INTERNATIONALE DE L'IMAGINAIRE ment, elle cherche à faire ...
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<strong>INTERNATIONALE</strong> <strong>DE</strong> L’IMAGINAIRE<br />
“L’Internationale de l’imaginaire est un lieu de confrontations.<br />
Comme la Maison des cultures du monde dont <strong>elle</strong> est le complé<strong>ment</strong>,<br />
<strong>elle</strong> <strong>cherche</strong> <strong>à</strong> <strong>faire</strong> connaître les multiples figures de la<br />
création dans les régions différentes du monde contemporain.<br />
La revue, en dehors des doctrines et des partis pris, associe la<br />
critique indépendante, les témoignages scientifiques ou littéraires,<br />
la révision des patrimoines, l’information sur la mutation<br />
des formes cultur<strong>elle</strong>s. Ne s’agit-il pas de révéler l’inlassable<br />
fertilité des ressources humaines ?<br />
Chaque publication réunit, autour d’un thème, écrivains,<br />
artistes, spécialistes et peuples du spectacle pour une concertation<br />
commune : autant de bilans.”<br />
Directeurs de la publication : Jean Duvignaud et Chérif<br />
Khaznadar.
TITRES PARUS<br />
Le Métis culturel, n° 1, Babel n° 109.<br />
Lieux et non-lieux de l’imaginaire, n° 2, Babel n° 119.<br />
La Dérision, le rire, n° 3, Babel n° 132.<br />
La Musique et le monde, n° 4, Babel n° 162.<br />
La Scène et la terre. Questions d’ethnoscénologie, n° 5,<br />
Babel n° 190.<br />
Le Liban second, n° 6, Babel n° 205.
CULTURES, NOURRITURE
Collection dirigée par Sabine Wespieser et Hubert Nyssen<br />
© Maison des cultures du monde, 1997<br />
ISBN 2-7427-0997-5<br />
Illustration de couverture :<br />
Willem Claesz-Heda, Déjeuner au crabe (détail), 1648<br />
Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg
<strong>INTERNATIONALE</strong> <strong>DE</strong> L’IMAGINAIRE<br />
NOUVELLE SÉRIE – N° 7<br />
CULTURES,<br />
NOURRITURE<br />
MAISON <strong>DE</strong>S CULTURES DU MON<strong>DE</strong>
SOMMAIRE<br />
Introduction par Jean Duvignaud et<br />
Chérif Khaznadar.............................................. 9<br />
PREMIÈRE PARTIE<br />
Jean-Paul Aron :<br />
De la glaciation dans la culture en général et<br />
dans la cuisine en particulier............................. 13<br />
Postface de Jean-Pierre Poulain......................... 39<br />
Jean-Jacques Boutaud :<br />
Sémiopragmatique du goût............................... 49<br />
Pascal Dibie :<br />
Les périls de la table avant,<br />
pendant et après… ............................................. 61<br />
Jean-Pierre Corbeau :<br />
Socialité, sociabilité… sauce toujours ! ............. 69<br />
<strong>DE</strong>UXIÈME PARTIE<br />
Marie-Noëlle Chamoux :<br />
La cuisine de la Toussaint chez les Aztèques<br />
de la Sierra de Puebla (Mexique) ..................... 85<br />
André-Marcel d’Ans :<br />
Mourir du chocolat dans le Chiapas.................101<br />
Jean-Pierre Poulain :<br />
La nourriture de l’autre : entre délices<br />
et dégoûts...........................................................115
Paulette Roulon-Doko :<br />
Le symbolisme du gluant chez les Gbaya.........141<br />
Claude Thouvenot :<br />
La soupe dans l’histoire....................................153<br />
Françoise Aubaile-Sallenave :<br />
Quelques caractères communs aux cuisines<br />
méditerranéennes..............................................163<br />
TROISIÈME PARTIE<br />
Alain Lévy :<br />
Diaspora, ali<strong>ment</strong>ation .....................................187<br />
Geneviève Cazes-Valette :<br />
La vache folle ...................................................205<br />
Laurence Ossipow :<br />
La viande, c’est comme du chewing-gum..........235<br />
Jean-Pierre Corbeau :<br />
Bacchantes mutantes et nouveaux buveurs.......253<br />
DOCUMENT<br />
Baronne Staffe :<br />
Règles du savoir-vivre<br />
dans la société moderne ....................................271
INTRODUCTION<br />
Manger… D’abord répondre au plus légitime des besoins<br />
– la faim. La faim d’une planète aujourd’hui ravagée<br />
par la spéculation, la rentabilité sauvage, l’abandon<br />
des terres nourricières, l’asservisse<strong>ment</strong> des campagnes<br />
aux bouches urbaines, dévoreuses et stériles que la<br />
concertation des gouvernants du monde n’arrive pas <strong>à</strong><br />
maîtriser…<br />
Ici, l’on évoque ce qui fut, ce qui est, ce qui devrait<br />
être la création d’un “objet” du goût, cette chimie de<br />
l’intelligence et des mains que même les plus démunis<br />
des peuples s’inventent de culture en culture et de leurs<br />
métissages réciproques. Invention d’un mélange, d’un<br />
“mixte” – soupe, brouet, ragoût, grillade, la “farsse” dit<br />
le vieux français. Dans la rareté et la misère, l’espèce<br />
humaine comme dans l’abondance travaille <strong>à</strong> des synthèses<br />
qu’aucun animal ne peut imiter.<br />
S’imposent, certes, les dominantes que repère le<br />
savoir d’aujourd’hui, le cru, le cuit, le bouilli, le grillé<br />
– et chacune douée d’une mythologie porteuse d’un<br />
manichéisme du cerveau et de la bouche, jugeant du<br />
goût et du dégoût. Mais l’important est la transformation<br />
des “choses” natur<strong>elle</strong>s en jouissance, en convivialité.<br />
La cuisine, comme la création imaginaire, est une<br />
re<strong>cherche</strong> de solidarités : le partage du repas, fût-il frugal,<br />
9
suscite la communion des esprits, la parole réciproque,<br />
les “propos” de table.<br />
Nous avons demandé <strong>à</strong> Jean-Pierre Corbeau de<br />
réunir ici certains des aspects de cette chimie int<strong>elle</strong>ctu<strong>elle</strong><br />
et matéri<strong>elle</strong> qui associe le feu, les plantes, les<br />
poissons, les viandes, les fruits pour cette connivence des<br />
jouissances pauvres ou riches – une fête.<br />
JEAN DUVIGNAUD & CHÉRIF KHAZNADAR
PREMIÈRE PARTIE
JEAN-PAUL ARON<br />
<strong>DE</strong> LA GLACIATION<br />
DANS LA CULTURE EN GÉNÉRAL<br />
ET DANS LA CUISINE EN PARTICULIER<br />
(Postface de Jean-Pierre Poulain)
Je me demandais de quoi j’allais bien pouvoir vous parler ;<br />
non pas du thème lui-même qui allait de soi et ne pouvait<br />
être que la sensibilité ali<strong>ment</strong>aire, ou la cuisine, qui sont<br />
les objets prioritaires de mon travail et continuent de me<br />
concerner au premier chef. Mais, je ne savais pas très bien<br />
sous quel angle je pouvais l’aborder, ici. C’est Jean-Pierre<br />
Poulain qui a eu l’heureuse idée de me demander d’associer<br />
les choses que j’ai pu dire récem<strong>ment</strong> <strong>à</strong> propos des<br />
modèles de pensée en littérature, dans les sciences<br />
humaines et dans les arts avec la façon dont je vois, dont<br />
je me représente l’évolution du goût et des pratiques<br />
culinaires. Alors, nous sommes tombés d’accord sur un<br />
thème. Pour simplifier : “De la glaciation dans la culture<br />
en général et dans la cuisine en particulier”.<br />
Ce sujet ne serait pas né si, il y a deux ans et quelques<br />
mois, je n’avais publié un livre qui a fait beaucoup de<br />
bruit et soulevé une rumeur particulière ; bruit et rumeur<br />
qui, je dois le dire, ne m’étaient pas toujours très favorables.<br />
Comme il y était question des représentations, des<br />
pratiques qui étaient et qui continuent très large<strong>ment</strong><br />
d’être dominantes, je me demande com<strong>ment</strong> j’aurais<br />
pu plaire <strong>à</strong> tout le monde !<br />
Nous vivons dans un monde – j’aurai l’occasion de<br />
vous en reparler <strong>à</strong> propos de cuisine – de l’asepsie<br />
15
généralisée. De ce livre, Les Modernes 1, l’exc<strong>elle</strong>nt<br />
réalisateur Daniel Cost<strong>elle</strong>, par son énergie, a réussi <strong>à</strong><br />
<strong>faire</strong>, il y a quelques mois, en décembre 1986, trois émissions<br />
sur FR3. En <strong>elle</strong>s court l’idée que dans la culture<br />
dominante, en Occident – j’ai pris plus particulière<strong>ment</strong><br />
l’exemple français, parce qu’il nous concernait davantage<br />
et que j’étais un peu plus au courant –, se déploie<br />
un esprit de glaciation. Je pense que ce phénomène s’est<br />
installé dans notre culture il y a une bonne quarantaine<br />
d’années, la Seconde Guerre mondiale ayant marqué une<br />
coupure manifeste avec ce qui précédait.<br />
Un mot, l<strong>à</strong>-dessus, qui pourrait intéresser ceux d’entre<br />
vous que la réflexion sur l’histoire ne laisse pas complète<strong>ment</strong><br />
indifférents. Vous savez, dans les phénomènes<br />
culturels, comme peut-être dans les processus historiques<br />
majeurs, les choses n’arrivent pas comme ça brusque<strong>ment</strong><br />
par quelque épiphanie mystérieuse. Le travail de l’histoire<br />
est un travail de longue haleine. Je ne veux pas<br />
parler des “temps longs” de l’école des Annales dont<br />
Fernand Braudel a tant fait de cas. Non, je parle de ces<br />
longs processus mystérieux, silencieux, qui se déroulent<br />
dans les profondeurs des champs historiques. On ne s’en<br />
aperçoit pas, seuls peut-être quelquefois des esprits d’une<br />
sagacité singulière, des observateurs d’une lucidité hors<br />
du commun, sentent, alors que tout semble aller de soi,<br />
ressentent quelque chose qui vient. Puis, brusque<strong>ment</strong>,<br />
les choses s’enflent, commencent <strong>à</strong> parler plus fort et<br />
puis <strong>elle</strong>s éclatent.<br />
Pourquoi vous dis-je cela ? Quand je signale que, il<br />
y a trois ou quatre décennies, disons immédiate<strong>ment</strong><br />
après la Seconde Guerre mondiale, quelque chose apparaît<br />
qui va marquer l’évolution de la culture dominante<br />
1. Jean-Paul Aron, Les Modernes, Gallimard, 1984.<br />
16
en France, ce n’est pas qu’auparavant il n’y avait rien<br />
eu qui ne le prépare, mais c’est qu’auparavant il n’y<br />
avait rien eu de manifeste. Et cependant, en 1937, nous<br />
sommes avant la Seconde Guerre mondiale, avant que<br />
les choses ne commencent <strong>à</strong> parler en clair, se crée, <strong>à</strong><br />
Paris, <strong>à</strong> l’initiative d’écrivains encore jeunes, plus ou<br />
moins issus du mouve<strong>ment</strong> surréaliste, le “Collège de<br />
sociologie”. L’un d’entre eux vit encore, c’est Michel<br />
Leiris. Les deux autres sont prématuré<strong>ment</strong> disparus ;<br />
Georges Bataille et Roger Caillois.<br />
Au mo<strong>ment</strong> de la mise en place de cette institution<br />
étrange, que l’on pourrait considérer, vue de notre époque,<br />
comme quelque chose se déroulant dans des amphithéâtres,<br />
devant cinq cents personnes, ayant pris, depuis,<br />
l’habitude malencontreuse des foules idolâtres, dans la<br />
possibilité généralisée qui règne dans le monde culturel<br />
depuis trente ans, dès que quelque chose se passe, il y a<br />
ruée non pas vers l’or, mais vers les simulacres de la<br />
pensée. A l’époque, les choses se passent beaucoup plus<br />
discrète<strong>ment</strong> : le Collège de sociologie tient ses assises<br />
dans des petites salles et quelquefois même dans des<br />
arrière-salles de cafés.<br />
Pour l’inauguration du Collège de sociologie, Roger<br />
Caillois 2, âgé <strong>à</strong> ce mo<strong>ment</strong>-l<strong>à</strong> de trente ans, fait une<br />
longue conférence qui s’intitule Le Vent d’hiver. J’en<br />
ai cité dans Les Modernes un passage particulière<strong>ment</strong><br />
éclatant. Je vous dis tout de suite qu’il est écrit dans<br />
une langue superbe et <strong>à</strong> laqu<strong>elle</strong> je suis tout particulière<strong>ment</strong><br />
sensible, moins sensible peut-être <strong>à</strong> la pensée<br />
2. Sur Roger Caillois et le Collège de sociologie, voir plus particulière<strong>ment</strong><br />
Denis Hollier, Le Collège de sociologie, Gallimard, 1979<br />
(coll. “Idées”, repris dans “Folio Essais”), ainsi que l’exc<strong>elle</strong>nte<br />
biographie rédigée par Odile Felgine, Roger Caillois, Stock, 1994.<br />
17
qui s’y manifeste, je vous le dis égale<strong>ment</strong>, pour éviter<br />
toute équivoque sur ce que je ressens <strong>à</strong> l’égard de ce<br />
grand écrivain et de cet esprit d’une sculpturalité inclassable<br />
qu’<strong>à</strong> été Roger Caillois. C’est un texte sur lequel,<br />
je pense, il est revenu avec des réticences personn<strong>elle</strong>s<br />
et l’a détruit. Nous le connaissons par la publication<br />
tardive dans la Nouv<strong>elle</strong> Revue Française 3 et par des<br />
extraits qu’en avait, avant cette publication, donnés<br />
Georges Bataille, qui l’avait en quelque sorte transcrit<br />
littérale<strong>ment</strong>, ou <strong>à</strong> qui peut-être, <strong>à</strong> ce mo<strong>ment</strong>-l<strong>à</strong>, Roger<br />
Caillois avait donné une copie.<br />
Pour éviter toute équivoque, oserais-je très sympathique<strong>ment</strong><br />
dire que quelques admirateurs de Caillois,<br />
en particulier le directeur dynamique et cultivé des éditions<br />
Privat <strong>à</strong> Toulouse, Dominique Autié, qui a écrit<br />
lui-même un livre sur Roger Caillois 4, n’ayant pas eu<br />
l’occasion encore de lire Les Modernes, et ayant su par<br />
des articles de presse 5 que dans l’émission qui allait<br />
être diffusée par FR3, début décembre, je mettais Roger<br />
Caillois en cause, il s’était, comme beaucoup de supporters<br />
de Roger Caillois ou simple<strong>ment</strong> admirateurs,<br />
détourné de “la chose” avec horreur.<br />
3. Un résumé de l’exposé en mars 1937 a été publié dans le n° 298<br />
du 1 er juillet 1938 de la Nouv<strong>elle</strong> Revue Française ; une note précise :<br />
“Ces pages, qui résu<strong>ment</strong> un exposé fait en mars 1937 <strong>à</strong> des auditeurs<br />
qui se sont depuis, en majeure partie, retrouvés au Collège de<br />
sociologie, n’en conservent que la progression dialectique, <strong>à</strong> l’exclusion<br />
de toute analyse de détails, de toute argu<strong>ment</strong>ation concrète. De<br />
l<strong>à</strong> leur aspect schématique, sinon squelettique. Autre<strong>ment</strong> c’était<br />
l’histoire entière des réactions de l’individu <strong>à</strong> la vie sociale depuis le<br />
XIX e siècle qu’il fallait écrire.”<br />
4. Dominique Autié, Approches de Roger Caillois, Privat, 1983.<br />
5. Une campagne lancée par Libération appellait au boycott de<br />
l’émission.<br />
18
Je répète que j’ai pour cet auteur une considérable<br />
estime, mais que j’ai cité ce passage du Vent d’hiver<br />
parce que quelqu’un, qui <strong>à</strong> propos de la modernité<br />
réfléchissait sur ce phénomène de glaciation, ne pouvait<br />
pas rester insensible <strong>à</strong> un texte prononcé avant que<br />
le phénomène ne devienne aussi vigoureux et surtout<br />
prononcé par quelqu’un qui a manifesté plus tard une<br />
t<strong>elle</strong> taille littéraire. Et puis ! Un texte que Roger Caillois<br />
lui-même avait intitulé Le Vent d’hiver. Je vais vous lire<br />
très rapide<strong>ment</strong> un extrait de ce texte. Je tâcherai d’en<br />
tirer quelques conséquences sans m’attarder trop parce<br />
que je voudrais vous parler un peu de cuisine. Pour le<br />
mo<strong>ment</strong>, voil<strong>à</strong> ce qu’en 1937, <strong>à</strong> la séance inaugurale<br />
du Collège de sociologie, disait, sous le titre du Vent<br />
d’hiver, M. Roger Caillois :<br />
Le temps n’est plus <strong>à</strong> la clémence. Il s’élève présente<strong>ment</strong><br />
dans le monde un grand vent de subversion, un<br />
vent froid, rigoureux, arctique, de ces vents meurtriers<br />
et salubres qui tuent les délicats, les malades et les<br />
oiseaux, qui ne laissent pas passer l’hiver 6. Il se fait<br />
alors dans la nature un nettoyage muet, lent, sans<br />
recours, comme une marée de mort montant insensible<strong>ment</strong>.<br />
Les sédentaires, réfugiés dans leurs demeures<br />
surchauffées, s’épuisent <strong>à</strong> ranimer leurs membres où le<br />
sang figé dans les veines ne circule plus. Ils soignent<br />
leurs crevasses et leurs engelures – et frissonnent. Ils<br />
craignent de se risquer au-dehors où le nomade<br />
robuste, tête nue, dans la jubilation de tout son corps,<br />
vient rire au vent, enivré de cette violence glaciale et<br />
tonique, qui lui claque au visage ses cheveux raidis.<br />
Une mauvaise saison, peut-être, une ère quaternaire<br />
– l’avance des glaciers – s’ouvre pour cette société<br />
démantelée, sénile, <strong>à</strong> demi croulante : un esprit d’examen,<br />
6. Les italiques figurent dans le texte de la Nouv<strong>elle</strong> Revue Française.<br />
19
une incrédulité impitoyable et très irrespectueuse,<br />
aimant la force et jugeant sur la capacité de résistance<br />
– et assez rusée pour démasquer prompte<strong>ment</strong> les ruses.<br />
Le climat sera très dur, cette sélection vrai<strong>ment</strong> rasante.<br />
Chacun devra <strong>faire</strong> ses preuves devant des oreilles<br />
sourdes aux chansons, mais vigilantes et exercées, devant<br />
des yeux aveugles aux orne<strong>ment</strong>s, mais perçants ; il<br />
faudra passer par des mains avides et savantes, par un<br />
tact extraordinaire<strong>ment</strong> éduqué, ce sens plus matériel,<br />
plus réaliste que les autres, que l’apparence ne trompe<br />
pas, qui sépare <strong>à</strong> merveille le creux du plein.<br />
On reconnaîtra, lors de ces très basses températures,<br />
ceux qui ont bonne circulation, <strong>à</strong> leur teint rosé, <strong>à</strong> la<br />
fraîcheur de leur peau, <strong>à</strong> leur aisance, <strong>à</strong> leur allégresse<br />
de jouir enfin de leurs conditions de vie et de la haute<br />
dose d’oxygène qu’il faut <strong>à</strong> leurs poumons. Les autres,<br />
alors rendus <strong>à</strong> leur faiblesse et chassés de la scène, se<br />
contractent, se recroquevillent, se blottissent dans les<br />
trous ; les agités deviennent immobiles, les beaux parleurs<br />
silencieux, les histrions invisibles. Le champ est<br />
libre pour les plus aptes : nul encombre<strong>ment</strong> des chemins<br />
pour gêner leur marche, nul gazouillis mélodieux<br />
et innombrable pour couvrir leur voix. Qu’ils se comptent<br />
et se reconnaissent dans l’air raréfié, que l’hiver les<br />
quitte unis, compacts, au coude <strong>à</strong> coude, avec la conscience<br />
de leur force, et le nouveau printemps consacrera<br />
leur destin.<br />
Je dois dire que, quand j’avais lu ce texte, j’avais été<br />
sidéré, mais je répète que Roger Caillois n’a pas, plus tard,<br />
endossé les accents plus qu’équivoques sur le plan de<br />
l’idéologie politique de ce texte. On ne peut pas tout de<br />
même ne pas se référer <strong>à</strong> ce qui se passe politique<strong>ment</strong><br />
dans le monde occidental, dans les dictatures sanguinaires<br />
de l’époque, etc. Cette idée d’une créature humaine<br />
bravant dans un espace d’énergie frémissante le froid<br />
tonifiant et cathartique, c’est quelque chose pour le<br />
20
moins suspect. C’est un texte, je l’ai dit, splendide<strong>ment</strong><br />
écrit, mais idéologique<strong>ment</strong> très équivoque, incontestable<strong>ment</strong>.<br />
Mais ce n’est pas l’examen politique d’un<br />
texte, sur lequel d’ailleurs Roger Caillois aurait tenu <strong>à</strong><br />
être lui-même distant, qui nous intéresse aujourd’hui,<br />
c’est la relation de ce texte <strong>à</strong> l’air du temps, <strong>à</strong> ce qui est<br />
en train de se fo<strong>ment</strong>er, en quelque sorte. Même si nous<br />
ne sommes pas encore explicite<strong>ment</strong> au niveau des<br />
représentations et des pratiques dominantes des arts et<br />
des littératures, ni dans l’ère de l’ordinaire, reste que<br />
quelque chose, l<strong>à</strong>, annonce l’avenir. C’est un fait et c’est<br />
ça qui m’intéresse, et pas les accents un peu trop troublants<br />
sur le plan politique et idéologique de la pensée<br />
de Roger Caillois. C’est ce qu’il signifie pour la culture<br />
qui va se développer, <strong>à</strong> partir de ces années-l<strong>à</strong>, après<br />
l’interruption de la Seconde Guerre mondiale, qui me<br />
concerne.<br />
Il se trouve qu’<strong>à</strong> partir des années cinquante, et j’ose<br />
dire que même si nous sommes actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, de surcroît,<br />
dans le creux de la vague, jusqu’au mo<strong>ment</strong> où je<br />
vous parle, cela fait bientôt quarante ans que nous<br />
vivons dans une culture glaciaire.<br />
Depuis 1950, en parlant de plus en plus fort et jusqu’<strong>à</strong><br />
hurler “la chose” dans les années soixante, soixante-dix,<br />
la culture refuse explicite<strong>ment</strong> le sens. Le monde, les<br />
choses n’ont plus de sens pour <strong>elle</strong>. Le sens, cela signifie<br />
que quand vous dites quelque chose, ce quelque chose que<br />
vous dites renvoie <strong>à</strong> quelque chose qui est dit. Ce qui est<br />
dit existe en référence <strong>à</strong> un horizon qui est précisé<strong>ment</strong><br />
la chose dite, avec toutes ces implications secrètes, avec<br />
ses dessous et ses dessus, avec tout ce qui précisé<strong>ment</strong><br />
la déborde. Depuis 1950, nous vivons triomphale<strong>ment</strong>,<br />
21
souveraine<strong>ment</strong>, hégémonique<strong>ment</strong>, dans une culture<br />
du signe. Du signe pour le signe, ou, comme on a pris<br />
l’habitude de dire, car c’est encore beaucoup plus clair,<br />
du signifiant, un signifiant qui, aujourd’hui, ne renvoie<br />
plus au signifié, lequel n’a plus aucune importance.<br />
Ce phénomène dure et durera encore longtemps, très<br />
longtemps dans les provinces. Avec l’hégémonie cultur<strong>elle</strong><br />
détestable de Paris, lors même que Paris commence<br />
<strong>à</strong> se poser des questions sur la légitimité de ses valeurs<br />
ou de ses modèles, la province, qui ne suit pas tout de<br />
suite, continue <strong>à</strong> considérer comme des modèles éternels<br />
ce qui a déj<strong>à</strong> cessé de l’être <strong>à</strong> l’endroit même d’où il<br />
est parti. De sorte qu’on continue certaine<strong>ment</strong>, et l’on<br />
continuera très longtemps dans la khâgne de Toulouse,<br />
dans les unités d’Enseigne<strong>ment</strong> et de Re<strong>cherche</strong>, les<br />
facultés, je parle essenti<strong>elle</strong><strong>ment</strong> des facultés de sciences<br />
humaines bien entendu, ça ne vaut pas pour les universités<br />
technologiques ou scientifiques ou infini<strong>ment</strong><br />
moins, mais dans tout ce qui relève de la littérature et<br />
des sciences humaines, on continuera très longtemps <strong>à</strong><br />
<strong>faire</strong> l’apologie triomphaliste, et j’oserais dire même<br />
dérisoire, du signe, c’est-<strong>à</strong>-dire du signifiant.<br />
Mais, me direz-vous, tout de même, ce n’est pas né<br />
comme ça, le signe. Je vous ai lu un texte de Roger<br />
Caillois qui app<strong>elle</strong> de ses vœux une culture glaciaire,<br />
encore faudrait-il que je dise très rapide<strong>ment</strong> en quoi le<br />
signe et la glace se rencontrent. Le signe n’est plus signe<br />
que de lui-même, il refuse tous les signifiés, c’est-<strong>à</strong>-dire<br />
tout ce que ce signe veut dire, et le signe se présente<br />
comme “suffisant <strong>à</strong> soi” dans son implacable et lisse<br />
nécessité. Un signe est franc comme l’or, il est blanc, il<br />
est pur, il n’a pas <strong>à</strong> se demander ce qu’il veut dire, ce<br />
qu’il y a derrière, ce qu’il y a dedans, ce qu’il y a dessous :<br />
il n’y a pas de dedans, il n’y a pas de dessous, il est l<strong>à</strong>,<br />
22
dans sa rigidité apparente. Vous voyez déj<strong>à</strong> que le bloc<br />
de glace se profile <strong>à</strong> travers cette image. Mais, me direzvous<br />
(nous allons préciser ce point, mais je pense que<br />
c’est déj<strong>à</strong> un peu éclairant), fallait-il que des personnalités,<br />
des ouvrages, des choses qui apparaissent comme<br />
des modèles de réflexion excitent la jeunesse d’alors et<br />
lui fassent penser qu’il y avait quelque chose de nouveau<br />
qui était apparu <strong>à</strong> l’horizon de la culture ?<br />
Le premier événe<strong>ment</strong> est monu<strong>ment</strong>al, c’est un événe<strong>ment</strong><br />
que, hélas sans le moindre esprit de paradoxe,<br />
sans provoquer de polémique facile, j’ai le droit de<br />
considérer, encore en 1987, comme un événe<strong>ment</strong> crucial.<br />
Il y a près de quarante ans, <strong>à</strong> l’automne 1949, paraît<br />
aux Presses universitaires de France un très gros livre<br />
d’anthropologie qui s’intitule Essai sur les structures<br />
élé<strong>ment</strong>aires de la parenté 7. Ce livre est signé d’un<br />
ethnologue, connu des spécialistes, Claude Lévi-Strauss,<br />
mais qui n’est pas connu, <strong>à</strong> l’époque, le moins du monde,<br />
d’un public élargi. Claude Lévi-Strauss applique l<strong>à</strong> dans<br />
cet énorme livre, aux sociétés humaines, <strong>à</strong> leurs règles<br />
de conjugalité, <strong>à</strong> leur système de nuptialité, et <strong>à</strong> travers<br />
cela <strong>à</strong> la structure de la famille, <strong>à</strong> la filiation, <strong>à</strong> la génération<br />
– c’est la société tout entière qui est en cause –,<br />
applique l<strong>à</strong> les règles de la phonologie structurale, une<br />
méthode qu’il a apprise <strong>à</strong> New York pendant la Seconde<br />
Guerre mondiale du linguiste-phonologiste de l’Ecole<br />
de Prague, Roman Jakobson 8. Le rapport structural des<br />
voy<strong>elle</strong>s et des consonnes, l’opposition vocaloconsomatique<br />
et toutes les structures qui sont prises dans la<br />
7. Claude Lévi-Strauss, Les Structures élé<strong>ment</strong>aires de la parenté, PUF,<br />
1949, réédition disponible.<br />
8. Roman Jakobson, “Observation sur le classe<strong>ment</strong> phonologique<br />
des consonnes”, Proc. of the Third Intern. Congress of Phonetic<br />
Sciences, Gand, 1938.<br />
23
phonation et dans l’expression par la voix, des phonèmes<br />
valables pour toutes les langues possibles. Je pense<br />
d’ailleurs qu’une grosse partie de l’apport des phonologistes<br />
de l’Ecole de Prague, de Jakobson lui-même, de<br />
Troubetskoï 9 et de leurs élèves, demeure, <strong>à</strong> l’intérieur<br />
du champ très technique de la phonologie, légitime et<br />
souvent utilisable. Mais le bond opéré par Claude Lévi-<br />
Strauss consiste <strong>à</strong> fonder une ethno-anthropologie, c’est<strong>à</strong>-dire<br />
une interprétation globale et en profondeur non<br />
pas d’un détail d’activités ou des pratiques des sociétés<br />
humaines, mais de toute la société, de son organisation<br />
fonda<strong>ment</strong>ale, <strong>à</strong> travers des signes, dégagés de leur<br />
contenu.<br />
A ce mo<strong>ment</strong>-l<strong>à</strong>, puisque je parle d’une culture glaciaire,<br />
laissez l<strong>à</strong>, dans la vie des peuples, des sociétés,<br />
des collectivités, leurs effusions, c’est le cas de le dire,<br />
l’effusion veut dire le contraire de la glaciation, laissez<br />
l<strong>à</strong> leurs effusions, leurs émotions, leurs passions, leurs<br />
conflits affectifs, laissez l<strong>à</strong> leurs senti<strong>ment</strong>s, tout ça<br />
c’est des vieilleries, des bimbeloteries pas dignes même<br />
de musées, parfois respectueux, pourtant, des formes,<br />
même les plus illégitimes, de l’existence passée. C’est<br />
presque dégoûtant, ça n’a aucun intérêt ! Tout cela relève<br />
du sens et de la chaleur du sens, de la vie. Tout ça<br />
relève du vécu et le vécu, et ce n’est pas moi qui interprète<br />
leurs propos parce que ça m’arrange, le vécu, c’est<br />
l’ennemi. C’est ce <strong>à</strong> travers quoi, ou par quoi, aucun<br />
progrès ne peut être envisagé dans les sciences humaines.<br />
Le départ est donné et comme je n’ai guère de temps,<br />
qu’il me suffise de dire que toute l’histoire de l’idéologie<br />
cultur<strong>elle</strong> contemporaine s’organise <strong>à</strong> partir de ces<br />
9. Nicolas Troubetskoï, “La phonologie actu<strong>elle</strong>”, in Psychologie<br />
du langage, Paris, 1933.<br />
24
théories nouv<strong>elle</strong>s. Il y aura Roland Barthes 10, il y aura<br />
la sémiologie structurale, il y aura la critique littéraire<br />
textu<strong>elle</strong>, il y aura toutes les élucubrations dévitalisantes,<br />
aseptisantes, asphyxiantes qui transformeront<br />
les arts et la littérature en systèmes. Donc, il ne s’agit<br />
absolu<strong>ment</strong> pas de savoir ce par quoi et ce avec quoi<br />
nous vivons ces signes. Ils sont posés comme des objets,<br />
de pures littéralités qu’il faut considérer dans l’explicitation<br />
discursive des discours.<br />
Bien sûr la psychanalyse va suivre et va amplifier ce<br />
mouve<strong>ment</strong> et de qu<strong>elle</strong> manière !… Car s’il y a eu une<br />
première, je dirais, émergence de la sémiologie triomphante<br />
avec Claude Lévi-Strauss, qui en est véritable<strong>ment</strong><br />
l’instaurateur, le deuxième, presque au même niveau, va<br />
être le docteur Jacques Lacan 11 en psychanalyse. Bref, la<br />
culture du signe est une culture éminem<strong>ment</strong> glaciaire.<br />
Les quelques repères que je vous évoque très rapide<strong>ment</strong><br />
et malheureuse<strong>ment</strong> très superfici<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
vous donnent tout de même une idée de l’ampleur du<br />
problème, et je m’excuse de devoir en rester <strong>à</strong> ces<br />
considérations que je pense justes, mais si superfici<strong>elle</strong>s.<br />
J’ai parlé, <strong>à</strong> propos du signe et du signifié, du<br />
refus du vécu. Avec ses turbulences, avec ses effusions,<br />
avec ses chaleurs, tout ce que précisé<strong>ment</strong> la rigidité,<br />
l’implacabilité, la froideur du signe récusent. Une culture<br />
du signe ou une culture qui, par le signe, refuse le<br />
sens, refuse du même coup le sujet. Le vécu, dès lors,<br />
est l’ennemi, le repoussoir. Je crois qu’il faut employer<br />
le mot clé ; “l’ennemi public numéro un” : c’est le sujet.<br />
10. Roland Barthes, Le Système de la mode, Le Degré zéro de l’écriture,<br />
Frag<strong>ment</strong> d’un discours amoureux, in Œuvres complètes, 3 vol.,<br />
Le Seuil, 1993-1995.<br />
11. Jacques Lacan, Ecrits et divers volumes du Séminaire en cours<br />
de publication aux éditions du Seuil.<br />
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Qu’est-ce qu’il vient <strong>faire</strong> le sujet ? Mêler ses fausses<br />
subtilités, ses passions, ses turbulences, alors que tout est<br />
si net, si lisse dans les systèmes structurels où il n’y a<br />
pas de turbulence, où tout est clair. Il suffit d’appliquer<br />
les règles de la phonologie structurale pour connaître<br />
tout de l’homme, des systèmes de parenté, de la façon<br />
dont il mange, de la façon dont il s’habille, de la façon dont<br />
il aime. Mais alors aimer, ce n’est plus éprouver un senti<strong>ment</strong>,<br />
c’est le discours sur l’amour. Et puis, et puis,<br />
vous ne serez pas étonnés que le refus du sens, le refus<br />
du sujet, débouche ou peut-être prenne sa racine dans<br />
le refus de quelque chose de plus fonda<strong>ment</strong>al encore,<br />
de plus primitif, de plus radical (au sens où radical<br />
veut dire racine), c’est le refus de la chose. Il n’y a plus<br />
de chose. Ce qui compte, ce n’est pas la chose, mais le<br />
discours sur la chose. Peut-être n’avez-vous pas pris<br />
toute la mesure de l’inflation discursive contemporaine,<br />
parce que, et c’est une af<strong>faire</strong> d’âge pour vous, vous êtes<br />
nés et vous vivez dans cette culture-l<strong>à</strong>. Tout est discours.<br />
On écrit, on dit sur tout, on discourt, ce qui est<br />
dit n’a aucune importance pourvu qu’on discoure.<br />
Vous imaginez, si je m’étais laissé aller – mais l’ampleur<br />
de notre sujet m’interdisait toute digression supplé<strong>ment</strong>aire<br />
– <strong>à</strong> des réflexions plus précises mais qui<br />
débordaient l’analyse des systèmes de pensée ! L<strong>à</strong>, plus<br />
besoin de citer Lacan, Barthes ou Lévi-Strauss, mais simple<strong>ment</strong><br />
en interrogeant le monde qui m’entoure, ce qui<br />
est <strong>à</strong> ma porte, ce sur quoi m’infor<strong>ment</strong> les émissions de<br />
télévision. Rendez-vous compte des affiches publicitaires<br />
dans les rues des moindres bourgades. C’est ça le monde<br />
contemporain ! La publicité n’est pas une anecdote de la<br />
civilisation contemporaine, <strong>elle</strong> n’est pas un incident<br />
notable mais une parmi d’autres de ses pratiques quotidiennes,<br />
c’est une espèce de mouve<strong>ment</strong> fonda<strong>ment</strong>al<br />
qui règle la marche des sociétés, leur économie et leur<br />
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symbolique. Ne l’oubliez jamais ! La publicité n’est pas<br />
un avatar de nos sociétés d’Occident, <strong>elle</strong> est fonda<strong>ment</strong>ale,<br />
<strong>elle</strong> indique sur cette société des choses irremplaçables<br />
et rien, et vous en savez quelque chose même <strong>à</strong><br />
votre âge, par l’évolution qu’<strong>elle</strong> a prise, rien ne laisse<br />
soupçonner un seul instant qu’il puisse en être autre<strong>ment</strong>.<br />
Tout indique qu’<strong>elle</strong> sera de plus en plus envahissante,<br />
<strong>elle</strong> et l’informatique sont des choses irréversibles qui<br />
joueront dans le monde, en tout cas dans le monde de<br />
l’Occident qui les a propulsées, des rôles de plus en plus<br />
irréductible<strong>ment</strong> redoutables.<br />
Qu’est-ce que la publicité ? C’est un discours sur les<br />
choses, un discours évanescent, un discours qui se nie luimême<br />
<strong>à</strong> chaque instant, un discours qui, se produisant,<br />
se contredit volontaire<strong>ment</strong> puisque tout produit sera,<br />
au bout d’un certain temps et très rapide<strong>ment</strong>, dépassé<br />
par un autre produit qu’une autre publicité détruira.<br />
Quand des firmes ne mettent pas simultané<strong>ment</strong> des<br />
discours publicitaires en opposition les uns avec les autres.<br />
La publicité, cette énorme instauration du monde moderne,<br />
cette gigantesque instauration du monde moderne, remplace<br />
les choses par les simulacres des choses, donc, nie<br />
la chose. Ce ne sont même pas des apparences au sens<br />
où les anciens, Platon par exemple, pouvaient opposer les<br />
apparences et les essences parce qu’il y avait tout de<br />
même, entre la facticité de l’apparence et l’essence, des<br />
liaisons possibles. C’est l’œuvre de Platon que d’avoir<br />
essayé de montrer qu<strong>elle</strong>s étaient ces liaisons vraisemblables.<br />
L<strong>à</strong>, le simulacre, et Jean Baudrillard 12 l’a montré<br />
avec un grand talent, n’est pas l’apparence, c’est l’illusion<br />
même de l’apparence, c’est le rien du tout qui tient lieu<br />
du monde et de l’autre. Et je ne quitte pas du tout le<br />
sujet : une civilisation du simulacre est évidem<strong>ment</strong> au<br />
12. Jean Baudrillard, Le Système des objets, Gallimard, 1968.<br />
27
suprême degré, comme c<strong>elle</strong>s qui refusent le vécu, comme<br />
c<strong>elle</strong>s qui refusent le signifié, les émotions, la chaleur de<br />
la vie, la civilisation du simulacre est une civilisation par<br />
définition glaciale, car les signes, qui sont propulsés <strong>à</strong><br />
longueur de temps dans notre expérience comme des<br />
simulacres, sont des signes qui ne veulent rien dire, sinon<br />
pour frapper un instant implacable<strong>ment</strong> une imagination<br />
qui les repousse.<br />
Le zapping est l’expression la plus idoine d’une<br />
civilisation glaciaire. Une civilisation qui ne <strong>cherche</strong><br />
plus du tout <strong>à</strong> savoir ce que les choses veulent dire, que<br />
toute émotion, tout effort de réflexion rebutent. Dans<br />
une interview il y a quelques années, Federico Fellini<br />
disait <strong>à</strong> un journaliste français que la crise du cinéma<br />
italien n’était pas due <strong>à</strong> la fermeture des salles. Il imaginait<br />
très bien, précisait-il, que d’autres créneaux, d’autres<br />
médias, la télévision par exemple, puissent prendre le<br />
relais des salles et que des créateurs puissent travailler<br />
et <strong>faire</strong> des œuvres d’art pour ces nouveaux médias, ou<br />
<strong>à</strong> travers eux. Mais, ce qui rend la chose illusoire, ce<br />
qui rend ce travail absolu<strong>ment</strong> impossible, c’est la multiplication<br />
des chaînes et le zapping. On ne peut plus <strong>faire</strong><br />
d’œuvre dont on sait <strong>à</strong> l’avance qu’<strong>elle</strong> sera découpée,<br />
sans parler même de la publicité.<br />
Mais venons-en <strong>à</strong> la cuisine. Comme je l’écrivais dans<br />
Le Mangeur du XIX e siècle, l’ère de la gastronomie<br />
triomphante, de la gastronomie chaleureuse, de la gastronomie<br />
de l’effusion, que j’avais analysée au XIX e siècle,<br />
est close. Dans les nombreuses interviews que j’ai<br />
accordées immédiate<strong>ment</strong> <strong>à</strong> la sortie de ce livre et depuis<br />
égale<strong>ment</strong> (mais ce qui est intéressant c’est c<strong>elle</strong>s que<br />
j’ai accordées <strong>à</strong> ce mo<strong>ment</strong>), je disais qu’il ne fallait<br />
pas se laisser prendre au triomphe des chefs de cuisine,<br />
<strong>à</strong> la gloire, depuis quelques années, de tous ceux qui<br />
faisaient la mythologie ali<strong>ment</strong>aire française. En France<br />
28
ou <strong>à</strong> l’étranger, lorsqu’une nouv<strong>elle</strong> troisième étoile<br />
apparaissait au Michelin, c’était presque un événe<strong>ment</strong><br />
national. Je notais, parce que j’y étais bien obligé, en<br />
observateur des pratiques sociales, ce phénomène-l<strong>à</strong>,<br />
mais il n’était que l’écume qui laissait intactes la violence<br />
et l’impétuosité des vagues, et que ces vagues ne disaient<br />
pas du tout ce que l’écume semblait signifier. Les vagues,<br />
c’était la mise en pièces de toute une représentation<br />
gastronomique. Les choses ne se sont pas faites en un<br />
jour, pas en une semaine, pas en un mois.<br />
C’est un processus qui, lui aussi, commence un peu<br />
après les manifestations de ce que j’ai appelé la glaciation<br />
cultur<strong>elle</strong>. C’est une af<strong>faire</strong> compliquée la cuisine, mais<br />
en matière de cuisine, ce processus démarre <strong>à</strong> partir des<br />
années soixante, avec cette mythologie des chefs, la<br />
gloire de Bocuse, des grands restaurants avec les étoiles<br />
du Michelin, le Gault et Millau et la page magazine de<br />
Paris Presse, qui, ne l’oublions pas, est une chose extraordinaire,<br />
un événe<strong>ment</strong> socioculturel de première<br />
importance, parce que Gault et Millau ont senti quelque<br />
chose qui se passait dans la société. Or, la page magazine<br />
de Paris Presse de Gault et Millau précède de<br />
quelques années leur guide de Paris, qui précède lui-même<br />
de quelques années le guide national et les livraisons<br />
mensu<strong>elle</strong>s de la Revue et de leurs chroniques culinaires.<br />
La page magazine de Paris Presse, dans sa première<br />
manifestation, est de 1960. Alors, d’un côté, on voit ça,<br />
tout indique <strong>à</strong> un observateur qui ne verrait pas au-del<strong>à</strong><br />
du bout de son nez que la cuisine renaît, après une<br />
période de léthargie : songez que la guerre s’est terminée<br />
en 1945, que les dernières restrictions ali<strong>ment</strong>aires et<br />
les derniers tickets d’ali<strong>ment</strong>ation datent de 1949. Les<br />
sociologues, les économistes, les anthropologues de la<br />
société française sont d’accord pour dire, et nous<br />
sommes très heureux, je le dis avec une intime conviction,<br />
29
de les suivre, que c’est dans les années cinquante-trois,<br />
cinquante-cinq, avec le boom de la croissance, que la<br />
société française, pour la première fois totale<strong>ment</strong>, intégrale<strong>ment</strong>,<br />
avec des niveaux économiques, inégalitaires<br />
bien sûr, mais c’est <strong>à</strong> partir de 1955 que, pour la première<br />
fois, la société française communé<strong>ment</strong> mange <strong>à</strong> sa faim.<br />
Il n’y a plus, <strong>à</strong> part quelques cas irréductibles, de gens<br />
qui ne mangent pas <strong>à</strong> leur faim. L’événe<strong>ment</strong> mérite<br />
d’être très forte<strong>ment</strong> signalé, car, un peu avant la Seconde<br />
Guerre mondiale, il y avait des millions de personnes<br />
qui mangeaient encore mal ou très mal, dans la société<br />
globale et sur toute l’étendue du territoire français.<br />
Voil<strong>à</strong> donc le climat de renouveau et de croissance, on<br />
voit tout ce que je vous dis l<strong>à</strong> : la mythologie des journaux,<br />
la page magazine de Paris Presse, un discours de la<br />
société dominante, des cadres qui foisonnent <strong>à</strong> ce<br />
mo<strong>ment</strong>-l<strong>à</strong> et qui tiennent le haut du pavé dans la nouv<strong>elle</strong><br />
société de “croissance”. Tout indique, tout semble<br />
indiquer, qu’<strong>à</strong> la faveur de cette nouv<strong>elle</strong> prospérité ali<strong>ment</strong>aire<br />
l’ali<strong>ment</strong>ation reprend un essor qu’<strong>elle</strong> n’avait<br />
plus connu depuis ce XIX e siècle que j’ai si longue<strong>ment</strong><br />
analysé. Cela, c’est l’apparence factice de l’histoire. Oui,<br />
c’est vrai, on mange <strong>à</strong> sa faim, et quel bonheur ! Oui, il<br />
est vrai aussi qu’il y a la mythologie des grands restaurants<br />
et on n’avait pas vu cette mythologie-l<strong>à</strong> depuis, je<br />
pense, le début du XIX e siècle. Les guides qui foisonnent<br />
évoquent ceux du début du XIX e siècle dans la mouvance<br />
du très génial Grimod de la Reynière 13. Reste que des<br />
transformations profondes se créent dans les pratiques,<br />
dans les usages, dans les représentations et dans la<br />
confection ali<strong>ment</strong>aire. Pour aller très vite, je dirais que<br />
13. Alexandre Balthasar Grimod de la Reynière est le fondateur de la<br />
littérature gastronomique. Il est l’auteur de L’Almanach des gourmets,<br />
1802, Le Manuel des amphitryons, 1912.<br />
30
ces mutations qui vont apparaître – et que j’app<strong>elle</strong> une<br />
glaciation – sont de trois ordres. Tout n’apparaît pas du<br />
jour au lendemain. Les choses se font progressive<strong>ment</strong> et<br />
il est intéressant de vous dire que nous sommes arrivés <strong>à</strong><br />
un point où <strong>elle</strong>s sont caricaturale<strong>ment</strong> grossies, par<br />
rapport <strong>à</strong> ce qu’on voit apparaître dans les années<br />
soixante, soixante-cinq.<br />
Alors, d’abord, c’est le temps qui se glace, qui se fige :<br />
le temps ali<strong>ment</strong>aire du XIX e siècle, pour ceux qui mangent,<br />
qui sont nombreux, mais qui sont minoritaires, est un<br />
temps de convivialité presque dé<strong>ment</strong>i<strong>elle</strong>, où le fait de<br />
manger en commun fo<strong>ment</strong>e, ravive <strong>à</strong> chaque instant<br />
les appétits individuels par eux-mêmes déj<strong>à</strong> monstrueux,<br />
pour déboucher sur ces bombances dé<strong>ment</strong>es, ces sortes<br />
de “grandes bouffes” gourmandes du XIX e siècle. Dès<br />
les années soixante, et malgré les mythologies dont je<br />
vous parle, malgré la page magazine du Gault et Millau,<br />
malgré la prospérité ali<strong>ment</strong>aire commune, etc., on passe<br />
de moins en moins de temps <strong>à</strong> table. Je ne vous dis pas<br />
qu’on n’y passe pas de temps, mais qu’une réduction<br />
implacable et lourde de sens pour l’avenir s’opère dans<br />
le temps du repas. C’est aussi, ne l’oubliez pas, l’époque<br />
où lente<strong>ment</strong> mais sûre<strong>ment</strong> s’opère l’introduction<br />
de nouveaux modes d’existence familiale, qui vont<br />
beaucoup transformer la temporalité ali<strong>ment</strong>aire propre<strong>ment</strong><br />
dite.<br />
La télévision bientôt fait son apparition dans le repas.<br />
Inutile de vous dire ce que cela va devenir dans les<br />
Pour une introduction <strong>à</strong> l’œuvre de Grimod de la Reynière voir :<br />
Ecrits gastronomiques, 10/18, avec notam<strong>ment</strong> la très b<strong>elle</strong> introduction<br />
de Jean-Claude Bonnet. On pourra égale<strong>ment</strong> se reporter <strong>à</strong><br />
Edmond Neirinck et Jean-Pierre Poulain : Histoire de la cuisine et<br />
des cuisiniers, Techniques culinaires et manières de table en France<br />
du Moyen Age <strong>à</strong> nos jours, Lanore, 1988.<br />
31
années qui vont suivre. Alors faut-il, sinon par quelques<br />
allusions très succinctes, rappeler où nous en sommes ?<br />
Les fast-foods, les plats-minute, le grappille<strong>ment</strong> <strong>à</strong><br />
domicile, les prises multiples qui transfor<strong>ment</strong> l’ali<strong>ment</strong>ation<br />
en quelque chose qui n’a plus de sens. Nous<br />
sommes très proches de ces signes sans signifié dont je<br />
vous parlais tout <strong>à</strong> l’heure <strong>à</strong> propos du système de pensée<br />
et des modèles littéraires et esthétiques.<br />
Glaciaire aussi, l’espace ali<strong>ment</strong>aire. Cet espace, aussi<br />
bien domestique que public est dans un sens, il est<br />
devenu de plus en plus harmonieux. Espace hôpital.<br />
Espace immaculé. Espace qui se veut coquet, mais qui<br />
est figé, qui est stéréotypé. De tous les restaurants “Freetime”,<br />
“MacDonald’s”, “Hippopotamus”, etc. L’asepsie<br />
généralisée de l’espace ali<strong>ment</strong>aire, qui est le témoignage<br />
de cette glaciation dont je vous parle, doit être<br />
rentable…<br />
Chez soi, cet espace glaciaire n’est pas forcé<strong>ment</strong><br />
inesthétique : cuisine moderne achetée, quand on a beaucoup<br />
d’argent, chez des fabricants sophistiqués, où l’on<br />
mange et où l’on fait la cuisine en même temps ; même<br />
dans des milieux ultra-favorisés, c’est parce que la cuisine<br />
ne compte pas en tant que t<strong>elle</strong>, ou de moins en moins,<br />
qu’<strong>elle</strong> est faite – et je vous rapp<strong>elle</strong> ce que nous avons<br />
dit sur le temps – très rapide<strong>ment</strong>. L’espace ali<strong>ment</strong>aire<br />
est un espace de consommation qui doit plaire, mais ce<br />
que l’on y fait doit être fait le plus rapide<strong>ment</strong> possible<br />
sans cette médiation complète de la confection qui autrefois<br />
menait les plats de la cuisine <strong>à</strong> la salle <strong>à</strong> manger ou<br />
<strong>à</strong> la salle commune. La sobriété et l’élégance rendent<br />
l’espace ali<strong>ment</strong>aire de plus en plus froid, même si cette<br />
froideur peut avoir des apparences mélodieuses.<br />
Mais, le troisième point important, je terminerai l<strong>à</strong>dessus,<br />
ce pourrait être le sujet d’une conférence en soi,<br />
32
c’est la gastronomie <strong>elle</strong>-même qui rentre en glaciation.<br />
La gastronomie, c’est par définition le contraire de tout<br />
ce que je vous ai dit l<strong>à</strong>. On pourrait penser que c’est<br />
comme une espèce d’oasis, dans un monde en train de<br />
se stériliser ou de se geler de toute part. Une espèce de<br />
paradoxale oasis dans une banquise… Eh bien non ! Je<br />
pense que dans une large mesure, et malgré l’intérêt<br />
qu’<strong>elle</strong> présente, il faut la voir dans une histoire générale<br />
de la culture et des pratiques sociales <strong>à</strong> la nouv<strong>elle</strong><br />
cuisine, apparue sous ce titre, sous ce nom, en 1972,<br />
relève, dans une large mesure, de cette représentation et<br />
de cette pratique générale de la glaciation. Un jour, j’ai<br />
beaucoup frappé un public, qui ne s’attendait pas du<br />
tout <strong>à</strong> ce genre de propos, j’avais été invité par Lesieur<br />
<strong>à</strong> un débat, animé par Henri Gault, où il y avait des<br />
chefs de cuisine. Avec la présence d’Henri Gault, c’était<br />
il y a trois ou quatre ans, le propos a rapide<strong>ment</strong> porté<br />
sur l’originalité de la nouv<strong>elle</strong> cuisine. Il y a une originalité<br />
de la nouv<strong>elle</strong> cuisine, c’est absolu<strong>ment</strong> incontestable,<br />
je ne l’ai pas remis en cause ; mais j’ai provoqué<br />
dans ce public, très forte<strong>ment</strong> bourgeois et qui n’aimait<br />
pas beaucoup cette évocation déj<strong>à</strong> fort subversive, des<br />
haut-le-cœur en disant que cette nouv<strong>elle</strong> cuisine s’inscrivait<br />
dans un processus historique. Il est inutile de<br />
vous dire que je le pense plus que jamais et avec des<br />
argu<strong>ment</strong>s de plus en plus, je ne dirais pas clés, mais<br />
déterminés. J’ai donc dit que cette nouv<strong>elle</strong> cuisine,<br />
avant d’éclater en 1972, ne pouvait se comprendre sans<br />
regarder de très près les événe<strong>ment</strong>s de 1968. Alors, vous<br />
comprenez, un public qui se souvenait des saveurs du<br />
quartier Latin en 1968, de jeunes gens qui en général, on<br />
peut bien le dire, n’avaient pas un goût particulière<strong>ment</strong><br />
raffiné de la table, etc. Cela leur est apparu comme une<br />
espèce de galéjade, mais absolu<strong>ment</strong> pas : les événe<strong>ment</strong>s<br />
33
de 68, malgré leur déflagration formidable, au moins<br />
au début, me paraissent – je l’ai écrit longue<strong>ment</strong> et j’en<br />
suis plus que jamais convaincu – relever de l’histoire<br />
de la glaciation contemporaine, et au plus haut degré.<br />
Je reviens <strong>à</strong> la nouv<strong>elle</strong> cuisine, il est évident que toute<br />
une dimension soixante-huitarde : le refus de la société<br />
urbaine, le retour aux sources, le retour <strong>à</strong> la nature, etc.,<br />
toute la dimension écologique de 1968, et qui en est<br />
peut-être d’ailleurs la dimension la moins frigide, vue<br />
avec le recul, est absolu<strong>ment</strong> indispensable pour comprendre<br />
l’évolution des goûts qui aboutit <strong>à</strong> ce culte du<br />
produit, du produit naturel, du produit de terroir, etc.<br />
La nouv<strong>elle</strong> cuisine est fondée sur trois exigences primordiales<br />
et fonda<strong>ment</strong>ales :<br />
– une représentation de la nature, je viens déj<strong>à</strong> d’en<br />
parler un peu,<br />
– une représentation de l’ascèse, et sur ça, je voudrais<br />
encore vous dire quelques mots,<br />
– et finale<strong>ment</strong> sur une pratique du discours.<br />
La nature, c’est cette dimension écologique, mais <strong>elle</strong><br />
est capitale, car n’oubliez pas que la nature n’était pas<br />
seule<strong>ment</strong> quelques considérations abstraites dans les<br />
débats du départ de la nouv<strong>elle</strong> cuisine. C’était, au nom<br />
de la nature, la mise en cause précisé<strong>ment</strong> d’une cuisine<br />
fonda<strong>ment</strong>ale<strong>ment</strong> cultur<strong>elle</strong>, au mauvais sens du<br />
terme, la cuisine des sauces du XIX e siècle : la cuisine<br />
d’Escoffier est une cuisine de la pure culture par opposition<br />
au retour aux sources, aux petits pois, aux petits<br />
haricots, aux petits légumes ou au poisson cru dont<br />
l’écho nous est venu <strong>à</strong> ce mo<strong>ment</strong>-l<strong>à</strong> du Japon ou de<br />
l’Extrême-Orient. L’ascèse : l<strong>à</strong> aussi, je pense qu’il y a<br />
une dimension ascétique dans la nouv<strong>elle</strong> cuisine, et ça<br />
n’est pas le pire, je parlais tout <strong>à</strong> l’heure avec une certaine<br />
véhémence des impostures des événe<strong>ment</strong>s de 1968,<br />
34
immenses impostures, mais l’ascèse ne relève pas unique<strong>ment</strong><br />
de l’imposture parce qu’<strong>elle</strong> s’inscrit d’une<br />
façon très profonde dans ce qu’il faut bien appeler l’air<br />
du temps. L’hédonisme contemporain et même ce qui<br />
est apparu en 1968 comme une espèce de revendication<br />
du désir, tous azimuts, ça c’est encore l<strong>à</strong>, l’écume qui<br />
cache la vérité profonde des phénomènes. Les sociétés<br />
d’Occident sont des sociétés régies par une pratique, en<br />
même temps que par des représentations, d’un ascétisme<br />
qui se profile derrière l’hédonisme hallucinant qui<br />
les caractérise. C’est l’autre volet de leur dimension.<br />
Quand on voit dans toutes les villes d’Amérique, et maintenant<br />
d’Europe, des gens courir en faisant du jogging,<br />
on se dit qu’il y a du sens derrière ces choses-l<strong>à</strong>, et ce<br />
n’est pas moi – après ce que je vous ai dit sur le fait de<br />
comprendre ce que veulent dire les choses, les signifiés,<br />
les significations –, ce n’est pas moi qui vous dirai que<br />
tout cela va de soi ; rien ne va de soi. Ces pratiques,<br />
parmi tant d’autres, sont la manifestation d’un effort sur<br />
soi-même, d’un effort d’endurance, ce sont des pratiques<br />
réductrices du plaisir immédiat. Chacun le sait et<br />
les psychanalystes le savent mieux que n’importe qui,<br />
l’ascèse et la jouissance ne sont absolu<strong>ment</strong> pas contradictoires.<br />
Il y a des jouissances d’ascèse et personne n’a<br />
jamais dit, <strong>à</strong> moins de dire une énorme sottise, que<br />
l’ascète est le contraire de la jouissance. L’histoire de<br />
l’ascèse chrétienne indique suffisam<strong>ment</strong> qu’il peut<br />
y avoir face <strong>à</strong> Dieu et face <strong>à</strong> l’infini de l’espérance<br />
paradisiaque, des jouissances infinies dans l’ascèse.<br />
Mais l’ascèse, en tant que t<strong>elle</strong>, c’est tout de même la<br />
souffrance. Notre société, et pas seule<strong>ment</strong> par le jogging,<br />
manifeste de tous les côtés un sens de la réduction de<br />
soi. Dans la nourriture et dans la nouv<strong>elle</strong> cuisine, la<br />
dimension ascétique est t<strong>elle</strong><strong>ment</strong> criante. Nourriture<br />
35
du peu, donc réduction de la profusion, réduction de<br />
l’abondance et de cette forme de jouissance qui était<br />
c<strong>elle</strong> de la gastronomie pendant les décennies de l’abondance.<br />
Gastronomie du bref, parce que comme c’est du<br />
peu, c’est égale<strong>ment</strong> du bref. Mais surtout gastronomie<br />
de la légèreté, de l’impalpable ; les mousses, les coulis…<br />
tout ce qui se sent <strong>à</strong> peine, tout ce qui se définit <strong>à</strong> peine.<br />
Et finale<strong>ment</strong>, dès qu’<strong>elle</strong> est apparue, <strong>à</strong> peu de chose<br />
près au mo<strong>ment</strong> même, je publiais Le Mangeur du<br />
XIX e siècle, la nouv<strong>elle</strong> cuisine s’inscrit dans cette tendance<br />
que j’ai déj<strong>à</strong> indiquée tout <strong>à</strong> l’heure, pour toute<br />
la culture contemporaine, mais qui, en gastronomie, la<br />
pousse jusqu’<strong>à</strong> ses extrêmes. C’est une gastronomie<br />
du discours, discours sur le produit, discours sur la chose,<br />
discours sur la préparation, discours sur le peu, discours<br />
sur le bref, sur la légèreté, sur la quintessence… Et la<br />
nourriture finit par se confondre avec le discours gastronomique.<br />
Entre parenthèses, il y avait bien longtemps<br />
(et bien avant l’arrivée de la “nouv<strong>elle</strong> cuisine” et de<br />
Gault et Millau qui ont créé l’expression et répandu le<br />
phénomène) que dans la profusion des livres sur la cuisine,<br />
surtout dans le public des cadres moyens, lecteurs<br />
et dévoreurs se confondaient. “Dévoreurs”, j’emploie<br />
ce mot d’une façon complète<strong>ment</strong> consciente et sans<br />
vouloir m’amuser avec le langage, “dévoreurs du Gault<br />
et Millau”. Il y avait b<strong>elle</strong> lurette, donc, que les cadres,<br />
allant dans les restaurants signalés par Gault et Millau,<br />
commandaient le discours de Gault et Millau. Leur choix,<br />
leur plaisir relevaient du discours intégrale<strong>ment</strong>… C’est<br />
un phénomène complète<strong>ment</strong> original, et s’il est vrai<br />
que la chronique ali<strong>ment</strong>aire luxuriante et souvent merveilleuse<br />
est née au XIX e siècle, pas avec Gault et Millau,<br />
ni même un peu avant avec Michelin, c’est un fait<br />
que le gourmand du XIX e ne se détermine pas par les<br />
36
chroniques de Grimod de la Reynière, ni d’Honoré<br />
Blanc, ni de tous ceux qui, entre 1800 et 1830, créent,<br />
développent, épanouissent le discours ali<strong>ment</strong>aire.<br />
Non. A notre époque, nous réglons, et il y a longtemps<br />
que les cadres se règlent sur le discours qui tient lieu de<br />
chose. Ne vous ai-je pas dit au début de mon propos<br />
que le refus de la chose au nom du discours est une des<br />
manifestations de la glaciation contemporaine. Pardonnezmoi,<br />
j’en ai fini d’être si sombre, si pessimiste. Il reste,<br />
rassurez-vous, des restaurants qui ne sont pas “glaciaires”,<br />
il reste des tables où, dans la vitalité créée souvent par<br />
le restaurateur, par la qualité des préparations, on se<br />
trouve dans la chaleur et peut-être parfois dans l’étuve.<br />
Cela arrive. Le mouve<strong>ment</strong> de glaciation et le parallélisme<br />
étrange de son développe<strong>ment</strong> dans la culture et<br />
la cuisine, que j’ai évoqués devant vous triste<strong>ment</strong> – car<br />
c’est toujours désagréable de tenir des propos au fond<br />
si négateurs, et peut-être par certains côtés aussi désespérants<br />
–, ce mouve<strong>ment</strong>, je pense, suit celui de la culture<br />
et je crains qu’il ne soit irréversible. Il n’y a pas t<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
longtemps, mon ami Emile Jung, un grand restaurateur<br />
alsacien, un des meilleurs d’Alsace, qui est l’un de ceux<br />
chez qui précisé<strong>ment</strong> le contraire de la glaciation se<br />
manifeste <strong>à</strong> longueur d’année, me disait : “Nous (pour<br />
se relier <strong>à</strong> ses collègues de la même inspiration, de la<br />
même école), <strong>à</strong> la fin du siècle, combien sera-t-on <strong>à</strong><br />
<strong>faire</strong> ce métier comme ça ? cinq pour cent si tout va bien,<br />
de la pratique et du commerce gastronomiques.” Je serais<br />
heureux que ces cinq pour cent correspondent <strong>à</strong> une<br />
vérité.<br />
Vous aurez, <strong>à</strong> ce mo<strong>ment</strong>-l<strong>à</strong>, c’est dans moins de vingt<br />
ans, très large<strong>ment</strong> le temps, j’espère que moi aussi, c’est<br />
moins sûr, mais pour vous, c’est évident, d’en éprouver<br />
la vérité.
Ce texte inédit de Jean-Paul Aron est la transcription<br />
d’une conférence prononcée en avril 1987, <strong>à</strong> l’invitation<br />
de l’université de Toulouse-le Mirail 1. Il venait de<br />
publier Les Modernes et nous lui avons demandé de<br />
voir dans qu<strong>elle</strong> mesure le phénomène de “glaciation”,<br />
qu’il avait mis en évidence dans les arts (la littérature,<br />
la peinture, la musique…) et dans les sciences humaines,<br />
était égale<strong>ment</strong> repérable, sous qu<strong>elle</strong>s formes et avec<br />
qu<strong>elle</strong>s conséquences, dans l’univers de la cuisine et<br />
dans l’esthétique gastronomique. Il s’agissait, en fait, de<br />
soumettre <strong>à</strong> sa sagacité la “sensibilité ali<strong>ment</strong>aire” de la<br />
seconde partie du XX e siècle, comme il l’avait fait pour<br />
le XIX e siècle.<br />
Dans l’histoire des idées, on retiendra sans doute la<br />
contribution de Jean-Paul Aron <strong>à</strong> l’émergence de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />
dans le champ des sciences sociales. En histoire,<br />
le mouve<strong>ment</strong> s’engage par l’investisse<strong>ment</strong> de la<br />
vie matéri<strong>elle</strong>, sous l’impulsion de ce qu’il est désormais<br />
1. Cette conférence a été prononcée dans le cadre de l’enseigne<strong>ment</strong><br />
de la maîtrise de sciences et techniques hôt<strong>elle</strong>rie tourisme thermalisme<br />
(MSTHTT) de l’université de Toulouse-le Mirail.<br />
39
convenu d’appeler “l’école des Annales” avec Marc<br />
Bloch et Lucien Febvre 2 comme chefs de file. Grâce<br />
aux travaux de Jean-Jacques Hemardinquer 3, de Fernand<br />
Braudel 4 et de Bartholomé Bennassar 5, une histoire<br />
de l’ali<strong>ment</strong>ation a pris forme et a suscité des<br />
analyses nutritionn<strong>elle</strong>s (études des structures des régimes<br />
ali<strong>ment</strong>aires ; bilan calorique ; poids de la part protéique<br />
de la ration…), économiques (études des circuits<br />
de production des ali<strong>ment</strong>s et de leurs règles<br />
d’échange…), sociologiques (consommations de<br />
classes, ali<strong>ment</strong>s, moyens sociaux…). On dispose<br />
maintenant de remarquables monographies sur la<br />
consommation des matières grasses, de la viande de<br />
porc, sur les pratiques ali<strong>ment</strong>aires de la cour d’Aix ou<br />
de l’Hôtel-Dieu de Toulouse…<br />
Simultané<strong>ment</strong>, la sociologie et l’anthropologie,<br />
<strong>elle</strong>s aussi, investissent ce nouvel objet. En 1961, Roland<br />
Barthes publie un article-programme intitulé : “Pour<br />
une psychosociologie de l’ali<strong>ment</strong>ation contemporaine 6”,<br />
dans lequel il nous annonce que la nourriture “n’est<br />
pas simple<strong>ment</strong> une collection de produits justiciables<br />
d’études statistiques ou diététiques, [mais] aussi et en<br />
2. Marc Bloch, “L’ali<strong>ment</strong>ation de l’ancienne France”, in Lucien<br />
Febvre dir., L’Encyclopédie française, t. XIV, Paris, 1954.<br />
3. Jean-Jacques Hemardinquer, Pour une histoire de l’ali<strong>ment</strong>ation,<br />
Colin, 1970.<br />
4. Fernand Braudel, “Vie matéri<strong>elle</strong> et comporte<strong>ment</strong>s biologiques”,<br />
in Annales ESC, 196, p. 545-548, et surtout Civilisation matéri<strong>elle</strong>,<br />
économie et capitalisme, XV-XVIII e siècle, Armand Colin, 1979,<br />
notam<strong>ment</strong> le tome I, “Les structures du quotidien”.<br />
5. Bartholomé Bennassar et Jean Goy, “Contribution <strong>à</strong> l’histoire de<br />
la consommation ali<strong>ment</strong>aire du XIV e au XIX e siècle”, in Annales ESC,<br />
90 (175), p. 402 <strong>à</strong> 429.<br />
6. Annales ESC, 16 (1961) p. 977-986 repris in Hemardinquer : “Pour<br />
une histoire de l’ali<strong>ment</strong>ation”, Cahier des Annales, n° 28, Cahier 970.<br />
40
même temps, un système de communication, un corps<br />
d’images, un protocole d’usage, de situations et conduites”,<br />
inaugurant ainsi une longue réflexion du structuralisme<br />
sur le culinaire.<br />
Trois ans plus tard, avec Le Cru et le Cuit, puis L’Origine<br />
des manières de table, Claude Lévi-Strauss décode<br />
les structures inconscientes du culinaire. “La cuisine<br />
d’une société est un langage dans lequel <strong>elle</strong> traduit<br />
inconsciem<strong>ment</strong> sa structure, <strong>à</strong> moins que, sans le savoir<br />
davantage, <strong>elle</strong> ne se résigne <strong>à</strong> y dévoiler ses contradictions<br />
7.” L’homme y apparaît comme un “animal cuisinier”,<br />
selon l’expression de Marcel Mauss, et la culture<br />
trouve son origine dans l’usage du feu de cuisine. “La<br />
cuisine, dont on n’a pas assez souligné qu’avec le langage,<br />
<strong>elle</strong> constitue une forme d’activité humaine véritable<strong>ment</strong><br />
univers<strong>elle</strong> : pas plus qu’il n’existe de<br />
société humaine sans langage, il n’en existe aucune<br />
qui, d’une façon ou d’une autre, ne fait pas cuire certains<br />
de ses ali<strong>ment</strong>s 8.” L’ali<strong>ment</strong>ation devient objet<br />
d’étude de la culture savante et prolonge la redécouverte<br />
du corps engagée par la psychanalyse.<br />
Cependant, de t<strong>elle</strong>s re<strong>cherche</strong>s, au demeurant indispensables,<br />
semblent entretenir avec les pratiques gastronomiques<br />
les mêmes relations que c<strong>elle</strong>s qui se<br />
tissent entre les tables de compositions ali<strong>ment</strong>aires de<br />
nos diététiciens et les exaltantes recettes de Cuisine<br />
minceur de Michel Guérard. L’histoire de la vie matéri<strong>elle</strong><br />
est une histoire “essenti<strong>elle</strong>, nous dit Alain Girard,<br />
mais négligeant, quelque peu, les aspects culturels du<br />
fait ali<strong>ment</strong>aire”.<br />
7. Claude Lévi-Strauss, L’Origine des manières de table, Plon, 1968,<br />
p. 411.<br />
8. Claude Lévi-Strauss, “Le Triangle culinaire”, L’Arc, 1965, p. 22.<br />
41
Au-del<strong>à</strong> de ces “structures historiques de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />
quotidienne”, Jean-Paul Aron 9, admirateur de<br />
Maurice Merleau-Ponty, plongeant en phénoménologue<br />
dans les <strong>ment</strong>alités, tire son épingle du jeu. L’Essai sur<br />
la sensibilité ali<strong>ment</strong>aire <strong>à</strong> Paris au XIX e, puis Le Mangeur<br />
du XIX e siècle 10, qui resituent les pratiques de table<br />
dans les cadres imaginaires et dans l’univers mythologique<br />
qui les supportent, contribuent, dans l’effervescence<br />
de la “nouv<strong>elle</strong> histoire”, <strong>à</strong> <strong>faire</strong> émerger “l’histoire<br />
des <strong>ment</strong>alités” <strong>à</strong> la croisée de la sociologie et de l’anthropologie.<br />
Et, Le Mangeur… sert désormais de référence.<br />
Depuis, venant de la géographie, de la sociologie, de<br />
l’ethnologie, de l’économie, de la psychologie, de l’histoire,<br />
de la psychanalyse, le discours sur le culinaire<br />
s’emballe et part <strong>à</strong> la conquête de ce nouveau Far West<br />
culturel. “Et si – comme le disait Philippe Ariès, peu de<br />
temps avant de disparaître – la gueule n’a pas encore<br />
atteint le statut académique du sexe”, ça ne saurait tarder.<br />
On ne présente pas Jean-Paul Aron, tout le monde<br />
connaît Le Mangeur du XIX e siècle, mais il est des<br />
aspects de son œuvre qu’il est peut-être important de<br />
rappeler pour préciser la multidimensionnalité du personnage<br />
et surtout l’ampleur du regard.<br />
Jean-Paul Aron était directeur d’études <strong>à</strong> l’Ecole<br />
pratique des hautes études. Agrégé de philosophie, il<br />
avait égale<strong>ment</strong> une formation scientifique. Très connu<br />
aujourd’hui, pour ses travaux historiques et sociologiques.<br />
On citera, bien sûr, l’histoire de l’ali<strong>ment</strong>ation,<br />
9. Jean-Paul Aron, “Essai sur la sensibilité ali<strong>ment</strong>aire <strong>à</strong> Paris au<br />
XIX e siècle”, in Cahier des Annales, n° 25, 1967.<br />
10. Jean-Paul Aron, Le Mangeur du XIX e siècle, Laffont, 1975.<br />
42
mais égale<strong>ment</strong> l’histoire du conscrit français avec<br />
Anthropologie du conscrit français 11, écrit en collaboration<br />
avec Emmanuel Le Roy Ladurie et Pierre Dumont,<br />
ou encore l’histoire de la sexualité, rappelons Le Pénis<br />
de la démoralisation de l’Occident 12, rédigé avec Roger<br />
Kempf ; un historien donc, mais aussi un homme de<br />
littérature, romancier 13 et auteur de théâtre. Le festival<br />
de Sarlat a, il y a quelques années, eu l’heureuse idée<br />
de mettre <strong>à</strong> son programme deux pièces 14 de Jean-Paul<br />
Aron.<br />
Voil<strong>à</strong> quelques-unes des différentes facettes du personnage,<br />
mais j’oubliais une autre dimension… La<br />
formation scientifique de Jean-Paul Aron, et sa qualité<br />
de philosophe l’ont conduit tout natur<strong>elle</strong><strong>ment</strong> <strong>à</strong> déployer<br />
un regard épistémologique sur les sciences biologiques.<br />
Interrogation d’autant plus intéressante pour<br />
lui qu’il était issu d’une famille de médecins. Et s’il est<br />
un ouvrage, insuffisam<strong>ment</strong> connu, c’est bien les Essais<br />
d’épistémologie biologique 15. Ce recueil d’articles écrit<br />
entre 1960 et 1968 n’a, de toute évidence, pas encore été<br />
digéré par la pensée biologique et médicale contemporaine.<br />
Il est marqué du sceau de l’historien, du sociologue,<br />
de l’anthropologue, mais en même temps, sinon<br />
du spécialiste, tout au moins de l’initié aux “sciences<br />
dures”. Le développe<strong>ment</strong> d’une épistémologie de la<br />
11. Jean-Paul Aron, Pierre Dumont et Emmanuel Le Roy Ladurie,<br />
Anthropologie du conscrit français, 1972.<br />
12. Jean-Paul Aron et Roger Kempf, Le Pénis de la démoralisation<br />
de l’Occident, Grasset, 1978.<br />
13. Jean-Paul Aron, La Retenue, Grasset, 1962 et Point mort, Grasset,<br />
1964.<br />
14. Jean-Paul Aron, Théâtre, Christian Bourgois, 1970.<br />
15. Jean-Paul Aron, Essais d’épistémologie biologique, Christian<br />
Bourgois, 1969.<br />
43
diététique 16 est un chantier auquel il faudra bien, un<br />
jour ou l’autre, s’attaquer ; nous découvrirons alors que<br />
Jean-Paul Aron en avait ouvert la voie.<br />
Quelques élé<strong>ment</strong>s de contexte social et personnel,<br />
maintenant, pour mettre ce texte en perspective. En<br />
avril 1987, lorsqu’il donne cette conférence, Jean-Paul<br />
Aron se sait séropositif, mais <strong>à</strong> cette époque la méconnaissance<br />
du sida laisse une formidable prise <strong>à</strong> l’espoir<br />
non d’une guérison, mais du non-développe<strong>ment</strong> de<br />
la maladie. “Je ne voudrais pas être logé trop loin,<br />
avait-il dit, j’ai des petits problèmes de santé.” Nous ne<br />
sommes pas au courant de son état de santé mais sentons<br />
chez lui par mo<strong>ment</strong>s une très grande nostalgie.<br />
Quelques mois plus tard, il sera, par ses aveux, le premier<br />
int<strong>elle</strong>ctuel français <strong>à</strong> oser lever la loi du silence<br />
et une part des tabous qui pèsent sur cette maladie.<br />
Mais au printemps 1987, l’actualité de Jean-Paul Aron<br />
était littéraire et turbulente. Installé dans le rôle ridicule<br />
d’empereur romain sauvant ou vouant aux enfers, d’un<br />
simple tour de poignet, les représentants de la modernité,<br />
par un Bernard Pivot metteur en scène mal inspiré<br />
ce soir-l<strong>à</strong>, la présentation de son livre Les Modernes<br />
avait provoqué dans le microcosme int<strong>elle</strong>ctuel parisien<br />
quelques remous. Les contre-attaques n’avaient<br />
pas tardé et si, par la magie de la télévision, Jean-Paul<br />
Aron avait pu oublier, l’espace d’un instant, qu’il n’était<br />
qu’un gladiateur parmi les autres, les réactions qui suivirent<br />
le ramenèrent très vite <strong>à</strong> la réalité.<br />
16. Voir “Biologie et ali<strong>ment</strong>ation au XVIII e siècle et au début du<br />
XIX e siècle”, in Essais d’épistémologie biologique, p. 205-218.<br />
44
Daniel Cost<strong>elle</strong>, séduit par l’ouvrage, produit <strong>à</strong> partir<br />
des Modernes trois émissions sur FR3. Bien construites,<br />
<strong>elle</strong>s laissent la parole aux “accusés” : Claude Lévi-<br />
Strauss, Alain Robbe-Grillet, Roland Barthes, sauf peutêtre<br />
<strong>à</strong> Jacques Lacan – mais peut-on laisser la parole <strong>à</strong><br />
Jacques Lacan ? Elles déclenchèrent, <strong>elle</strong>s aussi, un<br />
véritable tollé. Jean-Paul Aron y malmenait Roger<br />
Caillois en termes un peu brutaux, qualifiant Le Vent<br />
d’hiver de “texte aux accents fascistes”. Il n’en fallut<br />
pas plus pour qu’un appel au boycott fut lancé. Libération<br />
orchestrait la manœuvre.<br />
La veille de cette conférence, sans doute la dernière<br />
de Jean-Paul Aron, nous avions organisé un repas <strong>à</strong><br />
l’Ecole hôtelière de Toulouse. Professeurs et étudiants<br />
qui officiaient ce soir-l<strong>à</strong> ont eu le plaisir, rare en gastronomie,<br />
de servir un vrai connaisseur. Les com<strong>ment</strong>aires<br />
tombaient, enthousiastes, bienveillants. La mode était au<br />
“Petits rougets traités en sauce vin rouge montée au<br />
beurre d’anchois” ; notre invité y retrouva tout de suite<br />
la “sauce Chambord”, grand classique du XIX e siècle.<br />
La présence, <strong>à</strong> ce repas, de Dominique Autié amena<br />
rapide<strong>ment</strong> la discussion sur la polémique en cours.<br />
Blessé que les critiques se cristallisent sur une petite<br />
phrase, Jean-Paul Aron avait visible<strong>ment</strong> envie et besoin<br />
d’en parler. Voil<strong>à</strong> pourquoi la conférence du lendemain<br />
démarre sur ce thème : <strong>elle</strong> prolonge en fait cette discussion<br />
et constitue pour lui l’occasion d’une mise au<br />
point. Aujourd’hui, après la publication de la biographie<br />
de Roger Caillois d’Odile Felgine 17, qui étudie en<br />
détail l’ambiguïté des positions de Caillois au mo<strong>ment</strong><br />
de la Seconde Guerre mondiale, la lecture d’Aron a<br />
gagné en pertinence.<br />
17. Odile Felgine, op. cit.<br />
45
Reste que Les Modernes sont un ouvrage irremplaçable<br />
où cohabite l’analyse <strong>à</strong> longue portée et les mesquineries<br />
que, grand maître dans l’art du manie<strong>ment</strong> des<br />
acides, Jean-Paul Aron transforme en perles et qui, plus<br />
que nuire <strong>à</strong> ceux qui en ont été les victimes, participent <strong>à</strong><br />
leur notoriété ; trois lignes pour exécuter Canguilhem,<br />
deux métaphores pour Lévi-Strauss, un compli<strong>ment</strong><br />
pour Roland Barthes… La quer<strong>elle</strong> du structuralisme<br />
nous paraît bien lointaine aujourd’hui ; tant planent sur<br />
nous des dangers bien plus forts que ceux de l’impérialisme<br />
du signifiant. Vous en avez été vous-même, Jean-<br />
Paul Aron, une des premières victimes.<br />
Ouvrage irremplaçable, Les Modernes mettent en<br />
scène les jeux de concurrence, les stratégies pour conquérir<br />
les faveurs du public et les positions symboliques de<br />
l’appareil universitaire ou du monde de l’édition. Allumant<br />
feu et contre-feu, lançant les rumeurs, occupant<br />
les médias, jetant le discrédit sur leurs concurrents, forçant<br />
leurs différences pour se poser plus claire<strong>ment</strong> les<br />
grandes figures se donnent <strong>à</strong> voir dans le clair-obscur<br />
des ambitions. Observateur privilégié de l’effervescence<br />
de la petite histoire int<strong>elle</strong>ctu<strong>elle</strong> de cette<br />
seconde partie du XX e siècle, il nous livre ici un matériau<br />
de premier ordre pour les historiens et sociologues<br />
de la science 18. Il permet de comprendre com<strong>ment</strong>, derrière<br />
l’historisation et l’inscription dans les problématiques<br />
personn<strong>elle</strong>s des acteurs, se déploie le travail des idées<br />
et se produit la connaissance.<br />
18. Voir Jean-Michel Berthelot, Les Vertus de l’incertitude, PUF, 1996,<br />
et Bruno Latour et Michel Callon, La science t<strong>elle</strong> qu’<strong>elle</strong> se fait, La<br />
Découverte, 1990.<br />
46
Le passage <strong>à</strong> l’écrit d’une conférence que Jean-Paul<br />
Aron a déployée <strong>à</strong> partir d’une simple trame nous a mis<br />
devant des choix difficiles. Il ne s’agissait bien évidem<strong>ment</strong><br />
pas de réécrire <strong>à</strong> la façon de… Nous souhaitions<br />
restituer une part du lyrisme qui réside dans la forme<br />
parlée de cette communication. L’intervention a donc été<br />
minimaliste pour respecter le plus possible les inclusions<br />
successives et les envolées qui caractérisaient le style<br />
oral de Jean-Paul Aron, mais aussi parce que, dans le jeu<br />
des associations, dans les itérations, dans les retours en<br />
arrière, se livre un réseau de significations qui donne <strong>à</strong><br />
voir l’organisation et l’intimité de sa pensée.<br />
On ne saurait terminer cette présentation sans évoquer<br />
l’accueil très chaleureux de la famille de Jean-<br />
Paul Aron et remercier sa nièce, Mme Michèle Mauriac,<br />
pour l’autorisation de publier cet “inédit”.<br />
19. Socio-anthropologue, université de Toulouse-le Mirail.<br />
J.-P. P. 19
JEAN-JACQUES BOUTAUD<br />
SÉMIOPRAGMATIQUE DU GOÛT<br />
Plaidons coupable pour le caractère indigeste du titre.<br />
On pourrait croire <strong>à</strong> l’intrusion d’une manœuvre théorique<br />
de plus sur le goût, avec un label <strong>à</strong> rallonge, de<br />
sémiotique <strong>à</strong> sémiopragmatique, qui offrirait une caution<br />
de scientificité. Or, sans se laisser impressionner<br />
par les termes, ce qui est posé comme enjeu c’est non<br />
seule<strong>ment</strong> l’image sociale du goût, <strong>à</strong> travers signes,<br />
représentations et processus de signification (approche<br />
sémiotique), mais, <strong>à</strong> partir de ce monde signifiant, les<br />
données pragmatiques de sa communication, en situation,<br />
en contexte, comme matrice d’interaction sociale<br />
(approche sémiopragmatique).<br />
A l’intérieur du champ des sciences humaines concernées<br />
par le goût, il est donc question de s’intéresser en<br />
priorité <strong>à</strong> la manifestation des signes négociés dans l’espace<br />
social (niveau macrosémiotique) ou dans l’espace<br />
dialogique (niveau microsémiotique) lorsque le goût se<br />
place au centre ou au creux des relations entre sujets,<br />
entre sujet et objet. La re<strong>cherche</strong> de ces modalités<br />
signifiantes, sur un objet aussi complexe que le goût<br />
(dans ses formes, ses manifestations, ses fonctions, etc.),<br />
est de nature <strong>à</strong> renforcer, dans le voisinage immédiat<br />
de la linguistique, de la sociologie ou de l’anthropologie<br />
cultur<strong>elle</strong>, la légitimité des sciences humaines, alors<br />
49
que les sciences dites exactes ont déj<strong>à</strong> marqué très large<strong>ment</strong><br />
leur terrain. Qu’il s’agisse des sciences qui<br />
voient le goût plutôt par le bas (fonctions d’ingestion,<br />
propriétés nutritionn<strong>elle</strong>s) ou c<strong>elle</strong>s qui le voient plutôt<br />
par le haut (marqueurs organoleptiques de la flaveur,<br />
traite<strong>ment</strong> cérébral des informations), <strong>elle</strong>s laissent large<strong>ment</strong><br />
ouverte, aux sciences humaines, la question du<br />
sens que nous donnons au goût dans notre expérience,<br />
des signes et des valeurs qui s’y rattachent.<br />
Le propre du goût, la saveur, se dérobe <strong>à</strong> toute définition<br />
ou description de ses propriétés objectives dans<br />
le champ des sciences humaines, <strong>à</strong> commencer par la<br />
communication. En revanche, le déplace<strong>ment</strong> de la saveur<br />
vers la valeur, du physiologique vers le social et le<br />
symbolique, donne au goût toute sa dimension signifiante.<br />
En dehors de la sensation, non communicable<br />
en soi, le sens et la signification parcourent les images,<br />
les représentations, les formes sociales du goût. Trajet<br />
sensible et intelligible des sens vers le sens. Toute<br />
démarche sémiotique reposant sur des oppositions<br />
reconnues comme pertinentes, c’est <strong>à</strong> partir d’une<br />
axiologie élé<strong>ment</strong>aire, entre nature et culture, que le<br />
goût semble trouver ses premiers élé<strong>ment</strong>s de définition,<br />
en termes d’image et de représentation.<br />
Niée au plan de la saveur, non transmissible t<strong>elle</strong><br />
qu<strong>elle</strong>, c’est donc au plan de la valeur que la communication<br />
du goût doit son articulation. Sans avoir <strong>à</strong> développer<br />
ce qui, chez Lévi-Strauss (1964) ou Leroi-Gourhan<br />
(1964), éclaire l’anthropologie du goût, il va de soi que<br />
son axiologie de base s’organise autour de l’opposition<br />
nature vs culture. Des relations de contrariété comme<br />
sauvage vs élaboré, naturel vs apprêté, venant se greffer,<br />
au besoin, sur cette opposition première. Avant même<br />
de s’intéresser <strong>à</strong> l’environne<strong>ment</strong> naturel ou culturel du<br />
50
goût, <strong>à</strong> sa mise en image ou en scène sous ce double<br />
registre, comme il advient dans l’esthétique culinaire<br />
ou gastronomique, ou la représentation commerciale<br />
du goût, il convient de rabattre, dans un premier temps,<br />
cette opposition nature vs culture, au seul niveau de la<br />
propriété comestible et ali<strong>ment</strong>aire.<br />
On ne saurait reprendre tels quels, dans le cadre de<br />
cette étude sur le goût, les fonde<strong>ment</strong>s logiques et anthropologiques<br />
des oppositions reconnues comme signifiantes<br />
par Lévi-Strauss, entre nature et culture. Mais si<br />
l’on retient l’organisation sémiotique possible <strong>à</strong> en<br />
donner, sous l’isotopie du régime animal ou végétal,<br />
<strong>elle</strong> offre des lignes de construction signifiantes. Entre<br />
le cru et le cuit, le sec et le frais, le sauvage et l’élaboré,<br />
la reconnaissance gustative joue de cette ligne de<br />
partage entre nature et culture, soit dans la composition<br />
ou la propriété de l’élé<strong>ment</strong> gustatif pris isolé<strong>ment</strong>, soit<br />
dans l’ordonnance des élé<strong>ment</strong>s agencés <strong>à</strong> l’intérieur<br />
de ce que l’on pourrait appeler un programme gustatif,<br />
qui prend alors valeur de programme narratif, dans la<br />
séquence des plats et la programmation des valeurs<br />
associées <strong>à</strong> leur dégustation (finesse, légèreté, harmonie,<br />
richesse, etc.).<br />
L’opposition fondatrice, nature vs culture, avec ses<br />
multiples occurrences, est indissociable d’une expression<br />
visu<strong>elle</strong> qui tire large<strong>ment</strong> parti des signes de manifestation<br />
extérieurs de propriétés comme les consistances,<br />
les températures, les formes et les textures, dont l’aspect<br />
visible entretient l’image synesthésique du goût. Preuve<br />
que la tentation de “l’ali<strong>ment</strong> séducteur” (Lévi-Strauss)<br />
passe par les signes comme élé<strong>ment</strong>s médiateurs. Quand<br />
bien même ils exaltent la nature ou le caractère naturel<br />
du goût, ces signes ont toujours en commun avec la<br />
culture le pouvoir d’humaniser le goût, de le rendre<br />
51
sensible par des traits visibles. Quand les bases du goût,<br />
saveur et odeur, font défaut, il puise dans l’aspect, la<br />
forme et la couleur, les premiers signes d’un objet qui<br />
s’attache ou non <strong>à</strong> la nature, mais ne s’arrache jamais<br />
totale<strong>ment</strong> <strong>à</strong> la culture qui en consomme l’image.<br />
Une première ligne de partage structure donc le goût<br />
entre nature et culture, entre ce que la nature donne et<br />
ce que la culture élabore. Ce n’est pas seule<strong>ment</strong> au<br />
prix d’une opération humaine, technique ou non, de<br />
transformation des substances <strong>à</strong> caractère minéral, végétal<br />
ou animal, que se reconnaît l’empreinte de la culture<br />
sur le goût. Du goût ressenti “par nature”, comme une<br />
sensation organique et natur<strong>elle</strong>, au goût reconnu “dans<br />
sa nature” ou perçu comme “naturel” pour qualifier tel<br />
produit, on ne peut guère nier le travail de la culture sur<br />
la nature et, notam<strong>ment</strong>, toute la force d’attraction des<br />
signes dans les représentations sociales et cultur<strong>elle</strong>s<br />
du goût. A l’inverse, quand le caractère artificiel du<br />
produit semble totale<strong>ment</strong> étranger au cadre de la nature,<br />
c<strong>elle</strong>-ci reprend quand même ses droits <strong>à</strong> travers l’évocation<br />
naïve d’arômes naturels (goût fruité, exotique) ou<br />
d’élé<strong>ment</strong>s du monde naturel (animalier, végétal, etc.).<br />
En allant plus loin, les phénomènes de socialisation<br />
et de ritualisation débordent le rapport nature-culture,<br />
pour <strong>faire</strong> jouer, dans la manifestation ou la reconnaissance<br />
du goût, un autre vecteur de transformation et donc<br />
de définition de la sensation gustative : du goût culturel<br />
au goût cultivé. Autre<strong>ment</strong> dit, du goût défini par relation<br />
<strong>à</strong> un état naturel au goût défini par relation <strong>à</strong> un<br />
code culturel dominant. Le goût culturel relevant de la<br />
manipulation des élé<strong>ment</strong>s naturels, le goût cultivé de<br />
la manipulation des codes sociaux. On passe alors d’un<br />
opérateur de sélection des élé<strong>ment</strong>s naturels <strong>à</strong> un opérateur<br />
de distinction. En raison même de sa capacité <strong>à</strong><br />
52
interférer avec les autres sens, le senti<strong>ment</strong> gustatif se<br />
nourrit donc de la conformité et de la fusion entre ce<br />
que Voltaire nomme le goût sensuel et le goût int<strong>elle</strong>ctuel.<br />
T<strong>elle</strong> pourrait être la recette du plaisir, si essentiel<br />
dans la manifestation du goût, lorsque la nécessité, de<br />
l’ordre de la nature, fait place au désir, dans l’ordre de<br />
la culture, lorsque l’instinct d’avaler, de dévorer (isotopie<br />
du goinfre), se mue en besoin de sentir et de goûter<br />
(isotopie du gourmet). Goûter, c’est ainsi prendre le<br />
temps de regarder, de savourer et de dévorer, d’abord<br />
avec les yeux, pour que naisse un désir qui consume <strong>à</strong><br />
la fois le sujet et l’objet dans la consommation, ou qui<br />
passe de l’objet au sujet avec la même évidence de<br />
désir charnel dans l’expression complexe du goût.<br />
Du goût naturel, que l’on pourrait définir, <strong>à</strong> la base,<br />
comme instinctif et défensif, au goût culturel, capable<br />
d’élaboration pour s’arracher <strong>à</strong> la nature, puis de ce<br />
goût culturel, au sens anthropologique, au goût cultivé,<br />
dans une dimension esthétique et sociale, les frontières<br />
du goût se déplacent toujours plus d’un régime de sensation<br />
pure <strong>à</strong> un régime de représentation où les sens<br />
travaillent, par discerne<strong>ment</strong>, <strong>à</strong> <strong>faire</strong> sens. Change<strong>ment</strong>s<br />
d’angles qui en app<strong>elle</strong>nt au désir, au langage, aux signes<br />
<strong>à</strong> l’intérieur d’un espace plus seule<strong>ment</strong> organique (le<br />
corps) mais symbolique (le corps social) pour le goût,<br />
et d’une temporalité subjective inscrite dans la durée<br />
ou dans un temps suspendu l<strong>à</strong> où la consommation se<br />
réalise ou s’épuise dans l’instant. Si l’homme reste toujours<br />
attaché <strong>à</strong> un fond de nature, dans la re<strong>cherche</strong> du<br />
plaisir que procure le goût, celui-ci ne prend un sens et<br />
une dimension qu’<strong>à</strong> travers “le filtre des images” (Leroi-<br />
Gourhan), de l’expérience vécue et réfléchie. Par-del<strong>à</strong><br />
l’obédience stricte<strong>ment</strong> ali<strong>ment</strong>aire ou culinaire, le goût<br />
se conjugue au bon goût qui qualifie le gourmet, au<br />
53
plaisir raffiné, et disqualifie le goinfre, dont la fonction<br />
primaire et grossière se coupe de sensations “étudiées”.<br />
Il n’est pas indifférent de constater que, dans le dictionnaire,<br />
sapidité et sapience voisinent, que saveur et<br />
sagesse se voient ainsi rapprochées.<br />
Dans ce déplace<strong>ment</strong> des signes culturels vers les<br />
signes cultivés du goût, on ne saurait revenir sur la relation<br />
entre goût et habitus, large<strong>ment</strong> inscrite dans le<br />
champ de la sociologie. Mais, pour retenir l’un des traits<br />
les plus manifestes de l’expression cultur<strong>elle</strong> du goût, il<br />
faut observer que par le jeu des conventions et des<br />
normes, la culture révèle dans le respect (strict, amusé,<br />
détourné) de la forme et des formes ce qui est propre <strong>à</strong><br />
constituer le goût : “Ainsi, le goût est l’opérateur pratique<br />
de la transmutation des choses en signes distincts<br />
et distinctifs, des distributions continues en oppositions<br />
discontinues ; il fait accéder les différences inscrites<br />
dans l’ordre physique des corps, <strong>à</strong> l’ordre symbolique<br />
des distinctions signifiantes” (Bourdieu, 1979, 194). Ce<br />
qui est vrai du goût cultivé en général prend ici toute sa<br />
valeur <strong>à</strong> l’égard du senti<strong>ment</strong> gustatif en particulier.<br />
En évoquant le jeu des normes et des conventions, et le<br />
jeu correspondant du sujet avec les signes et les formes<br />
sociales du goût (sous la détermination constructiviste de<br />
l’habitus), il ne s’agit pas d’ajouter <strong>à</strong> notre propos un<br />
simple effet de style. En effet, si le poids des déterminations<br />
sociales est réel, il ne renvoie pas seule<strong>ment</strong> <strong>à</strong> un<br />
usage de classe, figé et massif, des codes qui régissent<br />
l’image et la représentation du goût. La consommation<br />
des signes (visuels, situationnels, interactionnels) laisse<br />
toujours une part <strong>à</strong> ce que la théorie de la réception retient<br />
de la dynamique du jeu. A savoir trois caractéristiques<br />
déterminées par l’incertitude (on ne sait pas exacte<strong>ment</strong><br />
où l’on va <strong>à</strong> travers tel rapport bricolé, sociale<strong>ment</strong>,<br />
54
culinaire<strong>ment</strong>, avec le goût), par la duplicité et la réflexivité<br />
(on sait que l’on joue avec son image et c<strong>elle</strong> du goût<br />
lui-même, <strong>à</strong> l’intérieur d’un processus de transformations,<br />
d’individualisation, d’expression d’un goût personnel),<br />
par l’illusion (on accepte de se laisser prendre par les<br />
signes et les codes, les formes et les usages qui correspondent<br />
<strong>à</strong> une certaine image du goût). Entre la prescription<br />
sociale et l’affirmation d’un goût individualisé, entre<br />
le travail de catégorisation et l’expression idiosyncrasique,<br />
les signes de manifestation du goût laissent donc la<br />
place <strong>à</strong> des stratégies de repérage et d’ajuste<strong>ment</strong> inscrites<br />
dans la dynamique du jeu social et, pour reprendre un<br />
concept goffmanien, dans la mise en scène de soi.<br />
Sur un mode tribal (Maffesoli, 1988), goût et ethos se<br />
replacent, aujourd’hui, dans un contexte, moins cultivé<br />
que culturalisé, de valorisation des pratiques individualistes,<br />
caractérisées par un double mouve<strong>ment</strong> hédoniste<br />
(se <strong>faire</strong> plaisir) et productif (rester actif) que le sujet<br />
social entend négocier au mieux avec les contraintes de<br />
son milieu 1. Dialectique<strong>ment</strong> affirmées par rapport aux<br />
normes sociales, ces pratiques individualistes, voire égotistes,<br />
confortent le sujet dans sa compétence réfléchie (le<br />
bon choix au bon mo<strong>ment</strong>) et réflexive (se construire une<br />
bonne image ou une image sociale<strong>ment</strong> favorable de soi).<br />
Sans re<strong>cherche</strong> délibérée ou systématique de la part du<br />
1. Voir, <strong>à</strong> ce sujet, la présentation des re<strong>cherche</strong>s coordonnées par<br />
Ismène Giachetti dans Identités des mangeurs - Images des ali<strong>ment</strong>s<br />
(CNERNA-CNRS, Polytechnica, 1996) avec, d’une contribution <strong>à</strong> l’autre,<br />
un intérêt pour notre problématique : Matty Chiva (construction des<br />
identités), Claude Fischler (dimension anthropologique du rapport <strong>à</strong><br />
l’ali<strong>ment</strong>ation), Claude Thouvenot (approche historique des modèles<br />
ali<strong>ment</strong>aires), Saadi Lahlou (représentations dans les médias), Jean-<br />
Louis Lambert (marketing ali<strong>ment</strong>aire), Jean-Pierre Corbeau (présentation<br />
dramatisée des ali<strong>ment</strong>s), Fabienne Demangeon-Valançot<br />
(approches intercultur<strong>elle</strong>s).<br />
55
sujet, ses pratiques se chargent de sens. Elles répondent <strong>à</strong><br />
une économie signifiante toujours plus marquée dans<br />
l’espace du quotidien, avec ses dimensions polychrones<br />
(par exemple, grignoter en regardant la télé ; manger sur<br />
le pouce dans le cycle productif de la journée ; jouer, au<br />
contraire de la cérémonie d’un repas d’af<strong>faire</strong>s pour<br />
négocier), polysensori<strong>elle</strong>s (goûter des cuisines variées,<br />
exotiques ; revenir, en contrepoint, <strong>à</strong> des saveurs oubliées ;<br />
re<strong>cherche</strong>r des goûts nouveaux, des textures plus élaborées,<br />
des saveurs composées dans tel yaourt ou t<strong>elle</strong><br />
tisane) où, sous une forme polysémique (dans l’ordre du<br />
signe), la subjectivité et le jeu des interactions (dans l’ordre<br />
du sujet) reprennent des droits sur les codes bien établis.<br />
Une sémiopragmatique du goût peut donc se prévaloir<br />
d’une dimension ré<strong>elle</strong><strong>ment</strong> pragmatique dans la<br />
mesure où <strong>elle</strong> replace l’analyse du signe et des processus<br />
de signification (compétence sémiotique) non seule<strong>ment</strong><br />
dans le cadre d’une relation intersubjective entre<br />
instances de communication (pragmatique de l’énonciation<br />
<strong>à</strong> travers le message) mais dans un cadre d’énonciation<br />
sociale où valeurs, normes et représentations<br />
constituent la forme <strong>à</strong> la fois déterminante et négociée<br />
de la relation <strong>à</strong> l’objet. Entre le sujet de l’énonciation,<br />
construit par le message, et le sujet social, construit par<br />
l’expérience en société, la sémiopragmatique s’emploie<br />
<strong>à</strong> reconnaître une identité de structure. Dans le voisinage<br />
d’une socio-sémiotique 2, <strong>elle</strong> s’intéresse particulière<strong>ment</strong><br />
2. T<strong>elle</strong> que la conçoivent Gunther Kress et Théo Van Leeuwen :<br />
“Social semiotics (sign-making in society, is an attempt to describe<br />
and understand how people produce and communicate meaning in<br />
specific social settings, be they «micro» settings such as the family,<br />
or settings in which sign-making is well institutionalized and hemmed<br />
in by habits, conventions and rules”, Reading Images :The Grammar<br />
of Visual Design, Routledge, Londres, 264.<br />
56
aux conditions sociales de production et de reconnaissance<br />
du signe mais reste attachée, en dernière instance,<br />
<strong>à</strong> l’organisation du message (au sens large, de texte,<br />
d’image, de construction d’objet, d’espace, de situation)<br />
comme système d’interrelations entre les signes et la vie<br />
en société. Une relation s’établit entre les formes de<br />
représentation de l’organisation sociale (structuration<br />
externe par les rites, les valeurs, les pratiques normatives<br />
et tribales) et les formes de représentation de l’organisation<br />
du message (structuration interne de l’expression et<br />
du contenu dans la manifestation des signes).<br />
Ce cadre théorique étant posé, même rapide<strong>ment</strong>, que<br />
faut-il en attendre pour l’intelligence de notre objet, le<br />
goût et les représentations gustatives ? Sur quels plans<br />
majeurs une sémiopragmatique du goût peut-<strong>elle</strong> engager<br />
l’analyse du signe ? Dans le contexte social déj<strong>à</strong> décrit, la<br />
dynamique de production des systèmes signifiants n’a pu<br />
échapper. Entre valeurs et marques tribales, entre modèles<br />
normatifs et idiosyncrasie, le goût dialectise nature et<br />
culture, se déplace (et se condense) du culturel au cultivé,<br />
du cultivé au culturalisé, donnant l’illusion d’aller vers<br />
une consommation toujours plus sélective, privée, voire<br />
privative du signe. Cette démocratie sémiotique, au moins<br />
apparente, porte <strong>à</strong> capitaliser sur l’activité du signe <strong>à</strong> différentes<br />
éch<strong>elle</strong>s de manifestation ou de représentation.<br />
Nous en dessinerons, schématique<strong>ment</strong>, les contours (voir<br />
illustration page 58).<br />
Les domaines sémiotiques fixés <strong>à</strong> chaque point<br />
d’horizon du signe n’ont bien sûr ici qu’une valeur<br />
indicative. A partir des variables visu<strong>elle</strong>s (forme, couleur,<br />
texture) et des variables discursives (acteurs, temps,<br />
espace) on pourrait recentrer l’approche sémiotique du<br />
goût sur des dimensions discrètes très variées. A l’inverse,<br />
une approche visu<strong>elle</strong> ou synesthésique du goût pourrait<br />
57
s’appuyer, au besoin, sur plusieurs dimensions ou éch<strong>elle</strong>s<br />
de représentation.<br />
En termes de représentation, la forme complexe du<br />
goût ali<strong>ment</strong>e de multiples voies de construction du<br />
signe. Jeu de :<br />
– la polysémie (signifiante) : disponibilité du signe pour<br />
des variations interprétatives, condensations sémiques ;<br />
58<br />
OBJET<br />
sémiotique graphique<br />
sémiotique du design<br />
OBJET EN SITUATION<br />
sémiotique spatiale<br />
sémiotique proxémique<br />
OBJET EN ACTION<br />
sémiotique kinésique<br />
sémiotique interactionn<strong>elle</strong><br />
OBJET EN TEXTE<br />
(visuel ou verbal)<br />
sémiotique syncrétique<br />
sémiotique du discours
– du syncrétisme (visuel, verbal, sensible) : construction<br />
multimodale de l’objet du goût, <strong>à</strong> partir des signes<br />
visuels, linguistiques, tactiles, sonores, olfactifs, thermiques,<br />
etc. ;<br />
– la synesthésie (sensori<strong>elle</strong>) : correspondances sensori<strong>elle</strong>s,<br />
représentations indici<strong>elle</strong>s et projections “libres”<br />
de l’imaginaire.<br />
On retrouve ainsi les trois logiques de production du<br />
sens que l’on a pu décrire (Bougnoux) <strong>à</strong> l’articulation :<br />
– d’UN sens (par orientation détachée sur un fond) :<br />
par exemple, un même élé<strong>ment</strong> gustatif prendra un sens<br />
différent selon la situation (temps, espace, acteurs, attributs)<br />
<strong>à</strong> laqu<strong>elle</strong> il est indexé ;<br />
– DU sens (<strong>à</strong> travers des processus de signification) ;<br />
au-del<strong>à</strong> des fonctions du langage chez Jakobson, ce sont<br />
des processus de communication qui agissent (Mucchielli)<br />
: la construction d’un sens indexé, déj<strong>à</strong> <strong>ment</strong>ionnée,<br />
participe d’une construction d’ensemble du sens,<br />
<strong>à</strong> travers des référents collectifs, des relations sociales,<br />
l’expression de l’identité du sujet, la transmission multimodale<br />
des informations, les mécanismes d’influence<br />
et d’argu<strong>ment</strong>ation qui mobilisent raison (logique),<br />
conviction (éthique), émotion (pathémique). On imagine<br />
tout le gain d’une analyse du goût <strong>à</strong> travers de tels processus<br />
d’émergence du sens ;<br />
– <strong>DE</strong>S sens (expression et stimulation sensori<strong>elle</strong>,<br />
projections sensibles) : le goût est le monde par exc<strong>elle</strong>nce<br />
de la sensibilité cultivée, nous le savons, entre<br />
saveur et valeur. A partir de quels signes les sens sont-ils<br />
mis en éveil ? Com<strong>ment</strong> sont-ils combinés <strong>à</strong> l’intérieur<br />
de l’objet, dans la relation sujet-objet, dans la relation<br />
objet-espace, etc. ?<br />
L’univers du sens se déploie, par conséquent, dans<br />
de multiples dimensions qui correspondent <strong>à</strong> autant de<br />
59
égimes de valorisation du goût <strong>à</strong> travers la matière<br />
(représentation substanti<strong>elle</strong>), le produit nu, emballé ou<br />
préparé (représentation référenti<strong>elle</strong>), le cadre (représentation<br />
situationn<strong>elle</strong>), l’interaction (représentation<br />
relationn<strong>elle</strong>). Chaque dimension pouvant <strong>à</strong> son tour se<br />
charger de représentations analogiques plus ou moins<br />
étendues, sociales, symboliques, voire mythiques (Sauvageot,<br />
1987). On devine que la sollicitation d’un champ<br />
sémiotique aussi riche que le goût et la représentation<br />
gustative ne fait qu’ouvrir de très larges perspectives<br />
de re<strong>cherche</strong>. La voie sémiopragmatique qui s’engage<br />
ici, par attention au signe, comme <strong>à</strong> son contexte social de<br />
production et de communication, permet de mesurer l’univers<br />
de sens que représente le goût. Dans les re<strong>cherche</strong>s<br />
<strong>à</strong> venir sur le goût (comme c<strong>elle</strong>s du Centre européen<br />
des sciences du goût, créé <strong>à</strong> Dijon), nous ne doutons pas<br />
que la sémiotique et la communication sauront donner<br />
aux sciences humaines une dimension élargie, <strong>à</strong> l’image<br />
de la sociologie qui, dans ce domaine interscientifique,<br />
a établi depuis longtemps sa place.<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
BOURDIEU Pierre, La Distinction, éditions de Minuit, 1979.<br />
CORBEAU Jean-Pierre, “Rituels ali<strong>ment</strong>aires et mutations<br />
sociales”, Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCII,<br />
1992, p. 101-120.<br />
GIACHETTI Ismène (coordonné par), Identités des mangeurs -<br />
Images des ali<strong>ment</strong>s, CNERNA-CNRS, Polytechnica, 1996.<br />
LEROI-GOURHAN André, Le Geste et la Parole, II, Albin Michel,<br />
1964.<br />
LÉVI-STRAUSS Claude, Les Mythologiques, I, Plon, 1964.<br />
MAFFESOLI Michel, Le Temps des tribus, Méridiens, Klincksieck,<br />
1988.<br />
SAUVAGEOT Anne, Figures de la publicité, Figures du monde,<br />
PUF, 1987.
PASCAL DIBIE<br />
LES PÉRILS <strong>DE</strong> LA TABLE<br />
AVANT, PENDANT ET APRÈS…<br />
Je voudrais ici, plutôt que d’analyser les textes de l’Eglise<br />
concernant “vulgaire<strong>ment</strong>”, au sens de “vulgate”, le<br />
rapport des prêtres catholiques et romains <strong>à</strong> la nourriture,<br />
proposer, comme apéritif <strong>à</strong> une étude plus globale,<br />
la vision de la table qui fut enseignée aux jeunes séminaristes<br />
durant presque tout le XIX e siècle jusque dans<br />
les années 1950.<br />
Longtemps la formation dans les séminaires a consisté<br />
<strong>à</strong> enseigner aux futurs prêtres com<strong>ment</strong> <strong>faire</strong> front aux<br />
“périls” de tous ordres, c’est-<strong>à</strong>-dire <strong>à</strong> combattre le démon.<br />
Mis <strong>à</strong> l’école de l’abbé Tronson dès les années 1820, les<br />
jeunes séminaristes seront constam<strong>ment</strong> mis en garde<br />
par leurs maîtres de ne jamais oublier de se conduire<br />
“chrétienne<strong>ment</strong>”.<br />
Louis Tronson, qui me sert ici de guide, est l’auteur<br />
d’un fameux Manuel du séminariste 1 et d’une imposante<br />
littérature comme les Examens particuliers sur<br />
divers sujets propres aux ecclésiastiques et <strong>à</strong> toutes les<br />
personnes qui veulent s’avancer dans la perfection<br />
1. Louis Tronson, Manuel du séminariste ou Entretiens sur la manière<br />
de sanctifier ses principales actions, 2 vol., Librairie Mequignon Junior,<br />
Paris, 1823.<br />
61
(Lyon, 1823), où la chair, si chère aux mécréants, est<br />
traitée comme il convient par cette tribu 2.<br />
Il faut savoir que dans le monde catholique, tout ce qui<br />
touche <strong>à</strong> l’ingestion est considéré comme une action<br />
“basse, terrestre, massive, pesante de sa nature […],<br />
qu’<strong>elle</strong> ne met aucune différence entre l’homme et la<br />
bête” et qu’une t<strong>elle</strong> action met “toujours en très grand<br />
péril de ne la <strong>faire</strong> jamais chrétienne<strong>ment</strong> 3”. Le chrétien<br />
doit en effet se souvenir du passage du Christ sur terre<br />
pour qui “ce lui était une grande humiliation que de boire<br />
et de manger” et toujours penser <strong>à</strong> se conduire <strong>à</strong> l’Imitation<br />
de Notre-Seigneur Jésus-Christ 4. Ainsi le prêtre, en se<br />
mettant <strong>à</strong> table, ne doit jamais oublier qu’il s’embarque<br />
sur une “mer orageuse, pleine d’écueils, de précipices 5”,<br />
en clair : qu’il se trouve face <strong>à</strong> des périls redoutables.<br />
L’action de manger, on le sait, n’est pas une petite<br />
action, il faut s’y préparer tout le jour durant, mais il faut<br />
aussi, si l’on est croyant, échapper <strong>à</strong> ses fâcheuses conséquences.<br />
L’Eglise de Tronson n’a rien omis des périls du<br />
triste quotidien de l’homme, <strong>elle</strong> les a même dénombrés<br />
et hiérarchisés. Il y a d’abord les “périls avant l’action”,<br />
causés par le “désir immodéré et l’appétit déréglé de la<br />
nourriture. C’est ce qui porte <strong>à</strong> l’impatience, au murmure,<br />
<strong>à</strong> la tristesse, <strong>à</strong> la colère et <strong>à</strong> beaucoup d’autres<br />
émotions qui naissent dans notre cœur”, fait remarquer<br />
Tronson. Viennent ensuite les “périls pendant l’action”,<br />
“en si grand nombre qu’il y a peu de personnes qui les<br />
évitent et qui ne s’y trouvent enveloppées. Saint Augustin<br />
lui-même avoua qu’il ne le put 6.”<br />
2. Voir Pascal Dibie, La Tribu sacrée, ethnologie des prêtres, Grasset,<br />
Paris, 1993.<br />
3. Louis Tronson, 1823, t. I, p. 438.<br />
4. Ibid, p. 439-440.<br />
5. Ibid, p. 447-448.<br />
6. Ibid.<br />
62
Face <strong>à</strong> de tels périls, l’Eglise fit appel <strong>à</strong> tous ses saints<br />
dont saint Thomas, habitué <strong>à</strong> juger des situations concrètes.<br />
Fin observateur, ce dernier ne manqua pas de classer et de<br />
réduire les mangeurs <strong>à</strong> deux sortes de catégories et trois<br />
sous-catégories : “– les uns qui regardent la nourriture<br />
que l’on prend, les autres qui regardent l’action par<br />
laqu<strong>elle</strong> on la prend. Ceux qui regardent la nourriture<br />
que l’on prend sont de trois sortes : les uns regardent la<br />
substance même de la nourriture ; les seconds, la quantité<br />
de nourriture ; les troisièmes, les circonstances de<br />
la nourriture : les trois grands écueils qui nous sont<br />
marqués dans les saints Pères, et où nous voyons dans<br />
l’Ecriture que plusieurs ont fait naufrage, et où nous<br />
sommes en danger nous-mêmes de nous trouver enveloppés,<br />
<strong>à</strong> moins que d’y <strong>faire</strong> attention. 1° pour la substance<br />
des viandes. On ne se contente pas de communes<br />
et ordinaires, on en désire de plus exquises, de plus<br />
délicieuses, de plus satisfaisantes : écueil extraordinaire<strong>ment</strong><br />
redoutable : c’est, dit saint Grégoire, où les israélites<br />
se perdirent autrefois dans le désert.<br />
“Ils ne se contentèrent pas de la nourriture que Dieu<br />
leur avait donnée, ils en voulurent d’autres qui leur<br />
paraissaient plus exc<strong>elle</strong>ntes et plus considérables, et<br />
ce fut la cause de leur perte, dit ce grand saint. Premier<br />
écueil qui se rencontre dans cette action, mais écueil<br />
extraordinaire<strong>ment</strong> <strong>à</strong> craindre ; en un seul jour, plusieurs<br />
milliers de personnes y ont fait naufrage, et plusieurs y<br />
périssent encore tous les jours : péril dans la substance<br />
et dans la nourriture. Péril en second lieu dans la quantité<br />
7.” Sur ce deuxième péril, celui de la “quantité”, le<br />
prêtre doit réfléchir sur ce que c’est que d’“abuser<br />
7. Louis Tronson, Examens particuliers sur divers sujets, Librairie<br />
de la faculté de théologie, Paris, 1894, t. II, p. 183 sq.<br />
63
d’une chose”. Saint Basile y a répondu : “en prendre<br />
au-del<strong>à</strong> de la nécessité”. Il est sur cette définition<br />
épaulé par Clé<strong>ment</strong> d’Alexandrie qui explique que<br />
“tout ce qui est au-del<strong>à</strong> de la nécessité vient du démon.<br />
Péril d’autant plus <strong>à</strong> craindre que, comme il est très<br />
difficile <strong>à</strong> reconnaître, il y a aussi fort peu de personnes<br />
qui le puissent entière<strong>ment</strong> éviter…”<br />
Il serait tentant d’intervenir dans ce débat mais, j’insiste,<br />
ma position consiste ici <strong>à</strong> restituer une vision<br />
idéale du monde des mangeurs et, qui plus est, de mangeurs<br />
particuliers : les prêtres catholiques et romains.<br />
Je me contenterai donc, toujours guidé par l’abbé Tronson,<br />
de m’intéresser aux “périls qui regardent l’action<br />
par laqu<strong>elle</strong> nous la prenons” (la nourriture). Ces périls<br />
sont ici de deux sortes : “Les uns qui sont contre la<br />
tempérance, les autres contre la modestie. Contre la tempérance,<br />
c’est manger première<strong>ment</strong> avec trop de promptitude,<br />
deuxième<strong>ment</strong> avec trop de précipitation dans la<br />
suite, troisième<strong>ment</strong> avec trop d’avidité, quatrième<strong>ment</strong><br />
avec trop d’empresse<strong>ment</strong>”, en résumé, Tronson propose<br />
aux séminaristes de manger correcte<strong>ment</strong> et d’avoir un<br />
minimum d’hygiène ali<strong>ment</strong>aire : prendre son temps,<br />
mastiquer et manger lente<strong>ment</strong> sont des recommandations<br />
de diététiciens qui n’ont aujourd’hui guère varié.<br />
Plus “chrétiennes” sont les règles élé<strong>ment</strong>aires de la<br />
bonne tenue <strong>à</strong> table. Elles sont classées au chapitre “De<br />
la modestie au réfectoire” et si nombreuses que je ne<br />
puis toutes les énumérer dans ces quelques pages. L<strong>à</strong><br />
encore, c’est en nous, Occidentaux, que ces “vertus”<br />
ont été lente<strong>ment</strong>, patiem<strong>ment</strong> distillées au cours des<br />
siècles ; reprises, tout comme nos manières de dormir 8,<br />
des habitudes conventu<strong>elle</strong>s par les classes dominantes,<br />
8. Voir Pascal Dibie, Ethnologie de la chambre <strong>à</strong> coucher, Grasset, 1987.<br />
64
puis représentées, montrées, copiées, imposées comme<br />
modèles de comporte<strong>ment</strong> jusque dans nos mœurs républicaines<br />
et laïques.<br />
Cette approche du repas du prêtre est bien entendu<br />
plus paradigmatique que ré<strong>elle</strong>, mais il faut surtout<br />
retenir ce rapport au corps tout <strong>à</strong> fait particulier du<br />
monde chrétien qui – dans le cas qui nous intéresse :<br />
manger – implique, en contrebas des activités masticatoires,<br />
une suite mécanique bien trop humaine pour<br />
être acceptable : des activités excrétoires. Com<strong>ment</strong> une<br />
religion du “corps glorieux”, du corps transcendé, peut<strong>elle</strong><br />
échapper au corps biologique ? Elle a mis au point<br />
des techniques de “retenue” qui ont pour but de conduire<br />
<strong>à</strong> l’ascétisme, technique de vidage-séchage sur pied qui<br />
doit conduire tout droit <strong>à</strong> la sainteté, dont un des premiers<br />
signes reconnaissables, outre l’absence de putréfaction,<br />
est la petite odeur de pomme reinette…<br />
Le repas du prêtre zélé dont l’objectif est de finir<br />
comme “du bon pain 9”, indépendam<strong>ment</strong> de ce qui est<br />
servi, ne peut s’imaginer sans la “mortification du goût” ;<br />
goût qui n’a cessé de varier au cours des siècles mais<br />
qui, pour quelques communautés religieuses intransigeantes,<br />
malgré les progrès de conservation et dans un<br />
souci d’antimodernité dogmatique, reste encore aujourd’hui<br />
celui de l’“avarié 10”.<br />
Le Manuel de Louis Tronson, dans le vocabulaire<br />
choisi des ecclésiastiques, donnait la marche <strong>à</strong> suivre :<br />
Celui qui veut fortifier son goût ne re<strong>cherche</strong> point les<br />
ali<strong>ment</strong>s exquis, les morceaux friands, les viandes délicates,<br />
que les saints app<strong>elle</strong>nt la nourriture de l’incontinence<br />
et de la volupté.<br />
9. Cf. “Programme d’un prêtre qui a réussi”, in Joseph Fourax, Le<br />
Prêtre et ses œuvres, Lyon, 1901.<br />
10. Marie Rousseau, A l’ombre de Claire, Grasset, 1985.<br />
65
66<br />
Il ne <strong>cherche</strong> point <strong>à</strong> <strong>faire</strong> bonne chère, il fuit les<br />
grandes tables, et il évite autant qu’il peut tous les festins.<br />
Il n’use que de viandes communes et ordinaires : il<br />
prend sans réflexion c<strong>elle</strong>s qu’on lui présente et, quelque<br />
mal apprêtées qu’<strong>elle</strong>s soient, il n’en a point de peine,<br />
il ne s’en plaint et n’en murmure jamais, il est ravi d’avoir<br />
cette occasion de se <strong>faire</strong> violence.<br />
Comme il est extrême<strong>ment</strong> ingénieux <strong>à</strong> ne se point<br />
satis<strong>faire</strong>, il a toujours quelque moyen de se priver du<br />
plaisir qu’il pourrait trouver dans les viandes.<br />
Tantôt il les prend comme on les lui sert sans user ni<br />
de vinaigre, ni de sel, ni d’aucun autre assaisonne<strong>ment</strong> ;<br />
tantôt il les mange ou trop chaudes ou trop froides ; tantôt<br />
il y mêle quelque chose de dégoûtant ; d’autres fois il<br />
retranche les meilleurs morceaux et qui seraient le plus<br />
<strong>à</strong> son goût ; et quelquefois il s’occupe avec tant de plaisir<br />
<strong>à</strong> quelque sainte considération, que tout ce qu’il mange<br />
pour bon qu’il soit lui est tout <strong>à</strong> fait insipide.<br />
Il se fait une règle de ne manger quoi que ce soit en<br />
dehors de ses repas, quand ce ne serait qu’un peu de fruit,<br />
une cerise, une prune, un grain de raisin, ou quelque<br />
autre de ces friandises qui sont si ordinaires <strong>à</strong> la plupart<br />
des gens du monde ; et il craindrait de donner<br />
quelque chose <strong>à</strong> la sensualité s’il se laissait aller <strong>à</strong> une<br />
immortification de cette nature. C’est l’obliger, que de<br />
lui présenter des choses de mauvais goût : plus <strong>elle</strong>s sont<br />
amères plus il y trouve de douceur, et il prend plaisir<br />
<strong>à</strong> les avaler lente<strong>ment</strong> pour en sentir mieux l’amertume,<br />
et pour rendre hommage <strong>à</strong> c<strong>elle</strong> que Notre Seigneur<br />
a voulu goûter sur l’arbre de la Croix.<br />
Enfin il s’observe t<strong>elle</strong><strong>ment</strong> sur ce qui le pourrait<br />
satis<strong>faire</strong> touchant le boire et le manger, qu’il n’en parle<br />
et ne s’en entretient jamais avec personne : il rejette<br />
même les premières pensées qui lui en viennent, les<br />
regardant comme de véritables tentations.
Et comme il ne saurait y avoir de plaisir ni de repas<br />
chrétien sans chute, Tronson clôt ce repas au goût<br />
d’examen en se référant une fois de plus <strong>à</strong> notre humanité<br />
unique : “Mon Dieu, qu’il est déplorable de voir que<br />
des chrétiens, qui ont le bonheur de se nourrir souvent<br />
du pain des Anges, ne songent qu’<strong>à</strong> boire et <strong>à</strong> manger,<br />
et mettent tout leur plaisir <strong>à</strong> goûter les viandes qui leur<br />
sont communes avec les bêtes !”<br />
La boucle est bouclée, mais les périls n’ont pas disparu,<br />
bien au contraire, ils aug<strong>ment</strong>ent ! Même si le prêtre<br />
a mangé comme il le devait (le moins possible) et sachant<br />
que les plus grands saints réfugiés dans le désert pour<br />
échapper <strong>à</strong> la tentation 11 se sont échauffés <strong>à</strong> l’ingestion<br />
d’une seule olive et d’une goutte d’huile, donc que la<br />
moindre nourriture, autre que spiritu<strong>elle</strong>, porte avec<br />
<strong>elle</strong> toute la perversité de ce bas monde, on doit comprendre<br />
qu’après avoir mangé “c’est une heure extraordinaire<strong>ment</strong><br />
périlleuse : 1° du côté de la chair : <strong>elle</strong><br />
est plus forte et plus mutine ; 2° du côté de l’esprit :<br />
c’est l’heure où il est le plus faible <strong>à</strong> cause des viandes qui<br />
l’offusquent et l’anéantissent”. On a vu plus haut ce<br />
qui était arrivé aux israélites.<br />
Tronson rapp<strong>elle</strong> aux séminaristes que, même choisis<br />
par Dieu, ils ne sont que de simples humains et que “c’est<br />
une suite inséparable de l’opposition qui est en nous<br />
entre la chair et l’esprit ; qu’il est impossible de fortifier<br />
l’un sans affaiblir l’autre : si la chair est forte, l’esprit<br />
est faible ; si l’esprit est fort, la chair est faible […].<br />
Com<strong>ment</strong> pendant ce temps contenir l’un et l’autre dans<br />
son devoir 12 ?” Face <strong>à</strong> un corps relâché, <strong>à</strong> une chair qui<br />
émerge, l’Eglise va s’approprier un terme que nous<br />
connaissons tous : la “récréation”.<br />
11. Jacques Lacarrière, Les Gnostiques, Métailié, Paris, 1991.<br />
12. Louis Tronson, Manuel du séminariste, op. cit., t. I, p. 471-474.<br />
67
“Un arc ne peut pas toujours être tendu ; on le lâche<br />
quelquefois <strong>à</strong> dessein afin de pouvoir ensuite le tendre<br />
plus utile<strong>ment</strong>. Le corps, cette mécanique, explique saint<br />
Grégoire, on doit aussi “de nécessité lui donner quelque<br />
relâche de temps en temps, afin que, réparant ses forces<br />
et reprenant une nouv<strong>elle</strong> vigueur dans ce repos, il<br />
puisse s’appliquer plus vigoureuse<strong>ment</strong> <strong>à</strong> ses exercices.<br />
Or le relâche<strong>ment</strong> que nous lui donnons, c’est ce que<br />
nous appelons «récréation» et c’est ce qui nous en montre<br />
le péril. Car le moyen de se relâcher sans se dissiper ?<br />
C’est un secret que peu d’âmes connaissent.” Il se trouve,<br />
pour rester dans le banquet de ces mots et en guise de<br />
chrétienne conclusion que “plus périlleuse encore est la<br />
récréation si nous considérons le temps où on la fait :<br />
immédiate<strong>ment</strong> après le repas”…
JEAN-PIERRE CORBEAU<br />
SOCIALITÉ, SOCIABILITÉ… SAUCE TOUJOURS !<br />
Le titre n’est pas réductible <strong>à</strong> une simple volonté de<br />
calembour. La sauce, élé<strong>ment</strong> essentiel de notre cuisine,<br />
entretient avec la socialité et les formes de sociabilité<br />
des rapports qui varient au gré des visions du monde et des<br />
types de commensalité. Mieux, <strong>à</strong> travers le rôle qui lui<br />
est dévolu dans l’acte culinaire, <strong>à</strong> différents mo<strong>ment</strong>s de<br />
notre histoire et dans des trajectoires cultur<strong>elle</strong>s particulières,<br />
<strong>elle</strong> apparaît comme une métaphore facilitant la<br />
compréhension de certaines représentations sociales…<br />
Socialité et sociabilité sont souvent perçues et confondues<br />
dans une approche métonymique. Nous leur attribuons<br />
des sens différents qu’il nous faut préciser.<br />
Appliquée aux individus, la socialité représente leur<br />
statut “produit” cultur<strong>elle</strong><strong>ment</strong> par des formes de socialisation<br />
distinctives, statut qui les inscrit dans des trajectoires<br />
pluri<strong>elle</strong>s susceptibles d’être objectivées, qui<br />
les implique dans des hiérarchies et des ordres risquant<br />
parfois de jouer comme de véritables déterminismes.<br />
Bref, la socialité exprime les facteurs qui modèlent – souvent<br />
<strong>à</strong> notre insu – notre position sociale et l’originalité<br />
de c<strong>elle</strong>-ci au sein d’une population seg<strong>ment</strong>ée. S’il<br />
fallait utiliser une métaphore, nous parlerions d’<strong>elle</strong><br />
69
comme d’un tatouage, d’un marqueur accepté, valorisé,<br />
sublimé, refoulé, caché ou renié mais dont on ne pourra<br />
jamais se dé<strong>faire</strong>. Cette appartenance sociale, ce lien<br />
tantôt revendiqué, tantôt masqué, ne concerne pas seule<strong>ment</strong><br />
les individus mais les objets, les pensées et les<br />
œuvres symboliques, considérés en dehors de leur genèse,<br />
comme des produits sociaux.<br />
A l’inverse, nous concevons la sociabilité comme un<br />
processus interactif dans lequel les individus choisissent<br />
les formes de communication, d’échange qui les<br />
lient aux autres. Ils peuvent alors soit afficher une<br />
volonté de reproduction sociale en acceptant d’être un<br />
simple objet ou produit de la socialité, soit développer<br />
des dynamiques créatives <strong>à</strong> travers des interrelations<br />
qu’ils <strong>cherche</strong>nt <strong>à</strong> provoquer…<br />
Dans le premier cas, leur comporte<strong>ment</strong> résulte unique<strong>ment</strong><br />
des facteurs sociaux prétendant les déterminer.<br />
Ils font leurs les cadres sociaux représentant l’équilibre<br />
précaire d’un ordre établi ou large<strong>ment</strong> admis et les<br />
codifications ritualisées régissant son fonctionne<strong>ment</strong>…<br />
Dans le second paradigme – qui est celui pour lequel<br />
nous concevons mieux la sociabilité – ils imaginent des<br />
stratégies permettant de satis<strong>faire</strong> leurs passions, leurs<br />
désirs, d’inventer de nouv<strong>elle</strong>s formes de rapport aux<br />
autres, de transgresser des codes perçus comme insatisfaisants<br />
ou désuets. Ils peuvent aussi, par une série de<br />
hasards, être impliqués dans des relations échappant <strong>à</strong><br />
toute logique prévisionn<strong>elle</strong>… La dynamique de l’interaction<br />
suscite alors l’émergence de nouv<strong>elle</strong>s formes<br />
de sociabilité, ou du moins donne-t-<strong>elle</strong> un autre sens<br />
au cérémonial d’un rite.<br />
Si socialité et sociabilité expri<strong>ment</strong> du lien social, la<br />
première affirme du lié pendant que la seconde construit<br />
du liant.<br />
70
Ce préambule conceptuel achevé, évoquant la sauce<br />
<strong>à</strong> travers les symboliques qui s’y trouvent associées, il<br />
faut souligner sa qualité métaphorique pour appréhender<br />
la socialité ambiante et les formes de sociabilité.<br />
Limitant notre étude <strong>à</strong> une histoire de la cuisine<br />
française 1, nous constatons une mutation des sauces.<br />
Leur confection se transforme au fil des siècles. Il en<br />
va de même pour leur fonction dans la présentation des<br />
mets, leur texture et leur goût.<br />
Au Moyen Age, les sauces sont très acides (<strong>à</strong> base<br />
de vinaigre, de “verjus”, de citron, etc.). Elles ne contiennent<br />
pratique<strong>ment</strong> pas de matière grasse. Elles sont servies<br />
avant d’être rôties. Pour les lier on utilise parfois<br />
de la mie de pain rassie et émiettée, du “pain trempé”<br />
ou des jaunes d’œufs. La moutarde est un exemple de<br />
sauce médiévale qui a traversé les siècles. Rappelons<br />
que ces sauces accompagnent des viandes très fortes<br />
(ours, gibier, etc.) dont le goût est modifié par l’usage<br />
de nombreuses épices (on prête <strong>à</strong> leur incorporation<br />
des pouvoirs magiques, médicinaux et aphrodisiaques ;<br />
dans le même temps, leur consommation, comme c<strong>elle</strong><br />
des viandes, signifie une forme de distinction sociale),<br />
1. Nous utilisons pour appréhender cette histoire :<br />
Alexandre Dumas, Le Grand Dictionnaire de cuisine, Henry Veyrier,<br />
Madrid, 1973.<br />
Stefan Mennell, Français et Anglais <strong>à</strong> table du Moyen Age <strong>à</strong> nos<br />
jours, Flammarion, Paris, 1987.<br />
Edmond Neirinck, Jean-Pierre Poulain, Histoire de la cuisine et des<br />
cuisiniers. Techniques culinaires et pratiques de table en France, du<br />
Moyen Age <strong>à</strong> nos jours, Jacques Lanore, Malakoff, 1992.<br />
Jean-François Revel, Un festin en paroles. Histoire littéraire de la<br />
sensibilité gastronomique de l’Antiquité <strong>à</strong> nos jours, J.-J. Pauvert,<br />
Paris, 1979, réédité chez Plon en 1995.<br />
71
par des saveurs sucrées atténuant le faisandé (usage fréquent<br />
du miel). Par ailleurs, on mange sans couverts et<br />
sans assiette, sur un tranchoir (épaisse tartine de pain),<br />
ce qui justifie sans doute le peu d’importance accordée<br />
aux sauces excepté le plaisir gustatif de leur acidité et<br />
celui, très stimulant, des épices qu’<strong>elle</strong>s contiennent.<br />
Ces principes de sapidité atténuent la sensation grasse<br />
laissée par les viandes “encombrant” quelque peu la<br />
bouche et pouvant provoquer un certain écœure<strong>ment</strong>.<br />
A la Renaissance, l’apparition du potager (ancêtre<br />
de notre cuisinière) permet des cuissons douces. C<strong>elle</strong>sci<br />
ne s’app<strong>elle</strong>nt pas encore des sauces. Elles sont pensées<br />
de façon hollistique comme des civets, des brouets.<br />
Elles entrent dans la catégorie des “potages lyants”.<br />
Les viandes continuent d’être le plus fréquem<strong>ment</strong> servies<br />
avec des vinaigrettes ou des poivrades.<br />
Il faut attendre que paraisse Le Cuisinier françois<br />
de La Varenne pour que les liquides de cuisson et de<br />
liaison des ragoûts s’app<strong>elle</strong>nt sauces. On ne les pense<br />
pas encore, pour autant, en dehors du plat dont <strong>elle</strong>s<br />
constituent le lien, le liant, le lié, la mémoire !…<br />
La Varenne est contemporain de Louis XIV, de la<br />
construction d’un Etat français. Penser la sauce auraitil<br />
un rapport avec la conscience d’un lien social nécessaire<br />
pour rassembler des groupes différents aux<br />
intérêts parfois opposés ? S’il s’agit d’une volonté politique<br />
d’unification du pays, c<strong>elle</strong>-ci peut-<strong>elle</strong> s’imposer<br />
de l’extérieur <strong>à</strong> ceux qu’<strong>elle</strong> prétend unir ?<br />
Au mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse<br />
d’Autriche, Infante d’Espagne, les cuisiniers espagnols<br />
réalisent une sauce brune ou sauce brûlée. Elle est composée<br />
de beurre et de farine (presque brûlés), ils la corsent<br />
avec des fumets, l’assaisonnent au pi<strong>ment</strong>. Elle est réalisée<br />
pour <strong>elle</strong>-même et peut s’ajouter <strong>à</strong> de multiples<br />
72
ali<strong>ment</strong>s. Cette sauce, le premier roux de l’histoire<br />
culinaire française, est appelée par les cuisiniers de<br />
l’époque le “coulis <strong>à</strong> tout <strong>faire</strong>”. Elle est connue plus tard<br />
sous le nom de sauce espagnole. L.S.R. dans L’art de<br />
bien traiter en 1674 en livre une version plus élaborée<br />
puisqu’il l’aromatise avec des tomates fraîches, des<br />
épluchures de champignons et une mirepoix.<br />
Deux siècles après, Alexandre Dumas 2 nous en donne<br />
la recette suivante :<br />
Foncez une casserole de lard et surtout de jambon, et<br />
procédez <strong>à</strong> cet égard comme il est indiqué pour la<br />
grande sauce, mettez une noix de veau dessus, avec<br />
une cuillerée de consommé, cinq ou six carottes et<br />
oignons ; faites partir le tout comme le coulis général,<br />
et mettez-le sur feu doux, jusqu’<strong>à</strong> ce que votre noix<br />
jette son jus. Lorsque la glace sera formée, ce que vous<br />
reconnaîtrez au fond de la casserole, qui doit être d’un<br />
beau jaune, retirez-la du feu, piquez alors vos noix<br />
avec votre couteau, pour que le reste du jus s’en<br />
exprime ; mouillez-les avec du consommé dans lequel<br />
vous aurez fait cuire une quantité suffisante de perdrix,<br />
de lapins et de poulets ; mettez un bouquet de persil et<br />
ciboules assaisonné de deux clous de girofle par noix<br />
de veau, d’une demi-feuille de laurier, d’une gousse<br />
d’ail, d’un peu de basilic et de thym ; faites bouillir le<br />
tout ; retirez-le sur le bord du fourneau et dégraissez-le ;<br />
au bout de deux heures, liez votre espagnole avec le<br />
roux comme le coulis général ; lorsqu’<strong>elle</strong> sera liée de<br />
manière <strong>à</strong> être plus claire qu’épaisse, laissez-la bouillir<br />
une demi-heure ou trois quarts d’heure, pour que le roux<br />
s’incorpore ; alors dégraissez et passez cette espagnole<br />
<strong>à</strong> l’étamine dans une autre casserole, remettez-la sur le<br />
2. Alexandre Dumas, op. cit., p. 470.<br />
73
feu pour la <strong>faire</strong> réduire d’un quart ; <strong>elle</strong> pourra vous<br />
servir pour tous les ragoûts au brun, vous y mettrez du<br />
madère, du champagne ou du bourgogne, selon les<br />
petites sauces dont vous aurez besoin…<br />
On comprend l’importance que la sauce avait prise<br />
dans la cuisine et dans la société françaises au cours du<br />
XIX e siècle !<br />
Depuis le XVIII e les cuisiniers cherchaient <strong>à</strong> isoler le<br />
principe de sapidité des ali<strong>ment</strong>s. Massialot, La Chap<strong>elle</strong>,<br />
Marin, Menon sont comme fascinés par l’alchimie et<br />
<strong>cherche</strong>nt <strong>à</strong> renforcer les saveurs, “la cuisine subtilise<br />
les parties grossières des ali<strong>ment</strong>s, dépouille les miettes<br />
qu’<strong>elle</strong> emploie des sucs terrestres qu’ils contiennent.<br />
Elle les perfectionne, les épure et les spiritualise en<br />
quelque sorte. Les mets qu’<strong>elle</strong> prépare doivent donc<br />
porter dans le sang, une plus grande abondance d’esprits<br />
plus purs et plus déliés 3”.<br />
A. Carême invente la notion d’“osmazone” situant<br />
le rôle du cuisinier entre celui, magique, de l’alchimiste<br />
et celui, plus normatif et rationnel, du discours scientifique<br />
“La marmite s’échauffe lente<strong>ment</strong>, la chaleur de<br />
l’eau s’élève gradu<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, et dilate les fibres musculaires<br />
du bœuf, en dissolvant la matière gélatineuse qui<br />
y est interposée. Dans cette chaleur tempérée, le pot au<br />
feu s’écume douce<strong>ment</strong> ; l’osmazone, qui est la partie<br />
la plus savoureuse de la viande, se dissolvant peu <strong>à</strong> peu,<br />
donne de l’onction au bouillon, et l’albumine, qui est la<br />
partie des muscles qui produit l’écume, se dilate aisé<strong>ment</strong>,<br />
et monte <strong>à</strong> la surface de la marmite, en écume<br />
légère 4”.<br />
3. Menon, La Science du maître d’hôtel cuisinier, Paris, 1749.<br />
4. Antoine Carême, L’Art de la cuisine française au XIX e, Paris, 1833.<br />
74
Le XIX e siècle hésite entre cette vision raffinée et<br />
élégante de la sauce, et c<strong>elle</strong> des mangeurs bourgeois 5<br />
atteignant la satiété grâce <strong>à</strong> des préparations lipidiques,<br />
caloriques et alcoolisées et cherchant des émotions<br />
gustatives fortes <strong>à</strong> défaut d’être subtiles. La première<br />
s’inscrit dans une démarche <strong>à</strong> la fois “scientifique” de<br />
l’“osmazone” et esthétique d’une texture enveloppante<br />
dont l’onctuosité traduit une liaison parfaite 6 ; l’autre<br />
est associée <strong>à</strong> des images d’ogres, de goinfres créateurs<br />
d’une asymétrie, d’un déséquilibre social immoral,<br />
reposant sur l’accumulation, échappant <strong>à</strong> toute forme<br />
de solidarité.<br />
Ces deux conceptions cohabitent dans le temps et<br />
sont encore perceptibles dans des histoires de groupes<br />
culturels qui ont “bricolé” la sauce, décidant, selon<br />
leurs propres critères, de son “bon” ou de son “mauvais”<br />
goût… Si l’on s’en tient <strong>à</strong> la pensée “culinaire” dominante,<br />
la sauce liée <strong>à</strong> la farine devient tabou en 1974,<br />
avec l’émergence de la nouv<strong>elle</strong> cuisine…<br />
Elle reconquiert les papilles des clients des chefs<br />
prestigieux, depuis que ceux-ci redécouvrent le mijoté<br />
des plats régionaux, l’“authenticité” d’une cuisine de<br />
terroir aux matrices forcé<strong>ment</strong> populaires.<br />
Voil<strong>à</strong>, succincte<strong>ment</strong> évoquée, l’histoire de la sauce<br />
dans la gastronomie française. Il reste maintenant <strong>à</strong><br />
appréhender ses rapports <strong>à</strong> la socialité et <strong>à</strong> la sociabilité<br />
au cours du dernier siècle 7. Nous le ferons en acceptant<br />
la perspective des visions du monde dominantes.<br />
5. Jean-Paul Aron, Le Mangeur du XIX e siècle, Laffont, Paris, 1975.<br />
6. On peut lire Michel Onfray, La Raison gourmande, Grasset,<br />
coll. “Figures”, Paris, 1995, p. 163-195.<br />
7. Le lecteur comprendra que nous devions, dans le cadre d’un article<br />
ponctuel, limiter le champ de nos métaphores, même s’il est possible<br />
d’en imaginer d’autres pour des périodes historiques différentes.<br />
75
A la fin du XIX e la sauce est omniprésente dans et sur<br />
les plats des tables des privilégiés, qu’<strong>elle</strong> soit cuisinée<br />
avec le raffine<strong>ment</strong> évoqué <strong>à</strong> l’instant ou qu’<strong>elle</strong> constitue<br />
le mets préféré par les goinfres l’ingurgitant d’autant plus<br />
facile<strong>ment</strong> qu’<strong>elle</strong> est onctueuse. Vivent les croustades,<br />
bouchées, vol-au-vent ! Pas de poisson sans sauce,<br />
Aurore, Nantua, <strong>à</strong> l’écrevisse, au homard, au beurre, etc.,<br />
qui ne les recouvre. Pas de volailles qui ne soient masquées,<br />
pas de viandes qui ne soient dissimulées par le<br />
liant, même lorsqu’il s’agit d’un rôti cuit en croûte…<br />
La sauce est la mémoire du plat, ou mieux sa<br />
conscience ; <strong>elle</strong> le qualifie, lui confère une identité.<br />
Les morceaux qu’<strong>elle</strong> cache ne sont pas similaires. La<br />
perception de leur différence, alors que l’on se prépare<br />
au partage dans l’entre-soi sélectif du restaurant ou du<br />
repas d’invitation 8 risque de heurter le mythe du<br />
consensus. La revendication de la sauce répond <strong>à</strong> c<strong>elle</strong><br />
de l’esprit de la nation, de la patrie. Toutes affir<strong>ment</strong> un<br />
lien, une socialité qui taisent ou masquent les différences.<br />
Mieux, <strong>elle</strong>s les subli<strong>ment</strong>… La sauce nappe<br />
les morceaux, les relie, lisse leurs aspérités, synthétise<br />
et harmonise les saveurs susceptibles de s’affronter, <strong>à</strong><br />
moins qu’<strong>elle</strong> ne donne un sens <strong>à</strong> leur opposition en la<br />
transformant en création gastronomique. Elle exprime<br />
aussi la volonté et le savoir-<strong>faire</strong> d’un chef cuisinier<br />
qui, par des pratiques secrètes, des mariages gustatifs<br />
insoupçonnables, construit son pouvoir, c’est-<strong>à</strong>-dire la<br />
réussite du plat qui fera sa notoriété. Le chef arrange<br />
cela <strong>à</strong> sa sauce imbriquant alors l’ordre d’une socialité<br />
et la dynamique d’une sociabilité…<br />
8. Cf. Jean-Paul Aron, op. cit. et Claudine Marenco, Manières de table,<br />
modèles de mœurs, XVII e-XX e siècle, éditions ENS Cachan, Paris, 1992.<br />
76
Dans le même temps, les hommes politiques se livrent<br />
<strong>à</strong> de drôles de cuisine dans les coulisses des ministères<br />
et des partis. Ils concoctent des alliances tout aussi surprenantes<br />
que les associations de saveurs imaginées<br />
par le chef cuisinier ; <strong>à</strong> tel point que le lampiste s’interroge<br />
pour savoir “<strong>à</strong> qu<strong>elle</strong> sauce va-t-il être mangé ?”.<br />
Le liant, indissociable de la genèse du plat et de<br />
c<strong>elle</strong> de l’Etat, construit l’ordre dominant, le pouvoir<br />
de ces deux identités 9…<br />
La République des banquets use et abuse de la sauce,<br />
comme les discours de ses commensaux usent et abusent<br />
des références <strong>à</strong> l’unité nationale réifiant les diversités.<br />
Le goinfre, qui signifie sa réussite sociale dans les<br />
“théâtres gourmands 10”, aspire la socialité en même<br />
temps que la sauce ! Il incorpore le pouvoir du chef,<br />
l’ordre culinaire, celui de la société. Il se les approprie,<br />
il les symbolise.<br />
Mais les symboliques du pouvoir changent 11. L’efficacité<br />
sociale attribuée au corps aussi… Il doit être léger,<br />
il faut donc manger léger ! Finies les sauces <strong>à</strong> réputation<br />
calorique et les images d’un pouvoir reposant sur<br />
l’accumulation, sur la construction de “fiefs” permettant<br />
d’obtenir, de tenir ou de justifier sa “place” dans<br />
une logique de sédentarité s’accommodant bien d’une<br />
certaine rondeur, d’un ventre plein et lourd… La nouv<strong>elle</strong><br />
cuisine condamne la sauce liée <strong>à</strong> la farine. La<br />
transparence (valeur chère <strong>à</strong> la technocratie) envahit<br />
l’univers culinaire et gastronomique. Depuis sa table,<br />
9. La sauce des plats populaires traduit sans doute une forme de<br />
pouvoir affectif et familial de la cuisinière que c<strong>elle</strong>-ci peut exprimer<br />
par d’autres formes de sociabilité.<br />
10. Cf. Jean-Paul Aron, op. cit.<br />
11. Cf. Jean-Pierre Corbeau, Le Mangeur imaginaire, Métailié (<strong>à</strong><br />
paraître).<br />
77
le mangeur d’un grand restaurant peut observer, tels<br />
des poissons dans un gros aquarium, les mitrons s’activer<br />
dans la cuisine carrelée et inoxydée, protégée par une<br />
vitre. Vitre encore que c<strong>elle</strong> séparant le même mangeur<br />
du signe (cf. J.-P. Aron intra) du jardin, des quelques<br />
plantes aromatiques qui côtoient les fleurs plus ou<br />
moins exotiques, toutes permettant d’imaginer la relation<br />
au lieu de production. Cela rapp<strong>elle</strong> le Japon qui,<br />
traditionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, ne conçoit pas de repas sans évocation<br />
de la nature, source des nourritures incorporées…<br />
Hasard ? Non ! Nous sommes dans les années soixante-dix,<br />
au mo<strong>ment</strong> auquel émerge dans une sorte d’hystérie<br />
technocratique le “modèle japonais”. La présentation<br />
des assiettes s’inspire aussi de l’art nippon (la présence<br />
des apprentis asiatiques dans les grandes cuisines favorise<br />
le processus). On découvre les carpaccios de viandes<br />
ou de poissons (dont on prend soin d’éponger l’huile,<br />
ne laissant que les zestes de limes). La sauce est servie<br />
dans un petit ramequin, <strong>à</strong> l’extérieur de l’assiette. Parfois<br />
<strong>elle</strong> figure dans un coin de c<strong>elle</strong>-ci, pour ne pas écraser<br />
le “frippé” de bœuf ou de saumon qui fait face aux végétaux<br />
cuits, fine<strong>ment</strong> tranchés. Ces deux ensembles rappelant<br />
le yin et le yang constituent la base d’un triangle<br />
dont les végétaux crus (herbes, salades ou fruits tropicaux)<br />
sont le sommet.<br />
Ces mangeurs (et leurs cuisiniers) ont dégraissé leur<br />
assiette comme ils dégraissent les entreprises ! Au corps<br />
“rondouillard” du notable cumulant les mandats, les<br />
richesses, le savoir, succède celui léger et musclé du<br />
“marathonien” dont l’efficacité repose sur le déplace<strong>ment</strong>,<br />
le nomadisme, la rapidité. On court, on glisse, on<br />
surf, on décolle ; on rame aussi ! Ces nouveaux mangeurs<br />
sont des “jeunes loups” dont les dents longues (encore des<br />
signes !) n’éprouvent aucune difficulté <strong>à</strong> pénétrer dans la<br />
78
viande hachée de leur tartare (l’image du sauvage ajoute<br />
<strong>à</strong> l’efficacité sociale). Ils goûtent la différence, l’écoutent,<br />
la revendiquent… Plus de consensus mais des “créneaux”<br />
dont il faut s’emparer dans la compétition quotidienne où<br />
les plonge la “culture d’entreprise”. La sauce ne doit plus<br />
masquer l’ali<strong>ment</strong>. Le pouvoir du chef est signifié dans sa<br />
capacité <strong>à</strong> acheter, <strong>à</strong> décider de la fraîcheur du produit. Le<br />
marché du chef succède <strong>à</strong> son secret… L’individualisme<br />
exacerbé déchire le lien social et écarte la sauce. A supposer<br />
qu’<strong>elle</strong> se maintienne, <strong>elle</strong> doit être source d’une<br />
émotion gustative intense avec un minimum de conséquences<br />
pour l’image du corps (et son efficacité) donc,<br />
peu lipidique, sans graisse superflue. Par un renverse<strong>ment</strong><br />
de tous les répertoires gastronomiques jusque-l<strong>à</strong> admis,<br />
<strong>elle</strong> peut aussi devenir sucrée (les glucides offrant un<br />
plaisir gustatif et étant perçus comme source d’énergie<br />
indispensable <strong>à</strong> l’effort qui suivra le temps de la commensalité).<br />
La sauce, enfin, peut être l’emblème d’une entreprise,<br />
proclamation de son enseigne.<br />
De la sauce espagnole correspondant <strong>à</strong> la volonté de<br />
construction d’un Etat sous Louis XIV, on passe <strong>à</strong> la<br />
rivalité des stratégies d’entreprises pour conquérir des<br />
parts de marché avec des produits agro-industriels.<br />
Les adolescents contemporains les adorent. Marqués<br />
par une socialité, ils répandent abondam<strong>ment</strong> ketchup,<br />
mayonnaise et autre béarnaise en bouteille, en bocal<br />
ou en tube sur les ali<strong>ment</strong>s fades (volailles bouillies,<br />
hachis décongelés, bâtonnets de poissons, etc.) qu’ils<br />
consom<strong>ment</strong> 12.<br />
12. Cf. Dominique Desjeux, Isab<strong>elle</strong> Garabuau, Sophie Taponier,<br />
Le processus de construction des comporte<strong>ment</strong>s culinaires et<br />
ali<strong>ment</strong>aires des jeunes dans le cadre de l’espace domestique :<br />
place de l’héritage, de la réappropriation et de la création, Programme<br />
“Ali<strong>ment</strong> demain”, Argonautes, Paris, 1996.<br />
79
Ils incorporent, ils se nourrissent, au sens premier,<br />
de l’agro-industrie. La sauce devient un signe sans histoire,<br />
sans lien avec le plat, sinon celui du sens que<br />
l’acteur lui donne ; sens qui repose sur la consommation<br />
initiale d’un simulacre.<br />
Concernant les rapports de la sauce et de la sociabilité,<br />
nous nous contenterons de signaler qu’<strong>elle</strong> sert<br />
aussi de prétexte <strong>à</strong> des rites conviviaux. Plusieurs scénarios<br />
peuvent être retenus. Nous nous contenterons de<br />
développer succincte<strong>ment</strong> la trajectoire des mangeurs<br />
populaires. Ils ai<strong>ment</strong> la sauce, cela fait partie de leur<br />
socialité et de leur sociabilité. Ils ont un goût pour le<br />
nourrissant consistant qui exorcise les peurs de famines.<br />
Cette préférence traduit aussi une sorte de “revanche<br />
sociale”… On s’empare, on accède <strong>à</strong> une “cuisine soignée”,<br />
apanage jusque-l<strong>à</strong> prêté aux catégories sociales<br />
privilégiées. On peut enfin s’inscrire plus fréquem<strong>ment</strong><br />
dans des rituels de cuisine familiale festive (daube,<br />
civet, sauces au vin, etc.).<br />
La sauce donne lieu <strong>à</strong> des formes de sociabilité. Seule<br />
la cuisinière ou le cuisinier ont, de façon légitime, le droit<br />
de tremper le doigt dedans pour en vérifier la perfection.<br />
Les autres ne peuvent “souiller” ce lien symbolique. Ils<br />
doivent se contenter de c<strong>elle</strong> répandue dans leur assiette.<br />
Ils pourront bien évidem<strong>ment</strong> en reprendre, par plaisir et<br />
pour honorer l’hôte ou l’hôtesse.<br />
La sauce est aussi prétexte, dans les convivialités<br />
populaires, <strong>à</strong> des relations de plaisanteries autour de la<br />
table. Les métaphores sont connotées sexu<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, <strong>à</strong><br />
moins que l’on ne prête <strong>à</strong> la sauce des vertus énergétiques<br />
extraordinaires. Les technocrates des années soixantedix<br />
la refusaient au nom de l’efficacité sociale. L<strong>à</strong> on la<br />
revendique et l’incorpore pour les mêmes raisons. Les<br />
premiers n’aimaient pas en parler comme si le concept<br />
80
du liant nuisait <strong>à</strong> leur individualisme ; les seconds<br />
communiquent <strong>à</strong> partir de son partage, comme si <strong>elle</strong><br />
signifiait une mémoire familiale modifiée, mythifiée au<br />
fil du temps et des interrelations.
<strong>DE</strong>UXIÈME PARTIE
MARIE-NOËLLE CHAMOUX<br />
LA CUISINE <strong>DE</strong> LA TOUSSAINT CHEZ LES<br />
AZTÈQUES <strong>DE</strong> LA SIERRA <strong>DE</strong> PUEBLA<br />
(MEXIQUE)<br />
A ma fille Mari<strong>elle</strong>,<br />
en remercie<strong>ment</strong> de ses judicieuses remarques.<br />
A environ deux cents kilomètres au nord-est de Mexico,<br />
commence la région dite Sierra de Puebla 1. Son relief<br />
très accidenté présente en alternance des sommets verdoyants<br />
et des ravins luxuriants. Le climat, qui est humide<br />
presque toute l’année, varie du tempéré au tropical selon<br />
l’altitude. Dans de nombreux villages, les habitants<br />
parlent d’antiques langues de l’Amérique précolombienne<br />
: l’otomi, le totonaque, le nahuatl qui est parfois<br />
nommé aztèque ou encore mexicain. C’est vers des<br />
localités des terres froides où vivent des paysans parlant<br />
cette dernière langue – on les désigne souvent sous<br />
le nom d’Indiens nahuas ou de Nahuas – que nous dirigerons<br />
notre regard.<br />
Les habitants sont d’habiles agriculteurs, semant le<br />
maïs et plusieurs variétés de haricots, de courges, de<br />
pi<strong>ment</strong>s et des tomates et des physalis. Ils cultivent<br />
1. Cet article fait suite <strong>à</strong> une conférence donnée le 7 novembre 1996<br />
au musée de l’Homme, <strong>à</strong> Paris, dans le cadre de l’exposition “Histoires<br />
de cuisines”.<br />
85
aussi divers légumes (choux, laitues, patates douces, etc.),<br />
des fleurs et quelques fruits. Beaucoup se livrent en outre<br />
au commerce forain des produits agricoles 2.<br />
La cuisine de fête contemporaine s’élabore sur une<br />
base amérindienne, qu’on rattache sans difficulté aux<br />
habitudes culinaires précolombiennes, transformée et<br />
enrichie par des ingrédients et des épices classiques<br />
dans le pourtour méditerranéen. La fête de la Toussaint<br />
est l’une des plus significatives <strong>à</strong> ce propos.<br />
1. LA NOURRITURE <strong>DE</strong> FÊTE PAR EXCELLENCE :<br />
LE MOLE<br />
Les mets varient quelque peu selon les circonstances<br />
festives, mais il y en a un qui signifie presque <strong>à</strong> lui tout<br />
seul “nourriture de fête”, dans pratique<strong>ment</strong> tout le<br />
Mexique : c’est le mole (prononcer : molé, en appuyant<br />
sur la première syllabe). Dans les cérémonies familiales,<br />
dans les fêtes religieuses de village, dans les offrandes<br />
ritu<strong>elle</strong>s des cultes populaires, le repas se centre autour<br />
du mole.<br />
Molli veut dire sauce en aztèque. Le mot a été hispanisé<br />
en mole. Nous connaissons ce terme sans toujours<br />
nous en apercevoir, puisque depuis peu s’est répandu<br />
chez nous, y compris dans les supermarchés, le guacamol.<br />
Après “tomate”, “chocolat”, “cacahuète”, “avocat”,<br />
voici encore un mot aztèque qui s’introduit dans notre<br />
vocabulaire culinaire : il vient en effet d’ahuacatl, avocat<br />
2. Pour ce qui concerne la situation économique des paysans et l’organisation<br />
des villages, on peut consulter Marie-Noëlle Chamoux,<br />
Indiens de la Sierra. La communauté paysanne au Mexique, L’Harmattan,<br />
Paris, 1981.<br />
86
et de molli, sauce, et signifie tout simple<strong>ment</strong> “sauce <strong>à</strong><br />
l’avocat”.<br />
Le mole est fabriqué <strong>à</strong> base de pi<strong>ment</strong>. Cependant,<br />
on ne doit pas se méprendre : la catégorie populaire<br />
mexicaine correspondant <strong>à</strong> “pi<strong>ment</strong>” (chilli en aztèque,<br />
chile en espagnol) ne veut pas nécessaire<strong>ment</strong> dire<br />
“piquant”. A l’instar de la classification botanique, <strong>elle</strong><br />
inclut les poivrons, dont il existe énormé<strong>ment</strong> de variétés.<br />
Dans cette région on utilise pour le mole des poivrons<br />
peu piquants, qui ne sont pas produits dans la région<br />
considérée, trop froide. On se les procure sur les marchés,<br />
où ils sont offerts sous forme séchée. Le chile ancho,<br />
“poivron large” de couleur roux sombre, est ici roi.<br />
Dans le village de Cuacuila, que nous prenons comme<br />
référence, on considère qu’il se suffit <strong>à</strong> lui-même. Mais<br />
dans des communes voisines, on le mélangera <strong>à</strong> d’autres<br />
poivrons séchés : le chile mulato, de forme assez semblable<br />
mais brun foncé et doux, ou le chile pasilla,<br />
allongé, presque noir et un peu plus piquant.<br />
On fait griller ces pi<strong>ment</strong>s sur la plaque de cuisson<br />
en terre (comalli), puis on les détrempe et on les écrase<br />
fine<strong>ment</strong> sur la meule <strong>à</strong> main (metlatl). Bien que leur<br />
pulpe soit déj<strong>à</strong> très déshydratée et amincie quand on<br />
les achète, on trouve le moyen en les traitant ainsi de la<br />
séparer de la peau très fine qui les recouvre. C’est un<br />
travail long et difficile mais on dit que la sauce n’est<br />
jamais aussi bonne que lorsqu’<strong>elle</strong> est faite avec la meule<br />
<strong>à</strong> main ou metlatl.<br />
De ces opérations résulte une purée de poivron, fine<br />
et lisse, <strong>à</strong> laqu<strong>elle</strong> on va incorporer des “parfums” constitués<br />
de différents ingrédients préalable<strong>ment</strong> torréfiés,<br />
moulus et réduits en pâte. Ce sont d’abord des graines<br />
oléagineuses : du sésame, des amandes, des noix, des<br />
cacahuètes. Et surtout – c’est la grande originalité du<br />
87
mole –, on y incorpore du chocolat noir <strong>à</strong> la cann<strong>elle</strong>,<br />
ce qui fait dire souvent que c’est de la sauce au pi<strong>ment</strong><br />
et au chocolat ! Dans cette région, on ajoute des raisins<br />
secs, une banane frite, ails et oignons, tous écrasés. Pour<br />
lier la sauce, on pile une galette de maïs frite et des biscuits<br />
secs. Puis viennent les épices et rehausseurs de<br />
goût : poivre, cann<strong>elle</strong>, sel, sucre. La pâte brune obtenue<br />
par le mélange de la purée de poivron et de tous ces “parfums”<br />
sera recuite au saindoux, puis diluée progressive<strong>ment</strong><br />
par du bouillon de volaille. J’avoue préférer<br />
ignorer le nombre de calories par cuillerée <strong>à</strong> soupe de<br />
sauce ! La digestion des graisses ne doit pas, quant <strong>à</strong><br />
<strong>elle</strong>, inquiéter : <strong>elle</strong> est puissam<strong>ment</strong> aidée par les vertus<br />
bien connues du capsicum, nom de famille savant<br />
des pi<strong>ment</strong>s et poivrons.<br />
Le résultat ne donne pas du tout une sauce au goût<br />
sucré. Dans un mole réussi, selon les critères de cette<br />
région, ne doivent dominer ni l’amertume de la torréfaction,<br />
ni le piquant du pi<strong>ment</strong>, ni la douceur des sucres.<br />
Cet équilibre est typique des recettes régionales de<br />
l’Etat de Puebla. Ailleurs, on re<strong>cherche</strong>ra plus de piquant,<br />
voire une légère saveur de grillé.<br />
Cette sauce est servie avec de la volaille bouillie. La<br />
viande considérée par les Indiens comme la plus noble<br />
est la dinde, mais c’est aussi la plus chère. Si l’on est<br />
trop pauvre, on préparera du poulet. Elle est accompagnée<br />
soit de tamales, pâtés de maïs enveloppés de feuilles de<br />
bananier ou d’autres plantes et cuits <strong>à</strong> la vapeur, soit de<br />
tortillas (galettes de maïs). Les tamales de fête, dans la<br />
région, sont fourrés de purée de légumineuses (haricots,<br />
fèves, pois et pois chiches, etc.).<br />
Dans certaines cérémonies, comme les mariages, on<br />
ajoute un plat de riz. Il semble que ce produit, qui n’est<br />
pas d’usage quotidien chez les Indiens, prenne un sens<br />
88
de mets de prestige : il fait figure de nourriture “moderne”<br />
et de repas de “gens bien élevés” parce qu’il est habituel<br />
dans le régime ali<strong>ment</strong>aire des classes moyennes<br />
des bourgs.<br />
Dans certaines offrandes de cultes populaires figurent<br />
aussi des bouillies sucrées parfumées de cann<strong>elle</strong><br />
(atolli), traditionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong> <strong>à</strong> base de maïs et de chocolat,<br />
mais qui se “modernisent” parfois en riz au lait.<br />
Les boissons de fête sont constituées de suc d’agave<br />
fer<strong>ment</strong>é (pulque) et de plus en plus souvent de bière<br />
industri<strong>elle</strong> qui tend <strong>à</strong> remplacer cette antique boisson<br />
aztèque. Pour les enfants et les jeunes femmes, on préparait<br />
autrefois du tepache, eau contenant du sucre brut<br />
et des morceaux de fruits légère<strong>ment</strong> macérés. Mais les<br />
sodas en bouteilles se sont substitués au tepache. Les<br />
personnes âgées et les hommes adultes consom<strong>ment</strong><br />
égale<strong>ment</strong> une redoutable eau-de-vie de canne.<br />
Ces nourritures et ces boissons qui apparaissent dans<br />
de nombreuses cérémonies seront offertes aux Morts, <strong>à</strong> la<br />
Toussaint.<br />
2. AVANT LA FÊTE <strong>DE</strong>S MORTS<br />
On dit Toussaint (Todosantos). Cependant, par un phénomène<br />
courant, ce nom ne renvoie jamais aux saints,<br />
mais <strong>à</strong> la fête des Morts 3. C’est la plus grande fête de<br />
l’année, avec les fêtes patronales de village. Plus peut-être<br />
que ces dernières, car la commémoration des Défunts<br />
3. Les docu<strong>ment</strong>s ethnographiques présentés dans ce texte sont de<br />
toute première main et directe<strong>ment</strong> recueillis par l’auteur auprès des<br />
Indiens nahuas de la région de Huauchinango (Puebla). Ils sont en<br />
outre totale<strong>ment</strong> inédits, sauf <strong>ment</strong>ion contraire.<br />
89
concerne toutes les familles en particulier. Noël fait pâle<br />
figure par comparaison. On a l’habitude de répéter,<br />
deux mois avant : ompahuitz Todosantos, la Toussaint<br />
vient. C’est psychologique<strong>ment</strong> une période d’attente<br />
et de préparation affairée, car il faut s’y prendre <strong>à</strong> l’avance<br />
pour prévoir les dépenses, acheter les produits ali<strong>ment</strong>aires<br />
nécessaires, fabriquer les vête<strong>ment</strong>s neufs, etc.<br />
C’est en même temps la période de la grande récolte<br />
annu<strong>elle</strong> du maïs, donc la saison de la profusion qui<br />
culminera <strong>à</strong> la Toussaint qui est aussi une fête de l’abondance.<br />
Les récoltes sont rentrées, les arbres fruitiers ont<br />
donné <strong>à</strong> plein, l’argent investi lors des semailles est<br />
récupéré. C’est la fin du cycle agricole et c’est dans cette<br />
atmosphère euphorique qu’a lieu la fête des Morts.<br />
Dans les semaines qui précèdent, les marchés d’octobre<br />
offrent le spectacle d’une débauche de céréales, de fruits,<br />
de légumes, de graines comestibles, de fleurs. Les habitants<br />
qui pratiquent une production artisanale domestique<br />
ont préparé en quantité, pour les vendre au marché,<br />
des vête<strong>ment</strong>s et des objets utilitaires (vanneries, sparteries,<br />
poteries et vaiss<strong>elle</strong>) car il y aura beaucoup de<br />
demandes pour la fête des Morts. En effet, <strong>à</strong> cette occasion,<br />
chaque famille rénove toutes sortes d’objets quotidiens<br />
; peut-être faudra-t-il une nouv<strong>elle</strong> cazuela, plat<br />
<strong>à</strong> frire en terre cuite brune, indispensable pour la cuisine<br />
de fête. Cet ustensile, incontestable<strong>ment</strong> d’origine<br />
espagnole (on en voit représentés dans les tableaux<br />
anciens), s’est intégré <strong>à</strong> la culture indienne et sert entre<br />
autres <strong>à</strong> préparer le mole. De plus, <strong>à</strong> cette époque de<br />
l’année, on trouve au marché de grandes brioches spéciales<br />
modelées en losange, de trente <strong>à</strong> quarante centimètres<br />
de long et décorées au carmin. La tradition en<br />
est d’origine espagnole et a pris place dans les coutumes<br />
indiennes.<br />
90
Tous ces produits, ainsi que des cierges, des veilleuses<br />
et de l’encens, seront exposés sur une table dressée pour<br />
accueillir digne<strong>ment</strong> les Morts de la famille, censés<br />
revenir une fois par an sur les lieux où ils ont vécu.<br />
3. UNE TABLE <strong>DE</strong>S MORTS DANS LE VILLAGE <strong>DE</strong><br />
CUACUILA<br />
Dans la maison on a dressé une table ordinaire et on l’a<br />
recouverte d’une natte neuve. On y a fixé un arceau<br />
garni d’œillets d’Inde, la fleur sacrée par exc<strong>elle</strong>nce,<br />
nommée sempoalxochitl, ce qui veut dire fleur-duchiffre-vingt<br />
ou fleur-d’un-compte-complet. Son faîte<br />
porte un bouquet de “crêtes de coq” pourpres, courantes<br />
dans nos jardins de fin d’été (en espagnol “patte de<br />
lion” : mano de león). L’ensemble est orné d’une croix<br />
de fleurs que les enfants de la maison ont fabriquée. De<br />
la porte de la maison jusqu’au chemin, ils ont répandu<br />
des pétales d’œillets d’Inde pour tracer un sentier fleuri<br />
se terminant par une croix. Ainsi les Morts qui – croit-on –<br />
errent dehors <strong>à</strong> cette époque de l’année trouveront facile<strong>ment</strong><br />
leur route jusqu’<strong>à</strong> leur table, dans la maison.<br />
C’est l<strong>à</strong> qu’on exposera, le mo<strong>ment</strong> venu, les plats<br />
cuisinés et les boissons destinés aux Défunts, servis dans<br />
des assiettes et des tasses neuves. Les fruits et produits<br />
de saison, ainsi que les brioches reposeront <strong>à</strong> même la<br />
natte. Pour accueillir les visiteurs de l’au-del<strong>à</strong>, le couvert<br />
sera complété par des veilleuses, des cierges et de l’encens<br />
indien (copalli ou popochtli) qui brûleront en permanence.<br />
De temps <strong>à</strong> autre, on aspergera cette sorte d’autel<br />
d’un peu d’eau bénite.<br />
Les Morts ne trouveront pas seule<strong>ment</strong> de la nourriture,<br />
mais toutes sortes d’objets nécessaires <strong>à</strong> la vie<br />
91
quotidienne, parfois très humbles mais toujours neufs :<br />
corbeilles (chiquihuitl), petits sacs (moral), filets et bandeaux<br />
de charge (ayatl, mecapalli). A l’arceau pendront<br />
quelques rubans neufs de taffetas, de ceux qui ornent<br />
les tresses des femmes indiennes. On exposera des vête<strong>ment</strong>s<br />
neufs féminins ou masculins ; blouses brodées,<br />
ceintures tissées <strong>à</strong> la main, chapeaux, couvertures, etc.<br />
C’est un étalage extraordinaire de nourriture, de fruits<br />
et de fleurs, et une petite exposition d’objets quotidiens,<br />
dans l’odeur de l’encens et des cierges.<br />
4. LE REPAS <strong>DE</strong> LA TOUSSAINT<br />
A Cuacuila, la fête dure au minimum trois jours, pendant<br />
lesquels se déroule une intense activité culinaire. Le<br />
repas des Morts doit être prêt et disposé avant l’aube sur<br />
la table. Ceux qui travaillent dans la journée le préparent<br />
la nuit. Les autres commencent <strong>à</strong> <strong>faire</strong> la cuisine<br />
dès midi.<br />
Le 31 octobre commence la fabrication des plats<br />
cuisinés pour le tlaxochitepehualistli (l’éparpille<strong>ment</strong><br />
des fleurs) qui est la fête des “petits”, des morts enfants<br />
censés s’approcher pendant la nuit du 31 octobre au<br />
1 er novembre. La nuit suivante, du 1 er au 2 novembre,<br />
ce sera huehueyin, le tour des “grands” ou des “vieux”,<br />
tous les morts adultes. La journée du 2 novembre, tlacualxelolistli<br />
(“le partage des mets”), est consacrée par<br />
la coutume <strong>à</strong> des échanges de nourriture entre marraines<br />
et filleules, <strong>à</strong> des visites aux parrains.<br />
LA NOURRITURE <strong>DE</strong>S ENFANTS MORTS<br />
La nuit du tlaxochitepehualistli, du 31 octobre au<br />
1 er novembre, les femmes préparent un plat spécial<br />
92
destiné aux enfants morts et appelé le patzcalli, le<br />
“pressuré”. On comprendra le sens de ce nom en considérant<br />
le procédé de fabrication. C’est un bouillon de<br />
viande de volaille épaissi par une purée de graines de<br />
courge broyées (ayohuechtli) et amalgamées <strong>à</strong> du chile<br />
ancho moulu. La confection de ce plat demande beaucoup<br />
de temps, car, avant de délayer cette pâte, on presse<br />
<strong>à</strong> la main le mélange de poivrons et de pépins pour en<br />
exprimer un suc brun-roux, huileux, qui fera des “yeux”<br />
dans le bouillon. La saveur n’est pas piquante. L’usage<br />
de ces graines en cette occasion a sans doute quelque<br />
rapport symbolique avec la croyance que les enfants<br />
sont acqueux comme des gourdes et des courges, qui font<br />
du reste partie des rites aux dieux de l’eau et de la pluie.<br />
Avant l’aube du 1 er novembre, sur la table des Morts<br />
fleurie et garnie de sa natte neuve, on dispose des assiettes<br />
pleines de patzcalli, avec un peu de viande de dindon<br />
– une assiette par enfant mort –, des tamales de petite<br />
taille, des fruits (bananes, oranges, pommes) et tout ce<br />
que les enfants ai<strong>ment</strong> <strong>à</strong> manger ou mâchonner entre<br />
les repas : cacahuètes, canne <strong>à</strong> sucre, racines de jícama,<br />
patates douces, etc., des sodas et parfois des tasses de riz<br />
au lait sucré parfumé <strong>à</strong> la cann<strong>elle</strong>. On y ajoute les brioches<br />
spéciales teintes en rose, qu’on dit être en forme de<br />
poupée avec une ébauche de petits bras (pan coconetl,<br />
enfants de pain). On dispose des veilleuses et des cierges,<br />
des jouets (petites poteries) et l’on fait brûler de l’encens<br />
devant la table des Morts. Il faut que tout soit prêt <strong>à</strong><br />
l’aube, heure où les petits Morts sont censés arriver.<br />
LA NOURRITURE <strong>DE</strong>S MORTS ADULTES<br />
Le soir du 1 er novembre, on va porter au cimetière des<br />
croix fleuries de sempoalxochitl, pour le “jour des<br />
grands” ou huehueyin. Dans la maison, les assiettes de<br />
93
patzcalli sont remplacées par du mole de dindon. On<br />
place des tamales de grande taille fourrés de haricots.<br />
Comme pour les “petits”, on dispose des fruits frais et<br />
des brioches, des cierges et des veilleuses, de l’encens.<br />
Mais les Morts adultes reçoivent aussi en offrande de<br />
l’eau-de-vie, des cigarettes, et des vête<strong>ment</strong>s neufs, qui<br />
ont été faits spéciale<strong>ment</strong> pour l’occasion. La table doit<br />
être fin prête avant l’aube du 2 novembre.<br />
Les Défunts sont censés emporter alors le fumet des<br />
plats, le parfum des fleurs, des fruits et de l’encens.<br />
5. TOUSSAINT, FÊTE DU DON ET <strong>DE</strong> LA GÉNÉROSITÉ<br />
La fête des Morts est aussi c<strong>elle</strong> du don et de la générosité.<br />
De nombreuses coutumes en portent la trace.<br />
A tout visiteur qui entre dans la maison <strong>à</strong> la Toussaint<br />
il faut donner des fruits ou des brioches pris sur la table<br />
des Morts. S’il vient <strong>à</strong> l’heure du repas ou si l’on veut<br />
l’honorer particulière<strong>ment</strong>, on lui offrira les plats cuisinés<br />
exposés. Car, une fois passé le mo<strong>ment</strong> supposé<br />
de l’arrivée des Défunts, la nourriture peut être consommée<br />
par les Vivants.<br />
Le sacristain de la paroisse réunit les jeunes gens<br />
chargés de sonner les cloches trois fois (<strong>à</strong> cinq heures du<br />
soir, <strong>à</strong> dix heures et <strong>à</strong> cinq heures du matin) pour appeler<br />
les Morts. Cette petite troupe et quelques amis se rendent<br />
de maisons en maisons pour quêter de quoi manger et<br />
boire. Les victuailles ainsi rassemblées sont rapportées<br />
dans l’église, et un banquet nocturne s’organise, pour<br />
attendre l’heure de sonner les cloches.<br />
Autrefois, des bandes de jeunes gens masqués, accompagnés<br />
de violonistes, quêtaient partout de quoi manger,<br />
boire et fumer. Mais la municipalité a interdit cette<br />
94
coutume, car le double effet du masque et des boissons<br />
alcoolisées favorisait des actes délictueux.<br />
C’est dans la journée du 2 novembre, troisième jour<br />
de la fête, que s’effectuent les dons de nourriture les<br />
plus importants et les plus solennels. C’est le tlacualxelolistli.<br />
Les femmes revêtent une tenue neuve, mettent<br />
leurs plus jolis bijoux et se coiffent très soigneuse<strong>ment</strong>.<br />
Elles chargent du mole, des cuisses de dindon et des fruits<br />
dans une corbeille neuve qu’<strong>elle</strong>s portent <strong>à</strong> l’aide d’un<br />
bandeau frontal. Les objets de portage, les vête<strong>ment</strong>s et<br />
la nourriture proviennent de la table des Morts. Elles se<br />
rendent ainsi en visite chez leurs marraines – <strong>elle</strong>s en<br />
ont plusieurs – <strong>à</strong> qui <strong>elle</strong>s offrent le contenu de leur<br />
panier. Chaque marraine, en échange, leur donne l’équivalent<br />
pris sur la table des Morts de sa propre maison.<br />
Tout cela s’accompagne de conversations agréables où<br />
l’on s’attache de part et d’autre <strong>à</strong> employer les formes<br />
les plus polies et les plus révérencieuses. Quand les<br />
marraines vivent loin du village, l’échange de la nourriture<br />
s’étale sur deux ou trois jours, voire une semaine.<br />
Cet échange solennel entre gens liés par le parrainage<br />
est un rite du don et du contre-don immédiat, dégagé<br />
de tout utilitarisme direct car les produits échangés sont<br />
de même nature. Il manifeste <strong>à</strong> l’état pur une relation<br />
sociale d’entraide et d’amitié établie ritu<strong>elle</strong><strong>ment</strong>. Marcel<br />
Mauss a en son temps relevé l’existence de tels échanges<br />
dans nombre de sociétés et leur persistance au sein de<br />
la nôtre, quoique de façon plus réduite 4.<br />
Il ne faut ni omettre de dresser la table des Morts, ni<br />
se montrer pingre en qualité, car on risque une punition<br />
surnatur<strong>elle</strong>. La nourriture déposée doit comporter les<br />
4. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1967 (1 re éd.<br />
en 1950).<br />
95
plats considérés comme luxueux. Chaque année, les gens<br />
se racontent des variantes d’une même histoire, c<strong>elle</strong><br />
de l’incrédule avare qui n’avait pas voulu “mettre la<br />
Toussaint” :<br />
96<br />
Un homme dit <strong>à</strong> sa femme : “Nous n’allons pas dresser<br />
la table des Morts cette année. Après tout, rien n’est<br />
moins sûr. Ce n’est pas vrai que les Morts viennent<br />
prendre les offrandes.” La femme se mit <strong>à</strong> pleurer :<br />
“Ce n’est pas bien de dire cela. Mon père et ma mère<br />
sont morts : nous devons <strong>faire</strong> les offrandes, si petites<br />
soient-<strong>elle</strong>s.” Mais l’homme ne lui donna pas d’argent<br />
pour acheter le nécessaire. Aussi, quand la Toussaint<br />
arriva, la femme dut se contenter de déposer sur la<br />
table des quelites [pousses comestibles cueillies dans<br />
les champs et considérées comme un ali<strong>ment</strong> de misère],<br />
quelques galettes de maïs et, comme <strong>elle</strong> n’avait pas<br />
de cierges, <strong>elle</strong> mit des ocotes [torches de bois résineux].<br />
L’homme indifférent s’en fut aux champs, comme <strong>à</strong><br />
l’ordinaire. Il monta dans un arbre et commença <strong>à</strong> couper<br />
les branches. Soudain, il tomba et se tua. Il vit alors les<br />
Morts qui revenaient du village, chargés de bonnes choses<br />
<strong>à</strong> manger, et ses Morts <strong>à</strong> lui, avec les quelites et les tortillas.<br />
Ces derniers lui reprochèrent amère<strong>ment</strong> ce piètre<br />
repas. L’homme se releva, vivant, ressuscité. Il retourna<br />
chez lui et raconta <strong>à</strong> tous les voisins ce qu’il avait vu :<br />
les Morts viennent vrai<strong>ment</strong> <strong>à</strong> la Toussaint prendre la<br />
nourriture et les cadeaux sur les tables. Il dit alors <strong>à</strong> sa<br />
femme de <strong>faire</strong> des offrandes convenable<strong>ment</strong>. Mais le<br />
temps des Morts était passé. Son repentir venait trop<br />
tard. L’homme, en effet, mourut dans l’année.
6. L’ORDINAIRE <strong>DE</strong>S MORTS : UNE ANTICUISINE<br />
Il semble que la cuisine de Toussaint, dont les prémices<br />
sont offertes aux Morts, soit fonda<strong>ment</strong>ale<strong>ment</strong> une<br />
nourriture de Vivants. Car, bien que l’on croie que les<br />
Défunts s’ali<strong>ment</strong>ent, les descriptions du lieu où ils se<br />
trouvent habitu<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, Mictlan, font <strong>ment</strong>ion d’une<br />
anticuisine dont aucun Vivant ne voudrait.<br />
Nous approcherons cette anticuisine tout d’abord<br />
par les rites d’enterre<strong>ment</strong>. On offre en effet de la nourriture<br />
au mort au mo<strong>ment</strong> du décès. Quand le corps est<br />
en bière, on expose aux heures des repas des assiettes<br />
contenant la nourriture que le défunt mangeait ordinaire<strong>ment</strong>.<br />
Dans le cercueil lui-même, une tout autre<br />
nourriture est mise : ce sont des petites galettes de maïs<br />
en miniature, au nombre de quatorze. Sept d’entre <strong>elle</strong>s<br />
sont en pâte de maïs normale et les sept autres sont<br />
faites de cendres. L’explication donnée est que le mort<br />
va cheminer. A mi-chemin, il mangera les petites galettes<br />
de maïs comme un vivant ; mais quand il sera arrivé <strong>à</strong><br />
Mictlan, il mangera c<strong>elle</strong>s en cendres parce que t<strong>elle</strong> est<br />
la nourriture des Morts. Pour les femmes et les fillettes<br />
décédées, on dépose dans le cercueil des petits objets<br />
de cuisine en miniature pour qu’<strong>elle</strong>s puissent continuer<br />
<strong>à</strong> cuisiner dans l’Au-del<strong>à</strong>. Mais on met aussi une assiette<br />
ordinaire neuve, pour qu’<strong>elle</strong>s l’emportent et qu’<strong>elle</strong>s<br />
puissent se nourrir pendant le chemin.<br />
On a coutume de <strong>faire</strong> une réunion de neuvaine, avec<br />
prières, repas ordinaire et boissons alcoolisées et où l’on<br />
invite les parents proches et les parrains. A cette occasion,<br />
on dépose, <strong>à</strong> l’intention du défunt, une offrande<br />
de nourriture de Vivant, d’abord dans sa maison, puis sur<br />
sa tombe. Cette neuvaine marque l’arrivée du mort <strong>à</strong><br />
Mictlan. Un an après le décès, on organise une dernière<br />
97
éunion identique (cabo de año). Par la suite, les offrandes<br />
seront faites <strong>à</strong> la Toussaint, en même temps qu’aux autres<br />
parents décédés.<br />
J’ai recueilli une description plus précise de l’anticuisine<br />
des Morts. Dans un conte, la narratrice met en<br />
scène un homme resté veuf avec un enfant en bas âge 5.<br />
Comme l’enfant va mourir de faim, le veuf demande <strong>à</strong><br />
la chouette de l’amener vers sa femme défunte, pour<br />
qu’<strong>elle</strong> puisse nourrir le bébé. L’oiseau, messager du<br />
Seigneur de Mictlan, accepte et emmène le père et son<br />
enfant.<br />
98<br />
Ils entrèrent dans un grand tunnel (…). L’homme vit<br />
un chemin, un chemin vrai<strong>ment</strong> très grand, très beau.<br />
Ils entrèrent sous terre, l<strong>à</strong>-dessous. A l’arrivée, la<br />
chouette dit : “Regarde, ils sont l<strong>à</strong>-bas, <strong>à</strong> la messe (…).<br />
Mets-toi un peu de côté. De l<strong>à</strong>-bas ta femme viendra et<br />
tu pourras lui parler.” Et les Défunts sortirent de la<br />
messe (…). Puis il vit sa femme venir. Elle lui dit :<br />
— Que viens-tu <strong>faire</strong> ici ? Qu’est-ce que tu veux ?<br />
Emporte l’enfant bien vite (…) !<br />
— Regarde, j’ai amené l’enfant, pour qu’il tête car il<br />
meurt de faim. Il n’y a rien que l’on puisse lui donner.<br />
— Qui t’a amené ?<br />
— C’est la chouette (…).<br />
— Bon, viens, je vais te donner <strong>à</strong> manger (…).<br />
Ils entrèrent dans la maison, où habitait la femme (…).<br />
L’homme s’installa, mais il se disait que sa femme<br />
puait (…). La femme se mit <strong>à</strong> moudre ; <strong>elle</strong> mit du<br />
pi<strong>ment</strong> <strong>à</strong> griller et des haricots <strong>à</strong> cuire. C’était des vers !<br />
Le pi<strong>ment</strong>, pour <strong>faire</strong> la sauce, c’était des chenilles, qui se<br />
5. Résumé d’un conte publié par Marie-Noëlle Chamoux, «Orphée<br />
nahua», Amerindia, 5,1980, p. 113-122.
tortillaient sur le plat <strong>à</strong> cuire (…) ; <strong>elle</strong> fit des galettes,<br />
mais <strong>elle</strong>s étaient en cendres (…).<br />
Au terme de l’histoire, le veuf revient sur terre, mais<br />
comme il raconte ce qu’il a vu, il meurt peu après, ainsi<br />
que le bébé qui avait tété sa mère morte.<br />
Une fois par an, <strong>à</strong> la Toussaint, les Défunts rompent<br />
avec leur triste et répugnant ordinaire. Ils sont censés<br />
quitter Mictlan et errer sur terre. Dès lors leurs parents<br />
et descendants vivants leur offrent le fumet de ce qui<br />
est considéré comme la meilleure des cuisines humaines.
ANDRÉ-MARCEL D’ANS<br />
MOURIR DU CHOCOLAT DANS LE CHIAPAS<br />
De 1625 <strong>à</strong> 1637, le dominicain anglais Thomas Gage<br />
séjourne dans les Indes (depuis lors renommées Amériques).<br />
Plus particulière<strong>ment</strong>, il réside et voyage dans<br />
le vice-royaume de Nouv<strong>elle</strong>-Espagne (qui correspond<br />
au Mexique d’aujourd’hui), et dans ce qu’on désignait<br />
alors comme la Capitainerie générale du Guatemala.<br />
De cette dernière faisait encore partie <strong>à</strong> l’époque le Chiapas,<br />
qui ne sera annexé par le Mexique qu’au début du<br />
XIX e siècle.<br />
A l’heure où le jeune Thomas Gage s’embarque pour<br />
le Nouveau Monde, il n’a pas tout <strong>à</strong> fait trente ans ; mais<br />
cela fait déj<strong>à</strong> douze ans qu’il réside en Espagne, où il a<br />
accompli ses études et reçu les ordres. L’Amérique ne<br />
devait représenter pour lui qu’une escale, sachant que<br />
sa mission le destinait aux Philippines (qui alors faisaient<br />
partie intégrante du Mexique). Pour le bonheur des<br />
futurs américanistes, les circonstances feront qu’il<br />
s’arrête en chemin, ne franchissant jamais le Pacifique.<br />
Au terme de douze années passées en Amérique<br />
centrale, Thomas Gage déserte et regagne l’Angleterre,<br />
où il apostasie la religion catholique. Devenu anglican,<br />
il rédige un important ouvrage concernant son séjour<br />
dans cette Amérique espagnole, qui reste alors jalouse<strong>ment</strong><br />
fermée <strong>à</strong> tout regard étranger. Son écrit servira<br />
101
la cause de ceux qui en Angleterre envisagent de ravir<br />
<strong>à</strong> l’Espagne une part de ses colonies du Nouveau Monde.<br />
D’ailleurs, quelques années plus tard, Thomas Gage prendra<br />
personn<strong>elle</strong><strong>ment</strong> part <strong>à</strong> l’expédition envoyée par<br />
Cromwell, et qui se soldera, en 1655, par la prise de la<br />
Jamaïque. Retrouvant alors sa vocation religieuse,<br />
Thomas Gage, devenu Mgr Thomas Gage, finira sa carrière<br />
et ses jours comme évêque anglican de Kingston.<br />
Quelques années plus tard, Colbert, dont la volonté<br />
de tailler <strong>à</strong> la France un empire colonial d’Amérique au<br />
détri<strong>ment</strong> des possessions espagnoles n’est pas moindre<br />
que c<strong>elle</strong> des Anglais, juge lui aussi l’ouvrage écrit par<br />
Gage d’une importance t<strong>elle</strong> qu’il ordonne qu’on en<br />
fasse une traduction française. C’est de cette dernière que<br />
sont extraites les citations qu’on trouvera ci-dessous 1.<br />
Parmi des renseigne<strong>ment</strong>s de toutes sortes, notam<strong>ment</strong><br />
de nature stratégique, qu’on découvre dans le texte de<br />
Gage, figurent nombre de notations précises concernant<br />
les usages de la vie quotidienne dans les différentes<br />
couches socio-raciales qui entraient dans la composition<br />
de la société des Indes espagnoles. Ces traits pris sur<br />
le vif présentent un intérêt très grand pour l’historien<br />
autant que pour l’anthropologue.<br />
En particulier, grand gourmand devant l’Eternel, le<br />
prêtre Gage nous livre un si grand nombre d’informations<br />
1. Paru en quatre tomes “chez Gervais Clouzier, au Palais, sur les<br />
degrés en montant pour aller <strong>à</strong> la Sainte Chap<strong>elle</strong>, au Voyageur”,<br />
l’ouvrage porte la date de 1676. Son titre, imprimé en grandes capitales,<br />
est : NOUVELLE RELATION <strong>DE</strong>S IN<strong>DE</strong>S OCCI<strong>DE</strong>NTALES, suivi d’une<br />
bonne douzaine de lignes détaillant le contenu des volumes. Traduit<br />
de l’anglais par un Irlandais, le Sieur de Beaulieu Huës O’Neil,<br />
l’ouvrage, édité avec privilège du Roi, est dédié <strong>à</strong> Monseigneur de<br />
Colbert, Secrétaire d’Etat. Nos citations, toutes issues du tome II,<br />
modernisent l’orthographe, et quelquefois la ponctuation, du texte<br />
de l’édition originale.<br />
102
sur l’ali<strong>ment</strong>ation et la gastronomie que, dans ses travaux<br />
sur la naissance de la culture créole (nous dirions<br />
aujourd’hui : “latino-américaine”) et le processus au<br />
terme duquel c<strong>elle</strong>-ci devint distincte de l’espagnole,<br />
c’est chez lui que l’historienne Solange Alberro trouve<br />
l’essentiel de ses données pour traiter des aspects culinaires<br />
de ladite culture, dont <strong>elle</strong> dit en synthèse :<br />
Qu’il nous suffise de signaler la fréquence du binôme<br />
constitué par l’opposition sucré/salé dans la cuisine mexicaine<br />
métisse ; la généralisation précoce de la présence<br />
d’une autre opposition : sucré/piquant (qui n’est d’ailleurs<br />
pas étrangère <strong>à</strong> certains aspects de la tradition hispanique)<br />
; et enfin le triomphe définitif du complexe<br />
sucré/salé/piquant avec, au XVIII e siècle, l’apparition du<br />
mole national 2.<br />
Vu l’espace qui nous est imparti, il ne nous sera pas<br />
possible de traiter ici globale<strong>ment</strong> de tout ce qui concerne<br />
la cuisine et l’ali<strong>ment</strong>ation dans l’ouvrage de Gage. Nous<br />
avons donc choisi de nous concentrer sur un seul élé<strong>ment</strong><br />
: le chocolat, compte tenu de son importance décisive<br />
dans le contexte historique méso-américain, du<br />
pittoresque qui a longtemps entouré son usage, et du<br />
caractère tragique<strong>ment</strong> romanesque d’une anecdote qui<br />
le concerne.<br />
*<br />
Historien des réalités socio-économiques de l’Amérique<br />
centrale, Murdo J. MacLeod fait observer que,<br />
2. Solange Alberro, Del Gachupín al Criollo. O de cómo los<br />
Españoles de México dejaron de serlo, El Colegio de México, Centro<br />
de Estudios Históricos, Mexico, 1992, p. 70 sq.<br />
103
dès la lointaine époque olmèque, c’est l’obtention du<br />
cacao qui avait déterminé le dessin des voies commerciales<br />
reliant le Mexique aux régions tropicales de<br />
l’Amérique centrale : vers le Soconusco et le littoral du<br />
Pacifique, d’une part ; <strong>à</strong> travers le Petén en direction du<br />
golfe du Honduras et des côtes atlantiques de l’isthme,<br />
par ailleurs. Tels étaient, écrit-il, les deux embranche<strong>ment</strong>s<br />
de “l’antique «route de l’or» du commerce cacaotier,<br />
similaire <strong>à</strong> [ce qu’avait été] la route de l’ambre<br />
dans l’Europe de l’âge du bronze 3”.<br />
L’importance du cacao ne se devait pas seule<strong>ment</strong><br />
au fait que sa consommation était fort appréciée des<br />
élites mexicaines ; mais égale<strong>ment</strong>, comme put le<br />
constater Christophe Colomb lui-même quand, rencontrant<br />
en 1502 des pochtecas (commerçants aztèques)<br />
dans le golfe du Honduras, il nota l’empresse<strong>ment</strong> que<br />
ceux-ci mettaient <strong>à</strong> ramasser les graines de cacao dès<br />
que l’une d’<strong>elle</strong>s tombait par terre : ces graines en effet<br />
leur servaient égale<strong>ment</strong> de numéraire ! D’une certaine<br />
façon donc, dans les palais mexicains, les nobles faisaient<br />
pitance d’une bouillie de monnaie. Cela faisait<br />
évidem<strong>ment</strong> très chic 4.<br />
Une fois la Conquête advenue, le cacao allait rester,<br />
pendant plus d’un siècle, une boisson stricte<strong>ment</strong> propre<br />
3. Murdo J. MacLeod, Historia socio-económica de la América central<br />
española 1520-1720. Traduit de : Spanish Central America. A<br />
Socioeconomic Study, University of California Press, 1973. Editorial<br />
Piedra Santa, Guatemala, 1980, p. 28-29.<br />
4. Concernant l’usage des graines de cacao en tant que monnaie aux<br />
époques précolombienne aussi bien que coloniale, voir James Lockhart,<br />
The Nahuas after the Conquest.A Social and Cultural History of<br />
the Indians of Central Mexico, Sixteenth through Eighteenth Centuries,<br />
Stanford University Press, 1992, p. 177-178 et passim. Le cacao<br />
n’était pas le seul “numéraire précolombien” : aux mêmes fins, on<br />
104
aux indigènes, qui le consommaient froid, mélangé avec<br />
du maïs, du pi<strong>ment</strong> (chile) et du roucou (achiote), ce<br />
dernier ingrédient faisant office de colorant plutôt que<br />
d’épice propre<strong>ment</strong> dite. Cette façon de boire le cacao,<br />
qui faisait les délices de la noblesse aztèque, n’inspirait<br />
que répugnance aux Espagnols qui, en dédaignant la<br />
consommation, se contentaient d’en <strong>faire</strong> commerce<br />
auprès des indigènes, qui le payaient fort cher.<br />
Cette situation dura jusqu’aux environs de 1580, quand<br />
l’incapacité croissante dans laqu<strong>elle</strong> se trouvaient les<br />
Espagnols de l’Amérique centrale de <strong>faire</strong> venir d’Espagne<br />
des quantités suffisantes de vin (qu’il leur était<br />
par ailleurs interdit d’importer du Pérou) les obligea <strong>à</strong><br />
en venir eux aussi, bon gré mal gré, <strong>à</strong> la consommation<br />
de cacao. Entre-temps, il est vrai, les Espagnols avaient<br />
appris <strong>à</strong> modifier radicale<strong>ment</strong> l’apparence aussi bien<br />
que le goût du breuvage en y incorporant du sucre (qu’ils<br />
avaient introduit sur le continent), ainsi que diverses<br />
autres épices comme la vanille et la cann<strong>elle</strong>. Enfin, vers<br />
1615 se généralisera l’habitude de consommer chaude<br />
cette nouv<strong>elle</strong> préparation, laqu<strong>elle</strong> connut dès lors une<br />
vogue aussi soudaine que colossale.<br />
Nous verrons ci-dessous, <strong>à</strong> travers le témoignage de<br />
Thomas Gage, l’addiction singulière dont le chocolat<br />
devint l’objet parmi les Espagnols méso-américains.<br />
Bientôt cette mode allait gagner l’Espagne, vers laqu<strong>elle</strong><br />
le produit s’exporte en quantités croissantes, sous forme<br />
utilisait égale<strong>ment</strong> la pièce de tissu de coton (quachtli), certains objets<br />
de cuivre, des perles de traite, ainsi que de petites mesures de poudre<br />
d’or. Postérieure<strong>ment</strong> <strong>à</strong> la Conquête, le numéraire-cacao restera encore<br />
d’usage courant, principale<strong>ment</strong> comme monnaie fractionnaire pour<br />
des opérations d’un montant inférieur <strong>à</strong> un demi-real, cinquante<br />
graines de cacao étant reçues pour l’équivalent d’un real au début du<br />
XVII e siècle.<br />
105
de blocs de pâte sucrée et aromatisée. A l’heure où écrit<br />
Gage, la consommation du chocolat n’a pas encore gagné<br />
les autres pays d’Europe. Ce sera chose faite <strong>à</strong> partir de<br />
1634, lorsque les Hollandais s’empareront de l’île Curaçao,<br />
qu’ils convertissent aussitôt en plaque tournante<br />
de l’exportation de cacao vers Amsterdam. A son tour,<br />
la métropole néerlandaise devient le centre du commerce<br />
chocolatier d’Europe : même l’Espagne finira<br />
par devoir s’y approvisionner, au moins parti<strong>elle</strong><strong>ment</strong>.<br />
Introduit en Angleterre <strong>à</strong> partir de 1652, le chocolat<br />
devient prompte<strong>ment</strong> la boisson favorite de toutes les<br />
capitales européennes, où sa consommation, d’abord<br />
restreinte aux riches courtisans, ne tarde pas <strong>à</strong> s’étendre<br />
<strong>à</strong> d’autres couches de la société. On se rapp<strong>elle</strong> que de<br />
la reine Marie-Thérèse, l’épouse espagnole de Louis XIV,<br />
on avait coutume de dire que le roi et le chocolat avaient<br />
été les deux seules passions de sa vie 5.<br />
*<br />
Dans le tome II de son ouvrage, Thomas Gage ne tarit<br />
pas d’éloges <strong>à</strong> l’égard de “deux boissons qui sont en si<br />
grand usage entre les Espagnols, et qui <strong>à</strong> mon sens ne<br />
doivent pas être méprisées, mais qui plutôt devraient<br />
être connues de toutes les nations, pour remédier par<br />
leur usage <strong>à</strong> tant d’abus qui se commettent par le vin et<br />
les autres breuvages qu’on estime tant en Europe” (II,<br />
182). Ces deux boissons sont l’atolle et le chocolat.<br />
De la première, contentons-nous de rapporter ici<br />
qu’<strong>elle</strong> est “semblable au lait d’amandes qu’on fait en<br />
Europe, mais beaucoup plus épais” et qu’on la “fait<br />
5. Murdo J. MacLeod, op. cit., p. 203-204 et 385-386.<br />
106
avec du jus de maïs (ou “blé d’Inde”) lorsqu’il est<br />
encore tendre” (II, 89). Les gens raffinés, ajoute Gage,<br />
“ont trouvé l’invention d’y mêler de la cann<strong>elle</strong>, des<br />
eaux de senteur, de l’ambre ou du musc, et quantité de<br />
sucre” (II, 204). Contraire<strong>ment</strong> au chocolat, l’atolle<br />
n’est pas transportable “car il le faut boire au lieu où il<br />
a été fait” (II, 90). De fait, c’est la possibilité d’en <strong>faire</strong><br />
des tablettes solides, <strong>à</strong> redissoudre ensuite, qui est la<br />
cause de l’extraordinaire diffusion du chocolat, depuis<br />
les régions tropicales où poussent les cacaoyers, jusque<br />
sur le plateau mexicain tout d’abord, puis dans le reste<br />
du monde, par la suite.<br />
Avant toute chose, Thomas Gage soulage notre<br />
curiosité en nous livrant l’étymologie du mot chocolat,<br />
expliquant qu’il s’agit d’un composé du mot atl, qui<br />
signifie “liquide” en nahuatl (la langue des anciens<br />
Aztèques), “et du bruit ou du son que l’eau fait dans le<br />
vaisseau où l’on met le chocolat, où <strong>elle</strong> fait comme<br />
«choco, choco, choco» quand on la remue dans un vase<br />
appelé chocolatière avec un moulinet jusqu’<strong>à</strong> ce qu’<strong>elle</strong><br />
s’élève en bulles et en écume” (II, 184).<br />
L’ingrédient primordial du breuvage est donc le cacao,<br />
dont Gage nous apprend qu’il existe deux variétés :<br />
l’une aux grains ronds et sombres, tirant sur le rouge, qui<br />
est la plus appréciée ; l’autre, aux grains clairs et aplatis,<br />
et qui est de loin moins chère. A cet élé<strong>ment</strong> fonda<strong>ment</strong>al<br />
qu’est le cacao, et qui, comme nous l’avons vu, se présente<br />
sous la forme de tablettes <strong>à</strong> dissoudre dans l’eau<br />
chaude, s’ajoutent divers autres composants que l’auteur<br />
énumère : du poivre noir, du poivre rouge tiré de ce long<br />
pi<strong>ment</strong> qu’on app<strong>elle</strong> chile, du sucre blanc, de la cann<strong>elle</strong>,<br />
du clou de girofle, de l’anis, des amandes, des noisettes,<br />
de l’orijuela, de la vanille, de la sapotille, de l’eau<br />
de fleurs d’oranger, du musc, et autant de roucou qu’il<br />
107
convient “pour lui donner la couleur d’une brique rouge”<br />
(II, 190-191). On y met égale<strong>ment</strong> du maïs, mais seule<strong>ment</strong><br />
par économie, “afin d’aug<strong>ment</strong>er la quantité du<br />
chocolat, parce que la mesure de maïs qui contient un<br />
boisseau et demi ne se vend que quatre francs, et la livre<br />
de chocolat vaut quarante sols” (II, 192).<br />
Toutes ces observations montrent combien diversifiés<br />
étaient les usages sociaux du chocolat dans les Indes<br />
espagnoles : selon les moyens dont chacun disposait, et<br />
la représentation qu’on se faisait de sa position dans la<br />
hiérarchie socio-raciale, cette boisson était consommée<br />
dans une préparation différente. C’est ainsi que, perpétuant<br />
l’usage qui était en vigueur avant l’arrivée des<br />
Espagnols, “le commun peuple comme les Nègres et<br />
les Indiens n’y mettent ordinaire<strong>ment</strong> que du cacao, de<br />
l’achiote [roucou] et du maïs, et un peu de chile ou<br />
d’anis” (II, 194). Quant aux autres ingrédients cités plus<br />
haut, et parmi eux surtout le sucre, il s’agissait bien<br />
entendu de produits de prestige que seuls pouvaient<br />
régulière<strong>ment</strong> s’offrir les Espagnols 6.<br />
6. Visitant le Mexique en 1696, le voyageur italien Giovanni Francisco<br />
Gemelli Careri ne peut manquer de remarquer lui aussi que du<br />
cacao “on fait une boisson dont presque tout le monde se sert et qui<br />
est fort agréable, surtout aux Espagnols”. Et il ajoute : “Le cacao et<br />
la vanille sont, comme tout le monde le sait, les principaux ingrédients<br />
du chocolat. Les Européens mettent <strong>à</strong> chaque livre de cacao<br />
une livre de sucre et une once de cann<strong>elle</strong>. Les Indiens ne se servent<br />
point de cann<strong>elle</strong>, les riches comme les pauvres, ni même les Espagnols<br />
qui demeurent en Amérique. La bonté de leur chocolat consiste<br />
dans le bon cacao et la cann<strong>elle</strong>, en ajoutant <strong>à</strong> chaque livre de cacao<br />
deux onces de grain des Indes (du maïs) afin qu’il mousse davantage.”<br />
Contraire<strong>ment</strong> <strong>à</strong> ce qu’écrivait Gage soixante-dix ans plus tôt,<br />
Gemelli Careri ne voit en cela aucune mesure d’économie, le cacao,<br />
dit-il, “étant <strong>à</strong> bon marché dans le pays”, in Le Mexique <strong>à</strong> la fin du<br />
XVI e siècle, vu par un voyageur italien : Gemelli Careri, Calmann-<br />
Lévy, Paris, 1968, p. 193-195.<br />
108
*<br />
Thomas Gage détaille longue<strong>ment</strong> les mérites du chocolat<br />
et des divers produits qui entrent dans sa composition.<br />
Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’<strong>à</strong> aucun mo<strong>ment</strong><br />
le fieffé glouton que le dominicain anglais montre être<br />
dans maints passages de son livre ne nous donne aucune<br />
indication concernant l’agré<strong>ment</strong> gustatif d’un breuvage<br />
que, pourtant, il affectionnait vive<strong>ment</strong>. Or, sous<br />
sa plume, il n’est jamais question que de propriétés<br />
médicales, définies dans le cadre de la théorie des quatre<br />
élé<strong>ment</strong>s, lointaine<strong>ment</strong> héritée d’Aristote, d’Hippocrate<br />
et de Galien, et qui régnait encore sans partage<br />
sur les esprits de cette époque.<br />
C’est ainsi par exemple qu’il explique que – les différentes<br />
“drogues” avec lesqu<strong>elle</strong>s on mélange le cacao<br />
étant réputées “chaudes” – le cacao lui-même, qui<br />
d’ailleurs “les surpasse de beaucoup en quantité” dans<br />
le mélange, est en revanche de tempéra<strong>ment</strong> froid. Voil<strong>à</strong><br />
pourquoi il “les tempère par sa froideur, comme <strong>elle</strong>s<br />
servent aussi <strong>à</strong> le modérer ; de sorte que par ce moyen,<br />
la confection du chocolat n’est pas si froide que le<br />
cacao, ni si chaude que le reste des autres ingrédients ;<br />
mais il en résulte par l’action des uns sur les autres un<br />
tempéra<strong>ment</strong> modéré, qui est égale<strong>ment</strong> bon pour toutes<br />
sortes d’estomacs pourvu que l’on en use avec modération”<br />
(II, 194).<br />
Thomas Gage est intarissable sur ce genre de raisonne<strong>ment</strong>s,<br />
qu’il développe <strong>à</strong> longueur de pages avec<br />
l’extrême délectation, dit-il, de les voir “s’accorder <strong>à</strong> la<br />
raison” (II, 187). Voil<strong>à</strong> pourquoi cet heureux ecclésiastique<br />
<strong>à</strong> qui ses paroissiennes mandaient force paniers<br />
de Cocagne débordant de massepains, de confitures et de<br />
conserves “bien dorées par-dessus” – sans oublier le<br />
109
chocolat, bien entendu – est <strong>à</strong> même de dresser de ce<br />
dernier un véritable panégyrique sans <strong>à</strong> aucun mo<strong>ment</strong><br />
en évoquer le goût ! Dieu sait pourtant s’il l’aimait, le<br />
chocolat, et sans doute avec excès, au point de se réjouir<br />
que n’aient jamais été visibles sur sa personne les effets<br />
engraissants que certains médecins attribuent au produit<br />
en question ! (II, 201) Quant <strong>à</strong> ses paroissiennes <strong>elle</strong>smêmes,<br />
leur passion pour le chocolat était alors si vive<br />
qu’<strong>elle</strong> pouvait les mener aux pires extrémités, comme va<br />
le démontrer la tragique anecdote que nous allons conter.<br />
*<br />
L’af<strong>faire</strong> eut lieu <strong>à</strong> Ciudad Real, la capitale du Chiapas.<br />
Parmi les divers endroits qu’il fut donné <strong>à</strong> Thomas Gage<br />
de connaître aux Amériques, sans doute est-ce celui-ci<br />
qu’il nous décrit avec le moins d’aménité : “Les gentilshommes<br />
de Chiapas servent ordinaire<strong>ment</strong> de proverbe<br />
et de matière de raillerie en ce pays-l<strong>à</strong>, quand on veut<br />
représenter des fanfarons qui font les grands seigneurs<br />
ou les capables, quoi qu’ils ne soient que des gueux et<br />
des ignorants. Car ils se disent ordinaire<strong>ment</strong> être descendus<br />
de quelques maisons de ducs en Espagne, ou des<br />
premiers conquérants, quoique dans leurs mœurs et dans<br />
leur entretien ils paraissaient aussi rustiques et grossiers<br />
que des paysans, et n’aient ni sens ni entende<strong>ment</strong><br />
pour la plupart” (II, 158).<br />
Les femmes ne sont pas davantage épargnées dans<br />
ce peu flatteur portrait. Ainsi, ajoute Gage, “les femmes<br />
de cette ville-l<strong>à</strong> prétendent être sujettes <strong>à</strong> de si grandes<br />
débilités d’estomac, qu’<strong>elle</strong>s ne sauraient entendre une<br />
messe basse, et encore moins la grand-messe et le sermon,<br />
sans boire un verre de chocolat tout chaud, et manger<br />
110
un peu de confitures pour se fortifier l’estomac. Pour cet<br />
effet, leurs servantes avaient accoutumé de leur apporter<br />
du chocolat dans l’église, au milieu de la messe ou du<br />
sermon, ce qui ne se pouvait <strong>faire</strong> sans causer de la<br />
confusion, et sans interrompre les prêtres et les prédicateurs”<br />
(II, 165).<br />
Don Bernardo Salazar, qui occupait alors le siège<br />
épiscopal de Ciudad Real (dont le premier titulaire<br />
avait été, jadis, Bartolomé de Las Casas), était un homme<br />
“de bonnes mœurs”, nous dit Gage, bien qu’“un peu trop<br />
attaché au bien, aussi bien que tous les autres [évêques]<br />
qui sont dans les Indes” (II, 165). Quoi qu’il en soit, peu<br />
enclin <strong>à</strong> se résigner <strong>à</strong> ce que sa cathédrale soit convertie<br />
en réfectoire, ce prélat résolut de mettre fin <strong>à</strong> ces<br />
désordres.<br />
Il tenta tout d’abord de s’y opposer “par les voies de<br />
la douceur”. Mais rien n’y fit. Exaspéré, l’évêque décide<br />
alors de recourir aux grands moyens en faisant afficher<br />
sur la porte de l’église une proclamation selon laqu<strong>elle</strong><br />
serait frappé d’excommunication quiconque aurait<br />
encore l’effronterie de se restaurer dans la cathédrale<br />
pendant la durée des offices.<br />
Deux siècles plus tôt déj<strong>à</strong>, Bartolomé de Las Casas<br />
avait tenté d’avoir raison de l’indiscipline de ses paroissiens<br />
espagnols en retournant contre eux ces armes<br />
suprêmes que sont l’excommunication et le refus des<br />
sacre<strong>ment</strong>s. On sait ce qu’il en advint : le bouillant<br />
défenseur des Indiens dut prompte<strong>ment</strong> battre en retraite,<br />
et abandonner son diocèse pour aller terminer ses jours<br />
sous le ciel d’Espagne.<br />
Dans ce cas-ci, le procédé ne s’avéra pas meilleur :<br />
après avoir tenté de parle<strong>ment</strong>er avec l’évêque pour<br />
l’attendrir, et n’y étant nulle<strong>ment</strong> parvenues, ces dames<br />
et ces demois<strong>elle</strong>s entrèrent en rébellion ouverte, décidant<br />
111
de se moquer tout uni<strong>ment</strong> de l’évêque, de son interdiction<br />
de consommer du chocolat dans l’église, et de<br />
ses gesticulations excommunicatrices. Sur cette pente,<br />
les choses ne pouvaient manquer de s’envenimer. Au<br />
point qu’un jour, les prêtres et chanoines de service<br />
dans la cathédrale ayant tenté de s’opposer par la force<br />
<strong>à</strong> l’entrée des servantes qui apportaient les bols fumants<br />
<strong>à</strong> leurs maîtresses, il s’ensuivit une mêlée si incroyable<br />
qu’au cours de c<strong>elle</strong>-ci certains des messieurs de ces<br />
dames allèrent jusqu’<strong>à</strong> lever l’épée sur la tête de ces honorables<br />
membres du clergé !<br />
La rupture étant ainsi consommée avec l’évêque, au<br />
prix de ce très grand scandale, les paroissiens de Ciudad<br />
Real décidèrent alors d’une sorte de grève : désertant<br />
massive<strong>ment</strong> la cathédrale, ils s’en allèrent écouter la<br />
messe et les offices aux églises des couvents qu’il y avait<br />
de par la ville, et dans lesqu<strong>elle</strong>s les moines, plus souples<br />
que l’évêque, “les laissaient vivre <strong>à</strong> leur manière accoutumée”.<br />
Toutefois cela ne faisait pas l’af<strong>faire</strong> de l’évêché,<br />
dont les finances, privées du produit des quêtes que l’on<br />
fait dans l’église, menaçaient de péricliter. Ayant décidé<strong>ment</strong><br />
l’excommunication facile, don Bernardo Salazar<br />
y recourut <strong>à</strong> nouveau, cette fois contre les religieux, <strong>à</strong> qui<br />
ce châti<strong>ment</strong> était promis s’ils persistaient <strong>à</strong> accueillir<br />
les paroissiens de l’évêque dans leurs chap<strong>elle</strong>s conventu<strong>elle</strong>s<br />
!<br />
Sous la menace d’être privés de tout service divin,<br />
les fidèles furent donc contraints de revenir <strong>à</strong> la cathédrale.<br />
Mais ils le firent en traînant les pieds… et seule<strong>ment</strong><br />
les hommes, car les femmes, radicalisant leurs<br />
positions, décidèrent de rester chez <strong>elle</strong>s <strong>à</strong> soigner leur<br />
santé, puisqu’on interdisait qu’<strong>elle</strong>s y procèdent dans le<br />
cadre des lieux saints ! Cette situation se prolongea sur<br />
tout un mois, et nul ne sait combien de temps <strong>elle</strong> aurait<br />
112
pu durer si un événe<strong>ment</strong> épouvantable n’était intervenu<br />
: au bout du mois en question, l’évêque tomba<br />
grave<strong>ment</strong> malade et décéda quelques jours après !<br />
Nul mystère sur les causes de sa mort : une demois<strong>elle</strong><br />
de la ville “qu’on accusait d’une trop grande familiarité<br />
avec un des pages du prélat” avait usé de cette<br />
complicité pour <strong>faire</strong> verser du poison… dans le chocolat<br />
que l’évêque consommait, afin de bien souligner<br />
le motif de sa vengeance ! Sans illusions lui-même sur<br />
la nature du mal qui le frappait, l’infortuné prélat mourut<br />
dans des souffrances atroces : “Il ne fut pas plus de<br />
huit jours malade, et aussitôt qu’il fut mort tout son corps,<br />
sa tête et son visage enflèrent de t<strong>elle</strong> sorte qu’aussitôt<br />
qu’on lui touchait la peau en quelque endroit, <strong>elle</strong> se<br />
crevait et jetait du pus, qui était une marque d’une corruption<br />
univers<strong>elle</strong> dans tout le corps” ! (II, 169)<br />
De ce jour-l<strong>à</strong>, le malheureux Thomas Gage, qui s’était<br />
trouvé mêlé <strong>à</strong> l’af<strong>faire</strong> de plus près qu’il n’eût voulu,<br />
vécut dans l’inquiétude, n’osant plus prendre de chocolat<br />
dans aucune maison que ce fût, <strong>à</strong> moins de se sentir “bien<br />
assuré de l’affection de toute la famille”. Il ne faut donc<br />
pas s’étonner qu’il saisît la première occasion pour s’éloigner<br />
de Ciudad Real, fuyant <strong>à</strong> tout jamais “cette malheureuse<br />
ville qui ne mérite, dit-il, d’autre louange sinon<br />
qu’<strong>elle</strong> est peuplée d’idiots, et de femmes qui ne sont<br />
habiles qu’<strong>à</strong> préparer du chocolat empoisonné”. (II, 171)<br />
*<br />
En croquant une tablette d’innocent chocolat, qui imaginerait<br />
que celui-ci ait pu naguère inspirer des passions<br />
si ardentes, et même <strong>à</strong> ce point funestes, dans ce lointain<br />
Clochemerle qu’est le Chiapas, où de nos jours le<br />
113
sous-commandant Marcos agace les pouvoirs et taquine<br />
Internet ?<br />
Remarquons tout de même que, afin de contribuer <strong>à</strong> la<br />
résolution de ce nouvel imbroglio, l’actuel titulaire du<br />
diocèse du Chiapas, et <strong>à</strong> ce titre lointain émule de Bartolomé<br />
de Las Casas et de Bernardo Salazar, don Samuel<br />
Ruiz, semble s’être converti <strong>à</strong> des méthodes d’intervention<br />
moins radicales que l’excommunication, qui avait si<br />
mal réussi <strong>à</strong> ses intransigeants prédécesseurs !
JEAN-PIERRE POULAIN<br />
LA NOURRITURE <strong>DE</strong> L’AUTRE :<br />
ENTRE DÉLICES ET DÉGOÛTS<br />
Réflexions sur le relativisme de la sensibilité ali<strong>ment</strong>aire<br />
Les barbares sont ceux qui pensent<br />
qu’il existe des barbares.<br />
C. LÉVI-STRAUSS<br />
S’il est un domaine du quotidien dans lequel la rencontre<br />
de l’altérité surprend, bouscule, atteignant parfois<br />
l’insoutenable, c’est bien l’ali<strong>ment</strong>aire. Nous avions<br />
engagé, depuis quelque temps déj<strong>à</strong>, un travail d’inventaire<br />
du patrimoine gastronomique du centre Viêt-nam 1.<br />
En France, la cuisine vietnamienne possède un statut<br />
paradoxal : jouissant d’une réputation spontanée très<br />
positive, <strong>elle</strong> est, en même temps, quasi<strong>ment</strong> inconnue,<br />
tant <strong>elle</strong> est déformée par le prisme de l’organisation<br />
des restaurants asiatiques occidentalisés. Aux menus<br />
1. Les universités de Toulouse-le Mirail (France) et de Hué (Viêt-nam)<br />
conduisent conjointe<strong>ment</strong> un inventaire des traditions gastronomiques<br />
du centre Viêt-nam qui s’inscrit dans la dynamique de conservation<br />
du patrimoine immatériel initié par Georges Condominas. Un colloque<br />
sur le thème du “Patrimoine gastronomique du Viêt-nam” se tiendra<br />
<strong>à</strong> Hanoi, en septembre 1997. Jean-Pierre Poulain et Nguyen Van Man<br />
(ethnologue, <strong>à</strong> l’université de Hué) préparent un ouvrage intitulé<br />
Les Traditions gastronomiques du Viêt-nam, aux éditions Lanore<br />
(<strong>à</strong> paraître fin 1997).<br />
115
dégustation de la “Jonque du Mekong” ou de “L’Empereur<br />
de Hué”, ont donc succédé l’étude de la littérature<br />
disponible et le travail de terrain. La rencontre concrète<br />
fut un mélange d’enthousiasme <strong>à</strong> la découverte d’une<br />
sensibilité, d’une sensualité ali<strong>ment</strong>aire très élaborées<br />
et d’une inventivité culinaire foisonnante, en même<br />
temps qu’un véritable choc culturel qui très vite nous<br />
confronta aux limites de la capacité <strong>à</strong> comprendre et <strong>à</strong><br />
partager l’altérité.<br />
Décider qu’un végétal ou un animal peuvent être<br />
des ali<strong>ment</strong>s, les préparer, les cuisiner sont des actes qui<br />
s’inscrivent dans un système de représentations. Toute<br />
culture fixe un ordre du mangeable, qui, bien que non<br />
explicite, ne s’impose pas moins avec impérativité <strong>à</strong><br />
ceux qui y participent. L’expérience ali<strong>ment</strong>aire permet<br />
une rencontre intime avec une culture, dans ce qu’<strong>elle</strong><br />
a de plus concret et de plus savoureux, retrouvant ainsi<br />
la confusion étymologique de la saveur et du savoir,<br />
mais aussi dans ce qu’<strong>elle</strong> a parfois d’irréductible<strong>ment</strong><br />
différent.<br />
C’est cette ambivalence que nous nous proposons<br />
d’approfondir, <strong>à</strong> travers quelques expériences ethnoculinaires<br />
vietnamiennes. Croisant démarche phénoménologique<br />
et approche théorique, nous allons tenter<br />
d’approcher au plus près le relativisme de la sensibilité<br />
ali<strong>ment</strong>aire.<br />
LES DÉLICES <strong>DE</strong> LA GASTRONOMIE VIETNAMIENNE<br />
A l’évidence les Asiatiques savent manger, nous en<br />
sommes convaincus, nous, les Occidentaux, qui fréquentons<br />
avec assiduité les “restos vietnamiens”. “Soupe<br />
d’ailerons de requin”, “nems”, “canard laqué” et pour<br />
116
finir “gingembre confit”, le tout arrosé d’une “singha<br />
beer” ou mieux, une B.J. ou une ba ba ba (333), si l’on<br />
en trouve 2. Sympa, pas cher, exotique, dépaysant <strong>à</strong><br />
souhait. Nostalgies coloniales, exotismes extrêmes,<br />
délices d’une sensualité élaborée, sur la cuisine vietnamienne<br />
convergent les images et les mythologies qui<br />
structurent l’attrait des Occidentaux pour l’Asie 3.<br />
Cependant, lorsqu’il s’agit simple<strong>ment</strong> de marquer<br />
les différences entre cuisine chinoise et vietnamienne,<br />
l’horizon se brouille et le “gastronome” amateur de<br />
“restos asiatiques” devient moins disert. Ne parlons<br />
même pas de préciser quelques grandes caractéristiques<br />
de la cuisine vietnamienne du Nord, du “Sud”, ou<br />
du centre, pas plus que la “cour de Hué” ou des quelques<br />
ethnies montagnardes.<br />
Et pourtant, la cuisine asiatique nous paraît bien familière.<br />
Dans un restaurant vietnamien français, si l’exotisme<br />
est assuré, point de bouleverse<strong>ment</strong> ; les plats y sont<br />
servis <strong>à</strong> la portion, les menus, invention française du<br />
XIX e siècle 4, y sont déclinés sur nos propres structures ;<br />
hors-d’œuvre, entrée, plat principal, dessert. Le service<br />
suit les règles de nos manières de table, chacun a sa<br />
portion, ses propres plats, bien <strong>à</strong> lui. Seules les baguettes<br />
peuvent, <strong>à</strong> la rigueur, quelque peu dérouter le débutant.<br />
Dans un tel lieu, l’Asiatique nouvel arrivant se trouve<br />
lui aussi, et peut-être plus encore que l’Occidental, dans<br />
un univers exotique. Bien sûr, il y a les décors, avec<br />
2. Le connaisseur aura déj<strong>à</strong> repéré le côté hétéroclite de ce menu,<br />
soupe d’origine chinoise, plats vietnamiens, bières thai ou vietnamienne…<br />
3. Franck Michel, En route pour l’Asie, le rêve oriental chez les colonisateurs,<br />
les aventuriers et les touristes occidentaux, éditions Histoire<br />
et Anthropologie, 1995.<br />
4. Jean-Paul Aron, Le Mangeur du XIX e siècle, Laffont, 1976.<br />
117
force baie d’Along “maritime” ou “terrestre”, bien sûr<br />
les plats ont quelque chose <strong>à</strong> voir avec ce qu’on mange<br />
au pays. “Mais enfin, un repas vietnamien ne se déroule<br />
pas comme ça !” En changeant d’espace culturel, la<br />
cuisine vietnamienne a subi de profondes transformations.<br />
D’ali<strong>ment</strong> central, le riz est devenu périphérique,<br />
une “garniture”, un “accompagne<strong>ment</strong>”, et les plats qui,<br />
au pays, sont communs <strong>à</strong> l’ensemble des mangeurs et se<br />
doivent d’être partagés sont devenus, en même temps,<br />
élé<strong>ment</strong>s principaux et unités individu<strong>elle</strong>s.<br />
Disparus les plats d’accompagne<strong>ment</strong> (non an), au<br />
statut intermédiaire entre riz et plat et dont la fonction<br />
est de varier le goût du riz. Comme par exemple, les<br />
bouillons de légumes (canh) dont on mouille le riz et<br />
qui deviennent en France de simples potages servis en<br />
entrée. Disparus égale<strong>ment</strong> ces plats de légumes locaux<br />
pourtant disponibles en France ; liserons d’eau (rau<br />
muong), feuilles de moutarde (cai cay), de patates<br />
douces (khoai lang), ou encore ces légumes saumurés<br />
(muoi) ; aubergines, carottes, navets 5…<br />
Les manières de table sont une mise en scène concrète<br />
des valeurs fonda<strong>ment</strong>ales d’une culture et d’une époque.<br />
Ici l’individualisme structure la table autour du mangeur<br />
qui en est l’unité de base. L<strong>à</strong>-bas, la mise en commun<br />
prend le pas sur l’individu et le partage se donne <strong>à</strong> voir<br />
tout au long du repas.<br />
Dans le repas vietnamien, le bol de riz joue le rôle<br />
d’assiette et chacun puise, <strong>à</strong> son gré, dans une série de<br />
plats posés mis en commun au centre de la table. S’il<br />
existe bien quelques règles de succession des plats,<br />
ceux-ci sont, pour la plupart, servis simultané<strong>ment</strong>.<br />
5. Pour une présentation des catégories ali<strong>ment</strong>aires vietnamiennes<br />
voir Nelly Krowolski, Autour du riz, L’Harmattan, 1993, p. 137 sq.<br />
118
Nombreux sont les observateurs <strong>à</strong> avoir, reprenant le<br />
vocabulaire lévi-straussien, attiré l’attention sur son<br />
caractère synchronique par opposition <strong>à</strong> la diachronie<br />
du repas français.<br />
Mais, au-del<strong>à</strong> des manières de table, il est un autre<br />
sujet d’étonne<strong>ment</strong>. Car les Asiatiques possèdent deux<br />
espaces ali<strong>ment</strong>aires : celui du repas organisé dont nous<br />
venons de voir quelques élé<strong>ment</strong>s et celui du grappillage<br />
avec ses préparations spécifiques qui se consom<strong>ment</strong> tout<br />
au long de la journée et que les Vietnamiens désignent<br />
d’une expression charmante, “an choi”, littérale<strong>ment</strong><br />
“manger pour s’amuser 6”.<br />
Pour la Chine, Françoise Sabban a montré l’importance<br />
de l’ali<strong>ment</strong>ation hors repas : “La vie ali<strong>ment</strong>aire<br />
des Chinois ne se réduit pas au système des repas, qui<br />
peut paraître figé et contraignant, mais dont l’objectif<br />
est de contribuer <strong>à</strong> la suffisance ali<strong>ment</strong>aire. Lorsque les<br />
conditions économiques et/ou politiques le permettent,<br />
l’entre-repas est le temps des consommations individualisées<br />
et sans règle ; c<strong>elle</strong>s qu’offrent depuis des<br />
siècles, au long des ru<strong>elle</strong>s et des chemins, les colporteurs,<br />
vendeurs de spécialités ali<strong>ment</strong>aires que l’on déguste <strong>à</strong> son<br />
gré, sans manière <strong>à</strong> n’importe qu<strong>elle</strong> heure du jour et<br />
de la nuit 7.”<br />
Des travaux plus anciens de Jacques Dournes, sur le<br />
repas des Jörai 8 du centre Viêt-nam, avaient déj<strong>à</strong> mis en<br />
évidence cette dualité ali<strong>ment</strong>aire entre repas institué et<br />
ali<strong>ment</strong>ation spontanée, consommée tout le long de la<br />
6. Nelly Krowolski, ibid., p. 148.<br />
7. Maurice Aymard, Claude Grignon et Françoise Sabban, “Le<br />
temps de manger” Ali<strong>ment</strong>ation, emploi du temps et rythmes sociaux,<br />
Paris, éditions MSH-INRA, 1993, p. 17.<br />
8. Ou Jaraï, ethnie du groupe malayo-polynésien, vivant dans les<br />
provinces de Gia Lai, Kontum et la région du Dac Lac.<br />
119
journée. Dournes met l’accent sur les fonctions de ces<br />
prises ali<strong>ment</strong>aires hors repas qui, loin d’être désocialisées,<br />
participent au tissage du lien social, accompagnant la rencontre<br />
d’un ami, la pause dans les travaux des champs ou<br />
la découverte heureuse d’un fruit ou d’une petite proie 9…<br />
Surprenant donc pour l’Asiatique, l’usage que nous<br />
faisons de certains plats comme le “pho”, cette soupe du<br />
Nord qui se consomme le matin ou en cours de journée,<br />
mais en tout cas jamais dans un repas et <strong>à</strong> qui l’on<br />
demande, en France, de jouer les entrées dans des petits<br />
bols. Déconcertantes, aussi, ces compotes, salades de fruits<br />
ou autres pâtisseries convoquées en fin de repas pour servir<br />
de dessert, catégorie inconnue du repas vietnamien.<br />
Et l’on se surprend <strong>à</strong> penser que les mutations contemporaines<br />
de l’ali<strong>ment</strong>ation française 10 – déstructuration<br />
des repas, montée du grignotage, crises de légitimité de<br />
l’appareil normatif – ne sont peut-être pas aussi dramatiques<br />
que pourrait le laisser croire la vulgarisation du<br />
discours médical qui, empêtrée dans son ethnocentrisme<br />
et en l’absence de perspective historique, confond les<br />
normes sociales et l’hygiénisme 11. En investissant le relativisme<br />
des pratiques ali<strong>ment</strong>aires, la socio-anthropologie<br />
de l’ali<strong>ment</strong>ation ouvre la voie <strong>à</strong> une épidémiologie comparée<br />
aux perspectives heuristiques prometteuses.<br />
9. Jacques Dournes, 1981, “L’espace d’un repas”, in Jessica Kuper, La<br />
Cuisine des ethnologues, Berger-Levrault, Paris, 1981, p. 180.<br />
10. Jean-Pierre Poulain, 1996, dir. en coll. avec Jean-Marie Delorme,<br />
Muriel Gineste et Cyril Laporte, “Les nouv<strong>elle</strong>s pratiques ali<strong>ment</strong>aires<br />
des Français ; entre commensalisme et vagabondage”, ministère<br />
de l’Agriculture et de l’Ali<strong>ment</strong>ation, programme “Ali<strong>ment</strong><br />
demain”. Voir un résumé dans Jean-Pierre Poulain, 1996, “Les nouveaux<br />
comporte<strong>ment</strong>s ali<strong>ment</strong>aires”, Revue technique des hôtels et<br />
restaurants, 1996.<br />
11. Marcel Druhle, Sociologie de la santé, PUF, 1996.<br />
120
Jusque-l<strong>à</strong> ethnologie, sociologie et gastronomie font<br />
plutôt bon ménage. Le discours décodant les différences<br />
joue comme un amplificateur du plaisir gourmand. Et<br />
le mangeur découvre une autre culture ali<strong>ment</strong>aire, en<br />
même temps que certaines nuances de la sienne, masquées<br />
par l’évidence de l’expérience quotidienne. L’ethnologie<br />
au service du plaisir gastronomique, voil<strong>à</strong> un usage<br />
plein de perspectives.<br />
UN REPAS <strong>DE</strong> CHIEN<br />
Mais il est des domaines où les choses sont moins claires.<br />
Quelques rumeurs traînent même avec insistance. Ici des<br />
boîtes de Canigou auraient été retrouvées dans les poub<strong>elle</strong>s<br />
d’un restaurant asiatique pourtant célèbre, l<strong>à</strong> un<br />
petit os coincé dans une molaire identifié par un praticien<br />
curieux ; point de doute, le scientifique est formel,<br />
l’os a appartenu <strong>à</strong> un rat. Plus sournoise, plus insistante<br />
encore, dans le 13 e arrondisse<strong>ment</strong> parisien et dans certains<br />
quartiers des métropoles régionales françaises, on<br />
mangerait du chien. Une des meilleures blagues qui<br />
courent dans les milieux asiatiques français est : “Le<br />
chien est le meilleur ami de l’homme… surtout <strong>à</strong> table.”<br />
La SPA est en émoi… Au-del<strong>à</strong> de ces “rumeurs du 13 e”,<br />
la place de la cynophagie dans l’ali<strong>ment</strong>ation vietnamienne<br />
est une question incontournable.<br />
Lorsque au pays on aborde <strong>à</strong> la cantonade le sujet, les<br />
interlocuteurs commencent générale<strong>ment</strong> par nier le<br />
phénomène.<br />
— Non, non… les Vietnamiens ne mangent pas<br />
de chien ou alors il y a longtemps, ou bien ce sont<br />
les autres : ceux du Nord, de la campagne ou encore les<br />
travailleurs de force, les conducteurs de cyclo…<br />
121
— Mais qui va alors dans ces restaurants de la digue<br />
nord <strong>à</strong> Hanoi qui affichent en lettres rouges ces deux<br />
mots “thit cho” (viande de chien) ? Ou bien encore ces<br />
quatre restaurants du prolonge<strong>ment</strong> de la rue Le Loi <strong>à</strong> Hué<br />
sur la rive droite de la rivière des Parfums ou encore <strong>à</strong> Hô-<br />
Chi-Minh-Ville…<br />
— Ah ! vous connaissez ? On accepte alors de parler.<br />
Avec prudence tout d’abord, car le Vietnamien a conscience<br />
qu’il s’agit ici d’un sujet tabou… pour l’Occidental.<br />
Et il faut sur ce thème des trésors de patience et<br />
<strong>faire</strong> montre d’une attitude excluant tout juge<strong>ment</strong> de<br />
valeur, pour pouvoir recueillir quelques informations.<br />
Concernant la “gastronomie cynophagique”, le terrain<br />
est plus complexe <strong>à</strong> vivre. Mais, peut-on en <strong>faire</strong> l’économie<br />
?<br />
Voil<strong>à</strong> donc maintenant plusieurs jours que nous avons<br />
fixé la date du “repas de chien”. Nous sommes cinq ;<br />
trois Occidentaux (un géographe, deux ethnologues),<br />
deux Vietnamiens nous accompagnent : un collègue<br />
ethnologue de l’université de Hanoi et Tuê, notre chauffeur,<br />
personnage haut en couleur qui a passé son permis<br />
de conduire sur la piste Hô-Chi-Minh-Ville et n’a jamais<br />
tout <strong>à</strong> fait abandonné les principes de “pilotage” qui<br />
ont fait l’efficacité de l’armée nord-vietnamienne.<br />
Depuis plusieurs jours, comme des adolescents qui<br />
préparent un mauvais coup et craignent que les autres<br />
se dégonflent, on se rapp<strong>elle</strong> périodique<strong>ment</strong> ce rendezvous.<br />
“Il faut arriver assez tôt, avait prévenu Tuê, sinon<br />
nous n’aurons plus de place.” Quand il vient nous <strong>cherche</strong>r<br />
<strong>à</strong> l’hôtel, arborant un large sourire, il nous annonce<br />
qu’il vient de gagner <strong>à</strong> la loterie et a décidé de nous inviter<br />
ce soir. Il sait combien cette expérience, pour nous, est<br />
importante. Nous sommes très honorés de son geste.<br />
Il est dix-huit heures, lorsque nous entrons dans le restaurant,<br />
et déj<strong>à</strong> un certain nombre de clients ont commencé<br />
122
<strong>à</strong> manger. Dans la partie droite de la salle, les repas se<br />
déroulent <strong>à</strong> table, <strong>à</strong> gauche ils sont servis par terre sur des<br />
nattes de paille de riz. Ici, des couples bien habillés, assis<br />
de façon nonchalante, discutent en mangeant ; ambiance<br />
sensu<strong>elle</strong> des repas qui précèdent les plaisirs de la chair.<br />
L<strong>à</strong>, des groupes attablés parlant haut mangent sans retenue.<br />
Fébriles, nous prenons nos places <strong>à</strong> table et déj<strong>à</strong> le<br />
“vin de riz”, blanc comme du lait, coule dans les verres.<br />
Un premier plat arrive sans que l’on ait vrai<strong>ment</strong> eu le<br />
temps de réaliser ; un foie et une épaule de chien bouillis.<br />
Bien que coupé en fines lam<strong>elle</strong>s, la forme reconstituée<br />
du foie est très proche de l’état dans lequel on le sort de<br />
l’animal, et l’absence d’apprêt culinaire rend ce premier<br />
contact, pour le moins, brutal. Et ce n’est pas la sauce de<br />
crevettes fer<strong>ment</strong>ées (mam tôm), ni les feuilles de li, ou<br />
encore les crêpes de riz au sésame (banh da) qui les<br />
accompagnent qui changent cette perception. Grignotage<br />
prudent des fila<strong>ment</strong>s d’épaule roulés, cachés dans la<br />
crêpe de riz. Les corps se tendent, les faciès traduisent<br />
l’inquiétude, la peur même, les sourires donnent le<br />
change. La saveur suave rapp<strong>elle</strong> le chevreau.<br />
Sept plats vont se succéder. “Boudin de chien aux<br />
cacahuètes grillées”, “Brochettes de chien assaisonnées<br />
de rieng”, “Ragoût de collier <strong>à</strong> l’eau de riz fer<strong>ment</strong>ée, lié<br />
au sang”, “Cuisses de chien <strong>à</strong> la vapeur”, “Soupe claire<br />
avec ciboulette” et pour finir “Pieds de chien bouillis”.<br />
Comme pour le cochon “tout est bon dans le chien”.<br />
Je mobilise mes connaissances culinaires devant ce<br />
boudin qui rapp<strong>elle</strong> le boudin antillais, le disséquant<br />
comme pour me distancier. Je le regarde comme un objet<br />
culinaire, cherchant les oignons, le gras, la couenne… Il<br />
est fait avec du sang de chien, et je ne peux pas en<br />
manger. Pourtant, on utilise bien le sang dans la cuisine<br />
française pour lier les sauces par exemple ; sang de<br />
123
porc, de volaille, de lapin, de lamproie… et tout <strong>à</strong> l’heure<br />
dans le ragoût, je vais bien en goûter du sang de chien…<br />
Mais sous forme de boudin, impossible. La taille des<br />
boyaux, plus petite que nos chipolatas, rend le produit<br />
suspect, en tout cas beaucoup trop étrange, étranger…<br />
Les brochettes sont intéressantes, pour un palais<br />
occidental. La surcuisson a caramélisé la viande, l’assaisonne<strong>ment</strong><br />
domine et en masque un peu le goût. Un<br />
Vietnamien parle de l’harmonie entre la saveur du chien<br />
et c<strong>elle</strong> du rieng, et disserte sur la faute de goût incomparable<br />
que serait l’association chien-gingembre. Des<br />
nuances qui échappent totale<strong>ment</strong> <strong>à</strong> ma raison gastronomique.<br />
L’étonne<strong>ment</strong> le plus grand me vient avec le ragoût,<br />
point culminant de mon expérience cynophagique. L’eau<br />
de riz fer<strong>ment</strong>ée permet tout <strong>à</strong> la fois d’obtenir une<br />
liaison de la sauce en formant un empois d’amidon et<br />
l’acidité nécessaire <strong>à</strong> l’harmonie gustative. Les morceaux<br />
de viande découpés avec la couenne enrichissent en<br />
cuisant la sauce de gélatine. Comme le chien a été brûlé<br />
avec de la paille et de la mélasse, pour enlever les poils,<br />
la peau apporte un léger goût de fumé. La liaison est<br />
terminée au sang. Un résultat gustatif époustouflant que<br />
ne dé<strong>ment</strong>irait pas nos meilleurs cuisiniers français.<br />
Simple<strong>ment</strong>, ils nommeraient ça une “Estouffade de<br />
chien bourguignonne”. Etonnant de voir des solutions<br />
technologiques aussi différentes parvenir <strong>à</strong> un équilibre<br />
gustatif aussi proche. Point de vin, point de fond brun et<br />
pourtant le résultat est très proche. Honnête<strong>ment</strong>, même<br />
du point de vue occidental, c’est très bon ! Si seule<strong>ment</strong><br />
ce n’était pas du chien… j’en reprendrais bien un<br />
morceau. Y aurait-il des invariants gustatifs ?<br />
Le consommé sent fort ! Une odeur suave inhabitu<strong>elle</strong>.<br />
Je le goutte mais sature très vite. Je me sens fatigué,<br />
124
vidé comme par des heures de concentration intense.<br />
Dès lors, le repas se résume aux plaisirs de la convivialité.<br />
Le collègue ethnologue vietnamien se fait emballer<br />
les restes qu’il distribuera <strong>à</strong> son entourage.<br />
— Votre femme aime-t-<strong>elle</strong> ça ?<br />
— Non ! non, <strong>elle</strong> est végétarienne… mais moi<br />
j’adore le chien.<br />
Et la discussion rebondit sur la question de l’influence<br />
des structures religieuses sur les pratiques ali<strong>ment</strong>aires<br />
et la cohabitation entre végétariens et omnivores. Je<br />
retrouve des logiques, encore bien huilées et qui fonctionnent,<br />
résultat de dix ans de végétarisme. Moi, le fils<br />
de traiteur, de charcutier, dont on avait voulu forger le<br />
caractère aux abattoirs de Tulle et qui n’a jamais pu<br />
<strong>faire</strong> de la mort, même contrôlée par les vétérinaires,<br />
un geste banal. Dix ans d’ascétisme, de végétarisme<br />
esthétisé parfois, rationalisateur souvent, dont la fonction<br />
inconsciente principale était de rendre incompatible<br />
ma vie avec le projet que l’on avait construit pour<br />
moi. Les hasards de la naissance m’avaient placé au<br />
cœur d’une famille d’artisans des professions de bouche,<br />
chez qui le métier tient lieu de fierté, sinon de religion<br />
et qui font vivre la réalité gastronomique française.<br />
C’est grâce <strong>à</strong> vous Jean-Paul Aron, bien sûr, mais <strong>à</strong><br />
vous aussi, Théodore Zeldin, Léo Moulin, Roland Barthes,<br />
Claude Lévi-Strauss, Jacques Goody que, devenu professeur<br />
<strong>à</strong> l’école hôtelière de Toulouse, j’ai pu renouer<br />
avec mon héritage familial véritable ; cette gastronomie<br />
française. C<strong>elle</strong>-l<strong>à</strong> même dont nous retenons aujourd’hui<br />
que, plus qu’une pratique de distinction, <strong>elle</strong> constitue<br />
une voie d’accès privilégiée vers le fonctionne<strong>ment</strong> de<br />
notre culture et peut-être bien de l’esprit humain.<br />
Il me tarde maintenant que le repas se finisse. De<br />
retour <strong>à</strong> l’hôtel, je me précipite au bar, commande une<br />
125
tarte aux amandes et un double whisky ; par chance le<br />
conseiller culturel de l’ambassade et son épouse sont l<strong>à</strong><br />
et m’offrent la possibilité d’une int<strong>elle</strong>ctualisation<br />
distanciatrice. La nuit est calme. Le lendemain, l’ami<br />
géographe, qui, sitôt rentré <strong>à</strong> l’hôtel, s’était couché, me<br />
raconte son réveil en milieu de nuit et l’écœure<strong>ment</strong><br />
que lui procure l’odeur de sa propre urine. “Impossible<br />
dès lors de dormir.” On ne transgresse pas facile<strong>ment</strong><br />
son ordre ali<strong>ment</strong>aire.<br />
LES FONCTIONS <strong>DE</strong> L’ACTE ALIMENTAIRE<br />
Pour comprendre les difficultés de l’interculturalité<br />
gastronomique, rappelons quelques principes de sociologie<br />
de l’ali<strong>ment</strong>ation. L’homme se nourrit de nutri<strong>ment</strong>s<br />
(protéines, glucides, lipides, sels minéraux, vitamines…),<br />
mais aussi de signes, de symboles, de rêves et de mythes.<br />
“Il n’existe, <strong>à</strong> ce jour, aucune culture connue qui soit<br />
complète<strong>ment</strong> dépourvue d’un appareil de catégorie et<br />
de règles ali<strong>ment</strong>aires, qui ne connaisse aucune prescription<br />
ou interdiction concernant ce qu’il faut manger,<br />
et com<strong>ment</strong> il faut manger 12.” Car le processus qui transforme<br />
un produit naturel, renfermant des nutri<strong>ment</strong>s, en<br />
ali<strong>ment</strong>, ne saurait se réduire <strong>à</strong> des logiques utilitaires<br />
ou de disponibilité 13 et s’inscrit dans un système de<br />
classification 14 et de représentation propre <strong>à</strong> chaque<br />
culture. Le besoin biologique de manger se trouve ainsi<br />
très forte<strong>ment</strong> inséré dans un système de valeurs. Qu’<strong>elle</strong>s<br />
12. Claude Fischler, L’Homnivore, Odile Jacob, Paris, 1990, p. 58.<br />
13. Marshal Sahlins, Au cœur des sociétés : raison utilitaire et raison<br />
cultur<strong>elle</strong>, Gallimard, 1980 (1 re éd. 1976).<br />
14. Mary Douglas, De la souillure, Maspéro, 1971.<br />
126
s’articulent sur des logiques totémique 15, sacrifici<strong>elle</strong> 16,<br />
hygiéniste rationaliste 17 ou esthétique 18 ou sur des mixtes<br />
combinant une ou plusieurs de ces formes de rationalités,<br />
toutes les cultures fixent un “ordre du mangeable” qui<br />
classe les ali<strong>ment</strong>s potentiels végétaux et animaux en<br />
deux catégories : consommable – non consommable.<br />
Ces représentations définissent tout <strong>à</strong> la fois les modalités<br />
de mise en œuvre du meurtre ali<strong>ment</strong>aire, de préparation,<br />
de consommation, de partage et d’échange,<br />
connectant ainsi le naturel au culturel. L’ensemble de<br />
ces règles, de ces rites sacrés ou profanes forme “le<br />
système culinaire 19” qui organise la “filière du manger<br />
20” ; c’est-<strong>à</strong>-dire, l’ensemble des structures technologiques<br />
et sociales qui, de la collecte jusqu’<strong>à</strong> la cuisine,<br />
en passant par toutes les étapes de la productiontransformation,<br />
permettent <strong>à</strong> l’ali<strong>ment</strong> d’arriver jusqu’au<br />
consommateur. Ce faisant et de façon radicale,<br />
l’acte ali<strong>ment</strong>aire fonde l’identité d’un groupe, dans<br />
l’originalité de sa connexion “bio-anthropologique 21”.<br />
C’est sur les pratiques ali<strong>ment</strong>aires, vitale<strong>ment</strong> essenti<strong>elle</strong>s<br />
et quotidiennes, que se construit le senti<strong>ment</strong><br />
d’appartenance ou de différence sociale. C’est par la<br />
cuisine et les manières de table que s’opèrent les<br />
15. Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui, PUF, 1962.<br />
16. Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, La Cuisine du sacrifice<br />
au pays grec, Gallimard, 1979.<br />
17. C’est l’attitude épistémologique de la diététique occidentale.<br />
18. Parti pris de la gastronomie.<br />
19. Claude Fischler, op. cit., p. 78.<br />
20. Jean-Pierre Corbeau, “Rituels ali<strong>ment</strong>aires et mutations sociales”,<br />
Cah. Int. Soc., vol. XCII, 1992, p. 101-120.<br />
21. Igor de Garine, “Les modes ali<strong>ment</strong>aires : histoire de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />
et des manières de table”, in Jean Poirier, Histoire des mœurs,<br />
Gallimard, 1991, et Edgar Morin, Le Paradigme perdu : la nature<br />
humaine, Seuil, 1973.<br />
127
apprentissages sociaux les plus fonda<strong>ment</strong>aux, et qu’une<br />
société transmet et permet l’intériorisation de ses valeurs.<br />
C’est par l’ali<strong>ment</strong>ation que se tissent et s’entretiennent<br />
les liens sociaux. Si l’ali<strong>ment</strong> nourrit l’être biologique,<br />
l’ali<strong>ment</strong> cuisiné, c’est-<strong>à</strong>-dire enculturé, nourrit, quant<br />
<strong>à</strong> lui, le “corps social”.<br />
Manger mobilise des croyances, des structures imaginaires<br />
fonda<strong>ment</strong>ales. D’un point de vue psychophysiologique,<br />
le mangeur devient ce qu’il consomme.<br />
Manger c’est incorporer, <strong>faire</strong> siennes les qualités de<br />
l’ali<strong>ment</strong>. Cela est une réalité objective ; les nutri<strong>ment</strong>s<br />
devenant le corps même du mangeur, mais c’en est une<br />
aussi du point de vue imaginaire ; le mangeur s’appropriant<br />
les qualités symboliques de l’ali<strong>ment</strong>.<br />
Sur le versant psychosociologique, le mangeur<br />
s’insère dans une culture. L’ali<strong>ment</strong>, la cuisine et les<br />
manières de table, parce qu’ils sont cultur<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
déterminés, incorporent le mangeur dans un univers<br />
social, dans un ordre culturel. L’acte ali<strong>ment</strong>aire est<br />
fondateur de l’identité collective et, du même coup, de<br />
l’altérité. Qu’il soit perçu comme signe, emblème ou<br />
symbole, l’ali<strong>ment</strong> insère le mangeur dans un système<br />
de significations. De Roland Barthes 22 <strong>à</strong> Pierre Bourdieu<br />
23, de Jean-Paul Aron 24 <strong>à</strong> Claude Fischler 25, sans<br />
omettre Claude Lévi-Strauss 26, de nombreux travaux,<br />
de perspectives théoriques différentes, rendent compte<br />
de la fonction d’incorporation de l’acte ali<strong>ment</strong>aire.<br />
22. Roland Barthes, “Pour une psychosociologie de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />
contemporaine”, Annales ESC, n° 16, 1961.<br />
23. Pierre Bourdieu, La Distinction, éditions de Minuit, 1979.<br />
24. Jean-Paul Aron, Le Mangeur du XIX e siècle, Laffont, 1976.<br />
25. Claude Fischler, op. cit.<br />
26. Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Plon, 1964, et L’Origine<br />
des manières de tables, Plon, 1968.<br />
128
ON NE MANGE PAS SON COMPAGNON<br />
Pourquoi, dans certaines cultures, mange-t-on du chien ?<br />
Qu’est-ce qui fait que, selon la célèbre formule de Lévi-<br />
Strauss, il est “bon <strong>à</strong> penser” et donc “bon <strong>à</strong> manger 27” ?<br />
Et pourquoi dans d’autres est-il impensable d’en manger ?<br />
Les premiers élé<strong>ment</strong>s d’explication relèvent de la<br />
logique de proximité. Les animaux peuvent être rangés<br />
en trois catégories selon la distance qui les sépare de<br />
l’homme ; sauvage, domestique et familier. Les deux<br />
premières catégories relèvent, avec une certaine variabilité,<br />
de l’ordre du mangeable. La dernière est frappée<br />
d’interdit, car pensée comme trop proche de l’humanité.<br />
“Le chien est le meilleur ami de l’homme”, “son<br />
plus fidèle compagnon”. C’est donc par cette proximité<br />
que s’expliquerait l’interdit ali<strong>ment</strong>aire qui le frappe<br />
dans les sociétés occidentales.<br />
Cependant, on a pu relever de nombreuses cultures<br />
dans lesqu<strong>elle</strong>s on mange aussi des animaux familiers.<br />
C’est le cas, par exemple, des aborigènes d’Australie<br />
qui consom<strong>ment</strong> le dingo. Certains anthropologues ont<br />
tenté d’expliquer ce phénomène comme une sousstructure<br />
“du cannibalisme pratiqué dans ces régions 28”.<br />
Mais avant de questionner la problématique du cannibalisme,<br />
il convient d’approfondir la logique de proximité.<br />
Certes, “on ne mange pas son compagnon”, et donc<br />
pas les animaux familiers, mais cette qualité n’est pas<br />
forcé<strong>ment</strong> stable. Et si l’animal vient <strong>à</strong> la perdre,<br />
27. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Agora Pocket, 1990,<br />
p. 269 (1 re éd. 1962).<br />
28. R. Helms, Anthropology : report of the Elder scientific expedition,<br />
1891, Transaction of the Royal Society, cité par Jacqueline<br />
Milliet, “Manger du chien ? C’est bon pour les sauvages !”,<br />
L’Homme, n° 136, 1995, p. 82, .<br />
129
etournant <strong>à</strong> la domesticité ou <strong>à</strong> la sauvagerie, il réintègre<br />
l’ordre du mangeable. L’ethnologie ali<strong>ment</strong>aire<br />
européenne connaît bien ce phénomène 29, par lequel, <strong>à</strong> la<br />
veille de l’abattage, s’opèrent des processus de distanciation<br />
symbolique qui rabaissent l’animal, avec qui l’on<br />
aurait pu avoir des rapports familiers, au rang d’animal<br />
domestique. Dans la paysannerie française, le cochon<br />
est souvent baptisé d’un prénom humain, “Arthur”,<br />
“Jules”… qui, le personnifiant, le fait entrer dans la<br />
famille, par une identification sympathique. On le nourrit,<br />
le “soigne avec attention, affection”, on lui prépare “la<br />
soupe”. Quand l’heure de la mise <strong>à</strong> mort arrive, on se<br />
fâche avec lui, l’accusant de quelques forfaits très souvent<br />
sur le thème de la propreté, “il est sale, comme un<br />
gagnou” ou de la non-maîtrise de soi, “il ne pense qu’<strong>à</strong><br />
manger”… accusations qui permettront tout d’abord la<br />
distanciation puis la mise <strong>à</strong> mort.<br />
Un autre mécanisme, rencontré dans le centre de la<br />
France, articule familiarisation et distanciation. Le cochon<br />
se voit alors attribuer, dans un jeu de semi-dérision, le<br />
surnom de seigneur, “lou seignur”, il est le personnage<br />
le plus important de la ferme. Quelques folkloristes précisant<br />
qu’il est, “comme les nobles, habillé de soie”.<br />
Lorsque se rapproche le mo<strong>ment</strong> de l’abattre, les représentations<br />
s’inversent et le “seigneur” se voit reprocher<br />
de vivre aux dépens de la communauté qui “l’engraisse”.<br />
La mise <strong>à</strong> mort pouvant même parfois prendre des<br />
allures de simulacres révolutionnaires.<br />
Dans un article récent, faisant l’état de la question,<br />
Jacqueline Milliet multiplie les exemples issus de champs<br />
29. Jean-Pierre Poulain, Le Limousin gourmand, Privat, Toulouse,<br />
1984. Voir aussi l’introduction au chapitre “Les charcuteries” de Inventaire<br />
du patrimoine culinaire de Midi-Pyrénées, Albin Michel, 1996.<br />
130
culturels différents, qui pour la cynophagie attestent de<br />
la réversibilité du statut d’animal familier 30.<br />
<strong>DE</strong>S SAUVAGES A TÊTE <strong>DE</strong> CHIEN<br />
Le rôle du chien dans l’organisation agricole européenne<br />
et notam<strong>ment</strong> dans l’élevage, qui, le plaçant<br />
dans une position intermédiaire entre l’homme et les<br />
animaux domestiques (plus encore que la chasse qui ne<br />
le situe qu’entre l’homme et l’animal sauvage), peut en<br />
partie expliquer l’interdit ali<strong>ment</strong>aire. Mais, le principe<br />
de proximité n’est pas suffisant pour rendre compte de<br />
la dureté de la réprobation des non-consommateurs<br />
occidentaux 31 qui regardent les mangeurs de chien<br />
comme des barbares, au point que, dans les débuts de<br />
l’anthropologie, lorsque les perspectives évolutionnistes<br />
dominaient la discipline, on ait pu voir dans la<br />
cynophagie le signe du degré de civilisation.<br />
Car sur la consommation du chien s’entrechoquent<br />
les imaginaires occidentaux et asiatiques. L’origine du<br />
senti<strong>ment</strong> de dégoût, voire d’horreur qu’<strong>elle</strong> provoque<br />
chez les Occidentaux est <strong>à</strong> re<strong>cherche</strong>r du côté des<br />
représentations symboliques et de l’association de cette<br />
pratique au cannibalisme. Frank Lestringant montre<br />
com<strong>ment</strong>, au mo<strong>ment</strong> de la découverte du Nouveau<br />
Monde, Christophe Colomb “invente” le mot “cannibale”,<br />
sur un télescopage du terme arawak caniba<br />
30. Jacqueline Milliet, op. cit., p. 82-84.<br />
31. Le fait que les hindous et les musulmans soient égale<strong>ment</strong> non<br />
consommateurs montre que la logique de proximité ne saurait <strong>à</strong> <strong>elle</strong><br />
seule expliquer l’interdit ali<strong>ment</strong>aire qui frappe le chien. Dans cette<br />
étude, nous nous limiterons aux interactions entre l’ordre ali<strong>ment</strong>aire<br />
vietnamien et français.<br />
131
(méchant, féroce), de la racine latine canis (chien) et<br />
du nom propre Kan, le nom d’un souverain chinois<br />
qu’il <strong>cherche</strong> <strong>à</strong> rencontrer. Dans le journal de voyage,<br />
tel que nous l’a transmis Bartolomé de Las Casas, <strong>à</strong> la<br />
date du dimanche 4 novembre 1492, l’Amiral, arrivé<br />
quelques jours plus tôt sur la côte nord de Cuba, note<br />
sur la foi de truche<strong>ment</strong>s que, “plus au-del<strong>à</strong> (c’est-<strong>à</strong>-dire<br />
en continuant vers l’est), il y avait des hommes avec un<br />
seul œil et d’autres avec des museaux de chiens [qui]<br />
mangeaient les êtres humains 32”. Le mot de cannibale<br />
n’apparaîtra dans le journal qu’<strong>à</strong> la date du 23 novembre.<br />
“L’analogie des contextes avec l’échange verbal du<br />
4 novembre, écrit Frank Lestringant, permet de voir dans<br />
le mot cannibale un équivalent exact des hommes <strong>à</strong><br />
tête de chien.” Ce fond imaginaire remonte <strong>à</strong> la mythologie<br />
grecque, qui situe, vers les Indes, des sauvages <strong>à</strong><br />
tête de chien et qui aboient. N’accédant pas au langage,<br />
ils se posent en symbole du primitif. Manger du chien<br />
pour un Occidental, c’est tout <strong>à</strong> la fois devenir cannibale<br />
et primitif. Derrière ce tabou du chien chez les<br />
Occidentaux se profile l’idéologie primitiviste, dont<br />
Françoise Paul-Lévy a montré les rapports qu’<strong>elle</strong><br />
entretient avec la conception progressiste du temps 33.<br />
L’angoisse, l’effroi même, que provoque le cannibalisme<br />
dans les cultures chrétiennes est <strong>à</strong> resituer dans la<br />
problématique de la transubstanciation de l’eucharistie.<br />
De nombreux auteurs ont étudié l’exacerbation de l’imaginaire<br />
cannibale sur la question de la présence ré<strong>elle</strong><br />
ou symbolique du corps et du sang du Christ dans les<br />
32. Frank Lestringant, Le Cannibale, grandeur et décadence, Perrin,<br />
p. 43-44, 1994.<br />
33. Françoise Paul-Lévy, “A la fondation de la sociologie : l’idéologie<br />
primitiviste”, L’Homme, n os 97-98, 1986.<br />
132
deux espèces, pain et vin, de la communion, au mo<strong>ment</strong><br />
de la montée de la réforme 34.<br />
“ÇA VA MAL TOURNER POUR LES CHIENS”<br />
Il y a bien, au Viêt-nam, un rite profane qui relève pour<br />
une part des logiques de proximité. Avant de tuer un<br />
chien, dit-on, et pour “savoir s’il est bon <strong>à</strong> manger, on<br />
lui présente de la viande de chien, s’il la consomme, il<br />
peut être mangé, s’il la refuse, il ne peut être consommé<br />
et doit devenir un animal de compagnie”. Voil<strong>à</strong> donc<br />
une expérience de différentiation, si le chien consomme<br />
la viande de ses semblables, c’est qu’il est “sauvage” et<br />
peut être consommé 35.<br />
Mais la logique de proximité ne permet pas de<br />
comprendre l’attache<strong>ment</strong> vietnamien <strong>à</strong> ces pratiques,<br />
qui résistent <strong>à</strong> tous les laminages colonialistes ou religieux<br />
et se rient de la sensiblerie des ligues de protection<br />
des animaux. La conscience que manger du chien<br />
n’est pas une activité banale est très claire chez les<br />
Sino-Vietnamiens. Mais <strong>elle</strong> ne saurait se réduire <strong>à</strong> une<br />
réaction de résistance identitaire <strong>à</strong> l’image ambiguë,<br />
que renvoie l’étranger, incapable de comprendre ces<br />
pratiques. Situation que les Français connaissent bien.<br />
34. Voir Frank Lestringant, “Cannibalisme et guerre de religion”, in<br />
Pratiques et discours ali<strong>ment</strong>aires <strong>à</strong> la Renaissance, Maisonneuve et<br />
Larose, 1981, et Claudine Fabre-Vassas, “L’azyme des juifs et l’ostie<br />
des chrétiens” et Jean-Pierre Albert, “Le vin sans l’ivresse”, in<br />
Dominique Fournier et Salvatore d’Onofrio, Le Fer<strong>ment</strong> divin, Maison<br />
des sciences de l’homme, 1991.<br />
35. Le décodage du chien refusant de consommer ses semblables<br />
comme immangeables ouvre sur d’autres perspectives interprétatives,<br />
notam<strong>ment</strong> une lecture acculturée du cannibalisme et les fonctions<br />
du végétarisme dans l’imaginaire vietnamien.<br />
133
Lorsque quelques Américains bien inspirés dénoncent<br />
la “barbarie” du gavage des oies et des canards, ou le<br />
“martyre” du homard Thermidor et de la truite au bleu.<br />
Un sourire entendu renvoie ces pudibonds incultes <strong>à</strong><br />
leur quincaillerie ali<strong>ment</strong>aire ; point n’est besoin même<br />
d’engager le dialogue. Et le Français se referme sur sa<br />
supériorité gastronomique, qu’il n’est même pas besoin<br />
de démontrer t<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, comme les privilèges de la<br />
noblesse de l’Ancien Régime, <strong>elle</strong> va de soi.<br />
Au Viêt-nam, manger du chien est marqué par une<br />
ambiguïté qui ne peut se ramener aux conséquences de<br />
l’acculturation et que traduit très bien ce dicton populaire<br />
: “Il faut manger du chien tant qu’on est sur terre,<br />
car au paradis il n’y en a pas”. Emerge ici une symbolique<br />
de la condition humaine. La cynophagie est liée<br />
au statut d’homme incarné, engagé dans son rapport au<br />
monde. A la cuisine de la cour de Hué, tous les plats<br />
ont leur version végétarienne (Chay). Cette cuisine pastiche,<br />
d’une extrême complexité technique, permettait<br />
aux bouddhistes pratiquant le végétarisme de manger<br />
comme tout le monde 36. Dépassant ainsi l’opposition entre<br />
l’interdit de la viande lié <strong>à</strong> une position particulière<br />
dans l’engage<strong>ment</strong> religieux – car tous les bouddhistes<br />
ne sont pas végétariens – et les valeurs du partage, la fonction<br />
sociale de la cuisine végétarienne est avant tout<br />
l’intégration. En cela, <strong>elle</strong> se différencie nette<strong>ment</strong> de<br />
la cuisine de cour française qui tire sa dynamique interne<br />
d’un processus de distinction. Les élites aristocratiques<br />
36. Le végétarisme s’impose au clergé et aux civils, certains jours<br />
du calendrier bouddhiste. Au Viêt-nam le végétarisme ne se réduit<br />
pas <strong>à</strong> l’influence bouddhiste, certaines ethnies minoritaires “qui<br />
ignorent le bouddhisme sont <strong>à</strong> peu près aussi végétariennes que les<br />
populations des plaines”. Pierre Gourou, La Terre et l’homme en<br />
Extrême Orient, Colin, 1940, p.118.<br />
134
copiées par la bourgeoise montante, dans cette attitude<br />
campée par le “bourgeois gentilhomme”, commanditent<br />
<strong>à</strong> leurs officiers de bouche des pratiques permettant<br />
de distancier les copieurs. Car l’on trouve, dans<br />
cette cuisine végétarienne vietnamienne, des recettes<br />
imitant les plats de chien. Que des végétariens puissent<br />
avoir un intérêt social et symbolique <strong>à</strong> manger des<br />
plats qui simulent le chien démontre l’importance,<br />
sinon la centralité de cette pratique, dans l’identité ali<strong>ment</strong>aire<br />
vietnamienne.<br />
Il nous faut donc approfondir les représentations qui<br />
organisent l’image du chien au Viêt-nam et les fonctions<br />
symboliques qui sont les siennes. Dans la tradition<br />
chinoise qui divise le monde en cinq élé<strong>ment</strong>s : la terre,<br />
le feu, l’air, l’eau et le métal, Igor de Garine rapp<strong>elle</strong><br />
que le chien est associé au métal 37. Manger du chien<br />
donne de la puissance, de la force, une force métallique.<br />
Il est d’ailleurs “recommandé aux travailleurs de<br />
force”, aux “conducteurs de cyclo” et <strong>à</strong> ceux qui ont<br />
besoin de <strong>faire</strong> montre de tonicité.<br />
Du point de vue de la gastronomie, tous les chiens<br />
ne se valent pas, il existe une hiérarchie. Les meilleurs<br />
sont “couleur de hyènes”, viennent ensuite les chiens<br />
“tachetés jaune et marron”, puis les jaunes et enfin les<br />
noirs. Ceux-ci de piètre qualité gastronomique sont par<br />
contre recommandés dans le “traite<strong>ment</strong> des maladies<br />
<strong>ment</strong>ales”.<br />
S’il n’est évidem<strong>ment</strong> pas question ici d’engager une<br />
étude exhaustive et comparative des images qui s’articulent<br />
dans les différents espaces culturels sur la figure<br />
du chien, on ne saurait, en revanche, <strong>faire</strong> l’économie<br />
pour le Viêt-nam d’une mise en perspective des pratiques<br />
37. Igor de Garine, op. cit., p. 1530.<br />
135
cynophagiques dans les logiques sacrifici<strong>elle</strong>s. La fonction<br />
du rite sacrificiel est d’établir un rapport “entre deux<br />
termes polaires dont l’un est le sacrificateur et l’autre<br />
la divinité et entre lesquels, au départ, il n’existe pas<br />
d’homologie, ni même de rapport d’aucune sorte”. “Le<br />
but du sacrifice étant précisé<strong>ment</strong> d’instaurer… un rapport<br />
de contiguïté par une série d’identifications successives<br />
qui peuvent se <strong>faire</strong> dans les deux sens… du sacrifiant<br />
au sacrificateur, du sacrificateur <strong>à</strong> la victime, de la victime<br />
sacralisée <strong>à</strong> la divinité, soit dans l’ordre inverse 38.”<br />
Tuer un buffle, un chien, ou un poulet n’est pas un<br />
geste banal. Par la mise <strong>à</strong> mort d’un animal l’homme<br />
intervient dans l’ordre naturel et permet la connexion au<br />
surnaturel. Il s’inscrit toujours dans des logiques de change<strong>ment</strong>,<br />
soit qu’il inaugure une phase nouv<strong>elle</strong> d’un cycle<br />
agricole, facilitant ainsi le passage, soit qu’il <strong>cherche</strong> <strong>à</strong><br />
rétablir un ordre mis <strong>à</strong> mal par les hommes eux-mêmes.<br />
Sur ce second point, Georges Condominas rapporte un<br />
événe<strong>ment</strong> exemplaire. Chez les Mnong Gar des plateaux<br />
du centre Viêt-nam, un jeune homme nommé Tieng est<br />
pris en flagrant délit d’inceste avec sa sœur. Les anciens<br />
prédisent alors de “graves dangers” et annoncent que la<br />
pluie creusera de profondes ravines et provoquera des<br />
éboule<strong>ment</strong>s. La pluie éclate et ne cesse de tomber<br />
pendant quatre jours. Où l’Occidental ne voit que coïncidence<br />
l’autochtone repère un signe. L’af<strong>faire</strong> prend un<br />
tour dramatique avec le suicide de Tieng, et son oncle<br />
Truu “dut, pour purifier le village, immoler un chien…”<br />
rapporte Georges Condominas. “A son retour de l’exorcisme,<br />
une éclaircie subite déchira l’épaisse couche de<br />
nuages sombres et un coup de soleil inonda le village.<br />
38. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Agora Pocket, 1990,<br />
p. 269 (1 re éd. 1962).<br />
136
Truu me dit alors : «Tu vois, on a mangé le porc, on<br />
a mangé le chien, alors la lumière du soleil surgit de<br />
nouveau 39.»”<br />
Une expression populaire rend bien compte de cette<br />
fonction symbolique de réinitialisation de l’ordre social<br />
que jouent le sacrifice et la consommation du chien au<br />
Viêt-nam. Lorsqu’un différent survient dans la société<br />
villageoise, explique Pierre Gourou, on entend alors :<br />
“Ça va mal tourner pour les chiens 40…”<br />
Le rapport au temps, la conception de la place de<br />
l’homme dans la nature et dans la hiérarchie des espèces<br />
animales structurent notre sensibilité ali<strong>ment</strong>aire. De<br />
toute évidence, ce n’est pas la faim qui pousse certains<br />
Vietnamiens <strong>à</strong> manger du chien, mais bien des raisons<br />
symboliques qui lui confèrent des qualités gastronomiques.<br />
Le goût est aussi af<strong>faire</strong> de symbole. S’il veut<br />
les saisir, l’anthropologue doit tenir compte de ses propres<br />
catégories cultur<strong>elle</strong>s. “Les consommations ali<strong>ment</strong>aires<br />
présentent une particularité essenti<strong>elle</strong> : <strong>elle</strong>s sont<br />
physique<strong>ment</strong> et littérale<strong>ment</strong> incorporées. C’est sans<br />
doute cette intimité ultime de l’incorporation qui donne<br />
aux consommations orales une prégnance symbolique<br />
tout <strong>à</strong> fait particulière et qui contribue <strong>à</strong> <strong>faire</strong> de l’ali<strong>ment</strong><br />
une sorte de machine <strong>à</strong> voyager dans l’espace<br />
social et dans l’imaginaire 41.” Délicieux très souvent,<br />
difficile<strong>ment</strong> tolérable parfois, ce voyage réserve toujours<br />
quelques surprises qui enrichissent autant la<br />
connaissance de l’autre que de soi-même.<br />
39. Georges Condominas, L’exotique est quotidien, Plon, 1965,<br />
p. 405.<br />
40. Pierre Gourou, Les Paysans du delta Tonkinois : étude de géographie<br />
humaine, Editions d’art et d’histoire, 1936.<br />
41. Claude Fischler, op. cit., p. 79.<br />
137
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PAULETTE ROULON-DOKO<br />
LE SYMBOLISME DU GLUANT CHEZ LES GBAYA<br />
Les Gbaya 1 vivent au cœur de l’Afrique centrale, sur<br />
un plateau d’une altitude moyenne de huit cent cinquante<br />
mètres couvert d’une savane verte comportant,<br />
outre de la savane arbustive, plusieurs types de savanes<br />
arborées ainsi que des portions de savane forestière.<br />
Les sources et les petites rivières y abondent qui sont<br />
bordées de forêts-galeries. Il existe aussi des portions<br />
de forêt dense sèche 2. Cette variété de paysages favorise<br />
une grande diversité d’espèces tant animales que<br />
végétales. Tout au long de l’année qui se compose d’une<br />
saison sèche de quatre mois (de novembre <strong>à</strong> mars) et<br />
d’une saison des pluies qui dure les huit mois restants,<br />
les Gbaya exploitent ces ressources spontanées par la<br />
chasse et la collecte, tout en pratiquant une petite culture<br />
(sésame, plantes vivrières et manioc).<br />
Ils font générale<strong>ment</strong> deux repas par jour. Un premier<br />
repas le matin, avant de partir pour les activités de leur<br />
1. Mes travaux traitent plus particulière<strong>ment</strong> des ’Bodoe, un sousgroupe<br />
gbaya d’environ cinq mille personnes réparties en une quarantaine<br />
de villages situés au sud-ouest de Bouar, en République<br />
centrafricaine.<br />
2. Pour une présentation générale de leur milieu naturel, cf. Paulette<br />
Roulon-Doko, Conception de l’espace et du temps chez les Gbaya<br />
de Centrafrique, L’Harmattan, 1996.<br />
141
choix, et un repas le soir, au retour de c<strong>elle</strong>s-ci. Il n’y a<br />
que pour les enfants déj<strong>à</strong> sevrés mais encore petits (de<br />
trois <strong>à</strong> cinq ans) que la mère met de côté un peu du<br />
repas du matin pour pouvoir le proposer <strong>à</strong> l’enfant en<br />
milieu de journée. Un repas est constitué d’une préparation<br />
<strong>à</strong> base de farine de manioc dite “boule” qui est<br />
nécessaire<strong>ment</strong> accompagnée d’un mets qui peut être,<br />
lui, de nature très variée : du gibier <strong>à</strong> poils et <strong>à</strong> plumes<br />
et de nos jours de la viande de vache achetée, des insectes<br />
(termites, chenilles, etc.), des champignons, des feuilles<br />
et des légumes sauvages ou cultivés, des gluants ainsi<br />
que des pâtes oléagineuses. Les boissons sont rares en<br />
dehors de l’eau, et ce n’est que pendant les quatre mois<br />
où l’on récolte le miel sauvage qu’est fabriqué et<br />
consommé l’hydromel qui était jusqu’au début de ce<br />
siècle 3 la seule boisson traditionn<strong>elle</strong>.<br />
Cultur<strong>elle</strong><strong>ment</strong>, ils n’apprécient pas les plats débordants<br />
de sauce et toute leur cuisine vise <strong>à</strong> produire des<br />
plats qui incorporent une masse importante de liquide<br />
dont il ne restera plus de trace ensuite 4. La boule de<br />
manioc en est l’exemple parfait qui, <strong>à</strong> partir d’un volume<br />
identique de farine et d’eau, donne une boule de consistance<br />
très ferme. La texture gluante, <strong>elle</strong>, est très appréciée<br />
5 car <strong>elle</strong> fournit, <strong>à</strong> partir d’un produit liquide, un<br />
ali<strong>ment</strong> d’une tenue plus compacte. De ce fait les feuilles<br />
<strong>à</strong> gluant (Corchorus sp.), et le gombo sont toujours<br />
3. Le café et l’alcool de manioc ont été récem<strong>ment</strong> introduits par les<br />
Européens avec qui ils eurent leur premier contact en 1904.<br />
4. Selon leur conception de la digestion, le liquide seul ne nourrit pas<br />
car il part non dans l’œsophage, mais dans la trachée artère où il va<br />
rafraîchir les poumons. Cf. Paulette Roulon, “La conception gbaya du<br />
corps humain”, in Journal des africanistes, n° 50, 1, 1980, p. 59-106.<br />
5. Sur les goûts gbaya, cf. Paulette Roulon-Doko “Saveurs et consistances,<br />
le goût gastronomique chez les Gbaya ’bodoe de Centrafrique”<br />
in Journal des africanistes, n° 66, 1-2, 1996.<br />
142
cuits avec du sel de natron très alcalin qui favorise la<br />
production de gluant qu’en français local on app<strong>elle</strong><br />
“sauce longue”. Mais ce que les Gbaya app<strong>elle</strong>nt spécifique<strong>ment</strong><br />
“gluant” est autre chose.<br />
COLLECTE ET PRÉPARATION DU GLUANT<br />
Sont regroupés sous ce terme de “gluant” d’une part un<br />
produit frais provenant de la sève visqueuse de plantes<br />
sauvages :<br />
Il s’agit de jets ou de jeunes branches d’arbres ou<br />
arbustes de la famille des sterculiaceae (x 2) et des tiliaceae<br />
(x 2) et d’une herbe ligneuse de la famille des malvaceae.<br />
Dans tous les cas la tige est coupée en tronçons<br />
d’une dizaine de centimètres qui sont ensuite déposés<br />
dans un récipient et recouverts d’eau pour y dégorger<br />
pendant plusieurs heures, le plus souvent du soir jusqu’au<br />
matin. Le gluant rendu est ensuite récupéré. Pour ce <strong>faire</strong>,<br />
on l’enroule sur deux baguettes de roseau sec avec un<br />
mouve<strong>ment</strong> de rotation rapide puis on le laisse couler<br />
dans un autre récipient. Dans le cas d’un Cola (sterculiaceae)<br />
le gluant est simple<strong>ment</strong> récupéré dans la capsule<br />
de chaque fruit où il est rassemblé. Dans tous les cas ce<br />
gluant n’est jamais cuit, il est seule<strong>ment</strong> ajouté <strong>à</strong> un jus<br />
de cuisson chaud dans lequel on le bat.<br />
Et d’autre part une poudre obtenue <strong>à</strong> partir de certaines<br />
noix séchées :<br />
Il s’agit des graines de deux arbres de la famille des<br />
lauraceae qui sont mises <strong>à</strong> sécher et peuvent ainsi se<br />
conserver au moins une année. A chaque utilisation,<br />
quelques-unes de ces noix sont pilées et réduites en une<br />
poudre fine qui sera battue dans une eau préalable<strong>ment</strong><br />
chauffée ou un jus de cuisson. La poudre ainsi battue<br />
dans un liquide produit un gluant épais.<br />
143
La technique culinaire qui réfère <strong>à</strong> la préparation du<br />
gluant est désignée par un terme unique “battre”. De plus<br />
tout gluant, pour être apprécié, doit être bien salé et surtout<br />
bien pi<strong>ment</strong>é. Sel et pi<strong>ment</strong> sont donc toujours présents<br />
dans le liquide où l’on bat le gluant. On dit d’un gluant<br />
trop peu assaisonné qu’il est “cru” et qu’il risque de porter<br />
au cœur. D’autres condi<strong>ment</strong>s peuvent être ajoutés, mais<br />
de façon facultative, selon le goût de chacun. Un gluant <strong>à</strong><br />
lui tout seul peut constituer le mets d’accompagne<strong>ment</strong> de<br />
la boule de manioc. Il est d’ailleurs un plat de dépannage<br />
lorsqu’on ne dispose d’aucun autre ingrédient <strong>à</strong> préparer,<br />
car la boule de manioc ne peut jamais être mangée nature.<br />
Mais il est aussi très souvent préparé avec d’autres produits.<br />
Il accompagne en particulier certains champignons<br />
frais, de la viande boucanée 6 ou des champignons séchés<br />
et aussi diverses boulettes 7. Il convient d’accorder une<br />
place particulière aux boulettes de pâte de sésame qui exigent<br />
un grand savoir-<strong>faire</strong> 8 et constituent avec le gluant un<br />
plat renommé pour son exc<strong>elle</strong>nce et reconnu comme<br />
étant la spécialité culinaire des Gbaya ’bodoe.<br />
LA CONSOMMATION DU GLUANT<br />
C’est avec les mains que l’on mange chez les Gbaya. On<br />
se lave toujours les mains avant le repas et une calebasse<br />
d’eau claire est posée <strong>à</strong> côté des convives pour qu’ils<br />
6. Il s’agit d’une technique de séchage de la viande par de la fumée.<br />
7. Boulettes de pâte de courge nature ou mêlée <strong>à</strong> de la viande ou <strong>à</strong><br />
du poisson séché, boulettes de feuilles de manioc ou encore boulettes<br />
de termites.<br />
8. En effet, contraire<strong>ment</strong> aux pâtes de courge qui durcissent <strong>à</strong> la<br />
cuisson, gardant la forme qui a pu leur être donnée, la pâte de sésame<br />
s’émiette complète<strong>ment</strong> <strong>à</strong> la cuisson. C’est en la tassant après cuisson<br />
dans un tamis qu’on parvient <strong>à</strong> former un bloc compact qui durcira<br />
en refroidissant.<br />
144
puissent, au fur et <strong>à</strong> mesure de leurs besoins, mouiller<br />
leurs doigts tout au long du repas. On découpe tout<br />
d’abord du bout des doigts un morceau de boule qu’on<br />
malaxe légère<strong>ment</strong> pour lui donner une forme oblongue.<br />
On la trempe ensuite dans le mets d’accompagne<strong>ment</strong><br />
pour se saisir d’un peu de l’ingrédient principal et de sa<br />
sauce, avant de porter le tout dans sa bouche. Dans le cas<br />
d’un gluant dont la texture visqueuse peut rappeler le<br />
blanc d’œuf cru, la consommation réclame une technique<br />
particulière qui vise <strong>à</strong> “couper” une partie du gluant pour<br />
la séparer de la masse.<br />
Les jeunes enfants, encore malhabiles, s’aident du<br />
rebord du plat pour y presser le fila<strong>ment</strong> qu’ils ont du<br />
mal <strong>à</strong> retenir entre leur pouce et leur index, et détacher<br />
ainsi la portion de gluant qu’ils sont parvenus <strong>à</strong> maintenir<br />
dans le creux de leur main. Les adultes font un geste<br />
plus élégant qui consiste, une fois saisi le gluant sur la<br />
boule, <strong>à</strong> redresser la main de façon que le gluant qui<br />
s’écoule verticale<strong>ment</strong> puisse être sectionné d’un coup<br />
net. Il y a deux façons de pratiquer qui portent chacune<br />
un nom spécifique :<br />
– “en pied de poule” lorsqu’on écarte l’annulaire de<br />
l’auriculaire, copiant les doigts du pied d’une poule, et<br />
qu’on referme cette fourche, <strong>à</strong> la manière des branches<br />
d’une paire de ciseaux pour couper net le fila<strong>ment</strong> de<br />
gluant ;<br />
– “en cul de chienne” lorsqu’on referme l’auriculaire<br />
sur la base de la main pour enserrer le fila<strong>ment</strong> de<br />
gluant et le couper net.<br />
LE SYMBOLISME DU GLUANT<br />
Le gluant est considéré comme la première nourriture <strong>à</strong><br />
donner <strong>à</strong> l’enfant en complé<strong>ment</strong> du sein. Sa texture<br />
145
visqueuse entraîne facile<strong>ment</strong> les petits morceaux de<br />
boule de manioc qu’il aurait sinon du mal <strong>à</strong> avaler. Pour<br />
les mêmes raisons, le gluant est la nourriture qu’on propose<br />
<strong>à</strong> un malade qui peine <strong>à</strong> se nourrir, car il n’a pas la<br />
force de mastiquer la boule. La propriété d’enrober les<br />
ali<strong>ment</strong>s qu’il accompagne, positive pour le petit enfant<br />
ou le malade, peut vite devenir négative si enrober va<br />
de pair avec dissimuler.<br />
C’est ce que manifeste bien le proverbe 9 qui dit que<br />
“du crabe au gluant ne convient pas au village”. Les petits<br />
crabes de rivières qu’on peut manger <strong>à</strong> l’occasion ont<br />
une carapace dure qui peut blesser. Il convient d’être<br />
prudent lorsqu’on en mange. La préparation de ces crabes<br />
dans du gluant, si <strong>elle</strong> est possible, n’est certaine<strong>ment</strong><br />
pas la meilleure façon de les préparer car <strong>elle</strong> fait courir<br />
des risques <strong>à</strong> celui qui la consomme. Elle symbolise<br />
dans ce proverbe une menace, un danger insidieux qui<br />
ne peut se justifier que par une intention malveillante.<br />
Or, un tel procédé ne doit pas trouver sa place entre<br />
familiers, c’est-<strong>à</strong>-dire au village. Ce proverbe définit<br />
donc le gluant comme le symbole de la perfidie.<br />
LE SYMBOLISME DU GLUANT DANS L’IMAGINAIRE<br />
<strong>DE</strong>S CONTES<br />
Le monde imaginaire est un monde <strong>à</strong> part dont la<br />
logique diffère de c<strong>elle</strong> de la vie ordinaire. Le conte,<br />
bien qu’ancré dans la réalité, s’en distingue nette<strong>ment</strong><br />
du fait même des choix auxquels il procède pour n’en<br />
retenir que les élé<strong>ment</strong>s porteurs d’un symbole qu’il<br />
9. A propos des proverbes, cf. Paulette Roulon et Raymond Doko, “La<br />
parole pilée : accès au symbolisme chez les Gbaya ’bodoe de Centrafrique”,<br />
in Cahiers de littérature orale, n° 13, 1983, p. 33-49.<br />
146
précise si besoin est. Il se développe ensuite selon une<br />
logique autonome qui n’a aucune attache avec la morale<br />
ordinaire et ne s’encombre ni de véracité ni de crédibilité.<br />
Les vengeances vont jusqu’au bout, les méfaits<br />
comme les bienfaits sont extrêmes, les plus petites tendances<br />
s’expri<strong>ment</strong> sans contraintes.<br />
L’exemple du traite<strong>ment</strong> du gluant dans les contes<br />
illustre bien la lecture symbolique qu’en font les Gbaya.<br />
LE GLUANT, NOURRITURE <strong>DE</strong> L’ENFANT<br />
Il s’agit de deux orphelins de mère dont le père s’est<br />
remarié. Celui-ci passant presque tout son temps en<br />
campe<strong>ment</strong> de pièges, en brousse, les deux enfants se<br />
retrouvent seuls avec leur b<strong>elle</strong>-mère. Un jour qu’<strong>elle</strong> a<br />
préparé du gluant, <strong>elle</strong> reproche <strong>à</strong> l’aîné des enfants<br />
d’en avoir servi de son propre chef <strong>à</strong> sa petite sœur qui<br />
avait faim. Ces reproches poussent l’enfant <strong>à</strong> quitter le<br />
village pour partir en quête de ce gluant cultivé auquel<br />
il n’a pas accès. Un long périple le mène jusqu’<strong>à</strong> un<br />
village d’ogres où une vieille femme a pitié de lui et, le<br />
protégeant des ogres, lui donne le gluant qu’il re<strong>cherche</strong><br />
afin qu’il puisse le rendre <strong>à</strong> sa b<strong>elle</strong>-mère, pour compenser<br />
celui qu’il avait donné <strong>à</strong> sa jeune sœur. Son retour<br />
au village est annoncé <strong>à</strong> tous ses parents par un chant<br />
qui proclame : “Les autres mères servent <strong>à</strong> manger dans<br />
une écu<strong>elle</strong>, mon gluant, lui, est au fond de la brousse.”<br />
Ce conte exprime la valeur nourricière par exc<strong>elle</strong>nce<br />
du gluant pour les jeunes enfants et rend les<br />
reproches de la b<strong>elle</strong>-mère inadmissibles. De plus, le<br />
statut particulier de ce gluant, nommé le “grand gluant”<br />
et présenté comme une plante cultivée, ce qui n’est pas<br />
attesté dans la réalité, en fait une nourriture sous le<br />
147
contrôle de cette mère qui se révèle ici être une marâtre,<br />
ce que le chant du conte dénonce publique<strong>ment</strong>.<br />
LE GLUANT PIÈGE<br />
Dans deux contes, le gluant n’est plus une préparation<br />
culinaire destinée <strong>à</strong> être consommée, mais sa texture<br />
visqueuse est utilisée comme piège pour <strong>faire</strong> tomber<br />
un adversaire et le mettre <strong>à</strong> sa merci.<br />
Wanto, le héros civilisateur des contes gbaya dont la<br />
représentation animale est l’araignée, laboure son champ<br />
lorsqu’il découvre un animal inconnu qu’il poursuit<br />
pour l’attraper. L’animal lui échappe en se réfugiant<br />
dans une grotte. Au village où il raconte son histoire,<br />
on lui conseille de “couper du gluant et de l’étaler devant<br />
l’entrée de la grotte”. L’animal poursuivi glissera et<br />
tombera, Wanto n’aura plus qu’<strong>à</strong> le ramasser. Il demande<br />
donc <strong>à</strong> ses femmes de lui préparer une grande marmite<br />
de gluant et, suivant les conseils reçus, parvient <strong>à</strong> attraper<br />
l’animal…<br />
Wanto et Keenanga vont ensemble en campe<strong>ment</strong><br />
de chasse. Keenanga refuse toute participation <strong>à</strong> une<br />
quelconque activité se contentant de manger le gibier<br />
sur place et d’en récupérer les os. Quelques jours plus<br />
tard, Wanto ayant rempli son panier de viande boucanée<br />
et Keenanga le sien des os récupérés, ils retournent au<br />
village. En chemin Keenanga ruse pour procéder <strong>à</strong><br />
l’échange des paniers et Wanto se retrouve, plein de<br />
honte, devant sa femme avec un panier plein d’os 10. Pour<br />
se venger, il demande <strong>à</strong> sa femme de préparer, aussitôt<br />
10. C’est en campe<strong>ment</strong> de chasse que l’on accumule de la viande<br />
boucanée qui constituera les réserves de la famille pour une année.<br />
148
qu’il repartira en campe<strong>ment</strong> de chasse avec Keenanga,<br />
des quantités de gluant afin d’en remplir une<br />
grande marmite qu’<strong>elle</strong> devra, dans trois jours, aller<br />
répandre devant la porte de la maison de Keenanga.<br />
Quand ils rentreront ensemble ce jour-l<strong>à</strong>, on verra s’il<br />
ne parvient pas <strong>à</strong> se venger !<br />
Dans chacun des épisodes de ces deux contes c’est<br />
l’effet mécanique de dérapage qui fait glisser et tomber<br />
celui dont les pieds se trouvent pris dans un gluant qui<br />
est exploité. Dans la réalité, un tel usage n’a jamais été<br />
constaté.<br />
LE GLUANT, SYMBOLE <strong>DE</strong> PERFIDIE<br />
Wanto part en brousse avec sa b<strong>elle</strong>-sœur. Au bord d’une<br />
rivière, ils découvrent une liane de Landolphia dont<br />
les fruits sont bien mûrs. La b<strong>elle</strong>-sœur qui se trouve<br />
être enceinte est prise d’une envie pour ces fruits et<br />
Wanto ne pouvant, dans ces circonstances, refuser entreprend<br />
de monter <strong>à</strong> la liane. Il cueille un premier fruit<br />
qu’il déguste. C’est vrai<strong>ment</strong> très sucré ! Il en lance un<br />
autre <strong>à</strong> sa b<strong>elle</strong>-sœur restée en bas. Puis il poursuit son<br />
ascension, mangeant des fruits, en lançant d’autres <strong>à</strong> sa<br />
b<strong>elle</strong>-sœur. Voulant se saisir d’un fruit <strong>à</strong> l’extrémité<br />
d’une branche, il perd l’équilibre et tombe sur une dalle<br />
de pierre où ses testicules éclatent en morceaux. La<br />
b<strong>elle</strong>-sœur se met <strong>à</strong> ramasser tous les morceaux éparpillés<br />
et rentre au village, coupant, chemin faisant, des<br />
tiges <strong>à</strong> gluant. Elle prépare alors les testicules de Wanto<br />
avec du gluant et s’en va apporter ce plat <strong>à</strong> la femme<br />
de Wanto. C<strong>elle</strong>-ci mange la préparation offerte. Du temps<br />
passe, et <strong>elle</strong> questionne sa sœur <strong>à</strong> propos de l’absence<br />
de Wanto. Ne sont-ils pas partis ensemble ? Et <strong>elle</strong> lui<br />
149
épond qu’<strong>elle</strong> est bien partie avec son mari, qu’<strong>elle</strong> a eu<br />
une envie de fruits de Landolphia et qu’il a été lui en<br />
cueillir. Qu’il est ensuite tombé et qu’<strong>elle</strong> a pris soin de<br />
ramasser pour les rapporter tous les morceaux des testicules<br />
éclatés qu’<strong>elle</strong> a ensuite préparés avec le gluant<br />
qu’<strong>elle</strong> vient de lui offrir. Ne l’a-t-<strong>elle</strong> pas totale<strong>ment</strong><br />
mangé ? La femme de Wanto abasourdie se lance alors<br />
dans une la<strong>ment</strong>ation funèbre vantant les mérites de<br />
son mari si tragique<strong>ment</strong> disparu.<br />
Ici, le rôle du gluant est bien de dissimuler la véritable<br />
nature de l’ali<strong>ment</strong> offert et de permettre <strong>à</strong> la méchanceté<br />
de la b<strong>elle</strong>-sœur de se réaliser sous couvert d’une<br />
attention qui se révèle être un repas d’Atrée, selon la définition<br />
proposée par Geneviève Calame-Griaule 11 pour<br />
désigner “toute consommation involontaire d’un membre<br />
d’une famille par les autres membres”. La perfidie que<br />
manifeste le gluant est ici poussée <strong>à</strong> son paroxysme.<br />
EN CONCLUSION<br />
Le choix du gluant dans un conte n’est assuré<strong>ment</strong> pas<br />
un élé<strong>ment</strong> fortuit. Que la nourriture que la b<strong>elle</strong>-mère<br />
veut contrôler soit un gluant ne lui laisse aucune circonstance<br />
atténuante et souligne aussitôt ses mauvaises<br />
intentions vis-<strong>à</strong>-vis des enfants de son mari, la désignant<br />
comme une marâtre. L’enfant, <strong>à</strong> son retour, pour dénoncer<br />
son attitude n’a qu’<strong>à</strong> <strong>ment</strong>ionner dans son chant qu’il<br />
est parti en quête d’un gluant, nourriture qui est due <strong>à</strong><br />
son statut d’enfant.<br />
11. Geneviève Calame-Griaule, “Une af<strong>faire</strong> de famille. Réflexions<br />
sur quelques thèmes de «cannibalisme» dans les contes africains”,<br />
in Nouv<strong>elle</strong> Revue de psychanalyse, 6, 1972, p. 171-202.<br />
150
Si sa texture visqueuse rend suffisam<strong>ment</strong> difficile<br />
la consommation du gluant au point qu’<strong>elle</strong> nécessite un<br />
apprentissage dont l’aboutisse<strong>ment</strong> est un savoir-<strong>faire</strong><br />
que manifestent deux expressions imagées, dans le conte<br />
la situation est amplifiée. Le gluant versé <strong>à</strong> terre fait<br />
déraper celui qui patine dedans, le faisant tomber et<br />
l’immobilisant. Toutes les caractéristiques de la viscosité<br />
sont reprises, mais son cadre d’application est déplacé.<br />
D’une simple difficulté que tous les jeunes consommateurs<br />
résolvent plus ou moins vite, le conte fait un obstacle<br />
insurmontable, qui anéantit l’adversaire ainsi visé.<br />
Dans la première partie du dernier conte, les intentions<br />
de la b<strong>elle</strong>-sœur peuvent être méconnues. Car Wanto<br />
est poussé dans son ascension, autant par la demande<br />
de sa b<strong>elle</strong>-sœur, que par sa propre gourmandise qui lui<br />
vaut souvent bien des mésaventures. Mais le stupéfiant<br />
comporte<strong>ment</strong> de la b<strong>elle</strong>-sœur qui la fait ramasser soigneuse<strong>ment</strong><br />
tous les morceaux de testicules s’éclaire dès<br />
qu’on apprend qu’<strong>elle</strong> cueille du gluant sur le chemin<br />
du retour au village. Sa volonté de nuire <strong>à</strong> Wanto, de le<br />
tuer devient évidente. Cependant, le conte ne s’arrête<br />
pas l<strong>à</strong>. Il va développer toutes les ressources de dissimulation<br />
du gluant en permettant la confection de ce<br />
repas d’Atrée. Au-del<strong>à</strong> du mari, la b<strong>elle</strong>-sœur vise surtout<br />
son épouse, et le conte mène jusqu’<strong>à</strong> l’extrême l’expression<br />
de cette méchanceté perfide.<br />
Cet exemple du gluant et du traite<strong>ment</strong> par les contes<br />
de son symbolisme illustre combien l’univers des contes<br />
est le lieu où les symboles développent leurs possibles.<br />
Les Gbaya ne disent de contes que la nuit et aucune activité<br />
autre que le sommeil ne peut leur succéder, dit-on,<br />
car c’est une invitation au rêve, la porte ouverte sur un<br />
autre monde !<br />
151
BIBLIOGRAPHIE<br />
CALAME-GRIAULE Geneviève, “Une af<strong>faire</strong> de famille.<br />
Réflexions sur quelques thèmes de «cannibalisme» dans les<br />
contes africains”, in Nouv<strong>elle</strong> Revue de psychanalyse, 6, 1972.<br />
ROULON Paulette, “La conception gbaya du corps humain” in<br />
Journal des africanistes, n° 50,1, 1980.<br />
ROULON Paulette et DOKO Raymond, “La parole pilée : accès au<br />
symbolisme chez les Gbaya ’bodoe de Centrafrique, in Cahiers<br />
de littérature orale, n°13, 1983.<br />
ROULON-DOKO Paulette, Conception de l’espace et du temps<br />
chez les Gbaya de Centrafrique, L’Harmattan, coll. “Connaissance<br />
des Hommes” – “Saveurs et consistances le goût gastronomique<br />
chez les Gbaya ’bodoe de Centrafrique”, in<br />
Journal des africanistes, n° 66, 1-2, 1996.
CLAU<strong>DE</strong> THOUVENOT<br />
LA SOUPE DANS L’HISTOIRE<br />
Il y a eu “soupe”, même si le mot n’apparaît pas dans<br />
le vocabulaire français avant le XII e siècle, dès que les<br />
êtres humains ont su maîtriser le feu, il y a des millénaires,<br />
et cuire dans l’eau des ressources végétales ou<br />
animales qui les environnaient. En ce sens, la “soupe”<br />
est un des plus vieux mets de l’humanité.<br />
Entre les soupes préhistoriques et c<strong>elle</strong>s de l’an 2000<br />
qui nous guette, que de chemin parcouru dans le temps,<br />
l’espace, les manières de <strong>faire</strong> et les groupes humains !<br />
La soupe est un mets chargé d’histoire, presque univers<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
répandu, dont l’usage, la composition, la<br />
signification sociale ont varié, varient encore <strong>à</strong> l’infini,<br />
selon les mo<strong>ment</strong>s, les ressources, les milieux de vie, la<br />
réalité et l’imaginaire des mangeurs.<br />
Sans s’appesantir sur le passage de la “soupe” tranche<br />
de pain jusqu’au XV e siècle <strong>à</strong> c<strong>elle</strong> dont on peut donner<br />
une définition quasi générale : eau associée aux légumes<br />
et/ou herbes de toute nature, éventu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> <strong>à</strong> la graisse,<br />
<strong>à</strong> la viande, <strong>à</strong> d’autres liquides et d’autres condi<strong>ment</strong>s,<br />
évoquons briève<strong>ment</strong> “la soupe dans l’histoire”.<br />
153
SOUPES <strong>DE</strong> NÉCESSITÉ<br />
Les soupes <strong>à</strong> travers les âges ont été nécessité et panacée<br />
de l’humanité aux prises avec la faim. Elles ont assuré<br />
la survie, sinon le confort, surtout lors des disettes et<br />
des famines qui ont émaillé l’histoire de France jusqu’au<br />
milieu du XIX e siècle. Elles ont nourri c<strong>elle</strong>s et ceux<br />
ayant, selon Chamfort, un moraliste du XVIII e siècle<br />
réputé pour ses formules percutantes, “plus d’appétit<br />
que de dîners”. Ce sont les “bouillons de famine”,<br />
“soupes économiques”, “soupes de charité”, “soupes<br />
populaires” des ventres vides, des chômeurs, mais aussi<br />
soupes des casernes, des pensions, des couvents et surtout<br />
des prisonniers qui ont perpétué dans les mémoires<br />
des images négatives, répulsives ; des expressions : “marchand<br />
de soupe”, pour désigner certains maîtres de pension<br />
d’autrefois ; “tu iras <strong>à</strong> la soupe populaire”, pour<br />
menacer l’indocile et le paresseux ; “en avoir soupé<br />
d’une chose, de quelqu’un”, qui se comprend sans expliquer,<br />
et, moins connue sans doute, “soupe de saint Bernard<br />
dont le diable a emporté la graisse”, faisant référence<br />
aux bonnes soupes grasses des cisterciens au Moyen Age.<br />
La soupe, ce sont, hors les crises ali<strong>ment</strong>aires, pérennes<br />
pour beaucoup il est vrai, hors les collectivités des villes,<br />
civiles ou militaires accueillant les moins nantis, ce sont<br />
les soupes dites “paysannes”, mais plutôt bourgeoises <strong>à</strong><br />
l’origine, composées de gros et petits légumes, raves,<br />
fèves, pois, vesces, choux, carottes, puis haricots, pommes<br />
de terre, etc., au bouillon agré<strong>ment</strong>é de pain noir ou<br />
gris-blanc chez les plus aisés, associé quotidienne<strong>ment</strong><br />
au lard lorsqu’on en avait, et, suprême confort des<br />
jours de fête, <strong>à</strong> la viande de “bœuf”, le plus souvent<br />
vieille vache amputée de ses mam<strong>elle</strong>s.<br />
Ce sont ces soupes remplissant de grosses écu<strong>elle</strong>s<br />
bien plus volumineuses que nos “mazarines” actu<strong>elle</strong>s<br />
154
qui ont donné les images de satisfaction primaire de<br />
“faim assouvie”, de “coupe-faim”, sensation de réplétion,<br />
de “ventre bien rempli”, d’“estomac calé”, disent<br />
les simples gens, heureux de manger leur soupe, heureux<br />
lorsqu’ils en ont assez, heureux les jours de liesse<br />
lorsqu’<strong>elle</strong> est plus “rhôiante”, grassante, glissante que<br />
les jours ordinaires. Soupes porteuses de menus plaisirs,<br />
conscients ou non. Plaisir de manger, d’“avoir de quoi”,<br />
de “<strong>faire</strong> chabrot”. Plaisir peut-être un peu monotone<br />
des yeux, de l’odorat, surtout les jours de fête, <strong>à</strong> la fin<br />
du XIX e siècle, où <strong>à</strong> la campagne la majorité s’achète<br />
son morceau de viande pour la soupe au bœuf – le potau-feu<br />
; pour les riches, les meilleurs morceaux, pour<br />
les moins aisés “c<strong>elle</strong> qui a des os après” ! Ce sont de<br />
ces soupes-l<strong>à</strong> que sont nées les images d’unité et de<br />
chaleur du foyer, du rôle nourricier de la mère, gardienne<br />
de la tradition familiale. Images de soupière fumante,<br />
de paix, de prospérité, d’ordre social sous-jacent chez<br />
les bourgeois grands et petits, chez les paysans plus ou<br />
moins nantis, chez tous plus ou moins notables. Images<br />
que le mouve<strong>ment</strong> “régionaliste”, mouve<strong>ment</strong> politique<br />
et social très conservateur, chante <strong>à</strong> la fin du XIX e siècle<br />
et au début du XX e : “La soupe qui fume <strong>à</strong> l’intérieur, la<br />
cheminée qui fume <strong>à</strong> l’extérieur, bases de la famille<br />
française, gages de paix et de prospérité.”<br />
Mais aussi images longtemps péjoratives chez les<br />
plus hauts privilégiés : nourriture de “rustauds”, de<br />
“vilains”, “de manants modeste pitance”, aux recettes<br />
quasi absentes des livres de grande cuisine… jusqu’<strong>à</strong><br />
une date récente.<br />
155
POTAGES <strong>DE</strong> PLAISIR<br />
Tout autre est le festin des aristocrates potages pourtant<br />
d’origine aussi modeste que la soupe : potage = “tout<br />
ce qui se cuit au pot”. Dès le XVII e et le XVIII e siècle, le<br />
“bel usage” recommande son emploi <strong>à</strong> ceux qui parlent<br />
bien : “Le mot soupe est français, mais extrême<strong>ment</strong><br />
bourgeois. Ceux qui parlent bien doivent servir le<br />
potage et non pas servir la soupe”, peut-on lire dans le<br />
Dictionnaire de Trévoux en 1771.<br />
A la fin du siècle, Louis-Sébastien Mercier, dans<br />
Tableau de Paris, ironise : “On a trouvé depuis peu qu’il<br />
était ignoble de mâcher comme le vulgaire. En conséquence,<br />
on met tout en bouillies et en consommés.”<br />
Ceux qui ont “plus de dîners que d’appétit” selon le<br />
même Chamfort, duchesses, marquises, princesses,<br />
princes et chevaliers, riches bourgeois qui se poussent<br />
du col, traiteurs prestigieux, livres de cuisine et maîtres<br />
queux célèbres, parlent désormais potages, bouillons,<br />
consommés, purées, crèmes, veloutés, bisques, associés<br />
<strong>à</strong> des épithètes flatteuses : duchesse, impératrice, reine,<br />
Pompadour, Sévigné, Montespan, Récamier, George<br />
Sand, Mireille, Ninon, Cléopâtre… Même la Révolution<br />
française et les patriotes comme Danton invitant<br />
ses amis “<strong>à</strong> prendre la soupe et manger la poularde”<br />
n’atteignent guère le ci-devant potage. Dans les livres<br />
de grande cuisine du XIX e siècle, seules les soupes<br />
maigres, les soupes de poissons, la soupe au fromage et<br />
<strong>à</strong> l’oignon, déj<strong>à</strong> servie “<strong>à</strong> prime”, tôt le matin, au temps<br />
de Rabelais, aux viveurs et aux moines, sont épargnées.<br />
Le “pot-au-feu”, la soupe au bœuf, est, par contre, le<br />
“roi des potages”, “l’ouverture indispensable de tout<br />
dîner ordinaire ou d’extra”. Ce pot-au-feu, que Goethe<br />
découvre en Lorraine en 1793, qui régale encore de<br />
156
nombreuses familles bourgeoises vers 1900, le dimanche<br />
<strong>à</strong> midi, gagne, dès 1860-1870, les villageois, les plus<br />
aisés, aux jours de fêtes carillonnées, aux noces, aux<br />
enterre<strong>ment</strong>s et <strong>à</strong> la fête patronale ; s’installe les dimanches<br />
entre les deux guerres mondiales ; est repoussé,<br />
vers les années 1950-1960, aux soirs ou lendemains de<br />
fêtes, “pour dégraisser les dents” ; est de retour glorieuse<strong>ment</strong><br />
pour contenter les nostalgiques des paradis perdus,<br />
quelque vingt ans après.<br />
Les potages ont une tout autre image que les soupes<br />
obscures, sans grade, prolétariennes et triviales. Légers,<br />
savoureux, parfois coûteux, ils ne nourrissent pas, “ils<br />
ouvrent l’appétit”, on leur doit, disent la plupart des<br />
gastronomes, “son premier bien-être”. “Tous ont la<br />
suavité d’une matinée printanière, la douceur du baiser ;<br />
tous, veloutés, harmonieux, char<strong>ment</strong> les convives assemblés<br />
en hiver”, écrit un poète du genre, en 1926, dans<br />
Les Plaisirs de la table. Plaisirs fort anciens des soupes<br />
de gala du Moyen Age, “soupe dorée” colorée au safran,<br />
“potages verts” au jus d’herbes, “potages blancs” au lait<br />
d’amandes. Plaisirs des yeux au XVIII e siècle, en admirant<br />
les contenants, les riches soupières (on ne les app<strong>elle</strong><br />
pas “potagières”) qui atteignent en ce siècle un art<br />
consommé qu’<strong>elle</strong>s ne retrouveront jamais, plaisirs des<br />
sens en humant le fumet qui s’en échappe.<br />
Plaisirs des gourmands sinon des gourmets, tel<br />
Louis XIV qui mange des potages “soir et matin, de<br />
plusieurs et en quantité de chacun, sans préjudice du<br />
reste”, écrit Saint-Simon ; Louis XVI qui prend <strong>à</strong> chaque<br />
repas tous les potages inscrits au menu, trois encore <strong>à</strong><br />
la prison du Temple, le matin, <strong>à</strong> dîner comme <strong>à</strong> souper ;<br />
Louis-Philippe qui, écrit Alexandre Dumas, consommait<br />
“quatre assiettes de potages différents et une cinquième<br />
dans laqu<strong>elle</strong> il les réunissait tous”. Le général<br />
157
de Gaulle, enfin, qui aimait trouver au menu un potage<br />
différent chaque jour, potage, plat national, disait-il,<br />
qu’il appréciait de prendre avant de se coucher, les soirs<br />
de grande activité.<br />
BOUILLONS <strong>DE</strong> SANTÉ<br />
Oublier les “potages de santé”, “bouillons de santé”,<br />
“bouillons hygiéniques” face <strong>à</strong> un auditoire médical serait<br />
impardonnable.<br />
Dès le Moyen Age les bouillons de “géline” (poule)<br />
sont recommandés aux malades. Au XVI e siècle, les médecins<br />
provençaux les associent <strong>à</strong> la semoule de blé dur<br />
venue d’Italie. Ambroise Paré, barbier-chirurgien, ordonne<br />
le bouillon de coq et de jarret de veau pour “nourrir le<br />
malade sans l’échauffer”. Aux XI e et XII e siècles, l’Ecole<br />
médicale de Salerne estime que la soupe au vin a de<br />
remarquables vertus thérapeutiques : <strong>elle</strong> embellit les<br />
dents, éclaircit la vue, refait les vaisseaux, éclaire le<br />
sang, dissipe les “humeurs”.<br />
Pour l’anecdote, voici quelques bouillons qu’on peut<br />
encore recommander : le bouillon de mille-pattes additionné<br />
de vin, recommandé pour la jaunisse et la rétention<br />
d’urine ; celui de fourmis, efficace pour la goutte,<br />
la paralysie, la cachexie ; celui de poudre de chenilles<br />
arrêtant les hémorragies nasales et d’autres, assaisonnés<br />
généreuse<strong>ment</strong> d’ambre gris ou de diverses substances<br />
réputées aphrodisiaques, pour régénérer les sens<br />
défaillants. Le bouillon de vipère enfin, déj<strong>à</strong> préconisé<br />
par les Egyptiens, contre l’éléphantiasis et la lèpre,<br />
relancé <strong>à</strong> la fin du XVI e siècle par un apothicaire parisien<br />
juif et astucieux dans sa boutique aux “vipères<br />
d’or”, néfastes aux vipères du Poitou, qui a “redonné<br />
158
une âme” et des “forces <strong>à</strong> vue d’œil” <strong>à</strong> Mme de La<br />
Fayette et <strong>à</strong> moi-même, écrit Marie de Rabutin-Chantal,<br />
marquise de Sévigné, dans ses Lettres, publiées en 1726.<br />
C’est au milieu du XVIII e siècle qu’apparaissent les<br />
“restaurants”, bouillons de santé, crèmes salubres et<br />
délicates servis dans des “maisons de santé”, ainsi qu’<strong>elle</strong>s<br />
s’app<strong>elle</strong>nt – ancêtres de nos modernes restaurants –,<br />
aux personnes exténuées, malades de langueur, de “complexion<br />
blanche” et <strong>à</strong> tous ceux qui veulent garder la<br />
forme. Très longtemps est servie dans villes et campagnes<br />
la “soupe des accouchées” <strong>à</strong> base de pain rôti imbibé<br />
de graisse, mouillé de vin chaud. Et qui ne se souvient<br />
pas, parmi les gens de mon âge, de la première bolée<br />
de bouillon, parfumée de cerfeuil, donnée aux convalescents<br />
? Ainsi, le bon bouillon, comme le pain blanc<br />
de fro<strong>ment</strong>, le vin vieux, et, soutien extrême – je n’ajouterai<br />
pas onction –, le champagne, la bonne nourriture<br />
en somme, sont, en ces temps-l<strong>à</strong>, la première arme des<br />
médecins, avant les drogues et l’action de la Providence.<br />
Quelques fausses notes dans ma docu<strong>ment</strong>ation sur<br />
bouillon et santé. L’une d’origine roturière, la “maladie<br />
des prisons”, causée, selon le docteur Maurizio, par les<br />
soupes infectes données aux prisonniers, tout venant<br />
s’entend, car pour les “gens bien”, si incarcération leur<br />
arrive, c’est af<strong>faire</strong> de traiteur.<br />
L’autre, plus noble, frappant la princesse palatine<br />
Charlotte-Elisabeth de Bavière, contemporaine des XVII e<br />
et XVIII e siècles, exilée <strong>à</strong> la cour de France, que le bouillon<br />
rend malade : “Mon corps enfle, j’ai des coliques, il faut<br />
que je me fasse soigner”, écrit-<strong>elle</strong> avec la brutale sincérité<br />
qui la caractérise, “des boudins et des jambons<br />
me remettent l’estomac”. J’ajouterai pour ma part la<br />
choucroute, la soupe <strong>à</strong> la bière dont <strong>elle</strong> raffole.<br />
Témoignage d’un vieux Meusien vers les années<br />
soixante-dix, visant la soupe au lard, il est vrai : “Cette<br />
159
soupe au lard dont un docteur disait il y a une trentaine<br />
d’années qu’<strong>elle</strong> était un des ali<strong>ment</strong>s les plus complets<br />
et les plus sains, et qui m’a valu tant de crises d’entérite…”<br />
Témoignage enfin peut-être positif, tout récent,<br />
d’un sculpteur de chez nous, revenu au pays, évoquant<br />
son anorexie <strong>à</strong> l’âge de sept ans : “Pour me re<strong>faire</strong><br />
manger, il me fallait un choc. Mon père m’a amené chez<br />
un autre oncle, <strong>à</strong> Aincreville, <strong>à</strong> cinq kilomètres de l<strong>à</strong>, et<br />
le soir même… je mangeais une grosse assiette de soupe<br />
au lard.” Pourquoi pas ?<br />
Je passerai volontaire<strong>ment</strong> sur le “bouillon d’onze<br />
heures”, qui n’est pas un potage mais une tisane employée<br />
comme soporifique pouvant, <strong>à</strong> dose un peu trop forte,<br />
provoquer le sommeil définitif avant midi ou avant<br />
minuit – les érudits ne sont pas d’accord.<br />
La soupe a donc été longtemps Cendrillon chez les<br />
plus humbles et princesse devenue potage chez les gens<br />
distingués. Elle a sauvé des vies et franchi des siècles.<br />
Ses recettes se sont améliorées, transformées, transmises<br />
d’un bout de la planète <strong>à</strong> l’autre. Qui referait la soupe<br />
de la préhistoire qui a bel et bien existé, quoi qu’ait pu<br />
en dire mon éminent collègue, historien de l’ali<strong>ment</strong>ation,<br />
Jean-Louis Flandrin, lors d’une récente émission<br />
télévisée sur la soupe ? Les préhistoriens en ont administré<br />
des preuves : soupe confectionnée dans un trou,<br />
luté d’argile ; une outre en viscère de renne ou un récipient<br />
cousu dans une peau tannée ; associant graines et<br />
choux sauvages, escargots, os pilés, et pourquoi pas<br />
insectes, larves et petits lérots replets ; cuite avec des<br />
pierres chaudes et servie peut-être avec un beau quartier<br />
de viande de renne ou de cochon sauvage, enveloppé<br />
dans des feuilles, disposé au fond d’un autre trou<br />
garni de pierres brûlantes et recouvert de terre. Pareilles<br />
pratiques se retrouvent encore actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> dans des<br />
îles et des peuplades perdues du Pacifique.<br />
160
L’engoue<strong>ment</strong> actuel pour les produits et préparations<br />
de terroirs, la nostalgie des citadins de plusieurs<br />
générations pour des paradis ali<strong>ment</strong>aires campagnards<br />
qu’ils n’ont pas connus, gom<strong>ment</strong> large<strong>ment</strong> une image<br />
négative de la soupe, qu’<strong>elle</strong> ne méritait pas. Même les<br />
grands chefs d’aujourd’hui réhabilitent la “soupe”, le<br />
mot sinon le mets, et les livres de cuisine régionaux qui<br />
prolifèrent la pourchassent dans les mémoires et les<br />
écrits. Le fait n’est pas nouveau puisque j’extrais cette<br />
citation, qui concerne la soupe au lard, de mon livre, Le<br />
Pain d’autrefois. Chroniques ali<strong>ment</strong>aires d’un monde<br />
qui s’en va, né parti<strong>elle</strong><strong>ment</strong> de ma thèse, il y a dix-huit<br />
ans, toujours vendu, toujours vaillant sur le chemin de<br />
l’an 2000. “On assure aujourd’hui” (c’était en 1968),<br />
écrivait mon témoin, “que plus d’un palais raffiné ne<br />
regarde pas <strong>à</strong> la dépense pour s’offrir chez quelque<br />
artiste <strong>à</strong> haut bonnet empesé ce festin <strong>à</strong> nul autre pareil.<br />
Je sais aussi que gourmet de naissance et par force,<br />
nourri de bonne potée cinq jours sur sept, de semaine en<br />
semaine, d’année en année, repu de délices en somme,<br />
je n’étais qu’un ingrat, indigne du privilège qui m’était<br />
fait chaque jour de humer les vapeurs de notre marmite<br />
au couvercle grelottant”, le “régal des dieux” en somme…<br />
Les moyens de fabrication et de conservation ont<br />
changé, les mo<strong>ment</strong>s de consommation et les consommateurs<br />
aussi, mais la soupe, <strong>à</strong> l’aube du troisième millénaire,<br />
n’a pas dit son dernier mot ni agré<strong>ment</strong>é son<br />
dernier pot.
FRANÇOISE AUBAILE-SALLENAVE<br />
QUELQUES CARACTÈRES COMMUNS AUX<br />
CUISINES MÉDITERRANÉENNES 1<br />
Cette étude a pour origine une expression récurrente dans<br />
les médias. C’est lorsqu’ils parlent de “cuisine méditerranéenne”<br />
ou d’“ali<strong>ment</strong>ation méditerranéenne” quand ils<br />
ne traitent pas de cuisine <strong>à</strong> l’huile d’olive, comme si<br />
l’ensemble des cultures méditerranéennes ne présentait<br />
qu’un type de cuisine et comme si c<strong>elle</strong>-ci était un idéal.<br />
On peut dès lors se poser deux questions. Y a-t-il une ou<br />
plusieurs cuisines méditerranéennes ? Cette ou ces cuisines<br />
sont-<strong>elle</strong>s une fiction ou une réalité ? Remarquons<br />
dès l’abord que ce sont les Anglais et les Anglo-Saxons<br />
qui, les premiers, dès le XIX e siècle, ont, dans une optique<br />
diététique, appelé l’attention sur des cuisines qui leur<br />
semblaient radicale<strong>ment</strong> différentes de la leur.<br />
Aujourd’hui, la vision imaginaire s’appuie sur des<br />
livres qui juxtaposent les différents plats des divers pays<br />
de la Méditerranée, tel celui d’Elizabeth David, A Book<br />
of Mediterranean Food, ouvrage pionnier en 1950, ou<br />
celui de l’Italienne Lorenza de Medici Stucchi Cuisines<br />
de la Méditerranée (1987).<br />
1. Une version complète intitulée “La Méditerranée, une cuisine, des<br />
cuisines” a été publiée dans Information sur les sciences sociales,<br />
SAGE, Londres, Thousand Oaks et New Delhi, 35, 1, 1996, p. 139-<br />
194.<br />
163
Par ailleurs, parler d’idéal, c’est baser sa vision sur<br />
une perspective “de régime méditerranéen”, tel celui<br />
proposé par les nutritionnistes américains ou d’obédience<br />
américaine qui adoptèrent dans les années soixante-dix<br />
des points de vue outranciés ; c’est une généralisation <strong>à</strong><br />
l’extrême du régime ali<strong>ment</strong>aire d’une classe sociale<br />
bien particulière, c<strong>elle</strong> des émigrés du sud de l’Italie<br />
qui vivent aux Etats-Unis et qui connaissent l’abondance<br />
après avoir connu la faim, mais qui n’ont pas<br />
encore contracté les maladies cardio-vasculaires des<br />
Nord-Américains sur- et mal-ali<strong>ment</strong>és<br />
LES PARAMÈTRES <strong>DE</strong> LA CUISINE MÉDITERRANÉENNE<br />
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que l’image la<br />
plus populaire de cette cuisine repose sur des produits<br />
exotiques : la tomate, le poivron, arrivés au XVI e siècle.<br />
Ce qui souligne, <strong>à</strong> mon sens, l’intérêt de cette étude :<br />
qu’y a-t-il de méditerranéen dans les successifs et<br />
multiples emprunts de produits non méditerranéens ?<br />
L’essence d’une cuisine se fonde-t-<strong>elle</strong> sur les produits<br />
utilisés ou sur des croyances, des savoir-<strong>faire</strong> de préparation<br />
et cuisson et des façons de consommer ? N’est<strong>elle</strong><br />
pas un juste milieu entre ces paramètres ?<br />
Ces généralisations et cette vision idéale d’une ali<strong>ment</strong>ation<br />
et d’une cuisine présentées comme uniques<br />
ne laissent pas d’être par trop simplistes pour qui prend<br />
conscience de la variété des cultures de ce vaste bassin<br />
méditerranéen. Qu’y a-t-il de commun entre les cuisines<br />
d’une de ces grandes villes cosmopolites que sont<br />
Barcelone, Séville, Gênes, Salonique, Beyrouth, Tunis,<br />
Tanger, etc. et c<strong>elle</strong> d’un petit village de Castille, des<br />
Pouilles, du Péloponèse ou du Djurdjura. Elles sont <strong>à</strong><br />
première vue assez différentes.<br />
164
Cependant, <strong>elle</strong>s ne laissent pas d’avoir des saveurs,<br />
des odeurs et des couleurs communes, qui les opposent<br />
radicale<strong>ment</strong> aux cuisines de l’Europe tempérée, ou <strong>à</strong><br />
c<strong>elle</strong>s de l’Afrique noire. C’est <strong>à</strong> partir de cette proposition<br />
que j’essaierai de mettre en relief quelques traits<br />
qui me paraissent communs aux multiples cuisines de<br />
la Méditerranée 2. Ces caractères ne se trouvent pas tant<br />
dans les produits utilisés (l’huile d’olive est loin d’être<br />
la graisse la plus employée, par contre le chou est un<br />
des légumes de base) que dans les techniques de préparation,<br />
c<strong>elle</strong>s de cuisson et dans certaines saveurs. J’ajouterai<br />
que l’on trouve partout égale<strong>ment</strong> le plaisir de la<br />
diversité au quotidien et le mélange des saveurs qui<br />
vont de pair avec un amour pour la cuisine et les préparations<br />
complexes.<br />
La cuisine dépend en partie des ressources que fournissent<br />
le milieu et le système de vie ; il convient donc<br />
de prendre en compte les paramètres géographiques,<br />
politiques, historiques, sociaux, religieux et même philosophiques.<br />
Le pourtour méditerranéen offre des reliefs contrastés<br />
où les plaines côtières, étroites et humides, restèrent longtemps<br />
inhabitées pour des raisons que l’histoire des<br />
invasions d’une part et la malaria de l’autre expliquent.<br />
Leur fertilité en prairies favorise l’élevage du gros bétail<br />
et l’irrigation permet des cultures intensives. Ces plaines<br />
s’opposent <strong>à</strong> un intérieur de collines, de plateaux et de<br />
2. Pour cette étude, je me base sur des livres de recettes de certaines<br />
régions d’Espagne (Andalousie, Catalogne, Valence), d’Italie (Calabre,<br />
Toscane), de Grèce, de France (Provence, Nice), du Moyen-Orient,<br />
de Turquie et d’Afrique du Nord (Algérie, Maroc, Tunisie), avec<br />
des références sur la consommation, les savoirs et les représentations.<br />
De temps <strong>à</strong> autre nous ferons un saut de deux mille ans en<br />
arrière pour rencontrer Apicius le Romain.<br />
165
montagnes où prédominent des cultures non irriguées<br />
et extensives de céréales, d’oliviers associés <strong>à</strong> l’élevage<br />
ovin et caprin. Le climat varie de tempéré <strong>à</strong> très chaud<br />
selon les saisons.<br />
L’histoire est déterminante en Méditerranée où chaque<br />
peuple dominant introduit de nouveaux produits ali<strong>ment</strong>aires<br />
mais aussi de nouv<strong>elle</strong>s techniques. Grecs et<br />
Romains firent connaître les fruits d’Orient ; les Germains<br />
apportent la soupe 3 ; les musulmans dès la fin du VII e siècle<br />
intensifient les introductions du Moyen-Orient, agrumes,<br />
riz et de nombreux légumes, chou-fleur, aubergine,<br />
épinard, etc. ; ils popularisent condi<strong>ment</strong>s et épices<br />
d’Extrême-Orient et introduisent des techniques qui<br />
semblent aujourd’hui indigènes, la friture, les brochettes<br />
et la pâte feuilletée d’origine persane. Enfin, <strong>à</strong> la fin du<br />
XV e siècle, c’est d’Amérique qu’Espagnols et Portugais<br />
importent les légumes révolutionnaires, maïs, haricots,<br />
pi<strong>ment</strong>s, tomates, citrouilles et, dernière adoptée, la<br />
pomme de terre, mais aussi la figue de Barbarie et des aromates<br />
comme le chocolat, la vanille, le quatre-épices, etc.<br />
Une autre influence pèse sur l’ali<strong>ment</strong>ation. C’est<br />
c<strong>elle</strong> du système médical hippocratique des humeurs, qui<br />
conçoit tous les produits animaux et végétaux comme<br />
ayant des propriétés chaude ou froide, sèche ou humide,<br />
ces propriétés se combinant deux <strong>à</strong> deux pour former<br />
la nature de chaque produit. L’idéal est de conserver un<br />
3. Le germain suppa désigne “un morceau de pain gorgé de liquide” ;<br />
passé en latin tardive<strong>ment</strong>, il est attesté au VI e siècle dans la traduction<br />
latine d’un texte d’Oribase, médecin grec du IV e siècle, avec ce<br />
même sens. Le terme est représenté dans toutes les langues du nord<br />
de la Méditerranée sauf en roumain et sarde. Le brouet, ancien français<br />
breu, terme connu en catalan, provençal, portugais, espagnol<br />
anciens et italien actuel, vient du latin tardif brodium qui l’a égale<strong>ment</strong><br />
emprunté au germain brod.<br />
166
équilibre entre les différentes natures des produits en<br />
fonction de la nature et de l’état du sujet, et selon les<br />
saisons. Ce système fut large<strong>ment</strong> diffusé par les prestigieux<br />
médecins persans, arabes et juifs en Méditerranée<br />
et de l<strong>à</strong> en Europe du Nord. Et les savoirs populaires<br />
connaissent encore aujourd’hui ces propriétés des ali<strong>ment</strong>s<br />
qui interviennent dans la diététique et parfois la<br />
thérapie.<br />
On ne peut minimiser non plus le paramètre religieux.<br />
Si l’islam, le judaïsme et le christianisme comportent<br />
des interdits ali<strong>ment</strong>aires et des jeûnes particuliers, il<br />
n’en demeure pas moins qu’ils partagent bien des pratiques<br />
et des représentations. Les chrétiens d’Orient,<br />
comme les musulmans et les juifs, ne consom<strong>ment</strong> pas<br />
de porc, saignent leur viande et ne mangent pas de boudin.<br />
Le mouton reste pour la plupart des Méditerranéens la<br />
seule viande. Par ailleurs, il semble que les juifs aient<br />
contribué <strong>à</strong> la diffusion de l’aubergine et du cédrat. En<br />
outre, les périodes forte<strong>ment</strong> contraignante de jeûne,<br />
ramadan musulman, jeûnes juifs, carême et autres<br />
périodes de jeûne des chrétiens d’Orient, entraînent par<br />
compensation une grande variation sur le thème des<br />
sucreries ; pendant le ramadan, les pâtisseries abondent,<br />
tout comme pendant les carêmes chrétiens et les<br />
jeûnes juifs. C’est peut-être une des raisons pour laqu<strong>elle</strong><br />
de nombreux couvents dans toute la chrétienté méditerranéenne,<br />
notam<strong>ment</strong> italiens, espagnols et portugais, se<br />
sont spécialisés en t<strong>elle</strong> ou t<strong>elle</strong> sucrerie ou pâtisserie.<br />
Après avoir évoqué les influences et les diverses<br />
composantes de ce monde méditerranéen, voyons com<strong>ment</strong><br />
on prépare les produits, com<strong>ment</strong> on les cuit, quels<br />
sont les graisses, les condi<strong>ment</strong>s et épices, élé<strong>ment</strong>s<br />
procurant les goûts, les saveurs et les consistances qui<br />
for<strong>ment</strong> les propriétés et les plaisirs de ces cuisines.<br />
167
LES PRÉPARATIONS CULINAIRES<br />
Ce sont l<strong>à</strong> vraisemblable<strong>ment</strong> les singularités de ces<br />
cuisines. Les préparations sont nombreuses et diverses,<br />
<strong>elle</strong>s se font en plusieurs temps et “prennent du temps”.<br />
En effet, la femme méditerranéenne, principale actrice,<br />
quand <strong>elle</strong> a des loisirs, mais aussi au quotidien, confectionne<br />
des plats de préparation complexe.<br />
Les différentes techniques de préparation sont destinées<br />
<strong>à</strong> <strong>faire</strong> donner aux ali<strong>ment</strong>s le meilleur d’eux-mêmes pour<br />
les rendre plus savoureux.<br />
Viandes et poissons sont aromatisés avant d’être<br />
cuits, de même que l’huile dans laqu<strong>elle</strong> on les frit.<br />
A Séville, avant d’être grillé, le poisson marine dans une<br />
mixture odorante <strong>à</strong> base d’ail pilé, poivron, origan, laurier,<br />
vinaigre et sel pendant trois heures (Alonso, 128). Au<br />
Liban, le poulet, dajaj muhammar, avant de cuire, est<br />
découpé puis enduit d’huile, de jus de citron, sel, poivre,<br />
cann<strong>elle</strong>, origan (Farah 1972-1990, 53). La viande de<br />
mouton avant d’être mise au soleil (qadîd) est, en<br />
Tunisie, d’abord frottée de sel et d’ail pilé puis imprégnée<br />
de poivre, <strong>ment</strong>he sèche et tâbel (coriandre, carvi,<br />
ail, poivre rouge) (Gobert, 1940, 500). Il en est de même<br />
pour la coppa ou le lonzu corse qui sont salés, poivrés,<br />
pi<strong>ment</strong>és, lavés au vin aillé et parfumé d’origan (Costantini,<br />
41). Chez Apicius (n˚ 363), l’agneau, avant de<br />
rôtir au four, est enduit d’huile et de poivre, saupoudré<br />
de sel pur et de graines de coriandre.<br />
Hacher menu, piler sont des techniques anciennes qui<br />
s’appliquent <strong>à</strong> tous les ali<strong>ment</strong>s, viande, poisson,<br />
céréales, légumes, épices, condi<strong>ment</strong>s. Elles favorisent<br />
une cuisson rapide, accentuent les saveurs et en permettent<br />
le mélange. Cette opération revêt la même importance<br />
dans l’ensemble de la Méditerranée aujourd’hui<br />
168
comme chez Apicius le Romain il y a deux mille ans.<br />
Ainsi, dans la sopa de picadillo andalouse tout est haché<br />
menu, œufs, viande, pain, ail et persil. Le français piler,<br />
du lat. pila mortier, l’italien pestare, l’espagnol picar<br />
sont synonymes du verbe arabe harasa “mettre en<br />
pâte”, la harisa désignant d’abord un plat de viande<br />
pilée avec des épices. C’est aujourd’hui une pâte de<br />
pi<strong>ment</strong> commercialisée dans toute l’Europe. On pile,<br />
dans le mortier, la morue pour la brandade provençale 4.<br />
De même, pour qu’ils exhalent pleine<strong>ment</strong> leur arôme,<br />
les légumes aromatiques et les condi<strong>ment</strong>s frais sont<br />
hachés menu ou mis en pâte avant d’être intégrés aux<br />
ali<strong>ment</strong>s ou <strong>à</strong> l’huile.<br />
Le mortier est l’un des objets les plus importants de<br />
la cuisine. A cet égard, l’Andalousie comme le Moyen-<br />
Orient sont exemplaires qui connaissent chacun au moins<br />
trois types de mortier avec leur nom respectif : en<br />
Andalousie, l’almirez de bronze sert <strong>à</strong> piler les épices,<br />
la altonia de céramique <strong>à</strong> la confection de l’alioli, dans<br />
le dornillo de bois, de grande taille, on prépare le gazpacho.<br />
En Provence, le mortier où l’on prépare l’alioli<br />
traditionnel est souvent en marbre, de même <strong>à</strong> Gênes<br />
pour le pesto <strong>à</strong> base d’ail, d’huile d’olive, de pignon et<br />
de feuilles de basilic. Le pilon, objet de l’activité féminine,<br />
est traditionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong> chargé de symboles ; ainsi<br />
<strong>à</strong> Demnate, au Maroc, il fait partie du trousseau de la<br />
mariée juive.<br />
Ces deux opérations très anciennes, hacher menu et<br />
piler, servent <strong>à</strong> diverses préparations communes <strong>à</strong> tous<br />
les Méditerranéens. Ce sont les boulettes, croquettes,<br />
4. La brandade, purée de chair de morue, émulsionnée d’huile d’olive,<br />
est une spécialité du Languedoc et de Provence ; de brander, remuer<br />
en provençal.<br />
169
espagnol albóndigas (de l’arabe bunduq, noisettes et boulettes<br />
de viande), italien polpette, les kebab infini<strong>ment</strong><br />
variés au Maghreb, falafel au Moyen-Orient, kefte turcs et<br />
grecs ; des Balkans, ces dernières entrèrent dans les cuisines<br />
d’Europe centrale. Elles sont un mets très courant,<br />
peu onéreux et permettant de nourrir une grande famille.<br />
Farcir est une technique égale<strong>ment</strong> très ancienne et<br />
commune <strong>à</strong> toute la Méditerranée 5. Cela suppose de<br />
piler les ingrédients dans un mortier, ce qui met en évidence<br />
la complé<strong>ment</strong>arité mortier-farce. C’est fourrer<br />
un légume ou un récipient type boyau d’ingrédients<br />
mis en pâte. On farcit les poissons en Corse et ailleurs,<br />
le chou en Provence avec la viande de porc et en Turquie<br />
avec la viande d’agneau, comme le farçum de Nice<br />
et les nombreux légumes en Italie, Espagne, Grèce,<br />
Turquie ; ce sont champignon, courge, aubergine, artichaut,<br />
courgette, oignon, tomate, poivron ; <strong>à</strong> Nice, les<br />
“petits farcis” accompagnent la socca de pois chiches.<br />
Les muhshiya for<strong>ment</strong>, au Liban et en Palestine, une<br />
grande variété de plats où la farce est <strong>à</strong> base de viande<br />
hachée, de riz et d’épices (Farah, 69).<br />
Le turc connaît trois termes selon la forme physique du<br />
légume ; dolma désigne le légume (aubergine, courgette,<br />
tomate, poivrons, courge, etc.) ou le fruit (coing, etc.)<br />
qui, vidé, contient la farce de viande ou légume ; oturtma<br />
désigne le légume qui, vidé, ne perd pas sa forme <strong>à</strong> la<br />
cuisson (tels l’aubergine, la pomme de terre, l’artichaut,<br />
etc.), alors que sarma est une farce enveloppée<br />
dans une feuille de vigne ou de blette (Halici, 83, 88).<br />
Ces préparations sont aussi <strong>à</strong> la base des innombrables<br />
charcuteries – avec viande de porc du côté chrétien,<br />
viande de mouton du côté musulman –, sans oublier les<br />
5. Inconnue en Europe du Nord, <strong>elle</strong> a été importée en Allemagne<br />
depuis l’Autriche et l’Italie.<br />
170
multiples tourtes empanadas espagnoles, calzones italiens,<br />
samosas du Moyen-Orient ou bien encore la tourte de<br />
blette niçoise fourrée de jeunes feuilles de blettes, de<br />
pignons, de raisins secs et que parfume discrète<strong>ment</strong> la<br />
cann<strong>elle</strong>.<br />
Les salades sont un élé<strong>ment</strong> distinctif de ces cuisines<br />
6. On les fait avec des légumes et des feuilles crues<br />
en grande partie assaisonnées de sel, huile et vinaigre<br />
ou citron. Raffraîchissantes, <strong>elle</strong>s sont présentes sur la<br />
table en début de repas ou accompagnant le plat principal.<br />
Mais <strong>elle</strong>s n’ont pas toujours désigné ce qu’<strong>elle</strong>s<br />
sont aujourd’hui ; chez les Latins, <strong>elle</strong>s étaient des préparations<br />
au sel et non un plat.<br />
Les nombreuses salades proviennent de deux genres<br />
différents. Du genre Lactuca, les laitues avec les variétés<br />
romaine, feuille de chêne et les petites laitues italiennes<br />
qui ne pom<strong>ment</strong> pas mais qui se coupent comme les<br />
épinards et dont les feuilles repoussent. Le genre Cicorium,<br />
la chicorée, a donné les scaroles, les frisées que<br />
l’on mange souvent cuites. La roquette (Eruca vesicaria,<br />
it. rucchetta, niçois riquetta, cat. ruca, arag. ruqueta,<br />
esp. oruga), de la même famille que le chou, possède,<br />
comme lui, le piquant et les vertus stimulantes.<br />
Aux concombres, tomates et poivrons, considérés<br />
comme indigestes, on fait subir une préparation. Pour<br />
6. Le mot salade fait partie, dans les langues romanes, d’un ensemble<br />
de termes dont l’origine est le sel, latin sal, l’ingrédient principal :<br />
sauce, it., esp., port. salsa (le port. désigne aussi le persil), saucisse,<br />
it. salsiccia, esp., port. salchicha, saupoudrer, esp. salpicar, et probable<strong>ment</strong><br />
salive, saliva, etc. Le français “salade” est un emprunt de<br />
l’occitan au catalan ensalada aux XII e-XIII e siècles ; dans le nord de la<br />
France il apparaît <strong>à</strong> la Renaissance. L’arabe, quant <strong>à</strong> lui, possède le<br />
terme salatâ ; c’est un emprunt fait au XVIII e siècle <strong>à</strong> l’italien (gênois<br />
ou vénitien) ; mais s’il n’en possédait pas le terme, les préparations<br />
étaient cependant bien connues.<br />
171
leur ôter leur amertume, on coupe les concombres en<br />
tranches fines avant de les saler. Aux tomates on enlève<br />
la peau et les graines ; le poivron est grillé pour pouvoir<br />
enlever sa peau et ses graines avant d’être frit.<br />
En Afrique du Nord, on mange toutes sortes de salatâ<br />
qui rafraîchissent, font oublier la graisse du plat précédent<br />
et ouvrent l’appétit pour le tâjin qui suit : salade<br />
de radis sucrée avec une orange en morceaux, du jus de<br />
citron et une pincée de sel, ou salade d’orange coupée<br />
en gros morceaux arrosés d’eau de fleurs d’oranger et<br />
d’une légère pincée de cann<strong>elle</strong>, etc. En hiver, le citron<br />
se substitue au vinaigre (Guinaudeau, sd, 52).<br />
Feuilleter la pâte est une technique persane diffusée<br />
par les Turcs auxquels l’Europe centrale (notam<strong>ment</strong><br />
l’Autriche) l’emprunta. C’est peut-être l<strong>à</strong> l’origine de<br />
nos croissants. Elle est <strong>à</strong> la base de préparations très<br />
raffinées salées ou sucrées, fourrées ou non, type sambûsak<br />
(terme persan), baqlâwa (terme turc), etc. Rabelais<br />
semble être un des premiers <strong>à</strong> l’attester en français dans<br />
son Pantagruel (IV, 59) où il énumère les grands pastés :<br />
“… guasteaux, feuilletés… beingnets… macarons”, etc.<br />
LES TECHNIQUES <strong>DE</strong> CUISSON<br />
Qu’<strong>elle</strong>s soient lentes ou rapides, les diverses cuissons<br />
doivent toujours bien cuire les ali<strong>ment</strong>s, notam<strong>ment</strong> la<br />
viande que l’on ne consomme jamais saignante, qu’on<br />
la grille ou la rôtisse 7. Dans les sociétés arabes, où l’on<br />
mange avec les doigts, l’idéal est d’obtenir des mets<br />
7. Manger la viande saignante est une mode qui s’est implantée au<br />
XVIII e siècle dans la France du Nord et principale<strong>ment</strong> <strong>à</strong> Paris, empruntée<br />
aux Anglais avec leur fameux rostbeef.<br />
172
parfaite<strong>ment</strong> cuits pour que les morceaux se détachent<br />
facile<strong>ment</strong>. N’oublions pas que jusqu’au XVII e siècle,<br />
même si la cuillère existait, nous aussi (avec les Italiens,<br />
Espagnols, Portugais) mangions avec nos doigts. Une<br />
double cuisson est pour cela souvent pratiquée, et l’on<br />
frit avant de mijoter. On peut aussi, après cuisson <strong>à</strong><br />
l’eau, <strong>faire</strong> frire. Ces doubles cuissons étaient déj<strong>à</strong> le<br />
cas le plus fréquent dans les cuisines princières médiévales<br />
arabes.<br />
Bouillir est la pratique de base des préparations traditionn<strong>elle</strong>s,<br />
c’est c<strong>elle</strong> du quotidien, c’est aussi c<strong>elle</strong><br />
des femmes. Elle s’oppose en tout au non-bouilli, friture,<br />
grillade, rôti, qui sera la cuisine des fêtes, de l’exceptionnel<br />
et qui sera souvent c<strong>elle</strong> des hommes. Autre<br />
opposition, le bouilli se prépare <strong>à</strong> l’intérieur, traditionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
dans le chaudron pendu <strong>à</strong> l’âtre, ou la cocotte,<br />
alors que les grillades, rôtis, fritures se passent au grand<br />
air ; ce sont aussi la cuisine des bergers.<br />
Bouillir permet d’obtenir un plat complet qui réunit<br />
le bouillon et le solide, viande ou poisson, graisse et<br />
légumes, tels le cocido castillan, notre pot-au-feu ou la<br />
marqa arabe. Par ailleurs le bouillon est un élé<strong>ment</strong><br />
fonda<strong>ment</strong>al dans ces cuisines ; il constitue le fond de<br />
sauce, arrose les tranches de pain, propre<strong>ment</strong> les soupes,<br />
sopas en Italie, Corse, Provence, Espagne, Portugal,<br />
terme qui correspond <strong>à</strong> fatta arabe ; il forme partout le<br />
liquide de cuisson des pâtes, du riz (t<strong>elle</strong> la paella de<br />
Valence), des haricots. Ce bouillon, qui recueille le<br />
meilleur des produits, est, <strong>à</strong> ce titre, considéré comme la<br />
préparation la plus riche et réconfortante ; il est partout<br />
le premier ali<strong>ment</strong> de l’accouchée (Aubaile-Sallenave,<br />
<strong>à</strong> paraître).<br />
Les potages de légumes agré<strong>ment</strong>és parfois d’un<br />
peu de viande furent longtemps la base des repas du<br />
173
Méditerranéen. Ce sont la chûrba turque au Moyen-<br />
Orient et au Maghreb, les minestre, minestrone italiens et<br />
potages espagnols.<br />
Les bouillies <strong>à</strong> base de céréales, plus ou moins solides,<br />
sont certaine<strong>ment</strong> parmi les plus anciennes préparations<br />
des agriculteurs méditerranéens ; la polenta qui désigne,<br />
en Italie du Nord, depuis le XVII e siècle, la bouillie de<br />
maïs est une préparation connue égale<strong>ment</strong> dans les<br />
Balkans et en Anatolie ; c’est la mamaliga roumaine.<br />
Le monde arabo-musulman connaît encore de nombreuses<br />
bouillies.<br />
Mijoter permet d’obtenir la sauce, qui est la quintessence<br />
des produits qui ont rendu le meilleur d’eux-mêmes<br />
– légumes, aromates, parfois petits bouts de viande. Elle<br />
est l’élé<strong>ment</strong> fonda<strong>ment</strong>al qui “mouille” et assaisonne<br />
le féculent de base, pain, pâtes, couscous, etc. Les matières<br />
grasses y entrent parfois large<strong>ment</strong>, huile, beurre ou graisse<br />
animale et la tomate en est partout devenue le premier<br />
ingrédient 8.<br />
Rôtir ou griller ne donne pas de sauce mais la viande<br />
ou le poisson sont souvent enduits de graisse ou d’huile<br />
aromatisée. Cette pratique était, dans l’Antiquité moyenorientale,<br />
grecque et romaine, liée <strong>à</strong> la cuisine du sacrifice<br />
et réalisée dans un temple. Encore aujourd’hui, chez les<br />
musulmans où tout animal tué est “sacrifié” selon des<br />
règles précises, le mouton de l’‘îd el-kebîr commémore le<br />
sacrifice d’Abraham ; les hommes grillent les abats, cœur,<br />
poumons, foie, le reste étant bouilli par les femmes.<br />
Les brochettes sont des ustensiles du Moyen-Orient<br />
et de l’Inde qui nous furent apportés par les Arabes, et<br />
ont été tardive<strong>ment</strong> diffusés dans l’ouest et le nord de<br />
la Méditerranée.<br />
8. Salsa désigne dans les Balkans et en Turquie la sauce tomate.<br />
174
Griller les grains, pour les moudre en farine, nous<br />
renvoie <strong>à</strong> la plus haute Antiquité. C’est cependant une<br />
pratique courante au Moyen-Orient et en Afrique du<br />
Nord, souvent réservée <strong>à</strong> des plats rituels t<strong>elle</strong> zammîta<br />
ou rouîna au Maroc. Ces grains grillés for<strong>ment</strong> aussi<br />
les qalya arabes, mets très appréciés pour leurs qualités<br />
organoleptiques. Partout, <strong>à</strong> chaque mo<strong>ment</strong> de la journée,<br />
dans la rue, chez soi, on grignote pois chiches, noisettes,<br />
amandes, fèves, graines de sésame, graines de<br />
courge, graines de tournesol grillés que sont les pipas<br />
espagnoles. Prosper Alpin, au XVI e siècle, notait qu’en<br />
Egypte “tous mangent avec grand plaisir les amandes<br />
de toutes sortes”. Ce sont exacte<strong>ment</strong> les tragemata,<br />
“friandises” des anciens Grecs.<br />
Frire semble une technique typique<strong>ment</strong> méditerranéenne.<br />
Elle est cependant loin d’être omniprésente si<br />
ce n’est en technique douce où ses qualités organoleptiques<br />
en font la base de toutes les sauces et ragoûts. Il<br />
semble que ce soient les Arabes qui aient développé<br />
cette technique. En cuisson “forte”, <strong>elle</strong> fournit partout<br />
les beignets de fête.<br />
La matière grasse utilisée est de préférence l’huile<br />
d’olive mais aussi toute graisse animale, saindoux, graisse<br />
de bœuf, graisse de queue de mouton ou beurre fondu<br />
dans les pays musulmans. Ces matières sont aujourd’hui<br />
concurrencées par l’huile de tournesol et la margarine,<br />
plus économiques. Graisses et huiles sont toujours<br />
aromatisées avant de frire poissons et crustacés, poulets,<br />
abats mais aussi les légumes, les pâtes, le riz en Espagne<br />
comme en Toscane avant de cuire dans le bouillon le<br />
pilaf (García, II, 98, Artusi sv risotto). Mais on n’aromatise<br />
jamais l’huile, semble-t-il, pour les beignets sucrés.<br />
C’est une pratique de plein air. Ceux qui vivaient et<br />
travaillaient au grand air, comme les bergers, faisaient<br />
175
frire leur repas : les migas del pastor varient selon<br />
qu’<strong>elle</strong>s sont de la Manche, d’Estrémadure, de l’Algarve.<br />
Voici les ingrédients de miques populaires au<br />
XVIII e siècle <strong>à</strong> Valence : pains en petits morceaux, huile<br />
ou suif 9, ail et poivron (Ros, 1764). On re<strong>cherche</strong> souvent<br />
un bois parfumé comme le citronnier pour la<br />
paella de Valence.<br />
Les fritures sont associées <strong>à</strong> toutes les fêtes sociales<br />
et religieuses, en particulier des pèlerinages (romerías<br />
espagnoles, visites <strong>à</strong> la zaouia ou <strong>à</strong> la koubba et<br />
nzâha, pique-nique en Afrique du Nord), où l’on passe<br />
la journée dehors. A Carnaval, les beignets 10 sont rois,<br />
t<strong>elle</strong>s les oreillettes du Languedoc, frit<strong>elle</strong> italiens,<br />
bugnes du Midi, fritos, buños, churros espagnols ; ce<br />
sont aussi les shbâkiyyâ de ramadan, les sfenj, les zalâbiyâ,<br />
‘ûma 11, zunkalâ (Bocthor, 1882). L’une de ces<br />
fritures fit un grand voyage ; les sambûsak, d’origine<br />
persane, furent répandues par les Arabes en Méditerranée,<br />
puis emportées par les Espagnols en Amérique<br />
latine où les samosas sont une ré<strong>elle</strong> préparation nationale<br />
mexicaine. Elles sont aussi très appréciées dans<br />
tout l’océan Indien.<br />
Les fritures sont souvent une production de commerçant<br />
spécialisé : les friterías abondent toujours en<br />
Andalousie côtière <strong>à</strong> qui l’on préfère acheter plutôt que<br />
frire chez soi poissons, crustacés et mollusques. Le<br />
9. Esp. Sebo signifie graisse solide et dure tirée d’un animal herbivore<br />
(bœuf ou mouton).<br />
10. De l’anc. fr. buignet (1325), bignet (1314). Les termes bignet, beignet,<br />
cat. bunyol et cast. buñuelo viennent de bony “bosse, protubérance”,<br />
terme d’origine mal connue, sûre<strong>ment</strong> préromane (Corominas<br />
et Pascual, 1984-92). Le cat. bunyol a fourni le sarde bugnolu.<br />
11. Sfenj est lié <strong>à</strong> l’espagnol esponja “éponge”. Cf. ‘awwâma “flotteur,<br />
bouée”.<br />
176
churrero s’installe le matin au coin de toutes les rues<br />
d’Espagne 12.<br />
LES PRINCIPAUX ALIMENTS<br />
On sait que le repas se compose générale<strong>ment</strong> de l’ali<strong>ment</strong><br />
de base qui est la source de glucides auquel est<br />
associé l’élé<strong>ment</strong> qualitatif du repas qui en forme<br />
l’accompagne<strong>ment</strong>. En Méditerranée, l’ali<strong>ment</strong> de base<br />
est fourni par les céréales et des légumineuses, mais il est<br />
aussi une marque cultur<strong>elle</strong> et distinctive : schématique<strong>ment</strong><br />
parlant, ce sont, en Italie, les pâtes, le riz, le maïs ;<br />
en Espagne, les pois chiches, le riz, les pâtes ; en Corse,<br />
les haricots, les châtaignes ; en France, le pain de fro<strong>ment</strong><br />
et les pommes de terre ; au Portugal, les pommes<br />
de terre, les pains de seigle et de maïs, en Afrique du<br />
Nord, couscous de blé dur et pain d’orge, au Moyen-<br />
Orient, riz, blé, orge, en Egypte riz, fro<strong>ment</strong>, en Anatolie,<br />
le maïs.<br />
Pains, pâtes, couscous sont les trois grandes préparations<br />
glucidiques méditerranéennes. Les féculents sont<br />
nombreux, blé dur pour les pâtes et le couscous, fro<strong>ment</strong><br />
pour le pain levé et la pizza d’Italie du Sud, orge pour les<br />
galettes, pois chiches du cocido espagnol, de la socca et<br />
des panisses niçois, fèves, petits pois, haricots <strong>à</strong> œil qui<br />
furent la base du cassoulet occitan, etc. Mais les variétés<br />
de haricots américains, le maïs et la pomme de terre remplacèrent<br />
vite les petites légumineuses indigènes, jarosse,<br />
vesce, millet.<br />
12. Les fish and chips du nord de l’Europe, les “beignets” et “frites”<br />
de foire sont apparus <strong>à</strong> la fin du XIX e siècle quand sont arrivées les<br />
huiles et les graisses bon marché <strong>à</strong> base de coco et arachide des<br />
colonies.<br />
177
Les légumes verts sont un des traits les plus typiques<br />
de ces cuisines. Ils abondent en variété, ce qui explique<br />
qu’<strong>à</strong> l’inverse des langues anglo-saxonnes toutes les<br />
langues romanes, italien, espagnol, portugais, excepté le<br />
français, mais aussi le turc et l’arabe, distinguent par des<br />
mots différents les légumes verts des légumes féculents.<br />
Les légumes verts font partie d’un plat complet et sont<br />
associés <strong>à</strong> la charcuterie ou au fromage. Il en existait<br />
déj<strong>à</strong> une grande variété avant l’arrivée des légumes américains<br />
: artichauts, asperges, aubergines, brocolis, choux,<br />
choux-fleurs (d’origine nabatéenne), bettes, épinards,<br />
céleri, oignons, poireaux, fèves, courges, potirons 13,<br />
fenouil, haricots verts (cosses), etc. On aime mêler ces<br />
légumes, ainsi naissent la ratatouille provençale, le pisto<br />
espagnol ou la ciambotta de Calabre.<br />
En outre, la Méditerranée reste très riche en plantes<br />
sauvages ali<strong>ment</strong>aires et condi<strong>ment</strong>aires qui font toujours<br />
l’objet d’une cueillette saisonnière : asperges trigueras,<br />
poireaux de vigne en Provence, en Andalousie,<br />
en Sicile, oignons en Grèce, artichauts tagarninas en<br />
Afrique du Nord, Sicile, l’une des herbes amères de<br />
la Pâque des Juifs 14, et toutes sortes de feuilles <strong>à</strong> cuire <strong>à</strong> la<br />
façon des épinards ou pour épaissir et rehausser la saveur<br />
de la soupe, etc. Les champignons sont une cueillette<br />
automnale, lactaires délicieux dans le Levant espagnol,<br />
en Corse, en Toscane, dans le Piémont, truffes blanches<br />
en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Aux produits<br />
de cueillette végétale s’ajoute partout le ramassage<br />
13. Potiron “gros champignon”, le mot viendrait du syriaque<br />
pâtûrtâ “morille” par l’intermédiaire des médecins arabes (?) (Dict.<br />
étym. de Dauzat et al.)<br />
14. L’espagnol tagarnina est emprunté au berbère guernîn<br />
(Aubaile-Sallenave, 1984, 251-252).<br />
178
des escargots, moros y cristianos de Valence, babûsh du<br />
Maghreb, etc.<br />
Les fruits mangés crus et en quantité sont encore un<br />
trait bien spécifique. La nature les a répartis sur une<br />
bonne moitié de l’année et la conservation les rend disponibles<br />
pour le reste de l’année. Ils accompagnent les<br />
viandes et sont égale<strong>ment</strong> condi<strong>ment</strong>aires. Ce goût pour<br />
les ali<strong>ment</strong>s crus est spécifique car ailleurs, comme en<br />
Afrique noire par exemple, manger des fruits est le fait<br />
des enfants, non des adultes.<br />
Quant aux condi<strong>ment</strong>s, la Méditerranée les produit<br />
en abondance avec les arômes les plus variés. L’ail, parfumé<br />
et piquant, est, de loin, celui qui est le plus utilisé.<br />
La trilogie ail, oignon, persil, assaisonne de nombreux<br />
plats sur tout le pourtour de la Méditerrannée, mais<br />
surtout le duo ail-persil règne en maître. Sont aussi des<br />
condi<strong>ment</strong>s importants les carottes, diverses variétés de<br />
poivrons, céleri, fenouil, basilic, thym, romarin, sauge,<br />
<strong>ment</strong>he et cala<strong>ment</strong> (en Corse et en Calabre), olives,<br />
câpres, laurier, sumac, feuilles d’oranger, etc., chacun<br />
possédant un arôme et une saveur bien particuliers qui<br />
les font associer <strong>à</strong> des ali<strong>ment</strong>s préférentiels.<br />
De cet ensemble se détache un arôme que l’on peut<br />
qualifier de pan-méditerranéen ; c’est l’anis que fournissent<br />
plusieurs plantes (fenouil, aneth, anis vert Pimpinella<br />
anisum, estragon) et qui aromatise les petits<br />
gâteaux secs mais aussi les nombreuses eaux-de-vie : la<br />
mâhia, alcool de figues que faisaient les Juifs du Maroc,<br />
la bûkha des Juifs d’Algérie et de Tunisie, alcool de dattes<br />
et de fenouil, l’anisette de Provence, le pastis de Marseille,<br />
la manzanilla espagnole, l’aguardiente de figues<br />
ou d’arbousier de l’Algarve, enfin l’arak ou rak des<br />
Turcs et des Grecs, etc., tous ces alcools dégagent un<br />
fort parfum d’anis qu’affectionne tout particulière<strong>ment</strong><br />
179
le Méditerranéen. C’est aussi l’anis qui parfume les<br />
châtaignes cuites <strong>à</strong> l’eau au Portugal ou les figues sèches<br />
<strong>à</strong> Nice et en Italie du Nord.<br />
Quant aux épices, mis <strong>à</strong> part le poivre bien évidem<strong>ment</strong>,<br />
<strong>elle</strong>s sont beaucoup moins présentes que les<br />
condi<strong>ment</strong>s. Leur variété, les quantités, les associations<br />
sont loin d’être semblables dans toutes les cuisines ; ils sont<br />
en conséquence d’exc<strong>elle</strong>nts marqueurs identitaires et<br />
constituent souvent une barrière cultur<strong>elle</strong>. Leur présence<br />
est notable dans les pays de culture arabo-musulmane,<br />
Afrique du Nord, Egypte, Moyen-Orient ou longtemps<br />
occupés par les musulmans : Andalousie, Algarve, Levant<br />
espagnol. C’est la noix muscade, le clou de girofle, le<br />
cumin, la coriandre associés aux viandes et aux légumes.<br />
La cann<strong>elle</strong> est, de préférence, associée au sucré au nord<br />
de la Méditerranée alors qu’<strong>elle</strong> aromatise les viandes<br />
au sud et <strong>à</strong> l’est de la Méditerranée.<br />
Condi<strong>ment</strong>s et épices mènent <strong>à</strong> reconnaître les saveurs<br />
les plus appréciées. C’est tout d’abord l’acide qui est<br />
froid et pour cela préféré pendant la saison chaude<br />
(notam<strong>ment</strong> avec les nombreux légumes préparés au<br />
vinaigre et les laits aigres), puis vient l’aigre-doux qui<br />
est une saveur appréciée en hiver, le sucré-salé (comme,<br />
<strong>à</strong> Séville, la torta de aceite aromatisée <strong>à</strong> l’anis), l’amer<br />
et même le piquant qui, bien que n’étant pas <strong>à</strong> propre<strong>ment</strong><br />
parler une saveur, tient sa place ici. Dans ce<br />
domaine, il faut noter une certaine instabilité ; les goûts<br />
évoluent et changent. Le safran, dominant dans les cuisines<br />
princières de Castille aux XVI e-XVII e siècles, a<br />
quasi<strong>ment</strong> disparu de cette cuisine, de même, le piquant<br />
y est devenu totale<strong>ment</strong> inconnu alors qu’il reste très<br />
apprécié dans certaines régions d’Espagne comme le<br />
haut Aragon (Rioja). L<strong>à</strong> encore, il faut une analyse précise<br />
dans le temps et l’espace. Il est aussi une association<br />
180
singulière mais générale : le Méditerranéen aime associer<br />
le fromage au miel. Au fameux marché de Valence,<br />
le même marchand vend les deux produits. Dans l’est de<br />
l’Anatolie, <strong>à</strong> Van, mirtoga est une sorte de galette servie<br />
chaude, arrosée de miel et mangée avec un fromage<br />
parfumé aux herbes et préparé en jarres (Halici, 43).<br />
CONCLUSION<br />
Malgré la diversité des régions, des reliefs, des cultures,<br />
des religions, des langues, nous pouvons parler de cuisine<br />
ou plutôt de cuisines méditerranéennes, le pluriel étant<br />
appliqué aux multiples recettes et le singulier rendant<br />
compte de tout ce qu’<strong>elle</strong>s ont en commun. Cette communauté<br />
s’exprime dans la pluralité des techniques, savoir<strong>faire</strong><br />
et modes de préparation, mais aussi dans les<br />
savoirs diététiques et les croyances. La re<strong>cherche</strong> de la<br />
variété des saveurs, re<strong>cherche</strong> qui s’est manifestée déj<strong>à</strong><br />
avec les farines grillées du néolithique, s’est poursuivie<br />
grâce <strong>à</strong> la richesse végétale du milieu <strong>à</strong> laqu<strong>elle</strong> se sont<br />
ajoutés les nouv<strong>elle</strong>s plantes, légumes, aromates, fruits<br />
apportés par les commerçants et les conquérants. Cette<br />
curiosité pour les saveurs et les goûts nuancés se perçoit<br />
dans les marinades et onctions aromatiques des<br />
viandes ou poissons, dans la friture et l’huile de friture<br />
<strong>elle</strong>-même aromatisée, dans les ragoûts, dans l’appréciation<br />
du bouillon et des sauces variées, enfin dans les<br />
salades. Cette re<strong>cherche</strong> se note égale<strong>ment</strong> dans le fait<br />
de farcir légumes ou pâtes, de hacher menu tous les<br />
produits et les condi<strong>ment</strong>s pour qu’ils rendent mieux<br />
leur saveur, de piler pour les mêmes raisons, d’entrelarder<br />
la viande, le poisson, le pain.<br />
Les nombreuses influences cultur<strong>elle</strong>s communes <strong>à</strong> de<br />
grandes parties du bassin méditerranéen (phénicienne,<br />
181
grecque, romaine, byzantine, arabo-musulmane, juive,<br />
italienne, turque), la variété des techniques et l’appréciation<br />
de saveurs multiples sont des facteurs facilitant<br />
l’emprunt, permettant l’adaptation <strong>à</strong> de nouveaux produits<br />
et ouvrant <strong>à</strong> la création de nouv<strong>elle</strong>s recettes.<br />
C’est ainsi que les fritures, les pâtisseries, les pâtes feuilletées,<br />
les brochettes du monde arabo-musulman furent<br />
adoptées par tous. C’est ainsi que, plus tard, les légumes<br />
américains, tomates et pi<strong>ment</strong>s, furent non seule<strong>ment</strong><br />
adoptés mais transformés par les jardiniers espagnols,<br />
italiens et hongrois pour le plus grand bien de saveurs<br />
et de recettes nouv<strong>elle</strong>s.<br />
Autre caractère, on aime le mélange des saveurs, ce<br />
qui amène au mélange des produits dans une même préparation<br />
; on mélange les viandes, et l’on associe souvent<br />
viande et poisson et bien évidem<strong>ment</strong> les légumes et les<br />
condi<strong>ment</strong>s. Cet amour des mélanges différencie nette<strong>ment</strong><br />
ces cuisines de la cuisine classique française où<br />
l’on ne connaît guère que la jardinière de légumes et la<br />
salade russe mis <strong>à</strong> part le pot-au-feu, mais celui-ci est<br />
un plat paysan.<br />
Par ailleurs, tout montre que le Méditerranéen, malgré<br />
une sobriété souvent forcée, sait apprécier autant la<br />
variété des saveurs que c<strong>elle</strong> des odeurs et des couleurs.<br />
L’esthétique est une composante importante de ces cuisines<br />
: esthétique visu<strong>elle</strong> avec le persil qui orne de son<br />
vert profond presque tous les poissons frits. Qui n’a<br />
remarqué avec un grand plaisir le picadillo andalou,<br />
plat froid fait de tomate rouge, d’œuf jaune et blanc, de<br />
poivron vert, d’olives noires ?<br />
Chacun de ces traits, chacune de ces techniques, chacun<br />
de ces produits n’est bien évidem<strong>ment</strong> ni exclusif<br />
ni spécifique des cuisines méditerranéennes ; chacun<br />
peut se rencontrer dans d’autres cuisines. Mais le fait<br />
182
de se trouver ensemble, de se conjuguer et de former<br />
une harmonie spécifique est ce qui constitue, <strong>à</strong> mon<br />
sens, le caractère propre des cuisines méditerranéennes.<br />
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TROISIÈME PARTIE
ALAIN LÉVY<br />
DIASPORA,ALIMENTATION<br />
L’enquête sur laqu<strong>elle</strong> se fonde cette communication se<br />
proposait de décrire le chemine<strong>ment</strong>, du début du siècle <strong>à</strong><br />
nos jours, d’une famille originaire d’Alexandrie. Cette<br />
monographie, qui montre des Juifs “traditionnels” arabophones<br />
se transformer progressive<strong>ment</strong> en Européens<br />
modernistes et laïques, s’attache aux caractères usu<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
considérés comme significatifs, par lesquels s’exprime<br />
une culture dans sa pérennité et son évolution :<br />
langage, habitat, vête<strong>ment</strong>, croyances, mœurs, etc. On<br />
évoquera ici ceux qui ont trait <strong>à</strong> l’ali<strong>ment</strong>ation, plus précisé<strong>ment</strong><br />
<strong>à</strong> l’acte de s’ali<strong>ment</strong>er dans certaines de ses<br />
implications révélatrices, ou illustratives, des translations<br />
d’une “civilisation” dont on souhaite s’affranchir vers<br />
une autre que l’on découvre plus attractive et dont on<br />
s’efforce d’adopter les formes et les valeurs dans l’espoir<br />
de s’y intégrer. Une “déculturation” et une “acculturation”<br />
corrélatives, volontaires, sans violence, que favorisait<br />
un environne<strong>ment</strong> tout de souplesse et de tolérance.<br />
Lorsque l’on évoque Alexandrie, on pense <strong>à</strong> Laurence<br />
Durrell et <strong>à</strong> son célèbre Quatuor 1, éventu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> <strong>à</strong><br />
1. Laurence G. Durrell, Le Quatuor d’Alexandrie, Buchet-Chastel,<br />
Paris, 1991.<br />
187
Forster 2. Sans doute peut-on penser aussi <strong>à</strong> l’image<br />
d’un Levant cosmopolite et mercantile et <strong>à</strong> une certaine<br />
douceur de vivre. On ne pense pas “cuisine” ni<br />
gastronomie. De ce point de vue, le Proche-Orient, c’est<br />
le Liban, la Turquie ou la Grèce. Il n’y a d’ailleurs pas,<br />
ou très peu, de restaurants égyptiens <strong>à</strong> Paris, par exemple,<br />
où pourtant abonde l’offre de nourritures exotiques.<br />
L’Egypte pour tout un chacun c’est les temples, les<br />
pyramides, peut-être le canal de Suez et Nasser…<br />
Qui connaît et fréquente depuis longtemps des Egyptiens<br />
et des Alexandrins, ou même simple<strong>ment</strong> des<br />
Européens ayant séjourné longue<strong>ment</strong> en Egypte, en<br />
reste un peu étonné car, outre le fait que ce chapitre<br />
occupe une place éminente dans leurs souvenirs, ils<br />
y affir<strong>ment</strong> une spécificité en faveur de laqu<strong>elle</strong> se prononcent<br />
toujours leurs comparaisons avec d’autres pays<br />
du Levant. En revanche, dès lors que l’on s’avise de<br />
les interroger plus précisé<strong>ment</strong>, on mesure <strong>à</strong> quel point<br />
leur “cuisine égyptienne” était en fait un régime qui<br />
intégrait bien une “couleur locale” et nombre de mets<br />
du cru comme autant de gourmandises, mais s’orientait<br />
décidé<strong>ment</strong> vers ce que l’on pourrait désigner comme<br />
un “européomorphisme mimétique” issu en outre d’une<br />
représentation de l’Europe plutôt que de l’expérience<br />
ré<strong>elle</strong> de ses usages ali<strong>ment</strong>aires. Bref, il y avait bien<br />
de ce fait une cuisine spécifique d’Alexandrie, de même<br />
que l’on peut dire, sans abus, qu’il y avait une “civilisation”<br />
d’Alexandrie, l’une et l’autre fruits d’une histoire<br />
particulière et originale dont on peut dire quelques<br />
mots.<br />
2. Edward M. Forster, Alexandrie : une histoire et un guide, Quai Voltaire,<br />
Paris, 1990 (1 re édition en 1922 chez Whitehead Morris de<br />
Tower Hill, rééd. 1938, 1960).<br />
188
ALEXANDRIE : CADRE GÉNÉRAL<br />
La ville “moderne”, qui a perduré sous sa forme spécifique<br />
jusqu’en 1956, est née, au fond, d’un artifice<br />
politique.<br />
Lorsque Bonaparte y entre en 1798, Alexandrie<br />
n’existe plus depuis des siècles. A sa place, ou plutôt <strong>à</strong><br />
côté, il trouve un gros bourg de cinq mille habitants,<br />
blotti sur le tombolo de la presqu’île du Pharos, qui n’existait<br />
pas encore dans l’Antiquité ; le Pharos était alors une<br />
île reliée <strong>à</strong> la côte par une digue, l’heptastadion, sur<br />
laqu<strong>elle</strong> se sont accumulées depuis les alluvions. De la<br />
cité des Ptolémée et d’Hypatie il ne reste rien, pas même<br />
des ruines. C’est Mohamed Ali 3, “vice-roi” d’Egypte<br />
<strong>à</strong> partir de 1805 et fondateur de l’Egypte moderne, qui<br />
décide de la ressusciter. Il veut créer un port en eau<br />
profonde pour sa future marine et pour “ouvrir” l’Egypte,<br />
ainsi qu’un lieu susceptible d’attirer des “étrangers”<br />
entreprenants et industrieux. Il pense qu’Alexandrie<br />
réunit les qualités favorables au succès de son projet :<br />
prestige du nom, localisation, situation, etc., et prend<br />
toutes les mesures matéri<strong>elle</strong>s et juridiques nécessaires :<br />
réaménage<strong>ment</strong> du port, construction d’une ville “nouv<strong>elle</strong>”<br />
sur l’emplace<strong>ment</strong> de l’ancienne Alexandrie, liaison<br />
avec l’intérieur du pays et approvisionne<strong>ment</strong> en<br />
eau douce (canal Mahmoudieh), statut plus libéral pour<br />
3. Mohamed Ali naît <strong>à</strong> Cavala en Macédoine, dans la partie occidentale<br />
de l’ancienne Roumélie en 1770 (et non en 1769, année de<br />
naissance de Napoléon, comme il voulait le <strong>faire</strong> croire), d’une famille<br />
de militaires ; son père était agha, responsable de la sécurité de la ville.<br />
Il était lui-même négociant en tabac lorsqu’il fut enrôlé dans l’armée<br />
ottomane et envoyé en Egypte pour combattre les Français. Il s’imposa<br />
rapide<strong>ment</strong> comme chef de la brigade albanaise, dont il se servira<br />
ensuite pour assurer son pouvoir.<br />
189
les étrangers et les non-musulmans. C’est une refondation<br />
et… ça marche.<br />
De tout le bassin de la Méditerranée affluent ceux<br />
qui sont <strong>à</strong> la re<strong>cherche</strong> d’un mieux-être, puis ceux que<br />
le succès des premiers attire. La ville croît rapide<strong>ment</strong> :<br />
100 000 habitants dès 1840, 220 000 en 1882 <strong>à</strong> la<br />
veille de l’occupation anglaise, 400 000 en 1900. Elle<br />
en abritera près d’un million en 1940. On discerne<br />
immédiate<strong>ment</strong> le caractère que lui confère ce processus<br />
: c’est une ville d’immigration dont la croissance,<br />
pour le XIX e siècle au Proche-Orient, est rapide et<br />
ample.<br />
De l<strong>à</strong> procède la nature de son peuple<strong>ment</strong> et de la<br />
“culture” que ses habitants vont devoir inventer, car<br />
<strong>elle</strong> n’est pas une ville égyptienne où des minorités<br />
étrangères seraient accueillies, mais une cité composite<br />
greffée sur l’Egypte. On n’y trouve pas de peuple<strong>ment</strong><br />
préexistant ; aucun groupe ne peut s’y prévaloir d’une<br />
légitimité d’“autochtone”. Il fallut donc mettre en place<br />
les conditions d’une cohabitation entre groupes de nationalités,<br />
de langues, de religions, de mœurs diverses, en<br />
veillant <strong>à</strong> ne permettre qu’aucune prééminence de l’un<br />
d’entre eux ne puisse s’y instituer. Il faut veiller notam<strong>ment</strong><br />
<strong>à</strong> intégrer les immigrants qui ne cessent d’arriver<br />
tout au long de la période considérée (1805-1940) sans<br />
ébranler les équilibres mis en place, alors même qu’en<br />
conséquence les rapports numériques entre les différents<br />
groupes se modifient perpétu<strong>elle</strong><strong>ment</strong>.<br />
La solution adoptée consistera <strong>à</strong> privilégier les<br />
structures communautaires, où chaque groupe va pouvoir<br />
s’organiser de manière autonome avec sa hiérarchie,<br />
ses institutions, sa langue, ses usages, sans pour<br />
autant se refermer sur lui-même, les communautés<br />
étant ainsi les instances régulatrices qui pacifient la<br />
190
cohabitation, intègrent les nouveaux arrivants, gouvernent<br />
la cité.<br />
La hiérarchie y est fondée sur la richesse et la philanthropie<br />
: les plus fortunés sont désignés de facto pour<br />
être en charge du fonctionne<strong>ment</strong> collectif et de la<br />
nécessaire redistribution. Ils le font <strong>à</strong> titre privé, comme<br />
les évergètes des cités grecques de l’Antiquité hellénistique<br />
et en échange, comme eux, se voient gratifier du<br />
pouvoir et du prestige qui distinguent les notables. Ils<br />
vont administrer collégiale<strong>ment</strong> la cité dans le cadre d’une<br />
organisation politique municipale où chaque groupe se<br />
voit représenté équitable<strong>ment</strong>.<br />
Ce système aboutit <strong>à</strong> l’émergence d’une “civilisation”<br />
(au sens propre) où les “cultures” se mêlent sans<br />
se confondre : chacune conserve les attributs qui la<br />
désignent tout en usant de ceux qu’<strong>elle</strong> découvre chez<br />
les autres, parfois en adopte ou/et en adapte certains. Il<br />
en sera ainsi par exemple, de manière spectaculaire,<br />
des langues – il n’y a pas de langue véhiculaire <strong>à</strong> Alexandrie,<br />
chacun y parle la sienne et c<strong>elle</strong>s des autres – et<br />
pour ce qui nous intéresse ici, de l’ali<strong>ment</strong>ation.<br />
PRATIQUES ALIMENTAIRES<br />
De ce point de vue, on doit tenir compte de quelques<br />
traits spécifiques <strong>à</strong> notre objet.<br />
C’est une famille juive dont une branche (patern<strong>elle</strong>)<br />
est originaire de Syrie (Damas) et l’autre du<br />
Maghreb (Maroc, Oranie). Elle recueille donc deux héritages.<br />
Par ailleurs, ses membres font montre, comme<br />
on l’a déj<strong>à</strong> évoqué en introduction, d’une volonté marquée<br />
d’“émancipation”, ce qui s’exprime dans un processus<br />
d’européanisation, étant entendu qu’<strong>à</strong> leurs<br />
191
yeux Europe et modernité sont synonymes et s’opposent<br />
<strong>à</strong> l’obscurantisme de la “tradition”.<br />
Dans leur cas, la “tradition” est juive (bien sûr) et<br />
arabe. A la fin du XIX e siècle, la langue, le vête<strong>ment</strong>,<br />
l’habitat, l’ali<strong>ment</strong>ation sont encore “arabes”. Plusieurs<br />
circonstances, qu’il serait trop long de décrire ici,<br />
concourent alors <strong>à</strong> modifier cet état de chose. Citons<br />
simple<strong>ment</strong> leur volonté d’enrichisse<strong>ment</strong>, des conditions<br />
socio-économiques et politiques favorables, améliorées<br />
encore depuis l’occupation du pays par les Anglais<br />
en 1882. Enfin, la présence et l’action de l’Alliance<br />
israélite univers<strong>elle</strong>, dont le siège est <strong>à</strong> Paris, et c<strong>elle</strong> de<br />
l’Alliance française qui, toutes deux, promeuvent l’alphabétisation<br />
et la langue française. Ces conditions convergent<br />
pour que l’objectif de promotion sociale soit<br />
synonyme d’un procès d’européanisation, qui commence<br />
par l’apprentissage du français et de l’anglais, avant<br />
d’inciter <strong>à</strong> modifier habitat, vête<strong>ment</strong>s et comporte<strong>ment</strong>s.<br />
Les modes ali<strong>ment</strong>aires sont sans doute l’un des traits<br />
culturels que la volonté et le processus d’émancipation<br />
épargnent le plus longtemps <strong>à</strong> cause des habitudes du<br />
“goût” tout d’abord (on “aime” tel plat) et parce que<br />
l’on y discerne mal les spécificités, en dehors des interdits<br />
religieux qui sont de ce fait les premiers <strong>à</strong> disparaître.<br />
En ce qui concerne la famille observée, on aura donc<br />
quatre sources d’inspiration ou d’influence :<br />
– l’environne<strong>ment</strong> égyptien ;<br />
– l’héritage syrien ;<br />
– l’héritage maghrébin ;<br />
– la volonté d’émancipation qui tend <strong>à</strong> promouvoir<br />
en tous domaines les modèles européens.<br />
La base de la nourriture en Egypte est constituée par<br />
le fro<strong>ment</strong> consommé sous forme de pain, pain “arabe”<br />
192
non levé, en larges galettes souples que l’on utilise aussi<br />
comme instru<strong>ment</strong> de table pour porter les autres ali<strong>ment</strong>s<br />
<strong>à</strong> la bouche.<br />
Parmi ceux-ci, l’oignon cru avec du sel (<strong>à</strong> la croque<br />
au sel, comme les radis) est l’accompagne<strong>ment</strong> usuel<br />
du repas de la mi-journée que l’on prend générale<strong>ment</strong><br />
en plein air sur le lieu de travail ou de palabre. C’est en<br />
quelque sorte le déjeuner rapide, facile <strong>à</strong> transporter et<br />
<strong>à</strong> consommer sans autre ustensile qu’une feuille d’arbre<br />
ou un bout de papier où poser le sel. Le soir, chez soi,<br />
les repas chauds plus consistants s’organisent autour de<br />
légumes secs, lentilles et surtout les fèves (foul) que<br />
l’on peut agré<strong>ment</strong>er, lorsqu’on en a les moyens, de<br />
beurre cuit (la samma, dont on se sert aussi pour cuisiner,<br />
même dans les grandes maisons), d’œufs durs et<br />
d’oignons crus (encore). L<strong>à</strong> se résume l’ordinaire d’une<br />
grande majorité d’Egyptiens, cuisine rustique et sans<br />
doute monotone mais qui ne manque pas de saveur. Il<br />
en existe bien sûr aussi une autre plus riche et variée,<br />
intégrant ali<strong>ment</strong>s carnés (mouton, volailles), poisson<br />
et de nombreux condi<strong>ment</strong>s qui, par sa complexité et<br />
sa subtilité, témoigne du grand raffine<strong>ment</strong> d’une civilisation<br />
urbaine ancienne. Des recettes élaborées impliquant<br />
macérations et préparations mijotées y associent<br />
savam<strong>ment</strong> les saveurs. Ces ingrédients et manières de<br />
<strong>faire</strong> sont conservés. Ils font partie du paysage local,<br />
mais ils s’intègrent au régime ali<strong>ment</strong>aire en perdant,<br />
en quelque sorte, leur rang ou leur rôle initial. Les fèves,<br />
par exemple, ordinaire de l’Egyptien moyen, deviennent<br />
un “plat” que l’on va consommer de temps <strong>à</strong> autre, par<br />
goût, parce que l’on en est resté friand, ou aussi parce<br />
que l’on partage l’opinion commune selon laqu<strong>elle</strong><br />
“c’est un ali<strong>ment</strong> fort”, bénéfique, qui procure énergie<br />
et santé.<br />
193
L’héritage libano-syrien est tout aussi prégnant, peutêtre<br />
par l’origine d’une partie de la famille, mais surtout<br />
parce que Alexandrie, ville portuaire et cité marchande,<br />
est d’un certain point de vue plus proche de Beyrouth<br />
que du Caire. Les Syro-Libanais, chrétiens surtout,<br />
y sont nombreux, et leur communauté est parmi les<br />
plus prospères. Ils ont importé, entre autres caractères<br />
culturels, leur manière de s’ali<strong>ment</strong>er. Il en va de<br />
même de spécialités grecques, arméniennes ou turques<br />
pour des raisons analogues. Sans doute conviendrait-il<br />
ici d’évoquer une source commune dans la période ottomane<br />
au cours de laqu<strong>elle</strong> les institutions, lorsqu’<strong>elle</strong>s<br />
fonctionnaient encore, favorisaient la cohabitation intercommunautaire<br />
et ménageaient des espaces d’échanges.<br />
Il n’en va pas de même de l’influence maghrébine, plus<br />
propre aux Juifs, dans la mesure où ils sont seuls, pour<br />
nombre d’entre eux, originaires d’Afrique du Nord. Il<br />
s’agit l<strong>à</strong>, dès lors, d’une transmission d’habitudes familiales<br />
que l’on continue <strong>à</strong> pratiquer sans s’interroger, dans<br />
la mesure où l’origine “hispano-mauresque” est sinon<br />
revendiquée, du moins assumée sans aucune réticence.<br />
En revanche, d’autres usages et nourritures repérés<br />
et désignés comme “européens” sont adoptés comme<br />
tels, volontaire<strong>ment</strong>, dans la perspective d’un accès <strong>à</strong><br />
des modes <strong>à</strong> la fois plus raffinées et plus “modernes”<br />
de s’ali<strong>ment</strong>er.<br />
Pour les Juifs (et sans doute pour bien d’autres), les<br />
“Européens” <strong>à</strong> Alexandrie, ce sont les Français et les<br />
Anglais, sorte d’aristocratie de la culture, de la force,<br />
du pouvoir, <strong>à</strong> l’image des nations dont ils portent une<br />
part du prestige et de la gloire. Dès lors, on va intégrer<br />
dans l’ali<strong>ment</strong>ation ce que l’on considère être français<br />
et anglais, tel qu’on peut le percevoir par les restaurants,<br />
l’opinion de ceux qui ont pu se rendre en Europe<br />
194
ou au contact de ressortissants de ces deux pays résidant<br />
<strong>à</strong> Alexandrie. On peut aussi bénéficier de l’expérience<br />
d’un cuisinier qui, lors de sa carrière, a pu<br />
apprendre, en travaillant chez des Français ou des Anglais,<br />
quels étaient les mets et ordonnance<strong>ment</strong>s portant la<br />
marque de cet état supérieur de civilisation auquel on<br />
souhaite pouvoir s’identifier.<br />
Le premier effet en est l’abandon des interdits religieux<br />
: la modernité impose une dose de sécularisation,<br />
on pourrait dire de laïcité, un détache<strong>ment</strong> des rituels<br />
domestiques perçus comme marques d’archaïsme : dès<br />
lors, jambon, fruits de mer, charcuterie acquièrent droit<br />
de cité <strong>à</strong> table. De même que la bière, le whisky, le breakfast<br />
anglais, etc. Seul le vin reste absent faute d’approvisionne<strong>ment</strong>,<br />
de même que le lapin. (Les Anglo-Saxons<br />
n’en consom<strong>ment</strong> d’ailleurs pas non plus.)<br />
De fait, c’est surtout la cuisine française que l’on<br />
souhaite et que l’on croit adopter, sans doute parce que<br />
sa réputation est incomparable et que le principe de<br />
plaisir n’est pas exclu du chemine<strong>ment</strong> quotidien vers<br />
la “modernité” (au contraire, c<strong>elle</strong>-ci est censée engendrer<br />
un mieux-être en tous domaines), mais aussi parce<br />
que ce trait témoigne d’un choix plus général : cette<br />
famille, <strong>à</strong> l’image de la communauté juive d’Alexandrie,<br />
est francophile. Des différentes versions du modèle<br />
européen, c’est c<strong>elle</strong> de “la patrie des droits de l’homme”<br />
qui exerce sur <strong>elle</strong> le plus d’attrait. Ainsi, les Juifs<br />
d’Alexandrie qui n’avaient pas de langue vernaculaire<br />
ont-ils fait choix du français devenu chez tous, <strong>à</strong> partir<br />
des années 1920, la langue usu<strong>elle</strong> du foyer, en lieu et<br />
place de l’arabe, encore en usage au début du siècle.<br />
En vertu de quoi, par exemple, dans la famille observée,<br />
la viande de bœuf poêlée ou grillée, le steak, le “bifteck”<br />
accompagné de pommes de terre frites (perçus comme<br />
195
typique<strong>ment</strong> français) deviennent-ils une des manières<br />
les plus appréciées et les plus courantes d’apprêter le<br />
bœuf, presque une institution.<br />
L’européanisation s’exprime aussi, bien sûr, dans les<br />
manières de table, qui deviennent totale<strong>ment</strong> européennes,<br />
de même que la vaiss<strong>elle</strong> et le mobilier.<br />
L’ENVIRONNEMENT SOCIAL<br />
Outre les origines et l’européanisation, un autre point<br />
exerce son influence sur les attitudes ali<strong>ment</strong>aires :<br />
l’Egypte est un pays pauvre très inégalitaire et cela porte<br />
deux conséquences auxqu<strong>elle</strong>s Alexandrie n’échappe<br />
pas car, si l’on a pu dire qu’<strong>elle</strong> n’était pas vrai<strong>ment</strong><br />
égyptienne, l’enrichisse<strong>ment</strong> et l’activité de la cité<br />
“cosmopolite” y ont attiré des migrants égyptiens qui<br />
constituent le socle démographique de la ville (5/6 de<br />
la population) en une catégorie sociale comparative<strong>ment</strong><br />
très démunie (les riches Egyptiens sont peu nombreux<br />
et beaucoup vivent au Caire) :<br />
– les contraintes qu’impose la nécessaire redistribution<br />
;<br />
– le “manger” institué en tant que marqueur de<br />
richesse.<br />
L’Egypte ne connaît, <strong>à</strong> l’époque, ni famine ni disette :<br />
son agriculture, indépendante des aléas climatiques, est<br />
rythmée par la crue annu<strong>elle</strong> du Nil, qui amende les sols<br />
et permet deux récoltes grâce <strong>à</strong> une savante et plurimillénaire<br />
gestion de l’eau (irrigation) ; <strong>elle</strong> offre l’avantage<br />
de la régularité. Mais c’est tout de même, pour la<br />
très grande majorité, un pays de frugalité : la surface<br />
agricole non extensible, le régime de grandes propriétés,<br />
l’importance des cultures industri<strong>elle</strong>s spéculatives ne<br />
196
laissent aux fellahs que le strict nécessaire, et le place<br />
dans la perspective d’une économie de subsistance. Dès<br />
lors, la nourriture y est l’un des critères de la richesse :<br />
le riche doit <strong>faire</strong> montre d’abondance en ce domaine<br />
comme dans les autres. En vertu de quoi, il doit paraître<br />
prospère dans son corps et mériter en outre, par son<br />
ostentation et sa générosité, le respect et la considération<br />
que le commun voue aux notables. A Alexandrie,<br />
dans la famille observée, cela s’exprime entre autres dans<br />
le rapport <strong>à</strong> la domesticité : d’une part, c<strong>elle</strong>-ci bénéficie<br />
du même régime ali<strong>ment</strong>aire que ses employeurs<br />
(sauf les interdits religieux) et il s’agit l<strong>à</strong> aussi d’une<br />
attitude conçue comme moderniste, démocratique ; <strong>elle</strong><br />
reçoit d’autre part une partie de son salaire en nature<br />
(présentée comme un don supplé<strong>ment</strong>aire, une libéralité)<br />
sous forme de nourriture, ce qui permet au domestique<br />
des uns de <strong>faire</strong> lui aussi œuvre de redistribution<br />
auprès de sa famille et de ses voisins, d’illustrer ainsi <strong>à</strong><br />
son tour dans son cadre (par sa “générosité”) la figure<br />
du notable en en assumant le rôle.<br />
La seconde conséquence est la persistance d’une<br />
attitude qui consiste <strong>à</strong> privilégier l’abondance et les<br />
nourritures les plus “riches”, plutôt que la diététique.<br />
Ce qui s’exprime dans le goût du gras, du sucré, du<br />
sirupeux. L’embonpoint est, de même que chez les<br />
Arabes de plus humble condition, tenu en haute estime,<br />
comme un signe de prospérité. On ne <strong>cherche</strong>ra aucune<strong>ment</strong><br />
<strong>à</strong> l’éviter. Un homme gros est un homme “fort”,<br />
dans le sens où il a de la force, de la puissance, du<br />
confort, bref une opulence dont il doit <strong>faire</strong> étalage de<br />
manière ostentatoire (de même, une épouse replète<br />
montre qu’<strong>elle</strong> est bien nourrie et inactive, donc servie<br />
par une domesticité).<br />
197
En résumé, l’ali<strong>ment</strong>ation porte les traits principaux<br />
de la société alexandrine :<br />
– ville dont la population est composite (pluri<strong>elle</strong>) ;<br />
– ville d’immigrants ;<br />
– ville opulente dans un pays pauvre : évergétisme<br />
et ostentation ;<br />
– ville dont les regards se portent vers le modèle et<br />
la “culture” européens : volonté de distanciation avec<br />
la société locale qui tend <strong>à</strong> conférer un statut colonial <strong>à</strong><br />
une cité qui, <strong>à</strong> l’origine, ne l’était pas (sauf <strong>à</strong> considérer<br />
les Turcs ottomans comme des colonisateurs, mais la<br />
structure de leur empire était autre).<br />
LA DIASPORA<br />
Des quatre aspects énumérés ci-dessus, c’est le dernier<br />
qui s’imposera. Les communautés capitulaires vont se<br />
transformer progressive<strong>ment</strong> en minorités étrangères<br />
dans une ville qui devient égyptienne. L’aboutisse<strong>ment</strong><br />
en sera le départ, l’exil, la dispersion. Entre-temps, il<br />
y aura eu un “métissage” (plus seule<strong>ment</strong> du mimétisme)<br />
favorisé par les conditions particulières que la Seconde<br />
Guerre mondiale impose <strong>à</strong> la ville et <strong>à</strong> sa population.<br />
En deux mots : Alexandrie devient la base de la Royal<br />
Navy dans le bassin oriental de la Méditerranée, ce qui<br />
suscite une présence militaire nombreuse : jeunes hommes<br />
mobilisés loin de chez eux, dans un climat de tragédie ;<br />
les familles les accueillent et la pratique des “marraines<br />
de guerre” se répand. Les Juifs, en particulier, se sentent<br />
de connivence avec les alliés et participent volontiers <strong>à</strong><br />
l’effort de guerre, notam<strong>ment</strong> comme auxiliaires volontaires<br />
(armée, aviation, défense passive).<br />
D’autre part, le personnel colonial, qui séjournait en<br />
Haute-Egypte ou sur le canal et ne faisait usu<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
198
que passer <strong>à</strong> Alexandrie, se trouve bloqué sine die en<br />
Egypte. Il séjourne désormais aussi <strong>à</strong> Alexandrie (lors<br />
des vacances) et se mêle, somme toute natur<strong>elle</strong><strong>ment</strong>,<br />
davantage <strong>à</strong> la population, notam<strong>ment</strong> dans les clubs<br />
(hauts lieux de sociabilité <strong>à</strong> Alexandrie comme dans<br />
toutes les colonies anglaises). Tout cela induit l’ouverture<br />
accrue des communautés. Des mariages “mixtes” en<br />
sont une des conséquences, et les Alexandrins acquièrent<br />
leur brevet d’“Occidentaux” (mais s’éloignent encore<br />
des Egyptiens). Lorsque surviendra l’échéance de 1956,<br />
c’est en tant que tels qu’ils devront partir.<br />
L’évolution des comporte<strong>ment</strong>s ali<strong>ment</strong>aires, après le<br />
départ, est marquée surtout par la volonté d’acquisition<br />
définitive de marques indiscutables d’intégration et de<br />
détache<strong>ment</strong> par rapport aux origines ; le cas des Juifs<br />
d’Alexandrie est particulier. Les autres communautés<br />
avaient, ou pouvaient avoir, une “identité nationale” :<br />
Grecs, Italiens, Syriens, Anglais ou Français pouvaient<br />
“rentrer chez eux”. Les Juifs étaient pour une bonne part<br />
apatrides et n’avaient pas de langue nationale. Ils avaient<br />
adopté le français mais n’avaient pas tous pour autant des<br />
passeports français. Leur destination “refuge national”<br />
aurait pu être Israël, mais ce ne fut le cas que pour une<br />
petite moitié d’entre eux. La majorité choisit l’Europe<br />
occidentale, préférenti<strong>elle</strong><strong>ment</strong> le Royaume-Uni, la France,<br />
l’Italie et l’Amérique (Etats-Unis, Brésil, Argentine).<br />
La plupart d’entre eux étaient des séfarades originaires<br />
de l’Empire ottoman ou du Maghreb où, avant<br />
d’immigrer <strong>à</strong> Alexandrie, ils se trouvaient dans un état<br />
de sujétion (Dhimmi 4) et cultur<strong>elle</strong><strong>ment</strong> arabisés.<br />
4. Le statut des non-musulmans est traditionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong> défini par le<br />
Coran qui reconnaît le caractère multiforme du phénomène religieux.<br />
La tolérance n’y concerne cependant que les gens du livre : chrétiens,<br />
juifs et sabéens (peut-être les gnostiques), dont l’infériorité, inscrite<br />
199
Alexandrie fut le lieu de leur émancipation qui s’est<br />
exprimée dans un processus volontaire d’européanisation<br />
(c’est-<strong>à</strong>-dire occidentalisation par rapport <strong>à</strong> une<br />
origine orientale). Dès lors qu’ils avaient quitté<br />
Alexandrie, leur souci fut de le parachever et de s’intégrer<br />
l<strong>à</strong> où ils étaient en s’efforçant, tant que <strong>faire</strong> se<br />
pourrait, d’effacer les traces de la période “arabe” origin<strong>elle</strong>.<br />
Les attitudes ali<strong>ment</strong>aires étaient un des domaines<br />
où ce souci pouvait s’exprimer avec une bonne efficacité<br />
(mieux que dans d’autres, comme la langue par<br />
exemple, où l’accent reste souvent irréductible), sans<br />
avoir <strong>à</strong> renoncer <strong>à</strong> des “valeurs” jugées plus essenti<strong>elle</strong>s.<br />
Mais la démarche et son aboutisse<strong>ment</strong> seront différents<br />
selon le pays d’accueil (le rôle et la place qu’y tient<br />
l’ali<strong>ment</strong>ation), la fonction sociale, la situation familiale<br />
et le temps.<br />
Ainsi, dans le cas d’une famille issue d’un mariage<br />
mixte en Angleterre, l’assimilation est totale : les usages<br />
ali<strong>ment</strong>aires anglais sont exclusifs. La même situation<br />
en France ouvre <strong>à</strong> un comporte<strong>ment</strong> plus modulé. Il faut<br />
noter <strong>à</strong> ce propos que les mariages hors communauté ont<br />
été contractés <strong>à</strong> Alexandrie. Les non-Alexandrins (Français<br />
ou Anglais) étaient des “coloniaux”, pour qui la<br />
période “égyptienne” a pris, après le retour, figure de<br />
saga exotique, voire d’“âge d’or”, que les uns et les autres<br />
se plaisent <strong>à</strong> évoquer. Or, si les Anglais se satisfont<br />
d’en parler, les Français ne répugnent pas <strong>à</strong> illustrer, <strong>à</strong><br />
l’occasion, leurs souvenirs d’“agapes remémoratrices”.<br />
Mais cela reste des mo<strong>ment</strong>s d’exception. L’usage courant<br />
est aussi rapide<strong>ment</strong> devenu français. Ce n’est que<br />
dans la Loi divine, était marquée par un pacte, la Dhimma, portant<br />
obligation d’acquitter une capitation, la djizia, qui était <strong>à</strong> la fois un tribut<br />
et une marque de soumission ; en échange de quoi tout Dhimmi<br />
devait être protégé dans sa personne et ses biens.<br />
200
dans le cas de translation d’une famille alexandrine (sans<br />
mariage mixte) que l’on voit se conserver davantage<br />
des recettes et des goûts égyptiens, le plus souvent dans<br />
la périphérie des repas, sous forme d’accompagne<strong>ment</strong>s<br />
offerts comme friandises autour d’un menu principal<br />
bien français (ou conçu comme tel).<br />
Au Brésil, le comporte<strong>ment</strong> est identique, d’autant<br />
qu’il s’agit vrai<strong>ment</strong> d’une immigration avec découverte<br />
et apprentissage d’une culture nouv<strong>elle</strong> qui n’existait<br />
pas <strong>à</strong> Alexandrie. On en adopte alors tous les traits,<br />
en gardant (comme <strong>à</strong> Alexandrie) un regard vers l’Europe.<br />
Mais l<strong>à</strong>, la hiérarchie sociale joue un rôle imminent.<br />
Au sommet de l’éch<strong>elle</strong> sociale, la référence <strong>à</strong> l’Egypte<br />
s’efface au profit de la proclamation de l’identité brésilienne.<br />
En revanche, conservation de la langue et du<br />
“goût” français comme marqueurs dans le melting-pot<br />
brésilien où les identités se juxtaposent plutôt qu’<strong>elle</strong>s<br />
ne se fondent.<br />
Par ailleurs, l’organisation socio-économique au Brésil<br />
n’étant pas sans présenter nombre d’analogies avec c<strong>elle</strong><br />
de l’Egypte <strong>à</strong> l’époque coloniale – on y observe notam<strong>ment</strong><br />
les mêmes contrastes – et les mêmes causes produisant<br />
les mêmes effets, une procédure privée de<br />
redistribution des richesses s’impose de la même manière.<br />
Dès lors, l’évergétisme sera l’une des pratiques “alexandrines”<br />
qu’on retrouvera au Brésil aussi bien vis-<strong>à</strong>-vis<br />
des domestiques que des employés d’usine : les premiers<br />
étant nourris, logés, soignés, indépendam<strong>ment</strong> de leurs<br />
salaires, les seconds recevant des “cadeaux” sous forme<br />
de nourriture.<br />
Au bas de l’éch<strong>elle</strong>, l’intégration est plus profonde et<br />
moins tapageuse dans l’identité brésilienne (usage exclusif<br />
du portugais) tandis que l’Europe économique<strong>ment</strong><br />
inaccessible s’estompe. Curieuse<strong>ment</strong>, les traditions<br />
201
culinaires égyptiennes se conservent mieux, pour les<br />
jours de fête notam<strong>ment</strong>, peut-être de par leur caractère<br />
exceptionnel ou en référence <strong>à</strong> une époque comparative<strong>ment</strong><br />
plus prospère.<br />
Pour tous, quel que soit le lieu, le temps écoulé confirmant<br />
l’intégration (les enfants et les petits-enfants<br />
n’ont plus rien d’égyptien), ils peuvent se laisser aller <strong>à</strong><br />
revenir <strong>à</strong> des gustations occasionn<strong>elle</strong>s de “souvenir”.<br />
Mais c’est alors au titre de l’exotisme ou du jeu, et souvent<br />
<strong>à</strong> l’occasion d’une réception, pour “<strong>faire</strong> connaître”<br />
<strong>à</strong> un (des) curieux.<br />
On peut se demander, dès lors, ce qu’il leur reste de<br />
particularité. On observe tout d’abord une grande souplesse<br />
du goût. Ils s’adaptent <strong>à</strong> un grand nombre de<br />
cuisines, de la même manière que pour les lieux, les<br />
langues, les cultures. Ils n’ont aucune exclusive, pas<br />
même c<strong>elle</strong> qui consisterait <strong>à</strong> respecter ou adopter c<strong>elle</strong>s<br />
du conjoint (britannique par exemple…). En revanche,<br />
leur intégration présente souvent quelques aspects formels<br />
: comme pour les langues qu’ils parlent un peu<br />
comme des langues étrangères (très bien, mais de<br />
manière académique) ou comme pour certains senti<strong>ment</strong>s<br />
(attache<strong>ment</strong> national ou régional par exemple),<br />
ils ne peuvent vrai<strong>ment</strong> “approfondir”. L’apprentissage<br />
du vin est, de ce point de vue, très démonstratif. Cependant,<br />
ils ont un savoir vaste, connaissant de la même<br />
manière de multiples cuisines (grecque, italienne, arabe,<br />
turque, arménienne, française, anglaise, brésilienne, etc.),<br />
adoptant aussi, facile<strong>ment</strong>, les saveurs nouv<strong>elle</strong>s (cuisine<br />
chinoise ou indienne).<br />
Enfin, leur attitude <strong>à</strong> l’égard de l’acte convivial de<br />
“manger” conserve des traits qui ne sont pas sans rappeler<br />
l’ancien impératif de générosité ostentatoire : ce<br />
sont des “partageurs” qui ne conçoivent que le don,<br />
202
aussi bien au sein de leur famille perçue un peu comme<br />
une mouvance patriarcale (ou matriarcale) que vis<strong>à</strong>-vis<br />
de l’extérieur. Dans les deux cas, la profusion est<br />
requise. Comme en Egypte, un plat ne peut repartir<br />
vide en cuisine. Il faut qu’il en reste, étant entendu que<br />
chaque convive est rassasié. Cette attitude étonne quelquefois<br />
dans la mesure où ils n’acceptent de réciprocité<br />
qu’avec réticence, comme si ce “don” était toujours le<br />
“don pour le prestige” que décrit Marcel Mauss 5 dans<br />
son Essai sur le don.<br />
5. Marcel Mauss, Essai sur le don : forme archaïque de l’échange,<br />
1925, in Sociologie et anthropologie, PUF, 1967.
GENEVIÈVE CAZES-VALETTE<br />
LA VACHE FOLLE<br />
Il semble de moins en moins douteux dans l’esprit de<br />
nombre de <strong>cherche</strong>urs dans le domaine de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />
que manger est un “acte humain total 1” et qu’il<br />
s’agit, pour mieux en rendre compte, “d’adopter une<br />
démarche transdisciplinaire et intégrative 2”. Cependant,<br />
en France, on convoquera volontiers autour de la sociologie<br />
l’anthropologie, la psychologie, l’histoire, la biologie,<br />
voire l’économie, mais rare<strong>ment</strong>, <strong>à</strong> notre connaissance,<br />
le marketing. Pourquoi ?<br />
L’étude des raisons d’une relative coupure entre<br />
sciences sociales et marketing ferait <strong>à</strong> <strong>elle</strong> seule l’objet<br />
d’une re<strong>cherche</strong>. Nous suggérons, <strong>à</strong> la lumière de nos<br />
expériences dans les deux univers, que nombre de préjugés<br />
sous-tendent les représentations, les comporte<strong>ment</strong>s<br />
et les argu<strong>ment</strong>s des deux parties. Partis pris idéologiques<br />
(gauche/droite), préjugés racistes (Ancien/Nouveau<br />
Monde), systèmes de valeurs opposées (université/cité,<br />
int<strong>elle</strong>ctuels/marchands, être/avoir, sacré/profane…),<br />
autant de pistes <strong>à</strong> explorer, même si, sur un continuum,<br />
1. Jean-Pierre Poulain, Anthropo-sociologie de la cuisine et des<br />
manières de tables, thèse pour le doctorat de sociologie, université<br />
de Paris VII-Jussieu, 1985, p. 76.<br />
2. Claude Fischler, L’Homnivore, Odile Jacob, Paris, 1993, p. 21.<br />
205
les positions ne sont pas toujours, sont de moins en<br />
moins, aux extrêmes.<br />
Mais si “le fait scientifique est conquis […] sur les<br />
préjugés 3”, notre ambition <strong>à</strong> tous étant l’élucidation et<br />
l’action dans ce qu’il conviendra peut-être un jour<br />
d’appeler le “champ ali<strong>ment</strong>aire”, alors il nous semble<br />
un préalable nécessaire que de rompre avec les préjugés<br />
qui nous empêchent de <strong>faire</strong> de la re<strong>cherche</strong> ensemble.<br />
Plusieurs argu<strong>ment</strong>s plaident en faveur d’une ré<strong>elle</strong><br />
coopération. Le premier est d’ordre théorique. Dans sa préface<br />
<strong>à</strong> Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss 4,<br />
Claude Lévi-Strauss inclut très claire<strong>ment</strong> les rapports<br />
marchands dans le champ des préoccupations de l’anthropologie<br />
: “Toute culture peut être considérée comme un<br />
ensemble de systèmes symboliques, au premier rang desquels<br />
se placent le langage, les règles matrimoniales, les<br />
rapports économiques 5, l’art, la science, la religion…”<br />
Ainsi, l’économique structure le social et réciproque<strong>ment</strong>.<br />
Or le marketing, dont le sujet central distinctif est<br />
la transaction, est acteur des rapports économiques dans<br />
les cultures occidentales depuis plus de cinquante ans, et<br />
penseur de ses propres productions depuis presque aussi<br />
longtemps. Il peut donc contribuer valable<strong>ment</strong> <strong>à</strong> l’élucidation<br />
des phénomènes ali<strong>ment</strong>aires.<br />
Le deuxième argu<strong>ment</strong> est aussi d’ordre théorique :<br />
Jean-Pierre Corbeau apporte, avec le concept de<br />
“filière du manger 6”, une perspective verticale qui<br />
3. Gaston Bachelard, cité in Raymond Quivy et Luc Van Campenhoudt,<br />
Manuel de re<strong>cherche</strong> en sciences sociales, Dunod, Paris,<br />
1995, p. 14.<br />
4. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1967 (1 re éd.<br />
1950).<br />
5. Souligné par l’auteur.<br />
6. Jean-Pierre Corbeau, “Rituels ali<strong>ment</strong>aires et mutations sociales”,<br />
in Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCII, PUF, Paris, 1992.<br />
206
implique, pour comprendre le mangeur, de l’envisager<br />
au bout d’une chaîne allant de la cueillette, de la chasse<br />
ou de la ferme <strong>à</strong> l’assiette. Ce concept est en effet totale<strong>ment</strong><br />
pertinent, car il permet de prendre en compte le<br />
fait que le mangeur puisse être aussi producteur et<br />
transformateur, ou entrer dans un système d’échanges<br />
économiques et symboliques avec d’autres acteurs de<br />
la filière. Ici encore le marketing, acteur et penseur<br />
<strong>à</strong> divers niveaux de la “filière du manger”, peut contribuer<br />
<strong>à</strong> en décrypter les mécanismes.<br />
Le troisième argu<strong>ment</strong> est plus pragmatique : le marketing<br />
s’est doté d’outils spécifiques d’observation des<br />
consommateurs et des distributeurs qui peuvent constituer<br />
un complé<strong>ment</strong> irremplaçable pour l’élucidation<br />
de certains phénomènes : les panels 7.<br />
Mais plutôt que d’adopter le mode incantatoire, mieux<br />
vaut tenter de <strong>faire</strong> une démonstration sur un cas concret.<br />
Nous nous proposons donc d’exposer en quoi les concepts<br />
du marketing peuvent, associés <strong>à</strong> certains concepts anthropologiques<br />
et sociologiques, éclairer un phénomène,<br />
contribuer <strong>à</strong> le comprendre et <strong>à</strong> agir dessus. Pour illustrer<br />
le propos, nous nous intéresserons <strong>à</strong> un sujet d’actualité<br />
: le cas de la “vache folle”.<br />
Il s’agit simple<strong>ment</strong> ici d’esquisser des pistes de<br />
re<strong>cherche</strong> “indisciplinaire 8” qui pourraient s’avérer<br />
fécondes pour comprendre le phénomène. Nous nous<br />
limiterons donc dans un premier temps <strong>à</strong> repérer les<br />
concepts qui paraissent pertinents et dans un second<br />
temps <strong>à</strong> tenter de les articuler dans une réflexion transversale.<br />
7. Pour une description détaillée de la construction et de l’utilisation<br />
des panels voir Dwight Merunka, Décisions marketing. Concepts, cas<br />
et corrigés, Dalloz, Paris, 1994, p. 82 et sq.<br />
8. Claude Fischler, op. cit., p. 21.<br />
207
LES CLÉS <strong>DE</strong> L’ANTHROPOLOGIE<br />
Le premier concept pertinent en la matière nous paraît<br />
être celui du “principe de l’incorporation 9”. Convaincu de<br />
devenir ce qu’il mange, il n’est pas douteux que le<br />
consommateur ne souhaite pas devenir “fou”. Ce principe<br />
peut aussi expliquer qu’une partie du public assimile<br />
l’intégralité de l’animal <strong>à</strong> la folie et refuse plus ou moins<br />
consciem<strong>ment</strong> de la limiter aux abats malgré la majorité<br />
des informations insistant sur l’innocuité des muscles.<br />
L’analyse originale que fait Noëlie Vialles 10 des rapports<br />
des mangeurs <strong>à</strong> la viande apporte aussi un éclairage<br />
majeur. Elle distingue les “zoophages”, qui<br />
acceptent sereine<strong>ment</strong> l’idée de se représenter un animal<br />
vivant et de le manger, des “sarcophages” (du grec<br />
sarcos, chair) qui préfèrent dissocier physique<strong>ment</strong> et<br />
psychologique<strong>ment</strong> la chair qu’ils consom<strong>ment</strong> de<br />
l’animal vivant dont <strong>elle</strong> est issue. L’achat de produits<br />
prédécoupés et le rejet des abats seraient le fait des sarcophages<br />
qui pourraient être aussi les plus touchés par<br />
la crise actu<strong>elle</strong>.<br />
Ces différences de rapports <strong>à</strong> la viande s’inscrivent<br />
probable<strong>ment</strong> dans un cadre plus large : celui du vieux<br />
débat nature/culture et de “l’ambivalence des ali<strong>ment</strong>s<br />
dans l’ère industri<strong>elle</strong> 11” où s’opposent tenants de l’ali<strong>ment</strong><br />
naturel et tenants de l’ali<strong>ment</strong> industriel (culturel).<br />
Le rapport <strong>à</strong> la nature, survalorisée par les uns, dévalorisée<br />
9. Claude Fischler, op. cit., p. 66 et sq.<br />
10. Noëlie Vialles, Le Sang et la chair. Les abattoirs des pays de<br />
l’Adour, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1987.<br />
11. Jean-Pierre Poulain et Bernard Saint-Sevin, La Restauration<br />
hospitalière. Des attentes ali<strong>ment</strong>aires du malade hospitalisé <strong>à</strong> la<br />
conception du système de restauration, Cristal, 1990, diffusion<br />
Lanore, p. 38-39.<br />
208
par les autres, permet de comprendre le rapport <strong>à</strong> la viande.<br />
L’homme a commis le sacrilège de <strong>faire</strong> manger des ali<strong>ment</strong>s<br />
carnés <strong>à</strong> un herbivore. Revanche de la nature : la<br />
vache en devient “folle 12”. Les tenants de la nature (zoophages<br />
?) se trouvent confortés dans leur opinion, les<br />
tenants de la culture (sarcophages ?) déstabilisés. Pour se<br />
rassurer, de quel côté vont-ils pencher ? Viande ultracivilisée<br />
(en barquette sous film opaque cautionnée par<br />
une marque de fabricant ?) ou retour au naturel ?<br />
On pourrait aussi convoquer ici le concept de tabou.<br />
La “vache <strong>à</strong> lait”, paisible nourricière, devient subite<strong>ment</strong><br />
“folle”… et le consommateur, ahuri, apprend du<br />
même coup qu’il mange des vaches (lui qui croyait<br />
manger du bœuf) et qu’<strong>elle</strong>s sont “folles” !… Devenus<br />
sarcophages plus que zoophages, “nous ne consommons<br />
[…] que de la chair «désexualisée», de la chair dont<br />
l’usage et la nature sont exclusive<strong>ment</strong> ali<strong>ment</strong>aires 13”.<br />
Jeune ou castré, veau ou bœuf, c’est acceptable. Mais<br />
une vache, matern<strong>elle</strong> parce que laitière ou fem<strong>elle</strong><br />
parce que base de l’éducation sexu<strong>elle</strong> de l’enfant en<br />
séjour <strong>à</strong> la campagne 14, n’est-ce pas violer un tabou ou<br />
confiner <strong>à</strong> l’inceste ? Et lorsque la fem<strong>elle</strong> est de plus<br />
folle, folle d’avoir été poussée au “cannibalisme 15”, le<br />
tabou violé ne devient-il pas encore plus manifeste ?<br />
12. On notera au passage que, dans nombre de publications grand<br />
public et de conversations “ordinaires”, l’encéphalite spongiforme<br />
bovine est due <strong>à</strong> l’absorption de farine animale – l’acte carnivore –<br />
et non <strong>à</strong> l’absorption de farine contaminée.<br />
13. Claude Fischler, op. cit., p. 137.<br />
14. François Caviglioli, “Adieu Noiraude, adieu Roussette…”, in<br />
Le Nouvel Observateur, 11-17 avril 1996.<br />
15. Plusieurs confusions entre “carnivore” et “cannibale” se retrouvent<br />
dans les médias grand public après le 20 mars 1996 pour évoquer le<br />
fait que les animaux atteints d’ESB avaient consommé des farines <strong>à</strong><br />
base de protéines de mouton et de bœuf.<br />
209
Pis encore, derrière l’animal sexué – fem<strong>elle</strong> et folle –<br />
ne voit-on pas se profiler les peurs ataviques du monde<br />
chrétien, peur des “mauvaises femmes”, c<strong>elle</strong>s qui sortent<br />
de leur rôle nourricier, les sorcières et autres dangereuses<br />
possédées infernales dont la consommation, sexu<strong>elle</strong> ou<br />
ali<strong>ment</strong>aire, éveille toutes les terreurs 16 ?<br />
Examinant <strong>à</strong> présent l’usage du concept de folie pour<br />
qualifier un animal, on renforce les réflexions qui précèdent<br />
en étayant la thèse de l’anthropomorphisme.<br />
“Le terme de folie n’a plus et n’a peut-être jamais eu de<br />
portée valable que dans la mesure où il vise une réalité<br />
sociale. […] Ce n’est qu’en face des normaux qu’on<br />
trouve les fous et la folie 17”. Est-ce <strong>à</strong> dire que la vache<br />
appartient <strong>à</strong> la société ? Ou que les fantasmes anthropomorphes<br />
déplacent l’encéphalite spongiforme bovine<br />
vers le domaine de la pathologie spécifique<strong>ment</strong> humaine 18<br />
pour rendre compte inconsciem<strong>ment</strong> de l’importance que<br />
revêt pour l’humain ce qu’il incorpore ? Je suis ce que je<br />
mange et réciproque<strong>ment</strong>.<br />
Evoquons enfin les notions d’ethnocentrisme et de<br />
xénophobie avec Claude Lévi-Strauss : “L’attitude la<br />
plus ancienne […] consiste <strong>à</strong> répudier pure<strong>ment</strong> et<br />
simple<strong>ment</strong> les formes cultur<strong>elle</strong>s […] qui sont éloignées<br />
de c<strong>elle</strong>s auxqu<strong>elle</strong>s nous nous identifions. […]<br />
L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe<br />
linguistique, parfois même du village 19.” On peut<br />
16. Jules Michelet, La Sorcière, éd. Paul Viallaneix, Flammarion,<br />
Paris, 1966.<br />
17. Alphonse de Waelens, Encyclopedia Universalis, édition 1990,<br />
p. 600.<br />
18. Même si “le mot «folie» n’appartient pas au discours scientifique<br />
mais au langage courant” comme le rapp<strong>elle</strong> <strong>à</strong> juste titre Sciences<br />
humaines dans son n° 40 de juin 1994 en en-tête de son dossier<br />
“Regards sur la folie”.<br />
19. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Denoël, Paris, 1987, p. 19<br />
et 21.<br />
210
comprendre alors com<strong>ment</strong> certains Français, au<br />
mépris de toute distance scientifique, se contentent de<br />
la <strong>ment</strong>ion VF (Viande Française) pour se rassurer.<br />
L’ennemi c’est l’étranger, et la “perfide Albion” fait un<br />
ennemi facile <strong>à</strong> identifier et crédible. D’autres évoquent<br />
ouverte<strong>ment</strong> l’hypothèse d’un complot des Etats-Unis<br />
supposés se venger en déstabilisant l’Europe du refus<br />
qu’avait opposé c<strong>elle</strong>-ci <strong>à</strong> l’importation de viande américaine<br />
(notoire<strong>ment</strong> hormonée) lors des derniers accords<br />
du GATT Le spectre de “l’impérialisme américain”<br />
refait surface…<br />
Principe de l’incorporation, rapport <strong>à</strong> la viande plus<br />
ou moins coupable, rapport <strong>à</strong> la nature, tabou du cannibalisme,<br />
singulière<strong>ment</strong> de la mère, fantasme latent<br />
de l’inceste, peur de la sorcière, anthropomorphisme,<br />
ethnocentrisme et xénophobie, autant de concepts qui<br />
permettent de décoder anthropologique<strong>ment</strong> la presse<br />
et les conversations ordinaires depuis le 20 mars 1996.<br />
LES CLÉS <strong>DE</strong> LA SOCIOLOGIE<br />
Le premier apport, <strong>à</strong> relier <strong>à</strong> la notion de “filière du<br />
manger”, est celui de la simple, mais nécessaire, analyse<br />
de l’évolution de la structure sociale française en<br />
terme d’habitat urbain ou rural. L’urbanisation croissante<br />
20 a peu <strong>à</strong> peu coupé les citadins des produits ali<strong>ment</strong>aires<br />
<strong>à</strong> l’état brut, hors, parfois, des fruits et légumes<br />
issus de leur jardin. L’auto-consommation devient de plus<br />
en plus rare, même en milieu rural 21 où la spécialisation<br />
20. France Guérin-Pace et Denise Pumain, “150 ans de croissance<br />
urbaine”, in Economie et statistiques, n° 230, mars 1990, p. 5 et sq.<br />
21. Michèle Bertrand, “Consommation et lieux d’achats des produits<br />
ali<strong>ment</strong>aires en 1983” et “Consommation et lieux d’achats<br />
211
s’installe. Le public devient donc un “consommateur<br />
pur 22” placé au bout d’une chaîne inconnue de lui et,<br />
par l<strong>à</strong>, mystérieuse voire inquiétante, où il se voit proposer<br />
d’acheter une entrecôte en barquette en libreservice<br />
sans médiation aucune ou enracine<strong>ment</strong> dans<br />
un animal vivant, par lui identifiable. Paradoxale<strong>ment</strong>,<br />
même le sarcophage, s’il ne veut pas voir cet animal,<br />
aimerait peut-être savoir d’où il vient.<br />
Encore en relation avec la “filière du manger”, les<br />
notions psycho-sociologiques de “canal” et de “portier”<br />
de Kurt Lewin 23 retravaillées par Jean-Pierre Poulain<br />
éclairent notre compréhension des choix en matière<br />
d’ali<strong>ment</strong>ation. “Les ali<strong>ment</strong>s ne se déplacent pas tout<br />
seuls. Leur entrée dans un canal […] s’effectue par,<br />
grâce et sous le contrôle d’individus qui sont en interaction<br />
avec le mangeur et entre eux. Dès lors, leur<br />
représentation des besoins et des désirs de l’autre (le<br />
mangeur) et de leurs rôles sociaux […] surdétermine<br />
leur décision 24”. On comprend ainsi, par exemple, que<br />
sous la pression d’associations de parents d’élèves<br />
(portiers), certains intendants (portiers) de cantines<br />
scolaires aient pure<strong>ment</strong> et simple<strong>ment</strong> banni toute<br />
viande de bœuf de leurs menus. On entrevoit de la<br />
même manière la nécessité de s’intéresser en priorité <strong>à</strong><br />
l’acheteur, <strong>à</strong> celui qui se rend sur le lieu de vente, car<br />
son rôle de “portier” est crucial. C’est sur lui, et en<br />
des produits ali<strong>ment</strong>aires en 1991”, INSEE. En comparant ces résultats,<br />
l’auto-consommation de la population totale passe de 8,2 % <strong>à</strong><br />
6,3 %, et c<strong>elle</strong> des agriculteurs exploitants de 37,8 % <strong>à</strong> 31,2 %.<br />
22. Claude Fischler, op. cit., p. 216 et sq.<br />
23. Kurt Lewin, “Forces behind food habits and methods of change”,<br />
Bulletin Nat. Res. Council, CVIII, p. 35-65, repris in Psychologie<br />
dynamique, PUF, 1959.<br />
24. Jean-Pierre Poulain, “Contribution <strong>à</strong> l’étude des pratiques ali<strong>ment</strong>aires<br />
des Français”, <strong>à</strong> paraître.<br />
212
fonction de ses attentes, que doivent s’exercer d’abord<br />
les actions de communication et de réassurance.<br />
Notion complé<strong>ment</strong>aire de la précédente, c<strong>elle</strong> d’unité<br />
de consommation. Le “portier” n’est pas isolé : il interagit<br />
avec et dans un ménage, que ce soit au sens ordinaire (une<br />
famille) ou au sens de communauté commensale (une cantine,<br />
un restaurant d’entreprise ou un restaurant commercial…).<br />
Et les considérations sur le rôle central du<br />
“portier” ne doivent pas <strong>faire</strong> oublier que dans l’unité de<br />
consommation existent des échanges, des pressions plus<br />
ou moins appuyées pour infléchir les choix de l’acheteur.<br />
D’autre part l’acheteur peut aussi, sans pressions explicites,<br />
prendre plus ou moins en compte ce qu’il sait ou<br />
croit savoir des attentes des membres de son unité de<br />
consommation.<br />
Autre notion, issue de la re<strong>cherche</strong> anthroposociologique<br />
sur l’ali<strong>ment</strong>ation : la place d’un ali<strong>ment</strong><br />
dans la structure d’un repas. Une étude récente sur la<br />
perméabilité des consommateurs aux ali<strong>ment</strong>s nouveaux<br />
confirme empirique<strong>ment</strong> la place primordiale de la viande<br />
en France déj<strong>à</strong> évoquée par Jean-Pierre Poulain 25 et<br />
Claude Fischler 26. “L’ali<strong>ment</strong> nouveau sera mieux accepté<br />
quand… on ne le mange pas ! […] Le plat principal<br />
[est] l’essentiel, ce qui vrai<strong>ment</strong> nourrit. […] C’est<br />
pourquoi on trouve plus souvent des rejets sur des produits<br />
tels que les plats cuisinés, la viande et la charcuterie 27”.<br />
25. Jean-Pierre Poulain, “Les nouveaux comporte<strong>ment</strong>s ali<strong>ment</strong>aires”,<br />
in Revue technique des hôtels et restaurants, éditions BPI,<br />
oct. 1993.<br />
26. Claude Fischler, op. cit., p. 119 et sq.<br />
27. Gilles Auriol, “Etude du comporte<strong>ment</strong> des consommateurs face<br />
<strong>à</strong> un produit ali<strong>ment</strong>aire nouveau. Néophilie ou néophobie ?”, thèse<br />
professionn<strong>elle</strong> de mastère spécialisé en interface marketing et technologie<br />
agroali<strong>ment</strong>aire, Ecole supérieure de commerce de Toulouse,<br />
1994.<br />
213
Ainsi, viande d’autruche et de bison provoquent nette<strong>ment</strong><br />
plus de réactions de rejet que des légumes ou des<br />
fruits exotiques et a fortiori des produits de grignotage<br />
type nouv<strong>elle</strong>s graines salées pour apéritif. La viande<br />
moderne rejoint ainsi symbolique<strong>ment</strong> son ancienne<br />
acception, puisque “le terme français «viande» (du latin<br />
vivanda) a désigné l’ali<strong>ment</strong> en général avant d’acquérir,<br />
au début du XVII e siècle, son sens actuel 28” de chair animale.<br />
La centralité de la viande dans l’esprit des Français<br />
explique probable<strong>ment</strong> en partie la forte charge d’angoisse<br />
qu’un doute sur ce type d’ali<strong>ment</strong> peut provoquer.<br />
Dernier élé<strong>ment</strong> susceptible <strong>à</strong> nos yeux de contribuer<br />
<strong>à</strong> comprendre le phénomène de la “vache folle” : les institutions<br />
tutélaires dans leur rôle de prescripteurs normatifs.<br />
L’Eglise catholique ne représente plus une autorité<br />
en matière ali<strong>ment</strong>aire. Depuis le concile Vatican II<br />
(1962-1965), les interdits et prescriptions 29 ont été<br />
assouplis et seul l’esprit est prôné, non la lettre.<br />
D’autre part, le taux de pratique religieuse a considérable<strong>ment</strong><br />
baissé 30.<br />
L’Etat et le corps médical ont pris le relais sur les<br />
esprits en matière de protection et de prescription auprès<br />
du mangeur. Mais leur crédibilité a été sérieuse<strong>ment</strong><br />
entamée lors de “l’af<strong>faire</strong> du sang contaminé” et les faits<br />
sont encore récents donc prégnants dans les mémoires 31.<br />
28. Claude Fischler, op. cit., p. 121.<br />
29. Trois prescriptions existaient depuis le IV e siècle : le jeûne<br />
eucharistique (interdiction de manger avant la communion <strong>à</strong> partir<br />
de la mi-nuit précédente), l’abstinence de viande le vendredi, le jeûne<br />
et l’abstinence de viande les vendredis de carême.<br />
30. Yves Lambert et Guy Michelat, Crépuscule des religions chez les<br />
jeunes ? Jeunes et religions en France, coll. “Logiques sociales”,<br />
L’Harmattan, Paris, 1992, p. 43 et sq.<br />
31. Françoise Harrois-Monin, “Faut-il avoir confiance en la science ?”,<br />
in L’Express du 13/6/96, p. 52 et sq.<br />
214
Cela explique probable<strong>ment</strong> en partie les doutes de<br />
certains consommateurs sur la validité du label VF et<br />
sur l’innocuité probable des muscles. Les scientifiques<br />
eux-mêmes sont d’ailleurs devenus très prudents dans<br />
leurs affirmations, et leurs hésitations laissent imaginer<br />
le pire.<br />
Considérons enfin les médias, que nous intégrons<br />
dans les institutions tutélaires compte tenu de leur pouvoir<br />
de formation de l’opinion de la population. Leur<br />
rôle, en particulier celui de la télévision, semble être<br />
crucial dans le cas qui nous occupe. Du 20 mars <strong>à</strong> fin<br />
septembre 1996, date de notre rédaction, il ne s’est guère<br />
passé une semaine sans que, via la télévision, la radio,<br />
les quotidiens, les hebdomadaires ou les mensuels, le<br />
public n’ait été exposé, <strong>à</strong> plus ou moins forte dose, <strong>à</strong> une<br />
“information” souvent plus affolante qu’objective sur<br />
le sujet 32. Il est d’ailleurs troublant de constater une<br />
corrélation négative très nette entre l’intensité de la<br />
médiatisation de la vache folle et les courbes d’achats<br />
de viande bovine. Ainsi, en avril la chute des achats est<br />
très nette ; en mai les médias se cal<strong>ment</strong> et la consommation<br />
se redresse. Début juin, on annonce que des farines<br />
contaminées auraient été massive<strong>ment</strong> importées en<br />
France : nouv<strong>elle</strong> chute des achats. La période des Jeux<br />
olympiques d’Atlanta et le mois d’août – traditionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
peu téléphile – ont ensuite connu un regain<br />
d’achats vite freiné par l’annonce début septembre de<br />
32. Quelques titres de revues pourtant peu tournées vers le scandale<br />
institutionnalisé suffisent <strong>à</strong> illustrer le propos : “Faut-il avoir peur<br />
des vaches folles ?” (L’Express du 28/3/96), “Vache folle : la psychose”<br />
(Le Nouvel Observateur du 28/3/96), “Ali<strong>ment</strong>ation. Les<br />
dangers cachés” (L’Evéne<strong>ment</strong> du Jeudi du 11/4/96), “Alerte <strong>à</strong> la<br />
bouffe folle” (Le Nouvel Observateur du 11/4/96).<br />
215
la transmissibilité possible au veau et de l’importation<br />
persistante (en fraude) de farines et viandes anglaises.<br />
Urbanisation, perte de lien avec le produit brut, absence<br />
de repères, notions de “portier” et d’unité de consommation,<br />
centralité de la viande dans la prise ali<strong>ment</strong>aire<br />
des Français, rôle dévalué ou alarmiste des institutions<br />
tutélaires, autant de points qui permettent de décoder<br />
sociologique<strong>ment</strong> le comporte<strong>ment</strong> de consommation<br />
des Français en matière de viande bovine depuis le<br />
20 mars 1996.<br />
LES OUTILS DU MARKETING<br />
La première contribution du marketing est c<strong>elle</strong> de ses<br />
outils de surveillance du marché : les panels. Ce sont des<br />
échantillons permanents de consommateurs ou de distributeurs,<br />
représentatifs de la population des ménages ou<br />
des commerces. Grâce aux nouv<strong>elle</strong>s technologies de<br />
recueil (appareils <strong>à</strong> lecture optique de codes-barres) et<br />
de transmission (modem) de l’information, ils permettent<br />
de disposer quasi instantané<strong>ment</strong> de données sur les achats<br />
des Français, données longitudinales puisque le recueil<br />
s’effectue chaque semaine auprès du même échantillon.<br />
Ainsi, le panel ConsoScan de la société Secodip est<br />
constitué de 8 000 ménages représentatifs des quelque<br />
22 millions de ménages français sur plusieurs critères :<br />
âge de la ménagère, taille du foyer, présence d’enfants,<br />
région d’habitat, taille de la commune d’habitat, PCS,<br />
niveau de revenu… Disposant de données historiques sur<br />
les achats des panélistes ainsi caractérisés, c’est une véritable<br />
mine d’informations que tout <strong>cherche</strong>ur y ayant<br />
accès peut explorer en tous sens. On peut en particulier<br />
y étudier les transferts entre espèces animales et entre<br />
216
types de magasins avant et après la crise. Sociologues,<br />
anthropologues et gens de marketing disposent ainsi en<br />
partie des moyens de tester un certain nombre d’hypothèses<br />
explicatives des comporte<strong>ment</strong>s actuels.<br />
Ainsi, pour le cas de la “vache folle”, nous disposons<br />
actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> des résultats sur l’ensemble de la population<br />
des ménages, comparés aux données des mêmes<br />
semaines en 1995, de manière <strong>à</strong> prendre en compte les<br />
effets éventuels de saisonnalité. Ils permettent d’ores et<br />
déj<strong>à</strong> de confirmer par des données chiffrées la réalité<br />
de la crise 33.<br />
Si l’on s’intéresse tout d’abord aux quantités de viande<br />
achetées (QA) par les ménages français, les comparaisons<br />
après/avant crise et 1996/1995 après le 20 mars<br />
convergent (tableau 1) : le bœuf et les abats ont ré<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
perdu des ventes, les produits de substitution ont<br />
claire<strong>ment</strong> été le cheval et surtout le poulet PAC (prêt <strong>à</strong><br />
cuire) Label Rouge.<br />
Le tableau 2 permet de se rendre compte que la<br />
baisse moyenne des quantités achetées entre les semaines<br />
12 et 19 a été de 27%. Cette baisse peut s’expliquer par<br />
11% de baisse des quantités achetées par ménage acheteur<br />
(QA/NA) mais surtout par 18% de baisse du nombre<br />
d’acheteurs (NA). Les résultats détaillés du panel permettent<br />
d’en savoir plus sur le type de ménage ayant<br />
cessé d’acheter du bœuf après la crise : ce sont des<br />
consommateurs âgés, plutôt aisés et plutôt urbains. Il<br />
conviendrait de vérifier par des investigations plus<br />
qualitatives s’il n’y a pas un lien avec la sarcophagie,<br />
c’est en tout cas l’hypothèse que nous émettons.<br />
33. Résultats Secodip traités par M. Régis Devine, Division Economie<br />
et Prospective de l’OFIVAL (Office national interprofessionnel<br />
des viandes de l’élevage et de l’aviculture), juin 1996.<br />
217
TABLEAU 1 : ÉVOLUTION <strong>DE</strong>S QUANTITÉS ACHETÉES PAR<br />
LES MÉNAGES<br />
218<br />
Type de viande<br />
SEMAINES 1996<br />
(crise : sem. 11)<br />
Evolution semaines<br />
9 <strong>à</strong> 16 (après crise)<br />
1996/1995<br />
Quantités achetées<br />
pour 100 ménages<br />
Evolution semaines<br />
9 <strong>à</strong> 16 (après crise)/<br />
5 <strong>à</strong> 12 (avant crise)<br />
Bœuf – 17 % – 27 %<br />
Veau – 6 % – 3 %<br />
Abats – 34 % – 42 %<br />
Viande ovine + 2 % + 38 %<br />
Porc + 7 % + 6 %<br />
Cheval + 23 % + 15 %<br />
Poulet + 6 % + 15 %<br />
Poulet PAC label + 21 % + 22 %<br />
Dinde + 2 % + 13 %<br />
Nombre de ménages<br />
acheteurs<br />
10 108 103 105<br />
11 104 103 101<br />
12 85 95 89<br />
13 74 81 91<br />
14 66 78 85<br />
15 68 75 91<br />
16 75 80 94<br />
17 70 79 89<br />
18 76 82 93<br />
19 72 87 83<br />
Moyenne semaines 73 82 89<br />
12 <strong>à</strong> 19 (- 27 %) (- 18 %) (- 11 %)<br />
TABLEAU 2 : COMPARAISON QA, NA ET QA/NA, BASE :<br />
INDICE 100, SEMAINE 9, 1996<br />
QA/NA
Pour ce qui concerne les circuits de distribution fréquentés<br />
(tableau 3), les résultats sont tout aussi parlants :<br />
les GMS (Grandes et Moyennes Surfaces) ont proportionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
beaucoup plus perdu de ventes que les<br />
boucheries traditionn<strong>elle</strong>s. C<strong>elle</strong>s-ci perdent <strong>à</strong> peine<br />
5,5% en viande de bœuf, si l’on gomme l’effet de saisonnalité<br />
en comparant 1996 avec 1995 <strong>à</strong> la même<br />
période. Restera <strong>à</strong> vérifier, lorsque nous disposerons<br />
des résultats de transferts, si les consommateurs des<br />
deux circuits sont restés dans leur circuit habituel en<br />
baissant leur consommation moyenne ou bien s’il y a<br />
eu déplace<strong>ment</strong> des achats des GMS vers les boucheries<br />
traditionn<strong>elle</strong>s.<br />
Viande / Circuit<br />
Evolution semaines<br />
12 <strong>à</strong> 19 (après crise)<br />
1996/1995<br />
Evolution semaines<br />
12 <strong>à</strong> 19 (après crise)/<br />
9 <strong>à</strong> 11 (avant crise)<br />
Bœuf<br />
– en GMS – 22,0 % – 33,3 %<br />
– en boucherie – 5,5 % – 16,5 %<br />
Abats<br />
– en GMS – 43,0 % – 49,0 %<br />
– en boucherie – 23,0 % – 28,0 %<br />
TABLEAU 3 : ÉVOLUTION <strong>DE</strong>S QA POUR 100 MÉNAGES PAR<br />
CIRCUIT <strong>DE</strong> DISTRIBUTION.<br />
Dernier élé<strong>ment</strong> issu des résultats du panel : l’évolution<br />
des prix payés par les acheteurs. Il apparaît que la crise<br />
n’a eu aucune incidence <strong>à</strong> ce niveau : les prix moyens<br />
relevés sont légère<strong>ment</strong> (- 3 %) inférieurs <strong>à</strong> l’année<br />
précédente, que ce soit avant ou après le 20 mars 1996,<br />
219
et ils aug<strong>ment</strong>ent, en 1996 comme en 1995, ce qui correspond<br />
au passage saisonnier des viandes <strong>à</strong> bouillir de<br />
l’hiver aux viandes <strong>à</strong> griller de l’été.<br />
L’outil marketing qu’est le panel s’avère donc précieux<br />
pour vérifier les rumeurs ou suppositions et esquisser,<br />
voire, avec un délai assez faible (deux ou trois mois),<br />
approfondir, des élé<strong>ment</strong>s de compréhension des phénomènes<br />
affectant les achats des ménages.<br />
LES CONCEPTS DU MARKETING<br />
Au-del<strong>à</strong> de ces outils, le marketing peut aussi contribuer<br />
<strong>à</strong> la compréhension du cas de la “vache folle”<br />
grâce <strong>à</strong> certains concepts forgés pour l’étude du comporte<strong>ment</strong><br />
du consommateur.<br />
Le plus fonda<strong>ment</strong>al nous semble celui de risque<br />
perçu qui “consiste en la perception d’une incertitude<br />
relative aux conséquences négatives potenti<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
associées <strong>à</strong> une alternative de choix 34”. Le risque global<br />
serait le produit des pertes potenti<strong>elle</strong>s envisagées et de<br />
l’incertitude. Dans le cas qui nous occupe les pertes potenti<strong>elle</strong>s<br />
paraissent immenses : la maladie de Creutzfeld-<br />
Jakob est en effet réputée fatale 35. Plus que la mort, qui<br />
somme toute peut être considérée comme inéluctable,<br />
c’est, de notre point de vue, la peur de la perte de contrôle<br />
qu’est la folie qui inspire la terreur. Perte de<br />
contrôle de soi, mise sous contrôle par la société, marginalisation,<br />
aliénation sans espoir de guérison, autant de<br />
34. Pierre Volle, “Le concept de risque perçu en psychologie du<br />
consommateur : antécédents et statut théorique”, in Re<strong>cherche</strong> et<br />
applications en marketing, vol. 10, n° 1, 1995.<br />
35. Alain Dauvergne et Madeleine Franck, “Vache folle : ce qu’il<br />
faut savoir”, in Le Point, n° 1228 du 30/3/96.<br />
220
aisons de considérer le risque comme extrême<strong>ment</strong><br />
sérieux. Quant <strong>à</strong> l’incertitude, au gré des informations plus<br />
ou moins précises des autorités tutélaires évoquées<br />
plus haut, <strong>elle</strong> peut varier d’un niveau extrême<strong>ment</strong><br />
faible si le mangeur l’associe aux abats de viande bovine<br />
de provenance anglaise, <strong>à</strong> un niveau maximum s’il<br />
l’associe <strong>à</strong> tout type de morceau de bœuf – voire de<br />
viande – de quelque origine qu’il soit.<br />
Un deuxième concept peut être convoqué dans notre<br />
analyse : celui d’implication. Ce concept, en marketing,<br />
fait l’objet de multiples débats et de re<strong>cherche</strong>s<br />
encore en devenir 36. Pour tenter une synthèse des définitions<br />
proposées par les auteurs qui s’y sont intéressés,<br />
nous avançons la suivante : l’implication est un<br />
état, variable en intensité, d’intérêt, cognitif ou affectif,<br />
durable ou conjoncturel, dépendant de l’individu, de<br />
l’objet et de la situation d’achat ou de consommation et<br />
conduisant le consommateur <strong>à</strong> développer des conduites<br />
spécifiques de consommation et de résolution de problème<br />
avant achat. L’implication est donc de nature<br />
variable et a des causes et des conséquences diverses.<br />
A la lumière des concepts anthropologiques et sociologiques<br />
évoqués plus haut, il nous semble que la nature<br />
de l’implication serait plus affective pour les sarcophages<br />
et plus cognitive pour les zoophages. Compte<br />
tenu de la centralité de la viande dans le repas français,<br />
l’implication doit être durable – c’est “un état stable de<br />
l’individu <strong>à</strong> l’égard d’un produit 37” – mais la crise<br />
actu<strong>elle</strong> doit en exacerber l’intensité. Etant donné 38 que<br />
36. Marc Filser, Le Comporte<strong>ment</strong> du consommateur, Dalloz, Paris,<br />
1994, p. 127 et sq.<br />
37. Ibid., p. 129.<br />
38. Pierre Volle, op. cit., p. 50.<br />
221
le risque perçu est <strong>à</strong> la fois une cause de l’implication<br />
conjonctur<strong>elle</strong> et une conséquence de l’implication durable,<br />
nul doute que le public soit impliqué dans le cas de la<br />
vache folle. Et les conséquences déj<strong>à</strong> identifiées par la<br />
re<strong>cherche</strong> 39 d’une t<strong>elle</strong> implication se retrouvent tout<br />
natur<strong>elle</strong><strong>ment</strong> dans notre cas : intensité de la re<strong>cherche</strong><br />
d’information, complexité accrue du processus de prise<br />
de décision, besoin accru de réduction du risque.<br />
Mais que nous apporte la re<strong>cherche</strong> en marketing en<br />
matière de stratégies des consommateurs pour réduire<br />
leur perception du risque ? Trois élé<strong>ment</strong>s éclairent<br />
notre cas.<br />
Le prix élevé peut être considéré comme un indicateur<br />
de qualité susceptible de réduire le risque 40. Cela<br />
explique peut-être que les prix moyens d’achat de la<br />
viande de bœuf n’aient guère évolué et, en tous les cas,<br />
pas baissé depuis la crise. Cela explique certaine<strong>ment</strong><br />
que les prix de vente n’aient pas baissé, les commerçants<br />
étant parfaite<strong>ment</strong> conscients de l’effet désastreux<br />
qu’aurait pu avoir une t<strong>elle</strong> politique sur l’image<br />
de qualité de leurs produits 41.<br />
Le deuxième élé<strong>ment</strong> réducteur de risque est le point<br />
de vente 42 : un point de vente spécialisé est perçu comme<br />
plus rassurant, ce qui expliquerait la moindre désaffection<br />
des boucheries traditionn<strong>elle</strong>s par rapport aux GMS.<br />
Dernier élé<strong>ment</strong>, et concept majeur en marketing :<br />
la marque. “Choisir une marque reconnue [serait] un<br />
moyen efficace de réduire le risque 43 .” Mais com<strong>ment</strong><br />
39. Marc Filser, op. cit., p. 132-133.<br />
40. Pierre Volle, op. cit., p. 48.<br />
41. Gilles Prod’Homme, “Le consommateur s’inquiète, les marchés<br />
plongent”, in Points de vente, n° 637, avril 1996.<br />
42. Pierre Volle, op. cit., p. 51.<br />
43. Ibid., p. 48.<br />
222
acheter une marque de viande bovine alors qu’il n’en<br />
existe pratique<strong>ment</strong> pas ? Car l<strong>à</strong> est bien le paradoxe :<br />
le marché de la viande est un des marchés où le marketing<br />
est le plus remarquable par son absence.<br />
Pourtant une marque peut effective<strong>ment</strong> être utile.<br />
En effet, hors son rôle juridique de protection, la marque<br />
– au sens étymologique du terme – marque le produit, le<br />
signe, et de ce fait permet d’identifier, de repérer le produit,<br />
constitue un engage<strong>ment</strong> de la part de son “auteur” et<br />
donc garantit une constance, voire une amélioration, de<br />
l’offre qu’<strong>elle</strong> promeut comme différenciée et différenciable<br />
des offres concurrentes sur des critères pertinents.<br />
Le “consommateur pur”, coupé du produit brut, a<br />
besoin de repères, nous l’avons vu. La marque en est un,<br />
entré dans les mœurs de l’acheteur contemporain du<br />
monde occidental. Marque d’entreprise type Charal,<br />
marque d’enseigne type Carrefour ou marque collective<br />
type Label Rouge ou AB (Agriculture Biologique),<br />
ces signes distinctifs permettent de <strong>faire</strong> sortir de la masse<br />
indifférenciable des viandes anonymes les produits sur<br />
lesquels une entité s’engage dans la transparence sur plusieurs<br />
critères dont le plus important compte tenu du<br />
contexte : l’origine des produits. Ainsi s’expliquent le<br />
report de certains acheteurs vers le poulet Label Rouge<br />
(+ 21 % 44), la bonne résistance de Charal et de Carrefour<br />
(respective<strong>ment</strong> – 5 % et – 10 % en avril contre –<br />
25 % en moyenne 45).<br />
Mais ce marquage distancié qu’est la marque, porté<br />
par la seule médiation que constituent l’emballage,<br />
l’étiquette et quelques affiches ou écrans publicitaires<br />
44. Cf. tableau 1, p. 218.<br />
45. Alain Charrier et Marie-Eudes Lauriot Prévost, “Vache folle.<br />
Com<strong>ment</strong> rétablir la confiance”, in Libre service actualités, n° 1496,<br />
13 juin 1996, p. 26 et sq.<br />
223
suffit-il ? Certaine<strong>ment</strong> non, sinon nous aurions observé<br />
une progression massive des produits marqués et non une<br />
moindre baisse.<br />
Les résultats Secodip sur les circuits de distribution<br />
nous suggèrent en revanche que le marquage, l’identification,<br />
peuvent (ou doivent ?) passer par le truche<strong>ment</strong><br />
d’un être humain, dans notre cas : le boucher ou<br />
l’éleveur. Ne parle-t-on pas d’ailleurs de “son” boucher,<br />
celui que l’on connaît, <strong>à</strong> qui l’on peut parler, poser des<br />
questions… Nous avons d’autre part observé dans une<br />
boucherie la fierté de l’artisan et l’intérêt des clients<br />
lorsque, voyant entrer son fournisseur, il a pu l’interp<strong>elle</strong>r<br />
: “Voil<strong>à</strong> celui qui élève mes vaches ! Vous voyez ?<br />
c’est le même que sur la photo, l<strong>à</strong> !…”, désignant une<br />
représentation de l’éleveur en question au milieu de<br />
son troupeau. Les mêmes procédés de marquage humain<br />
ont été utilisés avec succès dans un centre Leclerc où le<br />
chef boucher a fait afficher les noms et numéros de<br />
téléphone des fournisseurs, éleveurs locaux, bien entendu.<br />
Dans un autre centre Leclerc, on utilise en synergie marquage,<br />
référence <strong>à</strong> l’origine (marque d’enseigne Royal<br />
Limousine) et identification physique (exposition de<br />
bêtes primées et méchoui géant de bœuf sur le parking<br />
un samedi soir). Résultat : + 6 % de ventes depuis<br />
avril 1996 46. Marquage humain encore plus proche de<br />
la source, l’achat direct <strong>à</strong> l’éleveur : un couple de jeunes<br />
agriculteurs 47 de la région toulousaine, qui pratique depuis<br />
quelques années la vente directe de bœuf pré-découpé<br />
sous vide, nous confiait récem<strong>ment</strong> que la demande<br />
avait aug<strong>ment</strong>é depuis le début de la crise.<br />
46. Alain Charrier et Marie-Eudes Lauriot Prévost, op. cit., p. 31.<br />
47. Myriam Jolly et André Billant, La Ferme de Missècle, Lafontasse,<br />
81100 Castres, France.<br />
224
L’ensemble de ces réflexions et observations nous<br />
amène <strong>à</strong> suggérer qu’il faudrait substituer au concept<br />
de marque, trop restrictif, celui d’identification. Il permet<br />
d’élargir le champ des possibilités de marquage aussi<br />
bien aux labels (Label Rouge et VF), qu’aux enseignes de<br />
GMS ou de boucheries de quartier, voire aux noms ou<br />
prénoms des hommes, bouchers ou éleveurs, porteurs<br />
d’une part de crédibilité aux yeux des consommateurs.<br />
Autre concept utile dans la compréhension de l’acheteur<br />
de produits ali<strong>ment</strong>aires : celui de variable situationn<strong>elle</strong>.<br />
L’expression est inélégante mais rend compte<br />
d’une réalité bien connue des sociologues et des anthropologues<br />
: un ali<strong>ment</strong> s’intègre ou non dans une prise<br />
ali<strong>ment</strong>aire globale et s’inscrit dans un contexte (circonstances<br />
ritualisées ou non, avec ou sans convives,<br />
convives plus ou moins importants pour l’hôte…). En<br />
fonction de la situation de consommation, tel ou tel<br />
ali<strong>ment</strong> sera prescrit, souhaitable, toléré ou proscrit.<br />
Ainsi, une ménagère composera un menu différent pour<br />
un repas quotidien familial, un repas avec amis intimes,<br />
avec invités “de marque” ou un repas de fête, privée ou<br />
cultur<strong>elle</strong>. On voit bien par exemple se dessiner un pic<br />
dans la consommation de viande ovine <strong>à</strong> l’occasion des<br />
fêtes de Pâques. Situation de consommation particulière<br />
aussi que c<strong>elle</strong> où le ministre de l’Agriculture Philippe<br />
Vasseur a dû manger du bœuf deux fois par jour<br />
dès qu’il participait <strong>à</strong> un repas officiel, a fortiori si des<br />
caméras étaient présentes, dans les semaines qui ont<br />
suivi le 20 mars 1996. Il avouait lui-même sa lassitude<br />
lors d’une émission télévisée 48 en même temps que sa<br />
48. Claude Sempere, Florence Mavic et Anne Gintzberger, “La<br />
vache folle : entre peur et réalité”, in “Envoyé Spécial”, France 2, le<br />
4 avril 1996.<br />
225
conviction qu’il était de son devoir de rassurer ainsi les<br />
Français.<br />
Le dernier concept de marketing que nous pensons<br />
utile dans cette réflexion est celui de seg<strong>ment</strong>ation.<br />
“Seg<strong>ment</strong>er un public (tel que le public des consommateurs<br />
d’un produit) consiste <strong>à</strong> le découper en un certain<br />
nombre de sous-ensembles, aussi homogènes que<br />
possible, afin de permettre <strong>à</strong> une entreprise de mieux<br />
adapter sa politique de marketing <strong>à</strong> chacun de ces sousensembles<br />
ou <strong>à</strong> certains d’entre eux 49.” Ce concept est<br />
<strong>à</strong> relier <strong>à</strong> l’optimisation de l’action marketing : il s’agit<br />
d’identifier des seg<strong>ment</strong>s plus homogènes quant <strong>à</strong> leurs<br />
attentes que le public dans son ensemble, et de leur<br />
<strong>faire</strong> une offre plus affinée, plus en adéquation avec<br />
leurs attentes spécifiques. Ainsi, dans le cas de la “vache<br />
folle”, il semble que sarcophages et zoophages, mus par<br />
des ressorts psychologiques et sociologiques différents,<br />
n’aient pas les mêmes attentes en terme de produits, de<br />
circuits de distribution, de modes de communication de<br />
l’information et de contenu de cette information.<br />
Résultats des panels, concepts de risque perçu, d’implication,<br />
de marquage, d’identification, de situation de<br />
consommation et de seg<strong>ment</strong>ation, autant d’apports<br />
du marketing pour mieux comprendre les déterminants<br />
de la consommation de viande bovine après la crise.<br />
ESSAI D’INTÉGRATION TRANSDISCIPLINAIRE<br />
Nous avons recensé dans ce qui précède un ensemble<br />
de notions qui nous paraissent de nature <strong>à</strong> élucider le<br />
49. Jacques Lendrevie et Denis Lindon, Mercator. Théorie et pratique<br />
du marketing, Dalloz, Paris, 1993, p. 101.<br />
226
cas de la “vache folle”. Leur articulation est-<strong>elle</strong> possible<br />
pour tenter de produire un modèle explicatif ? C’est<br />
ce que nous allons <strong>à</strong> présent suggérer.<br />
La problématique pourrait se formuler de la manière<br />
suivante : selon leur zone d’habitat, la centralité de la<br />
viande dans leur prise ali<strong>ment</strong>aire, leur tendance <strong>à</strong> l’anthropomorphisme<br />
et leur rapport <strong>à</strong> la nature, les consommateurs<br />
vont développer un rapport <strong>à</strong> la viande de bœuf<br />
et une perception du risque lié <strong>à</strong> sa consommation qui<br />
expliquent, en fonction de la crédibilité qu’ils accordent<br />
aux sources de certification, leurs attentes en matière<br />
d’identification des produits pour réduire le risque perçu<br />
et donc leur désir de consommation. Le passage <strong>à</strong> la<br />
consommation effective dépendra de ce désir, de la situation<br />
de consommation prévue et de la perception du<br />
rôle de l’individu dans l’unité de consommation 50.<br />
La variable “zone d’habitat” fait référence au fait que<br />
le consommateur vive en milieu urbain ou rural, donc<br />
plus ou moins coupé physique<strong>ment</strong> des produits vivants.<br />
La variable “centralité de la viande” rend compte de<br />
la place symbolique et ré<strong>elle</strong> de la viande dans l’esprit<br />
et les pratiques ali<strong>ment</strong>aires du consommateur.<br />
La variable “tendance <strong>à</strong> l’anthropomorphisme” pourrait<br />
se mesurer sur un continuum séparant les personnes<br />
considérant l’homme comme dominant toutes les autres<br />
espèces de ceux qui considèrent que tout être vivant est<br />
égale<strong>ment</strong> respectable.<br />
La variable “rapport <strong>à</strong> la nature” correspond <strong>à</strong> une<br />
attitude positive ou négative envers les produits bruts,<br />
dénués d’intervention humaine.<br />
La variable “rapport <strong>à</strong> la viande” permet de rendre<br />
compte des différences entre le zoophage (mangeur de<br />
50. On trouvera le modèle <strong>à</strong> la page suivante.<br />
227
viande serein), le sarcophage (mangeur de viande culpabilisé)<br />
et le végétarien (rejetant l’absorption de viande).<br />
La variable “intensité du risque perçu” se passe de<br />
com<strong>ment</strong>aires.<br />
La variable “crédibilité accordée aux sources de certification”<br />
doit mesurer la confiance accordée par les<br />
Zone<br />
d’habitat<br />
228<br />
Centralité de<br />
la viande<br />
Rapport<br />
<strong>à</strong> la<br />
viande<br />
Intensité du risque perçu<br />
Situation<br />
de consommation prévue<br />
Tendance<br />
<strong>à</strong><br />
l’anthropomorphisme<br />
Type d’identification attendu<br />
Réduction du risque sur l’origine<br />
Désir de consommation de viande bovine<br />
Consommation effective<br />
Rapport<br />
<strong>à</strong> la<br />
nature<br />
Crédibilité accordée<br />
aux<br />
sources de certification<br />
Perception du rôle<br />
dans l’unité de<br />
consommation
consommateurs <strong>à</strong> l’Etat, aux entreprises industri<strong>elle</strong>s<br />
ou de distribution ou aux hommes (bouchers et éleveurs)<br />
quant <strong>à</strong> la réalité et <strong>à</strong> la qualité des soins et contrôles<br />
qu’ils font subir aux produits.<br />
La variable “type d’identification attendu” doit rendre<br />
compte du style d’information (écrite ou orale), du mode<br />
de transmission de c<strong>elle</strong>-ci (par une institution ou un<br />
individu privé) et du mode de contact avec <strong>elle</strong> (objectivé<br />
ou subjectivé) que désire le consommateur. Veut-il<br />
un produit sans marque en libre-service ou, <strong>à</strong> l’opposé,<br />
veut-il être servi par “son” boucher et identifier l’animal<br />
sur photo, ou connaître l’adresse de l’éleveur, voire<br />
s’approvisionner directe<strong>ment</strong> chez lui après avoir visité<br />
son élevage ?<br />
Les variables “réduction du risque sur l’origine”,<br />
“désir de consommation de viande bovine” et “consommation<br />
effective” se passent de com<strong>ment</strong>aires.<br />
La variable “situation de consommation prévue”<br />
intègre les circonstances plus ou moins privées ou ostentatoires<br />
de consommation, c’est-<strong>à</strong>-dire le type de convives<br />
et le type de repas dans lequel doit s’intégrer la viande.<br />
Ces deux dernières variables pourraient être en interaction<br />
dans le sens où, si le repas prévu constitue un fort<br />
enjeu social ou affectif, la motivation <strong>à</strong> jouer pleine<strong>ment</strong><br />
son rôle, en particulier de prescripteur ou d’acheteur<br />
peut être renforcée.<br />
Ce modèle, outre l’objectif de compréhension du<br />
comporte<strong>ment</strong> des consommateurs, peut aussi permettre<br />
de vérifier la pertinence de l’utilisation du rapport <strong>à</strong> la<br />
viande comme critère de seg<strong>ment</strong>ation et de repérer les<br />
types d’actions d’identification capables de réconcilier<br />
les différents mangeurs français avec la viande bovine.<br />
Nous rejoignons donc l’objectif que nous nous étions<br />
assigné au départ de cette réflexion : élucidation et action.<br />
229
Nous avons bien conscience de la nécessité de peaufiner<br />
ce modèle 51, élaboré dans l’urgence, alors que la<br />
crise est en cours et que nous ne disposons pas encore<br />
de tous les élé<strong>ment</strong>s susceptibles d’éclairer la réflexion.<br />
Malgré cela, nous espérons avoir réussi <strong>à</strong> démontrer<br />
que marketing, sociologie et anthropologie peuvent<br />
parfaite<strong>ment</strong> se compléter dans le “champ ali<strong>ment</strong>aire”<br />
pour l’élucidation et l’action. Une ouverture supplé<strong>ment</strong>aire<br />
nous paraît cependant nécessaire pour mieux<br />
encore cerner les mystères des réactions du mangeur :<br />
la psychologie, voire la psychanalyse. A notre sens en<br />
effet, les différences de rapport <strong>à</strong> la viande, de tolérance<br />
au risque et de perception du rôle dans l’unité de consommation<br />
doivent pour partie trouver leur origine dans<br />
des caractéristiques personn<strong>elle</strong>s, indépendantes de<br />
l’environne<strong>ment</strong> socioculturel.<br />
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marketing et technologie agroali<strong>ment</strong>aire, Ecole supérieure<br />
de commerce de Toulouse, 1994.<br />
51. Nous avons en effet omis d’intégrer certains concepts, pourtant<br />
évoqués en cours d’analyse, dans le modèle final. Nous n’avons pas<br />
non plus fait figurer dans le modèle certaines flèches de rétroaction qui<br />
seraient imaginables. Ayant avant tout ici une visée explicative, nous<br />
avons volontaire<strong>ment</strong> donné priorité <strong>à</strong> la parcimonie sur l’exhaustivité.<br />
230
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LAURENCE OSSIPOW<br />
LA VIAN<strong>DE</strong>, C’EST COMME DU CHEWING-GUM 1<br />
Qu’est-ce que la viande ? La question peut paraître<br />
naïve, mais les omnivores se la posent rare<strong>ment</strong>. Ce sont<br />
surtout les spécialistes de la chair animale (vétérinaires,<br />
chimistes, bouchers, abatteurs, professionnels de la restauration,<br />
etc.), ses ennemis (les végétariens) et, plus<br />
large<strong>ment</strong>, ceux qui rédigent des recueils de prescriptions<br />
ali<strong>ment</strong>aires (livres religieux, codes de conduite,<br />
ouvrages de diététique) qui donnent des définitions de<br />
ce type d’ali<strong>ment</strong>.<br />
De nombreux ethnologues se sont interrogés sur les<br />
catégorisations ali<strong>ment</strong>aires, sur le classe<strong>ment</strong> de ce qui<br />
est considéré comme comestible et sur le sens de certains<br />
interdits liés <strong>à</strong> la nourriture carnée (voir par exemple<br />
Centlivres et al., 1976, Douglas, 1971, Leach, 1980, Sperber,<br />
1975 et Zimmermann, 1982), mais c’est peut-être<br />
Noëlie Vialles (1987) qui s’est le plus intéressée au statut<br />
actuel de la viande de boucherie dans nos sociétés<br />
1. Communication présentée <strong>à</strong> l’Institut universitaire technique de<br />
Tours le 12 septembre 1989, dans le cadre du colloque intitulé “Les<br />
ali<strong>ment</strong>ations de nos sens, les sens de notre ali<strong>ment</strong>ation”, colloque<br />
organisé par la direction du groupe de re<strong>cherche</strong> n° 17 (Anthropologie<br />
et sociologie de l’ali<strong>ment</strong>ation) de l’Association internationale<br />
des sociologues de langue française (AISLF).<br />
235
large<strong>ment</strong> composées d’omnivores. A la suite de différents<br />
auteurs, et notam<strong>ment</strong> de Keith Thomas (1985),<br />
<strong>elle</strong> montre com<strong>ment</strong> l’exil des abattoirs <strong>à</strong> l’extérieur<br />
des villes et le refus de se représenter claire<strong>ment</strong> la<br />
mise <strong>à</strong> mort des animaux destinés <strong>à</strong> la boucherie sont<br />
“une expression du profond change<strong>ment</strong> des sensibilités<br />
<strong>à</strong> l’égard des réalités t<strong>elle</strong>s que la mort, des<br />
hommes et des bêtes, la souffrance, la violence, les<br />
déchets et la contagion, les «miasmes», et enfin les animaux<br />
eux-mêmes, que l’on reconnaît de plus en plus<br />
pour des «frères inférieurs»” (1987, 19). Ainsi, notam<strong>ment</strong><br />
du fait de l’urbanisation, de l’industrialisation et<br />
de la spécialisation des tâches ali<strong>ment</strong>aires, les<br />
consommateurs sont moins en contact avec les bêtes<br />
qu’ils mangent et deviennent plus sensibles <strong>à</strong> leur sort<br />
sans pourtant cesser d’en consommer (Thomas, 1985,<br />
et Mennell, 1987). Un senti<strong>ment</strong> de culpabilité s’associe<br />
donc parfois <strong>à</strong> la consommation de produits carnés,<br />
même si ceux-ci sont le résultat d’opérations complexes<br />
qui atténuent la réalité de l’abattage et “végétalisent”<br />
le produit. “En quelque sorte désanimée,<br />
désanimalisée, mais aussi asexuée, la «viande» de boucherie<br />
ne peut plus être autre chose que la quintessence<br />
du végétal”, souligne encore Françoise Héritier-Augé<br />
(1987, VIII 2). Cependant, seule une minorité se refuse <strong>à</strong><br />
admettre – même indirecte<strong>ment</strong> – l’abattage d’animaux<br />
et devient végétarienne. C’est cette minorité que j’ai<br />
étudiée en Suisse romande.<br />
Pour ceux qui adoptent ce régime <strong>à</strong> l’adolescence,<br />
en quittant le milieu familial, ou plus tard dans leur<br />
2. Cette culpabilité <strong>à</strong> l’égard des ali<strong>ment</strong>s carnés et la “végétalisation”<br />
du produit qui en découle parfois ont aussi été analysées par<br />
Jacques Barreau (1987, 125-132).<br />
236
existence, la viande – qu’<strong>elle</strong> provienne d’animaux<br />
crevés, d’animaux mis <strong>à</strong> mort, de quadrupèdes végétariens,<br />
de mammifères carnivores, de poissons, d’oiseaux<br />
ou d’êtres humains – équivaut <strong>à</strong> de la chair ! Et, <strong>à</strong> leurs<br />
yeux comme <strong>à</strong> l’ensemble de leurs sens, toute chair<br />
s’apparente <strong>à</strong> du cadavre.<br />
“Elle [sa mère] et moi, on n’aimait vrai<strong>ment</strong> pas la<br />
viande, mais on en mangeait comme tout le monde, de<br />
temps en temps mais pas trop. Et puis, je me souviens<br />
d’un jour particulier (…) où j’ai vu un steak dans mon<br />
assiette. J’ai vu ce steak et cela m’a dégoûté. C’était<br />
violent, j’ai vu l’animal, c’était l’animal. Ce n’était<br />
plus le steak, c’était la viande, de la chair humaine,<br />
c’était dégueulasse (…). Le poisson ? Disons que cela<br />
me dégoûte moins au point de vue du goût, mais pour<br />
moi c’est exacte<strong>ment</strong> pareil [certaines personnes se<br />
disent végétariennes même lorsqu’<strong>elle</strong>s consom<strong>ment</strong><br />
du poisson] : un poisson, cela ne crie pas, c’est tout !”<br />
“L’odeur des brochettes hier soir, ça sentait vrai<strong>ment</strong><br />
le cadavre grillé”, ajoute encore d’un air dégoûté cette<br />
maîtresse d’école d’une trentaine d’années lorsqu’<strong>elle</strong><br />
me raconte com<strong>ment</strong> <strong>elle</strong> est devenue végétarienne.<br />
Cette jeune femme fait appel <strong>à</strong> différentes dimensions<br />
du goût et notam<strong>ment</strong> <strong>à</strong> c<strong>elle</strong>s de la vue et de<br />
l’olfaction pour expliquer son rejet des produits carnés.<br />
Par ailleurs, l’ensemble des informateurs relève l’impression<br />
de lourdeur qu’ils éprouvent après l’ingestion<br />
de viande.<br />
Le végétarisme est évidem<strong>ment</strong> bien plus que le<br />
résultat d’un soudain dégoût pour la viande. Ce type<br />
d’ali<strong>ment</strong>ation se présente aussi rare<strong>ment</strong> comme<br />
découlant d’un simple choix de santé. D’emblée, il est<br />
presque toujours associé <strong>à</strong> une forme de re<strong>cherche</strong> spiritu<strong>elle</strong><br />
– <strong>à</strong> “un souci de l’âme”, dirait Eliane Allo<br />
237
(1989) <strong>à</strong> la suite de Michel Foucault – et <strong>à</strong> une critique<br />
de la société de consommation.<br />
LA SECON<strong>DE</strong> GÉNÉRATION <strong>DE</strong> VÉGÉTARIENS<br />
Qu’en est-il en revanche des végétariens de la seconde<br />
génération, c’est-<strong>à</strong>-dire de ceux qui ont été nourris par<br />
un régime non carné depuis leur naissance et même,<br />
ainsi que le précisent les parents, pendant leur vie prénatale<br />
? Il va de soi que les enfants, les adolescents et<br />
les jeunes adultes que j’ai interrogés reproduisent en<br />
partie le discours de leurs parents. Cependant, ne seraitce<br />
que parce que la viande n’est pas un produit connu<br />
qu’ils ont mangé pendant une dizaine d’années au<br />
moins, leurs attitudes, leurs représentations et leurs<br />
perceptions gustatives diffèrent de c<strong>elle</strong>s des végétariens<br />
qui n’ont pas été éduqués dans ce régime depuis<br />
leur naissance. Je donnerai ici quelques résultats d’une<br />
re<strong>cherche</strong> que j’ai menée dans le cadre d’une thèse<br />
consacrée au végétarisme, <strong>à</strong> la macrobiotique et au crudivorisme<br />
en Suisse romande (Ossipow, 1997). Les<br />
résultats présentés ici ne concernent que six familles<br />
végétariennes.<br />
Si je relève dans ces six familles des pratiques et des<br />
représentations <strong>à</strong> la fois très semblables et très différentes,<br />
je ne prétends évidem<strong>ment</strong> pas qu’<strong>elle</strong>s soient représentatives,<br />
ni des végétariens en général ni même des<br />
autres familles que je connais mais que je n’ai pas interrogées<br />
spécifique<strong>ment</strong> sur ce sujet. A l’évidence, il faudrait<br />
beaucoup plus de profondeur historique pour<br />
vrai<strong>ment</strong> aborder la question de la transmission des<br />
habitudes ali<strong>ment</strong>aires végétariennes. Seules les familles<br />
adhérant <strong>à</strong> un mouve<strong>ment</strong> religieux relative<strong>ment</strong> ancien<br />
238
comme celui des adventistes du septième jour (les communautés<br />
adventistes recommandent expressé<strong>ment</strong> une<br />
nourriture non carnée) compteraient assez de générations<br />
pour voir com<strong>ment</strong> leurs membres incorporent le<br />
régime végétarien, puis le transmettent <strong>à</strong> leur tour ou le<br />
rejettent. Or, j’ai volontaire<strong>ment</strong> exclu de mon cadre de<br />
re<strong>cherche</strong> les membres appartenant <strong>à</strong> des mouve<strong>ment</strong>s<br />
religieux précis et de souches relative<strong>ment</strong> anciennes<br />
pour me concentrer sur ceux qui découvrent le végétarisme<br />
sans appartenir <strong>à</strong> un groupe particulier ou sans<br />
que cette appartenance soit la raison première de l’adoption<br />
du régime. Il s’agit donc de s’interroger sur quelques<br />
tendances et de dégager des questions plutôt que de<br />
formuler des réponses.<br />
LA DÉCOUVERTE <strong>DE</strong> LA VIAN<strong>DE</strong><br />
Tous les informateurs de la deuxième génération de<br />
végétariens que j’ai rencontrés ont goûté une fois ou<br />
l’autre de la viande et, plus rare<strong>ment</strong>, du poisson.<br />
Devant un plat de viande, ils se trouvent néanmoins un<br />
peu dans une situation identique <strong>à</strong> c<strong>elle</strong> d’un mangeur<br />
omnivore face <strong>à</strong> des viandes générale<strong>ment</strong> considérées<br />
comme non comestibles dans nos sociétés occidentales,<br />
qui voudrait ou qui devrait manger du serpent, du chien<br />
ou du chat, par exemple. Cependant, si certains élé<strong>ment</strong>s<br />
de la situation sont comparables (par exemple un comporte<strong>ment</strong><br />
<strong>à</strong> la fois néophobe et néophile 3), d’autres<br />
3. Sur le paradoxe de l’omnivore oscillant entre des comporte<strong>ment</strong>s<br />
néophobes et néophiles, lire Fischler, 1985. Dans le cas du végétarien<br />
ou de l’omnivore, l’ali<strong>ment</strong> inconnu est aussi différem<strong>ment</strong><br />
accepté selon sa présentation (découpage, nappage, garniture).<br />
239
sont différents : le mangeur de serpent, et peut-être plus<br />
encore celui de chat ou de chien, dégoûte la plupart de<br />
nos contemporains tandis que celui qui consomme de<br />
la viande alors qu’il est végétarien ne suscite la réprobation<br />
que de ses semblables (ses parents et son entourage<br />
partageant le même régime non carné).<br />
Bien souvent, les végétariens de la deuxième génération<br />
ont d’abord découvert la viande derrière la vitrine<br />
d’une boucherie dont ils ne s’approchaient guère ou dans<br />
l’assiette d’un voisin de table lors d’une invitation chez<br />
des omnivores. Certains en ont égale<strong>ment</strong> fait l’expérience<br />
par le toucher en manipulant les paquets de viande<br />
préemballée qui sont entreposés dans les réfrigérateurs<br />
des grandes surfaces. D’autres encore ont pu, d’un seul<br />
coup, voir, toucher et sentir la viande que leurs parents<br />
découpaient du bout des lèvres et des ciseaux, pour le<br />
chat ou le chien appartenant <strong>à</strong> la maisonnée.<br />
La première (et parfois la seule) ingestion de viande<br />
a toujours lieu en dehors du cadre domestique. Certains<br />
en ont goûté vers cinq, six ans lors de visites chez des<br />
grands-parents qui ne respectaient pas les consignes<br />
végétariennes données par leurs enfants ; plus tardive<strong>ment</strong>,<br />
vers quinze, dix-huit ans, d’autres l’ont expéri<strong>ment</strong>ée<br />
<strong>à</strong> l’occasion de vacances passées <strong>à</strong> l’étranger<br />
ou dans le cadre de festivités organisées par des camarades.<br />
L’essai de produits carnés se fait rare<strong>ment</strong> en<br />
situation de restauration collective parce que les parents<br />
s’arrangent – en tout cas lorsque leurs enfants ne sont<br />
pas adolescents – pour éviter les situations de repas <strong>à</strong><br />
l’extérieur du cadre familial ou pour les ramener <strong>à</strong> un<br />
240
modèle familier en leur fournissant un casse-croûte ou<br />
en leur donnant une liste précise des ali<strong>ment</strong>s autorisés<br />
et des ali<strong>ment</strong>s exclus.<br />
LA VIAN<strong>DE</strong> : UNE MATIÈRE PLUS QU’UN ALIMENT<br />
Les végétariens de la première génération n’ai<strong>ment</strong> pas<br />
se remémorer les sensations gustatives qu’ils éprouvaient<br />
lorsqu’ils mangeaient encore de la viande. Ils<br />
évoquent néanmoins la texture nerveuse de la chair et<br />
le senti<strong>ment</strong> de lourdeur qu’ils ressentaient après ingestion<br />
de produits carnés (et de sauces) qu’ils considéraient<br />
comme gras.<br />
En revanche, étonnés par la découverte d’un produit<br />
qu’ils n’ont pas été habitués <strong>à</strong> consommer, les végétariens<br />
de la seconde génération décrivent volontiers leur<br />
perception de la viande. Pour le salami, la viande séchée,<br />
et la charcuterie en général, ils parlent d’un goût salé.<br />
Du poulet, ils disent qu’il a un goût sucré. Ils associent<br />
presque tous la viande au sang et <strong>à</strong> la couleur rouge<br />
(même dans le cas de viandes blanches). Unanime<strong>ment</strong>,<br />
ils disent ne pouvoir goûter qu’<strong>à</strong> des viandes présentées<br />
en petits morceaux ou en tranches, dont la forme et la<br />
présentation ne rapp<strong>elle</strong>nt pas directe<strong>ment</strong> l’animal. Du<br />
point de vue olfactif, ils sont surtout frappés par l’odeur<br />
du poisson qui les dégoûte plus que c<strong>elle</strong> de la viande.<br />
A l’occasion d’un voyage <strong>à</strong> vélo avec des camarades,<br />
un informateur adolescent a goûté de la viande séchée<br />
des Grisons. Il décrit son expérience ainsi :<br />
Cela n’avait pas de goût spécial. J’ai même trouvé bon :<br />
c’était salé. Mais cela ne me passionne pas. C’est<br />
comme du caoutchouc, comme si c’était du chewinggum.<br />
Cela avait un autre goût que ce <strong>à</strong> quoi je m’attendais.<br />
241
Je pensais que cela était autre<strong>ment</strong> plus gluant et spécial<br />
et que cela sentait (sic) le goût du sang, eh bien<br />
même pas. (…) Les trucs séchés, le jambon, le salami,<br />
ça va, mais quand je vois les trucs dégoulinants et saignants<br />
dans les boucheries, je pense : “Une pauvre<br />
bête qui s’est fait descendre pour les autres.” Je n’aime<br />
pas le sang et tout.<br />
Quant <strong>à</strong> son frère :<br />
Tout petit, j’ai goûté un cervelas du bout des dents ou<br />
plutôt des incisives si on peut s’exprimer ainsi, mais j’ai<br />
tout de suite recraché. J’ai aussi goûté du poulet (…).<br />
Moi, on me bande les yeux, dans l’inconscience totale<br />
(sic), rien que sous la dent et au toucher sur la langue,<br />
sur le palais, je sens que la viande c’est complète<strong>ment</strong><br />
différent. C’est déj<strong>à</strong> une matière différente, c’est presque<br />
du tissu. Je ne sais pas si tu as déj<strong>à</strong> mangé de la peau<br />
sur les ongles, c’est la même chose.<br />
Décrivant le goût de la viande, les végétariens <strong>ment</strong>ionnent<br />
leurs perceptions tant visu<strong>elle</strong>s qu’olfactives<br />
et trouvent différentes saveurs au produit 4. Cependant,<br />
ils insistent essenti<strong>elle</strong><strong>ment</strong> sur la texture de l’ali<strong>ment</strong>.<br />
Ils perçoivent plus la viande comme une matière – caoutchouc,<br />
tissu, peau, chewing-gum – fibreuse, résistante<br />
et molle <strong>à</strong> la fois, que comme un ali<strong>ment</strong>. La viande<br />
leur apparaît peut-être plus comme une matière que<br />
comme une nourriture parce qu’<strong>elle</strong> se situe d’emblée<br />
dans les non-ali<strong>ment</strong>s, dans les substances qui ne peuvent<br />
pas être classées comme comestibles. Substance “négative”<br />
donc, mais n’ayant pas nécessaire<strong>ment</strong> et intrinsèque<strong>ment</strong><br />
“mauvais goût”.<br />
4. Il faudrait bien sûr examiner l’ensemble de ces perceptions selon<br />
les genres. Les femmes insistent par exemple plus sur leur perception<br />
de la chair associée au sang.<br />
242
S’ABSTENIR <strong>DE</strong> VIAN<strong>DE</strong><br />
Lorsqu’ils expliquent pourquoi ils s’abstiennent de<br />
viande, les jeunes végétariens utilisent des argu<strong>ment</strong>s<br />
différents, en fonction de leur âge et selon ceux <strong>à</strong> qui<br />
ils s’adressent. Générale<strong>ment</strong>, ils évoquent surtout leur<br />
respect de la vie animale et leur re<strong>cherche</strong> d’une bonne<br />
santé, ils parlent de ce qui est le plus aisé<strong>ment</strong> explicable<br />
<strong>à</strong> leurs pairs. Cela dit, du fait de leur éducation,<br />
les jeunes végétariens partagent avec leurs parents un<br />
certain nombre de représentations associées <strong>à</strong> la viande<br />
et <strong>à</strong> ses effets.<br />
VIAN<strong>DE</strong> ET CATÉGORISATION <strong>DE</strong>S ANIMAUX<br />
Ne pas manger de viande, c’est bien entendu, et ainsi<br />
que l’affir<strong>ment</strong> tous les végétariens, respecter chaque<br />
forme de vie ambulante, ne pas vouloir tuer pour se nourrir<br />
et ne pas se sentir complice d’un abattage. En somme,<br />
c’est donner aux animaux un statut différent de celui<br />
que leur attribuent les omnivores.<br />
Edmund Leach (1980, 263-297) observe que les<br />
règles de consommation des animaux correspondent en<br />
quelque sorte aux règles qui régissent la sexualité et le<br />
mariage. De la même façon que nous ne pratiquons pas<br />
l’inceste, nous ne consommons pas les pets, les animaux<br />
familiers, ceux qui nous sont très proches. Moins proches,<br />
mais tout de même familiers pour les éleveurs ou pour<br />
ceux qui se rendent dans des fermes, les animaux domestiques<br />
peuvent être mangés s’ils ne sont pas adultes ou<br />
s’ils sont castrés. Cette catégorisation correspond <strong>à</strong> la<br />
prohibition du mariage qui pèse entre cousins germains,<br />
mais <strong>à</strong> l’existence possible de relations sexu<strong>elle</strong>s. Les<br />
243
animaux des bois et des champs, qui sont relative<strong>ment</strong><br />
éloignés de l’homme mais qui vivent plus ou moins<br />
sous son contrôle, peuvent être consommés dans certaines<br />
conditions. Sur le plan des alliances matrimoniales,<br />
cet éloigne<strong>ment</strong> fait écho <strong>à</strong> la distance requise<br />
pour pouvoir entretenir des relations sexu<strong>elle</strong>s avec<br />
quelqu’un tout en étant autorisé <strong>à</strong> l’épouser. Enfin,<br />
nous classons comme non comestibles les animaux<br />
lointains et sauvages qui ne sont pas soumis au<br />
contrôle de l’homme. De même, les femmes et les<br />
hommes d’origine étrangère lointaine ne sont-ils pas<br />
des partenaires potentiels 5.<br />
Le modèle construit par le célèbre anthropologue<br />
anglais devrait peut-être subir quelques modifications,<br />
entre autres en ce qui concerne la deuxième catégorie<br />
d’animaux, c<strong>elle</strong> des animaux domestiques qui ne sont<br />
actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> plus toujours très familiers et c<strong>elle</strong> des<br />
animaux lointains qui deviennent peut-être un peu<br />
moins inconnus, davantage soumis au contrôle de<br />
l’homme et qui entrent parfois dans l’ali<strong>ment</strong>ation sous<br />
une forme certes connue (le steak d’autruche ou d’antilope<br />
par exemple). Grosso modo, ce modèle est néanmoins<br />
sous-jacent <strong>à</strong> celui que je peux dégager des<br />
représentations qu’élaborent les végétariens.<br />
Pour les informateurs, aucun animal n’est bon <strong>à</strong><br />
manger, mais s’il fallait <strong>faire</strong> une exception volontaire,<br />
le choix se porterait sur un animal d’élevage. Pas n’importe<br />
lequel cependant. Le poulet, animal domestique,<br />
5. Pour une autre réflexion sur la relation homme-animal, lire Des<br />
animaux et des hommes, 1987, et plus particulière<strong>ment</strong> l’article de<br />
Marc-Olivier Gonzeth, 1987.<br />
244
mais avec lequel omnivores et végétariens partagent<br />
probable<strong>ment</strong> peu d’affinité, serait plus volontiers<br />
consommé que le bœuf ou le cochon 6. Chez les végétariens,<br />
participant évidem<strong>ment</strong> de la même culture globale<br />
que c<strong>elle</strong> des omnivores, la catégorisation des animaux<br />
s’effectue du proche au lointain <strong>à</strong> la façon des critères<br />
inconscients qu’Edmund Leach a mis au jour. Certains<br />
végétariens ont leur propre interprétation de cette catégorisation<br />
du proche ou du lointain et la rapprochent de<br />
la logique de l’évolution et de la réincarnation ou, plus<br />
exacte<strong>ment</strong>, de la logique de ces deux notions t<strong>elle</strong>s<br />
qu’ils les conçoivent <strong>à</strong> leur manière. Ainsi le poulet est-il<br />
jugé anatomique<strong>ment</strong> et spiritu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> moins proche<br />
de l’homme que le bœuf et le cochon.<br />
Si les végétariens ne veulent pas manger d’animaux<br />
parce que ceux-ci sont proches de l’homme et lui ressemblent,<br />
paradoxale<strong>ment</strong> ils ne veulent pas non plus<br />
se nourrir de bêtes de peur de leur ressembler. Rejeter<br />
les produits carnés, c’est donc aussi refuser d’être<br />
contaminé par les “humeurs” de la bête. Il faut d’abord<br />
prendre le terme d’humeurs dans son sens de sécrétion :<br />
les informateurs expliquent que la viande est polluée<br />
par l’adrénaline que l’animal secrète au mo<strong>ment</strong> du stress<br />
de l’abattage. A cette hormone spécifique s’ajoutent<br />
toutes c<strong>elle</strong>s qui pourraient être injectées pendant l’élevage,<br />
6. Sur la viande de porc se greffent encore beaucoup d’autres représentations<br />
qu’il serait trop long de détailler ici. Les végétariens<br />
reprennent <strong>à</strong> leur compte les argu<strong>ment</strong>s “hygiéniques” conventionnels<br />
qui font du porc un animal nourri de déchets hétéroclites. Pour<br />
une réflexion approfondie autour du porc, de son rejet ou, au contraire,<br />
de l’appréciation dont il fait l’objet, se référer aux travaux de Claudine<br />
Fabre-Vassas.<br />
245
sans oublier les farines animales récem<strong>ment</strong> mises en<br />
cause dans l’af<strong>faire</strong> de la “vache folle”.<br />
Lorsqu’ils arrivent <strong>à</strong> le formuler d’une façon qu’ils<br />
espèrent crédible pour un non-végétarien, les informateurs<br />
suggèrent ensuite que la viande véhicule le tempéra<strong>ment</strong><br />
de l’animal abattu. De quelque type que soit<br />
ce dernier, il est toujours bestial. Les végétariens relèvent<br />
la sagesse des animaux qui “savent écouter leur nature”,<br />
mais ils soulignent aussi l’agressivité de certains autres<br />
animaux. La viande est d’ailleurs fréquem<strong>ment</strong> accusée<br />
de rendre agressif et de flatter les instincts “basse<strong>ment</strong>”<br />
sexuels de l’homme 7. En somme, les végétariens<br />
admirent les animaux pour leur capacité instinctive,<br />
pour leur “naturel”, mais ils se défendent de leur ressembler<br />
parce qu’ils les esti<strong>ment</strong> incapables de transcender<br />
leurs actes. Ce type de représentation est-il propre<br />
aux végétariens ou peut-il être décelable chez les omnivores<br />
? Le paradoxe est en tout cas frappant chez ceux<br />
dont les énoncés traitent souvent les animaux et les<br />
hommes comme des êtres équivalents : les végétariens<br />
distribuent par exemple certains tracts qui dénoncent<br />
les élevages en batterie en les comparant <strong>à</strong> des camps<br />
de concentration.<br />
VIAN<strong>DE</strong> ET COSMOS<br />
Dans une perspective végétarienne peut-être plus encore<br />
que dans une optique omnivore, la nourriture représente<br />
7. Les végétariens, surtout les jeunes, ne dénigrent pas les relations<br />
sexu<strong>elle</strong>s, mais ils les vivent ou les imaginent comme beaucoup<br />
plus fondées sur un échange harmonieux entre deux personnalités<br />
que sur la jouissance physique au sens commun du terme. Ce sujet<br />
entre dans une analyse des représentations élaborées <strong>à</strong> propos du<br />
corps qu’il n’est pas possible de développer ici (voir Ossipow, 1997).<br />
246
un élé<strong>ment</strong> matériel que l’on ingère non seule<strong>ment</strong><br />
pour <strong>faire</strong> fonctionner le corps, mais aussi pour établir<br />
un lien physique et spirituel avec la nature et plus large<strong>ment</strong><br />
avec le cosmos, lieux habités par une force<br />
divine pour les uns et par une “énergie” supérieure <strong>à</strong> l’être<br />
humain pour les autres. Les végétariens classent leur<br />
nourriture en ali<strong>ment</strong>s “morts” ou “vivants 8”, selon<br />
qu’<strong>elle</strong> s’approche ou s’éloigne de son état brut. Plus<br />
l’ali<strong>ment</strong> est “simple” et semble venir directe<strong>ment</strong> de<br />
la nature, plus il est valorisé. Si les omnivores ai<strong>ment</strong> <strong>à</strong><br />
se représenter la viande comme une concentration d’élé<strong>ment</strong>s<br />
végétaux, les végétariens pensent en revanche<br />
qu’il est absurde et dangereux (puisque les élé<strong>ment</strong>s<br />
polluants y sont plus concentrés) de se nourrir ainsi au<br />
second degré. Le lien avec la nature se fait plus directe<strong>ment</strong><br />
lorsque l’on consomme au premier degré des<br />
fruits, des légumes et des céréales.<br />
VIAN<strong>DE</strong> ET GASPILLAGE<br />
La viande, symbole même d’une société que les végétariens<br />
critiquent <strong>à</strong> maints égards, représente une forme<br />
de gaspillage énergétique. Et de rappeler que la production<br />
de protéines animales est très coûteuse (environ<br />
sept calories végétales pour une calorie animale) et qu’<strong>elle</strong><br />
ne permet de couvrir les besoins des “riches” qu’en<br />
réduisant ceux des “pauvres”, entre autres ceux des habitants<br />
du tiers-monde.<br />
8. J’analyse plus longue<strong>ment</strong> la notion de “vivant” dans un article<br />
consacré <strong>à</strong> ceux qui consom<strong>ment</strong> une nourriture crue (voir Ossipow,<br />
1989).<br />
247
VÉGÉTARISME, ENJEU I<strong>DE</strong>NTITAIRE ET RÉSEAUX <strong>DE</strong><br />
SOCIABILITÉ<br />
Enfants, les jeunes végétariens ne se sentent pas très<br />
différents de leurs camarades : “Quand j’étais petit, je<br />
pensais que tout le monde était végétarien”, se souvient<br />
un informateur. Plus tard cependant, au mo<strong>ment</strong> de<br />
l’école primaire et de l’école secondaire, ils se font<br />
repérer comme végétariens. Lors de camps de vacances,<br />
lors de goûters d’anniversaire, les omnivores se moquent<br />
d’eux (surtout il y a une dizaine d’années) :<br />
“Après mon exposé [un exposé dont le thème était<br />
libre et que l’adolescent avait choisi de <strong>faire</strong> sur le thème<br />
du végétarisme], on m’a traité de tous les noms : espèce<br />
de légume, de carotte. J’avais une image. Une image<br />
figée qui se répétait tous les jours avec insistance.<br />
J’étais devenu une sorte de bouc émissaire”, se rapp<strong>elle</strong><br />
un jeune universitaire.<br />
Ce type d’expérience encourage les jeunes végétariens<br />
<strong>à</strong> la discrétion, et rares sont ceux qui parlent de<br />
leur régime autour d’eux, dans un milieu non acquis<br />
d’office <strong>à</strong> la cause.<br />
On pourrait penser que les végétariens adolescents<br />
font du végétarisme un conflit avec leurs parents, un<br />
objet de “révolte” propre <strong>à</strong> la période qu’ils traversent.<br />
Le cas se présente dans une famille : une jeune fille de<br />
quatorze ans prend un malin plaisir <strong>à</strong> décrire <strong>à</strong> ses parents<br />
et plus particulière<strong>ment</strong> <strong>à</strong> sa mère les plats carnés qu’<strong>elle</strong><br />
a goûtés chez ses grands-parents ou chez certains de<br />
ses amis. Le rejet partiel du végétarisme s’associe<br />
d’ailleurs <strong>à</strong> une critique du mouve<strong>ment</strong> anthroposophe<br />
auquel ses parents ont récem<strong>ment</strong> adhéré.<br />
248
En revanche, dans tous les autres cas que j’ai étudiés<br />
pour l’instant, les adolescents ne remettent pas en<br />
question les habitudes ali<strong>ment</strong>aires dans lesqu<strong>elle</strong>s ils<br />
ont été éduqués. Même lorsqu’ils évoluent dans un<br />
milieu fort peu favorable <strong>à</strong> ce type d’ali<strong>ment</strong>ation et <strong>à</strong><br />
ce genre de vie :<br />
Les copains, ils se foutent de moi ; ils me disent : “Tu<br />
broutes, tu manges de l’herbe” ; ils n’en reviennent pas<br />
que je sois vivant ; ils ne me croient pas. Mais comme<br />
je suis grand, fort en gym et jamais malade…,<br />
argu<strong>ment</strong>e un jeune homme d’origine sociale aisée, mais<br />
qui a choisi une formation (c<strong>elle</strong> des Arts et Métiers)<br />
générale<strong>ment</strong> suivie par des élèves dont les parents<br />
viennent d’un milieu ouvrier.<br />
S’ils ne consom<strong>ment</strong> pas d’ali<strong>ment</strong>s carnés, les jeunes<br />
végétariens boivent parfois de l’alcool et/ou fu<strong>ment</strong> des<br />
cigarettes, produits souvent exclus du régime végétarien.<br />
La permanence du régime végétarien dépend des<br />
conditions de sa transmission. Il semblerait que dans<br />
les familles dont les parents étaient végétariens depuis<br />
longtemps et qui ont élevé leur progéniture dans cette<br />
optique, mais sans changer fréquem<strong>ment</strong> d’orientation<br />
ali<strong>ment</strong>aire (essais d’autres régimes végétariens) ou<br />
philosophico-spiritu<strong>elle</strong>, les enfants ont profondé<strong>ment</strong><br />
intériorisé, incorporé les habitudes de vie végétarienne<br />
et ne peuvent ni ne veulent les remettre en question ; ce<br />
qui se comprend aisé<strong>ment</strong> si l’on pense <strong>à</strong> la force de la<br />
première socialisation et <strong>à</strong> la relative inertie de l’“habitus”<br />
que décrit Pierre Bourdieu (1979). En revanche,<br />
dans les familles dont tous les membres ne sont pas<br />
venus au végétarisme en même temps et dont certains<br />
modifient plusieurs fois leur régime nutritionnel, les<br />
enfants semblent avoir plus de peine <strong>à</strong> comprendre<br />
249
quel comporte<strong>ment</strong> ali<strong>ment</strong>aire adopter, surtout s’il y a<br />
en plus un bouleverse<strong>ment</strong> des repères sociaux et affectifs<br />
: divorce, remariage, déménage<strong>ment</strong>, change<strong>ment</strong>s<br />
de type d’école et de pédagogie, redéfinition fréquente<br />
du réseau social, etc. Toutes ces modifications jouent<br />
peut-être un rôle dans le fait que l’enfant se refuse <strong>à</strong><br />
suivre entière<strong>ment</strong> le régime ali<strong>ment</strong>aire que ses parents<br />
ont choisi. Parfois, le jeune adulte se remet d’ailleurs<br />
pleine<strong>ment</strong> au végétarisme quand il veut ou doit cuisiner<br />
lui-même.<br />
Finale<strong>ment</strong>, ce ne sont probable<strong>ment</strong> ni sur les représentations<br />
élaborées au sujet de la viande, ni sur les<br />
habitudes ali<strong>ment</strong>aires que se joue la différence entre<br />
les végétariens de la première génération et ceux de la<br />
seconde, mais sur le type d’attitude auquel le végétarisme<br />
est associé. Pour ceux qui n’ont pas été éduqués<br />
dans ce régime, le végétarisme est le résultat d’un choix<br />
existentiel (avec tout ce qu’il suppose <strong>à</strong> la fois de déterminisme<br />
et de hasard), un moyen de baliser la vie<br />
quotidienne de règles précises, une optique qui oriente<br />
d’autres choix et d’autres change<strong>ment</strong>s, un noyau autour<br />
duquel se construit constam<strong>ment</strong> l’identité personn<strong>elle</strong><br />
et le rapport <strong>à</strong> autrui. En revanche, le végétarisme ne<br />
semble pas <strong>faire</strong> l’objet d’un investisse<strong>ment</strong> particulier<br />
chez les membres de la deuxième génération. C’est un<br />
type d’ali<strong>ment</strong>ation et un mode de vie “qui coulent de<br />
source” et qui sont rare<strong>ment</strong> érigés en modèle. A moins<br />
qu’il ne s’agisse par exemple de trouver un locataire<br />
pour partager un apparte<strong>ment</strong> ou d’échapper <strong>à</strong> certaines<br />
contraintes comme le service militaire en prétextant que<br />
la restauration collective proposée est inadéquate, le<br />
végétarisme n’est guère revendiqué <strong>à</strong> l’extérieur du réseau<br />
des semblables.<br />
250
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musée d’Ethnographie, Neuchâtel, 1987.<br />
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OSSIPOW Laurence, La Cuisine du corps et de l’âme : approche<br />
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trad. de l’anglais, Gallimard, Paris, 1985 (1 re éd. 1963).<br />
VIALLES Noëlie, Le Sang et la chair. Les abattoirs des pays de<br />
l’Adour, Maison des sciences de l’homme/ministère de la<br />
Culture et de la Communication, Direction du patrimoine (Ethnologie<br />
de la France), préface de Françoise Héritier-Augé, Paris,<br />
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ZIMMERMAN Francis, La Jungle et le fumet des viandes : un<br />
thème écologique dans la médecine hindoue, Gallimard/Le<br />
Seuil (Hautes Etudes), Paris, 1982.
JEAN-PIERRE CORBEAU<br />
BACCHANTES MUTANTES<br />
ET NOUVEAUX BUVEURS<br />
De tout temps, les symboliques d’incorporation et de<br />
consubstantialité du vin provoquèrent dans la trame<br />
sociale des inclusions, des exclusions, des complicités<br />
solidaires et des seg<strong>ment</strong>ations distinctives.<br />
Il n’est pas possible d’analyser, ici, de manière approfondie,<br />
toutes les disparités liées <strong>à</strong> la consommation de ce<br />
breuvage. Nous évoquerons rapide<strong>ment</strong> l’histoire multiple<br />
des diverses façons de le partager, des sociabilités<br />
engendrées par sa boisson et des représentations qu’<strong>elle</strong><br />
suscite. Nous nous attacherons ensuite <strong>à</strong> la dimension<br />
sexiste du vin et analyserons l’apparition d’une clientèle<br />
féminine dont le rôle semble essentiel dans l’émergence<br />
de nouv<strong>elle</strong>s conceptions et de nouveaux usages du vin.<br />
Enfin, <strong>à</strong> partir de propos recueillis <strong>à</strong> travers nos diverses<br />
enquêtes, nous proposerons une classification des images<br />
et qualités du Fer<strong>ment</strong> divin (Fournier, 1991) et des types<br />
de consommateurs qui les expri<strong>ment</strong>.<br />
LES DIFFÉRENTES CONCEPTIONS DU VIN A TRAVERS<br />
L’HISTOIRE<br />
Trois propriétés attribuées au vin aident <strong>à</strong> comprendre<br />
des mécanismes de sa consommation. Le vin est source<br />
253
d’énergie ; le vin s’apprend ; le vin amorce ou justifie<br />
des formes de convivialité…<br />
L’énergie qui lui est attribuée débouche sur deux<br />
usages posant le problème de l’excès : d’un côté il est<br />
une “potion magique” bénéfique, permettant d’accumuler<br />
une force que le buveur restituera sous une forme<br />
ou sous une autre. Mais, dans le même temps, l’énergie<br />
du vin “brûle” le corps. Boire devient aussi un moyen<br />
de mesurer sa propre résistance, sa propre force. On<br />
résiste au vin jusqu’<strong>à</strong> l’effondre<strong>ment</strong>… Après l’“ivreté”<br />
(Onfray, 1995) vient l’ivresse (Nahoum-Grappe, 1991).<br />
De nombreux rituels masculins <strong>cherche</strong>nt <strong>à</strong> mesurer<br />
cette résistance perçue comme un signe de virilité.<br />
Le vin s’apprend, mais au sein de trajectoires sociocultur<strong>elle</strong>s<br />
bien différentes…<br />
Globale<strong>ment</strong>, quatre grandes périodes peuvent être<br />
distinguées pour caractériser sa consommation (Gautier,<br />
1992) : c<strong>elle</strong> du vin mystique qui l’associe aux rituels<br />
religieux, païens ou chrétiens ; c<strong>elle</strong> du vin festif commémorant<br />
des événe<strong>ment</strong>s particuliers (fin d’un certain<br />
type d’activité sociale ou modification d’un statut lors<br />
de rituels de passage) ; c<strong>elle</strong> de la civilisation du vin,<br />
commençant véritable<strong>ment</strong> au XVIII e siècle et c<strong>elle</strong> de<br />
la société de consommation caractéristique de ces dernières<br />
décennies.<br />
Si l’on peut effective<strong>ment</strong> appréhender des inégalités<br />
et des formes de distinctions sociales autour de la<br />
pratique du vin pour les deux premières périodes, les<br />
différences d’usage sont nette<strong>ment</strong> plus exacerbées<br />
pour les deux autres et l’apprentissage beaucoup plus<br />
codifié…<br />
Chez les aristocrates et les grands bourgeois du XVIII e,<br />
boire devient un art d’affirmer son “savoir-vivre”, le<br />
haut rang de sa culture. Les vins ne peuvent être que<br />
254
de qualité puisque par une inversion dialectique du<br />
principe d’incorporation ils sont bus par des hommes<br />
de qualité. La qualité du buveur fait la réputation du<br />
cru. La construction d’un discours gastronomique<br />
incluant la connaissance des vins, plus que la pratique<br />
du boire, permet <strong>à</strong> ces gourmets d’affirmer leur distinction<br />
en valorisant le vin agré<strong>ment</strong> dans leur théâtre<br />
gourmand.<br />
A la même époque, dans des catégories plus populaires,<br />
on n’éprouve pas le besoin de se surveiller en<br />
mangeant, d’obéir au protocole de plus en plus complexe<br />
des manières de table. Manger et boire sont sources<br />
de plaisir. L’abondance est inespérée et sans doute éphémère.<br />
Les émotions du buveur relèvent plutôt de la<br />
quantité que de la qualité.<br />
Durant la civilisation du vin, deux conceptions et<br />
usages du vin organisent sa consommation : d’un côté<br />
une préférence pour des vins fins, pour un langage précieux<br />
exprimant un imaginaire de subtilité. De l’autre,<br />
une attirance pour le côté généreux du breuvage, sa<br />
charpente, sa franchise, son tanin. Le vin réconforte,<br />
réchauffe, se partage au sein de convivialités joviales,<br />
voire triviales. Cette dernière attitude tourne au stéréotype<br />
avec l’émergence du “gros rouge qui tache” nourrissant<br />
– et abrutissant dans les assommoirs – les prolétaires<br />
déracinés des villes s’industrialisant. D’un côté<br />
le vin agré<strong>ment</strong>, de l’autre le vin ali<strong>ment</strong>.<br />
DU VIN ALIMENT AU VIN PLAISIR…<br />
Cette dernière conception l’emporte au début de notre<br />
siècle puis s’estompe au fur et <strong>à</strong> mesure que l’on avance<br />
vers la société de consommation et que l’on s’approche<br />
255
de notre décennie. Rappelons quelques chiffres : en 1850<br />
la consommation annu<strong>elle</strong> de vin est de 59 litres, <strong>elle</strong><br />
passe <strong>à</strong> 65 litres en 1870 pour atteindre 125 litres en<br />
1909. De 1830 <strong>à</strong> 1910 la consommation annu<strong>elle</strong> individu<strong>elle</strong><br />
s’est élevée de 187 %. Ces chiffres traduisent<br />
la montée du vin ali<strong>ment</strong> lié <strong>à</strong> l’apparition d’un prolétariat<br />
urbain. Puis, de 107,8 litres annuels en 1970, la<br />
consommation chute <strong>à</strong> 73,4 litres par habitant en 1990.<br />
Une estimation de l’enquête ONIVINS-INRA (1991) retient<br />
un scénario dans lequel, de 38 millions d’hectolitres<br />
pour la France en 1990, <strong>elle</strong> se réduirait <strong>à</strong> 28,5 millions<br />
en l’an 2000… Mais, selon cette même enquête la<br />
répartition de la production serait de 15,5 millions pour<br />
les vins d’appellation et de 13 millions pour ceux de<br />
table. Autre<strong>ment</strong> dit, la tendance s’inverse avec le développe<strong>ment</strong><br />
de la société de consommation. Si le vin ali<strong>ment</strong><br />
ne disparaît pas comme certains purent le croire il<br />
y a quelques années, sa part de marché devient plus<br />
faible que c<strong>elle</strong> du vin agré<strong>ment</strong> que nous qualifierons<br />
plutôt de vin plaisir, avec l’émergence d’une nouv<strong>elle</strong><br />
clientèle de buveurs occasionnels s’unisexualisant sur<br />
des modèles d’abord forte<strong>ment</strong> féminisés.<br />
Plusieurs raisons peuvent expliquer cette mutation<br />
de la consommation. Le vin ali<strong>ment</strong> était associé <strong>à</strong> des<br />
catégories populaires constituées de travailleurs de<br />
force imaginant trouver l<strong>à</strong> des calories <strong>à</strong> bon marché<br />
qu’ils pouvaient restituer dans l’effort laborieux. Avec<br />
la mécanisation puis l’automatisation des activités<br />
traditionn<strong>elle</strong>s, avec les change<strong>ment</strong>s structurels économiques,<br />
ces types de travailleurs disparaissent. Les<br />
mutations de l’appareil et des modes de production<br />
entraînent d’autres contraintes dans l’univers du travail :<br />
si l’on peine moins physique<strong>ment</strong>, on doit être plus<br />
concentré sur son labeur, on doit se déplacer plus<br />
256
fréquem<strong>ment</strong> et plus longtemps dans l’espace s’urbanisant<br />
et l’on devient ce que nous appelons des gastrolastress 1…<br />
Cette représentation idéal-typique du mangeur/buveur<br />
exprime les variations de l’imaginaire, c<strong>elle</strong>s des temps<br />
sociaux et c<strong>elle</strong>s des régimes ali<strong>ment</strong>aires.<br />
La médecine du travail, ou tout simple<strong>ment</strong> l’employeur,<br />
dramatise la consommation de vin comme si<br />
c’était <strong>elle</strong> qui provoquait toutes les formes d’alcoolisme<br />
(le stéréotype du prolétaire fréquentant l’assommoir est<br />
encore bien vivant). Le “litre de rouge” déserte les chantiers<br />
et les cantines. Cela n’empêche pas le gastrolastress<br />
de partager une tournée d’apéritif dans un bar avoisinant,<br />
une fois le travail terminé où d’une façon plus privatisée,<br />
lorsqu’il est chez lui et ne risque plus l’alcootest…<br />
1. En inventant ce mot, nous souhaitions exprimer trois idées : c<strong>elle</strong><br />
de gastrôlatrie (individualisme mêlé <strong>à</strong> un refus de ritualiser les<br />
absorptions ali<strong>ment</strong>aires en se laissant porter par les réactions de<br />
son “ventre” – ses “besoins” et son bon fonctionne<strong>ment</strong> –, caractéristiques<br />
valorisées par le manger déstructuré) susceptible de<br />
prendre des formes multiples selon des lieux et des temps sociaux<br />
différents. L’idée de stress intrinsèque <strong>à</strong> l’acteur urbain contemporain<br />
qui “rationalise” et accélère son temps productif rompt avec un<br />
lien social de commensalité et de convivialité et accepte une ali<strong>ment</strong>ation<br />
“déstructurée” perçue comme accentuant un individualisme,<br />
signe de l’“efficacité sociale”. Enfin, la combinaison des deux noms<br />
qui sonne comme le féminin du vieux mot rabelaisien gastrolâtre au<br />
mo<strong>ment</strong> où la société s’unisexualise et où des cycles de production<br />
obligent <strong>à</strong> surveiller son corps. Les professions du secteur tertiaire,<br />
les personnes nées après la Seconde Guerre mondiale (qui sont<br />
moins ritualisées <strong>à</strong> table que leurs aînés) et les habitants des grandes<br />
villes présentent plus fréquem<strong>ment</strong> des profils de gastrolastress.<br />
Pour des informations plus précises sur cette représentation idéaltypique,<br />
nous renvoyons le lecteur <strong>à</strong> notre article “De la présentation<br />
dramatisée des ali<strong>ment</strong>s <strong>à</strong> la représentation de leurs<br />
consommateurs” in Identités des mangeurs - Images des ali<strong>ment</strong>s,<br />
coordonnateur I. Giachetti, CNERNA/CNRS, Polytechnica, Paris, 1996<br />
et Le Mangeur imaginaire, Métailié (<strong>à</strong> paraître).<br />
257
Le gastrolastress – dont les formes de consommation<br />
ali<strong>ment</strong>aire peuvent être multiples – se caractérise par une<br />
modification de son régime selon qu’il se perçoit ou non<br />
en situation de production sociale. Si tel est le cas, il surveille<br />
son corps en se conformant aux principes diététiques<br />
contemporains. Pour mieux produire, pour mieux<br />
agir, pour être plus “performant”, il évite de boire de<br />
l’alcool. Rationalisant son temps de production, il refuse,<br />
pendant la “journée continue”, les mo<strong>ment</strong>s conviviaux<br />
extérieurs <strong>à</strong> l’univers du travail : pas de repas autres que<br />
d’af<strong>faire</strong>s, en dehors des retrouvailles entre collègues ou<br />
du grignotage plus ou moins déstructuré permettant les<br />
cumuls d’activité ! Le temps ordinaire du labeur s’oppose<br />
au temps plus festif du retour au domicile (lorsque le gastrolastress<br />
n’est pas solitaire), <strong>à</strong> celui du week-end ou des<br />
vacances. L’imaginaire du vin et les comporte<strong>ment</strong>s ali<strong>ment</strong>aires<br />
s’en trouvent modifiés. Chez le gastrolastress,<br />
le temps pendant lequel on sacrifie <strong>à</strong> la production<br />
entraîne une méfiance pour tout ce qui est désigné par les<br />
médias comme “mauvais” pour le “coût” de notre corps…<br />
Les consommations alcooliques (et lipidiques) sont surveillées<br />
(surtout dans les professions du tertiaire).<br />
Le soir, retrouvant son domicile, prenant le “temps<br />
de vivre”, le gastrolastress absorbe éventu<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
quelque boisson alcoolisée, mange des produits plus<br />
lipidiques qu’au cours de sa journée (assorti<strong>ment</strong>s accompagnant<br />
l’apéritif, plats préparés en sauce, charcuteries<br />
festives, vin plaisir, etc.). Cela se vérifie davantage<br />
encore le temps du week-end où l’on transgresse volontiers<br />
l’“ordre” diététique induit par la technocratie…<br />
Après le temps du labeur, l’on trouve plaisir <strong>à</strong> déboucher<br />
des bouteilles “amoureuse<strong>ment</strong>” sélectionnées dans<br />
un circuit de distribution donné (issues d’une autarcie<br />
ou d’une solidarité familiale, après une visite <strong>à</strong> un<br />
258
producteur, de la cave personn<strong>elle</strong>, du conseil d’un<br />
caviste, d’un club ou d’une revue, d’un choix complexe<br />
devant les linéaires des GMS, etc.). Ces consommations<br />
ne se conçoivent qu’au sein d’un partage créateur de<br />
liens sociaux, opposé <strong>à</strong> l’individualisme prôné par une<br />
certaine division technique et sociale du travail.<br />
Nous pourrions appliquer cet ethos 2 de gastrolastress<br />
<strong>à</strong> d’autres produits représentant des enjeux nutritionnels<br />
et symboliques importants, comme le sont les produits<br />
lipidiques et les produits sucrés, avec les conséquences<br />
“néfastes” pour l’acteur social “productif” (cholestérol,<br />
embonpoint, risques cardio-vasculaires, diabète, etc.)<br />
que la vision du monde technocratique (que l’on pensait<br />
obsolète depuis les années quatre-vingt mais qui<br />
connaît actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> quelques manifestations résurgentes<br />
!) a trop souvent prêté <strong>à</strong> leur incorporation…<br />
Pour <strong>elle</strong>, le corps ne trouverait son efficacité sociale<br />
– réduite <strong>à</strong> c<strong>elle</strong> de la production – qu’<strong>à</strong> travers son<br />
“dégraissage” comparable <strong>à</strong> celui que doivent subir les<br />
entreprises et les institutions.<br />
2. Nous appelons ethos une représentation typicale construite par le<br />
<strong>cherche</strong>ur et qui <strong>cherche</strong> <strong>à</strong> comprendre et <strong>à</strong> traduire, <strong>à</strong> travers une<br />
forme, le comporte<strong>ment</strong> d’un acteur social (ici le mangeur). Cette forme<br />
résulte de la rencontre entre des forces “centrifuges” – les pulsions,<br />
les passions, l’imaginaire et les interactions de l’ego – et des forces<br />
“centripètes” – civilité, normalisation des images corpor<strong>elle</strong>s,<br />
contraintes diététiques, économiques ou commerciales, cadres<br />
sociaux d’appartenance, etc. – et correspond au “bricolage” de ces<br />
forces de nature différente par le sujet, qui donne ainsi sens <strong>à</strong> sa vie<br />
en inventant des trajectoires originales mais que le socio-analyste<br />
impliqué dans une démarche compréhensive peut rapprocher, comparer,<br />
superposer <strong>à</strong> d’autres pour que l’ethos, toujours significatif, se<br />
transforme en type représentatif. L’ethos s’affirme le lieu d’appréhension<br />
de tous les élé<strong>ment</strong>s recueillis au cours des enquêtes, la<br />
métaphore pédagogique pour en rendre compte de la façon la plus<br />
dynamique et totalisante possible.<br />
259
D’une façon générale, les catégories de buveurs<br />
populaires consom<strong>ment</strong> davantage de vins de qualité<br />
supérieure si leur niveau de vie aug<strong>ment</strong>e. C’est un<br />
moyen d’accéder <strong>à</strong> une distinction prêtée <strong>à</strong> des catégories<br />
sociales plus prestigieuses. La consommation de<br />
vin d’appellation contrôlée par des couches moyennes<br />
de la population traduit le même phénomène.<br />
Bref, la diminution du vin ali<strong>ment</strong> s’explique en partie<br />
par des change<strong>ment</strong>s dans la structure de la population<br />
active, par l’introduction de nouv<strong>elle</strong>s contraintes dans<br />
la production et dans l’espace collectif urbain, par une<br />
relative aug<strong>ment</strong>ation du niveau de vie des catégories<br />
populaires depuis ces dernières décennies (même si la<br />
dynamique des Trente glorieuses s’est arrêtée) qui aspirent<br />
<strong>à</strong> la consommation de signes de prestige ou jugés<br />
comme tels. Cette diminution s’explique aussi par l’entrée<br />
en vin des femmes…<br />
L’ENTRÉE EN VIN <strong>DE</strong>S FEMMES<br />
Historique<strong>ment</strong> trois “tabous”, parfois imbriqués, caractérisent<br />
la dissymétrie entre les consommations du vin<br />
féminines et masculines. Ces trois tabous (dont on repère<br />
encore l’existence dans des fractions âgées des populations<br />
que nous pouvons observer ou interroger) reposent<br />
sur des croyances jugées incompatibles avec des consommations<br />
du breuvage par les femmes. Le vin est vivant ;<br />
le vin est assimilé au sang (souvent de nature divine) ; le<br />
vin “réchauffe les sens”, il apparaît comme une “drogue”<br />
diminuant la contrainte sociale, le senti<strong>ment</strong> de répression<br />
et les formes d’autocensures.<br />
Le vin considéré comme vivant a justifié la première<br />
raison de son interdiction pour les femmes. Elles se<br />
260
endaient en quelque sorte coupables d’adultère par la<br />
consubstantation d’un “sang de nature divine” et d’un<br />
fœtus, dont <strong>elle</strong>s étaient éventu<strong>elle</strong><strong>ment</strong> porteuses.<br />
Elles risquaient d’engendrer un être “monstrueux”,<br />
c’est-<strong>à</strong>-dire inclassable…<br />
Cette fonction reproductrice s’imbrique dans le<br />
deuxième tabou, celui du sang menstruel (Verdier,<br />
1979). Le vin, assimilé au bon sang divin, s’oppose au<br />
mauvais sang souillé et impur des menstrues. Nous<br />
avons constaté, au cours d’enquêtes récentes dans le Val<br />
de Loire, l’interdiction faite aux jeunes femmes (qui par<br />
ailleurs boivent maintenant du vin) de descendre dans<br />
les caves lorsqu’<strong>elle</strong>s ont leurs règles et d’une façon<br />
générale lorsque le vin “travaille” ; “cela risquerait de<br />
le <strong>faire</strong> tourner” ! (sic).<br />
Le vin “réchauffe les sens”. Dans l’Antiquité, seules<br />
les joueuses de flûte, les courtisanes et les hétaïres en<br />
buvaient dans un contexte d’orgie où l’obéissance aux<br />
sens transgressait les “bonnes règles en usage”. L’association<br />
entre la “femme légère”, la prostituée et le vin<br />
traverse les siècles. Les concubines ou les femmes abandonnées<br />
d’une partie du prolétariat naissant boiront<br />
dans les cafés du XIX e siècle le vin parce que c’était la<br />
seule boisson servie dans ces lieux où <strong>elle</strong>s venaient<br />
“racoler” pour obtenir de quoi survivre (Corbin, 1978).<br />
Leurs contemporaines bourgeoises qui transgressent<br />
l’ordre familial en commettant l’adultère (cf. les pièces<br />
de Vaudeville) boivent, dès leur arrivée dans la garçonnière<br />
abritant les relations “coupables,” un vin de Porto<br />
ou de Madère mis <strong>à</strong> leur disposition par l’amant pour<br />
“réchauffer les sens”… Plus intéressant est le cas des<br />
femmes marginales, artistes, int<strong>elle</strong>ctu<strong>elle</strong>s, riches héritières<br />
– t<strong>elle</strong>s George Sand ou les “garçonnes” des années<br />
folles – qui, buvant comme des hommes, expri<strong>ment</strong> une<br />
261
contestation d’un certain ordre politique, philosophique,<br />
artistique, phallocratique. L’absorption du vin représente<br />
d’un certain point de vue le “signe” de la libération<br />
féminine. La levée des interdits buccaux (boissons,<br />
tabac) s’accompagne du droit de dire ce que l’on pense<br />
et ressent.<br />
Nous ne pouvons traiter ici l’ensemble de la dynamique<br />
féministe se développant depuis quelques<br />
décennies. Contentons-nous de signaler, vers les années<br />
soixante-dix, sa congruence, concernant les usages et<br />
les représentations du vin, avec l’émergence du consumérisme<br />
et d’une certaine <strong>ment</strong>alité technocratique. La<br />
transformation de la femme “reproductrice” en femme<br />
“productrice” (Fischler, 1990) s’accompagne de leur<br />
“entrée en vin” (Corbeau, 1993b). Une partie d’entre<br />
<strong>elle</strong>s en boivent alors régulière<strong>ment</strong>, mais la majorité<br />
des buveuses, de plus en plus nombreuses, le font occasionn<strong>elle</strong><strong>ment</strong>,<br />
surtout <strong>à</strong> partir des années quatre-vingt<br />
(ONIVINS, 1995). L’émergence de cette nouv<strong>elle</strong> clientèle<br />
féminine modifie les pratiques du vin, exprime de<br />
nouv<strong>elle</strong>s préférences pour certaines saveurs… La levée<br />
de l’interdiction faite aux femmes de consommer du vin<br />
se traduit par la re<strong>cherche</strong> de nouv<strong>elle</strong>s caractéristiques<br />
de la boisson et par l’apparition d’un nouveau vocabulaire<br />
descriptif. Tous deux permettent d’échapper aux<br />
tabous dont les mères de ces buveuses étaient encore<br />
victimes…<br />
On occulte la fer<strong>ment</strong>ation, c’est-<strong>à</strong>-dire le côté vivant<br />
du vin et son aspect incontrôlable. Le vin se boit primeur,<br />
nouveau, jeune. L’imaginaire attribue <strong>à</strong> leur incorporation<br />
des vertus contre le vieillisse<strong>ment</strong>, cette angoisse<br />
liée <strong>à</strong> la condition humaine et plus particulière<strong>ment</strong><br />
exacerbée par la société technocratique. On insiste aussi<br />
262
sur l’aspect fruité, acidulé de la boisson entraînée du<br />
côté des jus de fruits. Qui plus est, le fruit caractérisant<br />
le vin n’est plus forcé<strong>ment</strong> le raisin. On re<strong>cherche</strong> le<br />
goût framboisé, celui du cassis, du coing, de la banane,<br />
ou plus récem<strong>ment</strong> de nouveaux fruits exotiques. Toutes<br />
ces références éloignent le spectre d’un quelconque<br />
alcoolisme… Parallèle<strong>ment</strong> on valorise la légèreté du vin.<br />
On préfère l’émotion gustative <strong>à</strong> c<strong>elle</strong>s qu’entraînent le<br />
degré d’alcool et la subtilité résultant de l’âge du breuvage.<br />
Cela satisfait la revendication d’un plaisir immédiat<br />
et superficiel conséquent d’une socialisation gustative<br />
standardisée ou d’une absence de socialisation, car une<br />
immense majorité de ces nouv<strong>elle</strong>s consommatrices féminines<br />
s’inscrit dans une cohorte qui n’a pas appris le<br />
vin au sein de la famille. Cette quête de légèreté du vin<br />
permet de continuer son activité professionn<strong>elle</strong> sans<br />
aucun “dysfonctionne<strong>ment</strong>” après le repas, voire pendant<br />
celui-ci. Cet aspect séduit la conception technocratique<br />
de la production. Les compagnons de ces femmes (lorsqu’il<br />
s’agit de catégories socio-cultur<strong>elle</strong>s plutôt privilégiées)<br />
<strong>cherche</strong>nt aussi dans leur vin quotidien cette<br />
légèreté renvoyant au succès de la vitesse et de l’ubiquité<br />
comme valeurs centrales d’une société fondée sur la<br />
compétition. La nouv<strong>elle</strong> conception du vin – induite<br />
par la féminisation de sa clientèle – rejoint la lipophobie<br />
ambiante au sein de l’émergence d’un nouveau modèle<br />
d’ali<strong>ment</strong>ation de la fin des années soixante-dix, le<br />
nourrissant léger ! Au plaisir gustatif s’ajoute l’hédonisme<br />
d’un corps non “perturbé” par une graisse superflue,<br />
une quelconque toxine ou une alcoolémie. On<br />
revendique alors une nécessaire information pour sa<br />
sécurité (entendez la santé). Cela explique en partie le<br />
passage d’une consommation de vin de table anonyme<br />
263
<strong>à</strong> c<strong>elle</strong> du VDQS 3, des vins d’AOC 4 et plus récem<strong>ment</strong> <strong>à</strong><br />
la mode des vins de pays. Les femmes réclamant la<br />
propriété de leur corps souhaitent connaître l’origine et<br />
les conséquences de tout ce qui le pénètre. L’authentification<br />
du produit ali<strong>ment</strong>aire ingurgité diminue l’anxiété<br />
de la consubstantialité. Le féminisme s’imbrique dans<br />
le consumérisme en réclamant (comme les technocrates)<br />
une transparence de l’information. L’étiquetage du vin<br />
se modifie (Corbeau, 1993b) ; il <strong>ment</strong>ionne les cépages,<br />
le terroir, valorise le savoir-<strong>faire</strong>, sort le produit de<br />
l’anonymat satisfaisant les revendications écologistes.<br />
La contre-étiquette apparaît, l’hédonisme s’épanouit<br />
dans la consommation sécurisante d’un vin plaisir.<br />
Si les femmes jouent un rôle essentiel dans ces nouv<strong>elle</strong>s<br />
conceptions du vin, <strong>elle</strong>s ont pour alliée une<br />
majorité grandissante de consommateurs, particulière<strong>ment</strong><br />
lorsqu’ils sont occasionnels, ce qui accentue le<br />
caractère festif du vin plaisir.<br />
A NOUVELLE GÉNÉRATION, NOUVELLES CONCEPTIONS<br />
DU VIN<br />
Par ailleurs, de plus en plus de jeunes consommatrices<br />
apprennent ou ont appris <strong>à</strong> déguster le vin dans leur<br />
famille. Enfin, après les symboliques de vitesse, d’ubiquité<br />
valorisant la légèreté dans les années quatre-vingt,<br />
quatre-vingt-dix, se développent de nouveaux modèles<br />
privilégiant la performance (Ehrenberg, 1991), l’extrême<br />
(Baudry, 1991), le risque (Le Breton, 1991), la défonce,<br />
l’excès… La culpabilité lié aux tabous du vin n’est<br />
3. Vins délimités de qualité supérieure.<br />
4. Appellation d’origine contrôlée.<br />
264
plus d’actualité. On re<strong>cherche</strong> tout ce qui entraîne des<br />
sensations fortes en bouche et après avoir bu. C’est la<br />
mode de l’effervescent qui stimule les papilles, c’est<br />
l’attirance pour des vins plus forts, très typés, très aromatisés,<br />
etc.<br />
Une nouv<strong>elle</strong> génération de buveurs et de buveuses<br />
émerge. C’est <strong>elle</strong> que nous avons interrogée 5. Nous<br />
livrons rapide<strong>ment</strong> les multiples conceptions du vin<br />
qu’<strong>elle</strong> exprime.<br />
L’analyse des discours de nos locuteurs permet de<br />
distinguer six catégories s’appliquant au vin. Certaines<br />
recoupent des comporte<strong>ment</strong>s étudiés dans notre approche<br />
historique.<br />
C’est le cas de la première, le vin ali<strong>ment</strong>, qui est<br />
quelque peu taboue. Les différents partenaires de la<br />
filière l’évoquent de moins en moins, comme si <strong>elle</strong><br />
rappelait de mauvais souvenirs liés <strong>à</strong> l’émergence d’un<br />
prolétariat urbain ou <strong>à</strong> la misère paysanne de ces derniers<br />
siècles. Des personnes aux revenus modestes, ou de<br />
vieux agriculteurs expri<strong>ment</strong> pourtant facile<strong>ment</strong> cette<br />
qualité. Par ailleurs, des commerciaux nous ont confié<br />
qu’ils n’écartaient pas l’émergence de stratégies de<br />
commercialisation internationales recentrées sur cette<br />
particularité du fer<strong>ment</strong> divin. Les milieux professionnels<br />
de l’œnologie et de la somm<strong>elle</strong>rie rejettent actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
cette conception du vin évoquant des images<br />
répulsives de “gros rouge qui tache”. Soulignons que la<br />
dynamique de paupérisation qui frappe actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
notre société urbaine théâtralise, de façon tragique, la<br />
résurgence de cette fonction ali<strong>ment</strong>aire du vin pour<br />
des populations marginales et sans ressources.<br />
5. Enquête menée d’abord dans le cadre du programme ali<strong>ment</strong><br />
demain autour de la notion de “grand vin” et maintenant en collaboration<br />
avec l’ONIVINS.<br />
265
La deuxième catégorie serait c<strong>elle</strong> du vin plaisir.<br />
Nous avons vu que c’est un modèle porté par les femmes.<br />
Un certain hédonisme s’associe <strong>à</strong> l’idée de grand vin,<br />
lorsque nous les interrogeons et qu’<strong>elle</strong>s répondent en<br />
évoquant des sensations gustatives ou des images de<br />
plaisirs conviviaux… Les bulles participent <strong>à</strong> ce senti<strong>ment</strong><br />
de plaisir ainsi qu’un goût ponctuel pour l’ivreté<br />
chez le/la gastrolastress.<br />
Le vin culture prend différentes formes : il recoupe<br />
des processus de distinction d’élites désirant signifier<br />
leur “bon goût” et leur érudition de gourmet (modèle<br />
gastronomique bourgeois, Lambert, 1987). Il correspond<br />
aussi <strong>à</strong> des formes plus nouv<strong>elle</strong>s de “collectionneurs”<br />
<strong>à</strong> l’affût des nouveautés, des “vins de pays” ou<br />
d’autres pays… La culture devient alors réseau permettant<br />
l’accès au différent, au bizarre, au marginal grâce<br />
aux informations d’un producteur, d’un restaurateur,<br />
d’un spécialiste plus ou moins proche. Enfin, des acteurs<br />
de la filière développent une connaissance du vin sans<br />
aucun préalable de distinction sociale, avec seule<strong>ment</strong><br />
le respect d’un acte symbolique renvoyant <strong>à</strong> toute une<br />
histoire cultur<strong>elle</strong> et affective <strong>à</strong> laqu<strong>elle</strong> ils participent.<br />
Ceux-l<strong>à</strong> s’inscrivent volontiers dans des clubs ou des<br />
séances de dégustation.<br />
Le vin agré<strong>ment</strong> combine le vin culture et le vin<br />
plaisir puisque les buveurs entretiennent un rapport<br />
distancié <strong>à</strong> la boisson que l’on apprécie, mais en codifiant<br />
assez stricte<strong>ment</strong> son absorption, <strong>à</strong> la manière des<br />
aristocrates de la civilisation du vin.<br />
Le vin magique est perçu de manière positive ou<br />
négative. Il se réfère aux images de santé et de maladie.<br />
La représentation natur<strong>elle</strong> s’oppose alors <strong>à</strong> c<strong>elle</strong> du<br />
breuvage “trafiqué”. Mais, surtout, le consommateur<br />
exprime ce sens magique en évoquant des modèles<br />
266
culturels qui connotèrent le vin comme bon ou mauvais<br />
(familles d’abstinents ou familles ritualisant une<br />
éducation gustative en partageant la boisson), ou en<br />
récupérant les discours médiatiques tantôt favorables<br />
<strong>à</strong> la consommation – modérée – de vin qui “écarte les<br />
tromboses”, s’imbrique dans des variantes de la nouv<strong>elle</strong><br />
mode du régime méditerranéen, etc. ; tantôt (de<br />
façon plus fréquente et agressive) qui lui sont hostiles.<br />
Le vin, produit économique, constitue la dernière<br />
catégorie apparue <strong>à</strong> travers les discours de nos locuteurs.<br />
Produit en crise pour les acteurs de la filière, il<br />
devient produit de spéculation chez certains consommateurs<br />
exprimant au futur sa valeur d’usage en espérant<br />
que ce déplace<strong>ment</strong> temporel se transformera en<br />
place<strong>ment</strong> financier…<br />
Sans doute est-ce une gageure que de vouloir appréhender<br />
la totalité des comporte<strong>ment</strong>s relatifs <strong>à</strong> la<br />
consommation de vin et de vouloir les restituer d’une<br />
façon si rapide et succincte. Il va de soi que nous ne<br />
revendiquons nulle<strong>ment</strong> l’exhaustivité. Il s’agit simple<strong>ment</strong><br />
de donner au lecteur des pistes issues de notre<br />
travail d’enquêteur, de lui proposer des principes<br />
méthodologiques permettant un ordonnance<strong>ment</strong> efficace<br />
de toutes ces informations pour accéder <strong>à</strong> une<br />
meilleure connaissance du buveur forcé<strong>ment</strong> pluriel.<br />
En proposant le modèle du gastrolastress qui s’applique<br />
bien au consommateur contemporain, nous espérons<br />
avoir montré combien la situation de la rencontre entre<br />
l’acteur social et le produit est essenti<strong>elle</strong> dans la genèse<br />
de représentations du vin. Nous soulignons aussi com<strong>ment</strong><br />
la prise en compte de ces rencontres, d’une façon diachronique<br />
et synchronique, permet la reconstruction<br />
267
de typologies dynamiques, de logiques sociales soustendues<br />
par l’imaginaire.<br />
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la couturière, la cuisinière, Gallimard, Paris, 1979.
DOCUMENT
LE MENU<br />
BARONNE STAFFE<br />
RÈGLES DU SAVOIR-VIVRE<br />
DANS LA SOCIÉTÉ MO<strong>DE</strong>RNE<br />
A Paris, le menu est plutôt délicat et varié qu’abondant :<br />
dans quelques provinces, <strong>à</strong> la campagne, c’est le contraire,<br />
mais tout dépend des ressources des lieux, le plus souvent.<br />
Le poisson est, pour ainsi dire, de rigueur dans un<br />
dîner un peu cérémonieux, depuis les Romains, les habitants<br />
des ondes étant en faveur sur les tables recherchées.<br />
“Le poisson, dit Montaigne, a toujours eu ce privilège<br />
que les grands se meslent de le sçavoir apprêter.”<br />
S’il est de b<strong>elle</strong> taille, on le sert sur un plat, dont les bords<br />
sont couverts des fleurs de la saison ; il est accompagné<br />
de deux sauces différentes. “C’est la sauce qui fait le<br />
poisson.”<br />
Tel qui adore le brochet sauce hollandaise ne peut le<br />
souffrir <strong>à</strong> la sauce blanche, et vice versa.<br />
Les entrées sont composées <strong>à</strong> l’aide de viandes de<br />
boucherie, de volailles ou de gibier <strong>à</strong> plumes et <strong>à</strong> poil.<br />
Le rôti, comme le poisson, est, autant que possible, de<br />
b<strong>elle</strong>s dimensions. Les légumes doivent être ceux de la<br />
saison : en hiver, des cardons, des épinards, voire des<br />
choux de Brux<strong>elle</strong>s, des céleris, etc.<br />
Les entremets sucrés sont confectionnés avec le plus<br />
grand soin, même les plus simples d’entre eux, qui ont<br />
271
leur valeur, s’ils sont très fins et très délicats. Le dessert<br />
est abondant, si <strong>faire</strong> se peut ; les fruits sont très mûrs et<br />
sans tache, les compotes sans défaut. Les bonbons et les<br />
gâteaux seront parfaits ou brilleront… par leur absence.<br />
N. B. Les hors-d’œuvre sont proscrits des dîners, on<br />
ne les retrouve qu’au déjeuner et, l<strong>à</strong>, ils regagnent le<br />
terrain perdu le soir.<br />
Voici l’ordre dans lequel se servent les plats. Le ou les<br />
relevés : le poisson d’abord ; s’il y a un autre relevé,<br />
filet de bœuf par exemple (ou simple pièce de bœuf), il<br />
ne vient qu’en second lieu. Les entrées après ; deux pour<br />
un relevé, quatre pour deux relevés. Elles se composent<br />
de ragoûts, tels que des poulardes <strong>à</strong> la financière, des<br />
salmis de perdreaux, des ris de veau piqués sur une<br />
litière de chicorée, un lièvre en civet, etc., etc. Puis les<br />
rôts – car on en sert jusqu’<strong>à</strong> trois, mais un seul suffit :<br />
gelinottes de Russie, écrevisses <strong>à</strong> la bordelaise, jambon<br />
d’York <strong>à</strong> la gelée, ou un simple poulet, bien blanc, bien<br />
tendre. – La salade. – Les légumes, un ou deux. Les entremets<br />
sucrés, deux ou quatre, ou un seul. – Les glaces<br />
(<strong>elle</strong>s ne sont pas indispensables). Le dessert : on offre<br />
d’abord les fruits crus, puis les compotes, les confitures ;<br />
viennent après les gâteaux, les bonbons et les fruits confits.<br />
Les vins sont présentés dans l’ordre suivant : après le<br />
potage le vin de Madère, ou le vin du Cap, ou le vin de<br />
Sicile – ou le vin ordinaire. Pendant le premier service,<br />
les deuxièmes crus de Bordeaux ou de Bourgogne – ou<br />
continuation du vin ordinaire.<br />
Avant le rôti, les vins de Château-Yquem ou du Rhin.<br />
(Nulle<strong>ment</strong> obligatoire.) Pendant le second service, les<br />
grands crus de Bordeaux ou de Bourgogne, ou du vin un<br />
peu supérieur <strong>à</strong> l’ordinaire.<br />
Avec les entremets sucrés le vin de Xeres ; pendant<br />
le dessert les vins de Muscat, d’Alicante (blanc), de<br />
272
Malvoisie, de Constance, de Tokay, etc. – ou de Grenache,<br />
de Banyuls, etc.<br />
Dans bien des maisons, les vins de Champagne secs et<br />
doux sont présentés dès le début du dîner, frappés ou non<br />
frappés – quelques personnes ayant l’habitude d’arroser<br />
tout leur repas de ce vin pétillant.<br />
Ajoutons bien vite – mais il fallait donner des renseigne<strong>ment</strong>s<br />
pour tous les goûts et pour tout le monde –<br />
que, dans les maisons où l’on a de véritables traditions<br />
gastronomiques, les vins sont parfaits, mais non variés <strong>à</strong><br />
l’infini. Vin du Cap, deux sortes de vin de Bordeaux et<br />
deux sortes de vin de Bourgogne (plus d’un convive ne<br />
supportant que l’un ou l’autre), du vin de Chypre et, <strong>à</strong> la<br />
fin, le dessert presque terminé, du vin doux de Champagne,<br />
cette étincelante boisson du vieux sol gaulois semblant<br />
indispensable pour bien terminer un dîner français.<br />
COMMENT ON MANGE<br />
Lorsqu’on a du monde <strong>à</strong> dîner (et en tous temps, du reste),<br />
que l’on fasse servir le potage d’avance ou qu’on le<br />
serve soi-même, ou – s’il y en a deux – que le domestique<br />
vienne demander <strong>à</strong> chaque convive lequel il préfère,<br />
il ne faut jamais remplir l’assiette <strong>à</strong> soupe ; les<br />
trois quarts d’une grande cuillerée <strong>à</strong> potage, t<strong>elle</strong> est la<br />
mesure suffisante, et on peut encore la réduire.<br />
On ne doit pas redemander de potage. L’usage, comme<br />
presque toujours, a ses raisons sérieuses d’exister. Une<br />
trop grande quantité absorbée de ce mets, presque liquide,<br />
chargerait l’estomac, le remplirait immédiate<strong>ment</strong> et le<br />
rendrait incapable de recevoir d’autres ali<strong>ment</strong>s.<br />
Il reste toujours un peu de potage au fond de l’assiette,<br />
par la raison qu’on ne peut incliner c<strong>elle</strong>-ci pour recueillir<br />
273
jusqu’<strong>à</strong> la dernière goutte du potage, encore bien moins<br />
verser ce qu’<strong>elle</strong> peut encore contenir dans sa cuiller…<br />
comme font quelques personnes, pour ne rien perdre.<br />
Il serait bon d’observer ces règles en famille, afin de<br />
ne jamais se laisser emporter, dans le monde, par ce qu’on<br />
app<strong>elle</strong> si juste<strong>ment</strong> la force de l’habitude.<br />
Tous les fruits se pèlent et se mangent <strong>à</strong> l’aide du<br />
couteau et de la fourchette <strong>à</strong> dessert : le quartier de pomme,<br />
de pêche ou de poire, etc., est piqué avec la fourchette<br />
tenue de la main gauche, le couteau de la main droite.<br />
On enlève ainsi la pelure, l’intérieur du fruit, puis on<br />
découpe le quartier épluché, comme on fait d’un morceau<br />
de viande. Les tartes, les gâteaux, etc., se mangent de<br />
la même façon.<br />
Il est inutile, je pense, de dire qu’on rompt son pain.<br />
Pourquoi ne pas le couper ? Parce que des particules de<br />
la croûte pourraient, sous l’effort du couteau, sauter dans<br />
les yeux des voisins, sur les épaules nues des voisines.<br />
La prescription de briser la coquille des œufs n’est<br />
pas plus mystérieuse, <strong>à</strong> ce que je crois. On la met en<br />
pièces, afin qu’<strong>elle</strong> ne roule pas de droite ou de gauche<br />
sur les habits des voisins, qu’<strong>elle</strong> pourrait tacher.<br />
Puisqu’on ne touche rien, il va sans dire qu’on ne<br />
porte pas l’asperge <strong>à</strong> sa bouche, mais qu’on en tranche<br />
l’extrémité verte <strong>à</strong> l’aide du couteau et de la fourchette,<br />
que cette pointe est introduite dans la bouche avec le<br />
secours de la fourchette.<br />
Est-il bien utile de dire qu’on ne déplie pas entière<strong>ment</strong><br />
sa serviette ? On l’étend sur ses genoux dans sa<br />
longueur, mais on la laisse pliée en trois. On ne l’attache<br />
jamais (cela découle de ce qui précède) <strong>à</strong> son corsage<br />
ou <strong>à</strong> sa boutonnière. A la fin du dîner, on dépose sa serviette<br />
auprès de son assiette sans la replier, mais aussi de<br />
façon <strong>à</strong> ne pas en former un monceau trop volumineux.<br />
274
Je ne ferai pas <strong>à</strong> mes lecteurs l’injure de leur recommander<br />
de ne pas porter les os <strong>à</strong> leur bouche. On détache<br />
propre<strong>ment</strong> et habile<strong>ment</strong> la viande qui y adhère et, s’il<br />
le faut, on abandonne les parties qui viendraient trop<br />
difficile<strong>ment</strong>. On ne prend pas non plus son couteau<br />
par la lame pour trancher avec plus de force, en soutenant<br />
l’os d’une main. Le couteau n’est jamais saisi que<br />
par le manche et, encore une fois, on ne touche absolu<strong>ment</strong><br />
que le pain avec ses doigts.<br />
On n’invite jamais personne <strong>à</strong> “prendre un verre”, mais<br />
bien <strong>à</strong> “prendre un verre de vin, de bière ou de liqueur”.<br />
On ne dit pas non plus : Voulez-vous manger un raisin,<br />
mais une grappe de raisin ou, <strong>à</strong> la rigueur, du raisin. Il<br />
faut dire aussi : “Du vin de Champagne, de Bordeaux ou<br />
de Bourgogne”, et non “du champagne, du bordeaux ou<br />
du bourgogne”.<br />
Comme il faut prendre garde de commettre des maladresses,<br />
dont les voisins pourraient souffrir, on ne<br />
parle pas pendant qu’on se sert.<br />
Il y a des personnes qui savent qu’<strong>elle</strong>s doivent rompre<br />
leur pain et non le couper, mais qui mordent <strong>à</strong> même ce<br />
pain ou le brisent en morceaux trop gros ; cela est, pourtant,<br />
encore plus <strong>à</strong> éviter que de le couper.<br />
Il est nécessaire d’avoir de petites p<strong>elle</strong>s <strong>à</strong> sel posées<br />
en travers sur la salière ; les petits ustensiles nécessaires<br />
et divers dans les raviers qui contiennent les horsd’œuvre<br />
; des fourchettes dans les plats que l’on passe ;<br />
des cuillers, quand il y a lieu, etc., car jamais on ne doit<br />
<strong>faire</strong> usage, pour prendre quelque chose <strong>à</strong> table, du<br />
couteau personnel, encore bien moins de sa fourchette.<br />
On ne porte jamais le couteau <strong>à</strong> sa bouche, il est donc<br />
indispensable d’avoir des couverts <strong>à</strong> dessert. Tous ces<br />
ustensiles peuvent être très simples ; mais on tâchera, si<br />
l’on reçoit, et même pour la vie de famille, quand on le<br />
275
pourra, d’être pourvu de toutes les choses nécessaires,<br />
pour manger selon les règles du savoir-vivre. Il vaut<br />
mieux se refuser certaines superfluités et acquérir le<br />
service de table complet. Rien n’a meilleur air que cette<br />
élégance.<br />
Quand on mange des cerises ou tout autre fruit <strong>à</strong> noyau,<br />
qui ne se découpe pas, il ne faut pas cracher ses noyaux<br />
dans l’assiette, ni les recueillir avec la main pour les<br />
déposer dans l’assiette, mais approcher la cuiller <strong>à</strong> dessert<br />
de sa bouche, y déposer le noyau – petite opération facile<br />
<strong>à</strong> <strong>faire</strong> avec les lèvres – et, de l<strong>à</strong>, remettre le noyau dans<br />
l’assiette. Exercez-vous en famille, et vous exécuterez<br />
tous ces mouve<strong>ment</strong>s avec une aisance véritable et<br />
gracieuse.<br />
Si l’on venait <strong>à</strong> laisser tomber son couteau ou sa<br />
fourchette, on redemanderait un autre couvert au domestique<br />
; dans les maisons où l’on craindrait qu’il n’y eût<br />
pas de couverts de rechange, ou si les gens du logis changeaient<br />
eux-mêmes les assiettes des convives, on se<br />
bornerait <strong>à</strong> ramasser l’objet tombé et <strong>à</strong> l’essuyer <strong>à</strong> l’aide<br />
d’un peu de mie de pain, qu’on déposerait sur le bord<br />
de son assiette.<br />
On ne boit jamais dans sa soucoupe. On dépose toujours<br />
aussi, dans cette soucoupe, la cuiller <strong>à</strong> thé ou <strong>à</strong><br />
café ; si on la laissait dans la tasse, il arriverait des accidents<br />
et des bris de vaiss<strong>elle</strong>.<br />
Il y a des gens qui tournent le dos <strong>à</strong> leur voisin de<br />
droite, pour parler plus aisé<strong>ment</strong> <strong>à</strong> leur voisin de gauche<br />
ou vice versa ; rien n’est plus impoli pour le voisin négligé.<br />
Il faut se tenir droit, face <strong>à</strong> la table, inclinant seule<strong>ment</strong><br />
son visage <strong>à</strong> droite ou <strong>à</strong> gauche. La raideur est <strong>à</strong> éviter,<br />
mais on ne doit pas se pencher sur son assiette.<br />
Il n’est rien d’aussi sot que de refuser d’un plat qu’on<br />
vous offre, en expliquant qu’“il ne vous réussit pas”.<br />
276
On remercie simple<strong>ment</strong> sans rien ajouter. Les maîtres<br />
du logis ne doivent pas insister ; il est aisé <strong>à</strong> comprendre<br />
que, si un invité ne veut pas manger d’un mets, c’est qu’il<br />
a pour cela des raisons qu’il est inutile de lui <strong>faire</strong> donner.<br />
Si votre voisin de table est ennuyeux, prenez votre<br />
mal en patience, un dîner est bientôt passé. Son manque<br />
d’agré<strong>ment</strong> ne vous dispense nulle<strong>ment</strong> de politesse<br />
envers lui. Parlez-lui de choses <strong>à</strong> sa portée qui puissent<br />
l’intéresser, vous vous distrairez en même temps, et peutêtre<br />
ferez-vous jaillir une étinc<strong>elle</strong> de cet esprit engourdi.<br />
Ajouterai-je une réflexion qui pourra paraître réaliste<br />
? L’antique civilité, puérile et honnête, défendait<br />
de se moucher <strong>à</strong> table, dans sa serviette. La politesse<br />
moderne doit indiquer la façon de se moucher <strong>à</strong> table,<br />
dans son mouchoir.<br />
Bien qu’on ne commette pas la maladresse d’aller dans<br />
le monde, quand on est enrhumé du cerveau, il arrive<br />
qu’on éprouve le besoin de se moucher <strong>à</strong> table, comme<br />
dans la solitude. Mais comme il faut toujours éviter de<br />
gêner autrui et qu’ici on pourrait exciter un mouve<strong>ment</strong><br />
de dégoût, on tirera son mouchoir de sa poche furtive<strong>ment</strong>,<br />
et on s’en servira tout douce<strong>ment</strong> et même sans<br />
bruit, de manière <strong>à</strong> n’éveiller chez le voisin aucune idée<br />
désagréable et naturaliste. Par la raison qu’on doit se garder<br />
d’attirer l’attention en cette circonstance, il ne faut pas<br />
se retourner, pour se moucher, comme font les ignorants<br />
de la science mondaine, lesquels agissent ainsi en vertu<br />
d’une civilité puérile et villageoise, <strong>à</strong> la façon de ceux qui<br />
regardent l’ourlet de leur mouchoir, de crainte de se moucher<br />
<strong>à</strong> l’endroit. Ce sont les choses qui vous font immédiate<strong>ment</strong><br />
coter dans le monde, qui vous classent tout de<br />
suite dans l’esprit des gens chics.<br />
Le même respect des autres et la même coquetterie<br />
bien entendue empêcheront les convives de sucer leurs<br />
277
dents, avec une intention trop évidente de les débarrasser<br />
des particules de nourriture qui pourraient y adhérer ; de<br />
passer la langue sur leurs lèvres, de se pourlécher comme<br />
des chats gourmands.<br />
En un mot, en présence d’un étranger, d’un ami, d’une<br />
femme bien-aimée, d’un enfant, même, on veillera assez<br />
sur soi-même pour ne jamais étaler ses petites misères<br />
au grand jour.
ONT PARTICIPÉ A CE NUMÉRO<br />
<strong>DE</strong> L’<strong>INTERNATIONALE</strong> <strong>DE</strong> L’IMAGINAIRE<br />
JEAN-PIERRE POULAIN<br />
Sociologue et anthropologue, il enseigne au Centre d’étude<br />
du tourisme et des industries de l’accueil (CETIA) de l’université<br />
de Toulouse-le Mirail, où il est égale<strong>ment</strong> responsable de<br />
la Cellule de re<strong>cherche</strong> ingénierie, tourisme, hôt<strong>elle</strong>rie, ali<strong>ment</strong>ation<br />
(CRITHA). Avec Jean-pierre Corbeau, il coanime le<br />
comité de re<strong>cherche</strong> n° 17 : “Sociologie et anthropologie de<br />
l’ali<strong>ment</strong>ation” de l’Association internationale des sociologues<br />
de langue française (AISLF). On lui doit avec Edmond<br />
Neirinck une Histoire de la cuisine et des cuisiniers, techniques<br />
culinaires et pratiques de table en France du Moyen<br />
Age <strong>à</strong> nos jours (Lanore), ainsi qu’une série d’ouvrages sur<br />
les cuisines régionales françaises (Privat). Il prépare une<br />
Sociologie de la cuisine et des manières de tables (coéd.<br />
Presses universitaires du Mirail et éditions Lanore) et, avec<br />
Nguyen Va Man, Les Traditions gastronomiques du Viêtnam<br />
(Lanore).<br />
JEAN-PAUL ARON † (INÉDIT)<br />
Homme de lettres et universitaire. Auteur de nombreux<br />
ouvrages dont La Sensibilité ali<strong>ment</strong>aire <strong>à</strong> Paris au XIX e siècle<br />
(1967) et Le Mangeur du XIX e siècle (1973).<br />
JEAN-JACQUES BOUTAUD<br />
Maître de conférences <strong>à</strong> l’université de Bourgogne, il dirige le<br />
Laboratoire sur l’image, les médiations et la communication<br />
internationale (LIMCI) <strong>à</strong> Dijon et anime, comme vice-président,<br />
279
un programme européen de re<strong>cherche</strong>s sur les médias depuis<br />
1992. Il est l’auteur de Sémiotique et communication : du<br />
signe au sens, <strong>à</strong> paraître chez L’Harmattan.<br />
PASCAL DIBIE<br />
Ethnologue, maître de conférences <strong>à</strong> l’université Paris VII-<br />
Denis Diderot.<br />
JEAN-PIERRE CORBEAU<br />
Professeur de sociologie <strong>à</strong> l’université de Tours, coresponsable<br />
du centre de re<strong>cherche</strong> n° 17 de l’AISLF, “Sociologie<br />
et anthropologie de l’ali<strong>ment</strong>ation”. Membre du CNERNA et<br />
coauteur d’Identités des mangeurs. Images des ali<strong>ment</strong>s<br />
(Polytechnica, 1996). Il publie Le Mangeur imaginaire aux<br />
éditions Métailié (second semestre 1997).<br />
MARIE-NOËLLE CHAMOUX<br />
Chargée de re<strong>cherche</strong>. Centre national de la re<strong>cherche</strong> scientifique.<br />
Centre d’étude des langues indigènes d’Amérique.<br />
ANDRÉ-MARCEL D’ANS<br />
Anthropologue, professeur <strong>à</strong> l’université Paris VII-Jussieu.<br />
PAULETTE ROULON-DOKO<br />
Directeur de re<strong>cherche</strong> au CNRS (UMR 158-Lacan). Docteur<br />
en linguistique et docteur d’Etat en ethnolinguistique, <strong>elle</strong><br />
étudie depuis 1970 la langue et la culture des Gbaya ’bodoe,<br />
parmi lesquels <strong>elle</strong> a longtemps séjourné et dont <strong>elle</strong> parle<br />
couram<strong>ment</strong> la langue.<br />
CLAU<strong>DE</strong> THOUVENOT<br />
Directeur de re<strong>cherche</strong> au CNRS.<br />
FRANÇOISE AUBAILE-SALLENAVE<br />
CNRS, URA 882 Laboratoire d’ethnobiologie-biogéographie.<br />
Muséum national d’histoire natur<strong>elle</strong>.<br />
ALAIN LÉVY<br />
Université Paris VII-Denis Diderot.<br />
280
GENEVIÈVE CAZES-VALETTE<br />
Diplômée de l’Ecole supérieure de commerce de Toulouse,<br />
créatrice et responsable du mastère spécialisé en marketing<br />
et technologie agroali<strong>ment</strong>aire de l’Ecole supérieure de commerce<br />
de Toulouse, enseignante en marketing depuis quinze<br />
ans, fille et épouse d’éleveurs de bovins-viande, actu<strong>elle</strong><strong>ment</strong><br />
en formation doctorale <strong>à</strong> l’Ecole des hautes études en<br />
sciences sociales dans le Laboratoire d’anthropologie sociale<br />
et historique de l’Europe, c’est <strong>à</strong> ces divers titres qu’<strong>elle</strong> s’intéresse<br />
<strong>à</strong> la consommation ali<strong>ment</strong>aire et singulière<strong>ment</strong> au<br />
cas de la “vache folle”.<br />
LAURENCE OSSIPOW<br />
Docteur ès lettres, chef de travaux <strong>à</strong> l’Institut d’ethnologie de<br />
l’université de Neuchâtel et <strong>cherche</strong>ur FNSRS. Ses re<strong>cherche</strong>s<br />
portent d’une part sur l’immigration en Europe occidentale<br />
et de l’autre, sur les représentations ainsi que les pratiques<br />
ali<strong>ment</strong>aires et corpor<strong>elle</strong>s dans les réseaux de l’ali<strong>ment</strong>ation<br />
végétarienne et macrobiotique en Suisse. Sa thèse de doctorat,<br />
La Cuisine du corps et de l’âme, a été publiée en février<br />
1997 aux éditions de l’Institut d’ethnologie (Neuchâtel) et de<br />
la Maison des sciences de l’homme (Paris).
240. EMMANUEL KANT<br />
La Fin de toutes choses<br />
Extrait du catalogue<br />
241. HELLA S. HAASSE<br />
Un goût d’amandes amères<br />
242. THÉOPHILE GAUTIER<br />
Les Mortes amoureuses<br />
243. *<br />
Contes d’Asie Mineure<br />
recueillis par Calliopi Moussaiou-Bouyoukou<br />
244. JEAN-LUC OUTERS<br />
L’Ordre du jour<br />
245. <strong>INTERNATIONALE</strong> <strong>DE</strong> L’IMAGINAIRE N° 7<br />
Cultures, nourriture<br />
246. CLAU<strong>DE</strong> PUJA<strong>DE</strong>-RENAUD<br />
B<strong>elle</strong> Mère<br />
247. ISAAC BABEL<br />
Cavalerie rouge / Journal de 1920<br />
248. VICTOR HUGO<br />
Lucrèce Borgia<br />
249. MARQUIS <strong>DE</strong> SA<strong>DE</strong><br />
Lettres <strong>à</strong> sa femme<br />
250. JACQUES BERQUE<br />
Les Arabes / Andalousies<br />
252. EILHART VON OBERG<br />
Tristan et Iseut
253. ROLAND DORGELÈS<br />
Route des tropiques<br />
254. MICHEL TREMBLAY<br />
Douze coups de théâtre<br />
255. PAUL AUSTER<br />
Smoke - Brooklyn Boogie<br />
256. MOHAMMED DIB<br />
Le Talisman<br />
257. ASSIA DJEBAR<br />
Les Alouettes naïves<br />
258. VINCENT BOREL<br />
Un Ruban noir<br />
259. RENÉ <strong>DE</strong>SCARTES<br />
La Re<strong>cherche</strong> de la vérité<br />
260. GEORGES-OLIVIER CHÂTEAUREYNAUD<br />
Les Messagers<br />
261. HENRY JAMES<br />
Le Motif dans le tapis<br />
262. JACQUES GAILLARD<br />
Rome, le temps, les choses<br />
263. ROBERT LOUIS STEVENSON<br />
L’Etrange Af<strong>faire</strong> du Dr Jekyll et de Mr Hyde<br />
264. MAURICE MAETERLINCK<br />
La Mort de Tintagiles<br />
265. FRANÇOISE <strong>DE</strong> GRUSON<br />
La Clôture<br />
266. JEAN-FRANÇOIS VILAR<br />
C’est toujours les autres qui meurent<br />
267. DAGORY<br />
Maison qui pleure
268. BRAM STOKER<br />
Dracula<br />
269. DANIEL GUÉRIN<br />
Front populaire, révolution manquée<br />
270. MURIEL CERF<br />
Le Diable vert<br />
272. JEAN-PIERRE VERHEGGEN<br />
Le Degré Zorro de l’écriture<br />
273. JOHN STEINBECK<br />
Voyage avec Charley<br />
274. NINA BERBEROVA<br />
La Souveraine<br />
275. JOSEPH PÉRIGOT<br />
Le Dernier des grands romantiques<br />
276. FRÉDÉRIC H. FAJARDIE<br />
Gentil, Faty !<br />
277. FÉDOR DOSTOÏEVSKI<br />
L’Eternel Mari<br />
278. COMTESSE <strong>DE</strong> SÉGUR<br />
Les Malheurs de Sophie / Les Petites Filles modèles /<br />
Les Vacances<br />
279. HENRY BAUCHAU<br />
Diotime et les lions<br />
280. ALICE FERNEY<br />
L’Elégance des veuves<br />
281. MICHÈLE LESBRE<br />
Une simple chute<br />
COÉDITION ACTES SUD – LABOR – LEMÉAC
Ouvrage réalisé<br />
par l’Atelier graphique Actes Sud.<br />
Achevé d’imprimer<br />
en juillet 1997<br />
par Bussière Camedan Imprimeries<br />
<strong>à</strong> Saint-Amand-Montrond (Cher)<br />
sur papier des<br />
Papeteries de Jeand’heurs<br />
pour le compte<br />
d’ACTES SUD<br />
Le Méjan<br />
Place Nina-Berberova<br />
13200 Arles.<br />
N° d’éditeur : 2586<br />
Dépôt légal<br />
1 re édition : août 1997<br />
N° impr.