruits légère<strong>ment</strong> macérés. Mais les<br />

sodas en bouteilles se sont substitués au tepache. Les<br />

personnes âgées et les hommes adultes consom<strong>ment</strong><br />

égale<strong>ment</strong> une redoutable eau-de-vie de canne.<br />

Ces nourritures et ces boissons qui apparaissent dans<br />

de nombreuses cérémonies seront offertes aux Morts, <strong>à</strong> la<br />

Toussaint.<br />

2. AVANT LA FÊTE <strong>DE</strong>S MORTS<br />

On dit Toussaint (Todosantos). Cependant, par un phénomène<br />

courant, ce nom ne renvoie jamais aux saints,<br />

mais <strong>à</strong> la fête des Morts 3. C’est la plus grande fête de<br />

l’année, avec les fêtes patronales de village. Plus peut-être<br />

que ces dernières, car la commémoration des Défunts<br />

3. Les docu<strong>ment</strong>s ethnographiques présentés dans ce texte sont de<br />

toute première main et directe<strong>ment</strong> recueillis par l’auteur auprès des<br />

Indiens nahuas de la région de Huauchinango (Puebla). Ils sont en<br />

outre totale<strong>ment</strong> inédits, sauf <strong>ment</strong>ion contraire.<br />

89


concerne toutes les familles en particulier. Noël fait pâle<br />

figure par comparaison. On a l’habitude de répéter,<br />

deux mois avant : ompahuitz Todosantos, la Toussaint<br />

vient. C’est psychologique<strong>ment</strong> une période d’attente<br />

et de préparation affairée, car il faut s’y prendre <strong>à</strong> l’avance<br />

pour prévoir les dépenses, acheter les produits ali<strong>ment</strong>aires<br />

nécessaires, fabriquer les vête<strong>ment</strong>s neufs, etc.<br />

C’est en même temps la période de la grande récolte<br />

annu<strong>elle</strong> du maïs, donc la saison de la profusion qui<br />

culminera <strong>à</strong> la Toussaint qui est aussi une fête de l’abondance.<br />

Les récoltes sont rentrées, les arbres fruitiers ont<br />

donné <strong>à</strong> plein, l’argent investi lors des semailles est<br />

récupéré. C’est la fin du cycle agricole et c’est dans cette<br />

atmosphère euphorique qu’a lieu la fête des Morts.<br />

Dans les semaines qui précèdent, les marchés d’octobre<br />

offrent le spectacle d’une débauche de céréales, de fruits,<br />

de légumes, de graines comestibles, de fleurs. Les habitants<br />

qui pratiquent une production artisanale domestique<br />

ont préparé en quantité, pour les vendre au marché,<br />

des vête<strong>ment</strong>s et des objets utilitaires (vanneries, sparteries,<br />

poteries et vaiss<strong>elle</strong>) car il y aura beaucoup de<br />

demandes pour la fête des Morts. En effet, <strong>à</strong> cette occasion,<br />

chaque famille rénove toutes sortes d’objets quotidiens<br />

; peut-être faudra-t-il une nouv<strong>elle</strong> cazuela, plat<br />

<strong>à</strong> frire en terre cuite brune, indispensable pour la cuisine<br />

de fête. Cet ustensile, incontestable<strong>ment</strong> d’origine<br />

espagnole (on en voit représentés dans les tableaux<br />

anciens), s’est intégré <strong>à</strong> la culture indienne et sert entre<br />

autres <strong>à</strong> préparer le mole. De plus, <strong>à</strong> cette époque de<br />

l’année, on trouve au marché de grandes brioches spéciales<br />

modelées en losange, de trente <strong>à</strong> quarante centimètres<br />

de long et décorées au carmin. La tradition en<br />

est d’origine espagnole et a pris place dans les coutumes<br />

indiennes.<br />

90


Tous ces produits, ainsi que des cierges, des veilleuses<br />

et de l’encens, seront exposés sur une table dressée pour<br />

accueillir digne<strong>ment</strong> les Morts de la famille, censés<br />

revenir une fois par an sur les lieux où ils ont vécu.<br />

3. UNE TABLE <strong>DE</strong>S MORTS DANS LE VILLAGE <strong>DE</strong><br />

CUACUILA<br />

Dans la maison on a dressé une table ordinaire et on l’a<br />

recouverte d’une natte neuve. On y a fixé un arceau<br />

garni d’œillets d’Inde, la fleur sacrée par exc<strong>elle</strong>nce,<br />

nommée sempoalxochitl, ce qui veut dire fleur-duchiffre-vingt<br />

ou fleur-d’un-compte-complet. Son faîte<br />

porte un bouquet de “crêtes de coq” pourpres, courantes<br />

dans nos jardins de fin d’été (en espagnol “patte de<br />

lion” : mano de león). L’ensemble est orné d’une croix<br />

de fleurs que les enfants de la maison ont fabriquée. De<br />

la porte de la maison jusqu’au chemin, ils ont répandu<br />

des pétales d’œillets d’Inde pour tracer un sentier fleuri<br />

se terminant par une croix. Ainsi les Morts qui – croit-on –<br />

errent dehors <strong>à</strong> cette époque de l’année trouveront facile<strong>ment</strong><br />

leur route jusqu’<strong>à</strong> leur table, dans la maison.<br />

C’est l<strong>à</strong> qu’on exposera, le mo<strong>ment</strong> venu, les plats<br />

cuisinés et les boissons destinés aux Défunts, servis dans<br />

des assiettes et des tasses neuves. Les fruits et produits<br />

de saison, ainsi que les brioches reposeront <strong>à</strong> même la<br />

natte. Pour accueillir les visiteurs de l’au-del<strong>à</strong>, le couvert<br />

sera complété par des veilleuses, des cierges et de l’encens<br />

indien (copalli ou popochtli) qui brûleront en permanence.<br />

De temps <strong>à</strong> autre, on aspergera cette sorte d’autel<br />

d’un peu d’eau bénite.<br />

Les Morts ne trouveront pas seule<strong>ment</strong> de la nourriture,<br />

mais toutes sortes d’objets nécessaires <strong>à</strong> la vie<br />

91


quotidienne, parfois très humbles mais toujours neufs :<br />

corbeilles (chiquihuitl), petits sacs (moral), filets et bandeaux<br />

de charge (ayatl, mecapalli). A l’arceau pendront<br />

quelques rubans neufs de taffetas, de ceux qui ornent<br />

les tresses des femmes indiennes. On exposera des vête<strong>ment</strong>s<br />

neufs féminins ou masculins ; blouses brodées,<br />

ceintures tissées <strong>à</strong> la main, chapeaux, couvertures, etc.<br />

C’est un étalage extraordinaire de nourriture, de fruits<br />

et de fleurs, et une petite exposition d’objets quotidiens,<br />

dans l’odeur de l’encens et des cierges.<br />

4. LE REPAS <strong>DE</strong> LA TOUSSAINT<br />

A Cuacuila, la fête dure au minimum trois jours, pendant<br />

lesquels se déroule une intense activité culinaire. Le<br />

repas des Morts doit être prêt et disposé avant l’aube sur<br />

la table. Ceux qui travaillent dans la journée le préparent<br />

la nuit. Les autres commencent <strong>à</strong> <strong>faire</strong> la cuisine<br />

dès midi.<br />

Le 31 octobre commence la fabrication des plats<br />

cuisinés pour le tlaxochitepehualistli (l’éparpille<strong>ment</strong><br />

des fleurs) qui est la fête des “petits”, des morts enfants<br />

censés s’approcher pendant la nuit du 31 octobre au<br />

1 er novembre. La nuit suivante, du 1 er au 2 novembre,<br />

ce sera huehueyin, le tour des “grands” ou des “vieux”,<br />

tous les morts adultes. La journée du 2 novembre, tlacualxelolistli<br />

(“le partage des mets”), est consacrée par<br />

la coutume <strong>à</strong> des échanges de nourriture entre marraines<br />

et filleules, <strong>à</strong> des visites aux parrains.<br />

LA NOURRITURE <strong>DE</strong>S ENFANTS MORTS<br />

La nuit du tlaxochitepehualistli, du 31 octobre au<br />

1 er novembre, les femmes préparent un plat spécial<br />

92


destiné aux enfants morts et appelé le patzcalli, le<br />

“pressuré”. On comprendra le sens de ce nom en considérant<br />

le procédé de fabrication. C’est un bouillon de<br />

viande de volaille épaissi par une purée de graines de<br />

courge broyées (ayohuechtli) et amalgamées <strong>à</strong> du chile<br />

ancho moulu. La confection de ce plat demande beaucoup<br />

de temps, car, avant de délayer cette pâte, on presse<br />

<strong>à</strong> la main le mélange de poivrons et de pépins pour en<br />

exprimer un suc brun-roux, huileux, qui fera des “yeux”<br />

dans le bouillon. La saveur n’est pas piquante. L’usage<br />

de ces graines en cette occasion a sans doute quelque<br />

rapport symbolique avec la croyance que les enfants<br />

sont acqueux comme des gourdes et des courges, qui font<br />

du reste partie des rites aux dieux de l’eau et de la pluie.<br />

Avant l’aube du 1 er novembre, sur la table des Morts<br />

fleurie et garnie de sa natte neuve, on dispose des assiettes<br />

pleines de patzcalli, avec un peu de viande de dindon<br />

– une assiette par enfant mort –, des tamales de petite<br />

taille, des fruits (bananes, oranges, pommes) et tout ce<br />

que les enfants ai<strong>ment</strong> <strong>à</strong> manger ou mâchonner entre<br />

les repas : cacahuètes, canne <strong>à</strong> sucre, racines de jícama,<br />

patates douces, etc., des sodas et parfois des tasses de riz<br />

au lait sucré parfumé <strong>à</strong> la cann<strong>elle</strong>. On y ajoute les brioches<br />

spéciales teintes en rose, qu’on dit être en forme de<br />

poupée avec une ébauche de petits bras (pan coconetl,<br />

enfants de pain). On dispose des veilleuses et des cierges,<br />

des jouets (petites poteries) et l’on fait brûler de l’encens<br />

devant la table des Morts. Il faut que tout soit prêt <strong>à</strong><br />

l’aube, heure où les petits Morts sont censés arriver.<br />

LA NOURRITURE <strong>DE</strong>S MORTS ADULTES<br />

Le soir du 1 er novembre, on va porter au cimetière des<br />

croix fleuries de sempoalxochitl, pour le “jour des<br />

grands” ou huehueyin. Dans la maison, les assiettes de<br />

93


patzcalli sont remplacées par du mole de dindon. On<br />

place des tamales de grande taille fourrés de haricots.<br />

Comme pour les “petits”, on dispose des fruits frais et<br />

des brioches, des cierges et des veilleuses, de l’encens.<br />

Mais les Morts adultes reçoivent aussi en offrande de<br />

l’eau-de-vie, des cigarettes, et des vête<strong>ment</strong>s neufs, qui<br />

ont été faits spéciale<strong>ment</strong> pour l’occasion. La table doit<br />

être fin prête avant l’aube du 2 novembre.<br />

Les Défunts sont censés emporter alors le fumet des<br />

plats, le parfum des fleurs, des fruits et de l’encens.<br />

5. TOUSSAINT, FÊTE DU DON ET <strong>DE</strong> LA GÉNÉROSITÉ<br />

La fête des Morts est aussi c<strong>elle</strong> du don et de la générosité.<br />

De nombreuses coutumes en portent la trace.<br />

A tout visiteur qui entre dans la maison <strong>à</strong> la Toussaint<br />

il faut donner des fruits ou des brioches pris sur la table<br />

des Morts. S’il vient <strong>à</strong> l’heure du repas ou si l’on veut<br />

l’honorer particulière<strong>ment</strong>, on lui offrira les plats cuisinés<br />

exposés. Car, une fois passé le mo<strong>ment</strong> supposé<br />

de l’arrivée des Défunts, la nourriture peut être consommée<br />

par les Vivants.<br />

Le sacristain de la paroisse réunit les jeunes gens<br />

chargés de sonner les cloches trois fois (<strong>à</strong> cinq heures du<br />

soir, <strong>à</strong> dix heures et <strong>à</strong> cinq heures du matin) pour appeler<br />

les Morts. Cette petite troupe et quelques amis se rendent<br />

de maisons en maisons pour quêter de quoi manger et<br />

boire. Les victuailles ainsi rassemblées sont rapportées<br />

dans l’église, et un banquet nocturne s’organise, pour<br />

attendre l’heure de sonner les cloches.<br />

Autrefois, des bandes de jeunes gens masqués, accompagnés<br />

de violonistes, quêtaient partout de quoi manger,<br />

boire et fumer. Mais la municipalité a interdit cette<br />

94


coutume, car le double effet du masque et des boissons<br />

alcoolisées favorisait des actes délictueux.<br />

C’est dans la journée du 2 novembre, troisième jour<br />

de la fête, que s’effectuent les dons de nourriture les<br />

plus importants et les plus solennels. C’est le tlacualxelolistli.<br />

Les femmes revêtent une tenue neuve, mettent<br />

leurs plus jolis bijoux et se coiffent très soigneuse<strong>ment</strong>.<br />

Elles chargent du mole, des cuisses de dindon et des fruits<br />

dans une corbeille neuve qu’<strong>elle</strong>s portent <strong>à</strong> l’aide d’un<br />

bandeau frontal. Les objets de portage, les vête<strong>ment</strong>s et<br />

la nourriture proviennent de la table des Morts. Elles se<br />

rendent ainsi en visite chez leurs marraines – <strong>elle</strong>s en<br />

ont plusieurs – <strong>à</strong> qui <strong>elle</strong>s offrent le contenu de leur<br />

panier. Chaque marraine, en échange, leur donne l’équivalent<br />

pris sur la table des Morts de sa propre maison.<br />

Tout cela s’accompagne de conversations agréables où<br />

l’on s’attache de part et d’autre <strong>à</strong> employer les formes<br />

les plus polies et les plus révérencieuses. Quand les<br />

marraines vivent loin du village, l’échange de la nourriture<br />

s’étale sur deux ou trois jours, voire une semaine.<br />

Cet échange solennel entre gens liés par le parrainage<br />

est un rite du don et du contre-don immédiat, dégagé<br />

de tout utilitarisme direct car les produits échangés sont<br />

de même nature. Il manifeste <strong>à</strong> l’état pur une relation<br />

sociale d’entraide et d’amitié établie ritu<strong>elle</strong><strong>ment</strong>. Marcel<br />

Mauss a en son temps relevé l’existence de tels échanges<br />

dans nombre de sociétés et leur persistance au sein de<br />

la nôtre, quoique de façon plus réduite 4.<br />

Il ne faut ni omettre de dresser la table des Morts, ni<br />

se montrer pingre en qualité, car on risque une punition<br />

surnatur<strong>elle</strong>. La nourriture déposée doit comporter les<br />

4. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1967 (1 re éd.<br />

en 1950).<br />

95


plats considérés comme luxueux. Chaque année, les gens<br />

se racontent des variantes d’une même histoire, c<strong>elle</strong><br />

de l’incrédule avare qui n’avait pas voulu “mettre la<br />

Toussaint” :<br />

96<br />

Un homme dit <strong>à</strong> sa femme : “Nous n’allons pas dresser<br />

la table des Morts cette année. Après tout, rien n’est<br />

moins sûr. Ce n’est pas vrai que les Morts viennent<br />

prendre les offrandes.” La femme se mit <strong>à</strong> pleurer :<br />

“Ce n’est pas bien de dire cela. Mon père et ma mère<br />

sont morts : nous devons <strong>faire</strong> les offrandes, si petites<br />

soient-<strong>elle</strong>s.” Mais l’homme ne lui donna pas d’argent<br />

pour acheter le nécessaire. Aussi, quand la Toussaint<br />

arriva, la femme dut se contenter de déposer sur la<br />

table des quelites [pousses comestibles cueillies dans<br />

les champs et considérées comme un ali<strong>ment</strong> de misère],<br />

quelques galettes de maïs et, comme <strong>elle</strong> n’avait pas<br />

de cierges, <strong>elle</strong> mit des ocotes [torches de bois résineux].<br />

L’homme indifférent s’en fut aux champs, comme <strong>à</strong><br />

l’ordinaire. Il monta dans un arbre et commença <strong>à</strong> couper<br />

les branches. Soudain, il tomba et se tua. Il vit alors les<br />

Morts qui revenaient du village, chargés de bonnes choses<br />

<strong>à</strong> manger, et ses Morts <strong>à</strong> lui, avec les quelites et les tortillas.<br />

Ces derniers lui reprochèrent amère<strong>ment</strong> ce piètre<br />

repas. L’homme se releva, vivant, ressuscité. Il retourna<br />

chez lui et raconta <strong>à</strong> tous les voisins ce qu’il avait vu :<br />

les Morts viennent vrai<strong>ment</strong> <strong>à</strong> la Toussaint prendre la<br />

nourriture et les cadeaux sur les tables. Il dit alors <strong>à</strong> sa<br />

femme de <strong>faire</strong> des offrandes convenable<strong>ment</strong>. Mais le<br />

temps des Morts était passé. Son repentir venait trop<br />

tard. L’homme, en effet, mourut dans l’année.


6. L’ORDINAIRE <strong>DE</strong>S MORTS : UNE ANTICUISINE<br />

Il semble que la cuisine de Toussaint, dont les prémices<br />

sont offertes aux Morts, soit fonda<strong>ment</strong>ale<strong>ment</strong> une<br />

nourriture de Vivants. Car, bien que l’on croie que les<br />

Défunts s’ali<strong>ment</strong>ent, les descriptions du lieu où ils se<br />

trouvent habitu<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, Mictlan, font <strong>ment</strong>ion d’une<br />

anticuisine dont aucun Vivant ne voudrait.<br />

Nous approcherons cette anticuisine tout d’abord<br />

par les rites d’enterre<strong>ment</strong>. On offre en effet de la nourriture<br />

au mort au mo<strong>ment</strong> du décès. Quand le corps est<br />

en bière, on expose aux heures des repas des assiettes<br />

contenant la nourriture que le défunt mangeait ordinaire<strong>ment</strong>.<br />

Dans le cercueil lui-même, une tout autre<br />

nourriture est mise : ce sont des petites galettes de maïs<br />

en miniature, au nombre de quatorze. Sept d’entre <strong>elle</strong>s<br />

sont en pâte de maïs normale et les sept autres sont<br />

faites de cendres. L’explication donnée est que le mort<br />

va cheminer. A mi-chemin, il mangera les petites galettes<br />

de maïs comme un vivant ; mais quand il sera arrivé <strong>à</strong><br />

Mictlan, il mangera c<strong>elle</strong>s en cendres parce que t<strong>elle</strong> est<br />

la nourriture des Morts. Pour les femmes et les fillettes<br />

décédées, on dépose dans le cercueil des petits objets<br />

de cuisine en miniature pour qu’<strong>elle</strong>s puissent continuer<br />

<strong>à</strong> cuisiner dans l’Au-del<strong>à</strong>. Mais on met aussi une assiette<br />

ordinaire neuve, pour qu’<strong>elle</strong>s l’emportent et qu’<strong>elle</strong>s<br />

puissent se nourrir pendant le chemin.<br />

On a coutume de <strong>faire</strong> une réunion de neuvaine, avec<br />

prières, repas ordinaire et boissons alcoolisées et où l’on<br />

invite les parents proches et les parrains. A cette occasion,<br />

on dépose, <strong>à</strong> l’intention du défunt, une offrande<br />

de nourriture de Vivant, d’abord dans sa maison, puis sur<br />

sa tombe. Cette neuvaine marque l’arrivée du mort <strong>à</strong><br />

Mictlan. Un an après le décès, on organise une dernière<br />

97


éunion identique (cabo de año). Par la suite, les offrandes<br />

seront faites <strong>à</strong> la Toussaint, en même temps qu’aux autres<br />

parents décédés.<br />

J’ai recueilli une description plus précise de l’anticuisine<br />

des Morts. Dans un conte, la narratrice met en<br />

scène un homme resté veuf avec un enfant en bas âge 5.<br />

Comme l’enfant va mourir de faim, le veuf demande <strong>à</strong><br />

la chouette de l’amener vers sa femme défunte, pour<br />

qu’<strong>elle</strong> puisse nourrir le bébé. L’oiseau, messager du<br />

Seigneur de Mictlan, accepte et emmène le père et son<br />

enfant.<br />

98<br />

Ils entrèrent dans un grand tunnel (…). L’homme vit<br />

un chemin, un chemin vrai<strong>ment</strong> très grand, très beau.<br />

Ils entrèrent sous terre, l<strong>à</strong>-dessous. A l’arrivée, la<br />

chouette dit : “Regarde, ils sont l<strong>à</strong>-bas, <strong>à</strong> la messe (…).<br />

Mets-toi un peu de côté. De l<strong>à</strong>-bas ta femme viendra et<br />

tu pourras lui parler.” Et les Défunts sortirent de la<br />

messe (…). Puis il vit sa femme venir. Elle lui dit :<br />

— Que viens-tu <strong>faire</strong> ici ? Qu’est-ce que tu veux ?<br />

Emporte l’enfant bien vite (…) !<br />

— Regarde, j’ai amené l’enfant, pour qu’il tête car il<br />

meurt de faim. Il n’y a rien que l’on puisse lui donner.<br />

— Qui t’a amené ?<br />

— C’est la chouette (…).<br />

— Bon, viens, je vais te donner <strong>à</strong> manger (…).<br />

Ils entrèrent dans la maison, où habitait la femme (…).<br />

L’homme s’installa, mais il se disait que sa femme<br />

puait (…). La femme se mit <strong>à</strong> moudre ; <strong>elle</strong> mit du<br />

pi<strong>ment</strong> <strong>à</strong> griller et des haricots <strong>à</strong> cuire. C’était des vers !<br />

Le pi<strong>ment</strong>, pour <strong>faire</strong> la sauce, c’était des chenilles, qui se<br />

5. Résumé d’un conte publié par Marie-Noëlle Chamoux, «Orphée<br />

nahua», Amerindia, 5,1980, p. 113-122.


tortillaient sur le plat <strong>à</strong> cuire (…) ; <strong>elle</strong> fit des galettes,<br />

mais <strong>elle</strong>s étaient en cendres (…).<br />

Au terme de l’histoire, le veuf revient sur terre, mais<br />

comme il raconte ce qu’il a vu, il meurt peu après, ainsi<br />

que le bébé qui avait tété sa mère morte.<br />

Une fois par an, <strong>à</strong> la Toussaint, les Défunts rompent<br />

avec leur triste et répugnant ordinaire. Ils sont censés<br />

quitter Mictlan et errer sur terre. Dès lors leurs parents<br />

et descendants vivants leur offrent le fumet de ce qui<br />

est considéré comme la meilleure des cuisines humaines.


ANDRÉ-MARCEL D’ANS<br />

MOURIR DU CHOCOLAT DANS LE CHIAPAS<br />

De 1625 <strong>à</strong> 1637, le dominicain anglais Thomas Gage<br />

séjourne dans les Indes (depuis lors renommées Amériques).<br />

Plus particulière<strong>ment</strong>, il réside et voyage dans<br />

le vice-royaume de Nouv<strong>elle</strong>-Espagne (qui correspond<br />

au Mexique d’aujourd’hui), et dans ce qu’on désignait<br />

alors comme la Capitainerie générale du Guatemala.<br />

De cette dernière faisait encore partie <strong>à</strong> l’époque le Chiapas,<br />

qui ne sera annexé par le Mexique qu’au début du<br />

XIX e siècle.<br />

A l’heure où le jeune Thomas Gage s’embarque pour<br />

le Nouveau Monde, il n’a pas tout <strong>à</strong> fait trente ans ; mais<br />

cela fait déj<strong>à</strong> douze ans qu’il réside en Espagne, où il a<br />

accompli ses études et reçu les ordres. L’Amérique ne<br />

devait représenter pour lui qu’une escale, sachant que<br />

sa mission le destinait aux Philippines (qui alors faisaient<br />

partie intégrante du Mexique). Pour le bonheur des<br />

futurs américanistes, les circonstances feront qu’il<br />

s’arrête en chemin, ne franchissant jamais le Pacifique.<br />

Au terme de douze années passées en Amérique<br />

centrale, Thomas Gage déserte et regagne l’Angleterre,<br />

où il apostasie la religion catholique. Devenu anglican,<br />

il rédige un important ouvrage concernant son séjour<br />

dans cette Amérique espagnole, qui reste alors jalouse<strong>ment</strong><br />

fermée <strong>à</strong> tout regard étranger. Son écrit servira<br />

101


la cause de ceux qui en Angleterre envisagent de ravir<br />

<strong>à</strong> l’Espagne une part de ses colonies du Nouveau Monde.<br />

D’ailleurs, quelques années plus tard, Thomas Gage prendra<br />

personn<strong>elle</strong><strong>ment</strong> part <strong>à</strong> l’expédition envoyée par<br />

Cromwell, et qui se soldera, en 1655, par la prise de la<br />

Jamaïque. Retrouvant alors sa vocation religieuse,<br />

Thomas Gage, devenu Mgr Thomas Gage, finira sa carrière<br />

et ses jours comme évêque anglican de Kingston.<br />

Quelques années plus tard, Colbert, dont la volonté<br />

de tailler <strong>à</strong> la France un empire colonial d’Amérique au<br />

détri<strong>ment</strong> des possessions espagnoles n’est pas moindre<br />

que c<strong>elle</strong> des Anglais, juge lui aussi l’ouvrage écrit par<br />

Gage d’une importance t<strong>elle</strong> qu’il ordonne qu’on en<br />

fasse une traduction française. C’est de cette dernière que<br />

sont extraites les citations qu’on trouvera ci-dessous 1.<br />

Parmi des renseigne<strong>ment</strong>s de toutes sortes, notam<strong>ment</strong><br />

de nature stratégique, qu’on découvre dans le texte de<br />

Gage, figurent nombre de notations précises concernant<br />

les usages de la vie quotidienne dans les différentes<br />

couches socio-raciales qui entraient dans la composition<br />

de la société des Indes espagnoles. Ces traits pris sur<br />

le vif présentent un intérêt très grand pour l’historien<br />

autant que pour l’anthropologue.<br />

En particulier, grand gourmand devant l’Eternel, le<br />

prêtre Gage nous livre un si grand nombre d’informations<br />

1. Paru en quatre tomes “chez Gervais Clouzier, au Palais, sur les<br />

degrés en montant pour aller <strong>à</strong> la Sainte Chap<strong>elle</strong>, au Voyageur”,<br />

l’ouvrage porte la date de 1676. Son titre, imprimé en grandes capitales,<br />

est : NOUVELLE RELATION <strong>DE</strong>S IN<strong>DE</strong>S OCCI<strong>DE</strong>NTALES, suivi d’une<br />

bonne douzaine de lignes détaillant le contenu des volumes. Traduit<br />

de l’anglais par un Irlandais, le Sieur de Beaulieu Huës O’Neil,<br />

l’ouvrage, édité avec privilège du Roi, est dédié <strong>à</strong> Monseigneur de<br />

Colbert, Secrétaire d’Etat. Nos citations, toutes issues du tome II,<br />

modernisent l’orthographe, et quelquefois la ponctuation, du texte<br />

de l’édition originale.<br />

102


sur l’ali<strong>ment</strong>ation et la gastronomie que, dans ses travaux<br />

sur la naissance de la culture créole (nous dirions<br />

aujourd’hui : “latino-américaine”) et le processus au<br />

terme duquel c<strong>elle</strong>-ci devint distincte de l’espagnole,<br />

c’est chez lui que l’historienne Solange Alberro trouve<br />

l’essentiel de ses données pour traiter des aspects culinaires<br />

de ladite culture, dont <strong>elle</strong> dit en synthèse :<br />

Qu’il nous suffise de signaler la fréquence du binôme<br />

constitué par l’opposition sucré/salé dans la cuisine mexicaine<br />

métisse ; la généralisation précoce de la présence<br />

d’une autre opposition : sucré/piquant (qui n’est d’ailleurs<br />

pas étrangère <strong>à</strong> certains aspects de la tradition hispanique)<br />

; et enfin le triomphe définitif du complexe<br />

sucré/salé/piquant avec, au XVIII e siècle, l’apparition du<br />

mole national 2.<br />

Vu l’espace qui nous est imparti, il ne nous sera pas<br />

possible de traiter ici globale<strong>ment</strong> de tout ce qui concerne<br />

la cuisine et l’ali<strong>ment</strong>ation dans l’ouvrage de Gage. Nous<br />

avons donc choisi de nous concentrer sur un seul élé<strong>ment</strong><br />

: le chocolat, compte tenu de son importance décisive<br />

dans le contexte historique méso-américain, du<br />

pittoresque qui a longtemps entouré son usage, et du<br />

caractère tragique<strong>ment</strong> romanesque d’une anecdote qui<br />

le concerne.<br />

*<br />

Historien des réalités socio-économiques de l’Amérique<br />

centrale, Murdo J. MacLeod fait observer que,<br />

2. Solange Alberro, Del Gachupín al Criollo. O de cómo los<br />

Españoles de México dejaron de serlo, El Colegio de México, Centro<br />

de Estudios Históricos, Mexico, 1992, p. 70 sq.<br />

103


dès la lointaine époque olmèque, c’est l’obtention du<br />

cacao qui avait déterminé le dessin des voies commerciales<br />

reliant le Mexique aux régions tropicales de<br />

l’Amérique centrale : vers le Soconusco et le littoral du<br />

Pacifique, d’une part ; <strong>à</strong> travers le Petén en direction du<br />

golfe du Honduras et des côtes atlantiques de l’isthme,<br />

par ailleurs. Tels étaient, écrit-il, les deux embranche<strong>ment</strong>s<br />

de “l’antique «route de l’or» du commerce cacaotier,<br />

similaire <strong>à</strong> [ce qu’avait été] la route de l’ambre<br />

dans l’Europe de l’âge du bronze 3”.<br />

L’importance du cacao ne se devait pas seule<strong>ment</strong><br />

au fait que sa consommation était fort appréciée des<br />

élites mexicaines ; mais égale<strong>ment</strong>, comme put le<br />

constater Christophe Colomb lui-même quand, rencontrant<br />

en 1502 des pochtecas (commerçants aztèques)<br />

dans le golfe du Honduras, il nota l’empresse<strong>ment</strong> que<br />

ceux-ci mettaient <strong>à</strong> ramasser les graines de cacao dès<br />

que l’une d’<strong>elle</strong>s tombait par terre : ces graines en effet<br />

leur servaient égale<strong>ment</strong> de numéraire ! D’une certaine<br />

façon donc, dans les palais mexicains, les nobles faisaient<br />

pitance d’une bouillie de monnaie. Cela faisait<br />

évidem<strong>ment</strong> très chic 4.<br />

Une fois la Conquête advenue, le cacao allait rester,<br />

pendant plus d’un siècle, une boisson stricte<strong>ment</strong> propre<br />

3. Murdo J. MacLeod, Historia socio-económica de la América central<br />

española 1520-1720. Traduit de : Spanish Central America. A<br />

Socioeconomic Study, University of California Press, 1973. Editorial<br />

Piedra Santa, Guatemala, 1980, p. 28-29.<br />

4. Concernant l’usage des graines de cacao en tant que monnaie aux<br />

époques précolombienne aussi bien que coloniale, voir James Lockhart,<br />

The Nahuas after the Conquest.A Social and Cultural History of<br />

the Indians of Central Mexico, Sixteenth through Eighteenth Centuries,<br />

Stanford University Press, 1992, p. 177-178 et passim. Le cacao<br />

n’était pas le seul “numéraire précolombien” : aux mêmes fins, on<br />

104


aux indigènes, qui le consommaient froid, mélangé avec<br />

du maïs, du pi<strong>ment</strong> (chile) et du roucou (achiote), ce<br />

dernier ingrédient faisant office de colorant plutôt que<br />

d’épice propre<strong>ment</strong> dite. Cette façon de boire le cacao,<br />

qui faisait les délices de la noblesse aztèque, n’inspirait<br />

que répugnance aux Espagnols qui, en dédaignant la<br />

consommation, se contentaient d’en <strong>faire</strong> commerce<br />

auprès des indigènes, qui le payaient fort cher.<br />

Cette situation dura jusqu’aux environs de 1580, quand<br />

l’incapacité croissante dans laqu<strong>elle</strong> se trouvaient les<br />

Espagnols de l’Amérique centrale de <strong>faire</strong> venir d’Espagne<br />

des quantités suffisantes de vin (qu’il leur était<br />

par ailleurs interdit d’importer du Pérou) les obligea <strong>à</strong><br />

en venir eux aussi, bon gré mal gré, <strong>à</strong> la consommation<br />

de cacao. Entre-temps, il est vrai, les Espagnols avaient<br />

appris <strong>à</strong> modifier radicale<strong>ment</strong> l’apparence aussi bien<br />

que le goût du breuvage en y incorporant du sucre (qu’ils<br />

avaient introduit sur le continent), ainsi que diverses<br />

autres épices comme la vanille et la cann<strong>elle</strong>. Enfin, vers<br />

1615 se généralisera l’habitude de consommer chaude<br />

cette nouv<strong>elle</strong> préparation, laqu<strong>elle</strong> connut dès lors une<br />

vogue aussi soudaine que colossale.<br />

Nous verrons ci-dessous, <strong>à</strong> travers le témoignage de<br />

Thomas Gage, l’addiction singulière dont le chocolat<br />

devint l’objet parmi les Espagnols méso-américains.<br />

Bientôt cette mode allait gagner l’Espagne, vers laqu<strong>elle</strong><br />

le produit s’exporte en quantités croissantes, sous forme<br />

utilisait égale<strong>ment</strong> la pièce de tissu de coton (quachtli), certains objets<br />

de cuivre, des perles de traite, ainsi que de petites mesures de poudre<br />

d’or. Postérieure<strong>ment</strong> <strong>à</strong> la Conquête, le numéraire-cacao restera encore<br />

d’usage courant, principale<strong>ment</strong> comme monnaie fractionnaire pour<br />

des opérations d’un montant inférieur <strong>à</strong> un demi-real, cinquante<br />

graines de cacao étant reçues pour l’équivalent d’un real au début du<br />

XVII e siècle.<br />

105


de blocs de pâte sucrée et aromatisée. A l’heure où écrit<br />

Gage, la consommation du chocolat n’a pas encore gagné<br />

les autres pays d’Europe. Ce sera chose faite <strong>à</strong> partir de<br />

1634, lorsque les Hollandais s’empareront de l’île Curaçao,<br />

qu’ils convertissent aussitôt en plaque tournante<br />

de l’exportation de cacao vers Amsterdam. A son tour,<br />

la métropole néerlandaise devient le centre du commerce<br />

chocolatier d’Europe : même l’Espagne finira<br />

par devoir s’y approvisionner, au moins parti<strong>elle</strong><strong>ment</strong>.<br />

Introduit en Angleterre <strong>à</strong> partir de 1652, le chocolat<br />

devient prompte<strong>ment</strong> la boisson favorite de toutes les<br />

capitales européennes, où sa consommation, d’abord<br />

restreinte aux riches courtisans, ne tarde pas <strong>à</strong> s’étendre<br />

<strong>à</strong> d’autres couches de la société. On se rapp<strong>elle</strong> que de<br />

la reine Marie-Thérèse, l’épouse espagnole de Louis XIV,<br />

on avait coutume de dire que le roi et le chocolat avaient<br />

été les deux seules passions de sa vie 5.<br />

*<br />

Dans le tome II de son ouvrage, Thomas Gage ne tarit<br />

pas d’éloges <strong>à</strong> l’égard de “deux boissons qui sont en si<br />

grand usage entre les Espagnols, et qui <strong>à</strong> mon sens ne<br />

doivent pas être méprisées, mais qui plutôt devraient<br />

être connues de toutes les nations, pour remédier par<br />

leur usage <strong>à</strong> tant d’abus qui se commettent par le vin et<br />

les autres breuvages qu’on estime tant en Europe” (II,<br />

182). Ces deux boissons sont l’atolle et le chocolat.<br />

De la première, contentons-nous de rapporter ici<br />

qu’<strong>elle</strong> est “semblable au lait d’amandes qu’on fait en<br />

Europe, mais beaucoup plus épais” et qu’on la “fait<br />

5. Murdo J. MacLeod, op. cit., p. 203-204 et 385-386.<br />

106


avec du jus de maïs (ou “blé d’Inde”) lorsqu’il est<br />

encore tendre” (II, 89). Les gens raffinés, ajoute Gage,<br />

“ont trouvé l’invention d’y mêler de la cann<strong>elle</strong>, des<br />

eaux de senteur, de l’ambre ou du musc, et quantité de<br />

sucre” (II, 204). Contraire<strong>ment</strong> au chocolat, l’atolle<br />

n’est pas transportable “car il le faut boire au lieu où il<br />

a été fait” (II, 90). De fait, c’est la possibilité d’en <strong>faire</strong><br />

des tablettes solides, <strong>à</strong> redissoudre ensuite, qui est la<br />

cause de l’extraordinaire diffusion du chocolat, depuis<br />

les régions tropicales où poussent les cacaoyers, jusque<br />

sur le plateau mexicain tout d’abord, puis dans le reste<br />

du monde, par la suite.<br />

Avant toute chose, Thomas Gage soulage notre<br />

curiosité en nous livrant l’étymologie du mot chocolat,<br />

expliquant qu’il s’agit d’un composé du mot atl, qui<br />

signifie “liquide” en nahuatl (la langue des anciens<br />

Aztèques), “et du bruit ou du son que l’eau fait dans le<br />

vaisseau où l’on met le chocolat, où <strong>elle</strong> fait comme<br />

«choco, choco, choco» quand on la remue dans un vase<br />

appelé chocolatière avec un moulinet jusqu’<strong>à</strong> ce qu’<strong>elle</strong><br />

s’élève en bulles et en écume” (II, 184).<br />

L’ingrédient primordial du breuvage est donc le cacao,<br />

dont Gage nous apprend qu’il existe deux variétés :<br />

l’une aux grains ronds et sombres, tirant sur le rouge, qui<br />

est la plus appréciée ; l’autre, aux grains clairs et aplatis,<br />

et qui est de loin moins chère. A cet élé<strong>ment</strong> fonda<strong>ment</strong>al<br />

qu’est le cacao, et qui, comme nous l’avons vu, se présente<br />

sous la forme de tablettes <strong>à</strong> dissoudre dans l’eau<br />

chaude, s’ajoutent divers autres composants que l’auteur<br />

énumère : du poivre noir, du poivre rouge tiré de ce long<br />

pi<strong>ment</strong> qu’on app<strong>elle</strong> chile, du sucre blanc, de la cann<strong>elle</strong>,<br />

du clou de girofle, de l’anis, des amandes, des noisettes,<br />

de l’orijuela, de la vanille, de la sapotille, de l’eau<br />

de fleurs d’oranger, du musc, et autant de roucou qu’il<br />

107


convient “pour lui donner la couleur d’une brique rouge”<br />

(II, 190-191). On y met égale<strong>ment</strong> du maïs, mais seule<strong>ment</strong><br />

par économie, “afin d’aug<strong>ment</strong>er la quantité du<br />

chocolat, parce que la mesure de maïs qui contient un<br />

boisseau et demi ne se vend que quatre francs, et la livre<br />

de chocolat vaut quarante sols” (II, 192).<br />

Toutes ces observations montrent combien diversifiés<br />

étaient les usages sociaux du chocolat dans les Indes<br />

espagnoles : selon les moyens dont chacun disposait, et<br />

la représentation qu’on se faisait de sa position dans la<br />

hiérarchie socio-raciale, cette boisson était consommée<br />

dans une préparation différente. C’est ainsi que, perpétuant<br />

l’usage qui était en vigueur avant l’arrivée des<br />

Espagnols, “le commun peuple comme les Nègres et<br />

les Indiens n’y mettent ordinaire<strong>ment</strong> que du cacao, de<br />

l’achiote [roucou] et du maïs, et un peu de chile ou<br />

d’anis” (II, 194). Quant aux autres ingrédients cités plus<br />

haut, et parmi eux surtout le sucre, il s’agissait bien<br />

entendu de produits de prestige que seuls pouvaient<br />

régulière<strong>ment</strong> s’offrir les Espagnols 6.<br />

6. Visitant le Mexique en 1696, le voyageur italien Giovanni Francisco<br />

Gemelli Careri ne peut manquer de remarquer lui aussi que du<br />

cacao “on fait une boisson dont presque tout le monde se sert et qui<br />

est fort agréable, surtout aux Espagnols”. Et il ajoute : “Le cacao et<br />

la vanille sont, comme tout le monde le sait, les principaux ingrédients<br />

du chocolat. Les Européens mettent <strong>à</strong> chaque livre de cacao<br />

une livre de sucre et une once de cann<strong>elle</strong>. Les Indiens ne se servent<br />

point de cann<strong>elle</strong>, les riches comme les pauvres, ni même les Espagnols<br />

qui demeurent en Amérique. La bonté de leur chocolat consiste<br />

dans le bon cacao et la cann<strong>elle</strong>, en ajoutant <strong>à</strong> chaque livre de cacao<br />

deux onces de grain des Indes (du maïs) afin qu’il mousse davantage.”<br />

Contraire<strong>ment</strong> <strong>à</strong> ce qu’écrivait Gage soixante-dix ans plus tôt,<br />

Gemelli Careri ne voit en cela aucune mesure d’économie, le cacao,<br />

dit-il, “étant <strong>à</strong> bon marché dans le pays”, in Le Mexique <strong>à</strong> la fin du<br />

XVI e siècle, vu par un voyageur italien : Gemelli Careri, Calmann-<br />

Lévy, Paris, 1968, p. 193-195.<br />

108


*<br />

Thomas Gage détaille longue<strong>ment</strong> les mérites du chocolat<br />

et des divers produits qui entrent dans sa composition.<br />

Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’<strong>à</strong> aucun mo<strong>ment</strong><br />

le fieffé glouton que le dominicain anglais montre être<br />

dans maints passages de son livre ne nous donne aucune<br />

indication concernant l’agré<strong>ment</strong> gustatif d’un breuvage<br />

que, pourtant, il affectionnait vive<strong>ment</strong>. Or, sous<br />

sa plume, il n’est jamais question que de propriétés<br />

médicales, définies dans le cadre de la théorie des quatre<br />

élé<strong>ment</strong>s, lointaine<strong>ment</strong> héritée d’Aristote, d’Hippocrate<br />

et de Galien, et qui régnait encore sans partage<br />

sur les esprits de cette époque.<br />

C’est ainsi par exemple qu’il explique que – les différentes<br />

“drogues” avec lesqu<strong>elle</strong>s on mélange le cacao<br />

étant réputées “chaudes” – le cacao lui-même, qui<br />

d’ailleurs “les surpasse de beaucoup en quantité” dans<br />

le mélange, est en revanche de tempéra<strong>ment</strong> froid. Voil<strong>à</strong><br />

pourquoi il “les tempère par sa froideur, comme <strong>elle</strong>s<br />

servent aussi <strong>à</strong> le modérer ; de sorte que par ce moyen,<br />

la confection du chocolat n’est pas si froide que le<br />

cacao, ni si chaude que le reste des autres ingrédients ;<br />

mais il en résulte par l’action des uns sur les autres un<br />

tempéra<strong>ment</strong> modéré, qui est égale<strong>ment</strong> bon pour toutes<br />

sortes d’estomacs pourvu que l’on en use avec modération”<br />

(II, 194).<br />

Thomas Gage est intarissable sur ce genre de raisonne<strong>ment</strong>s,<br />

qu’il développe <strong>à</strong> longueur de pages avec<br />

l’extrême délectation, dit-il, de les voir “s’accorder <strong>à</strong> la<br />

raison” (II, 187). Voil<strong>à</strong> pourquoi cet heureux ecclésiastique<br />

<strong>à</strong> qui ses paroissiennes mandaient force paniers<br />

de Cocagne débordant de massepains, de confitures et de<br />

conserves “bien dorées par-dessus” – sans oublier le<br />

109


chocolat, bien entendu – est <strong>à</strong> même de dresser de ce<br />

dernier un véritable panégyrique sans <strong>à</strong> aucun mo<strong>ment</strong><br />

en évoquer le goût ! Dieu sait pourtant s’il l’aimait, le<br />

chocolat, et sans doute avec excès, au point de se réjouir<br />

que n’aient jamais été visibles sur sa personne les effets<br />

engraissants que certains médecins attribuent au produit<br />

en question ! (II, 201) Quant <strong>à</strong> ses paroissiennes <strong>elle</strong>smêmes,<br />

leur passion pour le chocolat était alors si vive<br />

qu’<strong>elle</strong> pouvait les mener aux pires extrémités, comme va<br />

le démontrer la tragique anecdote que nous allons conter.<br />

*<br />

L’af<strong>faire</strong> eut lieu <strong>à</strong> Ciudad Real, la capitale du Chiapas.<br />

Parmi les divers endroits qu’il fut donné <strong>à</strong> Thomas Gage<br />

de connaître aux Amériques, sans doute est-ce celui-ci<br />

qu’il nous décrit avec le moins d’aménité : “Les gentilshommes<br />

de Chiapas servent ordinaire<strong>ment</strong> de proverbe<br />

et de matière de raillerie en ce pays-l<strong>à</strong>, quand on veut<br />

représenter des fanfarons qui font les grands seigneurs<br />

ou les capables, quoi qu’ils ne soient que des gueux et<br />

des ignorants. Car ils se disent ordinaire<strong>ment</strong> être descendus<br />

de quelques maisons de ducs en Espagne, ou des<br />

premiers conquérants, quoique dans leurs mœurs et dans<br />

leur entretien ils paraissaient aussi rustiques et grossiers<br />

que des paysans, et n’aient ni sens ni entende<strong>ment</strong><br />

pour la plupart” (II, 158).<br />

Les femmes ne sont pas davantage épargnées dans<br />

ce peu flatteur portrait. Ainsi, ajoute Gage, “les femmes<br />

de cette ville-l<strong>à</strong> prétendent être sujettes <strong>à</strong> de si grandes<br />

débilités d’estomac, qu’<strong>elle</strong>s ne sauraient entendre une<br />

messe basse, et encore moins la grand-messe et le sermon,<br />

sans boire un verre de chocolat tout chaud, et manger<br />

110


un peu de confitures pour se fortifier l’estomac. Pour cet<br />

effet, leurs servantes avaient accoutumé de leur apporter<br />

du chocolat dans l’église, au milieu de la messe ou du<br />

sermon, ce qui ne se pouvait <strong>faire</strong> sans causer de la<br />

confusion, et sans interrompre les prêtres et les prédicateurs”<br />

(II, 165).<br />

Don Bernardo Salazar, qui occupait alors le siège<br />

épiscopal de Ciudad Real (dont le premier titulaire<br />

avait été, jadis, Bartolomé de Las Casas), était un homme<br />

“de bonnes mœurs”, nous dit Gage, bien qu’“un peu trop<br />

attaché au bien, aussi bien que tous les autres [évêques]<br />

qui sont dans les Indes” (II, 165). Quoi qu’il en soit, peu<br />

enclin <strong>à</strong> se résigner <strong>à</strong> ce que sa cathédrale soit convertie<br />

en réfectoire, ce prélat résolut de mettre fin <strong>à</strong> ces<br />

désordres.<br />

Il tenta tout d’abord de s’y opposer “par les voies de<br />

la douceur”. Mais rien n’y fit. Exaspéré, l’évêque décide<br />

alors de recourir aux grands moyens en faisant afficher<br />

sur la porte de l’église une proclamation selon laqu<strong>elle</strong><br />

serait frappé d’excommunication quiconque aurait<br />

encore l’effronterie de se restaurer dans la cathédrale<br />

pendant la durée des offices.<br />

Deux siècles plus tôt déj<strong>à</strong>, Bartolomé de Las Casas<br />

avait tenté d’avoir raison de l’indiscipline de ses paroissiens<br />

espagnols en retournant contre eux ces armes<br />

suprêmes que sont l’excommunication et le refus des<br />

sacre<strong>ment</strong>s. On sait ce qu’il en advint : le bouillant<br />

défenseur des Indiens dut prompte<strong>ment</strong> battre en retraite,<br />

et abandonner son diocèse pour aller terminer ses jours<br />

sous le ciel d’Espagne.<br />

Dans ce cas-ci, le procédé ne s’avéra pas meilleur :<br />

après avoir tenté de parle<strong>ment</strong>er avec l’évêque pour<br />

l’attendrir, et n’y étant nulle<strong>ment</strong> parvenues, ces dames<br />

et ces demois<strong>elle</strong>s entrèrent en rébellion ouverte, décidant<br />

111


de se moquer tout uni<strong>ment</strong> de l’évêque, de son interdiction<br />

de consommer du chocolat dans l’église, et de<br />

ses gesticulations excommunicatrices. Sur cette pente,<br />

les choses ne pouvaient manquer de s’envenimer. Au<br />

point qu’un jour, les prêtres et chanoines de service<br />

dans la cathédrale ayant tenté de s’opposer par la force<br />

<strong>à</strong> l’entrée des servantes qui apportaient les bols fumants<br />

<strong>à</strong> leurs maîtresses, il s’ensuivit une mêlée si incroyable<br />

qu’au cours de c<strong>elle</strong>-ci certains des messieurs de ces<br />

dames allèrent jusqu’<strong>à</strong> lever l’épée sur la tête de ces honorables<br />

membres du clergé !<br />

La rupture étant ainsi consommée avec l’évêque, au<br />

prix de ce très grand scandale, les paroissiens de Ciudad<br />

Real décidèrent alors d’une sorte de grève : désertant<br />

massive<strong>ment</strong> la cathédrale, ils s’en allèrent écouter la<br />

messe et les offices aux églises des couvents qu’il y avait<br />

de par la ville, et dans lesqu<strong>elle</strong>s les moines, plus souples<br />

que l’évêque, “les laissaient vivre <strong>à</strong> leur manière accoutumée”.<br />

Toutefois cela ne faisait pas l’af<strong>faire</strong> de l’évêché,<br />

dont les finances, privées du produit des quêtes que l’on<br />

fait dans l’église, menaçaient de péricliter. Ayant décidé<strong>ment</strong><br />

l’excommunication facile, don Bernardo Salazar<br />

y recourut <strong>à</strong> nouveau, cette fois contre les religieux, <strong>à</strong> qui<br />

ce châti<strong>ment</strong> était promis s’ils persistaient <strong>à</strong> accueillir<br />

les paroissiens de l’évêque dans leurs chap<strong>elle</strong>s conventu<strong>elle</strong>s<br />

!<br />

Sous la menace d’être privés de tout service divin,<br />

les fidèles furent donc contraints de revenir <strong>à</strong> la cathédrale.<br />

Mais ils le firent en traînant les pieds… et seule<strong>ment</strong><br />

les hommes, car les femmes, radicalisant leurs<br />

positions, décidèrent de rester chez <strong>elle</strong>s <strong>à</strong> soigner leur<br />

santé, puisqu’on interdisait qu’<strong>elle</strong>s y procèdent dans le<br />

cadre des lieux saints ! Cette situation se prolongea sur<br />

tout un mois, et nul ne sait combien de temps <strong>elle</strong> aurait<br />

112


pu durer si un événe<strong>ment</strong> épouvantable n’était intervenu<br />

: au bout du mois en question, l’évêque tomba<br />

grave<strong>ment</strong> malade et décéda quelques jours après !<br />

Nul mystère sur les causes de sa mort : une demois<strong>elle</strong><br />

de la ville “qu’on accusait d’une trop grande familiarité<br />

avec un des pages du prélat” avait usé de cette<br />

complicité pour <strong>faire</strong> verser du poison… dans le chocolat<br />

que l’évêque consommait, afin de bien souligner<br />

le motif de sa vengeance ! Sans illusions lui-même sur<br />

la nature du mal qui le frappait, l’infortuné prélat mourut<br />

dans des souffrances atroces : “Il ne fut pas plus de<br />

huit jours malade, et aussitôt qu’il fut mort tout son corps,<br />

sa tête et son visage enflèrent de t<strong>elle</strong> sorte qu’aussitôt<br />

qu’on lui touchait la peau en quelque endroit, <strong>elle</strong> se<br />

crevait et jetait du pus, qui était une marque d’une corruption<br />

univers<strong>elle</strong> dans tout le corps” ! (II, 169)<br />

De ce jour-l<strong>à</strong>, le malheureux Thomas Gage, qui s’était<br />

trouvé mêlé <strong>à</strong> l’af<strong>faire</strong> de plus près qu’il n’eût voulu,<br />

vécut dans l’inquiétude, n’osant plus prendre de chocolat<br />

dans aucune maison que ce fût, <strong>à</strong> moins de se sentir “bien<br />

assuré de l’affection de toute la famille”. Il ne faut donc<br />

pas s’étonner qu’il saisît la première occasion pour s’éloigner<br />

de Ciudad Real, fuyant <strong>à</strong> tout jamais “cette malheureuse<br />

ville qui ne mérite, dit-il, d’autre louange sinon<br />

qu’<strong>elle</strong> est peuplée d’idiots, et de femmes qui ne sont<br />

habiles qu’<strong>à</strong> préparer du chocolat empoisonné”. (II, 171)<br />

*<br />

En croquant une tablette d’innocent chocolat, qui imaginerait<br />

que celui-ci ait pu naguère inspirer des passions<br />

si ardentes, et même <strong>à</strong> ce point funestes, dans ce lointain<br />

Clochemerle qu’est le Chiapas, où de nos jours le<br />

113


sous-commandant Marcos agace les pouvoirs et taquine<br />

Internet ?<br />

Remarquons tout de même que, afin de contribuer <strong>à</strong> la<br />

résolution de ce nouvel imbroglio, l’actuel titulaire du<br />

diocèse du Chiapas, et <strong>à</strong> ce titre lointain émule de Bartolomé<br />

de Las Casas et de Bernardo Salazar, don Samuel<br />

Ruiz, semble s’être converti <strong>à</strong> des méthodes d’intervention<br />

moins radicales que l’excommunication, qui avait si<br />

mal réussi <strong>à</strong> ses intransigeants prédécesseurs !


JEAN-PIERRE POULAIN<br />

LA NOURRITURE <strong>DE</strong> L’AUTRE :<br />

ENTRE DÉLICES ET DÉGOÛTS<br />

Réflexions sur le relativisme de la sensibilité ali<strong>ment</strong>aire<br />

Les barbares sont ceux qui pensent<br />

qu’il existe des barbares.<br />

C. LÉVI-STRAUSS<br />

S’il est un domaine du quotidien dans lequel la rencontre<br />

de l’altérité surprend, bouscule, atteignant parfois<br />

l’insoutenable, c’est bien l’ali<strong>ment</strong>aire. Nous avions<br />

engagé, depuis quelque temps déj<strong>à</strong>, un travail d’inventaire<br />

du patrimoine gastronomique du centre Viêt-nam 1.<br />

En France, la cuisine vietnamienne possède un statut<br />

paradoxal : jouissant d’une réputation spontanée très<br />

positive, <strong>elle</strong> est, en même temps, quasi<strong>ment</strong> inconnue,<br />

tant <strong>elle</strong> est déformée par le prisme de l’organisation<br />

des restaurants asiatiques occidentalisés. Aux menus<br />

1. Les universités de Toulouse-le Mirail (France) et de Hué (Viêt-nam)<br />

conduisent conjointe<strong>ment</strong> un inventaire des traditions gastronomiques<br />

du centre Viêt-nam qui s’inscrit dans la dynamique de conservation<br />

du patrimoine immatériel initié par Georges Condominas. Un colloque<br />

sur le thème du “Patrimoine gastronomique du Viêt-nam” se tiendra<br />

<strong>à</strong> Hanoi, en septembre 1997. Jean-Pierre Poulain et Nguyen Van Man<br />

(ethnologue, <strong>à</strong> l’université de Hué) préparent un ouvrage intitulé<br />

Les Traditions gastronomiques du Viêt-nam, aux éditions Lanore<br />

(<strong>à</strong> paraître fin 1997).<br />

115


dégustation de la “Jonque du Mekong” ou de “L’Empereur<br />

de Hué”, ont donc succédé l’étude de la littérature<br />

disponible et le travail de terrain. La rencontre concrète<br />

fut un mélange d’enthousiasme <strong>à</strong> la découverte d’une<br />

sensibilité, d’une sensualité ali<strong>ment</strong>aire très élaborées<br />

et d’une inventivité culinaire foisonnante, en même<br />

temps qu’un véritable choc culturel qui très vite nous<br />

confronta aux limites de la capacité <strong>à</strong> comprendre et <strong>à</strong><br />

partager l’altérité.<br />

Décider qu’un végétal ou un animal peuvent être<br />

des ali<strong>ment</strong>s, les préparer, les cuisiner sont des actes qui<br />

s’inscrivent dans un système de représentations. Toute<br />

culture fixe un ordre du mangeable, qui, bien que non<br />

explicite, ne s’impose pas moins avec impérativité <strong>à</strong><br />

ceux qui y participent. L’expérience ali<strong>ment</strong>aire permet<br />

une rencontre intime avec une culture, dans ce qu’<strong>elle</strong><br />

a de plus concret et de plus savoureux, retrouvant ainsi<br />

la confusion étymologique de la saveur et du savoir,<br />

mais aussi dans ce qu’<strong>elle</strong> a parfois d’irréductible<strong>ment</strong><br />

différent.<br />

C’est cette ambivalence que nous nous proposons<br />

d’approfondir, <strong>à</strong> travers quelques expériences ethnoculinaires<br />

vietnamiennes. Croisant démarche phénoménologique<br />

et approche théorique, nous allons tenter<br />

d’approcher au plus près le relativisme de la sensibilité<br />

ali<strong>ment</strong>aire.<br />

LES DÉLICES <strong>DE</strong> LA GASTRONOMIE VIETNAMIENNE<br />

A l’évidence les Asiatiques savent manger, nous en<br />

sommes convaincus, nous, les Occidentaux, qui fréquentons<br />

avec assiduité les “restos vietnamiens”. “Soupe<br />

d’ailerons de requin”, “nems”, “canard laqué” et pour<br />

116


finir “gingembre confit”, le tout arrosé d’une “singha<br />

beer” ou mieux, une B.J. ou une ba ba ba (333), si l’on<br />

en trouve 2. Sympa, pas cher, exotique, dépaysant <strong>à</strong><br />

souhait. Nostalgies coloniales, exotismes extrêmes,<br />

délices d’une sensualité élaborée, sur la cuisine vietnamienne<br />

convergent les images et les mythologies qui<br />

structurent l’attrait des Occidentaux pour l’Asie 3.<br />

Cependant, lorsqu’il s’agit simple<strong>ment</strong> de marquer<br />

les différences entre cuisine chinoise et vietnamienne,<br />

l’horizon se brouille et le “gastronome” amateur de<br />

“restos asiatiques” devient moins disert. Ne parlons<br />

même pas de préciser quelques grandes caractéristiques<br />

de la cuisine vietnamienne du Nord, du “Sud”, ou<br />

du centre, pas plus que la “cour de Hué” ou des quelques<br />

ethnies montagnardes.<br />

Et pourtant, la cuisine asiatique nous paraît bien familière.<br />

Dans un restaurant vietnamien français, si l’exotisme<br />

est assuré, point de bouleverse<strong>ment</strong> ; les plats y sont<br />

servis <strong>à</strong> la portion, les menus, invention française du<br />

XIX e siècle 4, y sont déclinés sur nos propres structures ;<br />

hors-d’œuvre, entrée, plat principal, dessert. Le service<br />

suit les règles de nos manières de table, chacun a sa<br />

portion, ses propres plats, bien <strong>à</strong> lui. Seules les baguettes<br />

peuvent, <strong>à</strong> la rigueur, quelque peu dérouter le débutant.<br />

Dans un tel lieu, l’Asiatique nouvel arrivant se trouve<br />

lui aussi, et peut-être plus encore que l’Occidental, dans<br />

un univers exotique. Bien sûr, il y a les décors, avec<br />

2. Le connaisseur aura déj<strong>à</strong> repéré le côté hétéroclite de ce menu,<br />

soupe d’origine chinoise, plats vietnamiens, bières thai ou vietnamienne…<br />

3. Franck Michel, En route pour l’Asie, le rêve oriental chez les colonisateurs,<br />

les aventuriers et les touristes occidentaux, éditions Histoire<br />

et Anthropologie, 1995.<br />

4. Jean-Paul Aron, Le Mangeur du XIX e siècle, Laffont, 1976.<br />

117


force baie d’Along “maritime” ou “terrestre”, bien sûr<br />

les plats ont quelque chose <strong>à</strong> voir avec ce qu’on mange<br />

au pays. “Mais enfin, un repas vietnamien ne se déroule<br />

pas comme ça !” En changeant d’espace culturel, la<br />

cuisine vietnamienne a subi de profondes transformations.<br />

D’ali<strong>ment</strong> central, le riz est devenu périphérique,<br />

une “garniture”, un “accompagne<strong>ment</strong>”, et les plats qui,<br />

au pays, sont communs <strong>à</strong> l’ensemble des mangeurs et se<br />

doivent d’être partagés sont devenus, en même temps,<br />

élé<strong>ment</strong>s principaux et unités individu<strong>elle</strong>s.<br />

Disparus les plats d’accompagne<strong>ment</strong> (non an), au<br />

statut intermédiaire entre riz et plat et dont la fonction<br />

est de varier le goût du riz. Comme par exemple, les<br />

bouillons de légumes (canh) dont on mouille le riz et<br />

qui deviennent en France de simples potages servis en<br />

entrée. Disparus égale<strong>ment</strong> ces plats de légumes locaux<br />

pourtant disponibles en France ; liserons d’eau (rau<br />

muong), feuilles de moutarde (cai cay), de patates<br />

douces (khoai lang), ou encore ces légumes saumurés<br />

(muoi) ; aubergines, carottes, navets 5…<br />

Les manières de table sont une mise en scène concrète<br />

des valeurs fonda<strong>ment</strong>ales d’une culture et d’une époque.<br />

Ici l’individualisme structure la table autour du mangeur<br />

qui en est l’unité de base. L<strong>à</strong>-bas, la mise en commun<br />

prend le pas sur l’individu et le partage se donne <strong>à</strong> voir<br />

tout au long du repas.<br />

Dans le repas vietnamien, le bol de riz joue le rôle<br />

d’assiette et chacun puise, <strong>à</strong> son gré, dans une série de<br />

plats posés mis en commun au centre de la table. S’il<br />

existe bien quelques règles de succession des plats,<br />

ceux-ci sont, pour la plupart, servis simultané<strong>ment</strong>.<br />

5. Pour une présentation des catégories ali<strong>ment</strong>aires vietnamiennes<br />

voir Nelly Krowolski, Autour du riz, L’Harmattan, 1993, p. 137 sq.<br />

118


Nombreux sont les observateurs <strong>à</strong> avoir, reprenant le<br />

vocabulaire lévi-straussien, attiré l’attention sur son<br />

caractère synchronique par opposition <strong>à</strong> la diachronie<br />

du repas français.<br />

Mais, au-del<strong>à</strong> des manières de table, il est un autre<br />

sujet d’étonne<strong>ment</strong>. Car les Asiatiques possèdent deux<br />

espaces ali<strong>ment</strong>aires : celui du repas organisé dont nous<br />

venons de voir quelques élé<strong>ment</strong>s et celui du grappillage<br />

avec ses préparations spécifiques qui se consom<strong>ment</strong> tout<br />

au long de la journée et que les Vietnamiens désignent<br />

d’une expression charmante, “an choi”, littérale<strong>ment</strong><br />

“manger pour s’amuser 6”.<br />

Pour la Chine, Françoise Sabban a montré l’importance<br />

de l’ali<strong>ment</strong>ation hors repas : “La vie ali<strong>ment</strong>aire<br />

des Chinois ne se réduit pas au système des repas, qui<br />

peut paraître figé et contraignant, mais dont l’objectif<br />

est de contribuer <strong>à</strong> la suffisance ali<strong>ment</strong>aire. Lorsque les<br />

conditions économiques et/ou politiques le permettent,<br />

l’entre-repas est le temps des consommations individualisées<br />

et sans règle ; c<strong>elle</strong>s qu’offrent depuis des<br />

siècles, au long des ru<strong>elle</strong>s et des chemins, les colporteurs,<br />

vendeurs de spécialités ali<strong>ment</strong>aires que l’on déguste <strong>à</strong> son<br />

gré, sans manière <strong>à</strong> n’importe qu<strong>elle</strong> heure du jour et<br />

de la nuit 7.”<br />

Des travaux plus anciens de Jacques Dournes, sur le<br />

repas des Jörai 8 du centre Viêt-nam, avaient déj<strong>à</strong> mis en<br />

évidence cette dualité ali<strong>ment</strong>aire entre repas institué et<br />

ali<strong>ment</strong>ation spontanée, consommée tout le long de la<br />

6. Nelly Krowolski, ibid., p. 148.<br />

7. Maurice Aymard, Claude Grignon et Françoise Sabban, “Le<br />

temps de manger” Ali<strong>ment</strong>ation, emploi du temps et rythmes sociaux,<br />

Paris, éditions MSH-INRA, 1993, p. 17.<br />

8. Ou Jaraï, ethnie du groupe malayo-polynésien, vivant dans les<br />

provinces de Gia Lai, Kontum et la région du Dac Lac.<br />

119


journée. Dournes met l’accent sur les fonctions de ces<br />

prises ali<strong>ment</strong>aires hors repas qui, loin d’être désocialisées,<br />

participent au tissage du lien social, accompagnant la rencontre<br />

d’un ami, la pause dans les travaux des champs ou<br />

la découverte heureuse d’un fruit ou d’une petite proie 9…<br />

Surprenant donc pour l’Asiatique, l’usage que nous<br />

faisons de certains plats comme le “pho”, cette soupe du<br />

Nord qui se consomme le matin ou en cours de journée,<br />

mais en tout cas jamais dans un repas et <strong>à</strong> qui l’on<br />

demande, en France, de jouer les entrées dans des petits<br />

bols. Déconcertantes, aussi, ces compotes, salades de fruits<br />

ou autres pâtisseries convoquées en fin de repas pour servir<br />

de dessert, catégorie inconnue du repas vietnamien.<br />

Et l’on se surprend <strong>à</strong> penser que les mutations contemporaines<br />

de l’ali<strong>ment</strong>ation française 10 – déstructuration<br />

des repas, montée du grignotage, crises de légitimité de<br />

l’appareil normatif – ne sont peut-être pas aussi dramatiques<br />

que pourrait le laisser croire la vulgarisation du<br />

discours médical qui, empêtrée dans son ethnocentrisme<br />

et en l’absence de perspective historique, confond les<br />

normes sociales et l’hygiénisme 11. En investissant le relativisme<br />

des pratiques ali<strong>ment</strong>aires, la socio-anthropologie<br />

de l’ali<strong>ment</strong>ation ouvre la voie <strong>à</strong> une épidémiologie comparée<br />

aux perspectives heuristiques prometteuses.<br />

9. Jacques Dournes, 1981, “L’espace d’un repas”, in Jessica Kuper, La<br />

Cuisine des ethnologues, Berger-Levrault, Paris, 1981, p. 180.<br />

10. Jean-Pierre Poulain, 1996, dir. en coll. avec Jean-Marie Delorme,<br />

Muriel Gineste et Cyril Laporte, “Les nouv<strong>elle</strong>s pratiques ali<strong>ment</strong>aires<br />

des Français ; entre commensalisme et vagabondage”, ministère<br />

de l’Agriculture et de l’Ali<strong>ment</strong>ation, programme “Ali<strong>ment</strong><br />

demain”. Voir un résumé dans Jean-Pierre Poulain, 1996, “Les nouveaux<br />

comporte<strong>ment</strong>s ali<strong>ment</strong>aires”, Revue technique des hôtels et<br />

restaurants, 1996.<br />

11. Marcel Druhle, Sociologie de la santé, PUF, 1996.<br />

120


Jusque-l<strong>à</strong> ethnologie, sociologie et gastronomie font<br />

plutôt bon ménage. Le discours décodant les différences<br />

joue comme un amplificateur du plaisir gourmand. Et<br />

le mangeur découvre une autre culture ali<strong>ment</strong>aire, en<br />

même temps que certaines nuances de la sienne, masquées<br />

par l’évidence de l’expérience quotidienne. L’ethnologie<br />

au service du plaisir gastronomique, voil<strong>à</strong> un usage<br />

plein de perspectives.<br />

UN REPAS <strong>DE</strong> CHIEN<br />

Mais il est des domaines où les choses sont moins claires.<br />

Quelques rumeurs traînent même avec insistance. Ici des<br />

boîtes de Canigou auraient été retrouvées dans les poub<strong>elle</strong>s<br />

d’un restaurant asiatique pourtant célèbre, l<strong>à</strong> un<br />

petit os coincé dans une molaire identifié par un praticien<br />

curieux ; point de doute, le scientifique est formel,<br />

l’os a appartenu <strong>à</strong> un rat. Plus sournoise, plus insistante<br />

encore, dans le 13 e arrondisse<strong>ment</strong> parisien et dans certains<br />

quartiers des métropoles régionales françaises, on<br />

mangerait du chien. Une des meilleures blagues qui<br />

courent dans les milieux asiatiques français est : “Le<br />

chien est le meilleur ami de l’homme… surtout <strong>à</strong> table.”<br />

La SPA est en émoi… Au-del<strong>à</strong> de ces “rumeurs du 13 e”,<br />

la place de la cynophagie dans l’ali<strong>ment</strong>ation vietnamienne<br />

est une question incontournable.<br />

Lorsque au pays on aborde <strong>à</strong> la cantonade le sujet, les<br />

interlocuteurs commencent générale<strong>ment</strong> par nier le<br />

phénomène.<br />

— Non, non… les Vietnamiens ne mangent pas<br />

de chien ou alors il y a longtemps, ou bien ce sont<br />

les autres : ceux du Nord, de la campagne ou encore les<br />

travailleurs de force, les conducteurs de cyclo…<br />

121


— Mais qui va alors dans ces restaurants de la digue<br />

nord <strong>à</strong> Hanoi qui affichent en lettres rouges ces deux<br />

mots “thit cho” (viande de chien) ? Ou bien encore ces<br />

quatre restaurants du prolonge<strong>ment</strong> de la rue Le Loi <strong>à</strong> Hué<br />

sur la rive droite de la rivière des Parfums ou encore <strong>à</strong> Hô-<br />

Chi-Minh-Ville…<br />

— Ah ! vous connaissez ? On accepte alors de parler.<br />

Avec prudence tout d’abord, car le Vietnamien a conscience<br />

qu’il s’agit ici d’un sujet tabou… pour l’Occidental.<br />

Et il faut sur ce thème des trésors de patience et<br />

<strong>faire</strong> montre d’une attitude excluant tout juge<strong>ment</strong> de<br />

valeur, pour pouvoir recueillir quelques informations.<br />

Concernant la “gastronomie cynophagique”, le terrain<br />

est plus complexe <strong>à</strong> vivre. Mais, peut-on en <strong>faire</strong> l’économie<br />

?<br />

Voil<strong>à</strong> donc maintenant plusieurs jours que nous avons<br />

fixé la date du “repas de chien”. Nous sommes cinq ;<br />

trois Occidentaux (un géographe, deux ethnologues),<br />

deux Vietnamiens nous accompagnent : un collègue<br />

ethnologue de l’université de Hanoi et Tuê, notre chauffeur,<br />

personnage haut en couleur qui a passé son permis<br />

de conduire sur la piste Hô-Chi-Minh-Ville et n’a jamais<br />

tout <strong>à</strong> fait abandonné les principes de “pilotage” qui<br />

ont fait l’efficacité de l’armée nord-vietnamienne.<br />

Depuis plusieurs jours, comme des adolescents qui<br />

préparent un mauvais coup et craignent que les autres<br />

se dégonflent, on se rapp<strong>elle</strong> périodique<strong>ment</strong> ce rendezvous.<br />

“Il faut arriver assez tôt, avait prévenu Tuê, sinon<br />

nous n’aurons plus de place.” Quand il vient nous <strong>cherche</strong>r<br />

<strong>à</strong> l’hôtel, arborant un large sourire, il nous annonce<br />

qu’il vient de gagner <strong>à</strong> la loterie et a décidé de nous inviter<br />

ce soir. Il sait combien cette expérience, pour nous, est<br />

importante. Nous sommes très honorés de son geste.<br />

Il est dix-huit heures, lorsque nous entrons dans le restaurant,<br />

et déj<strong>à</strong> un certain nombre de clients ont commencé<br />

122


<strong>à</strong> manger. Dans la partie droite de la salle, les repas se<br />

déroulent <strong>à</strong> table, <strong>à</strong> gauche ils sont servis par terre sur des<br />

nattes de paille de riz. Ici, des couples bien habillés, assis<br />

de façon nonchalante, discutent en mangeant ; ambiance<br />

sensu<strong>elle</strong> des repas qui précèdent les plaisirs de la chair.<br />

L<strong>à</strong>, des groupes attablés parlant haut mangent sans retenue.<br />

Fébriles, nous prenons nos places <strong>à</strong> table et déj<strong>à</strong> le<br />

“vin de riz”, blanc comme du lait, coule dans les verres.<br />

Un premier plat arrive sans que l’on ait vrai<strong>ment</strong> eu le<br />

temps de réaliser ; un foie et une épaule de chien bouillis.<br />

Bien que coupé en fines lam<strong>elle</strong>s, la forme reconstituée<br />

du foie est très proche de l’état dans lequel on le sort de<br />

l’animal, et l’absence d’apprêt culinaire rend ce premier<br />

contact, pour le moins, brutal. Et ce n’est pas la sauce de<br />

crevettes fer<strong>ment</strong>ées (mam tôm), ni les feuilles de li, ou<br />

encore les crêpes de riz au sésame (banh da) qui les<br />

accompagnent qui changent cette perception. Grignotage<br />

prudent des fila<strong>ment</strong>s d’épaule roulés, cachés dans la<br />

crêpe de riz. Les corps se tendent, les faciès traduisent<br />

l’inquiétude, la peur même, les sourires donnent le<br />

change. La saveur suave rapp<strong>elle</strong> le chevreau.<br />

Sept plats vont se succéder. “Boudin de chien aux<br />

cacahuètes grillées”, “Brochettes de chien assaisonnées<br />

de rieng”, “Ragoût de collier <strong>à</strong> l’eau de riz fer<strong>ment</strong>ée, lié<br />

au sang”, “Cuisses de chien <strong>à</strong> la vapeur”, “Soupe claire<br />

avec ciboulette” et pour finir “Pieds de chien bouillis”.<br />

Comme pour le cochon “tout est bon dans le chien”.<br />

Je mobilise mes connaissances culinaires devant ce<br />

boudin qui rapp<strong>elle</strong> le boudin antillais, le disséquant<br />

comme pour me distancier. Je le regarde comme un objet<br />

culinaire, cherchant les oignons, le gras, la couenne… Il<br />

est fait avec du sang de chien, et je ne peux pas en<br />

manger. Pourtant, on utilise bien le sang dans la cuisine<br />

française pour lier les sauces par exemple ; sang de<br />

123


porc, de volaille, de lapin, de lamproie… et tout <strong>à</strong> l’heure<br />

dans le ragoût, je vais bien en goûter du sang de chien…<br />

Mais sous forme de boudin, impossible. La taille des<br />

boyaux, plus petite que nos chipolatas, rend le produit<br />

suspect, en tout cas beaucoup trop étrange, étranger…<br />

Les brochettes sont intéressantes, pour un palais<br />

occidental. La surcuisson a caramélisé la viande, l’assaisonne<strong>ment</strong><br />

domine et en masque un peu le goût. Un<br />

Vietnamien parle de l’harmonie entre la saveur du chien<br />

et c<strong>elle</strong> du rieng, et disserte sur la faute de goût incomparable<br />

que serait l’association chien-gingembre. Des<br />

nuances qui échappent totale<strong>ment</strong> <strong>à</strong> ma raison gastronomique.<br />

L’étonne<strong>ment</strong> le plus grand me vient avec le ragoût,<br />

point culminant de mon expérience cynophagique. L’eau<br />

de riz fer<strong>ment</strong>ée permet tout <strong>à</strong> la fois d’obtenir une<br />

liaison de la sauce en formant un empois d’amidon et<br />

l’acidité nécessaire <strong>à</strong> l’harmonie gustative. Les morceaux<br />

de viande découpés avec la couenne enrichissent en<br />

cuisant la sauce de gélatine. Comme le chien a été brûlé<br />

avec de la paille et de la mélasse, pour enlever les poils,<br />

la peau apporte un léger goût de fumé. La liaison est<br />

terminée au sang. Un résultat gustatif époustouflant que<br />

ne dé<strong>ment</strong>irait pas nos meilleurs cuisiniers français.<br />

Simple<strong>ment</strong>, ils nommeraient ça une “Estouffade de<br />

chien bourguignonne”. Etonnant de voir des solutions<br />

technologiques aussi différentes parvenir <strong>à</strong> un équilibre<br />

gustatif aussi proche. Point de vin, point de fond brun et<br />

pourtant le résultat est très proche. Honnête<strong>ment</strong>, même<br />

du point de vue occidental, c’est très bon ! Si seule<strong>ment</strong><br />

ce n’était pas du chien… j’en reprendrais bien un<br />

morceau. Y aurait-il des invariants gustatifs ?<br />

Le consommé sent fort ! Une odeur suave inhabitu<strong>elle</strong>.<br />

Je le goutte mais sature très vite. Je me sens fatigué,<br />

124


vidé comme par des heures de concentration intense.<br />

Dès lors, le repas se résume aux plaisirs de la convivialité.<br />

Le collègue ethnologue vietnamien se fait emballer<br />

les restes qu’il distribuera <strong>à</strong> son entourage.<br />

— Votre femme aime-t-<strong>elle</strong> ça ?<br />

— Non ! non, <strong>elle</strong> est végétarienne… mais moi<br />

j’adore le chien.<br />

Et la discussion rebondit sur la question de l’influence<br />

des structures religieuses sur les pratiques ali<strong>ment</strong>aires<br />

et la cohabitation entre végétariens et omnivores. Je<br />

retrouve des logiques, encore bien huilées et qui fonctionnent,<br />

résultat de dix ans de végétarisme. Moi, le fils<br />

de traiteur, de charcutier, dont on avait voulu forger le<br />

caractère aux abattoirs de Tulle et qui n’a jamais pu<br />

<strong>faire</strong> de la mort, même contrôlée par les vétérinaires,<br />

un geste banal. Dix ans d’ascétisme, de végétarisme<br />

esthétisé parfois, rationalisateur souvent, dont la fonction<br />

inconsciente principale était de rendre incompatible<br />

ma vie avec le projet que l’on avait construit pour<br />

moi. Les hasards de la naissance m’avaient placé au<br />

cœur d’une famille d’artisans des professions de bouche,<br />

chez qui le métier tient lieu de fierté, sinon de religion<br />

et qui font vivre la réalité gastronomique française.<br />

C’est grâce <strong>à</strong> vous Jean-Paul Aron, bien sûr, mais <strong>à</strong><br />

vous aussi, Théodore Zeldin, Léo Moulin, Roland Barthes,<br />

Claude Lévi-Strauss, Jacques Goody que, devenu professeur<br />

<strong>à</strong> l’école hôtelière de Toulouse, j’ai pu renouer<br />

avec mon héritage familial véritable ; cette gastronomie<br />

française. C<strong>elle</strong>-l<strong>à</strong> même dont nous retenons aujourd’hui<br />

que, plus qu’une pratique de distinction, <strong>elle</strong> constitue<br />

une voie d’accès privilégiée vers le fonctionne<strong>ment</strong> de<br />

notre culture et peut-être bien de l’esprit humain.<br />

Il me tarde maintenant que le repas se finisse. De<br />

retour <strong>à</strong> l’hôtel, je me précipite au bar, commande une<br />

125


tarte aux amandes et un double whisky ; par chance le<br />

conseiller culturel de l’ambassade et son épouse sont l<strong>à</strong><br />

et m’offrent la possibilité d’une int<strong>elle</strong>ctualisation<br />

distanciatrice. La nuit est calme. Le lendemain, l’ami<br />

géographe, qui, sitôt rentré <strong>à</strong> l’hôtel, s’était couché, me<br />

raconte son réveil en milieu de nuit et l’écœure<strong>ment</strong><br />

que lui procure l’odeur de sa propre urine. “Impossible<br />

dès lors de dormir.” On ne transgresse pas facile<strong>ment</strong><br />

son ordre ali<strong>ment</strong>aire.<br />

LES FONCTIONS <strong>DE</strong> L’ACTE ALIMENTAIRE<br />

Pour comprendre les difficultés de l’interculturalité<br />

gastronomique, rappelons quelques principes de sociologie<br />

de l’ali<strong>ment</strong>ation. L’homme se nourrit de nutri<strong>ment</strong>s<br />

(protéines, glucides, lipides, sels minéraux, vitamines…),<br />

mais aussi de signes, de symboles, de rêves et de mythes.<br />

“Il n’existe, <strong>à</strong> ce jour, aucune culture connue qui soit<br />

complète<strong>ment</strong> dépourvue d’un appareil de catégorie et<br />

de règles ali<strong>ment</strong>aires, qui ne connaisse aucune prescription<br />

ou interdiction concernant ce qu’il faut manger,<br />

et com<strong>ment</strong> il faut manger 12.” Car le processus qui transforme<br />

un produit naturel, renfermant des nutri<strong>ment</strong>s, en<br />

ali<strong>ment</strong>, ne saurait se réduire <strong>à</strong> des logiques utilitaires<br />

ou de disponibilité 13 et s’inscrit dans un système de<br />

classification 14 et de représentation propre <strong>à</strong> chaque<br />

culture. Le besoin biologique de manger se trouve ainsi<br />

très forte<strong>ment</strong> inséré dans un système de valeurs. Qu’<strong>elle</strong>s<br />

12. Claude Fischler, L’Homnivore, Odile Jacob, Paris, 1990, p. 58.<br />

13. Marshal Sahlins, Au cœur des sociétés : raison utilitaire et raison<br />

cultur<strong>elle</strong>, Gallimard, 1980 (1 re éd. 1976).<br />

14. Mary Douglas, De la souillure, Maspéro, 1971.<br />

126


s’articulent sur des logiques totémique 15, sacrifici<strong>elle</strong> 16,<br />

hygiéniste rationaliste 17 ou esthétique 18 ou sur des mixtes<br />

combinant une ou plusieurs de ces formes de rationalités,<br />

toutes les cultures fixent un “ordre du mangeable” qui<br />

classe les ali<strong>ment</strong>s potentiels végétaux et animaux en<br />

deux catégories : consommable – non consommable.<br />

Ces représentations définissent tout <strong>à</strong> la fois les modalités<br />

de mise en œuvre du meurtre ali<strong>ment</strong>aire, de préparation,<br />

de consommation, de partage et d’échange,<br />

connectant ainsi le naturel au culturel. L’ensemble de<br />

ces règles, de ces rites sacrés ou profanes forme “le<br />

système culinaire 19” qui organise la “filière du manger<br />

20” ; c’est-<strong>à</strong>-dire, l’ensemble des structures technologiques<br />

et sociales qui, de la collecte jusqu’<strong>à</strong> la cuisine,<br />

en passant par toutes les étapes de la productiontransformation,<br />

permettent <strong>à</strong> l’ali<strong>ment</strong> d’arriver jusqu’au<br />

consommateur. Ce faisant et de façon radicale,<br />

l’acte ali<strong>ment</strong>aire fonde l’identité d’un groupe, dans<br />

l’originalité de sa connexion “bio-anthropologique 21”.<br />

C’est sur les pratiques ali<strong>ment</strong>aires, vitale<strong>ment</strong> essenti<strong>elle</strong>s<br />

et quotidiennes, que se construit le senti<strong>ment</strong><br />

d’appartenance ou de différence sociale. C’est par la<br />

cuisine et les manières de table que s’opèrent les<br />

15. Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui, PUF, 1962.<br />

16. Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, La Cuisine du sacrifice<br />

au pays grec, Gallimard, 1979.<br />

17. C’est l’attitude épistémologique de la diététique occidentale.<br />

18. Parti pris de la gastronomie.<br />

19. Claude Fischler, op. cit., p. 78.<br />

20. Jean-Pierre Corbeau, “Rituels ali<strong>ment</strong>aires et mutations sociales”,<br />

Cah. Int. Soc., vol. XCII, 1992, p. 101-120.<br />

21. Igor de Garine, “Les modes ali<strong>ment</strong>aires : histoire de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />

et des manières de table”, in Jean Poirier, Histoire des mœurs,<br />

Gallimard, 1991, et Edgar Morin, Le Paradigme perdu : la nature<br />

humaine, Seuil, 1973.<br />

127


apprentissages sociaux les plus fonda<strong>ment</strong>aux, et qu’une<br />

société transmet et permet l’intériorisation de ses valeurs.<br />

C’est par l’ali<strong>ment</strong>ation que se tissent et s’entretiennent<br />

les liens sociaux. Si l’ali<strong>ment</strong> nourrit l’être biologique,<br />

l’ali<strong>ment</strong> cuisiné, c’est-<strong>à</strong>-dire enculturé, nourrit, quant<br />

<strong>à</strong> lui, le “corps social”.<br />

Manger mobilise des croyances, des structures imaginaires<br />

fonda<strong>ment</strong>ales. D’un point de vue psychophysiologique,<br />

le mangeur devient ce qu’il consomme.<br />

Manger c’est incorporer, <strong>faire</strong> siennes les qualités de<br />

l’ali<strong>ment</strong>. Cela est une réalité objective ; les nutri<strong>ment</strong>s<br />

devenant le corps même du mangeur, mais c’en est une<br />

aussi du point de vue imaginaire ; le mangeur s’appropriant<br />

les qualités symboliques de l’ali<strong>ment</strong>.<br />

Sur le versant psychosociologique, le mangeur<br />

s’insère dans une culture. L’ali<strong>ment</strong>, la cuisine et les<br />

manières de table, parce qu’ils sont cultur<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

déterminés, incorporent le mangeur dans un univers<br />

social, dans un ordre culturel. L’acte ali<strong>ment</strong>aire est<br />

fondateur de l’identité collective et, du même coup, de<br />

l’altérité. Qu’il soit perçu comme signe, emblème ou<br />

symbole, l’ali<strong>ment</strong> insère le mangeur dans un système<br />

de significations. De Roland Barthes 22 <strong>à</strong> Pierre Bourdieu<br />

23, de Jean-Paul Aron 24 <strong>à</strong> Claude Fischler 25, sans<br />

omettre Claude Lévi-Strauss 26, de nombreux travaux,<br />

de perspectives théoriques différentes, rendent compte<br />

de la fonction d’incorporation de l’acte ali<strong>ment</strong>aire.<br />

22. Roland Barthes, “Pour une psychosociologie de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />

contemporaine”, Annales ESC, n° 16, 1961.<br />

23. Pierre Bourdieu, La Distinction, éditions de Minuit, 1979.<br />

24. Jean-Paul Aron, Le Mangeur du XIX e siècle, Laffont, 1976.<br />

25. Claude Fischler, op. cit.<br />

26. Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Plon, 1964, et L’Origine<br />

des manières de tables, Plon, 1968.<br />

128


ON NE MANGE PAS SON COMPAGNON<br />

Pourquoi, dans certaines cultures, mange-t-on du chien ?<br />

Qu’est-ce qui fait que, selon la célèbre formule de Lévi-<br />

Strauss, il est “bon <strong>à</strong> penser” et donc “bon <strong>à</strong> manger 27” ?<br />

Et pourquoi dans d’autres est-il impensable d’en manger ?<br />

Les premiers élé<strong>ment</strong>s d’explication relèvent de la<br />

logique de proximité. Les animaux peuvent être rangés<br />

en trois catégories selon la distance qui les sépare de<br />

l’homme ; sauvage, domestique et familier. Les deux<br />

premières catégories relèvent, avec une certaine variabilité,<br />

de l’ordre du mangeable. La dernière est frappée<br />

d’interdit, car pensée comme trop proche de l’humanité.<br />

“Le chien est le meilleur ami de l’homme”, “son<br />

plus fidèle compagnon”. C’est donc par cette proximité<br />

que s’expliquerait l’interdit ali<strong>ment</strong>aire qui le frappe<br />

dans les sociétés occidentales.<br />

Cependant, on a pu relever de nombreuses cultures<br />

dans lesqu<strong>elle</strong>s on mange aussi des animaux familiers.<br />

C’est le cas, par exemple, des aborigènes d’Australie<br />

qui consom<strong>ment</strong> le dingo. Certains anthropologues ont<br />

tenté d’expliquer ce phénomène comme une sousstructure<br />

“du cannibalisme pratiqué dans ces régions 28”.<br />

Mais avant de questionner la problématique du cannibalisme,<br />

il convient d’approfondir la logique de proximité.<br />

Certes, “on ne mange pas son compagnon”, et donc<br />

pas les animaux familiers, mais cette qualité n’est pas<br />

forcé<strong>ment</strong> stable. Et si l’animal vient <strong>à</strong> la perdre,<br />

27. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Agora Pocket, 1990,<br />

p. 269 (1 re éd. 1962).<br />

28. R. Helms, Anthropology : report of the Elder scientific expedition,<br />

1891, Transaction of the Royal Society, cité par Jacqueline<br />

Milliet, “Manger du chien ? C’est bon pour les sauvages !”,<br />

L’Homme, n° 136, 1995, p. 82, .<br />

129


etournant <strong>à</strong> la domesticité ou <strong>à</strong> la sauvagerie, il réintègre<br />

l’ordre du mangeable. L’ethnologie ali<strong>ment</strong>aire<br />

européenne connaît bien ce phénomène 29, par lequel, <strong>à</strong> la<br />

veille de l’abattage, s’opèrent des processus de distanciation<br />

symbolique qui rabaissent l’animal, avec qui l’on<br />

aurait pu avoir des rapports familiers, au rang d’animal<br />

domestique. Dans la paysannerie française, le cochon<br />

est souvent baptisé d’un prénom humain, “Arthur”,<br />

“Jules”… qui, le personnifiant, le fait entrer dans la<br />

famille, par une identification sympathique. On le nourrit,<br />

le “soigne avec attention, affection”, on lui prépare “la<br />

soupe”. Quand l’heure de la mise <strong>à</strong> mort arrive, on se<br />

fâche avec lui, l’accusant de quelques forfaits très souvent<br />

sur le thème de la propreté, “il est sale, comme un<br />

gagnou” ou de la non-maîtrise de soi, “il ne pense qu’<strong>à</strong><br />

manger”… accusations qui permettront tout d’abord la<br />

distanciation puis la mise <strong>à</strong> mort.<br />

Un autre mécanisme, rencontré dans le centre de la<br />

France, articule familiarisation et distanciation. Le cochon<br />

se voit alors attribuer, dans un jeu de semi-dérision, le<br />

surnom de seigneur, “lou seignur”, il est le personnage<br />

le plus important de la ferme. Quelques folkloristes précisant<br />

qu’il est, “comme les nobles, habillé de soie”.<br />

Lorsque se rapproche le mo<strong>ment</strong> de l’abattre, les représentations<br />

s’inversent et le “seigneur” se voit reprocher<br />

de vivre aux dépens de la communauté qui “l’engraisse”.<br />

La mise <strong>à</strong> mort pouvant même parfois prendre des<br />

allures de simulacres révolutionnaires.<br />

Dans un article récent, faisant l’état de la question,<br />

Jacqueline Milliet multiplie les exemples issus de champs<br />

29. Jean-Pierre Poulain, Le Limousin gourmand, Privat, Toulouse,<br />

1984. Voir aussi l’introduction au chapitre “Les charcuteries” de Inventaire<br />

du patrimoine culinaire de Midi-Pyrénées, Albin Michel, 1996.<br />

130


culturels différents, qui pour la cynophagie attestent de<br />

la réversibilité du statut d’animal familier 30.<br />

<strong>DE</strong>S SAUVAGES A TÊTE <strong>DE</strong> CHIEN<br />

Le rôle du chien dans l’organisation agricole européenne<br />

et notam<strong>ment</strong> dans l’élevage, qui, le plaçant<br />

dans une position intermédiaire entre l’homme et les<br />

animaux domestiques (plus encore que la chasse qui ne<br />

le situe qu’entre l’homme et l’animal sauvage), peut en<br />

partie expliquer l’interdit ali<strong>ment</strong>aire. Mais, le principe<br />

de proximité n’est pas suffisant pour rendre compte de<br />

la dureté de la réprobation des non-consommateurs<br />

occidentaux 31 qui regardent les mangeurs de chien<br />

comme des barbares, au point que, dans les débuts de<br />

l’anthropologie, lorsque les perspectives évolutionnistes<br />

dominaient la discipline, on ait pu voir dans la<br />

cynophagie le signe du degré de civilisation.<br />

Car sur la consommation du chien s’entrechoquent<br />

les imaginaires occidentaux et asiatiques. L’origine du<br />

senti<strong>ment</strong> de dégoût, voire d’horreur qu’<strong>elle</strong> provoque<br />

chez les Occidentaux est <strong>à</strong> re<strong>cherche</strong>r du côté des<br />

représentations symboliques et de l’association de cette<br />

pratique au cannibalisme. Frank Lestringant montre<br />

com<strong>ment</strong>, au mo<strong>ment</strong> de la découverte du Nouveau<br />

Monde, Christophe Colomb “invente” le mot “cannibale”,<br />

sur un télescopage du terme arawak caniba<br />

30. Jacqueline Milliet, op. cit., p. 82-84.<br />

31. Le fait que les hindous et les musulmans soient égale<strong>ment</strong> non<br />

consommateurs montre que la logique de proximité ne saurait <strong>à</strong> <strong>elle</strong><br />

seule expliquer l’interdit ali<strong>ment</strong>aire qui frappe le chien. Dans cette<br />

étude, nous nous limiterons aux interactions entre l’ordre ali<strong>ment</strong>aire<br />

vietnamien et français.<br />

131


(méchant, féroce), de la racine latine canis (chien) et<br />

du nom propre Kan, le nom d’un souverain chinois<br />

qu’il <strong>cherche</strong> <strong>à</strong> rencontrer. Dans le journal de voyage,<br />

tel que nous l’a transmis Bartolomé de Las Casas, <strong>à</strong> la<br />

date du dimanche 4 novembre 1492, l’Amiral, arrivé<br />

quelques jours plus tôt sur la côte nord de Cuba, note<br />

sur la foi de truche<strong>ment</strong>s que, “plus au-del<strong>à</strong> (c’est-<strong>à</strong>-dire<br />

en continuant vers l’est), il y avait des hommes avec un<br />

seul œil et d’autres avec des museaux de chiens [qui]<br />

mangeaient les êtres humains 32”. Le mot de cannibale<br />

n’apparaîtra dans le journal qu’<strong>à</strong> la date du 23 novembre.<br />

“L’analogie des contextes avec l’échange verbal du<br />

4 novembre, écrit Frank Lestringant, permet de voir dans<br />

le mot cannibale un équivalent exact des hommes <strong>à</strong><br />

tête de chien.” Ce fond imaginaire remonte <strong>à</strong> la mythologie<br />

grecque, qui situe, vers les Indes, des sauvages <strong>à</strong><br />

tête de chien et qui aboient. N’accédant pas au langage,<br />

ils se posent en symbole du primitif. Manger du chien<br />

pour un Occidental, c’est tout <strong>à</strong> la fois devenir cannibale<br />

et primitif. Derrière ce tabou du chien chez les<br />

Occidentaux se profile l’idéologie primitiviste, dont<br />

Françoise Paul-Lévy a montré les rapports qu’<strong>elle</strong><br />

entretient avec la conception progressiste du temps 33.<br />

L’angoisse, l’effroi même, que provoque le cannibalisme<br />

dans les cultures chrétiennes est <strong>à</strong> resituer dans la<br />

problématique de la transubstanciation de l’eucharistie.<br />

De nombreux auteurs ont étudié l’exacerbation de l’imaginaire<br />

cannibale sur la question de la présence ré<strong>elle</strong><br />

ou symbolique du corps et du sang du Christ dans les<br />

32. Frank Lestringant, Le Cannibale, grandeur et décadence, Perrin,<br />

p. 43-44, 1994.<br />

33. Françoise Paul-Lévy, “A la fondation de la sociologie : l’idéologie<br />

primitiviste”, L’Homme, n os 97-98, 1986.<br />

132


deux espèces, pain et vin, de la communion, au mo<strong>ment</strong><br />

de la montée de la réforme 34.<br />

“ÇA VA MAL TOURNER POUR LES CHIENS”<br />

Il y a bien, au Viêt-nam, un rite profane qui relève pour<br />

une part des logiques de proximité. Avant de tuer un<br />

chien, dit-on, et pour “savoir s’il est bon <strong>à</strong> manger, on<br />

lui présente de la viande de chien, s’il la consomme, il<br />

peut être mangé, s’il la refuse, il ne peut être consommé<br />

et doit devenir un animal de compagnie”. Voil<strong>à</strong> donc<br />

une expérience de différentiation, si le chien consomme<br />

la viande de ses semblables, c’est qu’il est “sauvage” et<br />

peut être consommé 35.<br />

Mais la logique de proximité ne permet pas de<br />

comprendre l’attache<strong>ment</strong> vietnamien <strong>à</strong> ces pratiques,<br />

qui résistent <strong>à</strong> tous les laminages colonialistes ou religieux<br />

et se rient de la sensiblerie des ligues de protection<br />

des animaux. La conscience que manger du chien<br />

n’est pas une activité banale est très claire chez les<br />

Sino-Vietnamiens. Mais <strong>elle</strong> ne saurait se réduire <strong>à</strong> une<br />

réaction de résistance identitaire <strong>à</strong> l’image ambiguë,<br />

que renvoie l’étranger, incapable de comprendre ces<br />

pratiques. Situation que les Français connaissent bien.<br />

34. Voir Frank Lestringant, “Cannibalisme et guerre de religion”, in<br />

Pratiques et discours ali<strong>ment</strong>aires <strong>à</strong> la Renaissance, Maisonneuve et<br />

Larose, 1981, et Claudine Fabre-Vassas, “L’azyme des juifs et l’ostie<br />

des chrétiens” et Jean-Pierre Albert, “Le vin sans l’ivresse”, in<br />

Dominique Fournier et Salvatore d’Onofrio, Le Fer<strong>ment</strong> divin, Maison<br />

des sciences de l’homme, 1991.<br />

35. Le décodage du chien refusant de consommer ses semblables<br />

comme immangeables ouvre sur d’autres perspectives interprétatives,<br />

notam<strong>ment</strong> une lecture acculturée du cannibalisme et les fonctions<br />

du végétarisme dans l’imaginaire vietnamien.<br />

133


Lorsque quelques Américains bien inspirés dénoncent<br />

la “barbarie” du gavage des oies et des canards, ou le<br />

“martyre” du homard Thermidor et de la truite au bleu.<br />

Un sourire entendu renvoie ces pudibonds incultes <strong>à</strong><br />

leur quincaillerie ali<strong>ment</strong>aire ; point n’est besoin même<br />

d’engager le dialogue. Et le Français se referme sur sa<br />

supériorité gastronomique, qu’il n’est même pas besoin<br />

de démontrer t<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, comme les privilèges de la<br />

noblesse de l’Ancien Régime, <strong>elle</strong> va de soi.<br />

Au Viêt-nam, manger du chien est marqué par une<br />

ambiguïté qui ne peut se ramener aux conséquences de<br />

l’acculturation et que traduit très bien ce dicton populaire<br />

: “Il faut manger du chien tant qu’on est sur terre,<br />

car au paradis il n’y en a pas”. Emerge ici une symbolique<br />

de la condition humaine. La cynophagie est liée<br />

au statut d’homme incarné, engagé dans son rapport au<br />

monde. A la cuisine de la cour de Hué, tous les plats<br />

ont leur version végétarienne (Chay). Cette cuisine pastiche,<br />

d’une extrême complexité technique, permettait<br />

aux bouddhistes pratiquant le végétarisme de manger<br />

comme tout le monde 36. Dépassant ainsi l’opposition entre<br />

l’interdit de la viande lié <strong>à</strong> une position particulière<br />

dans l’engage<strong>ment</strong> religieux – car tous les bouddhistes<br />

ne sont pas végétariens – et les valeurs du partage, la fonction<br />

sociale de la cuisine végétarienne est avant tout<br />

l’intégration. En cela, <strong>elle</strong> se différencie nette<strong>ment</strong> de<br />

la cuisine de cour française qui tire sa dynamique interne<br />

d’un processus de distinction. Les élites aristocratiques<br />

36. Le végétarisme s’impose au clergé et aux civils, certains jours<br />

du calendrier bouddhiste. Au Viêt-nam le végétarisme ne se réduit<br />

pas <strong>à</strong> l’influence bouddhiste, certaines ethnies minoritaires “qui<br />

ignorent le bouddhisme sont <strong>à</strong> peu près aussi végétariennes que les<br />

populations des plaines”. Pierre Gourou, La Terre et l’homme en<br />

Extrême Orient, Colin, 1940, p.118.<br />

134


copiées par la bourgeoise montante, dans cette attitude<br />

campée par le “bourgeois gentilhomme”, commanditent<br />

<strong>à</strong> leurs officiers de bouche des pratiques permettant<br />

de distancier les copieurs. Car l’on trouve, dans<br />

cette cuisine végétarienne vietnamienne, des recettes<br />

imitant les plats de chien. Que des végétariens puissent<br />

avoir un intérêt social et symbolique <strong>à</strong> manger des<br />

plats qui simulent le chien démontre l’importance,<br />

sinon la centralité de cette pratique, dans l’identité ali<strong>ment</strong>aire<br />

vietnamienne.<br />

Il nous faut donc approfondir les représentations qui<br />

organisent l’image du chien au Viêt-nam et les fonctions<br />

symboliques qui sont les siennes. Dans la tradition<br />

chinoise qui divise le monde en cinq élé<strong>ment</strong>s : la terre,<br />

le feu, l’air, l’eau et le métal, Igor de Garine rapp<strong>elle</strong><br />

que le chien est associé au métal 37. Manger du chien<br />

donne de la puissance, de la force, une force métallique.<br />

Il est d’ailleurs “recommandé aux travailleurs de<br />

force”, aux “conducteurs de cyclo” et <strong>à</strong> ceux qui ont<br />

besoin de <strong>faire</strong> montre de tonicité.<br />

Du point de vue de la gastronomie, tous les chiens<br />

ne se valent pas, il existe une hiérarchie. Les meilleurs<br />

sont “couleur de hyènes”, viennent ensuite les chiens<br />

“tachetés jaune et marron”, puis les jaunes et enfin les<br />

noirs. Ceux-ci de piètre qualité gastronomique sont par<br />

contre recommandés dans le “traite<strong>ment</strong> des maladies<br />

<strong>ment</strong>ales”.<br />

S’il n’est évidem<strong>ment</strong> pas question ici d’engager une<br />

étude exhaustive et comparative des images qui s’articulent<br />

dans les différents espaces culturels sur la figure<br />

du chien, on ne saurait, en revanche, <strong>faire</strong> l’économie<br />

pour le Viêt-nam d’une mise en perspective des pratiques<br />

37. Igor de Garine, op. cit., p. 1530.<br />

135


cynophagiques dans les logiques sacrifici<strong>elle</strong>s. La fonction<br />

du rite sacrificiel est d’établir un rapport “entre deux<br />

termes polaires dont l’un est le sacrificateur et l’autre<br />

la divinité et entre lesquels, au départ, il n’existe pas<br />

d’homologie, ni même de rapport d’aucune sorte”. “Le<br />

but du sacrifice étant précisé<strong>ment</strong> d’instaurer… un rapport<br />

de contiguïté par une série d’identifications successives<br />

qui peuvent se <strong>faire</strong> dans les deux sens… du sacrifiant<br />

au sacrificateur, du sacrificateur <strong>à</strong> la victime, de la victime<br />

sacralisée <strong>à</strong> la divinité, soit dans l’ordre inverse 38.”<br />

Tuer un buffle, un chien, ou un poulet n’est pas un<br />

geste banal. Par la mise <strong>à</strong> mort d’un animal l’homme<br />

intervient dans l’ordre naturel et permet la connexion au<br />

surnaturel. Il s’inscrit toujours dans des logiques de change<strong>ment</strong>,<br />

soit qu’il inaugure une phase nouv<strong>elle</strong> d’un cycle<br />

agricole, facilitant ainsi le passage, soit qu’il <strong>cherche</strong> <strong>à</strong><br />

rétablir un ordre mis <strong>à</strong> mal par les hommes eux-mêmes.<br />

Sur ce second point, Georges Condominas rapporte un<br />

événe<strong>ment</strong> exemplaire. Chez les Mnong Gar des plateaux<br />

du centre Viêt-nam, un jeune homme nommé Tieng est<br />

pris en flagrant délit d’inceste avec sa sœur. Les anciens<br />

prédisent alors de “graves dangers” et annoncent que la<br />

pluie creusera de profondes ravines et provoquera des<br />

éboule<strong>ment</strong>s. La pluie éclate et ne cesse de tomber<br />

pendant quatre jours. Où l’Occidental ne voit que coïncidence<br />

l’autochtone repère un signe. L’af<strong>faire</strong> prend un<br />

tour dramatique avec le suicide de Tieng, et son oncle<br />

Truu “dut, pour purifier le village, immoler un chien…”<br />

rapporte Georges Condominas. “A son retour de l’exorcisme,<br />

une éclaircie subite déchira l’épaisse couche de<br />

nuages sombres et un coup de soleil inonda le village.<br />

38. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Agora Pocket, 1990,<br />

p. 269 (1 re éd. 1962).<br />

136


Truu me dit alors : «Tu vois, on a mangé le porc, on<br />

a mangé le chien, alors la lumière du soleil surgit de<br />

nouveau 39.»”<br />

Une expression populaire rend bien compte de cette<br />

fonction symbolique de réinitialisation de l’ordre social<br />

que jouent le sacrifice et la consommation du chien au<br />

Viêt-nam. Lorsqu’un différent survient dans la société<br />

villageoise, explique Pierre Gourou, on entend alors :<br />

“Ça va mal tourner pour les chiens 40…”<br />

Le rapport au temps, la conception de la place de<br />

l’homme dans la nature et dans la hiérarchie des espèces<br />

animales structurent notre sensibilité ali<strong>ment</strong>aire. De<br />

toute évidence, ce n’est pas la faim qui pousse certains<br />

Vietnamiens <strong>à</strong> manger du chien, mais bien des raisons<br />

symboliques qui lui confèrent des qualités gastronomiques.<br />

Le goût est aussi af<strong>faire</strong> de symbole. S’il veut<br />

les saisir, l’anthropologue doit tenir compte de ses propres<br />

catégories cultur<strong>elle</strong>s. “Les consommations ali<strong>ment</strong>aires<br />

présentent une particularité essenti<strong>elle</strong> : <strong>elle</strong>s sont<br />

physique<strong>ment</strong> et littérale<strong>ment</strong> incorporées. C’est sans<br />

doute cette intimité ultime de l’incorporation qui donne<br />

aux consommations orales une prégnance symbolique<br />

tout <strong>à</strong> fait particulière et qui contribue <strong>à</strong> <strong>faire</strong> de l’ali<strong>ment</strong><br />

une sorte de machine <strong>à</strong> voyager dans l’espace<br />

social et dans l’imaginaire 41.” Délicieux très souvent,<br />

difficile<strong>ment</strong> tolérable parfois, ce voyage réserve toujours<br />

quelques surprises qui enrichissent autant la<br />

connaissance de l’autre que de soi-même.<br />

39. Georges Condominas, L’exotique est quotidien, Plon, 1965,<br />

p. 405.<br />

40. Pierre Gourou, Les Paysans du delta Tonkinois : étude de géographie<br />

humaine, Editions d’art et d’histoire, 1936.<br />

41. Claude Fischler, op. cit., p. 79.<br />

137


BIBLIOGRAPHIE<br />

ALBERT Jean-Pierre, “Le vin sans l’ivresse”, in FOURNIER<br />

Dominique et ONOFRIO Salvatore (D’), Le Fer<strong>ment</strong> divin,<br />

Maison des sciences de l’homme, 1991.<br />

ARON Jean-Paul, Le Mangeur du XIX e, Laffont, Paris, 1976.<br />

AYMARD Maurice, GRIGNON Claude et SABBAN Françoise, “Le<br />

temps de manger”, Ali<strong>ment</strong>ation, emploi du temps et rythmes<br />

sociaux, éditions MSH-INRA, Paris, 1993.<br />

CONDOMINAS Georges, L’exotique est quotidien, Plon, 1965.<br />

CONDOMINAS Georges, “Marcel Mauss et l’homme de terrain”,<br />

in L’Arc, n° 48, 1972.<br />

CONDOMINAS Georges, “Conservation du patrimoine immatériel<br />

du Viêt-nam”, Les Etudes vietnamiennes, 1993.<br />

CORBEAU Jean-Pierre, “Rituels ali<strong>ment</strong>aires et mutations<br />

sociales”, Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCII, 1992.<br />

DOURNES Jacques, “L’espace d’un repas”, in Kuper Jessica,<br />

La Cuisine des ethnologues, Berger-Levrault, Paris, 1981.<br />

DRUHLE Marcel, Santé et société, PUF, 1996.<br />

FABRE-VASSAS Claudine, “L’azyme des juifs et l’ostie des<br />

chrétiens”, in FOURNIER Dominique et ONOFRIO Salvatore (D’),<br />

Le Fer<strong>ment</strong> divin, Maison des sciences de l’homme, 1991.<br />

FISCHLER Claude, L’Homnivore, Odile Jacob, Paris, 1990.<br />

GARINE (<strong>DE</strong>) Igor, “Les modes ali<strong>ment</strong>aires : histoire de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />

et des manières de table” in Jean Poirier, Histoire<br />

des mœurs, La Pléiade, Gallimard, 1991.<br />

GOUROU Pierre, Les Paysans du delta tonkinois : étude de géographie<br />

humaine, Editions d’art et d’histoire, 1936.<br />

GOUROU Pierre, La Terre et l’homme en Extrême Orient,<br />

Colin, 1940.<br />

KROWOLSKI Nelly, Autour du riz, le repas chez quelques<br />

populations d’Asie du Sud-Est, L’Harmattan, 1993.<br />

LESTRIGANT Frank, “Cannibalisme et guerre de religion”, in<br />

Pratiques et discours ali<strong>ment</strong>aires <strong>à</strong> la Renaissance, Maisonneuve<br />

et Larose, 1981.<br />

LESTRIGANT Frank, Le Cannibale, grandeur et décadence,<br />

Perrin, 1994.<br />

138


LÉVI-STRAUSS Claude, La Pensée sauvage, Agora Pocket,<br />

1990, p. 269 (1 re éd. 1962).<br />

LÉVI-STRAUSS Claude, Le Totémisme aujourd’hui, PUF, 1962.<br />

LÉVI-STRAUSS Claude, Le Cru et le Cuit, Plon, 1964.<br />

LÉVI-STRAUSS Claude, L’Origine des manières de tables,<br />

Plon, 1968.<br />

MICHEL Franck, En route pour l’Asie, le rêve oriental chez les<br />

colonisateurs, les aventuriers et les touristes occidentaux, éditions<br />

Histoire et Anthropologie, 1995.<br />

MILLIET Jacqueline : “Manger du chien ? C’est bon pour les<br />

sauvages !”, L’Homme, n° 136, 1995.<br />

PAUL-LÉVY Françoise, “A la fondation de la sociologie : l’idéologie<br />

primitiviste”, L’Homme, n° s 97-98, 1986.<br />

POULAIN Jean-Pierre et NEIRINCK Edmond, Histoire de la<br />

cuisine et des cuisiniers, techniques culinaires et manières de<br />

tables en France du Moyen Age <strong>à</strong> nos jours, Lanore, Paris,<br />

1988, rééd. 1992.<br />

POULAIN Jean-Pierre, Le Limousin gourmand, Privat, Toulouse,<br />

1984.<br />

POULAIN Jean-Pierre, dir. en coll. avec <strong>DE</strong>LORME Jean-Marie,<br />

GINESTE Muriel et LAPORTE Cyril, “Les nouv<strong>elle</strong>s pratiques<br />

ali<strong>ment</strong>aires des Français ; entre commensalisme et vagabondage”,<br />

ministère de l’Agriculture et de l’Ali<strong>ment</strong>ation, programme<br />

“Ali<strong>ment</strong> demain”, 1997.<br />

POULAIN Jean-Pierre, “Le goût du terroir <strong>à</strong> l’heure de l’Europe”,<br />

Ethnologie francaise, 97-1, 1996.<br />

RIVIÈRE Claude, Les Rites profanes, PUF, Paris, 1995.<br />

SABBAN Françoise, “Art et culture contre science et technique.<br />

Les enjeux culturels et identitaires de la gastronomie chinoise<br />

face <strong>à</strong> l’Occident”, L’Homme, n° 137, 1996.<br />

SAHLINS Marshal, Au cœur des sociétés : raison utilitaire et<br />

raison cultur<strong>elle</strong>, Gallimard, 1980.


PAULETTE ROULON-DOKO<br />

LE SYMBOLISME DU GLUANT CHEZ LES GBAYA<br />

Les Gbaya 1 vivent au cœur de l’Afrique centrale, sur<br />

un plateau d’une altitude moyenne de huit cent cinquante<br />

mètres couvert d’une savane verte comportant,<br />

outre de la savane arbustive, plusieurs types de savanes<br />

arborées ainsi que des portions de savane forestière.<br />

Les sources et les petites rivières y abondent qui sont<br />

bordées de forêts-galeries. Il existe aussi des portions<br />

de forêt dense sèche 2. Cette variété de paysages favorise<br />

une grande diversité d’espèces tant animales que<br />

végétales. Tout au long de l’année qui se compose d’une<br />

saison sèche de quatre mois (de novembre <strong>à</strong> mars) et<br />

d’une saison des pluies qui dure les huit mois restants,<br />

les Gbaya exploitent ces ressources spontanées par la<br />

chasse et la collecte, tout en pratiquant une petite culture<br />

(sésame, plantes vivrières et manioc).<br />

Ils font générale<strong>ment</strong> deux repas par jour. Un premier<br />

repas le matin, avant de partir pour les activités de leur<br />

1. Mes travaux traitent plus particulière<strong>ment</strong> des ’Bodoe, un sousgroupe<br />

gbaya d’environ cinq mille personnes réparties en une quarantaine<br />

de villages situés au sud-ouest de Bouar, en République<br />

centrafricaine.<br />

2. Pour une présentation générale de leur milieu naturel, cf. Paulette<br />

Roulon-Doko, Conception de l’espace et du temps chez les Gbaya<br />

de Centrafrique, L’Harmattan, 1996.<br />

141


choix, et un repas le soir, au retour de c<strong>elle</strong>s-ci. Il n’y a<br />

que pour les enfants déj<strong>à</strong> sevrés mais encore petits (de<br />

trois <strong>à</strong> cinq ans) que la mère met de côté un peu du<br />

repas du matin pour pouvoir le proposer <strong>à</strong> l’enfant en<br />

milieu de journée. Un repas est constitué d’une préparation<br />

<strong>à</strong> base de farine de manioc dite “boule” qui est<br />

nécessaire<strong>ment</strong> accompagnée d’un mets qui peut être,<br />

lui, de nature très variée : du gibier <strong>à</strong> poils et <strong>à</strong> plumes<br />

et de nos jours de la viande de vache achetée, des insectes<br />

(termites, chenilles, etc.), des champignons, des feuilles<br />

et des légumes sauvages ou cultivés, des gluants ainsi<br />

que des pâtes oléagineuses. Les boissons sont rares en<br />

dehors de l’eau, et ce n’est que pendant les quatre mois<br />

où l’on récolte le miel sauvage qu’est fabriqué et<br />

consommé l’hydromel qui était jusqu’au début de ce<br />

siècle 3 la seule boisson traditionn<strong>elle</strong>.<br />

Cultur<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, ils n’apprécient pas les plats débordants<br />

de sauce et toute leur cuisine vise <strong>à</strong> produire des<br />

plats qui incorporent une masse importante de liquide<br />

dont il ne restera plus de trace ensuite 4. La boule de<br />

manioc en est l’exemple parfait qui, <strong>à</strong> partir d’un volume<br />

identique de farine et d’eau, donne une boule de consistance<br />

très ferme. La texture gluante, <strong>elle</strong>, est très appréciée<br />

5 car <strong>elle</strong> fournit, <strong>à</strong> partir d’un produit liquide, un<br />

ali<strong>ment</strong> d’une tenue plus compacte. De ce fait les feuilles<br />

<strong>à</strong> gluant (Corchorus sp.), et le gombo sont toujours<br />

3. Le café et l’alcool de manioc ont été récem<strong>ment</strong> introduits par les<br />

Européens avec qui ils eurent leur premier contact en 1904.<br />

4. Selon leur conception de la digestion, le liquide seul ne nourrit pas<br />

car il part non dans l’œsophage, mais dans la trachée artère où il va<br />

rafraîchir les poumons. Cf. Paulette Roulon, “La conception gbaya du<br />

corps humain”, in Journal des africanistes, n° 50, 1, 1980, p. 59-106.<br />

5. Sur les goûts gbaya, cf. Paulette Roulon-Doko “Saveurs et consistances,<br />

le goût gastronomique chez les Gbaya ’bodoe de Centrafrique”<br />

in Journal des africanistes, n° 66, 1-2, 1996.<br />

142


cuits avec du sel de natron très alcalin qui favorise la<br />

production de gluant qu’en français local on app<strong>elle</strong><br />

“sauce longue”. Mais ce que les Gbaya app<strong>elle</strong>nt spécifique<strong>ment</strong><br />

“gluant” est autre chose.<br />

COLLECTE ET PRÉPARATION DU GLUANT<br />

Sont regroupés sous ce terme de “gluant” d’une part un<br />

produit frais provenant de la sève visqueuse de plantes<br />

sauvages :<br />

Il s’agit de jets ou de jeunes branches d’arbres ou<br />

arbustes de la famille des sterculiaceae (x 2) et des tiliaceae<br />

(x 2) et d’une herbe ligneuse de la famille des malvaceae.<br />

Dans tous les cas la tige est coupée en tronçons<br />

d’une dizaine de centimètres qui sont ensuite déposés<br />

dans un récipient et recouverts d’eau pour y dégorger<br />

pendant plusieurs heures, le plus souvent du soir jusqu’au<br />

matin. Le gluant rendu est ensuite récupéré. Pour ce <strong>faire</strong>,<br />

on l’enroule sur deux baguettes de roseau sec avec un<br />

mouve<strong>ment</strong> de rotation rapide puis on le laisse couler<br />

dans un autre récipient. Dans le cas d’un Cola (sterculiaceae)<br />

le gluant est simple<strong>ment</strong> récupéré dans la capsule<br />

de chaque fruit où il est rassemblé. Dans tous les cas ce<br />

gluant n’est jamais cuit, il est seule<strong>ment</strong> ajouté <strong>à</strong> un jus<br />

de cuisson chaud dans lequel on le bat.<br />

Et d’autre part une poudre obtenue <strong>à</strong> partir de certaines<br />

noix séchées :<br />

Il s’agit des graines de deux arbres de la famille des<br />

lauraceae qui sont mises <strong>à</strong> sécher et peuvent ainsi se<br />

conserver au moins une année. A chaque utilisation,<br />

quelques-unes de ces noix sont pilées et réduites en une<br />

poudre fine qui sera battue dans une eau préalable<strong>ment</strong><br />

chauffée ou un jus de cuisson. La poudre ainsi battue<br />

dans un liquide produit un gluant épais.<br />

143


La technique culinaire qui réfère <strong>à</strong> la préparation du<br />

gluant est désignée par un terme unique “battre”. De plus<br />

tout gluant, pour être apprécié, doit être bien salé et surtout<br />

bien pi<strong>ment</strong>é. Sel et pi<strong>ment</strong> sont donc toujours présents<br />

dans le liquide où l’on bat le gluant. On dit d’un gluant<br />

trop peu assaisonné qu’il est “cru” et qu’il risque de porter<br />

au cœur. D’autres condi<strong>ment</strong>s peuvent être ajoutés, mais<br />

de façon facultative, selon le goût de chacun. Un gluant <strong>à</strong><br />

lui tout seul peut constituer le mets d’accompagne<strong>ment</strong> de<br />

la boule de manioc. Il est d’ailleurs un plat de dépannage<br />

lorsqu’on ne dispose d’aucun autre ingrédient <strong>à</strong> préparer,<br />

car la boule de manioc ne peut jamais être mangée nature.<br />

Mais il est aussi très souvent préparé avec d’autres produits.<br />

Il accompagne en particulier certains champignons<br />

frais, de la viande boucanée 6 ou des champignons séchés<br />

et aussi diverses boulettes 7. Il convient d’accorder une<br />

place particulière aux boulettes de pâte de sésame qui exigent<br />

un grand savoir-<strong>faire</strong> 8 et constituent avec le gluant un<br />

plat renommé pour son exc<strong>elle</strong>nce et reconnu comme<br />

étant la spécialité culinaire des Gbaya ’bodoe.<br />

LA CONSOMMATION DU GLUANT<br />

C’est avec les mains que l’on mange chez les Gbaya. On<br />

se lave toujours les mains avant le repas et une calebasse<br />

d’eau claire est posée <strong>à</strong> côté des convives pour qu’ils<br />

6. Il s’agit d’une technique de séchage de la viande par de la fumée.<br />

7. Boulettes de pâte de courge nature ou mêlée <strong>à</strong> de la viande ou <strong>à</strong><br />

du poisson séché, boulettes de feuilles de manioc ou encore boulettes<br />

de termites.<br />

8. En effet, contraire<strong>ment</strong> aux pâtes de courge qui durcissent <strong>à</strong> la<br />

cuisson, gardant la forme qui a pu leur être donnée, la pâte de sésame<br />

s’émiette complète<strong>ment</strong> <strong>à</strong> la cuisson. C’est en la tassant après cuisson<br />

dans un tamis qu’on parvient <strong>à</strong> former un bloc compact qui durcira<br />

en refroidissant.<br />

144


puissent, au fur et <strong>à</strong> mesure de leurs besoins, mouiller<br />

leurs doigts tout au long du repas. On découpe tout<br />

d’abord du bout des doigts un morceau de boule qu’on<br />

malaxe légère<strong>ment</strong> pour lui donner une forme oblongue.<br />

On la trempe ensuite dans le mets d’accompagne<strong>ment</strong><br />

pour se saisir d’un peu de l’ingrédient principal et de sa<br />

sauce, avant de porter le tout dans sa bouche. Dans le cas<br />

d’un gluant dont la texture visqueuse peut rappeler le<br />

blanc d’œuf cru, la consommation réclame une technique<br />

particulière qui vise <strong>à</strong> “couper” une partie du gluant pour<br />

la séparer de la masse.<br />

Les jeunes enfants, encore malhabiles, s’aident du<br />

rebord du plat pour y presser le fila<strong>ment</strong> qu’ils ont du<br />

mal <strong>à</strong> retenir entre leur pouce et leur index, et détacher<br />

ainsi la portion de gluant qu’ils sont parvenus <strong>à</strong> maintenir<br />

dans le creux de leur main. Les adultes font un geste<br />

plus élégant qui consiste, une fois saisi le gluant sur la<br />

boule, <strong>à</strong> redresser la main de façon que le gluant qui<br />

s’écoule verticale<strong>ment</strong> puisse être sectionné d’un coup<br />

net. Il y a deux façons de pratiquer qui portent chacune<br />

un nom spécifique :<br />

– “en pied de poule” lorsqu’on écarte l’annulaire de<br />

l’auriculaire, copiant les doigts du pied d’une poule, et<br />

qu’on referme cette fourche, <strong>à</strong> la manière des branches<br />

d’une paire de ciseaux pour couper net le fila<strong>ment</strong> de<br />

gluant ;<br />

– “en cul de chienne” lorsqu’on referme l’auriculaire<br />

sur la base de la main pour enserrer le fila<strong>ment</strong> de<br />

gluant et le couper net.<br />

LE SYMBOLISME DU GLUANT<br />

Le gluant est considéré comme la première nourriture <strong>à</strong><br />

donner <strong>à</strong> l’enfant en complé<strong>ment</strong> du sein. Sa texture<br />

145


visqueuse entraîne facile<strong>ment</strong> les petits morceaux de<br />

boule de manioc qu’il aurait sinon du mal <strong>à</strong> avaler. Pour<br />

les mêmes raisons, le gluant est la nourriture qu’on propose<br />

<strong>à</strong> un malade qui peine <strong>à</strong> se nourrir, car il n’a pas la<br />

force de mastiquer la boule. La propriété d’enrober les<br />

ali<strong>ment</strong>s qu’il accompagne, positive pour le petit enfant<br />

ou le malade, peut vite devenir négative si enrober va<br />

de pair avec dissimuler.<br />

C’est ce que manifeste bien le proverbe 9 qui dit que<br />

“du crabe au gluant ne convient pas au village”. Les petits<br />

crabes de rivières qu’on peut manger <strong>à</strong> l’occasion ont<br />

une carapace dure qui peut blesser. Il convient d’être<br />

prudent lorsqu’on en mange. La préparation de ces crabes<br />

dans du gluant, si <strong>elle</strong> est possible, n’est certaine<strong>ment</strong><br />

pas la meilleure façon de les préparer car <strong>elle</strong> fait courir<br />

des risques <strong>à</strong> celui qui la consomme. Elle symbolise<br />

dans ce proverbe une menace, un danger insidieux qui<br />

ne peut se justifier que par une intention malveillante.<br />

Or, un tel procédé ne doit pas trouver sa place entre<br />

familiers, c’est-<strong>à</strong>-dire au village. Ce proverbe définit<br />

donc le gluant comme le symbole de la perfidie.<br />

LE SYMBOLISME DU GLUANT DANS L’IMAGINAIRE<br />

<strong>DE</strong>S CONTES<br />

Le monde imaginaire est un monde <strong>à</strong> part dont la<br />

logique diffère de c<strong>elle</strong> de la vie ordinaire. Le conte,<br />

bien qu’ancré dans la réalité, s’en distingue nette<strong>ment</strong><br />

du fait même des choix auxquels il procède pour n’en<br />

retenir que les élé<strong>ment</strong>s porteurs d’un symbole qu’il<br />

9. A propos des proverbes, cf. Paulette Roulon et Raymond Doko, “La<br />

parole pilée : accès au symbolisme chez les Gbaya ’bodoe de Centrafrique”,<br />

in Cahiers de littérature orale, n° 13, 1983, p. 33-49.<br />

146


précise si besoin est. Il se développe ensuite selon une<br />

logique autonome qui n’a aucune attache avec la morale<br />

ordinaire et ne s’encombre ni de véracité ni de crédibilité.<br />

Les vengeances vont jusqu’au bout, les méfaits<br />

comme les bienfaits sont extrêmes, les plus petites tendances<br />

s’expri<strong>ment</strong> sans contraintes.<br />

L’exemple du traite<strong>ment</strong> du gluant dans les contes<br />

illustre bien la lecture symbolique qu’en font les Gbaya.<br />

LE GLUANT, NOURRITURE <strong>DE</strong> L’ENFANT<br />

Il s’agit de deux orphelins de mère dont le père s’est<br />

remarié. Celui-ci passant presque tout son temps en<br />

campe<strong>ment</strong> de pièges, en brousse, les deux enfants se<br />

retrouvent seuls avec leur b<strong>elle</strong>-mère. Un jour qu’<strong>elle</strong> a<br />

préparé du gluant, <strong>elle</strong> reproche <strong>à</strong> l’aîné des enfants<br />

d’en avoir servi de son propre chef <strong>à</strong> sa petite sœur qui<br />

avait faim. Ces reproches poussent l’enfant <strong>à</strong> quitter le<br />

village pour partir en quête de ce gluant cultivé auquel<br />

il n’a pas accès. Un long périple le mène jusqu’<strong>à</strong> un<br />

village d’ogres où une vieille femme a pitié de lui et, le<br />

protégeant des ogres, lui donne le gluant qu’il re<strong>cherche</strong><br />

afin qu’il puisse le rendre <strong>à</strong> sa b<strong>elle</strong>-mère, pour compenser<br />

celui qu’il avait donné <strong>à</strong> sa jeune sœur. Son retour<br />

au village est annoncé <strong>à</strong> tous ses parents par un chant<br />

qui proclame : “Les autres mères servent <strong>à</strong> manger dans<br />

une écu<strong>elle</strong>, mon gluant, lui, est au fond de la brousse.”<br />

Ce conte exprime la valeur nourricière par exc<strong>elle</strong>nce<br />

du gluant pour les jeunes enfants et rend les<br />

reproches de la b<strong>elle</strong>-mère inadmissibles. De plus, le<br />

statut particulier de ce gluant, nommé le “grand gluant”<br />

et présenté comme une plante cultivée, ce qui n’est pas<br />

attesté dans la réalité, en fait une nourriture sous le<br />

147


contrôle de cette mère qui se révèle ici être une marâtre,<br />

ce que le chant du conte dénonce publique<strong>ment</strong>.<br />

LE GLUANT PIÈGE<br />

Dans deux contes, le gluant n’est plus une préparation<br />

culinaire destinée <strong>à</strong> être consommée, mais sa texture<br />

visqueuse est utilisée comme piège pour <strong>faire</strong> tomber<br />

un adversaire et le mettre <strong>à</strong> sa merci.<br />

Wanto, le héros civilisateur des contes gbaya dont la<br />

représentation animale est l’araignée, laboure son champ<br />

lorsqu’il découvre un animal inconnu qu’il poursuit<br />

pour l’attraper. L’animal lui échappe en se réfugiant<br />

dans une grotte. Au village où il raconte son histoire,<br />

on lui conseille de “couper du gluant et de l’étaler devant<br />

l’entrée de la grotte”. L’animal poursuivi glissera et<br />

tombera, Wanto n’aura plus qu’<strong>à</strong> le ramasser. Il demande<br />

donc <strong>à</strong> ses femmes de lui préparer une grande marmite<br />

de gluant et, suivant les conseils reçus, parvient <strong>à</strong> attraper<br />

l’animal…<br />

Wanto et Keenanga vont ensemble en campe<strong>ment</strong><br />

de chasse. Keenanga refuse toute participation <strong>à</strong> une<br />

quelconque activité se contentant de manger le gibier<br />

sur place et d’en récupérer les os. Quelques jours plus<br />

tard, Wanto ayant rempli son panier de viande boucanée<br />

et Keenanga le sien des os récupérés, ils retournent au<br />

village. En chemin Keenanga ruse pour procéder <strong>à</strong><br />

l’échange des paniers et Wanto se retrouve, plein de<br />

honte, devant sa femme avec un panier plein d’os 10. Pour<br />

se venger, il demande <strong>à</strong> sa femme de préparer, aussitôt<br />

10. C’est en campe<strong>ment</strong> de chasse que l’on accumule de la viande<br />

boucanée qui constituera les réserves de la famille pour une année.<br />

148


qu’il repartira en campe<strong>ment</strong> de chasse avec Keenanga,<br />

des quantités de gluant afin d’en remplir une<br />

grande marmite qu’<strong>elle</strong> devra, dans trois jours, aller<br />

répandre devant la porte de la maison de Keenanga.<br />

Quand ils rentreront ensemble ce jour-l<strong>à</strong>, on verra s’il<br />

ne parvient pas <strong>à</strong> se venger !<br />

Dans chacun des épisodes de ces deux contes c’est<br />

l’effet mécanique de dérapage qui fait glisser et tomber<br />

celui dont les pieds se trouvent pris dans un gluant qui<br />

est exploité. Dans la réalité, un tel usage n’a jamais été<br />

constaté.<br />

LE GLUANT, SYMBOLE <strong>DE</strong> PERFIDIE<br />

Wanto part en brousse avec sa b<strong>elle</strong>-sœur. Au bord d’une<br />

rivière, ils découvrent une liane de Landolphia dont<br />

les fruits sont bien mûrs. La b<strong>elle</strong>-sœur qui se trouve<br />

être enceinte est prise d’une envie pour ces fruits et<br />

Wanto ne pouvant, dans ces circonstances, refuser entreprend<br />

de monter <strong>à</strong> la liane. Il cueille un premier fruit<br />

qu’il déguste. C’est vrai<strong>ment</strong> très sucré ! Il en lance un<br />

autre <strong>à</strong> sa b<strong>elle</strong>-sœur restée en bas. Puis il poursuit son<br />

ascension, mangeant des fruits, en lançant d’autres <strong>à</strong> sa<br />

b<strong>elle</strong>-sœur. Voulant se saisir d’un fruit <strong>à</strong> l’extrémité<br />

d’une branche, il perd l’équilibre et tombe sur une dalle<br />

de pierre où ses testicules éclatent en morceaux. La<br />

b<strong>elle</strong>-sœur se met <strong>à</strong> ramasser tous les morceaux éparpillés<br />

et rentre au village, coupant, chemin faisant, des<br />

tiges <strong>à</strong> gluant. Elle prépare alors les testicules de Wanto<br />

avec du gluant et s’en va apporter ce plat <strong>à</strong> la femme<br />

de Wanto. C<strong>elle</strong>-ci mange la préparation offerte. Du temps<br />

passe, et <strong>elle</strong> questionne sa sœur <strong>à</strong> propos de l’absence<br />

de Wanto. Ne sont-ils pas partis ensemble ? Et <strong>elle</strong> lui<br />

149


épond qu’<strong>elle</strong> est bien partie avec son mari, qu’<strong>elle</strong> a eu<br />

une envie de fruits de Landolphia et qu’il a été lui en<br />

cueillir. Qu’il est ensuite tombé et qu’<strong>elle</strong> a pris soin de<br />

ramasser pour les rapporter tous les morceaux des testicules<br />

éclatés qu’<strong>elle</strong> a ensuite préparés avec le gluant<br />

qu’<strong>elle</strong> vient de lui offrir. Ne l’a-t-<strong>elle</strong> pas totale<strong>ment</strong><br />

mangé ? La femme de Wanto abasourdie se lance alors<br />

dans une la<strong>ment</strong>ation funèbre vantant les mérites de<br />

son mari si tragique<strong>ment</strong> disparu.<br />

Ici, le rôle du gluant est bien de dissimuler la véritable<br />

nature de l’ali<strong>ment</strong> offert et de permettre <strong>à</strong> la méchanceté<br />

de la b<strong>elle</strong>-sœur de se réaliser sous couvert d’une<br />

attention qui se révèle être un repas d’Atrée, selon la définition<br />

proposée par Geneviève Calame-Griaule 11 pour<br />

désigner “toute consommation involontaire d’un membre<br />

d’une famille par les autres membres”. La perfidie que<br />

manifeste le gluant est ici poussée <strong>à</strong> son paroxysme.<br />

EN CONCLUSION<br />

Le choix du gluant dans un conte n’est assuré<strong>ment</strong> pas<br />

un élé<strong>ment</strong> fortuit. Que la nourriture que la b<strong>elle</strong>-mère<br />

veut contrôler soit un gluant ne lui laisse aucune circonstance<br />

atténuante et souligne aussitôt ses mauvaises<br />

intentions vis-<strong>à</strong>-vis des enfants de son mari, la désignant<br />

comme une marâtre. L’enfant, <strong>à</strong> son retour, pour dénoncer<br />

son attitude n’a qu’<strong>à</strong> <strong>ment</strong>ionner dans son chant qu’il<br />

est parti en quête d’un gluant, nourriture qui est due <strong>à</strong><br />

son statut d’enfant.<br />

11. Geneviève Calame-Griaule, “Une af<strong>faire</strong> de famille. Réflexions<br />

sur quelques thèmes de «cannibalisme» dans les contes africains”,<br />

in Nouv<strong>elle</strong> Revue de psychanalyse, 6, 1972, p. 171-202.<br />

150


Si sa texture visqueuse rend suffisam<strong>ment</strong> difficile<br />

la consommation du gluant au point qu’<strong>elle</strong> nécessite un<br />

apprentissage dont l’aboutisse<strong>ment</strong> est un savoir-<strong>faire</strong><br />

que manifestent deux expressions imagées, dans le conte<br />

la situation est amplifiée. Le gluant versé <strong>à</strong> terre fait<br />

déraper celui qui patine dedans, le faisant tomber et<br />

l’immobilisant. Toutes les caractéristiques de la viscosité<br />

sont reprises, mais son cadre d’application est déplacé.<br />

D’une simple difficulté que tous les jeunes consommateurs<br />

résolvent plus ou moins vite, le conte fait un obstacle<br />

insurmontable, qui anéantit l’adversaire ainsi visé.<br />

Dans la première partie du dernier conte, les intentions<br />

de la b<strong>elle</strong>-sœur peuvent être méconnues. Car Wanto<br />

est poussé dans son ascension, autant par la demande<br />

de sa b<strong>elle</strong>-sœur, que par sa propre gourmandise qui lui<br />

vaut souvent bien des mésaventures. Mais le stupéfiant<br />

comporte<strong>ment</strong> de la b<strong>elle</strong>-sœur qui la fait ramasser soigneuse<strong>ment</strong><br />

tous les morceaux de testicules s’éclaire dès<br />

qu’on apprend qu’<strong>elle</strong> cueille du gluant sur le chemin<br />

du retour au village. Sa volonté de nuire <strong>à</strong> Wanto, de le<br />

tuer devient évidente. Cependant, le conte ne s’arrête<br />

pas l<strong>à</strong>. Il va développer toutes les ressources de dissimulation<br />

du gluant en permettant la confection de ce<br />

repas d’Atrée. Au-del<strong>à</strong> du mari, la b<strong>elle</strong>-sœur vise surtout<br />

son épouse, et le conte mène jusqu’<strong>à</strong> l’extrême l’expression<br />

de cette méchanceté perfide.<br />

Cet exemple du gluant et du traite<strong>ment</strong> par les contes<br />

de son symbolisme illustre combien l’univers des contes<br />

est le lieu où les symboles développent leurs possibles.<br />

Les Gbaya ne disent de contes que la nuit et aucune activité<br />

autre que le sommeil ne peut leur succéder, dit-on,<br />

car c’est une invitation au rêve, la porte ouverte sur un<br />

autre monde !<br />

151


BIBLIOGRAPHIE<br />

CALAME-GRIAULE Geneviève, “Une af<strong>faire</strong> de famille.<br />

Réflexions sur quelques thèmes de «cannibalisme» dans les<br />

contes africains”, in Nouv<strong>elle</strong> Revue de psychanalyse, 6, 1972.<br />

ROULON Paulette, “La conception gbaya du corps humain” in<br />

Journal des africanistes, n° 50,1, 1980.<br />

ROULON Paulette et DOKO Raymond, “La parole pilée : accès au<br />

symbolisme chez les Gbaya ’bodoe de Centrafrique, in Cahiers<br />

de littérature orale, n°13, 1983.<br />

ROULON-DOKO Paulette, Conception de l’espace et du temps<br />

chez les Gbaya de Centrafrique, L’Harmattan, coll. “Connaissance<br />

des Hommes” – “Saveurs et consistances le goût gastronomique<br />

chez les Gbaya ’bodoe de Centrafrique”, in<br />

Journal des africanistes, n° 66, 1-2, 1996.


CLAU<strong>DE</strong> THOUVENOT<br />

LA SOUPE DANS L’HISTOIRE<br />

Il y a eu “soupe”, même si le mot n’apparaît pas dans<br />

le vocabulaire français avant le XII e siècle, dès que les<br />

êtres humains ont su maîtriser le feu, il y a des millénaires,<br />

et cuire dans l’eau des ressources végétales ou<br />

animales qui les environnaient. En ce sens, la “soupe”<br />

est un des plus vieux mets de l’humanité.<br />

Entre les soupes préhistoriques et c<strong>elle</strong>s de l’an 2000<br />

qui nous guette, que de chemin parcouru dans le temps,<br />

l’espace, les manières de <strong>faire</strong> et les groupes humains !<br />

La soupe est un mets chargé d’histoire, presque univers<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

répandu, dont l’usage, la composition, la<br />

signification sociale ont varié, varient encore <strong>à</strong> l’infini,<br />

selon les mo<strong>ment</strong>s, les ressources, les milieux de vie, la<br />

réalité et l’imaginaire des mangeurs.<br />

Sans s’appesantir sur le passage de la “soupe” tranche<br />

de pain jusqu’au XV e siècle <strong>à</strong> c<strong>elle</strong> dont on peut donner<br />

une définition quasi générale : eau associée aux légumes<br />

et/ou herbes de toute nature, éventu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> <strong>à</strong> la graisse,<br />

<strong>à</strong> la viande, <strong>à</strong> d’autres liquides et d’autres condi<strong>ment</strong>s,<br />

évoquons briève<strong>ment</strong> “la soupe dans l’histoire”.<br />

153


SOUPES <strong>DE</strong> NÉCESSITÉ<br />

Les soupes <strong>à</strong> travers les âges ont été nécessité et panacée<br />

de l’humanité aux prises avec la faim. Elles ont assuré<br />

la survie, sinon le confort, surtout lors des disettes et<br />

des famines qui ont émaillé l’histoire de France jusqu’au<br />

milieu du XIX e siècle. Elles ont nourri c<strong>elle</strong>s et ceux<br />

ayant, selon Chamfort, un moraliste du XVIII e siècle<br />

réputé pour ses formules percutantes, “plus d’appétit<br />

que de dîners”. Ce sont les “bouillons de famine”,<br />

“soupes économiques”, “soupes de charité”, “soupes<br />

populaires” des ventres vides, des chômeurs, mais aussi<br />

soupes des casernes, des pensions, des couvents et surtout<br />

des prisonniers qui ont perpétué dans les mémoires<br />

des images négatives, répulsives ; des expressions : “marchand<br />

de soupe”, pour désigner certains maîtres de pension<br />

d’autrefois ; “tu iras <strong>à</strong> la soupe populaire”, pour<br />

menacer l’indocile et le paresseux ; “en avoir soupé<br />

d’une chose, de quelqu’un”, qui se comprend sans expliquer,<br />

et, moins connue sans doute, “soupe de saint Bernard<br />

dont le diable a emporté la graisse”, faisant référence<br />

aux bonnes soupes grasses des cisterciens au Moyen Age.<br />

La soupe, ce sont, hors les crises ali<strong>ment</strong>aires, pérennes<br />

pour beaucoup il est vrai, hors les collectivités des villes,<br />

civiles ou militaires accueillant les moins nantis, ce sont<br />

les soupes dites “paysannes”, mais plutôt bourgeoises <strong>à</strong><br />

l’origine, composées de gros et petits légumes, raves,<br />

fèves, pois, vesces, choux, carottes, puis haricots, pommes<br />

de terre, etc., au bouillon agré<strong>ment</strong>é de pain noir ou<br />

gris-blanc chez les plus aisés, associé quotidienne<strong>ment</strong><br />

au lard lorsqu’on en avait, et, suprême confort des<br />

jours de fête, <strong>à</strong> la viande de “bœuf”, le plus souvent<br />

vieille vache amputée de ses mam<strong>elle</strong>s.<br />

Ce sont ces soupes remplissant de grosses écu<strong>elle</strong>s<br />

bien plus volumineuses que nos “mazarines” actu<strong>elle</strong>s<br />

154


qui ont donné les images de satisfaction primaire de<br />

“faim assouvie”, de “coupe-faim”, sensation de réplétion,<br />

de “ventre bien rempli”, d’“estomac calé”, disent<br />

les simples gens, heureux de manger leur soupe, heureux<br />

lorsqu’ils en ont assez, heureux les jours de liesse<br />

lorsqu’<strong>elle</strong> est plus “rhôiante”, grassante, glissante que<br />

les jours ordinaires. Soupes porteuses de menus plaisirs,<br />

conscients ou non. Plaisir de manger, d’“avoir de quoi”,<br />

de “<strong>faire</strong> chabrot”. Plaisir peut-être un peu monotone<br />

des yeux, de l’odorat, surtout les jours de fête, <strong>à</strong> la fin<br />

du XIX e siècle, où <strong>à</strong> la campagne la majorité s’achète<br />

son morceau de viande pour la soupe au bœuf – le potau-feu<br />

; pour les riches, les meilleurs morceaux, pour<br />

les moins aisés “c<strong>elle</strong> qui a des os après” ! Ce sont de<br />

ces soupes-l<strong>à</strong> que sont nées les images d’unité et de<br />

chaleur du foyer, du rôle nourricier de la mère, gardienne<br />

de la tradition familiale. Images de soupière fumante,<br />

de paix, de prospérité, d’ordre social sous-jacent chez<br />

les bourgeois grands et petits, chez les paysans plus ou<br />

moins nantis, chez tous plus ou moins notables. Images<br />

que le mouve<strong>ment</strong> “régionaliste”, mouve<strong>ment</strong> politique<br />

et social très conservateur, chante <strong>à</strong> la fin du XIX e siècle<br />

et au début du XX e : “La soupe qui fume <strong>à</strong> l’intérieur, la<br />

cheminée qui fume <strong>à</strong> l’extérieur, bases de la famille<br />

française, gages de paix et de prospérité.”<br />

Mais aussi images longtemps péjoratives chez les<br />

plus hauts privilégiés : nourriture de “rustauds”, de<br />

“vilains”, “de manants modeste pitance”, aux recettes<br />

quasi absentes des livres de grande cuisine… jusqu’<strong>à</strong><br />

une date récente.<br />

155


POTAGES <strong>DE</strong> PLAISIR<br />

Tout autre est le festin des aristocrates potages pourtant<br />

d’origine aussi modeste que la soupe : potage = “tout<br />

ce qui se cuit au pot”. Dès le XVII e et le XVIII e siècle, le<br />

“bel usage” recommande son emploi <strong>à</strong> ceux qui parlent<br />

bien : “Le mot soupe est français, mais extrême<strong>ment</strong><br />

bourgeois. Ceux qui parlent bien doivent servir le<br />

potage et non pas servir la soupe”, peut-on lire dans le<br />

Dictionnaire de Trévoux en 1771.<br />

A la fin du siècle, Louis-Sébastien Mercier, dans<br />

Tableau de Paris, ironise : “On a trouvé depuis peu qu’il<br />

était ignoble de mâcher comme le vulgaire. En conséquence,<br />

on met tout en bouillies et en consommés.”<br />

Ceux qui ont “plus de dîners que d’appétit” selon le<br />

même Chamfort, duchesses, marquises, princesses,<br />

princes et chevaliers, riches bourgeois qui se poussent<br />

du col, traiteurs prestigieux, livres de cuisine et maîtres<br />

queux célèbres, parlent désormais potages, bouillons,<br />

consommés, purées, crèmes, veloutés, bisques, associés<br />

<strong>à</strong> des épithètes flatteuses : duchesse, impératrice, reine,<br />

Pompadour, Sévigné, Montespan, Récamier, George<br />

Sand, Mireille, Ninon, Cléopâtre… Même la Révolution<br />

française et les patriotes comme Danton invitant<br />

ses amis “<strong>à</strong> prendre la soupe et manger la poularde”<br />

n’atteignent guère le ci-devant potage. Dans les livres<br />

de grande cuisine du XIX e siècle, seules les soupes<br />

maigres, les soupes de poissons, la soupe au fromage et<br />

<strong>à</strong> l’oignon, déj<strong>à</strong> servie “<strong>à</strong> prime”, tôt le matin, au temps<br />

de Rabelais, aux viveurs et aux moines, sont épargnées.<br />

Le “pot-au-feu”, la soupe au bœuf, est, par contre, le<br />

“roi des potages”, “l’ouverture indispensable de tout<br />

dîner ordinaire ou d’extra”. Ce pot-au-feu, que Goethe<br />

découvre en Lorraine en 1793, qui régale encore de<br />

156


nombreuses familles bourgeoises vers 1900, le dimanche<br />

<strong>à</strong> midi, gagne, dès 1860-1870, les villageois, les plus<br />

aisés, aux jours de fêtes carillonnées, aux noces, aux<br />

enterre<strong>ment</strong>s et <strong>à</strong> la fête patronale ; s’installe les dimanches<br />

entre les deux guerres mondiales ; est repoussé,<br />

vers les années 1950-1960, aux soirs ou lendemains de<br />

fêtes, “pour dégraisser les dents” ; est de retour glorieuse<strong>ment</strong><br />

pour contenter les nostalgiques des paradis perdus,<br />

quelque vingt ans après.<br />

Les potages ont une tout autre image que les soupes<br />

obscures, sans grade, prolétariennes et triviales. Légers,<br />

savoureux, parfois coûteux, ils ne nourrissent pas, “ils<br />

ouvrent l’appétit”, on leur doit, disent la plupart des<br />

gastronomes, “son premier bien-être”. “Tous ont la<br />

suavité d’une matinée printanière, la douceur du baiser ;<br />

tous, veloutés, harmonieux, char<strong>ment</strong> les convives assemblés<br />

en hiver”, écrit un poète du genre, en 1926, dans<br />

Les Plaisirs de la table. Plaisirs fort anciens des soupes<br />

de gala du Moyen Age, “soupe dorée” colorée au safran,<br />

“potages verts” au jus d’herbes, “potages blancs” au lait<br />

d’amandes. Plaisirs des yeux au XVIII e siècle, en admirant<br />

les contenants, les riches soupières (on ne les app<strong>elle</strong><br />

pas “potagières”) qui atteignent en ce siècle un art<br />

consommé qu’<strong>elle</strong>s ne retrouveront jamais, plaisirs des<br />

sens en humant le fumet qui s’en échappe.<br />

Plaisirs des gourmands sinon des gourmets, tel<br />

Louis XIV qui mange des potages “soir et matin, de<br />

plusieurs et en quantité de chacun, sans préjudice du<br />

reste”, écrit Saint-Simon ; Louis XVI qui prend <strong>à</strong> chaque<br />

repas tous les potages inscrits au menu, trois encore <strong>à</strong><br />

la prison du Temple, le matin, <strong>à</strong> dîner comme <strong>à</strong> souper ;<br />

Louis-Philippe qui, écrit Alexandre Dumas, consommait<br />

“quatre assiettes de potages différents et une cinquième<br />

dans laqu<strong>elle</strong> il les réunissait tous”. Le général<br />

157


de Gaulle, enfin, qui aimait trouver au menu un potage<br />

différent chaque jour, potage, plat national, disait-il,<br />

qu’il appréciait de prendre avant de se coucher, les soirs<br />

de grande activité.<br />

BOUILLONS <strong>DE</strong> SANTÉ<br />

Oublier les “potages de santé”, “bouillons de santé”,<br />

“bouillons hygiéniques” face <strong>à</strong> un auditoire médical serait<br />

impardonnable.<br />

Dès le Moyen Age les bouillons de “géline” (poule)<br />

sont recommandés aux malades. Au XVI e siècle, les médecins<br />

provençaux les associent <strong>à</strong> la semoule de blé dur<br />

venue d’Italie. Ambroise Paré, barbier-chirurgien, ordonne<br />

le bouillon de coq et de jarret de veau pour “nourrir le<br />

malade sans l’échauffer”. Aux XI e et XII e siècles, l’Ecole<br />

médicale de Salerne estime que la soupe au vin a de<br />

remarquables vertus thérapeutiques : <strong>elle</strong> embellit les<br />

dents, éclaircit la vue, refait les vaisseaux, éclaire le<br />

sang, dissipe les “humeurs”.<br />

Pour l’anecdote, voici quelques bouillons qu’on peut<br />

encore recommander : le bouillon de mille-pattes additionné<br />

de vin, recommandé pour la jaunisse et la rétention<br />

d’urine ; celui de fourmis, efficace pour la goutte,<br />

la paralysie, la cachexie ; celui de poudre de chenilles<br />

arrêtant les hémorragies nasales et d’autres, assaisonnés<br />

généreuse<strong>ment</strong> d’ambre gris ou de diverses substances<br />

réputées aphrodisiaques, pour régénérer les sens<br />

défaillants. Le bouillon de vipère enfin, déj<strong>à</strong> préconisé<br />

par les Egyptiens, contre l’éléphantiasis et la lèpre,<br />

relancé <strong>à</strong> la fin du XVI e siècle par un apothicaire parisien<br />

juif et astucieux dans sa boutique aux “vipères<br />

d’or”, néfastes aux vipères du Poitou, qui a “redonné<br />

158


une âme” et des “forces <strong>à</strong> vue d’œil” <strong>à</strong> Mme de La<br />

Fayette et <strong>à</strong> moi-même, écrit Marie de Rabutin-Chantal,<br />

marquise de Sévigné, dans ses Lettres, publiées en 1726.<br />

C’est au milieu du XVIII e siècle qu’apparaissent les<br />

“restaurants”, bouillons de santé, crèmes salubres et<br />

délicates servis dans des “maisons de santé”, ainsi qu’<strong>elle</strong>s<br />

s’app<strong>elle</strong>nt – ancêtres de nos modernes restaurants –,<br />

aux personnes exténuées, malades de langueur, de “complexion<br />

blanche” et <strong>à</strong> tous ceux qui veulent garder la<br />

forme. Très longtemps est servie dans villes et campagnes<br />

la “soupe des accouchées” <strong>à</strong> base de pain rôti imbibé<br />

de graisse, mouillé de vin chaud. Et qui ne se souvient<br />

pas, parmi les gens de mon âge, de la première bolée<br />

de bouillon, parfumée de cerfeuil, donnée aux convalescents<br />

? Ainsi, le bon bouillon, comme le pain blanc<br />

de fro<strong>ment</strong>, le vin vieux, et, soutien extrême – je n’ajouterai<br />

pas onction –, le champagne, la bonne nourriture<br />

en somme, sont, en ces temps-l<strong>à</strong>, la première arme des<br />

médecins, avant les drogues et l’action de la Providence.<br />

Quelques fausses notes dans ma docu<strong>ment</strong>ation sur<br />

bouillon et santé. L’une d’origine roturière, la “maladie<br />

des prisons”, causée, selon le docteur Maurizio, par les<br />

soupes infectes données aux prisonniers, tout venant<br />

s’entend, car pour les “gens bien”, si incarcération leur<br />

arrive, c’est af<strong>faire</strong> de traiteur.<br />

L’autre, plus noble, frappant la princesse palatine<br />

Charlotte-Elisabeth de Bavière, contemporaine des XVII e<br />

et XVIII e siècles, exilée <strong>à</strong> la cour de France, que le bouillon<br />

rend malade : “Mon corps enfle, j’ai des coliques, il faut<br />

que je me fasse soigner”, écrit-<strong>elle</strong> avec la brutale sincérité<br />

qui la caractérise, “des boudins et des jambons<br />

me remettent l’estomac”. J’ajouterai pour ma part la<br />

choucroute, la soupe <strong>à</strong> la bière dont <strong>elle</strong> raffole.<br />

Témoignage d’un vieux Meusien vers les années<br />

soixante-dix, visant la soupe au lard, il est vrai : “Cette<br />

159


soupe au lard dont un docteur disait il y a une trentaine<br />

d’années qu’<strong>elle</strong> était un des ali<strong>ment</strong>s les plus complets<br />

et les plus sains, et qui m’a valu tant de crises d’entérite…”<br />

Témoignage enfin peut-être positif, tout récent,<br />

d’un sculpteur de chez nous, revenu au pays, évoquant<br />

son anorexie <strong>à</strong> l’âge de sept ans : “Pour me re<strong>faire</strong><br />

manger, il me fallait un choc. Mon père m’a amené chez<br />

un autre oncle, <strong>à</strong> Aincreville, <strong>à</strong> cinq kilomètres de l<strong>à</strong>, et<br />

le soir même… je mangeais une grosse assiette de soupe<br />

au lard.” Pourquoi pas ?<br />

Je passerai volontaire<strong>ment</strong> sur le “bouillon d’onze<br />

heures”, qui n’est pas un potage mais une tisane employée<br />

comme soporifique pouvant, <strong>à</strong> dose un peu trop forte,<br />

provoquer le sommeil définitif avant midi ou avant<br />

minuit – les érudits ne sont pas d’accord.<br />

La soupe a donc été longtemps Cendrillon chez les<br />

plus humbles et princesse devenue potage chez les gens<br />

distingués. Elle a sauvé des vies et franchi des siècles.<br />

Ses recettes se sont améliorées, transformées, transmises<br />

d’un bout de la planète <strong>à</strong> l’autre. Qui referait la soupe<br />

de la préhistoire qui a bel et bien existé, quoi qu’ait pu<br />

en dire mon éminent collègue, historien de l’ali<strong>ment</strong>ation,<br />

Jean-Louis Flandrin, lors d’une récente émission<br />

télévisée sur la soupe ? Les préhistoriens en ont administré<br />

des preuves : soupe confectionnée dans un trou,<br />

luté d’argile ; une outre en viscère de renne ou un récipient<br />

cousu dans une peau tannée ; associant graines et<br />

choux sauvages, escargots, os pilés, et pourquoi pas<br />

insectes, larves et petits lérots replets ; cuite avec des<br />

pierres chaudes et servie peut-être avec un beau quartier<br />

de viande de renne ou de cochon sauvage, enveloppé<br />

dans des feuilles, disposé au fond d’un autre trou<br />

garni de pierres brûlantes et recouvert de terre. Pareilles<br />

pratiques se retrouvent encore actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> dans des<br />

îles et des peuplades perdues du Pacifique.<br />

160


L’engoue<strong>ment</strong> actuel pour les produits et préparations<br />

de terroirs, la nostalgie des citadins de plusieurs<br />

générations pour des paradis ali<strong>ment</strong>aires campagnards<br />

qu’ils n’ont pas connus, gom<strong>ment</strong> large<strong>ment</strong> une image<br />

négative de la soupe, qu’<strong>elle</strong> ne méritait pas. Même les<br />

grands chefs d’aujourd’hui réhabilitent la “soupe”, le<br />

mot sinon le mets, et les livres de cuisine régionaux qui<br />

prolifèrent la pourchassent dans les mémoires et les<br />

écrits. Le fait n’est pas nouveau puisque j’extrais cette<br />

citation, qui concerne la soupe au lard, de mon livre, Le<br />

Pain d’autrefois. Chroniques ali<strong>ment</strong>aires d’un monde<br />

qui s’en va, né parti<strong>elle</strong><strong>ment</strong> de ma thèse, il y a dix-huit<br />

ans, toujours vendu, toujours vaillant sur le chemin de<br />

l’an 2000. “On assure aujourd’hui” (c’était en 1968),<br />

écrivait mon témoin, “que plus d’un palais raffiné ne<br />

regarde pas <strong>à</strong> la dépense pour s’offrir chez quelque<br />

artiste <strong>à</strong> haut bonnet empesé ce festin <strong>à</strong> nul autre pareil.<br />

Je sais aussi que gourmet de naissance et par force,<br />

nourri de bonne potée cinq jours sur sept, de semaine en<br />

semaine, d’année en année, repu de délices en somme,<br />

je n’étais qu’un ingrat, indigne du privilège qui m’était<br />

fait chaque jour de humer les vapeurs de notre marmite<br />

au couvercle grelottant”, le “régal des dieux” en somme…<br />

Les moyens de fabrication et de conservation ont<br />

changé, les mo<strong>ment</strong>s de consommation et les consommateurs<br />

aussi, mais la soupe, <strong>à</strong> l’aube du troisième millénaire,<br />

n’a pas dit son dernier mot ni agré<strong>ment</strong>é son<br />

dernier pot.


FRANÇOISE AUBAILE-SALLENAVE<br />

QUELQUES CARACTÈRES COMMUNS AUX<br />

CUISINES MÉDITERRANÉENNES 1<br />

Cette étude a pour origine une expression récurrente dans<br />

les médias. C’est lorsqu’ils parlent de “cuisine méditerranéenne”<br />

ou d’“ali<strong>ment</strong>ation méditerranéenne” quand ils<br />

ne traitent pas de cuisine <strong>à</strong> l’huile d’olive, comme si<br />

l’ensemble des cultures méditerranéennes ne présentait<br />

qu’un type de cuisine et comme si c<strong>elle</strong>-ci était un idéal.<br />

On peut dès lors se poser deux questions. Y a-t-il une ou<br />

plusieurs cuisines méditerranéennes ? Cette ou ces cuisines<br />

sont-<strong>elle</strong>s une fiction ou une réalité ? Remarquons<br />

dès l’abord que ce sont les Anglais et les Anglo-Saxons<br />

qui, les premiers, dès le XIX e siècle, ont, dans une optique<br />

diététique, appelé l’attention sur des cuisines qui leur<br />

semblaient radicale<strong>ment</strong> différentes de la leur.<br />

Aujourd’hui, la vision imaginaire s’appuie sur des<br />

livres qui juxtaposent les différents plats des divers pays<br />

de la Méditerranée, tel celui d’Elizabeth David, A Book<br />

of Mediterranean Food, ouvrage pionnier en 1950, ou<br />

celui de l’Italienne Lorenza de Medici Stucchi Cuisines<br />

de la Méditerranée (1987).<br />

1. Une version complète intitulée “La Méditerranée, une cuisine, des<br />

cuisines” a été publiée dans Information sur les sciences sociales,<br />

SAGE, Londres, Thousand Oaks et New Delhi, 35, 1, 1996, p. 139-<br />

194.<br />

163


Par ailleurs, parler d’idéal, c’est baser sa vision sur<br />

une perspective “de régime méditerranéen”, tel celui<br />

proposé par les nutritionnistes américains ou d’obédience<br />

américaine qui adoptèrent dans les années soixante-dix<br />

des points de vue outranciés ; c’est une généralisation <strong>à</strong><br />

l’extrême du régime ali<strong>ment</strong>aire d’une classe sociale<br />

bien particulière, c<strong>elle</strong> des émigrés du sud de l’Italie<br />

qui vivent aux Etats-Unis et qui connaissent l’abondance<br />

après avoir connu la faim, mais qui n’ont pas<br />

encore contracté les maladies cardio-vasculaires des<br />

Nord-Américains sur- et mal-ali<strong>ment</strong>és<br />

LES PARAMÈTRES <strong>DE</strong> LA CUISINE MÉDITERRANÉENNE<br />

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que l’image la<br />

plus populaire de cette cuisine repose sur des produits<br />

exotiques : la tomate, le poivron, arrivés au XVI e siècle.<br />

Ce qui souligne, <strong>à</strong> mon sens, l’intérêt de cette étude :<br />

qu’y a-t-il de méditerranéen dans les successifs et<br />

multiples emprunts de produits non méditerranéens ?<br />

L’essence d’une cuisine se fonde-t-<strong>elle</strong> sur les produits<br />

utilisés ou sur des croyances, des savoir-<strong>faire</strong> de préparation<br />

et cuisson et des façons de consommer ? N’est<strong>elle</strong><br />

pas un juste milieu entre ces paramètres ?<br />

Ces généralisations et cette vision idéale d’une ali<strong>ment</strong>ation<br />

et d’une cuisine présentées comme uniques<br />

ne laissent pas d’être par trop simplistes pour qui prend<br />

conscience de la variété des cultures de ce vaste bassin<br />

méditerranéen. Qu’y a-t-il de commun entre les cuisines<br />

d’une de ces grandes villes cosmopolites que sont<br />

Barcelone, Séville, Gênes, Salonique, Beyrouth, Tunis,<br />

Tanger, etc. et c<strong>elle</strong> d’un petit village de Castille, des<br />

Pouilles, du Péloponèse ou du Djurdjura. Elles sont <strong>à</strong><br />

première vue assez différentes.<br />

164


Cependant, <strong>elle</strong>s ne laissent pas d’avoir des saveurs,<br />

des odeurs et des couleurs communes, qui les opposent<br />

radicale<strong>ment</strong> aux cuisines de l’Europe tempérée, ou <strong>à</strong><br />

c<strong>elle</strong>s de l’Afrique noire. C’est <strong>à</strong> partir de cette proposition<br />

que j’essaierai de mettre en relief quelques traits<br />

qui me paraissent communs aux multiples cuisines de<br />

la Méditerranée 2. Ces caractères ne se trouvent pas tant<br />

dans les produits utilisés (l’huile d’olive est loin d’être<br />

la graisse la plus employée, par contre le chou est un<br />

des légumes de base) que dans les techniques de préparation,<br />

c<strong>elle</strong>s de cuisson et dans certaines saveurs. J’ajouterai<br />

que l’on trouve partout égale<strong>ment</strong> le plaisir de la<br />

diversité au quotidien et le mélange des saveurs qui<br />

vont de pair avec un amour pour la cuisine et les préparations<br />

complexes.<br />

La cuisine dépend en partie des ressources que fournissent<br />

le milieu et le système de vie ; il convient donc<br />

de prendre en compte les paramètres géographiques,<br />

politiques, historiques, sociaux, religieux et même philosophiques.<br />

Le pourtour méditerranéen offre des reliefs contrastés<br />

où les plaines côtières, étroites et humides, restèrent longtemps<br />

inhabitées pour des raisons que l’histoire des<br />

invasions d’une part et la malaria de l’autre expliquent.<br />

Leur fertilité en prairies favorise l’élevage du gros bétail<br />

et l’irrigation permet des cultures intensives. Ces plaines<br />

s’opposent <strong>à</strong> un intérieur de collines, de plateaux et de<br />

2. Pour cette étude, je me base sur des livres de recettes de certaines<br />

régions d’Espagne (Andalousie, Catalogne, Valence), d’Italie (Calabre,<br />

Toscane), de Grèce, de France (Provence, Nice), du Moyen-Orient,<br />

de Turquie et d’Afrique du Nord (Algérie, Maroc, Tunisie), avec<br />

des références sur la consommation, les savoirs et les représentations.<br />

De temps <strong>à</strong> autre nous ferons un saut de deux mille ans en<br />

arrière pour rencontrer Apicius le Romain.<br />

165


montagnes où prédominent des cultures non irriguées<br />

et extensives de céréales, d’oliviers associés <strong>à</strong> l’élevage<br />

ovin et caprin. Le climat varie de tempéré <strong>à</strong> très chaud<br />

selon les saisons.<br />

L’histoire est déterminante en Méditerranée où chaque<br />

peuple dominant introduit de nouveaux produits ali<strong>ment</strong>aires<br />

mais aussi de nouv<strong>elle</strong>s techniques. Grecs et<br />

Romains firent connaître les fruits d’Orient ; les Germains<br />

apportent la soupe 3 ; les musulmans dès la fin du VII e siècle<br />

intensifient les introductions du Moyen-Orient, agrumes,<br />

riz et de nombreux légumes, chou-fleur, aubergine,<br />

épinard, etc. ; ils popularisent condi<strong>ment</strong>s et épices<br />

d’Extrême-Orient et introduisent des techniques qui<br />

semblent aujourd’hui indigènes, la friture, les brochettes<br />

et la pâte feuilletée d’origine persane. Enfin, <strong>à</strong> la fin du<br />

XV e siècle, c’est d’Amérique qu’Espagnols et Portugais<br />

importent les légumes révolutionnaires, maïs, haricots,<br />

pi<strong>ment</strong>s, tomates, citrouilles et, dernière adoptée, la<br />

pomme de terre, mais aussi la figue de Barbarie et des aromates<br />

comme le chocolat, la vanille, le quatre-épices, etc.<br />

Une autre influence pèse sur l’ali<strong>ment</strong>ation. C’est<br />

c<strong>elle</strong> du système médical hippocratique des humeurs, qui<br />

conçoit tous les produits animaux et végétaux comme<br />

ayant des propriétés chaude ou froide, sèche ou humide,<br />

ces propriétés se combinant deux <strong>à</strong> deux pour former<br />

la nature de chaque produit. L’idéal est de conserver un<br />

3. Le germain suppa désigne “un morceau de pain gorgé de liquide” ;<br />

passé en latin tardive<strong>ment</strong>, il est attesté au VI e siècle dans la traduction<br />

latine d’un texte d’Oribase, médecin grec du IV e siècle, avec ce<br />

même sens. Le terme est représenté dans toutes les langues du nord<br />

de la Méditerranée sauf en roumain et sarde. Le brouet, ancien français<br />

breu, terme connu en catalan, provençal, portugais, espagnol<br />

anciens et italien actuel, vient du latin tardif brodium qui l’a égale<strong>ment</strong><br />

emprunté au germain brod.<br />

166


équilibre entre les différentes natures des produits en<br />

fonction de la nature et de l’état du sujet, et selon les<br />

saisons. Ce système fut large<strong>ment</strong> diffusé par les prestigieux<br />

médecins persans, arabes et juifs en Méditerranée<br />

et de l<strong>à</strong> en Europe du Nord. Et les savoirs populaires<br />

connaissent encore aujourd’hui ces propriétés des ali<strong>ment</strong>s<br />

qui interviennent dans la diététique et parfois la<br />

thérapie.<br />

On ne peut minimiser non plus le paramètre religieux.<br />

Si l’islam, le judaïsme et le christianisme comportent<br />

des interdits ali<strong>ment</strong>aires et des jeûnes particuliers, il<br />

n’en demeure pas moins qu’ils partagent bien des pratiques<br />

et des représentations. Les chrétiens d’Orient,<br />

comme les musulmans et les juifs, ne consom<strong>ment</strong> pas<br />

de porc, saignent leur viande et ne mangent pas de boudin.<br />

Le mouton reste pour la plupart des Méditerranéens la<br />

seule viande. Par ailleurs, il semble que les juifs aient<br />

contribué <strong>à</strong> la diffusion de l’aubergine et du cédrat. En<br />

outre, les périodes forte<strong>ment</strong> contraignante de jeûne,<br />

ramadan musulman, jeûnes juifs, carême et autres<br />

périodes de jeûne des chrétiens d’Orient, entraînent par<br />

compensation une grande variation sur le thème des<br />

sucreries ; pendant le ramadan, les pâtisseries abondent,<br />

tout comme pendant les carêmes chrétiens et les<br />

jeûnes juifs. C’est peut-être une des raisons pour laqu<strong>elle</strong><br />

de nombreux couvents dans toute la chrétienté méditerranéenne,<br />

notam<strong>ment</strong> italiens, espagnols et portugais, se<br />

sont spécialisés en t<strong>elle</strong> ou t<strong>elle</strong> sucrerie ou pâtisserie.<br />

Après avoir évoqué les influences et les diverses<br />

composantes de ce monde méditerranéen, voyons com<strong>ment</strong><br />

on prépare les produits, com<strong>ment</strong> on les cuit, quels<br />

sont les graisses, les condi<strong>ment</strong>s et épices, élé<strong>ment</strong>s<br />

procurant les goûts, les saveurs et les consistances qui<br />

for<strong>ment</strong> les propriétés et les plaisirs de ces cuisines.<br />

167


LES PRÉPARATIONS CULINAIRES<br />

Ce sont l<strong>à</strong> vraisemblable<strong>ment</strong> les singularités de ces<br />

cuisines. Les préparations sont nombreuses et diverses,<br />

<strong>elle</strong>s se font en plusieurs temps et “prennent du temps”.<br />

En effet, la femme méditerranéenne, principale actrice,<br />

quand <strong>elle</strong> a des loisirs, mais aussi au quotidien, confectionne<br />

des plats de préparation complexe.<br />

Les différentes techniques de préparation sont destinées<br />

<strong>à</strong> <strong>faire</strong> donner aux ali<strong>ment</strong>s le meilleur d’eux-mêmes pour<br />

les rendre plus savoureux.<br />

Viandes et poissons sont aromatisés avant d’être<br />

cuits, de même que l’huile dans laqu<strong>elle</strong> on les frit.<br />

A Séville, avant d’être grillé, le poisson marine dans une<br />

mixture odorante <strong>à</strong> base d’ail pilé, poivron, origan, laurier,<br />

vinaigre et sel pendant trois heures (Alonso, 128). Au<br />

Liban, le poulet, dajaj muhammar, avant de cuire, est<br />

découpé puis enduit d’huile, de jus de citron, sel, poivre,<br />

cann<strong>elle</strong>, origan (Farah 1972-1990, 53). La viande de<br />

mouton avant d’être mise au soleil (qadîd) est, en<br />

Tunisie, d’abord frottée de sel et d’ail pilé puis imprégnée<br />

de poivre, <strong>ment</strong>he sèche et tâbel (coriandre, carvi,<br />

ail, poivre rouge) (Gobert, 1940, 500). Il en est de même<br />

pour la coppa ou le lonzu corse qui sont salés, poivrés,<br />

pi<strong>ment</strong>és, lavés au vin aillé et parfumé d’origan (Costantini,<br />

41). Chez Apicius (n˚ 363), l’agneau, avant de<br />

rôtir au four, est enduit d’huile et de poivre, saupoudré<br />

de sel pur et de graines de coriandre.<br />

Hacher menu, piler sont des techniques anciennes qui<br />

s’appliquent <strong>à</strong> tous les ali<strong>ment</strong>s, viande, poisson,<br />

céréales, légumes, épices, condi<strong>ment</strong>s. Elles favorisent<br />

une cuisson rapide, accentuent les saveurs et en permettent<br />

le mélange. Cette opération revêt la même importance<br />

dans l’ensemble de la Méditerranée aujourd’hui<br />

168


comme chez Apicius le Romain il y a deux mille ans.<br />

Ainsi, dans la sopa de picadillo andalouse tout est haché<br />

menu, œufs, viande, pain, ail et persil. Le français piler,<br />

du lat. pila mortier, l’italien pestare, l’espagnol picar<br />

sont synonymes du verbe arabe harasa “mettre en<br />

pâte”, la harisa désignant d’abord un plat de viande<br />

pilée avec des épices. C’est aujourd’hui une pâte de<br />

pi<strong>ment</strong> commercialisée dans toute l’Europe. On pile,<br />

dans le mortier, la morue pour la brandade provençale 4.<br />

De même, pour qu’ils exhalent pleine<strong>ment</strong> leur arôme,<br />

les légumes aromatiques et les condi<strong>ment</strong>s frais sont<br />

hachés menu ou mis en pâte avant d’être intégrés aux<br />

ali<strong>ment</strong>s ou <strong>à</strong> l’huile.<br />

Le mortier est l’un des objets les plus importants de<br />

la cuisine. A cet égard, l’Andalousie comme le Moyen-<br />

Orient sont exemplaires qui connaissent chacun au moins<br />

trois types de mortier avec leur nom respectif : en<br />

Andalousie, l’almirez de bronze sert <strong>à</strong> piler les épices,<br />

la altonia de céramique <strong>à</strong> la confection de l’alioli, dans<br />

le dornillo de bois, de grande taille, on prépare le gazpacho.<br />

En Provence, le mortier où l’on prépare l’alioli<br />

traditionnel est souvent en marbre, de même <strong>à</strong> Gênes<br />

pour le pesto <strong>à</strong> base d’ail, d’huile d’olive, de pignon et<br />

de feuilles de basilic. Le pilon, objet de l’activité féminine,<br />

est traditionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong> chargé de symboles ; ainsi<br />

<strong>à</strong> Demnate, au Maroc, il fait partie du trousseau de la<br />

mariée juive.<br />

Ces deux opérations très anciennes, hacher menu et<br />

piler, servent <strong>à</strong> diverses préparations communes <strong>à</strong> tous<br />

les Méditerranéens. Ce sont les boulettes, croquettes,<br />

4. La brandade, purée de chair de morue, émulsionnée d’huile d’olive,<br />

est une spécialité du Languedoc et de Provence ; de brander, remuer<br />

en provençal.<br />

169


espagnol albóndigas (de l’arabe bunduq, noisettes et boulettes<br />

de viande), italien polpette, les kebab infini<strong>ment</strong><br />

variés au Maghreb, falafel au Moyen-Orient, kefte turcs et<br />

grecs ; des Balkans, ces dernières entrèrent dans les cuisines<br />

d’Europe centrale. Elles sont un mets très courant,<br />

peu onéreux et permettant de nourrir une grande famille.<br />

Farcir est une technique égale<strong>ment</strong> très ancienne et<br />

commune <strong>à</strong> toute la Méditerranée 5. Cela suppose de<br />

piler les ingrédients dans un mortier, ce qui met en évidence<br />

la complé<strong>ment</strong>arité mortier-farce. C’est fourrer<br />

un légume ou un récipient type boyau d’ingrédients<br />

mis en pâte. On farcit les poissons en Corse et ailleurs,<br />

le chou en Provence avec la viande de porc et en Turquie<br />

avec la viande d’agneau, comme le farçum de Nice<br />

et les nombreux légumes en Italie, Espagne, Grèce,<br />

Turquie ; ce sont champignon, courge, aubergine, artichaut,<br />

courgette, oignon, tomate, poivron ; <strong>à</strong> Nice, les<br />

“petits farcis” accompagnent la socca de pois chiches.<br />

Les muhshiya for<strong>ment</strong>, au Liban et en Palestine, une<br />

grande variété de plats où la farce est <strong>à</strong> base de viande<br />

hachée, de riz et d’épices (Farah, 69).<br />

Le turc connaît trois termes selon la forme physique du<br />

légume ; dolma désigne le légume (aubergine, courgette,<br />

tomate, poivrons, courge, etc.) ou le fruit (coing, etc.)<br />

qui, vidé, contient la farce de viande ou légume ; oturtma<br />

désigne le légume qui, vidé, ne perd pas sa forme <strong>à</strong> la<br />

cuisson (tels l’aubergine, la pomme de terre, l’artichaut,<br />

etc.), alors que sarma est une farce enveloppée<br />

dans une feuille de vigne ou de blette (Halici, 83, 88).<br />

Ces préparations sont aussi <strong>à</strong> la base des innombrables<br />

charcuteries – avec viande de porc du côté chrétien,<br />

viande de mouton du côté musulman –, sans oublier les<br />

5. Inconnue en Europe du Nord, <strong>elle</strong> a été importée en Allemagne<br />

depuis l’Autriche et l’Italie.<br />

170


multiples tourtes empanadas espagnoles, calzones italiens,<br />

samosas du Moyen-Orient ou bien encore la tourte de<br />

blette niçoise fourrée de jeunes feuilles de blettes, de<br />

pignons, de raisins secs et que parfume discrète<strong>ment</strong> la<br />

cann<strong>elle</strong>.<br />

Les salades sont un élé<strong>ment</strong> distinctif de ces cuisines<br />

6. On les fait avec des légumes et des feuilles crues<br />

en grande partie assaisonnées de sel, huile et vinaigre<br />

ou citron. Raffraîchissantes, <strong>elle</strong>s sont présentes sur la<br />

table en début de repas ou accompagnant le plat principal.<br />

Mais <strong>elle</strong>s n’ont pas toujours désigné ce qu’<strong>elle</strong>s<br />

sont aujourd’hui ; chez les Latins, <strong>elle</strong>s étaient des préparations<br />

au sel et non un plat.<br />

Les nombreuses salades proviennent de deux genres<br />

différents. Du genre Lactuca, les laitues avec les variétés<br />

romaine, feuille de chêne et les petites laitues italiennes<br />

qui ne pom<strong>ment</strong> pas mais qui se coupent comme les<br />

épinards et dont les feuilles repoussent. Le genre Cicorium,<br />

la chicorée, a donné les scaroles, les frisées que<br />

l’on mange souvent cuites. La roquette (Eruca vesicaria,<br />

it. rucchetta, niçois riquetta, cat. ruca, arag. ruqueta,<br />

esp. oruga), de la même famille que le chou, possède,<br />

comme lui, le piquant et les vertus stimulantes.<br />

Aux concombres, tomates et poivrons, considérés<br />

comme indigestes, on fait subir une préparation. Pour<br />

6. Le mot salade fait partie, dans les langues romanes, d’un ensemble<br />

de termes dont l’origine est le sel, latin sal, l’ingrédient principal :<br />

sauce, it., esp., port. salsa (le port. désigne aussi le persil), saucisse,<br />

it. salsiccia, esp., port. salchicha, saupoudrer, esp. salpicar, et probable<strong>ment</strong><br />

salive, saliva, etc. Le français “salade” est un emprunt de<br />

l’occitan au catalan ensalada aux XII e-XIII e siècles ; dans le nord de la<br />

France il apparaît <strong>à</strong> la Renaissance. L’arabe, quant <strong>à</strong> lui, possède le<br />

terme salatâ ; c’est un emprunt fait au XVIII e siècle <strong>à</strong> l’italien (gênois<br />

ou vénitien) ; mais s’il n’en possédait pas le terme, les préparations<br />

étaient cependant bien connues.<br />

171


leur ôter leur amertume, on coupe les concombres en<br />

tranches fines avant de les saler. Aux tomates on enlève<br />

la peau et les graines ; le poivron est grillé pour pouvoir<br />

enlever sa peau et ses graines avant d’être frit.<br />

En Afrique du Nord, on mange toutes sortes de salatâ<br />

qui rafraîchissent, font oublier la graisse du plat précédent<br />

et ouvrent l’appétit pour le tâjin qui suit : salade<br />

de radis sucrée avec une orange en morceaux, du jus de<br />

citron et une pincée de sel, ou salade d’orange coupée<br />

en gros morceaux arrosés d’eau de fleurs d’oranger et<br />

d’une légère pincée de cann<strong>elle</strong>, etc. En hiver, le citron<br />

se substitue au vinaigre (Guinaudeau, sd, 52).<br />

Feuilleter la pâte est une technique persane diffusée<br />

par les Turcs auxquels l’Europe centrale (notam<strong>ment</strong><br />

l’Autriche) l’emprunta. C’est peut-être l<strong>à</strong> l’origine de<br />

nos croissants. Elle est <strong>à</strong> la base de préparations très<br />

raffinées salées ou sucrées, fourrées ou non, type sambûsak<br />

(terme persan), baqlâwa (terme turc), etc. Rabelais<br />

semble être un des premiers <strong>à</strong> l’attester en français dans<br />

son Pantagruel (IV, 59) où il énumère les grands pastés :<br />

“… guasteaux, feuilletés… beingnets… macarons”, etc.<br />

LES TECHNIQUES <strong>DE</strong> CUISSON<br />

Qu’<strong>elle</strong>s soient lentes ou rapides, les diverses cuissons<br />

doivent toujours bien cuire les ali<strong>ment</strong>s, notam<strong>ment</strong> la<br />

viande que l’on ne consomme jamais saignante, qu’on<br />

la grille ou la rôtisse 7. Dans les sociétés arabes, où l’on<br />

mange avec les doigts, l’idéal est d’obtenir des mets<br />

7. Manger la viande saignante est une mode qui s’est implantée au<br />

XVIII e siècle dans la France du Nord et principale<strong>ment</strong> <strong>à</strong> Paris, empruntée<br />

aux Anglais avec leur fameux rostbeef.<br />

172


parfaite<strong>ment</strong> cuits pour que les morceaux se détachent<br />

facile<strong>ment</strong>. N’oublions pas que jusqu’au XVII e siècle,<br />

même si la cuillère existait, nous aussi (avec les Italiens,<br />

Espagnols, Portugais) mangions avec nos doigts. Une<br />

double cuisson est pour cela souvent pratiquée, et l’on<br />

frit avant de mijoter. On peut aussi, après cuisson <strong>à</strong><br />

l’eau, <strong>faire</strong> frire. Ces doubles cuissons étaient déj<strong>à</strong> le<br />

cas le plus fréquent dans les cuisines princières médiévales<br />

arabes.<br />

Bouillir est la pratique de base des préparations traditionn<strong>elle</strong>s,<br />

c’est c<strong>elle</strong> du quotidien, c’est aussi c<strong>elle</strong><br />

des femmes. Elle s’oppose en tout au non-bouilli, friture,<br />

grillade, rôti, qui sera la cuisine des fêtes, de l’exceptionnel<br />

et qui sera souvent c<strong>elle</strong> des hommes. Autre<br />

opposition, le bouilli se prépare <strong>à</strong> l’intérieur, traditionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

dans le chaudron pendu <strong>à</strong> l’âtre, ou la cocotte,<br />

alors que les grillades, rôtis, fritures se passent au grand<br />

air ; ce sont aussi la cuisine des bergers.<br />

Bouillir permet d’obtenir un plat complet qui réunit<br />

le bouillon et le solide, viande ou poisson, graisse et<br />

légumes, tels le cocido castillan, notre pot-au-feu ou la<br />

marqa arabe. Par ailleurs le bouillon est un élé<strong>ment</strong><br />

fonda<strong>ment</strong>al dans ces cuisines ; il constitue le fond de<br />

sauce, arrose les tranches de pain, propre<strong>ment</strong> les soupes,<br />

sopas en Italie, Corse, Provence, Espagne, Portugal,<br />

terme qui correspond <strong>à</strong> fatta arabe ; il forme partout le<br />

liquide de cuisson des pâtes, du riz (t<strong>elle</strong> la paella de<br />

Valence), des haricots. Ce bouillon, qui recueille le<br />

meilleur des produits, est, <strong>à</strong> ce titre, considéré comme la<br />

préparation la plus riche et réconfortante ; il est partout<br />

le premier ali<strong>ment</strong> de l’accouchée (Aubaile-Sallenave,<br />

<strong>à</strong> paraître).<br />

Les potages de légumes agré<strong>ment</strong>és parfois d’un<br />

peu de viande furent longtemps la base des repas du<br />

173


Méditerranéen. Ce sont la chûrba turque au Moyen-<br />

Orient et au Maghreb, les minestre, minestrone italiens et<br />

potages espagnols.<br />

Les bouillies <strong>à</strong> base de céréales, plus ou moins solides,<br />

sont certaine<strong>ment</strong> parmi les plus anciennes préparations<br />

des agriculteurs méditerranéens ; la polenta qui désigne,<br />

en Italie du Nord, depuis le XVII e siècle, la bouillie de<br />

maïs est une préparation connue égale<strong>ment</strong> dans les<br />

Balkans et en Anatolie ; c’est la mamaliga roumaine.<br />

Le monde arabo-musulman connaît encore de nombreuses<br />

bouillies.<br />

Mijoter permet d’obtenir la sauce, qui est la quintessence<br />

des produits qui ont rendu le meilleur d’eux-mêmes<br />

– légumes, aromates, parfois petits bouts de viande. Elle<br />

est l’élé<strong>ment</strong> fonda<strong>ment</strong>al qui “mouille” et assaisonne<br />

le féculent de base, pain, pâtes, couscous, etc. Les matières<br />

grasses y entrent parfois large<strong>ment</strong>, huile, beurre ou graisse<br />

animale et la tomate en est partout devenue le premier<br />

ingrédient 8.<br />

Rôtir ou griller ne donne pas de sauce mais la viande<br />

ou le poisson sont souvent enduits de graisse ou d’huile<br />

aromatisée. Cette pratique était, dans l’Antiquité moyenorientale,<br />

grecque et romaine, liée <strong>à</strong> la cuisine du sacrifice<br />

et réalisée dans un temple. Encore aujourd’hui, chez les<br />

musulmans où tout animal tué est “sacrifié” selon des<br />

règles précises, le mouton de l’‘îd el-kebîr commémore le<br />

sacrifice d’Abraham ; les hommes grillent les abats, cœur,<br />

poumons, foie, le reste étant bouilli par les femmes.<br />

Les brochettes sont des ustensiles du Moyen-Orient<br />

et de l’Inde qui nous furent apportés par les Arabes, et<br />

ont été tardive<strong>ment</strong> diffusés dans l’ouest et le nord de<br />

la Méditerranée.<br />

8. Salsa désigne dans les Balkans et en Turquie la sauce tomate.<br />

174


Griller les grains, pour les moudre en farine, nous<br />

renvoie <strong>à</strong> la plus haute Antiquité. C’est cependant une<br />

pratique courante au Moyen-Orient et en Afrique du<br />

Nord, souvent réservée <strong>à</strong> des plats rituels t<strong>elle</strong> zammîta<br />

ou rouîna au Maroc. Ces grains grillés for<strong>ment</strong> aussi<br />

les qalya arabes, mets très appréciés pour leurs qualités<br />

organoleptiques. Partout, <strong>à</strong> chaque mo<strong>ment</strong> de la journée,<br />

dans la rue, chez soi, on grignote pois chiches, noisettes,<br />

amandes, fèves, graines de sésame, graines de<br />

courge, graines de tournesol grillés que sont les pipas<br />

espagnoles. Prosper Alpin, au XVI e siècle, notait qu’en<br />

Egypte “tous mangent avec grand plaisir les amandes<br />

de toutes sortes”. Ce sont exacte<strong>ment</strong> les tragemata,<br />

“friandises” des anciens Grecs.<br />

Frire semble une technique typique<strong>ment</strong> méditerranéenne.<br />

Elle est cependant loin d’être omniprésente si<br />

ce n’est en technique douce où ses qualités organoleptiques<br />

en font la base de toutes les sauces et ragoûts. Il<br />

semble que ce soient les Arabes qui aient développé<br />

cette technique. En cuisson “forte”, <strong>elle</strong> fournit partout<br />

les beignets de fête.<br />

La matière grasse utilisée est de préférence l’huile<br />

d’olive mais aussi toute graisse animale, saindoux, graisse<br />

de bœuf, graisse de queue de mouton ou beurre fondu<br />

dans les pays musulmans. Ces matières sont aujourd’hui<br />

concurrencées par l’huile de tournesol et la margarine,<br />

plus économiques. Graisses et huiles sont toujours<br />

aromatisées avant de frire poissons et crustacés, poulets,<br />

abats mais aussi les légumes, les pâtes, le riz en Espagne<br />

comme en Toscane avant de cuire dans le bouillon le<br />

pilaf (García, II, 98, Artusi sv risotto). Mais on n’aromatise<br />

jamais l’huile, semble-t-il, pour les beignets sucrés.<br />

C’est une pratique de plein air. Ceux qui vivaient et<br />

travaillaient au grand air, comme les bergers, faisaient<br />

175


frire leur repas : les migas del pastor varient selon<br />

qu’<strong>elle</strong>s sont de la Manche, d’Estrémadure, de l’Algarve.<br />

Voici les ingrédients de miques populaires au<br />

XVIII e siècle <strong>à</strong> Valence : pains en petits morceaux, huile<br />

ou suif 9, ail et poivron (Ros, 1764). On re<strong>cherche</strong> souvent<br />

un bois parfumé comme le citronnier pour la<br />

paella de Valence.<br />

Les fritures sont associées <strong>à</strong> toutes les fêtes sociales<br />

et religieuses, en particulier des pèlerinages (romerías<br />

espagnoles, visites <strong>à</strong> la zaouia ou <strong>à</strong> la koubba et<br />

nzâha, pique-nique en Afrique du Nord), où l’on passe<br />

la journée dehors. A Carnaval, les beignets 10 sont rois,<br />

t<strong>elle</strong>s les oreillettes du Languedoc, frit<strong>elle</strong> italiens,<br />

bugnes du Midi, fritos, buños, churros espagnols ; ce<br />

sont aussi les shbâkiyyâ de ramadan, les sfenj, les zalâbiyâ,<br />

‘ûma 11, zunkalâ (Bocthor, 1882). L’une de ces<br />

fritures fit un grand voyage ; les sambûsak, d’origine<br />

persane, furent répandues par les Arabes en Méditerranée,<br />

puis emportées par les Espagnols en Amérique<br />

latine où les samosas sont une ré<strong>elle</strong> préparation nationale<br />

mexicaine. Elles sont aussi très appréciées dans<br />

tout l’océan Indien.<br />

Les fritures sont souvent une production de commerçant<br />

spécialisé : les friterías abondent toujours en<br />

Andalousie côtière <strong>à</strong> qui l’on préfère acheter plutôt que<br />

frire chez soi poissons, crustacés et mollusques. Le<br />

9. Esp. Sebo signifie graisse solide et dure tirée d’un animal herbivore<br />

(bœuf ou mouton).<br />

10. De l’anc. fr. buignet (1325), bignet (1314). Les termes bignet, beignet,<br />

cat. bunyol et cast. buñuelo viennent de bony “bosse, protubérance”,<br />

terme d’origine mal connue, sûre<strong>ment</strong> préromane (Corominas<br />

et Pascual, 1984-92). Le cat. bunyol a fourni le sarde bugnolu.<br />

11. Sfenj est lié <strong>à</strong> l’espagnol esponja “éponge”. Cf. ‘awwâma “flotteur,<br />

bouée”.<br />

176


churrero s’installe le matin au coin de toutes les rues<br />

d’Espagne 12.<br />

LES PRINCIPAUX ALIMENTS<br />

On sait que le repas se compose générale<strong>ment</strong> de l’ali<strong>ment</strong><br />

de base qui est la source de glucides auquel est<br />

associé l’élé<strong>ment</strong> qualitatif du repas qui en forme<br />

l’accompagne<strong>ment</strong>. En Méditerranée, l’ali<strong>ment</strong> de base<br />

est fourni par les céréales et des légumineuses, mais il est<br />

aussi une marque cultur<strong>elle</strong> et distinctive : schématique<strong>ment</strong><br />

parlant, ce sont, en Italie, les pâtes, le riz, le maïs ;<br />

en Espagne, les pois chiches, le riz, les pâtes ; en Corse,<br />

les haricots, les châtaignes ; en France, le pain de fro<strong>ment</strong><br />

et les pommes de terre ; au Portugal, les pommes<br />

de terre, les pains de seigle et de maïs, en Afrique du<br />

Nord, couscous de blé dur et pain d’orge, au Moyen-<br />

Orient, riz, blé, orge, en Egypte riz, fro<strong>ment</strong>, en Anatolie,<br />

le maïs.<br />

Pains, pâtes, couscous sont les trois grandes préparations<br />

glucidiques méditerranéennes. Les féculents sont<br />

nombreux, blé dur pour les pâtes et le couscous, fro<strong>ment</strong><br />

pour le pain levé et la pizza d’Italie du Sud, orge pour les<br />

galettes, pois chiches du cocido espagnol, de la socca et<br />

des panisses niçois, fèves, petits pois, haricots <strong>à</strong> œil qui<br />

furent la base du cassoulet occitan, etc. Mais les variétés<br />

de haricots américains, le maïs et la pomme de terre remplacèrent<br />

vite les petites légumineuses indigènes, jarosse,<br />

vesce, millet.<br />

12. Les fish and chips du nord de l’Europe, les “beignets” et “frites”<br />

de foire sont apparus <strong>à</strong> la fin du XIX e siècle quand sont arrivées les<br />

huiles et les graisses bon marché <strong>à</strong> base de coco et arachide des<br />

colonies.<br />

177


Les légumes verts sont un des traits les plus typiques<br />

de ces cuisines. Ils abondent en variété, ce qui explique<br />

qu’<strong>à</strong> l’inverse des langues anglo-saxonnes toutes les<br />

langues romanes, italien, espagnol, portugais, excepté le<br />

français, mais aussi le turc et l’arabe, distinguent par des<br />

mots différents les légumes verts des légumes féculents.<br />

Les légumes verts font partie d’un plat complet et sont<br />

associés <strong>à</strong> la charcuterie ou au fromage. Il en existait<br />

déj<strong>à</strong> une grande variété avant l’arrivée des légumes américains<br />

: artichauts, asperges, aubergines, brocolis, choux,<br />

choux-fleurs (d’origine nabatéenne), bettes, épinards,<br />

céleri, oignons, poireaux, fèves, courges, potirons 13,<br />

fenouil, haricots verts (cosses), etc. On aime mêler ces<br />

légumes, ainsi naissent la ratatouille provençale, le pisto<br />

espagnol ou la ciambotta de Calabre.<br />

En outre, la Méditerranée reste très riche en plantes<br />

sauvages ali<strong>ment</strong>aires et condi<strong>ment</strong>aires qui font toujours<br />

l’objet d’une cueillette saisonnière : asperges trigueras,<br />

poireaux de vigne en Provence, en Andalousie,<br />

en Sicile, oignons en Grèce, artichauts tagarninas en<br />

Afrique du Nord, Sicile, l’une des herbes amères de<br />

la Pâque des Juifs 14, et toutes sortes de feuilles <strong>à</strong> cuire <strong>à</strong> la<br />

façon des épinards ou pour épaissir et rehausser la saveur<br />

de la soupe, etc. Les champignons sont une cueillette<br />

automnale, lactaires délicieux dans le Levant espagnol,<br />

en Corse, en Toscane, dans le Piémont, truffes blanches<br />

en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Aux produits<br />

de cueillette végétale s’ajoute partout le ramassage<br />

13. Potiron “gros champignon”, le mot viendrait du syriaque<br />

pâtûrtâ “morille” par l’intermédiaire des médecins arabes (?) (Dict.<br />

étym. de Dauzat et al.)<br />

14. L’espagnol tagarnina est emprunté au berbère guernîn<br />

(Aubaile-Sallenave, 1984, 251-252).<br />

178


des escargots, moros y cristianos de Valence, babûsh du<br />

Maghreb, etc.<br />

Les fruits mangés crus et en quantité sont encore un<br />

trait bien spécifique. La nature les a répartis sur une<br />

bonne moitié de l’année et la conservation les rend disponibles<br />

pour le reste de l’année. Ils accompagnent les<br />

viandes et sont égale<strong>ment</strong> condi<strong>ment</strong>aires. Ce goût pour<br />

les ali<strong>ment</strong>s crus est spécifique car ailleurs, comme en<br />

Afrique noire par exemple, manger des fruits est le fait<br />

des enfants, non des adultes.<br />

Quant aux condi<strong>ment</strong>s, la Méditerranée les produit<br />

en abondance avec les arômes les plus variés. L’ail, parfumé<br />

et piquant, est, de loin, celui qui est le plus utilisé.<br />

La trilogie ail, oignon, persil, assaisonne de nombreux<br />

plats sur tout le pourtour de la Méditerrannée, mais<br />

surtout le duo ail-persil règne en maître. Sont aussi des<br />

condi<strong>ment</strong>s importants les carottes, diverses variétés de<br />

poivrons, céleri, fenouil, basilic, thym, romarin, sauge,<br />

<strong>ment</strong>he et cala<strong>ment</strong> (en Corse et en Calabre), olives,<br />

câpres, laurier, sumac, feuilles d’oranger, etc., chacun<br />

possédant un arôme et une saveur bien particuliers qui<br />

les font associer <strong>à</strong> des ali<strong>ment</strong>s préférentiels.<br />

De cet ensemble se détache un arôme que l’on peut<br />

qualifier de pan-méditerranéen ; c’est l’anis que fournissent<br />

plusieurs plantes (fenouil, aneth, anis vert Pimpinella<br />

anisum, estragon) et qui aromatise les petits<br />

gâteaux secs mais aussi les nombreuses eaux-de-vie : la<br />

mâhia, alcool de figues que faisaient les Juifs du Maroc,<br />

la bûkha des Juifs d’Algérie et de Tunisie, alcool de dattes<br />

et de fenouil, l’anisette de Provence, le pastis de Marseille,<br />

la manzanilla espagnole, l’aguardiente de figues<br />

ou d’arbousier de l’Algarve, enfin l’arak ou rak des<br />

Turcs et des Grecs, etc., tous ces alcools dégagent un<br />

fort parfum d’anis qu’affectionne tout particulière<strong>ment</strong><br />

179


le Méditerranéen. C’est aussi l’anis qui parfume les<br />

châtaignes cuites <strong>à</strong> l’eau au Portugal ou les figues sèches<br />

<strong>à</strong> Nice et en Italie du Nord.<br />

Quant aux épices, mis <strong>à</strong> part le poivre bien évidem<strong>ment</strong>,<br />

<strong>elle</strong>s sont beaucoup moins présentes que les<br />

condi<strong>ment</strong>s. Leur variété, les quantités, les associations<br />

sont loin d’être semblables dans toutes les cuisines ; ils sont<br />

en conséquence d’exc<strong>elle</strong>nts marqueurs identitaires et<br />

constituent souvent une barrière cultur<strong>elle</strong>. Leur présence<br />

est notable dans les pays de culture arabo-musulmane,<br />

Afrique du Nord, Egypte, Moyen-Orient ou longtemps<br />

occupés par les musulmans : Andalousie, Algarve, Levant<br />

espagnol. C’est la noix muscade, le clou de girofle, le<br />

cumin, la coriandre associés aux viandes et aux légumes.<br />

La cann<strong>elle</strong> est, de préférence, associée au sucré au nord<br />

de la Méditerranée alors qu’<strong>elle</strong> aromatise les viandes<br />

au sud et <strong>à</strong> l’est de la Méditerranée.<br />

Condi<strong>ment</strong>s et épices mènent <strong>à</strong> reconnaître les saveurs<br />

les plus appréciées. C’est tout d’abord l’acide qui est<br />

froid et pour cela préféré pendant la saison chaude<br />

(notam<strong>ment</strong> avec les nombreux légumes préparés au<br />

vinaigre et les laits aigres), puis vient l’aigre-doux qui<br />

est une saveur appréciée en hiver, le sucré-salé (comme,<br />

<strong>à</strong> Séville, la torta de aceite aromatisée <strong>à</strong> l’anis), l’amer<br />

et même le piquant qui, bien que n’étant pas <strong>à</strong> propre<strong>ment</strong><br />

parler une saveur, tient sa place ici. Dans ce<br />

domaine, il faut noter une certaine instabilité ; les goûts<br />

évoluent et changent. Le safran, dominant dans les cuisines<br />

princières de Castille aux XVI e-XVII e siècles, a<br />

quasi<strong>ment</strong> disparu de cette cuisine, de même, le piquant<br />

y est devenu totale<strong>ment</strong> inconnu alors qu’il reste très<br />

apprécié dans certaines régions d’Espagne comme le<br />

haut Aragon (Rioja). L<strong>à</strong> encore, il faut une analyse précise<br />

dans le temps et l’espace. Il est aussi une association<br />

180


singulière mais générale : le Méditerranéen aime associer<br />

le fromage au miel. Au fameux marché de Valence,<br />

le même marchand vend les deux produits. Dans l’est de<br />

l’Anatolie, <strong>à</strong> Van, mirtoga est une sorte de galette servie<br />

chaude, arrosée de miel et mangée avec un fromage<br />

parfumé aux herbes et préparé en jarres (Halici, 43).<br />

CONCLUSION<br />

Malgré la diversité des régions, des reliefs, des cultures,<br />

des religions, des langues, nous pouvons parler de cuisine<br />

ou plutôt de cuisines méditerranéennes, le pluriel étant<br />

appliqué aux multiples recettes et le singulier rendant<br />

compte de tout ce qu’<strong>elle</strong>s ont en commun. Cette communauté<br />

s’exprime dans la pluralité des techniques, savoir<strong>faire</strong><br />

et modes de préparation, mais aussi dans les<br />

savoirs diététiques et les croyances. La re<strong>cherche</strong> de la<br />

variété des saveurs, re<strong>cherche</strong> qui s’est manifestée déj<strong>à</strong><br />

avec les farines grillées du néolithique, s’est poursuivie<br />

grâce <strong>à</strong> la richesse végétale du milieu <strong>à</strong> laqu<strong>elle</strong> se sont<br />

ajoutés les nouv<strong>elle</strong>s plantes, légumes, aromates, fruits<br />

apportés par les commerçants et les conquérants. Cette<br />

curiosité pour les saveurs et les goûts nuancés se perçoit<br />

dans les marinades et onctions aromatiques des<br />

viandes ou poissons, dans la friture et l’huile de friture<br />

<strong>elle</strong>-même aromatisée, dans les ragoûts, dans l’appréciation<br />

du bouillon et des sauces variées, enfin dans les<br />

salades. Cette re<strong>cherche</strong> se note égale<strong>ment</strong> dans le fait<br />

de farcir légumes ou pâtes, de hacher menu tous les<br />

produits et les condi<strong>ment</strong>s pour qu’ils rendent mieux<br />

leur saveur, de piler pour les mêmes raisons, d’entrelarder<br />

la viande, le poisson, le pain.<br />

Les nombreuses influences cultur<strong>elle</strong>s communes <strong>à</strong> de<br />

grandes parties du bassin méditerranéen (phénicienne,<br />

181


grecque, romaine, byzantine, arabo-musulmane, juive,<br />

italienne, turque), la variété des techniques et l’appréciation<br />

de saveurs multiples sont des facteurs facilitant<br />

l’emprunt, permettant l’adaptation <strong>à</strong> de nouveaux produits<br />

et ouvrant <strong>à</strong> la création de nouv<strong>elle</strong>s recettes.<br />

C’est ainsi que les fritures, les pâtisseries, les pâtes feuilletées,<br />

les brochettes du monde arabo-musulman furent<br />

adoptées par tous. C’est ainsi que, plus tard, les légumes<br />

américains, tomates et pi<strong>ment</strong>s, furent non seule<strong>ment</strong><br />

adoptés mais transformés par les jardiniers espagnols,<br />

italiens et hongrois pour le plus grand bien de saveurs<br />

et de recettes nouv<strong>elle</strong>s.<br />

Autre caractère, on aime le mélange des saveurs, ce<br />

qui amène au mélange des produits dans une même préparation<br />

; on mélange les viandes, et l’on associe souvent<br />

viande et poisson et bien évidem<strong>ment</strong> les légumes et les<br />

condi<strong>ment</strong>s. Cet amour des mélanges différencie nette<strong>ment</strong><br />

ces cuisines de la cuisine classique française où<br />

l’on ne connaît guère que la jardinière de légumes et la<br />

salade russe mis <strong>à</strong> part le pot-au-feu, mais celui-ci est<br />

un plat paysan.<br />

Par ailleurs, tout montre que le Méditerranéen, malgré<br />

une sobriété souvent forcée, sait apprécier autant la<br />

variété des saveurs que c<strong>elle</strong> des odeurs et des couleurs.<br />

L’esthétique est une composante importante de ces cuisines<br />

: esthétique visu<strong>elle</strong> avec le persil qui orne de son<br />

vert profond presque tous les poissons frits. Qui n’a<br />

remarqué avec un grand plaisir le picadillo andalou,<br />

plat froid fait de tomate rouge, d’œuf jaune et blanc, de<br />

poivron vert, d’olives noires ?<br />

Chacun de ces traits, chacune de ces techniques, chacun<br />

de ces produits n’est bien évidem<strong>ment</strong> ni exclusif<br />

ni spécifique des cuisines méditerranéennes ; chacun<br />

peut se rencontrer dans d’autres cuisines. Mais le fait<br />

182


de se trouver ensemble, de se conjuguer et de former<br />

une harmonie spécifique est ce qui constitue, <strong>à</strong> mon<br />

sens, le caractère propre des cuisines méditerranéennes.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

ALONSO J. C., La cocina de Sevilla en su salsa, Algaida,<br />

Séville, 1988.<br />

APICIUS (I er s.), L’Art culinaire, éd. J. André, Les B<strong>elle</strong>s<br />

Lettres, Paris, 1974.<br />

ARTUSI, P. (c. 1896), La scienza in cucina e l’arte di mangiar<br />

bene, Rome, 1986.<br />

AUBAILE-SALLENAVE F., “L’agriculture musulmane aux premiers<br />

temps de la Conquête : apports et emprunts”, JATBA,<br />

XXXI : 245-256. Museum, Paris 1984.<br />

AUBAILE-SALLENAVE F., “Safran de joie, safran interdit. Une<br />

étude sociale et religieuse chez les musulmans”, in La Ciencia<br />

en la España medieval, L. Ferré, M.J. Cano, eds., Centro de<br />

Estudios Semíticos, Grenade, 1992, p. 124-147.<br />

AUBAILE-SALLENAVE F., “Al-kishk, the past and present of a<br />

complex culinary practice”, in S. Zubaida & R. Tapper, eds.<br />

Culinary Cultures of the Middle East, Londres, New York.<br />

I. B. Tauris, 1994, p. 105-139.<br />

AUBAILE-SALLENAVE F., “Parfums, épices et condi<strong>ment</strong>s dans<br />

l’ali<strong>ment</strong>ation arabe médiévale. Conception et intégration dans<br />

le système diététique”, in M. Marín et D. Waines, eds, Food and<br />

Society in Islamic Culture, CSIC, Madrid, 1994, p. 217-249.<br />

AUBAILE-SALLENAVE F., “La Méditerranée, une cuisine, des<br />

cuisines” a été publiée dans Information sur les sciences<br />

sociales, SAGE, Londres, Thousand Oaks et New Delhi, 35, 1,<br />

1996, p.139-194.<br />

BOCTHOR E., Dictionnaire français-arabe, Firmin-Didot,<br />

Paris, 1882.<br />

183


COSTANTINI S., Gastronomie corse et ses recettes, U Muntese,<br />

Bastia, 1968.<br />

DAVID E., A Book of Mediterranean Food, Dorling Kindersley,<br />

Londres, 1988 (1 re éd. 1950).<br />

FARAH M., Lebanese Cuisine, Portland, Oregon, 1990 (1 re éd.<br />

1972).<br />

GARCÍA G. éd., El Libro de oro de la cocina española, 2 vol.,<br />

Oviedo, 1972.<br />

GOBERT E. G. “Usages et rites ali<strong>ment</strong>aires des Tunisiens.<br />

Leur aspect domestique, physiologique et social”, in<br />

Annuaire de l’Institut Pasteur, 29, Tunis, 1940.<br />

GUINAU<strong>DE</strong>AU Z., Fes, Traditional Maroccan cooking, Guinaudeau<br />

éd., Rabat, sd.<br />

HALICI N., Turkish Cookbook, Dorling Kindersley, Londres,<br />

1989.<br />

MEDICI STUCCHI L. de, Cuisines de la Méditerranée, Flammarion,<br />

Paris, 1988.<br />

ROS C., Diccionario valenciano-castellano, Benito Monfort,<br />

Valence, 1764.<br />

SHANÛRAH A., Atbâqun shahyyah, Beyrouth, sd.<br />

TETI V., Il pane, la beffa e la festa, Guaraldi, Florence, 1976.<br />

ZAFFINA G., Le ricette della cucina mia. Cucina calabrese, El<br />

Ricio, Florence,1981.


TROISIÈME PARTIE


ALAIN LÉVY<br />

DIASPORA,ALIMENTATION<br />

L’enquête sur laqu<strong>elle</strong> se fonde cette communication se<br />

proposait de décrire le chemine<strong>ment</strong>, du début du siècle <strong>à</strong><br />

nos jours, d’une famille originaire d’Alexandrie. Cette<br />

monographie, qui montre des Juifs “traditionnels” arabophones<br />

se transformer progressive<strong>ment</strong> en Européens<br />

modernistes et laïques, s’attache aux caractères usu<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

considérés comme significatifs, par lesquels s’exprime<br />

une culture dans sa pérennité et son évolution :<br />

langage, habitat, vête<strong>ment</strong>, croyances, mœurs, etc. On<br />

évoquera ici ceux qui ont trait <strong>à</strong> l’ali<strong>ment</strong>ation, plus précisé<strong>ment</strong><br />

<strong>à</strong> l’acte de s’ali<strong>ment</strong>er dans certaines de ses<br />

implications révélatrices, ou illustratives, des translations<br />

d’une “civilisation” dont on souhaite s’affranchir vers<br />

une autre que l’on découvre plus attractive et dont on<br />

s’efforce d’adopter les formes et les valeurs dans l’espoir<br />

de s’y intégrer. Une “déculturation” et une “acculturation”<br />

corrélatives, volontaires, sans violence, que favorisait<br />

un environne<strong>ment</strong> tout de souplesse et de tolérance.<br />

Lorsque l’on évoque Alexandrie, on pense <strong>à</strong> Laurence<br />

Durrell et <strong>à</strong> son célèbre Quatuor 1, éventu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> <strong>à</strong><br />

1. Laurence G. Durrell, Le Quatuor d’Alexandrie, Buchet-Chastel,<br />

Paris, 1991.<br />

187


Forster 2. Sans doute peut-on penser aussi <strong>à</strong> l’image<br />

d’un Levant cosmopolite et mercantile et <strong>à</strong> une certaine<br />

douceur de vivre. On ne pense pas “cuisine” ni<br />

gastronomie. De ce point de vue, le Proche-Orient, c’est<br />

le Liban, la Turquie ou la Grèce. Il n’y a d’ailleurs pas,<br />

ou très peu, de restaurants égyptiens <strong>à</strong> Paris, par exemple,<br />

où pourtant abonde l’offre de nourritures exotiques.<br />

L’Egypte pour tout un chacun c’est les temples, les<br />

pyramides, peut-être le canal de Suez et Nasser…<br />

Qui connaît et fréquente depuis longtemps des Egyptiens<br />

et des Alexandrins, ou même simple<strong>ment</strong> des<br />

Européens ayant séjourné longue<strong>ment</strong> en Egypte, en<br />

reste un peu étonné car, outre le fait que ce chapitre<br />

occupe une place éminente dans leurs souvenirs, ils<br />

y affir<strong>ment</strong> une spécificité en faveur de laqu<strong>elle</strong> se prononcent<br />

toujours leurs comparaisons avec d’autres pays<br />

du Levant. En revanche, dès lors que l’on s’avise de<br />

les interroger plus précisé<strong>ment</strong>, on mesure <strong>à</strong> quel point<br />

leur “cuisine égyptienne” était en fait un régime qui<br />

intégrait bien une “couleur locale” et nombre de mets<br />

du cru comme autant de gourmandises, mais s’orientait<br />

décidé<strong>ment</strong> vers ce que l’on pourrait désigner comme<br />

un “européomorphisme mimétique” issu en outre d’une<br />

représentation de l’Europe plutôt que de l’expérience<br />

ré<strong>elle</strong> de ses usages ali<strong>ment</strong>aires. Bref, il y avait bien<br />

de ce fait une cuisine spécifique d’Alexandrie, de même<br />

que l’on peut dire, sans abus, qu’il y avait une “civilisation”<br />

d’Alexandrie, l’une et l’autre fruits d’une histoire<br />

particulière et originale dont on peut dire quelques<br />

mots.<br />

2. Edward M. Forster, Alexandrie : une histoire et un guide, Quai Voltaire,<br />

Paris, 1990 (1 re édition en 1922 chez Whitehead Morris de<br />

Tower Hill, rééd. 1938, 1960).<br />

188


ALEXANDRIE : CADRE GÉNÉRAL<br />

La ville “moderne”, qui a perduré sous sa forme spécifique<br />

jusqu’en 1956, est née, au fond, d’un artifice<br />

politique.<br />

Lorsque Bonaparte y entre en 1798, Alexandrie<br />

n’existe plus depuis des siècles. A sa place, ou plutôt <strong>à</strong><br />

côté, il trouve un gros bourg de cinq mille habitants,<br />

blotti sur le tombolo de la presqu’île du Pharos, qui n’existait<br />

pas encore dans l’Antiquité ; le Pharos était alors une<br />

île reliée <strong>à</strong> la côte par une digue, l’heptastadion, sur<br />

laqu<strong>elle</strong> se sont accumulées depuis les alluvions. De la<br />

cité des Ptolémée et d’Hypatie il ne reste rien, pas même<br />

des ruines. C’est Mohamed Ali 3, “vice-roi” d’Egypte<br />

<strong>à</strong> partir de 1805 et fondateur de l’Egypte moderne, qui<br />

décide de la ressusciter. Il veut créer un port en eau<br />

profonde pour sa future marine et pour “ouvrir” l’Egypte,<br />

ainsi qu’un lieu susceptible d’attirer des “étrangers”<br />

entreprenants et industrieux. Il pense qu’Alexandrie<br />

réunit les qualités favorables au succès de son projet :<br />

prestige du nom, localisation, situation, etc., et prend<br />

toutes les mesures matéri<strong>elle</strong>s et juridiques nécessaires :<br />

réaménage<strong>ment</strong> du port, construction d’une ville “nouv<strong>elle</strong>”<br />

sur l’emplace<strong>ment</strong> de l’ancienne Alexandrie, liaison<br />

avec l’intérieur du pays et approvisionne<strong>ment</strong> en<br />

eau douce (canal Mahmoudieh), statut plus libéral pour<br />

3. Mohamed Ali naît <strong>à</strong> Cavala en Macédoine, dans la partie occidentale<br />

de l’ancienne Roumélie en 1770 (et non en 1769, année de<br />

naissance de Napoléon, comme il voulait le <strong>faire</strong> croire), d’une famille<br />

de militaires ; son père était agha, responsable de la sécurité de la ville.<br />

Il était lui-même négociant en tabac lorsqu’il fut enrôlé dans l’armée<br />

ottomane et envoyé en Egypte pour combattre les Français. Il s’imposa<br />

rapide<strong>ment</strong> comme chef de la brigade albanaise, dont il se servira<br />

ensuite pour assurer son pouvoir.<br />

189


les étrangers et les non-musulmans. C’est une refondation<br />

et… ça marche.<br />

De tout le bassin de la Méditerranée affluent ceux<br />

qui sont <strong>à</strong> la re<strong>cherche</strong> d’un mieux-être, puis ceux que<br />

le succès des premiers attire. La ville croît rapide<strong>ment</strong> :<br />

100 000 habitants dès 1840, 220 000 en 1882 <strong>à</strong> la<br />

veille de l’occupation anglaise, 400 000 en 1900. Elle<br />

en abritera près d’un million en 1940. On discerne<br />

immédiate<strong>ment</strong> le caractère que lui confère ce processus<br />

: c’est une ville d’immigration dont la croissance,<br />

pour le XIX e siècle au Proche-Orient, est rapide et<br />

ample.<br />

De l<strong>à</strong> procède la nature de son peuple<strong>ment</strong> et de la<br />

“culture” que ses habitants vont devoir inventer, car<br />

<strong>elle</strong> n’est pas une ville égyptienne où des minorités<br />

étrangères seraient accueillies, mais une cité composite<br />

greffée sur l’Egypte. On n’y trouve pas de peuple<strong>ment</strong><br />

préexistant ; aucun groupe ne peut s’y prévaloir d’une<br />

légitimité d’“autochtone”. Il fallut donc mettre en place<br />

les conditions d’une cohabitation entre groupes de nationalités,<br />

de langues, de religions, de mœurs diverses, en<br />

veillant <strong>à</strong> ne permettre qu’aucune prééminence de l’un<br />

d’entre eux ne puisse s’y instituer. Il faut veiller notam<strong>ment</strong><br />

<strong>à</strong> intégrer les immigrants qui ne cessent d’arriver<br />

tout au long de la période considérée (1805-1940) sans<br />

ébranler les équilibres mis en place, alors même qu’en<br />

conséquence les rapports numériques entre les différents<br />

groupes se modifient perpétu<strong>elle</strong><strong>ment</strong>.<br />

La solution adoptée consistera <strong>à</strong> privilégier les<br />

structures communautaires, où chaque groupe va pouvoir<br />

s’organiser de manière autonome avec sa hiérarchie,<br />

ses institutions, sa langue, ses usages, sans pour<br />

autant se refermer sur lui-même, les communautés<br />

étant ainsi les instances régulatrices qui pacifient la<br />

190


cohabitation, intègrent les nouveaux arrivants, gouvernent<br />

la cité.<br />

La hiérarchie y est fondée sur la richesse et la philanthropie<br />

: les plus fortunés sont désignés de facto pour<br />

être en charge du fonctionne<strong>ment</strong> collectif et de la<br />

nécessaire redistribution. Ils le font <strong>à</strong> titre privé, comme<br />

les évergètes des cités grecques de l’Antiquité hellénistique<br />

et en échange, comme eux, se voient gratifier du<br />

pouvoir et du prestige qui distinguent les notables. Ils<br />

vont administrer collégiale<strong>ment</strong> la cité dans le cadre d’une<br />

organisation politique municipale où chaque groupe se<br />

voit représenté équitable<strong>ment</strong>.<br />

Ce système aboutit <strong>à</strong> l’émergence d’une “civilisation”<br />

(au sens propre) où les “cultures” se mêlent sans<br />

se confondre : chacune conserve les attributs qui la<br />

désignent tout en usant de ceux qu’<strong>elle</strong> découvre chez<br />

les autres, parfois en adopte ou/et en adapte certains. Il<br />

en sera ainsi par exemple, de manière spectaculaire,<br />

des langues – il n’y a pas de langue véhiculaire <strong>à</strong> Alexandrie,<br />

chacun y parle la sienne et c<strong>elle</strong>s des autres – et<br />

pour ce qui nous intéresse ici, de l’ali<strong>ment</strong>ation.<br />

PRATIQUES ALIMENTAIRES<br />

De ce point de vue, on doit tenir compte de quelques<br />

traits spécifiques <strong>à</strong> notre objet.<br />

C’est une famille juive dont une branche (patern<strong>elle</strong>)<br />

est originaire de Syrie (Damas) et l’autre du<br />

Maghreb (Maroc, Oranie). Elle recueille donc deux héritages.<br />

Par ailleurs, ses membres font montre, comme<br />

on l’a déj<strong>à</strong> évoqué en introduction, d’une volonté marquée<br />

d’“émancipation”, ce qui s’exprime dans un processus<br />

d’européanisation, étant entendu qu’<strong>à</strong> leurs<br />

191


yeux Europe et modernité sont synonymes et s’opposent<br />

<strong>à</strong> l’obscurantisme de la “tradition”.<br />

Dans leur cas, la “tradition” est juive (bien sûr) et<br />

arabe. A la fin du XIX e siècle, la langue, le vête<strong>ment</strong>,<br />

l’habitat, l’ali<strong>ment</strong>ation sont encore “arabes”. Plusieurs<br />

circonstances, qu’il serait trop long de décrire ici,<br />

concourent alors <strong>à</strong> modifier cet état de chose. Citons<br />

simple<strong>ment</strong> leur volonté d’enrichisse<strong>ment</strong>, des conditions<br />

socio-économiques et politiques favorables, améliorées<br />

encore depuis l’occupation du pays par les Anglais<br />

en 1882. Enfin, la présence et l’action de l’Alliance<br />

israélite univers<strong>elle</strong>, dont le siège est <strong>à</strong> Paris, et c<strong>elle</strong> de<br />

l’Alliance française qui, toutes deux, promeuvent l’alphabétisation<br />

et la langue française. Ces conditions convergent<br />

pour que l’objectif de promotion sociale soit<br />

synonyme d’un procès d’européanisation, qui commence<br />

par l’apprentissage du français et de l’anglais, avant<br />

d’inciter <strong>à</strong> modifier habitat, vête<strong>ment</strong>s et comporte<strong>ment</strong>s.<br />

Les modes ali<strong>ment</strong>aires sont sans doute l’un des traits<br />

culturels que la volonté et le processus d’émancipation<br />

épargnent le plus longtemps <strong>à</strong> cause des habitudes du<br />

“goût” tout d’abord (on “aime” tel plat) et parce que<br />

l’on y discerne mal les spécificités, en dehors des interdits<br />

religieux qui sont de ce fait les premiers <strong>à</strong> disparaître.<br />

En ce qui concerne la famille observée, on aura donc<br />

quatre sources d’inspiration ou d’influence :<br />

– l’environne<strong>ment</strong> égyptien ;<br />

– l’héritage syrien ;<br />

– l’héritage maghrébin ;<br />

– la volonté d’émancipation qui tend <strong>à</strong> promouvoir<br />

en tous domaines les modèles européens.<br />

La base de la nourriture en Egypte est constituée par<br />

le fro<strong>ment</strong> consommé sous forme de pain, pain “arabe”<br />

192


non levé, en larges galettes souples que l’on utilise aussi<br />

comme instru<strong>ment</strong> de table pour porter les autres ali<strong>ment</strong>s<br />

<strong>à</strong> la bouche.<br />

Parmi ceux-ci, l’oignon cru avec du sel (<strong>à</strong> la croque<br />

au sel, comme les radis) est l’accompagne<strong>ment</strong> usuel<br />

du repas de la mi-journée que l’on prend générale<strong>ment</strong><br />

en plein air sur le lieu de travail ou de palabre. C’est en<br />

quelque sorte le déjeuner rapide, facile <strong>à</strong> transporter et<br />

<strong>à</strong> consommer sans autre ustensile qu’une feuille d’arbre<br />

ou un bout de papier où poser le sel. Le soir, chez soi,<br />

les repas chauds plus consistants s’organisent autour de<br />

légumes secs, lentilles et surtout les fèves (foul) que<br />

l’on peut agré<strong>ment</strong>er, lorsqu’on en a les moyens, de<br />

beurre cuit (la samma, dont on se sert aussi pour cuisiner,<br />

même dans les grandes maisons), d’œufs durs et<br />

d’oignons crus (encore). L<strong>à</strong> se résume l’ordinaire d’une<br />

grande majorité d’Egyptiens, cuisine rustique et sans<br />

doute monotone mais qui ne manque pas de saveur. Il<br />

en existe bien sûr aussi une autre plus riche et variée,<br />

intégrant ali<strong>ment</strong>s carnés (mouton, volailles), poisson<br />

et de nombreux condi<strong>ment</strong>s qui, par sa complexité et<br />

sa subtilité, témoigne du grand raffine<strong>ment</strong> d’une civilisation<br />

urbaine ancienne. Des recettes élaborées impliquant<br />

macérations et préparations mijotées y associent<br />

savam<strong>ment</strong> les saveurs. Ces ingrédients et manières de<br />

<strong>faire</strong> sont conservés. Ils font partie du paysage local,<br />

mais ils s’intègrent au régime ali<strong>ment</strong>aire en perdant,<br />

en quelque sorte, leur rang ou leur rôle initial. Les fèves,<br />

par exemple, ordinaire de l’Egyptien moyen, deviennent<br />

un “plat” que l’on va consommer de temps <strong>à</strong> autre, par<br />

goût, parce que l’on en est resté friand, ou aussi parce<br />

que l’on partage l’opinion commune selon laqu<strong>elle</strong><br />

“c’est un ali<strong>ment</strong> fort”, bénéfique, qui procure énergie<br />

et santé.<br />

193


L’héritage libano-syrien est tout aussi prégnant, peutêtre<br />

par l’origine d’une partie de la famille, mais surtout<br />

parce que Alexandrie, ville portuaire et cité marchande,<br />

est d’un certain point de vue plus proche de Beyrouth<br />

que du Caire. Les Syro-Libanais, chrétiens surtout,<br />

y sont nombreux, et leur communauté est parmi les<br />

plus prospères. Ils ont importé, entre autres caractères<br />

culturels, leur manière de s’ali<strong>ment</strong>er. Il en va de<br />

même de spécialités grecques, arméniennes ou turques<br />

pour des raisons analogues. Sans doute conviendrait-il<br />

ici d’évoquer une source commune dans la période ottomane<br />

au cours de laqu<strong>elle</strong> les institutions, lorsqu’<strong>elle</strong>s<br />

fonctionnaient encore, favorisaient la cohabitation intercommunautaire<br />

et ménageaient des espaces d’échanges.<br />

Il n’en va pas de même de l’influence maghrébine, plus<br />

propre aux Juifs, dans la mesure où ils sont seuls, pour<br />

nombre d’entre eux, originaires d’Afrique du Nord. Il<br />

s’agit l<strong>à</strong>, dès lors, d’une transmission d’habitudes familiales<br />

que l’on continue <strong>à</strong> pratiquer sans s’interroger, dans<br />

la mesure où l’origine “hispano-mauresque” est sinon<br />

revendiquée, du moins assumée sans aucune réticence.<br />

En revanche, d’autres usages et nourritures repérés<br />

et désignés comme “européens” sont adoptés comme<br />

tels, volontaire<strong>ment</strong>, dans la perspective d’un accès <strong>à</strong><br />

des modes <strong>à</strong> la fois plus raffinées et plus “modernes”<br />

de s’ali<strong>ment</strong>er.<br />

Pour les Juifs (et sans doute pour bien d’autres), les<br />

“Européens” <strong>à</strong> Alexandrie, ce sont les Français et les<br />

Anglais, sorte d’aristocratie de la culture, de la force,<br />

du pouvoir, <strong>à</strong> l’image des nations dont ils portent une<br />

part du prestige et de la gloire. Dès lors, on va intégrer<br />

dans l’ali<strong>ment</strong>ation ce que l’on considère être français<br />

et anglais, tel qu’on peut le percevoir par les restaurants,<br />

l’opinion de ceux qui ont pu se rendre en Europe<br />

194


ou au contact de ressortissants de ces deux pays résidant<br />

<strong>à</strong> Alexandrie. On peut aussi bénéficier de l’expérience<br />

d’un cuisinier qui, lors de sa carrière, a pu<br />

apprendre, en travaillant chez des Français ou des Anglais,<br />

quels étaient les mets et ordonnance<strong>ment</strong>s portant la<br />

marque de cet état supérieur de civilisation auquel on<br />

souhaite pouvoir s’identifier.<br />

Le premier effet en est l’abandon des interdits religieux<br />

: la modernité impose une dose de sécularisation,<br />

on pourrait dire de laïcité, un détache<strong>ment</strong> des rituels<br />

domestiques perçus comme marques d’archaïsme : dès<br />

lors, jambon, fruits de mer, charcuterie acquièrent droit<br />

de cité <strong>à</strong> table. De même que la bière, le whisky, le breakfast<br />

anglais, etc. Seul le vin reste absent faute d’approvisionne<strong>ment</strong>,<br />

de même que le lapin. (Les Anglo-Saxons<br />

n’en consom<strong>ment</strong> d’ailleurs pas non plus.)<br />

De fait, c’est surtout la cuisine française que l’on<br />

souhaite et que l’on croit adopter, sans doute parce que<br />

sa réputation est incomparable et que le principe de<br />

plaisir n’est pas exclu du chemine<strong>ment</strong> quotidien vers<br />

la “modernité” (au contraire, c<strong>elle</strong>-ci est censée engendrer<br />

un mieux-être en tous domaines), mais aussi parce<br />

que ce trait témoigne d’un choix plus général : cette<br />

famille, <strong>à</strong> l’image de la communauté juive d’Alexandrie,<br />

est francophile. Des différentes versions du modèle<br />

européen, c’est c<strong>elle</strong> de “la patrie des droits de l’homme”<br />

qui exerce sur <strong>elle</strong> le plus d’attrait. Ainsi, les Juifs<br />

d’Alexandrie qui n’avaient pas de langue vernaculaire<br />

ont-ils fait choix du français devenu chez tous, <strong>à</strong> partir<br />

des années 1920, la langue usu<strong>elle</strong> du foyer, en lieu et<br />

place de l’arabe, encore en usage au début du siècle.<br />

En vertu de quoi, par exemple, dans la famille observée,<br />

la viande de bœuf poêlée ou grillée, le steak, le “bifteck”<br />

accompagné de pommes de terre frites (perçus comme<br />

195


typique<strong>ment</strong> français) deviennent-ils une des manières<br />

les plus appréciées et les plus courantes d’apprêter le<br />

bœuf, presque une institution.<br />

L’européanisation s’exprime aussi, bien sûr, dans les<br />

manières de table, qui deviennent totale<strong>ment</strong> européennes,<br />

de même que la vaiss<strong>elle</strong> et le mobilier.<br />

L’ENVIRONNEMENT SOCIAL<br />

Outre les origines et l’européanisation, un autre point<br />

exerce son influence sur les attitudes ali<strong>ment</strong>aires :<br />

l’Egypte est un pays pauvre très inégalitaire et cela porte<br />

deux conséquences auxqu<strong>elle</strong>s Alexandrie n’échappe<br />

pas car, si l’on a pu dire qu’<strong>elle</strong> n’était pas vrai<strong>ment</strong><br />

égyptienne, l’enrichisse<strong>ment</strong> et l’activité de la cité<br />

“cosmopolite” y ont attiré des migrants égyptiens qui<br />

constituent le socle démographique de la ville (5/6 de<br />

la population) en une catégorie sociale comparative<strong>ment</strong><br />

très démunie (les riches Egyptiens sont peu nombreux<br />

et beaucoup vivent au Caire) :<br />

– les contraintes qu’impose la nécessaire redistribution<br />

;<br />

– le “manger” institué en tant que marqueur de<br />

richesse.<br />

L’Egypte ne connaît, <strong>à</strong> l’époque, ni famine ni disette :<br />

son agriculture, indépendante des aléas climatiques, est<br />

rythmée par la crue annu<strong>elle</strong> du Nil, qui amende les sols<br />

et permet deux récoltes grâce <strong>à</strong> une savante et plurimillénaire<br />

gestion de l’eau (irrigation) ; <strong>elle</strong> offre l’avantage<br />

de la régularité. Mais c’est tout de même, pour la<br />

très grande majorité, un pays de frugalité : la surface<br />

agricole non extensible, le régime de grandes propriétés,<br />

l’importance des cultures industri<strong>elle</strong>s spéculatives ne<br />

196


laissent aux fellahs que le strict nécessaire, et le place<br />

dans la perspective d’une économie de subsistance. Dès<br />

lors, la nourriture y est l’un des critères de la richesse :<br />

le riche doit <strong>faire</strong> montre d’abondance en ce domaine<br />

comme dans les autres. En vertu de quoi, il doit paraître<br />

prospère dans son corps et mériter en outre, par son<br />

ostentation et sa générosité, le respect et la considération<br />

que le commun voue aux notables. A Alexandrie,<br />

dans la famille observée, cela s’exprime entre autres dans<br />

le rapport <strong>à</strong> la domesticité : d’une part, c<strong>elle</strong>-ci bénéficie<br />

du même régime ali<strong>ment</strong>aire que ses employeurs<br />

(sauf les interdits religieux) et il s’agit l<strong>à</strong> aussi d’une<br />

attitude conçue comme moderniste, démocratique ; <strong>elle</strong><br />

reçoit d’autre part une partie de son salaire en nature<br />

(présentée comme un don supplé<strong>ment</strong>aire, une libéralité)<br />

sous forme de nourriture, ce qui permet au domestique<br />

des uns de <strong>faire</strong> lui aussi œuvre de redistribution<br />

auprès de sa famille et de ses voisins, d’illustrer ainsi <strong>à</strong><br />

son tour dans son cadre (par sa “générosité”) la figure<br />

du notable en en assumant le rôle.<br />

La seconde conséquence est la persistance d’une<br />

attitude qui consiste <strong>à</strong> privilégier l’abondance et les<br />

nourritures les plus “riches”, plutôt que la diététique.<br />

Ce qui s’exprime dans le goût du gras, du sucré, du<br />

sirupeux. L’embonpoint est, de même que chez les<br />

Arabes de plus humble condition, tenu en haute estime,<br />

comme un signe de prospérité. On ne <strong>cherche</strong>ra aucune<strong>ment</strong><br />

<strong>à</strong> l’éviter. Un homme gros est un homme “fort”,<br />

dans le sens où il a de la force, de la puissance, du<br />

confort, bref une opulence dont il doit <strong>faire</strong> étalage de<br />

manière ostentatoire (de même, une épouse replète<br />

montre qu’<strong>elle</strong> est bien nourrie et inactive, donc servie<br />

par une domesticité).<br />

197


En résumé, l’ali<strong>ment</strong>ation porte les traits principaux<br />

de la société alexandrine :<br />

– ville dont la population est composite (pluri<strong>elle</strong>) ;<br />

– ville d’immigrants ;<br />

– ville opulente dans un pays pauvre : évergétisme<br />

et ostentation ;<br />

– ville dont les regards se portent vers le modèle et<br />

la “culture” européens : volonté de distanciation avec<br />

la société locale qui tend <strong>à</strong> conférer un statut colonial <strong>à</strong><br />

une cité qui, <strong>à</strong> l’origine, ne l’était pas (sauf <strong>à</strong> considérer<br />

les Turcs ottomans comme des colonisateurs, mais la<br />

structure de leur empire était autre).<br />

LA DIASPORA<br />

Des quatre aspects énumérés ci-dessus, c’est le dernier<br />

qui s’imposera. Les communautés capitulaires vont se<br />

transformer progressive<strong>ment</strong> en minorités étrangères<br />

dans une ville qui devient égyptienne. L’aboutisse<strong>ment</strong><br />

en sera le départ, l’exil, la dispersion. Entre-temps, il<br />

y aura eu un “métissage” (plus seule<strong>ment</strong> du mimétisme)<br />

favorisé par les conditions particulières que la Seconde<br />

Guerre mondiale impose <strong>à</strong> la ville et <strong>à</strong> sa population.<br />

En deux mots : Alexandrie devient la base de la Royal<br />

Navy dans le bassin oriental de la Méditerranée, ce qui<br />

suscite une présence militaire nombreuse : jeunes hommes<br />

mobilisés loin de chez eux, dans un climat de tragédie ;<br />

les familles les accueillent et la pratique des “marraines<br />

de guerre” se répand. Les Juifs, en particulier, se sentent<br />

de connivence avec les alliés et participent volontiers <strong>à</strong><br />

l’effort de guerre, notam<strong>ment</strong> comme auxiliaires volontaires<br />

(armée, aviation, défense passive).<br />

D’autre part, le personnel colonial, qui séjournait en<br />

Haute-Egypte ou sur le canal et ne faisait usu<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

198


que passer <strong>à</strong> Alexandrie, se trouve bloqué sine die en<br />

Egypte. Il séjourne désormais aussi <strong>à</strong> Alexandrie (lors<br />

des vacances) et se mêle, somme toute natur<strong>elle</strong><strong>ment</strong>,<br />

davantage <strong>à</strong> la population, notam<strong>ment</strong> dans les clubs<br />

(hauts lieux de sociabilité <strong>à</strong> Alexandrie comme dans<br />

toutes les colonies anglaises). Tout cela induit l’ouverture<br />

accrue des communautés. Des mariages “mixtes” en<br />

sont une des conséquences, et les Alexandrins acquièrent<br />

leur brevet d’“Occidentaux” (mais s’éloignent encore<br />

des Egyptiens). Lorsque surviendra l’échéance de 1956,<br />

c’est en tant que tels qu’ils devront partir.<br />

L’évolution des comporte<strong>ment</strong>s ali<strong>ment</strong>aires, après le<br />

départ, est marquée surtout par la volonté d’acquisition<br />

définitive de marques indiscutables d’intégration et de<br />

détache<strong>ment</strong> par rapport aux origines ; le cas des Juifs<br />

d’Alexandrie est particulier. Les autres communautés<br />

avaient, ou pouvaient avoir, une “identité nationale” :<br />

Grecs, Italiens, Syriens, Anglais ou Français pouvaient<br />

“rentrer chez eux”. Les Juifs étaient pour une bonne part<br />

apatrides et n’avaient pas de langue nationale. Ils avaient<br />

adopté le français mais n’avaient pas tous pour autant des<br />

passeports français. Leur destination “refuge national”<br />

aurait pu être Israël, mais ce ne fut le cas que pour une<br />

petite moitié d’entre eux. La majorité choisit l’Europe<br />

occidentale, préférenti<strong>elle</strong><strong>ment</strong> le Royaume-Uni, la France,<br />

l’Italie et l’Amérique (Etats-Unis, Brésil, Argentine).<br />

La plupart d’entre eux étaient des séfarades originaires<br />

de l’Empire ottoman ou du Maghreb où, avant<br />

d’immigrer <strong>à</strong> Alexandrie, ils se trouvaient dans un état<br />

de sujétion (Dhimmi 4) et cultur<strong>elle</strong><strong>ment</strong> arabisés.<br />

4. Le statut des non-musulmans est traditionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong> défini par le<br />

Coran qui reconnaît le caractère multiforme du phénomène religieux.<br />

La tolérance n’y concerne cependant que les gens du livre : chrétiens,<br />

juifs et sabéens (peut-être les gnostiques), dont l’infériorité, inscrite<br />

199


Alexandrie fut le lieu de leur émancipation qui s’est<br />

exprimée dans un processus volontaire d’européanisation<br />

(c’est-<strong>à</strong>-dire occidentalisation par rapport <strong>à</strong> une<br />

origine orientale). Dès lors qu’ils avaient quitté<br />

Alexandrie, leur souci fut de le parachever et de s’intégrer<br />

l<strong>à</strong> où ils étaient en s’efforçant, tant que <strong>faire</strong> se<br />

pourrait, d’effacer les traces de la période “arabe” origin<strong>elle</strong>.<br />

Les attitudes ali<strong>ment</strong>aires étaient un des domaines<br />

où ce souci pouvait s’exprimer avec une bonne efficacité<br />

(mieux que dans d’autres, comme la langue par<br />

exemple, où l’accent reste souvent irréductible), sans<br />

avoir <strong>à</strong> renoncer <strong>à</strong> des “valeurs” jugées plus essenti<strong>elle</strong>s.<br />

Mais la démarche et son aboutisse<strong>ment</strong> seront différents<br />

selon le pays d’accueil (le rôle et la place qu’y tient<br />

l’ali<strong>ment</strong>ation), la fonction sociale, la situation familiale<br />

et le temps.<br />

Ainsi, dans le cas d’une famille issue d’un mariage<br />

mixte en Angleterre, l’assimilation est totale : les usages<br />

ali<strong>ment</strong>aires anglais sont exclusifs. La même situation<br />

en France ouvre <strong>à</strong> un comporte<strong>ment</strong> plus modulé. Il faut<br />

noter <strong>à</strong> ce propos que les mariages hors communauté ont<br />

été contractés <strong>à</strong> Alexandrie. Les non-Alexandrins (Français<br />

ou Anglais) étaient des “coloniaux”, pour qui la<br />

période “égyptienne” a pris, après le retour, figure de<br />

saga exotique, voire d’“âge d’or”, que les uns et les autres<br />

se plaisent <strong>à</strong> évoquer. Or, si les Anglais se satisfont<br />

d’en parler, les Français ne répugnent pas <strong>à</strong> illustrer, <strong>à</strong><br />

l’occasion, leurs souvenirs d’“agapes remémoratrices”.<br />

Mais cela reste des mo<strong>ment</strong>s d’exception. L’usage courant<br />

est aussi rapide<strong>ment</strong> devenu français. Ce n’est que<br />

dans la Loi divine, était marquée par un pacte, la Dhimma, portant<br />

obligation d’acquitter une capitation, la djizia, qui était <strong>à</strong> la fois un tribut<br />

et une marque de soumission ; en échange de quoi tout Dhimmi<br />

devait être protégé dans sa personne et ses biens.<br />

200


dans le cas de translation d’une famille alexandrine (sans<br />

mariage mixte) que l’on voit se conserver davantage<br />

des recettes et des goûts égyptiens, le plus souvent dans<br />

la périphérie des repas, sous forme d’accompagne<strong>ment</strong>s<br />

offerts comme friandises autour d’un menu principal<br />

bien français (ou conçu comme tel).<br />

Au Brésil, le comporte<strong>ment</strong> est identique, d’autant<br />

qu’il s’agit vrai<strong>ment</strong> d’une immigration avec découverte<br />

et apprentissage d’une culture nouv<strong>elle</strong> qui n’existait<br />

pas <strong>à</strong> Alexandrie. On en adopte alors tous les traits,<br />

en gardant (comme <strong>à</strong> Alexandrie) un regard vers l’Europe.<br />

Mais l<strong>à</strong>, la hiérarchie sociale joue un rôle imminent.<br />

Au sommet de l’éch<strong>elle</strong> sociale, la référence <strong>à</strong> l’Egypte<br />

s’efface au profit de la proclamation de l’identité brésilienne.<br />

En revanche, conservation de la langue et du<br />

“goût” français comme marqueurs dans le melting-pot<br />

brésilien où les identités se juxtaposent plutôt qu’<strong>elle</strong>s<br />

ne se fondent.<br />

Par ailleurs, l’organisation socio-économique au Brésil<br />

n’étant pas sans présenter nombre d’analogies avec c<strong>elle</strong><br />

de l’Egypte <strong>à</strong> l’époque coloniale – on y observe notam<strong>ment</strong><br />

les mêmes contrastes – et les mêmes causes produisant<br />

les mêmes effets, une procédure privée de<br />

redistribution des richesses s’impose de la même manière.<br />

Dès lors, l’évergétisme sera l’une des pratiques “alexandrines”<br />

qu’on retrouvera au Brésil aussi bien vis-<strong>à</strong>-vis<br />

des domestiques que des employés d’usine : les premiers<br />

étant nourris, logés, soignés, indépendam<strong>ment</strong> de leurs<br />

salaires, les seconds recevant des “cadeaux” sous forme<br />

de nourriture.<br />

Au bas de l’éch<strong>elle</strong>, l’intégration est plus profonde et<br />

moins tapageuse dans l’identité brésilienne (usage exclusif<br />

du portugais) tandis que l’Europe économique<strong>ment</strong><br />

inaccessible s’estompe. Curieuse<strong>ment</strong>, les traditions<br />

201


culinaires égyptiennes se conservent mieux, pour les<br />

jours de fête notam<strong>ment</strong>, peut-être de par leur caractère<br />

exceptionnel ou en référence <strong>à</strong> une époque comparative<strong>ment</strong><br />

plus prospère.<br />

Pour tous, quel que soit le lieu, le temps écoulé confirmant<br />

l’intégration (les enfants et les petits-enfants<br />

n’ont plus rien d’égyptien), ils peuvent se laisser aller <strong>à</strong><br />

revenir <strong>à</strong> des gustations occasionn<strong>elle</strong>s de “souvenir”.<br />

Mais c’est alors au titre de l’exotisme ou du jeu, et souvent<br />

<strong>à</strong> l’occasion d’une réception, pour “<strong>faire</strong> connaître”<br />

<strong>à</strong> un (des) curieux.<br />

On peut se demander, dès lors, ce qu’il leur reste de<br />

particularité. On observe tout d’abord une grande souplesse<br />

du goût. Ils s’adaptent <strong>à</strong> un grand nombre de<br />

cuisines, de la même manière que pour les lieux, les<br />

langues, les cultures. Ils n’ont aucune exclusive, pas<br />

même c<strong>elle</strong> qui consisterait <strong>à</strong> respecter ou adopter c<strong>elle</strong>s<br />

du conjoint (britannique par exemple…). En revanche,<br />

leur intégration présente souvent quelques aspects formels<br />

: comme pour les langues qu’ils parlent un peu<br />

comme des langues étrangères (très bien, mais de<br />

manière académique) ou comme pour certains senti<strong>ment</strong>s<br />

(attache<strong>ment</strong> national ou régional par exemple),<br />

ils ne peuvent vrai<strong>ment</strong> “approfondir”. L’apprentissage<br />

du vin est, de ce point de vue, très démonstratif. Cependant,<br />

ils ont un savoir vaste, connaissant de la même<br />

manière de multiples cuisines (grecque, italienne, arabe,<br />

turque, arménienne, française, anglaise, brésilienne, etc.),<br />

adoptant aussi, facile<strong>ment</strong>, les saveurs nouv<strong>elle</strong>s (cuisine<br />

chinoise ou indienne).<br />

Enfin, leur attitude <strong>à</strong> l’égard de l’acte convivial de<br />

“manger” conserve des traits qui ne sont pas sans rappeler<br />

l’ancien impératif de générosité ostentatoire : ce<br />

sont des “partageurs” qui ne conçoivent que le don,<br />

202


aussi bien au sein de leur famille perçue un peu comme<br />

une mouvance patriarcale (ou matriarcale) que vis<strong>à</strong>-vis<br />

de l’extérieur. Dans les deux cas, la profusion est<br />

requise. Comme en Egypte, un plat ne peut repartir<br />

vide en cuisine. Il faut qu’il en reste, étant entendu que<br />

chaque convive est rassasié. Cette attitude étonne quelquefois<br />

dans la mesure où ils n’acceptent de réciprocité<br />

qu’avec réticence, comme si ce “don” était toujours le<br />

“don pour le prestige” que décrit Marcel Mauss 5 dans<br />

son Essai sur le don.<br />

5. Marcel Mauss, Essai sur le don : forme archaïque de l’échange,<br />

1925, in Sociologie et anthropologie, PUF, 1967.


GENEVIÈVE CAZES-VALETTE<br />

LA VACHE FOLLE<br />

Il semble de moins en moins douteux dans l’esprit de<br />

nombre de <strong>cherche</strong>urs dans le domaine de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />

que manger est un “acte humain total 1” et qu’il<br />

s’agit, pour mieux en rendre compte, “d’adopter une<br />

démarche transdisciplinaire et intégrative 2”. Cependant,<br />

en France, on convoquera volontiers autour de la sociologie<br />

l’anthropologie, la psychologie, l’histoire, la biologie,<br />

voire l’économie, mais rare<strong>ment</strong>, <strong>à</strong> notre connaissance,<br />

le marketing. Pourquoi ?<br />

L’étude des raisons d’une relative coupure entre<br />

sciences sociales et marketing ferait <strong>à</strong> <strong>elle</strong> seule l’objet<br />

d’une re<strong>cherche</strong>. Nous suggérons, <strong>à</strong> la lumière de nos<br />

expériences dans les deux univers, que nombre de préjugés<br />

sous-tendent les représentations, les comporte<strong>ment</strong>s<br />

et les argu<strong>ment</strong>s des deux parties. Partis pris idéologiques<br />

(gauche/droite), préjugés racistes (Ancien/Nouveau<br />

Monde), systèmes de valeurs opposées (université/cité,<br />

int<strong>elle</strong>ctuels/marchands, être/avoir, sacré/profane…),<br />

autant de pistes <strong>à</strong> explorer, même si, sur un continuum,<br />

1. Jean-Pierre Poulain, Anthropo-sociologie de la cuisine et des<br />

manières de tables, thèse pour le doctorat de sociologie, université<br />

de Paris VII-Jussieu, 1985, p. 76.<br />

2. Claude Fischler, L’Homnivore, Odile Jacob, Paris, 1993, p. 21.<br />

205


les positions ne sont pas toujours, sont de moins en<br />

moins, aux extrêmes.<br />

Mais si “le fait scientifique est conquis […] sur les<br />

préjugés 3”, notre ambition <strong>à</strong> tous étant l’élucidation et<br />

l’action dans ce qu’il conviendra peut-être un jour<br />

d’appeler le “champ ali<strong>ment</strong>aire”, alors il nous semble<br />

un préalable nécessaire que de rompre avec les préjugés<br />

qui nous empêchent de <strong>faire</strong> de la re<strong>cherche</strong> ensemble.<br />

Plusieurs argu<strong>ment</strong>s plaident en faveur d’une ré<strong>elle</strong><br />

coopération. Le premier est d’ordre théorique. Dans sa préface<br />

<strong>à</strong> Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss 4,<br />

Claude Lévi-Strauss inclut très claire<strong>ment</strong> les rapports<br />

marchands dans le champ des préoccupations de l’anthropologie<br />

: “Toute culture peut être considérée comme un<br />

ensemble de systèmes symboliques, au premier rang desquels<br />

se placent le langage, les règles matrimoniales, les<br />

rapports économiques 5, l’art, la science, la religion…”<br />

Ainsi, l’économique structure le social et réciproque<strong>ment</strong>.<br />

Or le marketing, dont le sujet central distinctif est<br />

la transaction, est acteur des rapports économiques dans<br />

les cultures occidentales depuis plus de cinquante ans, et<br />

penseur de ses propres productions depuis presque aussi<br />

longtemps. Il peut donc contribuer valable<strong>ment</strong> <strong>à</strong> l’élucidation<br />

des phénomènes ali<strong>ment</strong>aires.<br />

Le deuxième argu<strong>ment</strong> est aussi d’ordre théorique :<br />

Jean-Pierre Corbeau apporte, avec le concept de<br />

“filière du manger 6”, une perspective verticale qui<br />

3. Gaston Bachelard, cité in Raymond Quivy et Luc Van Campenhoudt,<br />

Manuel de re<strong>cherche</strong> en sciences sociales, Dunod, Paris,<br />

1995, p. 14.<br />

4. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1967 (1 re éd.<br />

1950).<br />

5. Souligné par l’auteur.<br />

6. Jean-Pierre Corbeau, “Rituels ali<strong>ment</strong>aires et mutations sociales”,<br />

in Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCII, PUF, Paris, 1992.<br />

206


implique, pour comprendre le mangeur, de l’envisager<br />

au bout d’une chaîne allant de la cueillette, de la chasse<br />

ou de la ferme <strong>à</strong> l’assiette. Ce concept est en effet totale<strong>ment</strong><br />

pertinent, car il permet de prendre en compte le<br />

fait que le mangeur puisse être aussi producteur et<br />

transformateur, ou entrer dans un système d’échanges<br />

économiques et symboliques avec d’autres acteurs de<br />

la filière. Ici encore le marketing, acteur et penseur<br />

<strong>à</strong> divers niveaux de la “filière du manger”, peut contribuer<br />

<strong>à</strong> en décrypter les mécanismes.<br />

Le troisième argu<strong>ment</strong> est plus pragmatique : le marketing<br />

s’est doté d’outils spécifiques d’observation des<br />

consommateurs et des distributeurs qui peuvent constituer<br />

un complé<strong>ment</strong> irremplaçable pour l’élucidation<br />

de certains phénomènes : les panels 7.<br />

Mais plutôt que d’adopter le mode incantatoire, mieux<br />

vaut tenter de <strong>faire</strong> une démonstration sur un cas concret.<br />

Nous nous proposons donc d’exposer en quoi les concepts<br />

du marketing peuvent, associés <strong>à</strong> certains concepts anthropologiques<br />

et sociologiques, éclairer un phénomène,<br />

contribuer <strong>à</strong> le comprendre et <strong>à</strong> agir dessus. Pour illustrer<br />

le propos, nous nous intéresserons <strong>à</strong> un sujet d’actualité<br />

: le cas de la “vache folle”.<br />

Il s’agit simple<strong>ment</strong> ici d’esquisser des pistes de<br />

re<strong>cherche</strong> “indisciplinaire 8” qui pourraient s’avérer<br />

fécondes pour comprendre le phénomène. Nous nous<br />

limiterons donc dans un premier temps <strong>à</strong> repérer les<br />

concepts qui paraissent pertinents et dans un second<br />

temps <strong>à</strong> tenter de les articuler dans une réflexion transversale.<br />

7. Pour une description détaillée de la construction et de l’utilisation<br />

des panels voir Dwight Merunka, Décisions marketing. Concepts, cas<br />

et corrigés, Dalloz, Paris, 1994, p. 82 et sq.<br />

8. Claude Fischler, op. cit., p. 21.<br />

207


LES CLÉS <strong>DE</strong> L’ANTHROPOLOGIE<br />

Le premier concept pertinent en la matière nous paraît<br />

être celui du “principe de l’incorporation 9”. Convaincu de<br />

devenir ce qu’il mange, il n’est pas douteux que le<br />

consommateur ne souhaite pas devenir “fou”. Ce principe<br />

peut aussi expliquer qu’une partie du public assimile<br />

l’intégralité de l’animal <strong>à</strong> la folie et refuse plus ou moins<br />

consciem<strong>ment</strong> de la limiter aux abats malgré la majorité<br />

des informations insistant sur l’innocuité des muscles.<br />

L’analyse originale que fait Noëlie Vialles 10 des rapports<br />

des mangeurs <strong>à</strong> la viande apporte aussi un éclairage<br />

majeur. Elle distingue les “zoophages”, qui<br />

acceptent sereine<strong>ment</strong> l’idée de se représenter un animal<br />

vivant et de le manger, des “sarcophages” (du grec<br />

sarcos, chair) qui préfèrent dissocier physique<strong>ment</strong> et<br />

psychologique<strong>ment</strong> la chair qu’ils consom<strong>ment</strong> de<br />

l’animal vivant dont <strong>elle</strong> est issue. L’achat de produits<br />

prédécoupés et le rejet des abats seraient le fait des sarcophages<br />

qui pourraient être aussi les plus touchés par<br />

la crise actu<strong>elle</strong>.<br />

Ces différences de rapports <strong>à</strong> la viande s’inscrivent<br />

probable<strong>ment</strong> dans un cadre plus large : celui du vieux<br />

débat nature/culture et de “l’ambivalence des ali<strong>ment</strong>s<br />

dans l’ère industri<strong>elle</strong> 11” où s’opposent tenants de l’ali<strong>ment</strong><br />

naturel et tenants de l’ali<strong>ment</strong> industriel (culturel).<br />

Le rapport <strong>à</strong> la nature, survalorisée par les uns, dévalorisée<br />

9. Claude Fischler, op. cit., p. 66 et sq.<br />

10. Noëlie Vialles, Le Sang et la chair. Les abattoirs des pays de<br />

l’Adour, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1987.<br />

11. Jean-Pierre Poulain et Bernard Saint-Sevin, La Restauration<br />

hospitalière. Des attentes ali<strong>ment</strong>aires du malade hospitalisé <strong>à</strong> la<br />

conception du système de restauration, Cristal, 1990, diffusion<br />

Lanore, p. 38-39.<br />

208


par les autres, permet de comprendre le rapport <strong>à</strong> la viande.<br />

L’homme a commis le sacrilège de <strong>faire</strong> manger des ali<strong>ment</strong>s<br />

carnés <strong>à</strong> un herbivore. Revanche de la nature : la<br />

vache en devient “folle 12”. Les tenants de la nature (zoophages<br />

?) se trouvent confortés dans leur opinion, les<br />

tenants de la culture (sarcophages ?) déstabilisés. Pour se<br />

rassurer, de quel côté vont-ils pencher ? Viande ultracivilisée<br />

(en barquette sous film opaque cautionnée par<br />

une marque de fabricant ?) ou retour au naturel ?<br />

On pourrait aussi convoquer ici le concept de tabou.<br />

La “vache <strong>à</strong> lait”, paisible nourricière, devient subite<strong>ment</strong><br />

“folle”… et le consommateur, ahuri, apprend du<br />

même coup qu’il mange des vaches (lui qui croyait<br />

manger du bœuf) et qu’<strong>elle</strong>s sont “folles” !… Devenus<br />

sarcophages plus que zoophages, “nous ne consommons<br />

[…] que de la chair «désexualisée», de la chair dont<br />

l’usage et la nature sont exclusive<strong>ment</strong> ali<strong>ment</strong>aires 13”.<br />

Jeune ou castré, veau ou bœuf, c’est acceptable. Mais<br />

une vache, matern<strong>elle</strong> parce que laitière ou fem<strong>elle</strong><br />

parce que base de l’éducation sexu<strong>elle</strong> de l’enfant en<br />

séjour <strong>à</strong> la campagne 14, n’est-ce pas violer un tabou ou<br />

confiner <strong>à</strong> l’inceste ? Et lorsque la fem<strong>elle</strong> est de plus<br />

folle, folle d’avoir été poussée au “cannibalisme 15”, le<br />

tabou violé ne devient-il pas encore plus manifeste ?<br />

12. On notera au passage que, dans nombre de publications grand<br />

public et de conversations “ordinaires”, l’encéphalite spongiforme<br />

bovine est due <strong>à</strong> l’absorption de farine animale – l’acte carnivore –<br />

et non <strong>à</strong> l’absorption de farine contaminée.<br />

13. Claude Fischler, op. cit., p. 137.<br />

14. François Caviglioli, “Adieu Noiraude, adieu Roussette…”, in<br />

Le Nouvel Observateur, 11-17 avril 1996.<br />

15. Plusieurs confusions entre “carnivore” et “cannibale” se retrouvent<br />

dans les médias grand public après le 20 mars 1996 pour évoquer le<br />

fait que les animaux atteints d’ESB avaient consommé des farines <strong>à</strong><br />

base de protéines de mouton et de bœuf.<br />

209


Pis encore, derrière l’animal sexué – fem<strong>elle</strong> et folle –<br />

ne voit-on pas se profiler les peurs ataviques du monde<br />

chrétien, peur des “mauvaises femmes”, c<strong>elle</strong>s qui sortent<br />

de leur rôle nourricier, les sorcières et autres dangereuses<br />

possédées infernales dont la consommation, sexu<strong>elle</strong> ou<br />

ali<strong>ment</strong>aire, éveille toutes les terreurs 16 ?<br />

Examinant <strong>à</strong> présent l’usage du concept de folie pour<br />

qualifier un animal, on renforce les réflexions qui précèdent<br />

en étayant la thèse de l’anthropomorphisme.<br />

“Le terme de folie n’a plus et n’a peut-être jamais eu de<br />

portée valable que dans la mesure où il vise une réalité<br />

sociale. […] Ce n’est qu’en face des normaux qu’on<br />

trouve les fous et la folie 17”. Est-ce <strong>à</strong> dire que la vache<br />

appartient <strong>à</strong> la société ? Ou que les fantasmes anthropomorphes<br />

déplacent l’encéphalite spongiforme bovine<br />

vers le domaine de la pathologie spécifique<strong>ment</strong> humaine 18<br />

pour rendre compte inconsciem<strong>ment</strong> de l’importance que<br />

revêt pour l’humain ce qu’il incorpore ? Je suis ce que je<br />

mange et réciproque<strong>ment</strong>.<br />

Evoquons enfin les notions d’ethnocentrisme et de<br />

xénophobie avec Claude Lévi-Strauss : “L’attitude la<br />

plus ancienne […] consiste <strong>à</strong> répudier pure<strong>ment</strong> et<br />

simple<strong>ment</strong> les formes cultur<strong>elle</strong>s […] qui sont éloignées<br />

de c<strong>elle</strong>s auxqu<strong>elle</strong>s nous nous identifions. […]<br />

L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe<br />

linguistique, parfois même du village 19.” On peut<br />

16. Jules Michelet, La Sorcière, éd. Paul Viallaneix, Flammarion,<br />

Paris, 1966.<br />

17. Alphonse de Waelens, Encyclopedia Universalis, édition 1990,<br />

p. 600.<br />

18. Même si “le mot «folie» n’appartient pas au discours scientifique<br />

mais au langage courant” comme le rapp<strong>elle</strong> <strong>à</strong> juste titre Sciences<br />

humaines dans son n° 40 de juin 1994 en en-tête de son dossier<br />

“Regards sur la folie”.<br />

19. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Denoël, Paris, 1987, p. 19<br />

et 21.<br />

210


comprendre alors com<strong>ment</strong> certains Français, au<br />

mépris de toute distance scientifique, se contentent de<br />

la <strong>ment</strong>ion VF (Viande Française) pour se rassurer.<br />

L’ennemi c’est l’étranger, et la “perfide Albion” fait un<br />

ennemi facile <strong>à</strong> identifier et crédible. D’autres évoquent<br />

ouverte<strong>ment</strong> l’hypothèse d’un complot des Etats-Unis<br />

supposés se venger en déstabilisant l’Europe du refus<br />

qu’avait opposé c<strong>elle</strong>-ci <strong>à</strong> l’importation de viande américaine<br />

(notoire<strong>ment</strong> hormonée) lors des derniers accords<br />

du GATT Le spectre de “l’impérialisme américain”<br />

refait surface…<br />

Principe de l’incorporation, rapport <strong>à</strong> la viande plus<br />

ou moins coupable, rapport <strong>à</strong> la nature, tabou du cannibalisme,<br />

singulière<strong>ment</strong> de la mère, fantasme latent<br />

de l’inceste, peur de la sorcière, anthropomorphisme,<br />

ethnocentrisme et xénophobie, autant de concepts qui<br />

permettent de décoder anthropologique<strong>ment</strong> la presse<br />

et les conversations ordinaires depuis le 20 mars 1996.<br />

LES CLÉS <strong>DE</strong> LA SOCIOLOGIE<br />

Le premier apport, <strong>à</strong> relier <strong>à</strong> la notion de “filière du<br />

manger”, est celui de la simple, mais nécessaire, analyse<br />

de l’évolution de la structure sociale française en<br />

terme d’habitat urbain ou rural. L’urbanisation croissante<br />

20 a peu <strong>à</strong> peu coupé les citadins des produits ali<strong>ment</strong>aires<br />

<strong>à</strong> l’état brut, hors, parfois, des fruits et légumes<br />

issus de leur jardin. L’auto-consommation devient de plus<br />

en plus rare, même en milieu rural 21 où la spécialisation<br />

20. France Guérin-Pace et Denise Pumain, “150 ans de croissance<br />

urbaine”, in Economie et statistiques, n° 230, mars 1990, p. 5 et sq.<br />

21. Michèle Bertrand, “Consommation et lieux d’achats des produits<br />

ali<strong>ment</strong>aires en 1983” et “Consommation et lieux d’achats<br />

211


s’installe. Le public devient donc un “consommateur<br />

pur 22” placé au bout d’une chaîne inconnue de lui et,<br />

par l<strong>à</strong>, mystérieuse voire inquiétante, où il se voit proposer<br />

d’acheter une entrecôte en barquette en libreservice<br />

sans médiation aucune ou enracine<strong>ment</strong> dans<br />

un animal vivant, par lui identifiable. Paradoxale<strong>ment</strong>,<br />

même le sarcophage, s’il ne veut pas voir cet animal,<br />

aimerait peut-être savoir d’où il vient.<br />

Encore en relation avec la “filière du manger”, les<br />

notions psycho-sociologiques de “canal” et de “portier”<br />

de Kurt Lewin 23 retravaillées par Jean-Pierre Poulain<br />

éclairent notre compréhension des choix en matière<br />

d’ali<strong>ment</strong>ation. “Les ali<strong>ment</strong>s ne se déplacent pas tout<br />

seuls. Leur entrée dans un canal […] s’effectue par,<br />

grâce et sous le contrôle d’individus qui sont en interaction<br />

avec le mangeur et entre eux. Dès lors, leur<br />

représentation des besoins et des désirs de l’autre (le<br />

mangeur) et de leurs rôles sociaux […] surdétermine<br />

leur décision 24”. On comprend ainsi, par exemple, que<br />

sous la pression d’associations de parents d’élèves<br />

(portiers), certains intendants (portiers) de cantines<br />

scolaires aient pure<strong>ment</strong> et simple<strong>ment</strong> banni toute<br />

viande de bœuf de leurs menus. On entrevoit de la<br />

même manière la nécessité de s’intéresser en priorité <strong>à</strong><br />

l’acheteur, <strong>à</strong> celui qui se rend sur le lieu de vente, car<br />

son rôle de “portier” est crucial. C’est sur lui, et en<br />

des produits ali<strong>ment</strong>aires en 1991”, INSEE. En comparant ces résultats,<br />

l’auto-consommation de la population totale passe de 8,2 % <strong>à</strong><br />

6,3 %, et c<strong>elle</strong> des agriculteurs exploitants de 37,8 % <strong>à</strong> 31,2 %.<br />

22. Claude Fischler, op. cit., p. 216 et sq.<br />

23. Kurt Lewin, “Forces behind food habits and methods of change”,<br />

Bulletin Nat. Res. Council, CVIII, p. 35-65, repris in Psychologie<br />

dynamique, PUF, 1959.<br />

24. Jean-Pierre Poulain, “Contribution <strong>à</strong> l’étude des pratiques ali<strong>ment</strong>aires<br />

des Français”, <strong>à</strong> paraître.<br />

212


fonction de ses attentes, que doivent s’exercer d’abord<br />

les actions de communication et de réassurance.<br />

Notion complé<strong>ment</strong>aire de la précédente, c<strong>elle</strong> d’unité<br />

de consommation. Le “portier” n’est pas isolé : il interagit<br />

avec et dans un ménage, que ce soit au sens ordinaire (une<br />

famille) ou au sens de communauté commensale (une cantine,<br />

un restaurant d’entreprise ou un restaurant commercial…).<br />

Et les considérations sur le rôle central du<br />

“portier” ne doivent pas <strong>faire</strong> oublier que dans l’unité de<br />

consommation existent des échanges, des pressions plus<br />

ou moins appuyées pour infléchir les choix de l’acheteur.<br />

D’autre part l’acheteur peut aussi, sans pressions explicites,<br />

prendre plus ou moins en compte ce qu’il sait ou<br />

croit savoir des attentes des membres de son unité de<br />

consommation.<br />

Autre notion, issue de la re<strong>cherche</strong> anthroposociologique<br />

sur l’ali<strong>ment</strong>ation : la place d’un ali<strong>ment</strong><br />

dans la structure d’un repas. Une étude récente sur la<br />

perméabilité des consommateurs aux ali<strong>ment</strong>s nouveaux<br />

confirme empirique<strong>ment</strong> la place primordiale de la viande<br />

en France déj<strong>à</strong> évoquée par Jean-Pierre Poulain 25 et<br />

Claude Fischler 26. “L’ali<strong>ment</strong> nouveau sera mieux accepté<br />

quand… on ne le mange pas ! […] Le plat principal<br />

[est] l’essentiel, ce qui vrai<strong>ment</strong> nourrit. […] C’est<br />

pourquoi on trouve plus souvent des rejets sur des produits<br />

tels que les plats cuisinés, la viande et la charcuterie 27”.<br />

25. Jean-Pierre Poulain, “Les nouveaux comporte<strong>ment</strong>s ali<strong>ment</strong>aires”,<br />

in Revue technique des hôtels et restaurants, éditions BPI,<br />

oct. 1993.<br />

26. Claude Fischler, op. cit., p. 119 et sq.<br />

27. Gilles Auriol, “Etude du comporte<strong>ment</strong> des consommateurs face<br />

<strong>à</strong> un produit ali<strong>ment</strong>aire nouveau. Néophilie ou néophobie ?”, thèse<br />

professionn<strong>elle</strong> de mastère spécialisé en interface marketing et technologie<br />

agroali<strong>ment</strong>aire, Ecole supérieure de commerce de Toulouse,<br />

1994.<br />

213


Ainsi, viande d’autruche et de bison provoquent nette<strong>ment</strong><br />

plus de réactions de rejet que des légumes ou des<br />

fruits exotiques et a fortiori des produits de grignotage<br />

type nouv<strong>elle</strong>s graines salées pour apéritif. La viande<br />

moderne rejoint ainsi symbolique<strong>ment</strong> son ancienne<br />

acception, puisque “le terme français «viande» (du latin<br />

vivanda) a désigné l’ali<strong>ment</strong> en général avant d’acquérir,<br />

au début du XVII e siècle, son sens actuel 28” de chair animale.<br />

La centralité de la viande dans l’esprit des Français<br />

explique probable<strong>ment</strong> en partie la forte charge d’angoisse<br />

qu’un doute sur ce type d’ali<strong>ment</strong> peut provoquer.<br />

Dernier élé<strong>ment</strong> susceptible <strong>à</strong> nos yeux de contribuer<br />

<strong>à</strong> comprendre le phénomène de la “vache folle” : les institutions<br />

tutélaires dans leur rôle de prescripteurs normatifs.<br />

L’Eglise catholique ne représente plus une autorité<br />

en matière ali<strong>ment</strong>aire. Depuis le concile Vatican II<br />

(1962-1965), les interdits et prescriptions 29 ont été<br />

assouplis et seul l’esprit est prôné, non la lettre.<br />

D’autre part, le taux de pratique religieuse a considérable<strong>ment</strong><br />

baissé 30.<br />

L’Etat et le corps médical ont pris le relais sur les<br />

esprits en matière de protection et de prescription auprès<br />

du mangeur. Mais leur crédibilité a été sérieuse<strong>ment</strong><br />

entamée lors de “l’af<strong>faire</strong> du sang contaminé” et les faits<br />

sont encore récents donc prégnants dans les mémoires 31.<br />

28. Claude Fischler, op. cit., p. 121.<br />

29. Trois prescriptions existaient depuis le IV e siècle : le jeûne<br />

eucharistique (interdiction de manger avant la communion <strong>à</strong> partir<br />

de la mi-nuit précédente), l’abstinence de viande le vendredi, le jeûne<br />

et l’abstinence de viande les vendredis de carême.<br />

30. Yves Lambert et Guy Michelat, Crépuscule des religions chez les<br />

jeunes ? Jeunes et religions en France, coll. “Logiques sociales”,<br />

L’Harmattan, Paris, 1992, p. 43 et sq.<br />

31. Françoise Harrois-Monin, “Faut-il avoir confiance en la science ?”,<br />

in L’Express du 13/6/96, p. 52 et sq.<br />

214


Cela explique probable<strong>ment</strong> en partie les doutes de<br />

certains consommateurs sur la validité du label VF et<br />

sur l’innocuité probable des muscles. Les scientifiques<br />

eux-mêmes sont d’ailleurs devenus très prudents dans<br />

leurs affirmations, et leurs hésitations laissent imaginer<br />

le pire.<br />

Considérons enfin les médias, que nous intégrons<br />

dans les institutions tutélaires compte tenu de leur pouvoir<br />

de formation de l’opinion de la population. Leur<br />

rôle, en particulier celui de la télévision, semble être<br />

crucial dans le cas qui nous occupe. Du 20 mars <strong>à</strong> fin<br />

septembre 1996, date de notre rédaction, il ne s’est guère<br />

passé une semaine sans que, via la télévision, la radio,<br />

les quotidiens, les hebdomadaires ou les mensuels, le<br />

public n’ait été exposé, <strong>à</strong> plus ou moins forte dose, <strong>à</strong> une<br />

“information” souvent plus affolante qu’objective sur<br />

le sujet 32. Il est d’ailleurs troublant de constater une<br />

corrélation négative très nette entre l’intensité de la<br />

médiatisation de la vache folle et les courbes d’achats<br />

de viande bovine. Ainsi, en avril la chute des achats est<br />

très nette ; en mai les médias se cal<strong>ment</strong> et la consommation<br />

se redresse. Début juin, on annonce que des farines<br />

contaminées auraient été massive<strong>ment</strong> importées en<br />

France : nouv<strong>elle</strong> chute des achats. La période des Jeux<br />

olympiques d’Atlanta et le mois d’août – traditionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

peu téléphile – ont ensuite connu un regain<br />

d’achats vite freiné par l’annonce début septembre de<br />

32. Quelques titres de revues pourtant peu tournées vers le scandale<br />

institutionnalisé suffisent <strong>à</strong> illustrer le propos : “Faut-il avoir peur<br />

des vaches folles ?” (L’Express du 28/3/96), “Vache folle : la psychose”<br />

(Le Nouvel Observateur du 28/3/96), “Ali<strong>ment</strong>ation. Les<br />

dangers cachés” (L’Evéne<strong>ment</strong> du Jeudi du 11/4/96), “Alerte <strong>à</strong> la<br />

bouffe folle” (Le Nouvel Observateur du 11/4/96).<br />

215


la transmissibilité possible au veau et de l’importation<br />

persistante (en fraude) de farines et viandes anglaises.<br />

Urbanisation, perte de lien avec le produit brut, absence<br />

de repères, notions de “portier” et d’unité de consommation,<br />

centralité de la viande dans la prise ali<strong>ment</strong>aire<br />

des Français, rôle dévalué ou alarmiste des institutions<br />

tutélaires, autant de points qui permettent de décoder<br />

sociologique<strong>ment</strong> le comporte<strong>ment</strong> de consommation<br />

des Français en matière de viande bovine depuis le<br />

20 mars 1996.<br />

LES OUTILS DU MARKETING<br />

La première contribution du marketing est c<strong>elle</strong> de ses<br />

outils de surveillance du marché : les panels. Ce sont des<br />

échantillons permanents de consommateurs ou de distributeurs,<br />

représentatifs de la population des ménages ou<br />

des commerces. Grâce aux nouv<strong>elle</strong>s technologies de<br />

recueil (appareils <strong>à</strong> lecture optique de codes-barres) et<br />

de transmission (modem) de l’information, ils permettent<br />

de disposer quasi instantané<strong>ment</strong> de données sur les achats<br />

des Français, données longitudinales puisque le recueil<br />

s’effectue chaque semaine auprès du même échantillon.<br />

Ainsi, le panel ConsoScan de la société Secodip est<br />

constitué de 8 000 ménages représentatifs des quelque<br />

22 millions de ménages français sur plusieurs critères :<br />

âge de la ménagère, taille du foyer, présence d’enfants,<br />

région d’habitat, taille de la commune d’habitat, PCS,<br />

niveau de revenu… Disposant de données historiques sur<br />

les achats des panélistes ainsi caractérisés, c’est une véritable<br />

mine d’informations que tout <strong>cherche</strong>ur y ayant<br />

accès peut explorer en tous sens. On peut en particulier<br />

y étudier les transferts entre espèces animales et entre<br />

216


types de magasins avant et après la crise. Sociologues,<br />

anthropologues et gens de marketing disposent ainsi en<br />

partie des moyens de tester un certain nombre d’hypothèses<br />

explicatives des comporte<strong>ment</strong>s actuels.<br />

Ainsi, pour le cas de la “vache folle”, nous disposons<br />

actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> des résultats sur l’ensemble de la population<br />

des ménages, comparés aux données des mêmes<br />

semaines en 1995, de manière <strong>à</strong> prendre en compte les<br />

effets éventuels de saisonnalité. Ils permettent d’ores et<br />

déj<strong>à</strong> de confirmer par des données chiffrées la réalité<br />

de la crise 33.<br />

Si l’on s’intéresse tout d’abord aux quantités de viande<br />

achetées (QA) par les ménages français, les comparaisons<br />

après/avant crise et 1996/1995 après le 20 mars<br />

convergent (tableau 1) : le bœuf et les abats ont ré<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

perdu des ventes, les produits de substitution ont<br />

claire<strong>ment</strong> été le cheval et surtout le poulet PAC (prêt <strong>à</strong><br />

cuire) Label Rouge.<br />

Le tableau 2 permet de se rendre compte que la<br />

baisse moyenne des quantités achetées entre les semaines<br />

12 et 19 a été de 27%. Cette baisse peut s’expliquer par<br />

11% de baisse des quantités achetées par ménage acheteur<br />

(QA/NA) mais surtout par 18% de baisse du nombre<br />

d’acheteurs (NA). Les résultats détaillés du panel permettent<br />

d’en savoir plus sur le type de ménage ayant<br />

cessé d’acheter du bœuf après la crise : ce sont des<br />

consommateurs âgés, plutôt aisés et plutôt urbains. Il<br />

conviendrait de vérifier par des investigations plus<br />

qualitatives s’il n’y a pas un lien avec la sarcophagie,<br />

c’est en tout cas l’hypothèse que nous émettons.<br />

33. Résultats Secodip traités par M. Régis Devine, Division Economie<br />

et Prospective de l’OFIVAL (Office national interprofessionnel<br />

des viandes de l’élevage et de l’aviculture), juin 1996.<br />

217


TABLEAU 1 : ÉVOLUTION <strong>DE</strong>S QUANTITÉS ACHETÉES PAR<br />

LES MÉNAGES<br />

218<br />

Type de viande<br />

SEMAINES 1996<br />

(crise : sem. 11)<br />

Evolution semaines<br />

9 <strong>à</strong> 16 (après crise)<br />

1996/1995<br />

Quantités achetées<br />

pour 100 ménages<br />

Evolution semaines<br />

9 <strong>à</strong> 16 (après crise)/<br />

5 <strong>à</strong> 12 (avant crise)<br />

Bœuf – 17 % – 27 %<br />

Veau – 6 % – 3 %<br />

Abats – 34 % – 42 %<br />

Viande ovine + 2 % + 38 %<br />

Porc + 7 % + 6 %<br />

Cheval + 23 % + 15 %<br />

Poulet + 6 % + 15 %<br />

Poulet PAC label + 21 % + 22 %<br />

Dinde + 2 % + 13 %<br />

Nombre de ménages<br />

acheteurs<br />

10 108 103 105<br />

11 104 103 101<br />

12 85 95 89<br />

13 74 81 91<br />

14 66 78 85<br />

15 68 75 91<br />

16 75 80 94<br />

17 70 79 89<br />

18 76 82 93<br />

19 72 87 83<br />

Moyenne semaines 73 82 89<br />

12 <strong>à</strong> 19 (- 27 %) (- 18 %) (- 11 %)<br />

TABLEAU 2 : COMPARAISON QA, NA ET QA/NA, BASE :<br />

INDICE 100, SEMAINE 9, 1996<br />

QA/NA


Pour ce qui concerne les circuits de distribution fréquentés<br />

(tableau 3), les résultats sont tout aussi parlants :<br />

les GMS (Grandes et Moyennes Surfaces) ont proportionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

beaucoup plus perdu de ventes que les<br />

boucheries traditionn<strong>elle</strong>s. C<strong>elle</strong>s-ci perdent <strong>à</strong> peine<br />

5,5% en viande de bœuf, si l’on gomme l’effet de saisonnalité<br />

en comparant 1996 avec 1995 <strong>à</strong> la même<br />

période. Restera <strong>à</strong> vérifier, lorsque nous disposerons<br />

des résultats de transferts, si les consommateurs des<br />

deux circuits sont restés dans leur circuit habituel en<br />

baissant leur consommation moyenne ou bien s’il y a<br />

eu déplace<strong>ment</strong> des achats des GMS vers les boucheries<br />

traditionn<strong>elle</strong>s.<br />

Viande / Circuit<br />

Evolution semaines<br />

12 <strong>à</strong> 19 (après crise)<br />

1996/1995<br />

Evolution semaines<br />

12 <strong>à</strong> 19 (après crise)/<br />

9 <strong>à</strong> 11 (avant crise)<br />

Bœuf<br />

– en GMS – 22,0 % – 33,3 %<br />

– en boucherie – 5,5 % – 16,5 %<br />

Abats<br />

– en GMS – 43,0 % – 49,0 %<br />

– en boucherie – 23,0 % – 28,0 %<br />

TABLEAU 3 : ÉVOLUTION <strong>DE</strong>S QA POUR 100 MÉNAGES PAR<br />

CIRCUIT <strong>DE</strong> DISTRIBUTION.<br />

Dernier élé<strong>ment</strong> issu des résultats du panel : l’évolution<br />

des prix payés par les acheteurs. Il apparaît que la crise<br />

n’a eu aucune incidence <strong>à</strong> ce niveau : les prix moyens<br />

relevés sont légère<strong>ment</strong> (- 3 %) inférieurs <strong>à</strong> l’année<br />

précédente, que ce soit avant ou après le 20 mars 1996,<br />

219


et ils aug<strong>ment</strong>ent, en 1996 comme en 1995, ce qui correspond<br />

au passage saisonnier des viandes <strong>à</strong> bouillir de<br />

l’hiver aux viandes <strong>à</strong> griller de l’été.<br />

L’outil marketing qu’est le panel s’avère donc précieux<br />

pour vérifier les rumeurs ou suppositions et esquisser,<br />

voire, avec un délai assez faible (deux ou trois mois),<br />

approfondir, des élé<strong>ment</strong>s de compréhension des phénomènes<br />

affectant les achats des ménages.<br />

LES CONCEPTS DU MARKETING<br />

Au-del<strong>à</strong> de ces outils, le marketing peut aussi contribuer<br />

<strong>à</strong> la compréhension du cas de la “vache folle”<br />

grâce <strong>à</strong> certains concepts forgés pour l’étude du comporte<strong>ment</strong><br />

du consommateur.<br />

Le plus fonda<strong>ment</strong>al nous semble celui de risque<br />

perçu qui “consiste en la perception d’une incertitude<br />

relative aux conséquences négatives potenti<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

associées <strong>à</strong> une alternative de choix 34”. Le risque global<br />

serait le produit des pertes potenti<strong>elle</strong>s envisagées et de<br />

l’incertitude. Dans le cas qui nous occupe les pertes potenti<strong>elle</strong>s<br />

paraissent immenses : la maladie de Creutzfeld-<br />

Jakob est en effet réputée fatale 35. Plus que la mort, qui<br />

somme toute peut être considérée comme inéluctable,<br />

c’est, de notre point de vue, la peur de la perte de contrôle<br />

qu’est la folie qui inspire la terreur. Perte de<br />

contrôle de soi, mise sous contrôle par la société, marginalisation,<br />

aliénation sans espoir de guérison, autant de<br />

34. Pierre Volle, “Le concept de risque perçu en psychologie du<br />

consommateur : antécédents et statut théorique”, in Re<strong>cherche</strong> et<br />

applications en marketing, vol. 10, n° 1, 1995.<br />

35. Alain Dauvergne et Madeleine Franck, “Vache folle : ce qu’il<br />

faut savoir”, in Le Point, n° 1228 du 30/3/96.<br />

220


aisons de considérer le risque comme extrême<strong>ment</strong><br />

sérieux. Quant <strong>à</strong> l’incertitude, au gré des informations plus<br />

ou moins précises des autorités tutélaires évoquées<br />

plus haut, <strong>elle</strong> peut varier d’un niveau extrême<strong>ment</strong><br />

faible si le mangeur l’associe aux abats de viande bovine<br />

de provenance anglaise, <strong>à</strong> un niveau maximum s’il<br />

l’associe <strong>à</strong> tout type de morceau de bœuf – voire de<br />

viande – de quelque origine qu’il soit.<br />

Un deuxième concept peut être convoqué dans notre<br />

analyse : celui d’implication. Ce concept, en marketing,<br />

fait l’objet de multiples débats et de re<strong>cherche</strong>s<br />

encore en devenir 36. Pour tenter une synthèse des définitions<br />

proposées par les auteurs qui s’y sont intéressés,<br />

nous avançons la suivante : l’implication est un<br />

état, variable en intensité, d’intérêt, cognitif ou affectif,<br />

durable ou conjoncturel, dépendant de l’individu, de<br />

l’objet et de la situation d’achat ou de consommation et<br />

conduisant le consommateur <strong>à</strong> développer des conduites<br />

spécifiques de consommation et de résolution de problème<br />

avant achat. L’implication est donc de nature<br />

variable et a des causes et des conséquences diverses.<br />

A la lumière des concepts anthropologiques et sociologiques<br />

évoqués plus haut, il nous semble que la nature<br />

de l’implication serait plus affective pour les sarcophages<br />

et plus cognitive pour les zoophages. Compte<br />

tenu de la centralité de la viande dans le repas français,<br />

l’implication doit être durable – c’est “un état stable de<br />

l’individu <strong>à</strong> l’égard d’un produit 37” – mais la crise<br />

actu<strong>elle</strong> doit en exacerber l’intensité. Etant donné 38 que<br />

36. Marc Filser, Le Comporte<strong>ment</strong> du consommateur, Dalloz, Paris,<br />

1994, p. 127 et sq.<br />

37. Ibid., p. 129.<br />

38. Pierre Volle, op. cit., p. 50.<br />

221


le risque perçu est <strong>à</strong> la fois une cause de l’implication<br />

conjonctur<strong>elle</strong> et une conséquence de l’implication durable,<br />

nul doute que le public soit impliqué dans le cas de la<br />

vache folle. Et les conséquences déj<strong>à</strong> identifiées par la<br />

re<strong>cherche</strong> 39 d’une t<strong>elle</strong> implication se retrouvent tout<br />

natur<strong>elle</strong><strong>ment</strong> dans notre cas : intensité de la re<strong>cherche</strong><br />

d’information, complexité accrue du processus de prise<br />

de décision, besoin accru de réduction du risque.<br />

Mais que nous apporte la re<strong>cherche</strong> en marketing en<br />

matière de stratégies des consommateurs pour réduire<br />

leur perception du risque ? Trois élé<strong>ment</strong>s éclairent<br />

notre cas.<br />

Le prix élevé peut être considéré comme un indicateur<br />

de qualité susceptible de réduire le risque 40. Cela<br />

explique peut-être que les prix moyens d’achat de la<br />

viande de bœuf n’aient guère évolué et, en tous les cas,<br />

pas baissé depuis la crise. Cela explique certaine<strong>ment</strong><br />

que les prix de vente n’aient pas baissé, les commerçants<br />

étant parfaite<strong>ment</strong> conscients de l’effet désastreux<br />

qu’aurait pu avoir une t<strong>elle</strong> politique sur l’image<br />

de qualité de leurs produits 41.<br />

Le deuxième élé<strong>ment</strong> réducteur de risque est le point<br />

de vente 42 : un point de vente spécialisé est perçu comme<br />

plus rassurant, ce qui expliquerait la moindre désaffection<br />

des boucheries traditionn<strong>elle</strong>s par rapport aux GMS.<br />

Dernier élé<strong>ment</strong>, et concept majeur en marketing :<br />

la marque. “Choisir une marque reconnue [serait] un<br />

moyen efficace de réduire le risque 43 .” Mais com<strong>ment</strong><br />

39. Marc Filser, op. cit., p. 132-133.<br />

40. Pierre Volle, op. cit., p. 48.<br />

41. Gilles Prod’Homme, “Le consommateur s’inquiète, les marchés<br />

plongent”, in Points de vente, n° 637, avril 1996.<br />

42. Pierre Volle, op. cit., p. 51.<br />

43. Ibid., p. 48.<br />

222


acheter une marque de viande bovine alors qu’il n’en<br />

existe pratique<strong>ment</strong> pas ? Car l<strong>à</strong> est bien le paradoxe :<br />

le marché de la viande est un des marchés où le marketing<br />

est le plus remarquable par son absence.<br />

Pourtant une marque peut effective<strong>ment</strong> être utile.<br />

En effet, hors son rôle juridique de protection, la marque<br />

– au sens étymologique du terme – marque le produit, le<br />

signe, et de ce fait permet d’identifier, de repérer le produit,<br />

constitue un engage<strong>ment</strong> de la part de son “auteur” et<br />

donc garantit une constance, voire une amélioration, de<br />

l’offre qu’<strong>elle</strong> promeut comme différenciée et différenciable<br />

des offres concurrentes sur des critères pertinents.<br />

Le “consommateur pur”, coupé du produit brut, a<br />

besoin de repères, nous l’avons vu. La marque en est un,<br />

entré dans les mœurs de l’acheteur contemporain du<br />

monde occidental. Marque d’entreprise type Charal,<br />

marque d’enseigne type Carrefour ou marque collective<br />

type Label Rouge ou AB (Agriculture Biologique),<br />

ces signes distinctifs permettent de <strong>faire</strong> sortir de la masse<br />

indifférenciable des viandes anonymes les produits sur<br />

lesquels une entité s’engage dans la transparence sur plusieurs<br />

critères dont le plus important compte tenu du<br />

contexte : l’origine des produits. Ainsi s’expliquent le<br />

report de certains acheteurs vers le poulet Label Rouge<br />

(+ 21 % 44), la bonne résistance de Charal et de Carrefour<br />

(respective<strong>ment</strong> – 5 % et – 10 % en avril contre –<br />

25 % en moyenne 45).<br />

Mais ce marquage distancié qu’est la marque, porté<br />

par la seule médiation que constituent l’emballage,<br />

l’étiquette et quelques affiches ou écrans publicitaires<br />

44. Cf. tableau 1, p. 218.<br />

45. Alain Charrier et Marie-Eudes Lauriot Prévost, “Vache folle.<br />

Com<strong>ment</strong> rétablir la confiance”, in Libre service actualités, n° 1496,<br />

13 juin 1996, p. 26 et sq.<br />

223


suffit-il ? Certaine<strong>ment</strong> non, sinon nous aurions observé<br />

une progression massive des produits marqués et non une<br />

moindre baisse.<br />

Les résultats Secodip sur les circuits de distribution<br />

nous suggèrent en revanche que le marquage, l’identification,<br />

peuvent (ou doivent ?) passer par le truche<strong>ment</strong><br />

d’un être humain, dans notre cas : le boucher ou<br />

l’éleveur. Ne parle-t-on pas d’ailleurs de “son” boucher,<br />

celui que l’on connaît, <strong>à</strong> qui l’on peut parler, poser des<br />

questions… Nous avons d’autre part observé dans une<br />

boucherie la fierté de l’artisan et l’intérêt des clients<br />

lorsque, voyant entrer son fournisseur, il a pu l’interp<strong>elle</strong>r<br />

: “Voil<strong>à</strong> celui qui élève mes vaches ! Vous voyez ?<br />

c’est le même que sur la photo, l<strong>à</strong> !…”, désignant une<br />

représentation de l’éleveur en question au milieu de<br />

son troupeau. Les mêmes procédés de marquage humain<br />

ont été utilisés avec succès dans un centre Leclerc où le<br />

chef boucher a fait afficher les noms et numéros de<br />

téléphone des fournisseurs, éleveurs locaux, bien entendu.<br />

Dans un autre centre Leclerc, on utilise en synergie marquage,<br />

référence <strong>à</strong> l’origine (marque d’enseigne Royal<br />

Limousine) et identification physique (exposition de<br />

bêtes primées et méchoui géant de bœuf sur le parking<br />

un samedi soir). Résultat : + 6 % de ventes depuis<br />

avril 1996 46. Marquage humain encore plus proche de<br />

la source, l’achat direct <strong>à</strong> l’éleveur : un couple de jeunes<br />

agriculteurs 47 de la région toulousaine, qui pratique depuis<br />

quelques années la vente directe de bœuf pré-découpé<br />

sous vide, nous confiait récem<strong>ment</strong> que la demande<br />

avait aug<strong>ment</strong>é depuis le début de la crise.<br />

46. Alain Charrier et Marie-Eudes Lauriot Prévost, op. cit., p. 31.<br />

47. Myriam Jolly et André Billant, La Ferme de Missècle, Lafontasse,<br />

81100 Castres, France.<br />

224


L’ensemble de ces réflexions et observations nous<br />

amène <strong>à</strong> suggérer qu’il faudrait substituer au concept<br />

de marque, trop restrictif, celui d’identification. Il permet<br />

d’élargir le champ des possibilités de marquage aussi<br />

bien aux labels (Label Rouge et VF), qu’aux enseignes de<br />

GMS ou de boucheries de quartier, voire aux noms ou<br />

prénoms des hommes, bouchers ou éleveurs, porteurs<br />

d’une part de crédibilité aux yeux des consommateurs.<br />

Autre concept utile dans la compréhension de l’acheteur<br />

de produits ali<strong>ment</strong>aires : celui de variable situationn<strong>elle</strong>.<br />

L’expression est inélégante mais rend compte<br />

d’une réalité bien connue des sociologues et des anthropologues<br />

: un ali<strong>ment</strong> s’intègre ou non dans une prise<br />

ali<strong>ment</strong>aire globale et s’inscrit dans un contexte (circonstances<br />

ritualisées ou non, avec ou sans convives,<br />

convives plus ou moins importants pour l’hôte…). En<br />

fonction de la situation de consommation, tel ou tel<br />

ali<strong>ment</strong> sera prescrit, souhaitable, toléré ou proscrit.<br />

Ainsi, une ménagère composera un menu différent pour<br />

un repas quotidien familial, un repas avec amis intimes,<br />

avec invités “de marque” ou un repas de fête, privée ou<br />

cultur<strong>elle</strong>. On voit bien par exemple se dessiner un pic<br />

dans la consommation de viande ovine <strong>à</strong> l’occasion des<br />

fêtes de Pâques. Situation de consommation particulière<br />

aussi que c<strong>elle</strong> où le ministre de l’Agriculture Philippe<br />

Vasseur a dû manger du bœuf deux fois par jour<br />

dès qu’il participait <strong>à</strong> un repas officiel, a fortiori si des<br />

caméras étaient présentes, dans les semaines qui ont<br />

suivi le 20 mars 1996. Il avouait lui-même sa lassitude<br />

lors d’une émission télévisée 48 en même temps que sa<br />

48. Claude Sempere, Florence Mavic et Anne Gintzberger, “La<br />

vache folle : entre peur et réalité”, in “Envoyé Spécial”, France 2, le<br />

4 avril 1996.<br />

225


conviction qu’il était de son devoir de rassurer ainsi les<br />

Français.<br />

Le dernier concept de marketing que nous pensons<br />

utile dans cette réflexion est celui de seg<strong>ment</strong>ation.<br />

“Seg<strong>ment</strong>er un public (tel que le public des consommateurs<br />

d’un produit) consiste <strong>à</strong> le découper en un certain<br />

nombre de sous-ensembles, aussi homogènes que<br />

possible, afin de permettre <strong>à</strong> une entreprise de mieux<br />

adapter sa politique de marketing <strong>à</strong> chacun de ces sousensembles<br />

ou <strong>à</strong> certains d’entre eux 49.” Ce concept est<br />

<strong>à</strong> relier <strong>à</strong> l’optimisation de l’action marketing : il s’agit<br />

d’identifier des seg<strong>ment</strong>s plus homogènes quant <strong>à</strong> leurs<br />

attentes que le public dans son ensemble, et de leur<br />

<strong>faire</strong> une offre plus affinée, plus en adéquation avec<br />

leurs attentes spécifiques. Ainsi, dans le cas de la “vache<br />

folle”, il semble que sarcophages et zoophages, mus par<br />

des ressorts psychologiques et sociologiques différents,<br />

n’aient pas les mêmes attentes en terme de produits, de<br />

circuits de distribution, de modes de communication de<br />

l’information et de contenu de cette information.<br />

Résultats des panels, concepts de risque perçu, d’implication,<br />

de marquage, d’identification, de situation de<br />

consommation et de seg<strong>ment</strong>ation, autant d’apports<br />

du marketing pour mieux comprendre les déterminants<br />

de la consommation de viande bovine après la crise.<br />

ESSAI D’INTÉGRATION TRANSDISCIPLINAIRE<br />

Nous avons recensé dans ce qui précède un ensemble<br />

de notions qui nous paraissent de nature <strong>à</strong> élucider le<br />

49. Jacques Lendrevie et Denis Lindon, Mercator. Théorie et pratique<br />

du marketing, Dalloz, Paris, 1993, p. 101.<br />

226


cas de la “vache folle”. Leur articulation est-<strong>elle</strong> possible<br />

pour tenter de produire un modèle explicatif ? C’est<br />

ce que nous allons <strong>à</strong> présent suggérer.<br />

La problématique pourrait se formuler de la manière<br />

suivante : selon leur zone d’habitat, la centralité de la<br />

viande dans leur prise ali<strong>ment</strong>aire, leur tendance <strong>à</strong> l’anthropomorphisme<br />

et leur rapport <strong>à</strong> la nature, les consommateurs<br />

vont développer un rapport <strong>à</strong> la viande de bœuf<br />

et une perception du risque lié <strong>à</strong> sa consommation qui<br />

expliquent, en fonction de la crédibilité qu’ils accordent<br />

aux sources de certification, leurs attentes en matière<br />

d’identification des produits pour réduire le risque perçu<br />

et donc leur désir de consommation. Le passage <strong>à</strong> la<br />

consommation effective dépendra de ce désir, de la situation<br />

de consommation prévue et de la perception du<br />

rôle de l’individu dans l’unité de consommation 50.<br />

La variable “zone d’habitat” fait référence au fait que<br />

le consommateur vive en milieu urbain ou rural, donc<br />

plus ou moins coupé physique<strong>ment</strong> des produits vivants.<br />

La variable “centralité de la viande” rend compte de<br />

la place symbolique et ré<strong>elle</strong> de la viande dans l’esprit<br />

et les pratiques ali<strong>ment</strong>aires du consommateur.<br />

La variable “tendance <strong>à</strong> l’anthropomorphisme” pourrait<br />

se mesurer sur un continuum séparant les personnes<br />

considérant l’homme comme dominant toutes les autres<br />

espèces de ceux qui considèrent que tout être vivant est<br />

égale<strong>ment</strong> respectable.<br />

La variable “rapport <strong>à</strong> la nature” correspond <strong>à</strong> une<br />

attitude positive ou négative envers les produits bruts,<br />

dénués d’intervention humaine.<br />

La variable “rapport <strong>à</strong> la viande” permet de rendre<br />

compte des différences entre le zoophage (mangeur de<br />

50. On trouvera le modèle <strong>à</strong> la page suivante.<br />

227


viande serein), le sarcophage (mangeur de viande culpabilisé)<br />

et le végétarien (rejetant l’absorption de viande).<br />

La variable “intensité du risque perçu” se passe de<br />

com<strong>ment</strong>aires.<br />

La variable “crédibilité accordée aux sources de certification”<br />

doit mesurer la confiance accordée par les<br />

Zone<br />

d’habitat<br />

228<br />

Centralité de<br />

la viande<br />

Rapport<br />

<strong>à</strong> la<br />

viande<br />

Intensité du risque perçu<br />

Situation<br />

de consommation prévue<br />

Tendance<br />

<strong>à</strong><br />

l’anthropomorphisme<br />

Type d’identification attendu<br />

Réduction du risque sur l’origine<br />

Désir de consommation de viande bovine<br />

Consommation effective<br />

Rapport<br />

<strong>à</strong> la<br />

nature<br />

Crédibilité accordée<br />

aux<br />

sources de certification<br />

Perception du rôle<br />

dans l’unité de<br />

consommation


consommateurs <strong>à</strong> l’Etat, aux entreprises industri<strong>elle</strong>s<br />

ou de distribution ou aux hommes (bouchers et éleveurs)<br />

quant <strong>à</strong> la réalité et <strong>à</strong> la qualité des soins et contrôles<br />

qu’ils font subir aux produits.<br />

La variable “type d’identification attendu” doit rendre<br />

compte du style d’information (écrite ou orale), du mode<br />

de transmission de c<strong>elle</strong>-ci (par une institution ou un<br />

individu privé) et du mode de contact avec <strong>elle</strong> (objectivé<br />

ou subjectivé) que désire le consommateur. Veut-il<br />

un produit sans marque en libre-service ou, <strong>à</strong> l’opposé,<br />

veut-il être servi par “son” boucher et identifier l’animal<br />

sur photo, ou connaître l’adresse de l’éleveur, voire<br />

s’approvisionner directe<strong>ment</strong> chez lui après avoir visité<br />

son élevage ?<br />

Les variables “réduction du risque sur l’origine”,<br />

“désir de consommation de viande bovine” et “consommation<br />

effective” se passent de com<strong>ment</strong>aires.<br />

La variable “situation de consommation prévue”<br />

intègre les circonstances plus ou moins privées ou ostentatoires<br />

de consommation, c’est-<strong>à</strong>-dire le type de convives<br />

et le type de repas dans lequel doit s’intégrer la viande.<br />

Ces deux dernières variables pourraient être en interaction<br />

dans le sens où, si le repas prévu constitue un fort<br />

enjeu social ou affectif, la motivation <strong>à</strong> jouer pleine<strong>ment</strong><br />

son rôle, en particulier de prescripteur ou d’acheteur<br />

peut être renforcée.<br />

Ce modèle, outre l’objectif de compréhension du<br />

comporte<strong>ment</strong> des consommateurs, peut aussi permettre<br />

de vérifier la pertinence de l’utilisation du rapport <strong>à</strong> la<br />

viande comme critère de seg<strong>ment</strong>ation et de repérer les<br />

types d’actions d’identification capables de réconcilier<br />

les différents mangeurs français avec la viande bovine.<br />

Nous rejoignons donc l’objectif que nous nous étions<br />

assigné au départ de cette réflexion : élucidation et action.<br />

229


Nous avons bien conscience de la nécessité de peaufiner<br />

ce modèle 51, élaboré dans l’urgence, alors que la<br />

crise est en cours et que nous ne disposons pas encore<br />

de tous les élé<strong>ment</strong>s susceptibles d’éclairer la réflexion.<br />

Malgré cela, nous espérons avoir réussi <strong>à</strong> démontrer<br />

que marketing, sociologie et anthropologie peuvent<br />

parfaite<strong>ment</strong> se compléter dans le “champ ali<strong>ment</strong>aire”<br />

pour l’élucidation et l’action. Une ouverture supplé<strong>ment</strong>aire<br />

nous paraît cependant nécessaire pour mieux<br />

encore cerner les mystères des réactions du mangeur :<br />

la psychologie, voire la psychanalyse. A notre sens en<br />

effet, les différences de rapport <strong>à</strong> la viande, de tolérance<br />

au risque et de perception du rôle dans l’unité de consommation<br />

doivent pour partie trouver leur origine dans<br />

des caractéristiques personn<strong>elle</strong>s, indépendantes de<br />

l’environne<strong>ment</strong> socioculturel.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

OUVRAGES<br />

AURIOL Gilles, “Etude du comporte<strong>ment</strong> des consommateurs<br />

face <strong>à</strong> un produit ali<strong>ment</strong>aire nouveau. Néophilie ou néophobie<br />

?”, thèse professionn<strong>elle</strong> de mastère spécialisé en interface<br />

marketing et technologie agroali<strong>ment</strong>aire, Ecole supérieure<br />

de commerce de Toulouse, 1994.<br />

51. Nous avons en effet omis d’intégrer certains concepts, pourtant<br />

évoqués en cours d’analyse, dans le modèle final. Nous n’avons pas<br />

non plus fait figurer dans le modèle certaines flèches de rétroaction qui<br />

seraient imaginables. Ayant avant tout ici une visée explicative, nous<br />

avons volontaire<strong>ment</strong> donné priorité <strong>à</strong> la parcimonie sur l’exhaustivité.<br />

230


BOLLINGER D. et HOFSTE<strong>DE</strong> Gert, Les Différences cultur<strong>elle</strong>s<br />

dans le manage<strong>ment</strong>, Les Editions d’Organisation, Paris, 1987.<br />

FILSER Marc, Le Comporte<strong>ment</strong> du consommateur, Dalloz,<br />

Paris, 1994.<br />

FISCHLER Claude, L’Homnivore, Odile Jacob, Paris, 1993.<br />

HUNT Shelby D., Modern Marketing Theory ? Critical issues<br />

in the Philosophy of Marketing Science, South Western<br />

Publishing CO, Cincinnati, 1991.<br />

KAPFERER Jean-Noël et LAURENT Gilles, La Sensibilité aux<br />

marques, Les Editions d’Organisation, Paris, 1992.<br />

LAMBERT Yves et MICHELAT Guy, Crépuscule des religions<br />

chez les jeunes ? Jeunes et religions en France, L’Harmattan,<br />

coll. “Logiques sociales”, Paris, 1992.<br />

LENDREVIE Jacques et LINDON Denis, Mercator. Théorie et<br />

pratique du marketing, Dalloz, Paris, 1993.<br />

LÉVI-STRAUSS Claude, Le Cru et le Cuit, Plon, Paris, 1964.<br />

LÉVI-STRAUSS Claude, Race et histoire, Denoël, Paris, 1987.<br />

MAUSS Marcel, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1967.<br />

MERUNKA Dwight, Décisions marketing. Concepts, cas et<br />

corrigés, Dalloz, Paris, 1994.<br />

MICHELET Jules, La Sorcière, éd. Paul Viallaneix, Flammarion,<br />

Paris, 1966.<br />

POULAIN Jean-Pierre, Anthropo-sociologie de la cuisine et<br />

des manières de tables, thèse pour le doctorat de sociologie,<br />

université de Paris VII-Jussieu, 1985.<br />

POULAIN Jean-Pierre et SAINT-SEVIN Bernard, La Restauration<br />

hospitalière. Des attentes ali<strong>ment</strong>aires du malade hospitalisé<br />

<strong>à</strong> la conception du système de restauration, éditions<br />

Cristal, 1990, diffusion Lanore.<br />

QUIVY Raymond et VAN CAMPENHOUDT Luc, Manuel de<br />

re<strong>cherche</strong> en sciences sociales, Dunod, Paris, 1995.<br />

VIALLES Noëlie, Le Sang et la chair. Les abattoirs des pays de<br />

l’Adour, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1987.<br />

231


ARTICLES<br />

BAUDRY Christine et MANDROUX Gilles, “Vache folle. Peuton<br />

manger de la viande ?”, 60 Millions de consommateurs,<br />

n° 295, mai 1996.<br />

BERTRAND Michèle, “Consommation et lieux d’achats des<br />

produits ali<strong>ment</strong>aires en 1983”, INSEE.<br />

BERTRAND Michèle, “Consommation et lieux d’achats des<br />

produits ali<strong>ment</strong>aires en 1991”, INSEE.<br />

BLATTBERG Robert C. et HOCH Stephen J., “Modèles <strong>à</strong> base<br />

de données et intuition managériale : 50 % modèle + 50 %<br />

manager”, Re<strong>cherche</strong> et applications en marketing, vol. VI,<br />

n° 4/91, 1991.<br />

CALMEJANE C. et BRUGVIN E., “Viandes de marque. La valorisation<br />

passe par des signes distinctifs”, Points de vente, n° 586,<br />

8/2/95.<br />

CHARRIER Alain et LAURIOT PRÉVOST Marie-Eudes, “Vache<br />

folle. Com<strong>ment</strong> rétablir la confiance”, Libre service actualités,<br />

n° 1496, juin 1996.<br />

CORBEAU Jean-Pierre, “Le manger, lieu de sociabilité. Qu<strong>elle</strong>s<br />

formes de partage pour quels types d’ali<strong>ment</strong>s ?”, Prévenir,<br />

n° 26, 1 er semestre 1994.<br />

CORBEAU Jean-Pierre, “Rituels ali<strong>ment</strong>aires et mutations<br />

sociales”, Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCII,<br />

PUF, Paris, 1992.<br />

CAVIGLIOLI François, “Adieu Noiraude, adieu Roussette…”,<br />

Le Nouvel Observateur, 11-18 avril 1996.<br />

DAUVERGNE Alain et FRANCK Madeleine, “Vache folle : ce<br />

qu’il faut savoir”, Le Point, n° 1228, mars 1996.<br />

<strong>DE</strong>LANGLA<strong>DE</strong> Sabine, “Panique dans la filière viande”, L’Express,<br />

n° 2335, 4/4/96.<br />

GUERIN-PACE France et PUMAIN Denise, “150 ans de croissance<br />

urbaine”, Economie et statistiques, n° 230, mars 1990.<br />

HARROIS-MONIN Françoise, “Faut-il avoir confiance en la<br />

science ?”, L’Express, 13/6/96.<br />

KOUCHNER Annie, “De la vache <strong>à</strong> l’homme, les vrais risques”,<br />

L’Express, n° 2334, 28/3/96.<br />

232


LE GUERINEL Bénédicte, “Signes de qualité : le consommateur<br />

s’en mêle”, Les Marchés, n° 227, 14/11/95.<br />

MALAURIE Guillaume, avec PETTY François, “Faut-il avoir<br />

peur des vaches folles ?”, L’Express, n° 2334, 28/3/96.<br />

MANDROUX Gilles, “La maladie de la vache folle, une menace<br />

pour l’homme ?”, 60 Millions de consommateurs, n° 292,<br />

février 1996.<br />

POULAIN Jean-Pierre, “Contribution <strong>à</strong> l’étude des pratiques<br />

ali<strong>ment</strong>aires des Français”, <strong>à</strong> paraître.<br />

POULAIN Jean-Pierre, “Les nouveaux comporte<strong>ment</strong>s ali<strong>ment</strong>aires”,<br />

Revue technique des hôtels et restaurants, éditions<br />

BPI, octobre 1993.<br />

PRACONTAL Michel <strong>DE</strong>, “Vache folle : la psychose”, Le Nouvel<br />

Observateur, 28 mars-3avril 1996.<br />

PROD’HOMME Gilles, “Le consommateur s’inquiète, les marchés<br />

plongent”, Points de vente, n° 637, avril 1996.<br />

VOLLE Pierre, “Le concept de risque perçu en psychologie du<br />

consommateur : antécédents et statut théorique”, Re<strong>cherche</strong> et<br />

applications en marketing, vol. 10, n°1, 1995.<br />

WAELENS Alphonse <strong>DE</strong>, “Folie”, Encyclopedia Universalis,<br />

1990.<br />

WEILL Claude, “Alerte <strong>à</strong> la bouffe folle”, Le Nouvel Observateur,<br />

11-18 avril 1996.<br />

WEINBERG Achille, “Qu’est-ce que la folie ?”, Sciences<br />

humaines, n° 40, juin 1994.


LAURENCE OSSIPOW<br />

LA VIAN<strong>DE</strong>, C’EST COMME DU CHEWING-GUM 1<br />

Qu’est-ce que la viande ? La question peut paraître<br />

naïve, mais les omnivores se la posent rare<strong>ment</strong>. Ce sont<br />

surtout les spécialistes de la chair animale (vétérinaires,<br />

chimistes, bouchers, abatteurs, professionnels de la restauration,<br />

etc.), ses ennemis (les végétariens) et, plus<br />

large<strong>ment</strong>, ceux qui rédigent des recueils de prescriptions<br />

ali<strong>ment</strong>aires (livres religieux, codes de conduite,<br />

ouvrages de diététique) qui donnent des définitions de<br />

ce type d’ali<strong>ment</strong>.<br />

De nombreux ethnologues se sont interrogés sur les<br />

catégorisations ali<strong>ment</strong>aires, sur le classe<strong>ment</strong> de ce qui<br />

est considéré comme comestible et sur le sens de certains<br />

interdits liés <strong>à</strong> la nourriture carnée (voir par exemple<br />

Centlivres et al., 1976, Douglas, 1971, Leach, 1980, Sperber,<br />

1975 et Zimmermann, 1982), mais c’est peut-être<br />

Noëlie Vialles (1987) qui s’est le plus intéressée au statut<br />

actuel de la viande de boucherie dans nos sociétés<br />

1. Communication présentée <strong>à</strong> l’Institut universitaire technique de<br />

Tours le 12 septembre 1989, dans le cadre du colloque intitulé “Les<br />

ali<strong>ment</strong>ations de nos sens, les sens de notre ali<strong>ment</strong>ation”, colloque<br />

organisé par la direction du groupe de re<strong>cherche</strong> n° 17 (Anthropologie<br />

et sociologie de l’ali<strong>ment</strong>ation) de l’Association internationale<br />

des sociologues de langue française (AISLF).<br />

235


large<strong>ment</strong> composées d’omnivores. A la suite de différents<br />

auteurs, et notam<strong>ment</strong> de Keith Thomas (1985),<br />

<strong>elle</strong> montre com<strong>ment</strong> l’exil des abattoirs <strong>à</strong> l’extérieur<br />

des villes et le refus de se représenter claire<strong>ment</strong> la<br />

mise <strong>à</strong> mort des animaux destinés <strong>à</strong> la boucherie sont<br />

“une expression du profond change<strong>ment</strong> des sensibilités<br />

<strong>à</strong> l’égard des réalités t<strong>elle</strong>s que la mort, des<br />

hommes et des bêtes, la souffrance, la violence, les<br />

déchets et la contagion, les «miasmes», et enfin les animaux<br />

eux-mêmes, que l’on reconnaît de plus en plus<br />

pour des «frères inférieurs»” (1987, 19). Ainsi, notam<strong>ment</strong><br />

du fait de l’urbanisation, de l’industrialisation et<br />

de la spécialisation des tâches ali<strong>ment</strong>aires, les<br />

consommateurs sont moins en contact avec les bêtes<br />

qu’ils mangent et deviennent plus sensibles <strong>à</strong> leur sort<br />

sans pourtant cesser d’en consommer (Thomas, 1985,<br />

et Mennell, 1987). Un senti<strong>ment</strong> de culpabilité s’associe<br />

donc parfois <strong>à</strong> la consommation de produits carnés,<br />

même si ceux-ci sont le résultat d’opérations complexes<br />

qui atténuent la réalité de l’abattage et “végétalisent”<br />

le produit. “En quelque sorte désanimée,<br />

désanimalisée, mais aussi asexuée, la «viande» de boucherie<br />

ne peut plus être autre chose que la quintessence<br />

du végétal”, souligne encore Françoise Héritier-Augé<br />

(1987, VIII 2). Cependant, seule une minorité se refuse <strong>à</strong><br />

admettre – même indirecte<strong>ment</strong> – l’abattage d’animaux<br />

et devient végétarienne. C’est cette minorité que j’ai<br />

étudiée en Suisse romande.<br />

Pour ceux qui adoptent ce régime <strong>à</strong> l’adolescence,<br />

en quittant le milieu familial, ou plus tard dans leur<br />

2. Cette culpabilité <strong>à</strong> l’égard des ali<strong>ment</strong>s carnés et la “végétalisation”<br />

du produit qui en découle parfois ont aussi été analysées par<br />

Jacques Barreau (1987, 125-132).<br />

236


existence, la viande – qu’<strong>elle</strong> provienne d’animaux<br />

crevés, d’animaux mis <strong>à</strong> mort, de quadrupèdes végétariens,<br />

de mammifères carnivores, de poissons, d’oiseaux<br />

ou d’êtres humains – équivaut <strong>à</strong> de la chair ! Et, <strong>à</strong> leurs<br />

yeux comme <strong>à</strong> l’ensemble de leurs sens, toute chair<br />

s’apparente <strong>à</strong> du cadavre.<br />

“Elle [sa mère] et moi, on n’aimait vrai<strong>ment</strong> pas la<br />

viande, mais on en mangeait comme tout le monde, de<br />

temps en temps mais pas trop. Et puis, je me souviens<br />

d’un jour particulier (…) où j’ai vu un steak dans mon<br />

assiette. J’ai vu ce steak et cela m’a dégoûté. C’était<br />

violent, j’ai vu l’animal, c’était l’animal. Ce n’était<br />

plus le steak, c’était la viande, de la chair humaine,<br />

c’était dégueulasse (…). Le poisson ? Disons que cela<br />

me dégoûte moins au point de vue du goût, mais pour<br />

moi c’est exacte<strong>ment</strong> pareil [certaines personnes se<br />

disent végétariennes même lorsqu’<strong>elle</strong>s consom<strong>ment</strong><br />

du poisson] : un poisson, cela ne crie pas, c’est tout !”<br />

“L’odeur des brochettes hier soir, ça sentait vrai<strong>ment</strong><br />

le cadavre grillé”, ajoute encore d’un air dégoûté cette<br />

maîtresse d’école d’une trentaine d’années lorsqu’<strong>elle</strong><br />

me raconte com<strong>ment</strong> <strong>elle</strong> est devenue végétarienne.<br />

Cette jeune femme fait appel <strong>à</strong> différentes dimensions<br />

du goût et notam<strong>ment</strong> <strong>à</strong> c<strong>elle</strong>s de la vue et de<br />

l’olfaction pour expliquer son rejet des produits carnés.<br />

Par ailleurs, l’ensemble des informateurs relève l’impression<br />

de lourdeur qu’ils éprouvent après l’ingestion<br />

de viande.<br />

Le végétarisme est évidem<strong>ment</strong> bien plus que le<br />

résultat d’un soudain dégoût pour la viande. Ce type<br />

d’ali<strong>ment</strong>ation se présente aussi rare<strong>ment</strong> comme<br />

découlant d’un simple choix de santé. D’emblée, il est<br />

presque toujours associé <strong>à</strong> une forme de re<strong>cherche</strong> spiritu<strong>elle</strong><br />

– <strong>à</strong> “un souci de l’âme”, dirait Eliane Allo<br />

237


(1989) <strong>à</strong> la suite de Michel Foucault – et <strong>à</strong> une critique<br />

de la société de consommation.<br />

LA SECON<strong>DE</strong> GÉNÉRATION <strong>DE</strong> VÉGÉTARIENS<br />

Qu’en est-il en revanche des végétariens de la seconde<br />

génération, c’est-<strong>à</strong>-dire de ceux qui ont été nourris par<br />

un régime non carné depuis leur naissance et même,<br />

ainsi que le précisent les parents, pendant leur vie prénatale<br />

? Il va de soi que les enfants, les adolescents et<br />

les jeunes adultes que j’ai interrogés reproduisent en<br />

partie le discours de leurs parents. Cependant, ne seraitce<br />

que parce que la viande n’est pas un produit connu<br />

qu’ils ont mangé pendant une dizaine d’années au<br />

moins, leurs attitudes, leurs représentations et leurs<br />

perceptions gustatives diffèrent de c<strong>elle</strong>s des végétariens<br />

qui n’ont pas été éduqués dans ce régime depuis<br />

leur naissance. Je donnerai ici quelques résultats d’une<br />

re<strong>cherche</strong> que j’ai menée dans le cadre d’une thèse<br />

consacrée au végétarisme, <strong>à</strong> la macrobiotique et au crudivorisme<br />

en Suisse romande (Ossipow, 1997). Les<br />

résultats présentés ici ne concernent que six familles<br />

végétariennes.<br />

Si je relève dans ces six familles des pratiques et des<br />

représentations <strong>à</strong> la fois très semblables et très différentes,<br />

je ne prétends évidem<strong>ment</strong> pas qu’<strong>elle</strong>s soient représentatives,<br />

ni des végétariens en général ni même des<br />

autres familles que je connais mais que je n’ai pas interrogées<br />

spécifique<strong>ment</strong> sur ce sujet. A l’évidence, il faudrait<br />

beaucoup plus de profondeur historique pour<br />

vrai<strong>ment</strong> aborder la question de la transmission des<br />

habitudes ali<strong>ment</strong>aires végétariennes. Seules les familles<br />

adhérant <strong>à</strong> un mouve<strong>ment</strong> religieux relative<strong>ment</strong> ancien<br />

238


comme celui des adventistes du septième jour (les communautés<br />

adventistes recommandent expressé<strong>ment</strong> une<br />

nourriture non carnée) compteraient assez de générations<br />

pour voir com<strong>ment</strong> leurs membres incorporent le<br />

régime végétarien, puis le transmettent <strong>à</strong> leur tour ou le<br />

rejettent. Or, j’ai volontaire<strong>ment</strong> exclu de mon cadre de<br />

re<strong>cherche</strong> les membres appartenant <strong>à</strong> des mouve<strong>ment</strong>s<br />

religieux précis et de souches relative<strong>ment</strong> anciennes<br />

pour me concentrer sur ceux qui découvrent le végétarisme<br />

sans appartenir <strong>à</strong> un groupe particulier ou sans<br />

que cette appartenance soit la raison première de l’adoption<br />

du régime. Il s’agit donc de s’interroger sur quelques<br />

tendances et de dégager des questions plutôt que de<br />

formuler des réponses.<br />

LA DÉCOUVERTE <strong>DE</strong> LA VIAN<strong>DE</strong><br />

Tous les informateurs de la deuxième génération de<br />

végétariens que j’ai rencontrés ont goûté une fois ou<br />

l’autre de la viande et, plus rare<strong>ment</strong>, du poisson.<br />

Devant un plat de viande, ils se trouvent néanmoins un<br />

peu dans une situation identique <strong>à</strong> c<strong>elle</strong> d’un mangeur<br />

omnivore face <strong>à</strong> des viandes générale<strong>ment</strong> considérées<br />

comme non comestibles dans nos sociétés occidentales,<br />

qui voudrait ou qui devrait manger du serpent, du chien<br />

ou du chat, par exemple. Cependant, si certains élé<strong>ment</strong>s<br />

de la situation sont comparables (par exemple un comporte<strong>ment</strong><br />

<strong>à</strong> la fois néophobe et néophile 3), d’autres<br />

3. Sur le paradoxe de l’omnivore oscillant entre des comporte<strong>ment</strong>s<br />

néophobes et néophiles, lire Fischler, 1985. Dans le cas du végétarien<br />

ou de l’omnivore, l’ali<strong>ment</strong> inconnu est aussi différem<strong>ment</strong><br />

accepté selon sa présentation (découpage, nappage, garniture).<br />

239


sont différents : le mangeur de serpent, et peut-être plus<br />

encore celui de chat ou de chien, dégoûte la plupart de<br />

nos contemporains tandis que celui qui consomme de<br />

la viande alors qu’il est végétarien ne suscite la réprobation<br />

que de ses semblables (ses parents et son entourage<br />

partageant le même régime non carné).<br />

Bien souvent, les végétariens de la deuxième génération<br />

ont d’abord découvert la viande derrière la vitrine<br />

d’une boucherie dont ils ne s’approchaient guère ou dans<br />

l’assiette d’un voisin de table lors d’une invitation chez<br />

des omnivores. Certains en ont égale<strong>ment</strong> fait l’expérience<br />

par le toucher en manipulant les paquets de viande<br />

préemballée qui sont entreposés dans les réfrigérateurs<br />

des grandes surfaces. D’autres encore ont pu, d’un seul<br />

coup, voir, toucher et sentir la viande que leurs parents<br />

découpaient du bout des lèvres et des ciseaux, pour le<br />

chat ou le chien appartenant <strong>à</strong> la maisonnée.<br />

La première (et parfois la seule) ingestion de viande<br />

a toujours lieu en dehors du cadre domestique. Certains<br />

en ont goûté vers cinq, six ans lors de visites chez des<br />

grands-parents qui ne respectaient pas les consignes<br />

végétariennes données par leurs enfants ; plus tardive<strong>ment</strong>,<br />

vers quinze, dix-huit ans, d’autres l’ont expéri<strong>ment</strong>ée<br />

<strong>à</strong> l’occasion de vacances passées <strong>à</strong> l’étranger<br />

ou dans le cadre de festivités organisées par des camarades.<br />

L’essai de produits carnés se fait rare<strong>ment</strong> en<br />

situation de restauration collective parce que les parents<br />

s’arrangent – en tout cas lorsque leurs enfants ne sont<br />

pas adolescents – pour éviter les situations de repas <strong>à</strong><br />

l’extérieur du cadre familial ou pour les ramener <strong>à</strong> un<br />

240


modèle familier en leur fournissant un casse-croûte ou<br />

en leur donnant une liste précise des ali<strong>ment</strong>s autorisés<br />

et des ali<strong>ment</strong>s exclus.<br />

LA VIAN<strong>DE</strong> : UNE MATIÈRE PLUS QU’UN ALIMENT<br />

Les végétariens de la première génération n’ai<strong>ment</strong> pas<br />

se remémorer les sensations gustatives qu’ils éprouvaient<br />

lorsqu’ils mangeaient encore de la viande. Ils<br />

évoquent néanmoins la texture nerveuse de la chair et<br />

le senti<strong>ment</strong> de lourdeur qu’ils ressentaient après ingestion<br />

de produits carnés (et de sauces) qu’ils considéraient<br />

comme gras.<br />

En revanche, étonnés par la découverte d’un produit<br />

qu’ils n’ont pas été habitués <strong>à</strong> consommer, les végétariens<br />

de la seconde génération décrivent volontiers leur<br />

perception de la viande. Pour le salami, la viande séchée,<br />

et la charcuterie en général, ils parlent d’un goût salé.<br />

Du poulet, ils disent qu’il a un goût sucré. Ils associent<br />

presque tous la viande au sang et <strong>à</strong> la couleur rouge<br />

(même dans le cas de viandes blanches). Unanime<strong>ment</strong>,<br />

ils disent ne pouvoir goûter qu’<strong>à</strong> des viandes présentées<br />

en petits morceaux ou en tranches, dont la forme et la<br />

présentation ne rapp<strong>elle</strong>nt pas directe<strong>ment</strong> l’animal. Du<br />

point de vue olfactif, ils sont surtout frappés par l’odeur<br />

du poisson qui les dégoûte plus que c<strong>elle</strong> de la viande.<br />

A l’occasion d’un voyage <strong>à</strong> vélo avec des camarades,<br />

un informateur adolescent a goûté de la viande séchée<br />

des Grisons. Il décrit son expérience ainsi :<br />

Cela n’avait pas de goût spécial. J’ai même trouvé bon :<br />

c’était salé. Mais cela ne me passionne pas. C’est<br />

comme du caoutchouc, comme si c’était du chewinggum.<br />

Cela avait un autre goût que ce <strong>à</strong> quoi je m’attendais.<br />

241


Je pensais que cela était autre<strong>ment</strong> plus gluant et spécial<br />

et que cela sentait (sic) le goût du sang, eh bien<br />

même pas. (…) Les trucs séchés, le jambon, le salami,<br />

ça va, mais quand je vois les trucs dégoulinants et saignants<br />

dans les boucheries, je pense : “Une pauvre<br />

bête qui s’est fait descendre pour les autres.” Je n’aime<br />

pas le sang et tout.<br />

Quant <strong>à</strong> son frère :<br />

Tout petit, j’ai goûté un cervelas du bout des dents ou<br />

plutôt des incisives si on peut s’exprimer ainsi, mais j’ai<br />

tout de suite recraché. J’ai aussi goûté du poulet (…).<br />

Moi, on me bande les yeux, dans l’inconscience totale<br />

(sic), rien que sous la dent et au toucher sur la langue,<br />

sur le palais, je sens que la viande c’est complète<strong>ment</strong><br />

différent. C’est déj<strong>à</strong> une matière différente, c’est presque<br />

du tissu. Je ne sais pas si tu as déj<strong>à</strong> mangé de la peau<br />

sur les ongles, c’est la même chose.<br />

Décrivant le goût de la viande, les végétariens <strong>ment</strong>ionnent<br />

leurs perceptions tant visu<strong>elle</strong>s qu’olfactives<br />

et trouvent différentes saveurs au produit 4. Cependant,<br />

ils insistent essenti<strong>elle</strong><strong>ment</strong> sur la texture de l’ali<strong>ment</strong>.<br />

Ils perçoivent plus la viande comme une matière – caoutchouc,<br />

tissu, peau, chewing-gum – fibreuse, résistante<br />

et molle <strong>à</strong> la fois, que comme un ali<strong>ment</strong>. La viande<br />

leur apparaît peut-être plus comme une matière que<br />

comme une nourriture parce qu’<strong>elle</strong> se situe d’emblée<br />

dans les non-ali<strong>ment</strong>s, dans les substances qui ne peuvent<br />

pas être classées comme comestibles. Substance “négative”<br />

donc, mais n’ayant pas nécessaire<strong>ment</strong> et intrinsèque<strong>ment</strong><br />

“mauvais goût”.<br />

4. Il faudrait bien sûr examiner l’ensemble de ces perceptions selon<br />

les genres. Les femmes insistent par exemple plus sur leur perception<br />

de la chair associée au sang.<br />

242


S’ABSTENIR <strong>DE</strong> VIAN<strong>DE</strong><br />

Lorsqu’ils expliquent pourquoi ils s’abstiennent de<br />

viande, les jeunes végétariens utilisent des argu<strong>ment</strong>s<br />

différents, en fonction de leur âge et selon ceux <strong>à</strong> qui<br />

ils s’adressent. Générale<strong>ment</strong>, ils évoquent surtout leur<br />

respect de la vie animale et leur re<strong>cherche</strong> d’une bonne<br />

santé, ils parlent de ce qui est le plus aisé<strong>ment</strong> explicable<br />

<strong>à</strong> leurs pairs. Cela dit, du fait de leur éducation,<br />

les jeunes végétariens partagent avec leurs parents un<br />

certain nombre de représentations associées <strong>à</strong> la viande<br />

et <strong>à</strong> ses effets.<br />

VIAN<strong>DE</strong> ET CATÉGORISATION <strong>DE</strong>S ANIMAUX<br />

Ne pas manger de viande, c’est bien entendu, et ainsi<br />

que l’affir<strong>ment</strong> tous les végétariens, respecter chaque<br />

forme de vie ambulante, ne pas vouloir tuer pour se nourrir<br />

et ne pas se sentir complice d’un abattage. En somme,<br />

c’est donner aux animaux un statut différent de celui<br />

que leur attribuent les omnivores.<br />

Edmund Leach (1980, 263-297) observe que les<br />

règles de consommation des animaux correspondent en<br />

quelque sorte aux règles qui régissent la sexualité et le<br />

mariage. De la même façon que nous ne pratiquons pas<br />

l’inceste, nous ne consommons pas les pets, les animaux<br />

familiers, ceux qui nous sont très proches. Moins proches,<br />

mais tout de même familiers pour les éleveurs ou pour<br />

ceux qui se rendent dans des fermes, les animaux domestiques<br />

peuvent être mangés s’ils ne sont pas adultes ou<br />

s’ils sont castrés. Cette catégorisation correspond <strong>à</strong> la<br />

prohibition du mariage qui pèse entre cousins germains,<br />

mais <strong>à</strong> l’existence possible de relations sexu<strong>elle</strong>s. Les<br />

243


animaux des bois et des champs, qui sont relative<strong>ment</strong><br />

éloignés de l’homme mais qui vivent plus ou moins<br />

sous son contrôle, peuvent être consommés dans certaines<br />

conditions. Sur le plan des alliances matrimoniales,<br />

cet éloigne<strong>ment</strong> fait écho <strong>à</strong> la distance requise<br />

pour pouvoir entretenir des relations sexu<strong>elle</strong>s avec<br />

quelqu’un tout en étant autorisé <strong>à</strong> l’épouser. Enfin,<br />

nous classons comme non comestibles les animaux<br />

lointains et sauvages qui ne sont pas soumis au<br />

contrôle de l’homme. De même, les femmes et les<br />

hommes d’origine étrangère lointaine ne sont-ils pas<br />

des partenaires potentiels 5.<br />

Le modèle construit par le célèbre anthropologue<br />

anglais devrait peut-être subir quelques modifications,<br />

entre autres en ce qui concerne la deuxième catégorie<br />

d’animaux, c<strong>elle</strong> des animaux domestiques qui ne sont<br />

actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> plus toujours très familiers et c<strong>elle</strong> des<br />

animaux lointains qui deviennent peut-être un peu<br />

moins inconnus, davantage soumis au contrôle de<br />

l’homme et qui entrent parfois dans l’ali<strong>ment</strong>ation sous<br />

une forme certes connue (le steak d’autruche ou d’antilope<br />

par exemple). Grosso modo, ce modèle est néanmoins<br />

sous-jacent <strong>à</strong> celui que je peux dégager des<br />

représentations qu’élaborent les végétariens.<br />

Pour les informateurs, aucun animal n’est bon <strong>à</strong><br />

manger, mais s’il fallait <strong>faire</strong> une exception volontaire,<br />

le choix se porterait sur un animal d’élevage. Pas n’importe<br />

lequel cependant. Le poulet, animal domestique,<br />

5. Pour une autre réflexion sur la relation homme-animal, lire Des<br />

animaux et des hommes, 1987, et plus particulière<strong>ment</strong> l’article de<br />

Marc-Olivier Gonzeth, 1987.<br />

244


mais avec lequel omnivores et végétariens partagent<br />

probable<strong>ment</strong> peu d’affinité, serait plus volontiers<br />

consommé que le bœuf ou le cochon 6. Chez les végétariens,<br />

participant évidem<strong>ment</strong> de la même culture globale<br />

que c<strong>elle</strong> des omnivores, la catégorisation des animaux<br />

s’effectue du proche au lointain <strong>à</strong> la façon des critères<br />

inconscients qu’Edmund Leach a mis au jour. Certains<br />

végétariens ont leur propre interprétation de cette catégorisation<br />

du proche ou du lointain et la rapprochent de<br />

la logique de l’évolution et de la réincarnation ou, plus<br />

exacte<strong>ment</strong>, de la logique de ces deux notions t<strong>elle</strong>s<br />

qu’ils les conçoivent <strong>à</strong> leur manière. Ainsi le poulet est-il<br />

jugé anatomique<strong>ment</strong> et spiritu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> moins proche<br />

de l’homme que le bœuf et le cochon.<br />

Si les végétariens ne veulent pas manger d’animaux<br />

parce que ceux-ci sont proches de l’homme et lui ressemblent,<br />

paradoxale<strong>ment</strong> ils ne veulent pas non plus<br />

se nourrir de bêtes de peur de leur ressembler. Rejeter<br />

les produits carnés, c’est donc aussi refuser d’être<br />

contaminé par les “humeurs” de la bête. Il faut d’abord<br />

prendre le terme d’humeurs dans son sens de sécrétion :<br />

les informateurs expliquent que la viande est polluée<br />

par l’adrénaline que l’animal secrète au mo<strong>ment</strong> du stress<br />

de l’abattage. A cette hormone spécifique s’ajoutent<br />

toutes c<strong>elle</strong>s qui pourraient être injectées pendant l’élevage,<br />

6. Sur la viande de porc se greffent encore beaucoup d’autres représentations<br />

qu’il serait trop long de détailler ici. Les végétariens<br />

reprennent <strong>à</strong> leur compte les argu<strong>ment</strong>s “hygiéniques” conventionnels<br />

qui font du porc un animal nourri de déchets hétéroclites. Pour<br />

une réflexion approfondie autour du porc, de son rejet ou, au contraire,<br />

de l’appréciation dont il fait l’objet, se référer aux travaux de Claudine<br />

Fabre-Vassas.<br />

245


sans oublier les farines animales récem<strong>ment</strong> mises en<br />

cause dans l’af<strong>faire</strong> de la “vache folle”.<br />

Lorsqu’ils arrivent <strong>à</strong> le formuler d’une façon qu’ils<br />

espèrent crédible pour un non-végétarien, les informateurs<br />

suggèrent ensuite que la viande véhicule le tempéra<strong>ment</strong><br />

de l’animal abattu. De quelque type que soit<br />

ce dernier, il est toujours bestial. Les végétariens relèvent<br />

la sagesse des animaux qui “savent écouter leur nature”,<br />

mais ils soulignent aussi l’agressivité de certains autres<br />

animaux. La viande est d’ailleurs fréquem<strong>ment</strong> accusée<br />

de rendre agressif et de flatter les instincts “basse<strong>ment</strong>”<br />

sexuels de l’homme 7. En somme, les végétariens<br />

admirent les animaux pour leur capacité instinctive,<br />

pour leur “naturel”, mais ils se défendent de leur ressembler<br />

parce qu’ils les esti<strong>ment</strong> incapables de transcender<br />

leurs actes. Ce type de représentation est-il propre<br />

aux végétariens ou peut-il être décelable chez les omnivores<br />

? Le paradoxe est en tout cas frappant chez ceux<br />

dont les énoncés traitent souvent les animaux et les<br />

hommes comme des êtres équivalents : les végétariens<br />

distribuent par exemple certains tracts qui dénoncent<br />

les élevages en batterie en les comparant <strong>à</strong> des camps<br />

de concentration.<br />

VIAN<strong>DE</strong> ET COSMOS<br />

Dans une perspective végétarienne peut-être plus encore<br />

que dans une optique omnivore, la nourriture représente<br />

7. Les végétariens, surtout les jeunes, ne dénigrent pas les relations<br />

sexu<strong>elle</strong>s, mais ils les vivent ou les imaginent comme beaucoup<br />

plus fondées sur un échange harmonieux entre deux personnalités<br />

que sur la jouissance physique au sens commun du terme. Ce sujet<br />

entre dans une analyse des représentations élaborées <strong>à</strong> propos du<br />

corps qu’il n’est pas possible de développer ici (voir Ossipow, 1997).<br />

246


un élé<strong>ment</strong> matériel que l’on ingère non seule<strong>ment</strong><br />

pour <strong>faire</strong> fonctionner le corps, mais aussi pour établir<br />

un lien physique et spirituel avec la nature et plus large<strong>ment</strong><br />

avec le cosmos, lieux habités par une force<br />

divine pour les uns et par une “énergie” supérieure <strong>à</strong> l’être<br />

humain pour les autres. Les végétariens classent leur<br />

nourriture en ali<strong>ment</strong>s “morts” ou “vivants 8”, selon<br />

qu’<strong>elle</strong> s’approche ou s’éloigne de son état brut. Plus<br />

l’ali<strong>ment</strong> est “simple” et semble venir directe<strong>ment</strong> de<br />

la nature, plus il est valorisé. Si les omnivores ai<strong>ment</strong> <strong>à</strong><br />

se représenter la viande comme une concentration d’élé<strong>ment</strong>s<br />

végétaux, les végétariens pensent en revanche<br />

qu’il est absurde et dangereux (puisque les élé<strong>ment</strong>s<br />

polluants y sont plus concentrés) de se nourrir ainsi au<br />

second degré. Le lien avec la nature se fait plus directe<strong>ment</strong><br />

lorsque l’on consomme au premier degré des<br />

fruits, des légumes et des céréales.<br />

VIAN<strong>DE</strong> ET GASPILLAGE<br />

La viande, symbole même d’une société que les végétariens<br />

critiquent <strong>à</strong> maints égards, représente une forme<br />

de gaspillage énergétique. Et de rappeler que la production<br />

de protéines animales est très coûteuse (environ<br />

sept calories végétales pour une calorie animale) et qu’<strong>elle</strong><br />

ne permet de couvrir les besoins des “riches” qu’en<br />

réduisant ceux des “pauvres”, entre autres ceux des habitants<br />

du tiers-monde.<br />

8. J’analyse plus longue<strong>ment</strong> la notion de “vivant” dans un article<br />

consacré <strong>à</strong> ceux qui consom<strong>ment</strong> une nourriture crue (voir Ossipow,<br />

1989).<br />

247


VÉGÉTARISME, ENJEU I<strong>DE</strong>NTITAIRE ET RÉSEAUX <strong>DE</strong><br />

SOCIABILITÉ<br />

Enfants, les jeunes végétariens ne se sentent pas très<br />

différents de leurs camarades : “Quand j’étais petit, je<br />

pensais que tout le monde était végétarien”, se souvient<br />

un informateur. Plus tard cependant, au mo<strong>ment</strong> de<br />

l’école primaire et de l’école secondaire, ils se font<br />

repérer comme végétariens. Lors de camps de vacances,<br />

lors de goûters d’anniversaire, les omnivores se moquent<br />

d’eux (surtout il y a une dizaine d’années) :<br />

“Après mon exposé [un exposé dont le thème était<br />

libre et que l’adolescent avait choisi de <strong>faire</strong> sur le thème<br />

du végétarisme], on m’a traité de tous les noms : espèce<br />

de légume, de carotte. J’avais une image. Une image<br />

figée qui se répétait tous les jours avec insistance.<br />

J’étais devenu une sorte de bouc émissaire”, se rapp<strong>elle</strong><br />

un jeune universitaire.<br />

Ce type d’expérience encourage les jeunes végétariens<br />

<strong>à</strong> la discrétion, et rares sont ceux qui parlent de<br />

leur régime autour d’eux, dans un milieu non acquis<br />

d’office <strong>à</strong> la cause.<br />

On pourrait penser que les végétariens adolescents<br />

font du végétarisme un conflit avec leurs parents, un<br />

objet de “révolte” propre <strong>à</strong> la période qu’ils traversent.<br />

Le cas se présente dans une famille : une jeune fille de<br />

quatorze ans prend un malin plaisir <strong>à</strong> décrire <strong>à</strong> ses parents<br />

et plus particulière<strong>ment</strong> <strong>à</strong> sa mère les plats carnés qu’<strong>elle</strong><br />

a goûtés chez ses grands-parents ou chez certains de<br />

ses amis. Le rejet partiel du végétarisme s’associe<br />

d’ailleurs <strong>à</strong> une critique du mouve<strong>ment</strong> anthroposophe<br />

auquel ses parents ont récem<strong>ment</strong> adhéré.<br />

248


En revanche, dans tous les autres cas que j’ai étudiés<br />

pour l’instant, les adolescents ne remettent pas en<br />

question les habitudes ali<strong>ment</strong>aires dans lesqu<strong>elle</strong>s ils<br />

ont été éduqués. Même lorsqu’ils évoluent dans un<br />

milieu fort peu favorable <strong>à</strong> ce type d’ali<strong>ment</strong>ation et <strong>à</strong><br />

ce genre de vie :<br />

Les copains, ils se foutent de moi ; ils me disent : “Tu<br />

broutes, tu manges de l’herbe” ; ils n’en reviennent pas<br />

que je sois vivant ; ils ne me croient pas. Mais comme<br />

je suis grand, fort en gym et jamais malade…,<br />

argu<strong>ment</strong>e un jeune homme d’origine sociale aisée, mais<br />

qui a choisi une formation (c<strong>elle</strong> des Arts et Métiers)<br />

générale<strong>ment</strong> suivie par des élèves dont les parents<br />

viennent d’un milieu ouvrier.<br />

S’ils ne consom<strong>ment</strong> pas d’ali<strong>ment</strong>s carnés, les jeunes<br />

végétariens boivent parfois de l’alcool et/ou fu<strong>ment</strong> des<br />

cigarettes, produits souvent exclus du régime végétarien.<br />

La permanence du régime végétarien dépend des<br />

conditions de sa transmission. Il semblerait que dans<br />

les familles dont les parents étaient végétariens depuis<br />

longtemps et qui ont élevé leur progéniture dans cette<br />

optique, mais sans changer fréquem<strong>ment</strong> d’orientation<br />

ali<strong>ment</strong>aire (essais d’autres régimes végétariens) ou<br />

philosophico-spiritu<strong>elle</strong>, les enfants ont profondé<strong>ment</strong><br />

intériorisé, incorporé les habitudes de vie végétarienne<br />

et ne peuvent ni ne veulent les remettre en question ; ce<br />

qui se comprend aisé<strong>ment</strong> si l’on pense <strong>à</strong> la force de la<br />

première socialisation et <strong>à</strong> la relative inertie de l’“habitus”<br />

que décrit Pierre Bourdieu (1979). En revanche,<br />

dans les familles dont tous les membres ne sont pas<br />

venus au végétarisme en même temps et dont certains<br />

modifient plusieurs fois leur régime nutritionnel, les<br />

enfants semblent avoir plus de peine <strong>à</strong> comprendre<br />

249


quel comporte<strong>ment</strong> ali<strong>ment</strong>aire adopter, surtout s’il y a<br />

en plus un bouleverse<strong>ment</strong> des repères sociaux et affectifs<br />

: divorce, remariage, déménage<strong>ment</strong>, change<strong>ment</strong>s<br />

de type d’école et de pédagogie, redéfinition fréquente<br />

du réseau social, etc. Toutes ces modifications jouent<br />

peut-être un rôle dans le fait que l’enfant se refuse <strong>à</strong><br />

suivre entière<strong>ment</strong> le régime ali<strong>ment</strong>aire que ses parents<br />

ont choisi. Parfois, le jeune adulte se remet d’ailleurs<br />

pleine<strong>ment</strong> au végétarisme quand il veut ou doit cuisiner<br />

lui-même.<br />

Finale<strong>ment</strong>, ce ne sont probable<strong>ment</strong> ni sur les représentations<br />

élaborées au sujet de la viande, ni sur les<br />

habitudes ali<strong>ment</strong>aires que se joue la différence entre<br />

les végétariens de la première génération et ceux de la<br />

seconde, mais sur le type d’attitude auquel le végétarisme<br />

est associé. Pour ceux qui n’ont pas été éduqués<br />

dans ce régime, le végétarisme est le résultat d’un choix<br />

existentiel (avec tout ce qu’il suppose <strong>à</strong> la fois de déterminisme<br />

et de hasard), un moyen de baliser la vie<br />

quotidienne de règles précises, une optique qui oriente<br />

d’autres choix et d’autres change<strong>ment</strong>s, un noyau autour<br />

duquel se construit constam<strong>ment</strong> l’identité personn<strong>elle</strong><br />

et le rapport <strong>à</strong> autrui. En revanche, le végétarisme ne<br />

semble pas <strong>faire</strong> l’objet d’un investisse<strong>ment</strong> particulier<br />

chez les membres de la deuxième génération. C’est un<br />

type d’ali<strong>ment</strong>ation et un mode de vie “qui coulent de<br />

source” et qui sont rare<strong>ment</strong> érigés en modèle. A moins<br />

qu’il ne s’agisse par exemple de trouver un locataire<br />

pour partager un apparte<strong>ment</strong> ou d’échapper <strong>à</strong> certaines<br />

contraintes comme le service militaire en prétextant que<br />

la restauration collective proposée est inadéquate, le<br />

végétarisme n’est guère revendiqué <strong>à</strong> l’extérieur du réseau<br />

des semblables.<br />

250


BIBLIOGRAPHIE<br />

ALLO Eliane, Le Souci de l’âme, Maren Sell, Paris, 1989<br />

(docu<strong>ment</strong>).<br />

BARREAU Jacques, “Carnivorité et culpabilité : de l’ambiguïté<br />

de certaines de nos attitudes <strong>à</strong> l’égard de l’ali<strong>ment</strong> carné”, in<br />

Hainard J. et Kaehr R. éd., Des animaux et des hommes,<br />

musée d’Ethnographie, Neuchâtel, 1987.<br />

BOURDIEU Pierre, La Distinction : critique sociale du juge<strong>ment</strong>,<br />

éditions de Minuit, coll. “Le sens commun”, Paris, 1979.<br />

CENTLIVRES Pierre, HAINARD Jacques et SCHULTHESS Daniel,<br />

“Des ethnologues se mettent <strong>à</strong> table”, Zomar, Bienne, 1, 3,<br />

p. 33-45, 1976.<br />

DOUGLAS Mary, De la souillure : essai sur les notions de pollution<br />

et de tabou, trad. de l’anglais, F. Maspéro, Paris, Fondations,<br />

1981 (1 re éd. 1967).<br />

FISCHLER Claude, “Ali<strong>ment</strong>ation, cuisine et identité : l’identification<br />

des ali<strong>ment</strong>s et l’identité du mangeur”, in Identité ali<strong>ment</strong>aire<br />

et altérité cultur<strong>elle</strong>, actes du colloque de Neuchâtel,<br />

12-13 nov. 1984, Re<strong>cherche</strong>s et travaux de l’Institut d’ethnologie,<br />

Institut d’ethnologie, Neuchâtel, 1985.<br />

FISCHLER Claude, L’Homnivore, Odile Jacob, Paris, 1990.<br />

GONSETH Marc-Olivier, “Les intimes, les consommables, les<br />

sauvages et les autres”, in Hainard J. et Kaehr R. éd., Des animaux<br />

et des hommes, p. 13-51, musée d’Ethnographie, Neuchâtel,<br />

1987.<br />

HAINARD Jacques et Kaehr Roland éd., Des animaux et des<br />

hommes, musée d’Ethnographie, Neuchâtel, 1987.<br />

HÉRITIER-AUGÉ Françoise, “Préface”, in Vialles Noëlie, Le<br />

Sang et la chair. Les abattoirs des pays de l’Adour, p. V-VIII,<br />

Maison des sciences de l’homme, ministère de la Culture et<br />

de la Communication, Direction du patrimoine (Ethnologie<br />

de la France), 1987.<br />

LEACH Edmund, “Aspects anthropologiques de la langue :<br />

injures et catégories d’animaux”, in Edmund Leach, L’Unité de<br />

251


l’homme et autres essais, p. 263-297, trad. de l’anglais, Gallimard,<br />

Paris, 1980 (1 re éd. 1964).<br />

MENNELL Stephen, Français et Anglais <strong>à</strong> table du Moyen Age <strong>à</strong><br />

nos jours, trad. de l’anglais, Flammarion, Paris, 1987 (1 re éd.<br />

1985).<br />

OSSIPOW Laurence, “Le buffet crudivore : approche ethnologique<br />

de l’instinctothérapie et de l’ali<strong>ment</strong>ation dite vivante”,<br />

in Du sauvage, du vivant et du cru, p. 149-175, université de<br />

Bourgogne, Editions universitaires de Bourgogne, 1989.<br />

(Cahiers du stage “Ethnologie de l’ali<strong>ment</strong>ation” organisé <strong>à</strong><br />

Dijon par la Direction régionale des Af<strong>faire</strong>s cultur<strong>elle</strong>s de<br />

Bourgogne, 17-19 novembre 1988.)<br />

OSSIPOW Laurence, La Cuisine du corps et de l’âme : approche<br />

ethnologique du végétarisme, du crudivorisme et de la macrobiotique<br />

en Suisse (Re<strong>cherche</strong>s et travaux de l’Institut d’ethnologie<br />

13), éditions de l’Institut d’ethnologie, éditions de la<br />

Maison des sciences de l’homme, Neuchâtel, Paris, 1997<br />

(sous presse).<br />

SPERBER Dan, “Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides<br />

et les monstres sont-ils bons <strong>à</strong> penser symbolique<strong>ment</strong>”,<br />

L’Homme, Paris, 15 (2), p. 5-34, 1975.<br />

THOMAS Keith, Dans le jardin de la nature : la mutation des<br />

sensibilités en Angleterre <strong>à</strong> l’époque moderne (1500-1800),<br />

trad. de l’anglais, Gallimard, Paris, 1985 (1 re éd. 1963).<br />

VIALLES Noëlie, Le Sang et la chair. Les abattoirs des pays de<br />

l’Adour, Maison des sciences de l’homme/ministère de la<br />

Culture et de la Communication, Direction du patrimoine (Ethnologie<br />

de la France), préface de Françoise Héritier-Augé, Paris,<br />

1987.<br />

ZIMMERMAN Francis, La Jungle et le fumet des viandes : un<br />

thème écologique dans la médecine hindoue, Gallimard/Le<br />

Seuil (Hautes Etudes), Paris, 1982.


JEAN-PIERRE CORBEAU<br />

BACCHANTES MUTANTES<br />

ET NOUVEAUX BUVEURS<br />

De tout temps, les symboliques d’incorporation et de<br />

consubstantialité du vin provoquèrent dans la trame<br />

sociale des inclusions, des exclusions, des complicités<br />

solidaires et des seg<strong>ment</strong>ations distinctives.<br />

Il n’est pas possible d’analyser, ici, de manière approfondie,<br />

toutes les disparités liées <strong>à</strong> la consommation de ce<br />

breuvage. Nous évoquerons rapide<strong>ment</strong> l’histoire multiple<br />

des diverses façons de le partager, des sociabilités<br />

engendrées par sa boisson et des représentations qu’<strong>elle</strong><br />

suscite. Nous nous attacherons ensuite <strong>à</strong> la dimension<br />

sexiste du vin et analyserons l’apparition d’une clientèle<br />

féminine dont le rôle semble essentiel dans l’émergence<br />

de nouv<strong>elle</strong>s conceptions et de nouveaux usages du vin.<br />

Enfin, <strong>à</strong> partir de propos recueillis <strong>à</strong> travers nos diverses<br />

enquêtes, nous proposerons une classification des images<br />

et qualités du Fer<strong>ment</strong> divin (Fournier, 1991) et des types<br />

de consommateurs qui les expri<strong>ment</strong>.<br />

LES DIFFÉRENTES CONCEPTIONS DU VIN A TRAVERS<br />

L’HISTOIRE<br />

Trois propriétés attribuées au vin aident <strong>à</strong> comprendre<br />

des mécanismes de sa consommation. Le vin est source<br />

253


d’énergie ; le vin s’apprend ; le vin amorce ou justifie<br />

des formes de convivialité…<br />

L’énergie qui lui est attribuée débouche sur deux<br />

usages posant le problème de l’excès : d’un côté il est<br />

une “potion magique” bénéfique, permettant d’accumuler<br />

une force que le buveur restituera sous une forme<br />

ou sous une autre. Mais, dans le même temps, l’énergie<br />

du vin “brûle” le corps. Boire devient aussi un moyen<br />

de mesurer sa propre résistance, sa propre force. On<br />

résiste au vin jusqu’<strong>à</strong> l’effondre<strong>ment</strong>… Après l’“ivreté”<br />

(Onfray, 1995) vient l’ivresse (Nahoum-Grappe, 1991).<br />

De nombreux rituels masculins <strong>cherche</strong>nt <strong>à</strong> mesurer<br />

cette résistance perçue comme un signe de virilité.<br />

Le vin s’apprend, mais au sein de trajectoires sociocultur<strong>elle</strong>s<br />

bien différentes…<br />

Globale<strong>ment</strong>, quatre grandes périodes peuvent être<br />

distinguées pour caractériser sa consommation (Gautier,<br />

1992) : c<strong>elle</strong> du vin mystique qui l’associe aux rituels<br />

religieux, païens ou chrétiens ; c<strong>elle</strong> du vin festif commémorant<br />

des événe<strong>ment</strong>s particuliers (fin d’un certain<br />

type d’activité sociale ou modification d’un statut lors<br />

de rituels de passage) ; c<strong>elle</strong> de la civilisation du vin,<br />

commençant véritable<strong>ment</strong> au XVIII e siècle et c<strong>elle</strong> de<br />

la société de consommation caractéristique de ces dernières<br />

décennies.<br />

Si l’on peut effective<strong>ment</strong> appréhender des inégalités<br />

et des formes de distinctions sociales autour de la<br />

pratique du vin pour les deux premières périodes, les<br />

différences d’usage sont nette<strong>ment</strong> plus exacerbées<br />

pour les deux autres et l’apprentissage beaucoup plus<br />

codifié…<br />

Chez les aristocrates et les grands bourgeois du XVIII e,<br />

boire devient un art d’affirmer son “savoir-vivre”, le<br />

haut rang de sa culture. Les vins ne peuvent être que<br />

254


de qualité puisque par une inversion dialectique du<br />

principe d’incorporation ils sont bus par des hommes<br />

de qualité. La qualité du buveur fait la réputation du<br />

cru. La construction d’un discours gastronomique<br />

incluant la connaissance des vins, plus que la pratique<br />

du boire, permet <strong>à</strong> ces gourmets d’affirmer leur distinction<br />

en valorisant le vin agré<strong>ment</strong> dans leur théâtre<br />

gourmand.<br />

A la même époque, dans des catégories plus populaires,<br />

on n’éprouve pas le besoin de se surveiller en<br />

mangeant, d’obéir au protocole de plus en plus complexe<br />

des manières de table. Manger et boire sont sources<br />

de plaisir. L’abondance est inespérée et sans doute éphémère.<br />

Les émotions du buveur relèvent plutôt de la<br />

quantité que de la qualité.<br />

Durant la civilisation du vin, deux conceptions et<br />

usages du vin organisent sa consommation : d’un côté<br />

une préférence pour des vins fins, pour un langage précieux<br />

exprimant un imaginaire de subtilité. De l’autre,<br />

une attirance pour le côté généreux du breuvage, sa<br />

charpente, sa franchise, son tanin. Le vin réconforte,<br />

réchauffe, se partage au sein de convivialités joviales,<br />

voire triviales. Cette dernière attitude tourne au stéréotype<br />

avec l’émergence du “gros rouge qui tache” nourrissant<br />

– et abrutissant dans les assommoirs – les prolétaires<br />

déracinés des villes s’industrialisant. D’un côté<br />

le vin agré<strong>ment</strong>, de l’autre le vin ali<strong>ment</strong>.<br />

DU VIN ALIMENT AU VIN PLAISIR…<br />

Cette dernière conception l’emporte au début de notre<br />

siècle puis s’estompe au fur et <strong>à</strong> mesure que l’on avance<br />

vers la société de consommation et que l’on s’approche<br />

255


de notre décennie. Rappelons quelques chiffres : en 1850<br />

la consommation annu<strong>elle</strong> de vin est de 59 litres, <strong>elle</strong><br />

passe <strong>à</strong> 65 litres en 1870 pour atteindre 125 litres en<br />

1909. De 1830 <strong>à</strong> 1910 la consommation annu<strong>elle</strong> individu<strong>elle</strong><br />

s’est élevée de 187 %. Ces chiffres traduisent<br />

la montée du vin ali<strong>ment</strong> lié <strong>à</strong> l’apparition d’un prolétariat<br />

urbain. Puis, de 107,8 litres annuels en 1970, la<br />

consommation chute <strong>à</strong> 73,4 litres par habitant en 1990.<br />

Une estimation de l’enquête ONIVINS-INRA (1991) retient<br />

un scénario dans lequel, de 38 millions d’hectolitres<br />

pour la France en 1990, <strong>elle</strong> se réduirait <strong>à</strong> 28,5 millions<br />

en l’an 2000… Mais, selon cette même enquête la<br />

répartition de la production serait de 15,5 millions pour<br />

les vins d’appellation et de 13 millions pour ceux de<br />

table. Autre<strong>ment</strong> dit, la tendance s’inverse avec le développe<strong>ment</strong><br />

de la société de consommation. Si le vin ali<strong>ment</strong><br />

ne disparaît pas comme certains purent le croire il<br />

y a quelques années, sa part de marché devient plus<br />

faible que c<strong>elle</strong> du vin agré<strong>ment</strong> que nous qualifierons<br />

plutôt de vin plaisir, avec l’émergence d’une nouv<strong>elle</strong><br />

clientèle de buveurs occasionnels s’unisexualisant sur<br />

des modèles d’abord forte<strong>ment</strong> féminisés.<br />

Plusieurs raisons peuvent expliquer cette mutation<br />

de la consommation. Le vin ali<strong>ment</strong> était associé <strong>à</strong> des<br />

catégories populaires constituées de travailleurs de<br />

force imaginant trouver l<strong>à</strong> des calories <strong>à</strong> bon marché<br />

qu’ils pouvaient restituer dans l’effort laborieux. Avec<br />

la mécanisation puis l’automatisation des activités<br />

traditionn<strong>elle</strong>s, avec les change<strong>ment</strong>s structurels économiques,<br />

ces types de travailleurs disparaissent. Les<br />

mutations de l’appareil et des modes de production<br />

entraînent d’autres contraintes dans l’univers du travail :<br />

si l’on peine moins physique<strong>ment</strong>, on doit être plus<br />

concentré sur son labeur, on doit se déplacer plus<br />

256


fréquem<strong>ment</strong> et plus longtemps dans l’espace s’urbanisant<br />

et l’on devient ce que nous appelons des gastrolastress 1…<br />

Cette représentation idéal-typique du mangeur/buveur<br />

exprime les variations de l’imaginaire, c<strong>elle</strong>s des temps<br />

sociaux et c<strong>elle</strong>s des régimes ali<strong>ment</strong>aires.<br />

La médecine du travail, ou tout simple<strong>ment</strong> l’employeur,<br />

dramatise la consommation de vin comme si<br />

c’était <strong>elle</strong> qui provoquait toutes les formes d’alcoolisme<br />

(le stéréotype du prolétaire fréquentant l’assommoir est<br />

encore bien vivant). Le “litre de rouge” déserte les chantiers<br />

et les cantines. Cela n’empêche pas le gastrolastress<br />

de partager une tournée d’apéritif dans un bar avoisinant,<br />

une fois le travail terminé où d’une façon plus privatisée,<br />

lorsqu’il est chez lui et ne risque plus l’alcootest…<br />

1. En inventant ce mot, nous souhaitions exprimer trois idées : c<strong>elle</strong><br />

de gastrôlatrie (individualisme mêlé <strong>à</strong> un refus de ritualiser les<br />

absorptions ali<strong>ment</strong>aires en se laissant porter par les réactions de<br />

son “ventre” – ses “besoins” et son bon fonctionne<strong>ment</strong> –, caractéristiques<br />

valorisées par le manger déstructuré) susceptible de<br />

prendre des formes multiples selon des lieux et des temps sociaux<br />

différents. L’idée de stress intrinsèque <strong>à</strong> l’acteur urbain contemporain<br />

qui “rationalise” et accélère son temps productif rompt avec un<br />

lien social de commensalité et de convivialité et accepte une ali<strong>ment</strong>ation<br />

“déstructurée” perçue comme accentuant un individualisme,<br />

signe de l’“efficacité sociale”. Enfin, la combinaison des deux noms<br />

qui sonne comme le féminin du vieux mot rabelaisien gastrolâtre au<br />

mo<strong>ment</strong> où la société s’unisexualise et où des cycles de production<br />

obligent <strong>à</strong> surveiller son corps. Les professions du secteur tertiaire,<br />

les personnes nées après la Seconde Guerre mondiale (qui sont<br />

moins ritualisées <strong>à</strong> table que leurs aînés) et les habitants des grandes<br />

villes présentent plus fréquem<strong>ment</strong> des profils de gastrolastress.<br />

Pour des informations plus précises sur cette représentation idéaltypique,<br />

nous renvoyons le lecteur <strong>à</strong> notre article “De la présentation<br />

dramatisée des ali<strong>ment</strong>s <strong>à</strong> la représentation de leurs<br />

consommateurs” in Identités des mangeurs - Images des ali<strong>ment</strong>s,<br />

coordonnateur I. Giachetti, CNERNA/CNRS, Polytechnica, Paris, 1996<br />

et Le Mangeur imaginaire, Métailié (<strong>à</strong> paraître).<br />

257


Le gastrolastress – dont les formes de consommation<br />

ali<strong>ment</strong>aire peuvent être multiples – se caractérise par une<br />

modification de son régime selon qu’il se perçoit ou non<br />

en situation de production sociale. Si tel est le cas, il surveille<br />

son corps en se conformant aux principes diététiques<br />

contemporains. Pour mieux produire, pour mieux<br />

agir, pour être plus “performant”, il évite de boire de<br />

l’alcool. Rationalisant son temps de production, il refuse,<br />

pendant la “journée continue”, les mo<strong>ment</strong>s conviviaux<br />

extérieurs <strong>à</strong> l’univers du travail : pas de repas autres que<br />

d’af<strong>faire</strong>s, en dehors des retrouvailles entre collègues ou<br />

du grignotage plus ou moins déstructuré permettant les<br />

cumuls d’activité ! Le temps ordinaire du labeur s’oppose<br />

au temps plus festif du retour au domicile (lorsque le gastrolastress<br />

n’est pas solitaire), <strong>à</strong> celui du week-end ou des<br />

vacances. L’imaginaire du vin et les comporte<strong>ment</strong>s ali<strong>ment</strong>aires<br />

s’en trouvent modifiés. Chez le gastrolastress,<br />

le temps pendant lequel on sacrifie <strong>à</strong> la production<br />

entraîne une méfiance pour tout ce qui est désigné par les<br />

médias comme “mauvais” pour le “coût” de notre corps…<br />

Les consommations alcooliques (et lipidiques) sont surveillées<br />

(surtout dans les professions du tertiaire).<br />

Le soir, retrouvant son domicile, prenant le “temps<br />

de vivre”, le gastrolastress absorbe éventu<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

quelque boisson alcoolisée, mange des produits plus<br />

lipidiques qu’au cours de sa journée (assorti<strong>ment</strong>s accompagnant<br />

l’apéritif, plats préparés en sauce, charcuteries<br />

festives, vin plaisir, etc.). Cela se vérifie davantage<br />

encore le temps du week-end où l’on transgresse volontiers<br />

l’“ordre” diététique induit par la technocratie…<br />

Après le temps du labeur, l’on trouve plaisir <strong>à</strong> déboucher<br />

des bouteilles “amoureuse<strong>ment</strong>” sélectionnées dans<br />

un circuit de distribution donné (issues d’une autarcie<br />

ou d’une solidarité familiale, après une visite <strong>à</strong> un<br />

258


producteur, de la cave personn<strong>elle</strong>, du conseil d’un<br />

caviste, d’un club ou d’une revue, d’un choix complexe<br />

devant les linéaires des GMS, etc.). Ces consommations<br />

ne se conçoivent qu’au sein d’un partage créateur de<br />

liens sociaux, opposé <strong>à</strong> l’individualisme prôné par une<br />

certaine division technique et sociale du travail.<br />

Nous pourrions appliquer cet ethos 2 de gastrolastress<br />

<strong>à</strong> d’autres produits représentant des enjeux nutritionnels<br />

et symboliques importants, comme le sont les produits<br />

lipidiques et les produits sucrés, avec les conséquences<br />

“néfastes” pour l’acteur social “productif” (cholestérol,<br />

embonpoint, risques cardio-vasculaires, diabète, etc.)<br />

que la vision du monde technocratique (que l’on pensait<br />

obsolète depuis les années quatre-vingt mais qui<br />

connaît actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> quelques manifestations résurgentes<br />

!) a trop souvent prêté <strong>à</strong> leur incorporation…<br />

Pour <strong>elle</strong>, le corps ne trouverait son efficacité sociale<br />

– réduite <strong>à</strong> c<strong>elle</strong> de la production – qu’<strong>à</strong> travers son<br />

“dégraissage” comparable <strong>à</strong> celui que doivent subir les<br />

entreprises et les institutions.<br />

2. Nous appelons ethos une représentation typicale construite par le<br />

<strong>cherche</strong>ur et qui <strong>cherche</strong> <strong>à</strong> comprendre et <strong>à</strong> traduire, <strong>à</strong> travers une<br />

forme, le comporte<strong>ment</strong> d’un acteur social (ici le mangeur). Cette forme<br />

résulte de la rencontre entre des forces “centrifuges” – les pulsions,<br />

les passions, l’imaginaire et les interactions de l’ego – et des forces<br />

“centripètes” – civilité, normalisation des images corpor<strong>elle</strong>s,<br />

contraintes diététiques, économiques ou commerciales, cadres<br />

sociaux d’appartenance, etc. – et correspond au “bricolage” de ces<br />

forces de nature différente par le sujet, qui donne ainsi sens <strong>à</strong> sa vie<br />

en inventant des trajectoires originales mais que le socio-analyste<br />

impliqué dans une démarche compréhensive peut rapprocher, comparer,<br />

superposer <strong>à</strong> d’autres pour que l’ethos, toujours significatif, se<br />

transforme en type représentatif. L’ethos s’affirme le lieu d’appréhension<br />

de tous les élé<strong>ment</strong>s recueillis au cours des enquêtes, la<br />

métaphore pédagogique pour en rendre compte de la façon la plus<br />

dynamique et totalisante possible.<br />

259


D’une façon générale, les catégories de buveurs<br />

populaires consom<strong>ment</strong> davantage de vins de qualité<br />

supérieure si leur niveau de vie aug<strong>ment</strong>e. C’est un<br />

moyen d’accéder <strong>à</strong> une distinction prêtée <strong>à</strong> des catégories<br />

sociales plus prestigieuses. La consommation de<br />

vin d’appellation contrôlée par des couches moyennes<br />

de la population traduit le même phénomène.<br />

Bref, la diminution du vin ali<strong>ment</strong> s’explique en partie<br />

par des change<strong>ment</strong>s dans la structure de la population<br />

active, par l’introduction de nouv<strong>elle</strong>s contraintes dans<br />

la production et dans l’espace collectif urbain, par une<br />

relative aug<strong>ment</strong>ation du niveau de vie des catégories<br />

populaires depuis ces dernières décennies (même si la<br />

dynamique des Trente glorieuses s’est arrêtée) qui aspirent<br />

<strong>à</strong> la consommation de signes de prestige ou jugés<br />

comme tels. Cette diminution s’explique aussi par l’entrée<br />

en vin des femmes…<br />

L’ENTRÉE EN VIN <strong>DE</strong>S FEMMES<br />

Historique<strong>ment</strong> trois “tabous”, parfois imbriqués, caractérisent<br />

la dissymétrie entre les consommations du vin<br />

féminines et masculines. Ces trois tabous (dont on repère<br />

encore l’existence dans des fractions âgées des populations<br />

que nous pouvons observer ou interroger) reposent<br />

sur des croyances jugées incompatibles avec des consommations<br />

du breuvage par les femmes. Le vin est vivant ;<br />

le vin est assimilé au sang (souvent de nature divine) ; le<br />

vin “réchauffe les sens”, il apparaît comme une “drogue”<br />

diminuant la contrainte sociale, le senti<strong>ment</strong> de répression<br />

et les formes d’autocensures.<br />

Le vin considéré comme vivant a justifié la première<br />

raison de son interdiction pour les femmes. Elles se<br />

260


endaient en quelque sorte coupables d’adultère par la<br />

consubstantation d’un “sang de nature divine” et d’un<br />

fœtus, dont <strong>elle</strong>s étaient éventu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> porteuses.<br />

Elles risquaient d’engendrer un être “monstrueux”,<br />

c’est-<strong>à</strong>-dire inclassable…<br />

Cette fonction reproductrice s’imbrique dans le<br />

deuxième tabou, celui du sang menstruel (Verdier,<br />

1979). Le vin, assimilé au bon sang divin, s’oppose au<br />

mauvais sang souillé et impur des menstrues. Nous<br />

avons constaté, au cours d’enquêtes récentes dans le Val<br />

de Loire, l’interdiction faite aux jeunes femmes (qui par<br />

ailleurs boivent maintenant du vin) de descendre dans<br />

les caves lorsqu’<strong>elle</strong>s ont leurs règles et d’une façon<br />

générale lorsque le vin “travaille” ; “cela risquerait de<br />

le <strong>faire</strong> tourner” ! (sic).<br />

Le vin “réchauffe les sens”. Dans l’Antiquité, seules<br />

les joueuses de flûte, les courtisanes et les hétaïres en<br />

buvaient dans un contexte d’orgie où l’obéissance aux<br />

sens transgressait les “bonnes règles en usage”. L’association<br />

entre la “femme légère”, la prostituée et le vin<br />

traverse les siècles. Les concubines ou les femmes abandonnées<br />

d’une partie du prolétariat naissant boiront<br />

dans les cafés du XIX e siècle le vin parce que c’était la<br />

seule boisson servie dans ces lieux où <strong>elle</strong>s venaient<br />

“racoler” pour obtenir de quoi survivre (Corbin, 1978).<br />

Leurs contemporaines bourgeoises qui transgressent<br />

l’ordre familial en commettant l’adultère (cf. les pièces<br />

de Vaudeville) boivent, dès leur arrivée dans la garçonnière<br />

abritant les relations “coupables,” un vin de Porto<br />

ou de Madère mis <strong>à</strong> leur disposition par l’amant pour<br />

“réchauffer les sens”… Plus intéressant est le cas des<br />

femmes marginales, artistes, int<strong>elle</strong>ctu<strong>elle</strong>s, riches héritières<br />

– t<strong>elle</strong>s George Sand ou les “garçonnes” des années<br />

folles – qui, buvant comme des hommes, expri<strong>ment</strong> une<br />

261


contestation d’un certain ordre politique, philosophique,<br />

artistique, phallocratique. L’absorption du vin représente<br />

d’un certain point de vue le “signe” de la libération<br />

féminine. La levée des interdits buccaux (boissons,<br />

tabac) s’accompagne du droit de dire ce que l’on pense<br />

et ressent.<br />

Nous ne pouvons traiter ici l’ensemble de la dynamique<br />

féministe se développant depuis quelques<br />

décennies. Contentons-nous de signaler, vers les années<br />

soixante-dix, sa congruence, concernant les usages et<br />

les représentations du vin, avec l’émergence du consumérisme<br />

et d’une certaine <strong>ment</strong>alité technocratique. La<br />

transformation de la femme “reproductrice” en femme<br />

“productrice” (Fischler, 1990) s’accompagne de leur<br />

“entrée en vin” (Corbeau, 1993b). Une partie d’entre<br />

<strong>elle</strong>s en boivent alors régulière<strong>ment</strong>, mais la majorité<br />

des buveuses, de plus en plus nombreuses, le font occasionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong>,<br />

surtout <strong>à</strong> partir des années quatre-vingt<br />

(ONIVINS, 1995). L’émergence de cette nouv<strong>elle</strong> clientèle<br />

féminine modifie les pratiques du vin, exprime de<br />

nouv<strong>elle</strong>s préférences pour certaines saveurs… La levée<br />

de l’interdiction faite aux femmes de consommer du vin<br />

se traduit par la re<strong>cherche</strong> de nouv<strong>elle</strong>s caractéristiques<br />

de la boisson et par l’apparition d’un nouveau vocabulaire<br />

descriptif. Tous deux permettent d’échapper aux<br />

tabous dont les mères de ces buveuses étaient encore<br />

victimes…<br />

On occulte la fer<strong>ment</strong>ation, c’est-<strong>à</strong>-dire le côté vivant<br />

du vin et son aspect incontrôlable. Le vin se boit primeur,<br />

nouveau, jeune. L’imaginaire attribue <strong>à</strong> leur incorporation<br />

des vertus contre le vieillisse<strong>ment</strong>, cette angoisse<br />

liée <strong>à</strong> la condition humaine et plus particulière<strong>ment</strong><br />

exacerbée par la société technocratique. On insiste aussi<br />

262


sur l’aspect fruité, acidulé de la boisson entraînée du<br />

côté des jus de fruits. Qui plus est, le fruit caractérisant<br />

le vin n’est plus forcé<strong>ment</strong> le raisin. On re<strong>cherche</strong> le<br />

goût framboisé, celui du cassis, du coing, de la banane,<br />

ou plus récem<strong>ment</strong> de nouveaux fruits exotiques. Toutes<br />

ces références éloignent le spectre d’un quelconque<br />

alcoolisme… Parallèle<strong>ment</strong> on valorise la légèreté du vin.<br />

On préfère l’émotion gustative <strong>à</strong> c<strong>elle</strong>s qu’entraînent le<br />

degré d’alcool et la subtilité résultant de l’âge du breuvage.<br />

Cela satisfait la revendication d’un plaisir immédiat<br />

et superficiel conséquent d’une socialisation gustative<br />

standardisée ou d’une absence de socialisation, car une<br />

immense majorité de ces nouv<strong>elle</strong>s consommatrices féminines<br />

s’inscrit dans une cohorte qui n’a pas appris le<br />

vin au sein de la famille. Cette quête de légèreté du vin<br />

permet de continuer son activité professionn<strong>elle</strong> sans<br />

aucun “dysfonctionne<strong>ment</strong>” après le repas, voire pendant<br />

celui-ci. Cet aspect séduit la conception technocratique<br />

de la production. Les compagnons de ces femmes (lorsqu’il<br />

s’agit de catégories socio-cultur<strong>elle</strong>s plutôt privilégiées)<br />

<strong>cherche</strong>nt aussi dans leur vin quotidien cette<br />

légèreté renvoyant au succès de la vitesse et de l’ubiquité<br />

comme valeurs centrales d’une société fondée sur la<br />

compétition. La nouv<strong>elle</strong> conception du vin – induite<br />

par la féminisation de sa clientèle – rejoint la lipophobie<br />

ambiante au sein de l’émergence d’un nouveau modèle<br />

d’ali<strong>ment</strong>ation de la fin des années soixante-dix, le<br />

nourrissant léger ! Au plaisir gustatif s’ajoute l’hédonisme<br />

d’un corps non “perturbé” par une graisse superflue,<br />

une quelconque toxine ou une alcoolémie. On<br />

revendique alors une nécessaire information pour sa<br />

sécurité (entendez la santé). Cela explique en partie le<br />

passage d’une consommation de vin de table anonyme<br />

263


<strong>à</strong> c<strong>elle</strong> du VDQS 3, des vins d’AOC 4 et plus récem<strong>ment</strong> <strong>à</strong><br />

la mode des vins de pays. Les femmes réclamant la<br />

propriété de leur corps souhaitent connaître l’origine et<br />

les conséquences de tout ce qui le pénètre. L’authentification<br />

du produit ali<strong>ment</strong>aire ingurgité diminue l’anxiété<br />

de la consubstantialité. Le féminisme s’imbrique dans<br />

le consumérisme en réclamant (comme les technocrates)<br />

une transparence de l’information. L’étiquetage du vin<br />

se modifie (Corbeau, 1993b) ; il <strong>ment</strong>ionne les cépages,<br />

le terroir, valorise le savoir-<strong>faire</strong>, sort le produit de<br />

l’anonymat satisfaisant les revendications écologistes.<br />

La contre-étiquette apparaît, l’hédonisme s’épanouit<br />

dans la consommation sécurisante d’un vin plaisir.<br />

Si les femmes jouent un rôle essentiel dans ces nouv<strong>elle</strong>s<br />

conceptions du vin, <strong>elle</strong>s ont pour alliée une<br />

majorité grandissante de consommateurs, particulière<strong>ment</strong><br />

lorsqu’ils sont occasionnels, ce qui accentue le<br />

caractère festif du vin plaisir.<br />

A NOUVELLE GÉNÉRATION, NOUVELLES CONCEPTIONS<br />

DU VIN<br />

Par ailleurs, de plus en plus de jeunes consommatrices<br />

apprennent ou ont appris <strong>à</strong> déguster le vin dans leur<br />

famille. Enfin, après les symboliques de vitesse, d’ubiquité<br />

valorisant la légèreté dans les années quatre-vingt,<br />

quatre-vingt-dix, se développent de nouveaux modèles<br />

privilégiant la performance (Ehrenberg, 1991), l’extrême<br />

(Baudry, 1991), le risque (Le Breton, 1991), la défonce,<br />

l’excès… La culpabilité lié aux tabous du vin n’est<br />

3. Vins délimités de qualité supérieure.<br />

4. Appellation d’origine contrôlée.<br />

264


plus d’actualité. On re<strong>cherche</strong> tout ce qui entraîne des<br />

sensations fortes en bouche et après avoir bu. C’est la<br />

mode de l’effervescent qui stimule les papilles, c’est<br />

l’attirance pour des vins plus forts, très typés, très aromatisés,<br />

etc.<br />

Une nouv<strong>elle</strong> génération de buveurs et de buveuses<br />

émerge. C’est <strong>elle</strong> que nous avons interrogée 5. Nous<br />

livrons rapide<strong>ment</strong> les multiples conceptions du vin<br />

qu’<strong>elle</strong> exprime.<br />

L’analyse des discours de nos locuteurs permet de<br />

distinguer six catégories s’appliquant au vin. Certaines<br />

recoupent des comporte<strong>ment</strong>s étudiés dans notre approche<br />

historique.<br />

C’est le cas de la première, le vin ali<strong>ment</strong>, qui est<br />

quelque peu taboue. Les différents partenaires de la<br />

filière l’évoquent de moins en moins, comme si <strong>elle</strong><br />

rappelait de mauvais souvenirs liés <strong>à</strong> l’émergence d’un<br />

prolétariat urbain ou <strong>à</strong> la misère paysanne de ces derniers<br />

siècles. Des personnes aux revenus modestes, ou de<br />

vieux agriculteurs expri<strong>ment</strong> pourtant facile<strong>ment</strong> cette<br />

qualité. Par ailleurs, des commerciaux nous ont confié<br />

qu’ils n’écartaient pas l’émergence de stratégies de<br />

commercialisation internationales recentrées sur cette<br />

particularité du fer<strong>ment</strong> divin. Les milieux professionnels<br />

de l’œnologie et de la somm<strong>elle</strong>rie rejettent actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

cette conception du vin évoquant des images<br />

répulsives de “gros rouge qui tache”. Soulignons que la<br />

dynamique de paupérisation qui frappe actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

notre société urbaine théâtralise, de façon tragique, la<br />

résurgence de cette fonction ali<strong>ment</strong>aire du vin pour<br />

des populations marginales et sans ressources.<br />

5. Enquête menée d’abord dans le cadre du programme ali<strong>ment</strong><br />

demain autour de la notion de “grand vin” et maintenant en collaboration<br />

avec l’ONIVINS.<br />

265


La deuxième catégorie serait c<strong>elle</strong> du vin plaisir.<br />

Nous avons vu que c’est un modèle porté par les femmes.<br />

Un certain hédonisme s’associe <strong>à</strong> l’idée de grand vin,<br />

lorsque nous les interrogeons et qu’<strong>elle</strong>s répondent en<br />

évoquant des sensations gustatives ou des images de<br />

plaisirs conviviaux… Les bulles participent <strong>à</strong> ce senti<strong>ment</strong><br />

de plaisir ainsi qu’un goût ponctuel pour l’ivreté<br />

chez le/la gastrolastress.<br />

Le vin culture prend différentes formes : il recoupe<br />

des processus de distinction d’élites désirant signifier<br />

leur “bon goût” et leur érudition de gourmet (modèle<br />

gastronomique bourgeois, Lambert, 1987). Il correspond<br />

aussi <strong>à</strong> des formes plus nouv<strong>elle</strong>s de “collectionneurs”<br />

<strong>à</strong> l’affût des nouveautés, des “vins de pays” ou<br />

d’autres pays… La culture devient alors réseau permettant<br />

l’accès au différent, au bizarre, au marginal grâce<br />

aux informations d’un producteur, d’un restaurateur,<br />

d’un spécialiste plus ou moins proche. Enfin, des acteurs<br />

de la filière développent une connaissance du vin sans<br />

aucun préalable de distinction sociale, avec seule<strong>ment</strong><br />

le respect d’un acte symbolique renvoyant <strong>à</strong> toute une<br />

histoire cultur<strong>elle</strong> et affective <strong>à</strong> laqu<strong>elle</strong> ils participent.<br />

Ceux-l<strong>à</strong> s’inscrivent volontiers dans des clubs ou des<br />

séances de dégustation.<br />

Le vin agré<strong>ment</strong> combine le vin culture et le vin<br />

plaisir puisque les buveurs entretiennent un rapport<br />

distancié <strong>à</strong> la boisson que l’on apprécie, mais en codifiant<br />

assez stricte<strong>ment</strong> son absorption, <strong>à</strong> la manière des<br />

aristocrates de la civilisation du vin.<br />

Le vin magique est perçu de manière positive ou<br />

négative. Il se réfère aux images de santé et de maladie.<br />

La représentation natur<strong>elle</strong> s’oppose alors <strong>à</strong> c<strong>elle</strong> du<br />

breuvage “trafiqué”. Mais, surtout, le consommateur<br />

exprime ce sens magique en évoquant des modèles<br />

266


culturels qui connotèrent le vin comme bon ou mauvais<br />

(familles d’abstinents ou familles ritualisant une<br />

éducation gustative en partageant la boisson), ou en<br />

récupérant les discours médiatiques tantôt favorables<br />

<strong>à</strong> la consommation – modérée – de vin qui “écarte les<br />

tromboses”, s’imbrique dans des variantes de la nouv<strong>elle</strong><br />

mode du régime méditerranéen, etc. ; tantôt (de<br />

façon plus fréquente et agressive) qui lui sont hostiles.<br />

Le vin, produit économique, constitue la dernière<br />

catégorie apparue <strong>à</strong> travers les discours de nos locuteurs.<br />

Produit en crise pour les acteurs de la filière, il<br />

devient produit de spéculation chez certains consommateurs<br />

exprimant au futur sa valeur d’usage en espérant<br />

que ce déplace<strong>ment</strong> temporel se transformera en<br />

place<strong>ment</strong> financier…<br />

Sans doute est-ce une gageure que de vouloir appréhender<br />

la totalité des comporte<strong>ment</strong>s relatifs <strong>à</strong> la<br />

consommation de vin et de vouloir les restituer d’une<br />

façon si rapide et succincte. Il va de soi que nous ne<br />

revendiquons nulle<strong>ment</strong> l’exhaustivité. Il s’agit simple<strong>ment</strong><br />

de donner au lecteur des pistes issues de notre<br />

travail d’enquêteur, de lui proposer des principes<br />

méthodologiques permettant un ordonnance<strong>ment</strong> efficace<br />

de toutes ces informations pour accéder <strong>à</strong> une<br />

meilleure connaissance du buveur forcé<strong>ment</strong> pluriel.<br />

En proposant le modèle du gastrolastress qui s’applique<br />

bien au consommateur contemporain, nous espérons<br />

avoir montré combien la situation de la rencontre entre<br />

l’acteur social et le produit est essenti<strong>elle</strong> dans la genèse<br />

de représentations du vin. Nous soulignons aussi com<strong>ment</strong><br />

la prise en compte de ces rencontres, d’une façon diachronique<br />

et synchronique, permet la reconstruction<br />

267


de typologies dynamiques, de logiques sociales soustendues<br />

par l’imaginaire.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

BAUDRY Patrick, Le Corps extrême. Approche sociologique<br />

des conduites <strong>à</strong> risque, L’Harmattan, Paris, 1991.<br />

BOLOGNE Jean-Claude, Histoire morale et cultur<strong>elle</strong> de nos<br />

boissons, Robert Laffont, Paris, 1991.<br />

CORBIN Alain, Les Filles de noces, Aubier, Paris, 1978.<br />

CORBEAU Jean-Pierre, “Rituels ali<strong>ment</strong>aires et mutations<br />

sociales”, in Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCII,<br />

PUF, Paris, 1992, p. 101-120.<br />

CORBEAU Jean-Pierre, “Les distinctions du boire”, in Missives,<br />

juin 93, déc. 93, Paris.<br />

EHRENBERG Alain, Le Culte de la performance, Calmann-<br />

Lévy, Paris, 1991.<br />

FOURNIER Dominique, Le Fer<strong>ment</strong> divin et ONOFRIO Salvatore<br />

(D’), Maison des sciences de l’homme, Paris, 1991.<br />

FISCHLER Claude, L’Homnivore, Odile Jacob, Paris, 1990.<br />

GAUTIER Jean-François, Histoire du vin, PUF, coll. “Que saisje<br />

?”, Paris, 1992.<br />

LAMBERT Jean-Louis, L’Evolution des modèles de consommation<br />

ali<strong>ment</strong>aire en France, Lavoisier, Paris, 1987.<br />

LE BRETON David, Passions du risque, Métailié, Paris, 1991.<br />

NAHOUM-GRAPPE Véronique, La Culture de l’ivresse. Essai<br />

de phénoménologie historique, Quai Voltaire, Paris, 1991.<br />

ONFRAY Michel, La Raison gourmande, Grasset, Paris, 1995.<br />

ONIVINS-INRA, AIGRAIN Patrick, BOULET Daniel, LAMBERT Jean-<br />

Louis, LAPORTE Jean-Pierre, La Consommation de vin en<br />

France en 1990, ONIVINS-INRA, Montpellier, 1991.<br />

ONIVINS-INRA, BOULET Daniel, LAPORTE Jean-Pierre,<br />

AIGRAIN Patrick, LALANNE Jean-Bernard, L’Evolution des<br />

comporte<strong>ment</strong>s de consommation du vin en France, ONIVINS-<br />

INRA, Division Etudes et Marchés.<br />

SIMMEL Georg, Sociologie et épistémologie, PUF, Paris, 1981.<br />

VERDIER Yvonne, Façons de dire, façons de <strong>faire</strong>. La laveuse,<br />

la couturière, la cuisinière, Gallimard, Paris, 1979.


DOCUMENT


LE MENU<br />

BARONNE STAFFE<br />

RÈGLES DU SAVOIR-VIVRE<br />

DANS LA SOCIÉTÉ MO<strong>DE</strong>RNE<br />

A Paris, le menu est plutôt délicat et varié qu’abondant :<br />

dans quelques provinces, <strong>à</strong> la campagne, c’est le contraire,<br />

mais tout dépend des ressources des lieux, le plus souvent.<br />

Le poisson est, pour ainsi dire, de rigueur dans un<br />

dîner un peu cérémonieux, depuis les Romains, les habitants<br />

des ondes étant en faveur sur les tables recherchées.<br />

“Le poisson, dit Montaigne, a toujours eu ce privilège<br />

que les grands se meslent de le sçavoir apprêter.”<br />

S’il est de b<strong>elle</strong> taille, on le sert sur un plat, dont les bords<br />

sont couverts des fleurs de la saison ; il est accompagné<br />

de deux sauces différentes. “C’est la sauce qui fait le<br />

poisson.”<br />

Tel qui adore le brochet sauce hollandaise ne peut le<br />

souffrir <strong>à</strong> la sauce blanche, et vice versa.<br />

Les entrées sont composées <strong>à</strong> l’aide de viandes de<br />

boucherie, de volailles ou de gibier <strong>à</strong> plumes et <strong>à</strong> poil.<br />

Le rôti, comme le poisson, est, autant que possible, de<br />

b<strong>elle</strong>s dimensions. Les légumes doivent être ceux de la<br />

saison : en hiver, des cardons, des épinards, voire des<br />

choux de Brux<strong>elle</strong>s, des céleris, etc.<br />

Les entremets sucrés sont confectionnés avec le plus<br />

grand soin, même les plus simples d’entre eux, qui ont<br />

271


leur valeur, s’ils sont très fins et très délicats. Le dessert<br />

est abondant, si <strong>faire</strong> se peut ; les fruits sont très mûrs et<br />

sans tache, les compotes sans défaut. Les bonbons et les<br />

gâteaux seront parfaits ou brilleront… par leur absence.<br />

N. B. Les hors-d’œuvre sont proscrits des dîners, on<br />

ne les retrouve qu’au déjeuner et, l<strong>à</strong>, ils regagnent le<br />

terrain perdu le soir.<br />

Voici l’ordre dans lequel se servent les plats. Le ou les<br />

relevés : le poisson d’abord ; s’il y a un autre relevé,<br />

filet de bœuf par exemple (ou simple pièce de bœuf), il<br />

ne vient qu’en second lieu. Les entrées après ; deux pour<br />

un relevé, quatre pour deux relevés. Elles se composent<br />

de ragoûts, tels que des poulardes <strong>à</strong> la financière, des<br />

salmis de perdreaux, des ris de veau piqués sur une<br />

litière de chicorée, un lièvre en civet, etc., etc. Puis les<br />

rôts – car on en sert jusqu’<strong>à</strong> trois, mais un seul suffit :<br />

gelinottes de Russie, écrevisses <strong>à</strong> la bordelaise, jambon<br />

d’York <strong>à</strong> la gelée, ou un simple poulet, bien blanc, bien<br />

tendre. – La salade. – Les légumes, un ou deux. Les entremets<br />

sucrés, deux ou quatre, ou un seul. – Les glaces<br />

(<strong>elle</strong>s ne sont pas indispensables). Le dessert : on offre<br />

d’abord les fruits crus, puis les compotes, les confitures ;<br />

viennent après les gâteaux, les bonbons et les fruits confits.<br />

Les vins sont présentés dans l’ordre suivant : après le<br />

potage le vin de Madère, ou le vin du Cap, ou le vin de<br />

Sicile – ou le vin ordinaire. Pendant le premier service,<br />

les deuxièmes crus de Bordeaux ou de Bourgogne – ou<br />

continuation du vin ordinaire.<br />

Avant le rôti, les vins de Château-Yquem ou du Rhin.<br />

(Nulle<strong>ment</strong> obligatoire.) Pendant le second service, les<br />

grands crus de Bordeaux ou de Bourgogne, ou du vin un<br />

peu supérieur <strong>à</strong> l’ordinaire.<br />

Avec les entremets sucrés le vin de Xeres ; pendant<br />

le dessert les vins de Muscat, d’Alicante (blanc), de<br />

272


Malvoisie, de Constance, de Tokay, etc. – ou de Grenache,<br />

de Banyuls, etc.<br />

Dans bien des maisons, les vins de Champagne secs et<br />

doux sont présentés dès le début du dîner, frappés ou non<br />

frappés – quelques personnes ayant l’habitude d’arroser<br />

tout leur repas de ce vin pétillant.<br />

Ajoutons bien vite – mais il fallait donner des renseigne<strong>ment</strong>s<br />

pour tous les goûts et pour tout le monde –<br />

que, dans les maisons où l’on a de véritables traditions<br />

gastronomiques, les vins sont parfaits, mais non variés <strong>à</strong><br />

l’infini. Vin du Cap, deux sortes de vin de Bordeaux et<br />

deux sortes de vin de Bourgogne (plus d’un convive ne<br />

supportant que l’un ou l’autre), du vin de Chypre et, <strong>à</strong> la<br />

fin, le dessert presque terminé, du vin doux de Champagne,<br />

cette étincelante boisson du vieux sol gaulois semblant<br />

indispensable pour bien terminer un dîner français.<br />

COMMENT ON MANGE<br />

Lorsqu’on a du monde <strong>à</strong> dîner (et en tous temps, du reste),<br />

que l’on fasse servir le potage d’avance ou qu’on le<br />

serve soi-même, ou – s’il y en a deux – que le domestique<br />

vienne demander <strong>à</strong> chaque convive lequel il préfère,<br />

il ne faut jamais remplir l’assiette <strong>à</strong> soupe ; les<br />

trois quarts d’une grande cuillerée <strong>à</strong> potage, t<strong>elle</strong> est la<br />

mesure suffisante, et on peut encore la réduire.<br />

On ne doit pas redemander de potage. L’usage, comme<br />

presque toujours, a ses raisons sérieuses d’exister. Une<br />

trop grande quantité absorbée de ce mets, presque liquide,<br />

chargerait l’estomac, le remplirait immédiate<strong>ment</strong> et le<br />

rendrait incapable de recevoir d’autres ali<strong>ment</strong>s.<br />

Il reste toujours un peu de potage au fond de l’assiette,<br />

par la raison qu’on ne peut incliner c<strong>elle</strong>-ci pour recueillir<br />

273


jusqu’<strong>à</strong> la dernière goutte du potage, encore bien moins<br />

verser ce qu’<strong>elle</strong> peut encore contenir dans sa cuiller…<br />

comme font quelques personnes, pour ne rien perdre.<br />

Il serait bon d’observer ces règles en famille, afin de<br />

ne jamais se laisser emporter, dans le monde, par ce qu’on<br />

app<strong>elle</strong> si juste<strong>ment</strong> la force de l’habitude.<br />

Tous les fruits se pèlent et se mangent <strong>à</strong> l’aide du<br />

couteau et de la fourchette <strong>à</strong> dessert : le quartier de pomme,<br />

de pêche ou de poire, etc., est piqué avec la fourchette<br />

tenue de la main gauche, le couteau de la main droite.<br />

On enlève ainsi la pelure, l’intérieur du fruit, puis on<br />

découpe le quartier épluché, comme on fait d’un morceau<br />

de viande. Les tartes, les gâteaux, etc., se mangent de<br />

la même façon.<br />

Il est inutile, je pense, de dire qu’on rompt son pain.<br />

Pourquoi ne pas le couper ? Parce que des particules de<br />

la croûte pourraient, sous l’effort du couteau, sauter dans<br />

les yeux des voisins, sur les épaules nues des voisines.<br />

La prescription de briser la coquille des œufs n’est<br />

pas plus mystérieuse, <strong>à</strong> ce que je crois. On la met en<br />

pièces, afin qu’<strong>elle</strong> ne roule pas de droite ou de gauche<br />

sur les habits des voisins, qu’<strong>elle</strong> pourrait tacher.<br />

Puisqu’on ne touche rien, il va sans dire qu’on ne<br />

porte pas l’asperge <strong>à</strong> sa bouche, mais qu’on en tranche<br />

l’extrémité verte <strong>à</strong> l’aide du couteau et de la fourchette,<br />

que cette pointe est introduite dans la bouche avec le<br />

secours de la fourchette.<br />

Est-il bien utile de dire qu’on ne déplie pas entière<strong>ment</strong><br />

sa serviette ? On l’étend sur ses genoux dans sa<br />

longueur, mais on la laisse pliée en trois. On ne l’attache<br />

jamais (cela découle de ce qui précède) <strong>à</strong> son corsage<br />

ou <strong>à</strong> sa boutonnière. A la fin du dîner, on dépose sa serviette<br />

auprès de son assiette sans la replier, mais aussi de<br />

façon <strong>à</strong> ne pas en former un monceau trop volumineux.<br />

274


Je ne ferai pas <strong>à</strong> mes lecteurs l’injure de leur recommander<br />

de ne pas porter les os <strong>à</strong> leur bouche. On détache<br />

propre<strong>ment</strong> et habile<strong>ment</strong> la viande qui y adhère et, s’il<br />

le faut, on abandonne les parties qui viendraient trop<br />

difficile<strong>ment</strong>. On ne prend pas non plus son couteau<br />

par la lame pour trancher avec plus de force, en soutenant<br />

l’os d’une main. Le couteau n’est jamais saisi que<br />

par le manche et, encore une fois, on ne touche absolu<strong>ment</strong><br />

que le pain avec ses doigts.<br />

On n’invite jamais personne <strong>à</strong> “prendre un verre”, mais<br />

bien <strong>à</strong> “prendre un verre de vin, de bière ou de liqueur”.<br />

On ne dit pas non plus : Voulez-vous manger un raisin,<br />

mais une grappe de raisin ou, <strong>à</strong> la rigueur, du raisin. Il<br />

faut dire aussi : “Du vin de Champagne, de Bordeaux ou<br />

de Bourgogne”, et non “du champagne, du bordeaux ou<br />

du bourgogne”.<br />

Comme il faut prendre garde de commettre des maladresses,<br />

dont les voisins pourraient souffrir, on ne<br />

parle pas pendant qu’on se sert.<br />

Il y a des personnes qui savent qu’<strong>elle</strong>s doivent rompre<br />

leur pain et non le couper, mais qui mordent <strong>à</strong> même ce<br />

pain ou le brisent en morceaux trop gros ; cela est, pourtant,<br />

encore plus <strong>à</strong> éviter que de le couper.<br />

Il est nécessaire d’avoir de petites p<strong>elle</strong>s <strong>à</strong> sel posées<br />

en travers sur la salière ; les petits ustensiles nécessaires<br />

et divers dans les raviers qui contiennent les horsd’œuvre<br />

; des fourchettes dans les plats que l’on passe ;<br />

des cuillers, quand il y a lieu, etc., car jamais on ne doit<br />

<strong>faire</strong> usage, pour prendre quelque chose <strong>à</strong> table, du<br />

couteau personnel, encore bien moins de sa fourchette.<br />

On ne porte jamais le couteau <strong>à</strong> sa bouche, il est donc<br />

indispensable d’avoir des couverts <strong>à</strong> dessert. Tous ces<br />

ustensiles peuvent être très simples ; mais on tâchera, si<br />

l’on reçoit, et même pour la vie de famille, quand on le<br />

275


pourra, d’être pourvu de toutes les choses nécessaires,<br />

pour manger selon les règles du savoir-vivre. Il vaut<br />

mieux se refuser certaines superfluités et acquérir le<br />

service de table complet. Rien n’a meilleur air que cette<br />

élégance.<br />

Quand on mange des cerises ou tout autre fruit <strong>à</strong> noyau,<br />

qui ne se découpe pas, il ne faut pas cracher ses noyaux<br />

dans l’assiette, ni les recueillir avec la main pour les<br />

déposer dans l’assiette, mais approcher la cuiller <strong>à</strong> dessert<br />

de sa bouche, y déposer le noyau – petite opération facile<br />

<strong>à</strong> <strong>faire</strong> avec les lèvres – et, de l<strong>à</strong>, remettre le noyau dans<br />

l’assiette. Exercez-vous en famille, et vous exécuterez<br />

tous ces mouve<strong>ment</strong>s avec une aisance véritable et<br />

gracieuse.<br />

Si l’on venait <strong>à</strong> laisser tomber son couteau ou sa<br />

fourchette, on redemanderait un autre couvert au domestique<br />

; dans les maisons où l’on craindrait qu’il n’y eût<br />

pas de couverts de rechange, ou si les gens du logis changeaient<br />

eux-mêmes les assiettes des convives, on se<br />

bornerait <strong>à</strong> ramasser l’objet tombé et <strong>à</strong> l’essuyer <strong>à</strong> l’aide<br />

d’un peu de mie de pain, qu’on déposerait sur le bord<br />

de son assiette.<br />

On ne boit jamais dans sa soucoupe. On dépose toujours<br />

aussi, dans cette soucoupe, la cuiller <strong>à</strong> thé ou <strong>à</strong><br />

café ; si on la laissait dans la tasse, il arriverait des accidents<br />

et des bris de vaiss<strong>elle</strong>.<br />

Il y a des gens qui tournent le dos <strong>à</strong> leur voisin de<br />

droite, pour parler plus aisé<strong>ment</strong> <strong>à</strong> leur voisin de gauche<br />

ou vice versa ; rien n’est plus impoli pour le voisin négligé.<br />

Il faut se tenir droit, face <strong>à</strong> la table, inclinant seule<strong>ment</strong><br />

son visage <strong>à</strong> droite ou <strong>à</strong> gauche. La raideur est <strong>à</strong> éviter,<br />

mais on ne doit pas se pencher sur son assiette.<br />

Il n’est rien d’aussi sot que de refuser d’un plat qu’on<br />

vous offre, en expliquant qu’“il ne vous réussit pas”.<br />

276


On remercie simple<strong>ment</strong> sans rien ajouter. Les maîtres<br />

du logis ne doivent pas insister ; il est aisé <strong>à</strong> comprendre<br />

que, si un invité ne veut pas manger d’un mets, c’est qu’il<br />

a pour cela des raisons qu’il est inutile de lui <strong>faire</strong> donner.<br />

Si votre voisin de table est ennuyeux, prenez votre<br />

mal en patience, un dîner est bientôt passé. Son manque<br />

d’agré<strong>ment</strong> ne vous dispense nulle<strong>ment</strong> de politesse<br />

envers lui. Parlez-lui de choses <strong>à</strong> sa portée qui puissent<br />

l’intéresser, vous vous distrairez en même temps, et peutêtre<br />

ferez-vous jaillir une étinc<strong>elle</strong> de cet esprit engourdi.<br />

Ajouterai-je une réflexion qui pourra paraître réaliste<br />

? L’antique civilité, puérile et honnête, défendait<br />

de se moucher <strong>à</strong> table, dans sa serviette. La politesse<br />

moderne doit indiquer la façon de se moucher <strong>à</strong> table,<br />

dans son mouchoir.<br />

Bien qu’on ne commette pas la maladresse d’aller dans<br />

le monde, quand on est enrhumé du cerveau, il arrive<br />

qu’on éprouve le besoin de se moucher <strong>à</strong> table, comme<br />

dans la solitude. Mais comme il faut toujours éviter de<br />

gêner autrui et qu’ici on pourrait exciter un mouve<strong>ment</strong><br />

de dégoût, on tirera son mouchoir de sa poche furtive<strong>ment</strong>,<br />

et on s’en servira tout douce<strong>ment</strong> et même sans<br />

bruit, de manière <strong>à</strong> n’éveiller chez le voisin aucune idée<br />

désagréable et naturaliste. Par la raison qu’on doit se garder<br />

d’attirer l’attention en cette circonstance, il ne faut pas<br />

se retourner, pour se moucher, comme font les ignorants<br />

de la science mondaine, lesquels agissent ainsi en vertu<br />

d’une civilité puérile et villageoise, <strong>à</strong> la façon de ceux qui<br />

regardent l’ourlet de leur mouchoir, de crainte de se moucher<br />

<strong>à</strong> l’endroit. Ce sont les choses qui vous font immédiate<strong>ment</strong><br />

coter dans le monde, qui vous classent tout de<br />

suite dans l’esprit des gens chics.<br />

Le même respect des autres et la même coquetterie<br />

bien entendue empêcheront les convives de sucer leurs<br />

277


dents, avec une intention trop évidente de les débarrasser<br />

des particules de nourriture qui pourraient y adhérer ; de<br />

passer la langue sur leurs lèvres, de se pourlécher comme<br />

des chats gourmands.<br />

En un mot, en présence d’un étranger, d’un ami, d’une<br />

femme bien-aimée, d’un enfant, même, on veillera assez<br />

sur soi-même pour ne jamais étaler ses petites misères<br />

au grand jour.


ONT PARTICIPÉ A CE NUMÉRO<br />

<strong>DE</strong> L’<strong>INTERNATIONALE</strong> <strong>DE</strong> L’IMAGINAIRE<br />

JEAN-PIERRE POULAIN<br />

Sociologue et anthropologue, il enseigne au Centre d’étude<br />

du tourisme et des industries de l’accueil (CETIA) de l’université<br />

de Toulouse-le Mirail, où il est égale<strong>ment</strong> responsable de<br />

la Cellule de re<strong>cherche</strong> ingénierie, tourisme, hôt<strong>elle</strong>rie, ali<strong>ment</strong>ation<br />

(CRITHA). Avec Jean-pierre Corbeau, il coanime le<br />

comité de re<strong>cherche</strong> n° 17 : “Sociologie et anthropologie de<br />

l’ali<strong>ment</strong>ation” de l’Association internationale des sociologues<br />

de langue française (AISLF). On lui doit avec Edmond<br />

Neirinck une Histoire de la cuisine et des cuisiniers, techniques<br />

culinaires et pratiques de table en France du Moyen<br />

Age <strong>à</strong> nos jours (Lanore), ainsi qu’une série d’ouvrages sur<br />

les cuisines régionales françaises (Privat). Il prépare une<br />

Sociologie de la cuisine et des manières de tables (coéd.<br />

Presses universitaires du Mirail et éditions Lanore) et, avec<br />

Nguyen Va Man, Les Traditions gastronomiques du Viêtnam<br />

(Lanore).<br />

JEAN-PAUL ARON † (INÉDIT)<br />

Homme de lettres et universitaire. Auteur de nombreux<br />

ouvrages dont La Sensibilité ali<strong>ment</strong>aire <strong>à</strong> Paris au XIX e siècle<br />

(1967) et Le Mangeur du XIX e siècle (1973).<br />

JEAN-JACQUES BOUTAUD<br />

Maître de conférences <strong>à</strong> l’université de Bourgogne, il dirige le<br />

Laboratoire sur l’image, les médiations et la communication<br />

internationale (LIMCI) <strong>à</strong> Dijon et anime, comme vice-président,<br />

279


un programme européen de re<strong>cherche</strong>s sur les médias depuis<br />

1992. Il est l’auteur de Sémiotique et communication : du<br />

signe au sens, <strong>à</strong> paraître chez L’Harmattan.<br />

PASCAL DIBIE<br />

Ethnologue, maître de conférences <strong>à</strong> l’université Paris VII-<br />

Denis Diderot.<br />

JEAN-PIERRE CORBEAU<br />

Professeur de sociologie <strong>à</strong> l’université de Tours, coresponsable<br />

du centre de re<strong>cherche</strong> n° 17 de l’AISLF, “Sociologie<br />

et anthropologie de l’ali<strong>ment</strong>ation”. Membre du CNERNA et<br />

coauteur d’Identités des mangeurs. Images des ali<strong>ment</strong>s<br />

(Polytechnica, 1996). Il publie Le Mangeur imaginaire aux<br />

éditions Métailié (second semestre 1997).<br />

MARIE-NOËLLE CHAMOUX<br />

Chargée de re<strong>cherche</strong>. Centre national de la re<strong>cherche</strong> scientifique.<br />

Centre d’étude des langues indigènes d’Amérique.<br />

ANDRÉ-MARCEL D’ANS<br />

Anthropologue, professeur <strong>à</strong> l’université Paris VII-Jussieu.<br />

PAULETTE ROULON-DOKO<br />

Directeur de re<strong>cherche</strong> au CNRS (UMR 158-Lacan). Docteur<br />

en linguistique et docteur d’Etat en ethnolinguistique, <strong>elle</strong><br />

étudie depuis 1970 la langue et la culture des Gbaya ’bodoe,<br />

parmi lesquels <strong>elle</strong> a longtemps séjourné et dont <strong>elle</strong> parle<br />

couram<strong>ment</strong> la langue.<br />

CLAU<strong>DE</strong> THOUVENOT<br />

Directeur de re<strong>cherche</strong> au CNRS.<br />

FRANÇOISE AUBAILE-SALLENAVE<br />

CNRS, URA 882 Laboratoire d’ethnobiologie-biogéographie.<br />

Muséum national d’histoire natur<strong>elle</strong>.<br />

ALAIN LÉVY<br />

Université Paris VII-Denis Diderot.<br />

280


GENEVIÈVE CAZES-VALETTE<br />

Diplômée de l’Ecole supérieure de commerce de Toulouse,<br />

créatrice et responsable du mastère spécialisé en marketing<br />

et technologie agroali<strong>ment</strong>aire de l’Ecole supérieure de commerce<br />

de Toulouse, enseignante en marketing depuis quinze<br />

ans, fille et épouse d’éleveurs de bovins-viande, actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />

en formation doctorale <strong>à</strong> l’Ecole des hautes études en<br />

sciences sociales dans le Laboratoire d’anthropologie sociale<br />

et historique de l’Europe, c’est <strong>à</strong> ces divers titres qu’<strong>elle</strong> s’intéresse<br />

<strong>à</strong> la consommation ali<strong>ment</strong>aire et singulière<strong>ment</strong> au<br />

cas de la “vache folle”.<br />

LAURENCE OSSIPOW<br />

Docteur ès lettres, chef de travaux <strong>à</strong> l’Institut d’ethnologie de<br />

l’université de Neuchâtel et <strong>cherche</strong>ur FNSRS. Ses re<strong>cherche</strong>s<br />

portent d’une part sur l’immigration en Europe occidentale<br />

et de l’autre, sur les représentations ainsi que les pratiques<br />

ali<strong>ment</strong>aires et corpor<strong>elle</strong>s dans les réseaux de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />

végétarienne et macrobiotique en Suisse. Sa thèse de doctorat,<br />

La Cuisine du corps et de l’âme, a été publiée en février<br />

1997 aux éditions de l’Institut d’ethnologie (Neuchâtel) et de<br />

la Maison des sciences de l’homme (Paris).


240. EMMANUEL KANT<br />

La Fin de toutes choses<br />

Extrait du catalogue<br />

241. HELLA S. HAASSE<br />

Un goût d’amandes amères<br />

242. THÉOPHILE GAUTIER<br />

Les Mortes amoureuses<br />

243. *<br />

Contes d’Asie Mineure<br />

recueillis par Calliopi Moussaiou-Bouyoukou<br />

244. JEAN-LUC OUTERS<br />

L’Ordre du jour<br />

245. <strong>INTERNATIONALE</strong> <strong>DE</strong> L’IMAGINAIRE N° 7<br />

Cultures, nourriture<br />

246. CLAU<strong>DE</strong> PUJA<strong>DE</strong>-RENAUD<br />

B<strong>elle</strong> Mère<br />

247. ISAAC BABEL<br />

Cavalerie rouge / Journal de 1920<br />

248. VICTOR HUGO<br />

Lucrèce Borgia<br />

249. MARQUIS <strong>DE</strong> SA<strong>DE</strong><br />

Lettres <strong>à</strong> sa femme<br />

250. JACQUES BERQUE<br />

Les Arabes / Andalousies<br />

252. EILHART VON OBERG<br />

Tristan et Iseut


253. ROLAND DORGELÈS<br />

Route des tropiques<br />

254. MICHEL TREMBLAY<br />

Douze coups de théâtre<br />

255. PAUL AUSTER<br />

Smoke - Brooklyn Boogie<br />

256. MOHAMMED DIB<br />

Le Talisman<br />

257. ASSIA DJEBAR<br />

Les Alouettes naïves<br />

258. VINCENT BOREL<br />

Un Ruban noir<br />

259. RENÉ <strong>DE</strong>SCARTES<br />

La Re<strong>cherche</strong> de la vérité<br />

260. GEORGES-OLIVIER CHÂTEAUREYNAUD<br />

Les Messagers<br />

261. HENRY JAMES<br />

Le Motif dans le tapis<br />

262. JACQUES GAILLARD<br />

Rome, le temps, les choses<br />

263. ROBERT LOUIS STEVENSON<br />

L’Etrange Af<strong>faire</strong> du Dr Jekyll et de Mr Hyde<br />

264. MAURICE MAETERLINCK<br />

La Mort de Tintagiles<br />

265. FRANÇOISE <strong>DE</strong> GRUSON<br />

La Clôture<br />

266. JEAN-FRANÇOIS VILAR<br />

C’est toujours les autres qui meurent<br />

267. DAGORY<br />

Maison qui pleure


268. BRAM STOKER<br />

Dracula<br />

269. DANIEL GUÉRIN<br />

Front populaire, révolution manquée<br />

270. MURIEL CERF<br />

Le Diable vert<br />

272. JEAN-PIERRE VERHEGGEN<br />

Le Degré Zorro de l’écriture<br />

273. JOHN STEINBECK<br />

Voyage avec Charley<br />

274. NINA BERBEROVA<br />

La Souveraine<br />

275. JOSEPH PÉRIGOT<br />

Le Dernier des grands romantiques<br />

276. FRÉDÉRIC H. FAJARDIE<br />

Gentil, Faty !<br />

277. FÉDOR DOSTOÏEVSKI<br />

L’Eternel Mari<br />

278. COMTESSE <strong>DE</strong> SÉGUR<br />

Les Malheurs de Sophie / Les Petites Filles modèles /<br />

Les Vacances<br />

279. HENRY BAUCHAU<br />

Diotime et les lions<br />

280. ALICE FERNEY<br />

L’Elégance des veuves<br />

281. MICHÈLE LESBRE<br />

Une simple chute<br />

COÉDITION ACTES SUD – LABOR – LEMÉAC


Ouvrage réalisé<br />

par l’Atelier graphique Actes Sud.<br />

Achevé d’imprimer<br />

en juillet 1997<br />

par Bussière Camedan Imprimeries<br />

<strong>à</strong> Saint-Amand-Montrond (Cher)<br />

sur papier des<br />

Papeteries de Jeand’heurs<br />

pour le compte<br />

d’ACTES SUD<br />

Le Méjan<br />

Place Nina-Berberova<br />

13200 Arles.<br />

N° d’éditeur : 2586<br />

Dépôt légal<br />

1 re édition : août 1997<br />

N° impr.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!