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Le Passé au présent - Ludwig Boltzmann Institute for European ...

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La partie post-soviétique du continent européen est<br />

marquée par les traces d’anciens conflits interétatiques<br />

et ethniques. La réactivation de ces gisements mémoriels<br />

est toujours possible. Divers acteurs incorporent<br />

ainsi dans leurs répertoires d’action des stratégies historicisantes<br />

afin de « recycler » les re<strong>présent</strong>ations de passés<br />

« douloureux » dans les jeux politiques actuels. De<br />

nouve<strong>au</strong>x sites de mémoire (par exemple Tchernobyl), de<br />

nouve<strong>au</strong>x acteurs (comme les « agents », « collaborateurs »<br />

« témoins <strong>au</strong>xiliaires »), de nouvelles institutions (telles que<br />

les Instituts de la mémoire nationale), des débats mis à jour<br />

pour qualifier les crimes du passé, notamment les génocides,<br />

intéressent les sciences sociales. L’originalité de cet ouvrage,<br />

qui poursuit la réflexion entamée dans L’Europe et ses passés<br />

douloureux (G. Mink, L. Neumayer, dirs., La Découverte,<br />

2007), est de <strong>présent</strong>er à travers 17 études comment la<br />

fin du communisme a été à l’origine d’une déstabilisation<br />

des points de repère mémoriels et, à bien des égards, des<br />

identités collectives en Europe post-communiste. Ses <strong>au</strong>teurs<br />

donnent à voir comment s’opère le repli sur une histoire<br />

nationale héroïque marquée par des accents nationalistes<br />

exaspérés. Ils examinent <strong>au</strong>ssi les effets de l’européanisation<br />

sur l’espace mémoriel post-soviétique. <strong>Le</strong>s dates des<br />

élargissements à l’Europe centrale et orientale (2004 et<br />

2007) sont des césures qui creusent le fossé mémoriel entre<br />

l’Ouest et l’Est. <strong>Le</strong>s deux moitiés de l’Europe n’ont pas le<br />

même référentiel, elles s’inscrivent dans des temporalités<br />

désaccordées. Cet ouvrage <strong>présent</strong>e l’intérêt d’enrichir le<br />

champ d’études de la sociologie et de la science politique de<br />

la mémoire. Il donne <strong>au</strong>ssi à comprendre, sous la plume de<br />

spécialistes reconnus de l’aire géopolitique post-soviétique,<br />

les différents phénomènes d’historicisation à l’œuvre en<br />

Europe centrale et orientale.<br />

Georges Mink est directeur de recherche <strong>au</strong> CNRS, Pascal<br />

Bonnard est ATER à l’Université Paris Ouest Nanterre.<br />

Avec les contributions de : Dominique Arel, Muriel<br />

Blaive, Élisabeth Claverie, Anna Colin-<strong>Le</strong>bedev, Nathalie<br />

Duclos, Jerzy Jedlicki, Cécile Jouhanne<strong>au</strong>, Tatiana Kasperski,<br />

Marcin Kula, Françoise Mayer, L<strong>au</strong>re Neumayer, Philippe<br />

Perchoc, Andriy Portnov, Ioulia Shukan, Jean-Charles<br />

Szurek.<br />

30 euros<br />

9782356920454<br />

Michel Houdiard Éditeur Georges Mink et Pascal Bonnard <strong>Le</strong> <strong>Passé</strong> <strong>au</strong> <strong>présent</strong><br />

Georges Mink et Pascal Bonnard (dirs.)<br />

<strong>Le</strong> <strong>Passé</strong> <strong>au</strong> <strong>présent</strong><br />

Gisements mémoriels<br />

et actions historicisantes en Europe centrale et orientale<br />

Katyn 1940<br />

Smolensk 2010<br />

Michel Houdiard Éditeur


TABLE DES MATIèRES<br />

REMERCIEMENTS<br />

5<br />

INTRODUCTION<br />

Géopolitique, histoire et jeux de mémoire :<br />

pour une reconfiguration conceptuelle<br />

Georges Mink<br />

7<br />

PREMIèRE PARTIE<br />

<strong>Le</strong>s politiques mémorielles dans l’espace post-communiste :<br />

normes et contraintes<br />

39<br />

CHAPITRE I<br />

Créer des normes européennes de réconciliation :<br />

le Conseil de l’Europe et l’OSCE face à la loi<br />

sur le statut des Hongrois de l’extérieur<br />

L<strong>au</strong>re Neumayer<br />

43<br />

CHAPITRE II<br />

<strong>Le</strong>s mutations<br />

du compromis mémoriel européen. Une étude balte<br />

Philippe Perchoc<br />

55<br />

Chapitre III<br />

Mémoire et conditionnalité européenne en <strong>Le</strong>ttonie :<br />

la confrontation des récits<br />

sur la Seconde Guerre mondiale<br />

et du discours sur le multiculturalisme<br />

dans l’école<br />

Pascal Bonnard<br />

68


CHAPITRE Iv<br />

L’Ukraine,<br />

la guerre et le principe de responsabilité collective<br />

Dominique Arel<br />

83<br />

DEUXIèME PARTIE<br />

Dispositifs et enjeux de gestion mémorielle<br />

103<br />

CHAPITRE v<br />

La Guerre comme mémoire, le cas de la Yougoslavie<br />

Élisabeth Claverie<br />

105<br />

CHAPITRE vI<br />

Une société multiethnique <strong>au</strong> Kosovo ? Heurts et malheurs<br />

du protectorat international face à l’antagonisme<br />

des mémoires serbe et albanaise<br />

Nathalie Duclos<br />

130<br />

CHAPITRE vII<br />

<strong>Le</strong>s mésaventures des projets de Commission<br />

vérité et Réconciliation pour la Bosnie-Herzégovine<br />

(1997-2006). Une étude de la circulation des modèles internation<strong>au</strong>x<br />

de résolution des conflits mémoriels (1997-2006)<br />

Cécile Jouhanne<strong>au</strong><br />

143<br />

CHAPITRE vIII<br />

Ukraine : retour sur les débats <strong>au</strong>tour<br />

de la décommunisation<br />

Ioulia Shukan<br />

157<br />

CHAPITRE IX<br />

<strong>Le</strong>s usages des Instituts de la mémoire nationale<br />

dans les recompositions partisanes (1989-2008)<br />

Georges Mink<br />

171


TROISIèME PARTIE<br />

Re<strong>présent</strong>ations mémorielles en conflit<br />

185<br />

CHAPITRE X<br />

Mémoire et mémori<strong>au</strong>x<br />

de la « Grande Guerre pour la Patrie »<br />

en Belarus, Moldova et Ukraine :<br />

quelques observations<br />

pour établir des comparaisons<br />

Andriy Portnov<br />

187<br />

CHAPITRE XI<br />

La catastrophe de Tchernobyl<br />

et les stratégies identitaires en Biélorussie<br />

Tatiana Kasperski<br />

203<br />

CHAPITRE XII<br />

La question épineuse de la collaboration<br />

dans l’appréciation du passé communiste tchèque :<br />

quelques réflexions<br />

Muriel Blaive<br />

217<br />

CHAPITRE XIII<br />

En parlant d’hier on pense à <strong>au</strong>jourd’hui.<br />

L’histoire dans le discours politique<br />

contemporain en Pologne<br />

Marcin Kula<br />

231<br />

qUATRIèME PARTIE<br />

Acteurs et témoins dans les jeux mémoriels<br />

251<br />

CHAPITRE XIv<br />

Témoigner de la Deuxième Guerre mondiale :<br />

de l’abstraction antifasciste à la fiction littéraire<br />

Jean-Charles Szurek<br />

253


CHAPITRE Xv<br />

Des listes <strong>au</strong>x histoires : comment « l’agent »<br />

trouve place dans la mémoire de l’après communisme<br />

Françoise Mayer<br />

265<br />

CHAPITRE XvI<br />

Mémoire vs <strong>au</strong>tonomie :<br />

le Comité des mères de soldats de Russie<br />

et la mémoire de la guerre en Tchétchénie<br />

Anna Colin-<strong>Le</strong>bedev<br />

278<br />

CHAPITRE XvII<br />

La réconciliation, mais de qui avec qui ?<br />

Jerzy Jedlicki<br />

294<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

L’usage du passé comme objet des sciences sociales<br />

et enjeu politique<br />

301<br />

NOTICES BIOGRAPHIqUES<br />

321


CHAPITRE XII<br />

LA qUESTION ÉPINEUSE DE LA COLLABORATION DANS<br />

L’APPRÉCIATION DU PASSÉ COMMUNISTE TCHèqUE :<br />

qUELqUES RÉFLEXIONS<br />

Muriel Blaive<br />

Lorsqu’un régime dictatorial reste <strong>au</strong> pouvoir pendant plus de quarante<br />

ans, la <strong>for</strong>mation d’un contrat social tacite entre les « oppresseurs » et les<br />

« opprimés » est inévitable ; même <strong>au</strong> travers d’une politique de terreur, un<br />

régime ne peut se maintenir efficacement sur la durée que s’il s’appuie sur<br />

des personnes-relais <strong>au</strong> sein de la société et sur une corruption massive 1 .<br />

Mais ces personnes-relais ne sont pas les seules à passer des compromis<br />

avec le pouvoir : comme le décrivait le dissident václav Havel bien avant<br />

1989, c’est tout-un-chacun qui a dû s’accommoder, à des degrés divers,<br />

de la dictature <strong>au</strong> quotidien 2 .<br />

Pour une société qui émerge d’une telle période de domination, il<br />

n’est pas facile d’affronter ce passé et de dégager les responsabilités. La<br />

question de la collaboration est pénible à évoquer ; les sentiments mêlés de<br />

culpabilité et d’injustice, la nécessité d’aller de l’avant et de reconstruire,<br />

la volonté de tourner la page et celle de régler ses comptes se heurtent<br />

et s’entrechoquent. <strong>Le</strong>s élites politiques et historiennes ont des décisions<br />

cruciales à prendre, dont les répercussions sont immédiates : juger ou<br />

non, ouvrir les archives ou non, mettre à jour le passé et si oui, sous quels<br />

aspects. Il n’est pas impossible d’étudier en détail et de problématiser<br />

le thème de la collaboration mais c’est un sujet embarrassant et donc<br />

généralement évité.<br />

L’ÉTUDE FINE DES MODES DE COLLABORATION<br />

EST UN ANTIDOTE AUX JUGEMENTS PRÉCONÇUS<br />

<strong>Le</strong>s trav<strong>au</strong>x existants montrent pourtant tout le bénéfice que l’on<br />

peut en tirer, non seulement dans la compréhension des processus<br />

psychologiques qui ont conduit à la collaboration – puis généralement<br />

à la dissimuler –, mais également dans la compréhension historique que<br />

l’on peut avoir de cette période. Il est dorénavant incontestable que la<br />

collaboration est un phénomène complexe, <strong>au</strong>x motivations multiples,<br />

qui a impliqué des choix et obligations douloureux pour la population


218<br />

MURIEL BLAIvE<br />

dans son ensemble. Je prendrai ici deux très brefs exemples tirés d’une<br />

étude d’histoire orale que j’ai pu mener dans la ville de České velenice<br />

à la frontière avec l’Autriche, une petite ville entièrement tournée vers<br />

l’activité ferroviaire, la plupart de ses habitants étant employés soit à<br />

la gare, soit à l’usine locale de réparation de locomotives. Faire parler<br />

ses habitants de leur collaboration collective et individuelle passée était<br />

difficile et a exigé de nombreux tâtonnements mais a documenté une<br />

évidence : tout le monde était confronté activement ou passivement <strong>au</strong><br />

système de dénonciation et tout le monde en souffrait peu ou prou, y<br />

compris les « dénonciateurs. »<br />

L’un des jeunes interviewés a par exemple raconté que son père,<br />

conscrit du service militaire obligatoire, avait été affecté comme gardefrontière<br />

pendant sa première année et garde civil pendant sa deuxième<br />

année, c’est-à-dire qu’il patrouillait en civil pour le compte de la police<br />

secrète et était censé dénoncer toute personne suspecte s’approchant de la<br />

frontière. Or, pendant ces deux années, il a vécu dans la terreur de devoir<br />

tirer et tuer quelqu’un ou de le dénoncer et de provoquer son arrestation.<br />

Dès 1989, il s’est précipité en Italie pour voir Rome, ce dont il avait<br />

toujours rêvé. Aujourd’hui, il ne parle à personne de cette expérience qui<br />

a été pour lui en fait un véritable tr<strong>au</strong>matisme 3 .<br />

D’un <strong>au</strong>tre côté, souffrir du système de collaboration n’empêchait<br />

pas de retirer en échange certains bénéfices du régime. České velenice,<br />

en tant que ville-frontière, était surveillée de très près par la police des<br />

frontières, la police secrète, la police nationale et la milice, tandis que sa<br />

population était intensément sollicitée pour participer à la garde de la<br />

frontière et collaborer ouvertement ou non avec ces différentes unités,<br />

ce qui se traduisit par une atmosphère omni<strong>présent</strong>e de dénonciation,<br />

non seulement contre les gens extérieurs à la ville mais entre les habitants<br />

eux-mêmes. Pourquoi alors ne pas fuir cette atmosphère empoisonnée<br />

et déménager vers l’intérieur du pays ? Parce que le régime proposait<br />

toute une série de « compensations » : politique du logement d’une<br />

qualité exceptionnelle, possibilité de traverser la frontière vers l’Autriche<br />

régulièrement et de pratiquer du marché noir à petite échelle pour<br />

les conducteurs de locomotives, promotion sociale de génération en<br />

génération à travers un excellent lycée technique et l’usine de réparations<br />

de locomotives, possibilité de voyager gratuitement ou presque dans<br />

toute l’Europe communiste (et ainsi d’acheter à l’étranger ce qui n’était<br />

pas disponible dans le pays) pour les nombreux employés de la gare et<br />

leurs familles 4 .<br />

<strong>Le</strong>s concessions concernaient même les loisirs : en pleine période<br />

stalinienne et alors que la ville toute entière était classée dans la zone<br />

frontière interdite, les thés dansants hebdomadaires purent continuer<br />

à être organisés et ce, dans la gare pour que les participants puissent<br />

continuer à venir du reste de la région sans permis spécial ; quand la zone<br />

interdite fut réduite à une simple bande en bordure de la frontière (1960),


L’APPRÉCIATION DU PASSÉ COMMUNISTE THèqUE 219<br />

les habitants y furent <strong>au</strong>torisés à partir à la cueillette <strong>au</strong>x champignons ou<br />

<strong>au</strong>x myrtilles en compagnie d’un garde-frontière, tant qu’ils demandaient<br />

ce permis, renouvelable annuellement ; et ils pouvaient même aller à la<br />

piscine <strong>au</strong> milieu des deux rangées de barbelés marquant le ride<strong>au</strong> de fer<br />

en <strong>présent</strong>ant leur carte d’identité [sic] car la piscine, qui tirait son e<strong>au</strong> de<br />

la petite rivière marquant la frontière et qui avait été construite dans les<br />

années trente, ne pouvait être déplacée facilement 5 .<br />

Ainsi, ce type d’étude documente de façon irréfutable que le régime<br />

et la société ont procédé à des échanges, se sont mutuellement influencés,<br />

et ont activement cherché – et trouvé – des moyens de cohabiter.<br />

Cette source de légitimité sociale à contre-courant pour le régime<br />

communiste ne laisse pas de place à une approche rigide en termes de<br />

« totalitarisme ». La situation de České velenice n’a pas résulté d’un<br />

système « totalitaire » malfaisant et abstrait, mais d’un compromis<br />

pratique, <strong>for</strong>gé <strong>au</strong> quotidien : ainsi que le <strong>for</strong>mula l’une des interviewées,<br />

« ce sont les gens eux-mêmes qui ont créé ce système 6 . » La répression et<br />

plus encore la menace de répression ont joué un rôle crucial pour créer<br />

et maintenir cette atmosphère toxique mais la violence physique n’a en<br />

fait été que peu utilisée. <strong>Le</strong> régime n’a pu s’enraciner sur la durée que<br />

parce que les citoyens eux-mêmes ont pris part, chacun à leur échelle et<br />

pour des motivations diverses, nobles et moins nobles, à la politique de<br />

répression.<br />

UNE MÉMOIRE « TOTALITAIRE » DU COMMUNISME<br />

Pourtant, depuis 1989, les discours mémoriels et historiques sur<br />

le communisme qui ont investi la sphère publique et qui tentent de<br />

monopoliser l’espace national et de modeler la mémoire collective tchèque<br />

dénient toute « culpabilité » à la société, mais <strong>au</strong>ssi toute magnanimité<br />

envers elle <strong>au</strong> profit d’une approche policière uniquement centrée sur la<br />

répression. L’objectif de cet essai est de proposer quelques réflexions sur<br />

la méthode et la pratique de ces « faiseurs de mémoire », dont la dernière<br />

variante en date est constituée par les membres et les « compagnons de<br />

route » du Centre d’étude des totalitarismes créé en 2007, théoriquement<br />

sur le modèle de l’Institut de la mémoire nationale polonais. <strong>Le</strong>s processus<br />

ment<strong>au</strong>x mis en oeuvre et les conséquences sociales qui en résultent<br />

méritent en effet que l’on s’y attarde.<br />

En préliminaire, il doit être bien clair qu’il n’est pas de mon propos<br />

ici de contester l’aspect dictatorial, voire les intentions totalitaires, du<br />

régime communiste tchécoslovaque. Même si ce dernier a joui d’un<br />

degré relatif de soutien populaire et d’une certaine légitimité sociale,<br />

y compris jusqu’en 1989, il est bien évident que cet État policier n’a<br />

pu se maintenir <strong>au</strong> pouvoir qu’en enfreignant les libertés publiques et<br />

privées, un fait qui n’est pas le produit d’une imagination collective mais<br />

douloureusement réel et historiquement bien documenté. De plus, je ne


220<br />

MURIEL BLAIvE<br />

chercherai certainement pas à dissimuler l’étendue de l’incurie concernant<br />

la mise en justice des anciens responsables communistes et la frustration<br />

légitime à cet égard d’une bonne partie de la population. <strong>Le</strong>s anciens<br />

responsables de la politique de répression ayant fait de la prison depuis<br />

1989 se comptent pratiquement sur les doigts d’une main 7 .<br />

Affirmer que le régime a su trouver une réelle implantation <strong>au</strong> sein de<br />

la société tchèque ne revient donc pas à nier qu’il a eu <strong>au</strong>ssi recours à une<br />

politique de terreur. Ceci étant posé, affirmer, prouver et documenter<br />

à bon escient qu’il a eu recours à une politique de terreur ne doit pas<br />

revenir à dire qu’il n’a survécu que grâce à une politique de terreur, que<br />

la politique de terreur a exclu tout mode de compromission, et que<br />

les individus se sont <strong>au</strong>tomatiquement trans<strong>for</strong>més dans cette logique<br />

soit en criminels participant <strong>au</strong> système, soit en victimes/résistants.<br />

C’est pourtant le processus de reconstruction mentale qui est le plus<br />

prégnant <strong>au</strong>jourd’hui en République tchèque dans la politique officielle<br />

de l’histoire.<br />

À déconstruire le débat sur le passé communiste tel qu’il est inspiré<br />

par le Centre d’étude des totalitarismes et par un certain nombre<br />

d’intellectuels qui partagent globalement cette vision de l’histoire,<br />

voire par des membres actuels ou passés de l’Institut (pourtant<br />

concurrent) d’histoire contemporaine, on retrouve trois éléments<br />

centr<strong>au</strong>x :<br />

- une nette propension à la dénonciation chez ces historiens, associée<br />

à une volonté quasi-obsessionnelle de démasquer des coupables ;<br />

- le rôle de « mouton noir » joué par les personnes publiquement<br />

dénoncées pour leur activité de « collaboration » avec la police secrète,<br />

celle-ci étant par ailleurs rarement documentée de façon convaincante ;<br />

- et une simplification systématique et artificielle des termes du débat,<br />

qui laisse peu ou pas d’espace à une discussion sur les différents degrés<br />

que cette culpabilité potentielle pourrait avoir prise.<br />

Ce groupe d’historiens est certainement de bonne foi et animé par<br />

la volonté d’aider la société à résoudre ses problèmes avec sa propre<br />

histoire. Mais à quel prix ? Je ne prétendrai certes pas qu’ils essaient<br />

expressément d’influencer les souvenirs de citoyens individuels mais je<br />

défendrai ici l’hypothèse qu’ils s’ef<strong>for</strong>cent explicitement, quoique dans<br />

une certaine cacophonie car ils ne sont pas toujours d’accord entre eux,<br />

de peser sur la mémoire collective du communisme en République<br />

tchèque.<br />

UNE vERSION « GRAND PUBLIC » DE CETTE vISION DE L’HISTOIRE<br />

Un exemple récent en est l’exposition historique « Séparés – déchirés<br />

– réunis » sur les relations tchéco-<strong>au</strong>trichiennes dans les villes de Horn,<br />

Raabs et Telč, <strong>présent</strong>ée de mai à novembre 2009 8 . À Raabs en Autriche,


L’APPRÉCIATION DU PASSÉ COMMUNISTE THèqUE 221<br />

dans la salle portant sur la période des « totalitarismes », le nazisme en<br />

Autriche est explicitement comparé <strong>au</strong> stalinisme en URSS (et non pas<br />

en Tchécoslovaquie). Chaque vitrine <strong>présent</strong>e Adolf Hitler d’un côté,<br />

Joseph Staline de l’<strong>au</strong>tre et accentue le message selon lequel communisme<br />

et nazisme re<strong>présent</strong>ent un seul et même mal, le mal « totalitaire ». <strong>Le</strong><br />

panne<strong>au</strong> intitulé « De Auschwitz à vorkuta : répression et extermination »,<br />

explique sur un arrière-fond de potence :<br />

que ce soit la Gestapo ou le NKvD/KGB, la police secrète et la<br />

sécurité d’État étaient omni<strong>présent</strong>es, intimidant et étranglant toute<br />

pensée indépendante à sa source. Des millions de gens ont été internés<br />

et assassinés pour des motifs politiques/racistes ou idéologiques dans<br />

le système de camps du Goulag et dans les camps de concentration et<br />

d’extermination du Troisième Reich.<br />

Cette <strong>présent</strong>ation h<strong>au</strong>tement biaisée pour une exposition <strong>au</strong>strotchèque<br />

et non pas <strong>au</strong>stro-russe implique donc que les Autrichiens<br />

n’ont pas à se sentir plus coupables du nazisme, dont ils étaient avec<br />

l’Allemagne l’un des deux princip<strong>au</strong>x instigateurs, que les Tchèques<br />

d’un communisme façon « stalinisme soviétique », qui leur était bien<br />

évidemment totalement étranger, la répression tchèque étant infiniment<br />

moins violente qu’en Union soviétique – une vision étonnamment<br />

révisionniste, même pour une exposition dont l’idéologie explicite<br />

était de réconcilier les Autrichiens et les Tchèques. Il est à supposer que<br />

l’universitaire Stefan Karner, responsable de la partie <strong>au</strong>trichienne de<br />

l’exposition et à la réputation par ailleurs solidement établie, n’a pas<br />

pris toute la mesure de l’idéologie présidant à l’organisation de la partie<br />

tchèque de l’exposition, dont la direction a été assurée par l’historien<br />

Michal Stehlík, lui-même plus spécialisé sur l’histoire régionale de la<br />

Bohême du Sud que sur celle de la période communiste mais membre<br />

du Conseil de direction du Centre d’étude des totalitarismes.<br />

Cette <strong>présent</strong>ation tronquée implique également que la période<br />

stalinienne re<strong>présent</strong>e adéquatement l’ensemble de la période<br />

communiste en URSS – ce qui est évidemment absurde d’un point de<br />

vue historique, le régime soviétique et sa politique répressive étant bien<br />

différents sous Lénine, Staline, Khrouchtchev, Brejnev ou Gorbatchev –,<br />

et que le régime soviétique ne se résume qu’à sa dimension répressive (pas<br />

un mot dans l’exposition n’est dédié à la vie quotidienne ou à l’histoire<br />

sociale du communisme).<br />

Enfin, et c’est le point le plus important pour nous ici, elle<br />

implique, dans cette exposition rappelons-le consacrée <strong>au</strong>x relations<br />

<strong>au</strong>stro-tchèques et non pas <strong>au</strong>stro-soviétiques, que la répression en<br />

Tchécoslovaquie était comparable à celle qui régnait en URSS, ce<br />

qui est une contre-vérité flagrante si l’on considère que le régime<br />

communiste tchécoslovaque a procédé à quelques 176 exécutions


222<br />

MURIEL BLAIvE<br />

<strong>au</strong> total sur toute la période, tandis qu’environ 3 000 personnes ont<br />

trouvé la mort soit dans les camps de travail, soit en tentant de fuir<br />

le pays 9 , ce qui n’a rien à voir avec les millions, voire les dizaines de<br />

millions de victimes de la répression stalinienne en URSS. L’historien<br />

Petr Koura, collaborateur du Centre d’étude des totalitarismes, a par<br />

ailleurs publié un article sur la Tchécoslovaquie des années 1950 dans<br />

le catalogue de l’exposition qui ne laisse <strong>au</strong>cune place à <strong>au</strong>tre chose<br />

que les grands procès politiques, réduisant là encore le communisme à<br />

sa seule dimension répressive 11 . Au total, le visiteur moyen <strong>au</strong>trichien<br />

n’a pu ressortir de l’exposition qu’avec la nette impression que vorkuta<br />

se situait quelque part en Bohême et que le Goulag existait jusqu’en<br />

Tchécoslovaquie.<br />

LA DÉNONCIATION COMME PRATIqUE SOCIALE<br />

Dans cette vision simpliste de l’histoire, le monde est donc divisé<br />

entre les « bons » (la population) et les « méchants » (les anciens<br />

communistes et anciens collaborateurs de la police secrète). Aucune<br />

distinction n’est effectuée entre la nocivité du régime communiste en<br />

tant que régime ou idéologie, qui est effectivement incontestable, et celle<br />

des ex-communistes en tant que personnes, dans leur individualité et<br />

dans leur quotidien, qui est nettement plus ambivalente. À prendre le<br />

cas de České velenice, les longues interviews que j’ai pu mener avec<br />

les anciennes élites locales communistes me permettent d’affirmer qu’il<br />

ne s’agit pas que de personnalités diaboliques mais que l’on trouve<br />

<strong>au</strong>ssi parmi eux des personnes compétentes et appréciées de leurs pairs,<br />

dans le passé comme <strong>au</strong> <strong>présent</strong> ; le seul fait qu’une partie d’entre elles<br />

aient poursuivi leur carrière à la même place jusqu’à <strong>au</strong>jourd’hui, donc<br />

bien après 1989, suffit à remettre en question le statut de pestiféré<br />

social qu’aimeraient leur conférer les tenants de cet anti-communiste<br />

dogmatique et indifférencié. La légitimité, le pouvoir et l’influence des<br />

hommes politiques, intellectuels en général et historiens en particulier<br />

qui partagent peu ou prou cette appréhension manichéenne se sont en<br />

effet progressivement affirmés et ren<strong>for</strong>cés depuis 1989, jusqu’à leur<br />

reconnaissance officielle, ainsi que j’y ai déjà fait allusion, <strong>au</strong> travers de<br />

la création à Prague du Centre d’étude des totalitarismes en 2007.<br />

Au-delà du « cas Kundera », qui est sans doute la c<strong>au</strong>se la plus<br />

célèbre et la plus critiquable de ce même institut mais qui a déjà été<br />

traité ailleurs 12 , j’illustrerai ici la façon de procéder de ses membres en<br />

prenant l’exemple de la conférence Domination et mécanismes de pouvoir<br />

du parti communiste tchécoslovaque à la faculté des <strong>Le</strong>ttres de l’Université<br />

Charles, 1968-1989, qui s’est tenue le 9 janvier 2008.<br />

Ce séminaire était dédié à l’étude de la façon dont le parti communiste<br />

tchécoslovaque contrôlait et dirigeait le monde académique avant


L’APPRÉCIATION DU PASSÉ COMMUNISTE THèqUE 223<br />

1989, vu à travers l’exemple de la faculté des <strong>Le</strong>ttres 13 . C’était l’une<br />

des premières tentatives sérieuses en République tchèque d’approcher<br />

l’histoire du communisme de façon non militante. <strong>Le</strong>s jeunes chercheurs<br />

engagés dans ce projet d’édition et d’étude des archives de la faculté<br />

ont défendu une conception dépassionnée, analytique, de l’influence<br />

du parti communiste tchécoslovaque sur la faculté des <strong>Le</strong>ttres et de la<br />

façon dont cette domination s’exerçait <strong>au</strong> quotidien 14 . <strong>Le</strong>ur approche<br />

était explicitement centrée sur la volonté de comprendre plutôt que de<br />

condamner.<br />

<strong>Le</strong> séminaire s’est déroulé dans une atmosphère remarquablement<br />

détendue et a livré des résultats intéressants, révélant la complexité,<br />

l’étendue et la durée de ce que l’on peut qualifier de véritable négociation<br />

sociale entre les <strong>au</strong>torités communistes et les universitaires, ces derniers<br />

devant arbitrer à des degrés divers entre leur volonté de conserver<br />

leur liberté intellectuelle et celle de s<strong>au</strong>ver leur emploi. Toutefois,<br />

cette atmosphère conviviale de recherche a été brutalement perturbée<br />

lorsqu’un jeune historien s’est levé pour accuser publiquement l’un des<br />

panélistes qui participait à la table ronde finale, que nous anonymiserons<br />

ici sous le nom de Slavomír Nosorožec, d’avoir collaboré avec la police<br />

secrète.<br />

Pour se faire une idée du malaise c<strong>au</strong>sé dans l’<strong>au</strong>ditoire par cette<br />

confrontation inattendue et totalement contraire à l’esprit d’apaisement<br />

qui régnait jusqu’alors dans la salle et ce, bien que l’« affaire » ait en<br />

fait déjà été portée dans les journ<strong>au</strong>x par le même historien-délateur<br />

plusieurs mois <strong>au</strong>paravant – et bien que le principal concerné s’en soit<br />

déjà expliqué –, il convient d’expliquer que Slavomír Nosorožec est<br />

un universitaire prestigieux, grand spécialiste du nationalisme, l’un des<br />

rares Tchèques qui bénéficie d’une réputation internationale dans les<br />

sciences sociales. Son influence et son prestige, bien qu’il ait poursuivi<br />

sa carrière à l’université pendant la « normalisation » des années 1970<br />

et 1980, ne peuvent être comparés qu’à ceux de son compatriote Ernest<br />

Gellner.<br />

L’historien qui s’en est publiquement pris à lui, en revanche, Petr<br />

Blažek, est relativement jeune mais appartient <strong>au</strong> groupe des cofondateurs<br />

du Centre d’étude des totalitarismes nouvellement créé pour<br />

l’étude des régimes totalitaires. Il s’est bâti une réputation d’historienjusticier<br />

en mettant à profit à plusieurs reprises son accès privilégié<br />

<strong>au</strong>x dossiers de la police secrète pour discréditer dans les médias des<br />

« collaborateurs » supposés de l’ancienne police secrète, tout en s’abstenant<br />

implicitement ou explicitement de toute contextualisation historique <strong>au</strong><br />

nom d’une certaine pureté de la culpabilité 15 . Cette pratique sociale de<br />

la dénonciation ne peut paradoxalement qu’évoquer les aspects les plus<br />

sombres du défunt régime communiste et mérite donc de mener un<br />

examen plus approfondi sur le contexte intellectuel présidant à l’écriture<br />

de l’histoire du communisme en République tchèque.


224<br />

MURIEL BLAIvE<br />

<strong>Le</strong> ceNTre D’ÉTuDe Des ToTaLiTarismes (ÚsTr) :<br />

De La recherche De La vÉriTÉ à La ProDucTioN<br />

De La vÉriTÉ<br />

<strong>Le</strong>s règles du nouve<strong>au</strong> Centre ont été taillées sur mesure en toute<br />

discrétion <strong>au</strong> Parlement de façon à en exclure les membres éminents de<br />

l’Institut d’histoire contemporaine. Ainsi, les membres de son conseil<br />

scientifique ne peuvent avoir étudié à l’École des h<strong>au</strong>tes études marxistesléninistes,<br />

ce qui était une façon assez peu subtile d’exclure Karel Kaplan,<br />

l’un des historiens tchèques les plus éminents qui avait fait ses études <strong>au</strong><br />

début des années cinquante. <strong>Le</strong>s candidats éventuels doivent également<br />

être titulaires d’un doctorat, une condition certes légitime mais qui<br />

disqualifie commodément l’actuel directeur de l’Institut d’histoire<br />

contemporaine, Oldřich Tůma, puisque celui-ci avait été empêché de<br />

poursuivre ses études sous le communisme.<br />

D’<strong>au</strong>tre part, il convient de souligner que la structure et la mission de<br />

cet institut de recherche ont elles <strong>au</strong>ssi été définies non pas à l’Académie<br />

des sciences ou à l’université, mais <strong>au</strong> Parlement. La majorité des députés<br />

qui ont soutenu ce projet ne considéraient en effet pas les universitaires<br />

comme suffisamment dignes de confiance pour travailler sur le passé<br />

communiste. Seuls les historiens du groupe « anti-communiste » destinés<br />

à être emb<strong>au</strong>chés par cette nouvelle institution et leurs amis ont été jugés<br />

« compétents », dans la mesure où leur profil idéologique les pousse à se<br />

<strong>présent</strong>er comme juges de l’histoire.<br />

Cette double casquette leur permet de participer à l’écriture de<br />

l’histoire, mais sans être tout à fait tenu d’appréhender les sources avec<br />

la rigueur qui s’imposerait puisque leur fonction première est de juger<br />

(sous couvert d’expertise) et éventuellement de condamner (<strong>au</strong> regard<br />

de l’histoire), dans les médias ou <strong>au</strong> travers de leur production écrite. La<br />

légitimité qui leur ferait déf<strong>au</strong>t <strong>au</strong> vu de leur seule action militante leur<br />

est garantie par leur « blouse blanche » d’expert historique. En retour,<br />

leur engagement idéologique <strong>for</strong>t leur garantit d’être financés et respectés<br />

malgré les insuffisances méthodologiques de leur travail.<br />

Ce mélange des genres, qui leur permet par ailleurs d’accéder<br />

<strong>au</strong> statut d’élites intellectuelles, a certes prouvé son efficacité<br />

sur le plan politique mais est h<strong>au</strong>tement contestable sur le plan<br />

scientifique. Il est en effet un peu trop facile de trouver des preuves<br />

de « collaboration » dans l’histoire de chaque individu. Si l’on ne<br />

cherche que la compromission, si l’on lit l’histoire du régime avec<br />

des lunettes qui filtrent tout s<strong>au</strong>f la collaboration, l’on a de grandes<br />

chances de parvenir à une vision de l’histoire où celle-ci joue un rôle<br />

central et prépondérant, voire exclusif. Un exemple éclairant en est la<br />

façon dont le quotidien Lidové noviny, dès la parution des accusations<br />

de collaboration proférées contre l’écrivain Milan Kundera et en<br />

l’absence non seulement de procès mais même de preuve avérée,


L’APPRÉCIATION DU PASSÉ COMMUNISTE THèqUE 225<br />

s’est empressé de « relire » l’œuvre de l’écrivain à travers les scènes<br />

de dénonciation qui y figurent, <strong>au</strong> nom de sa fascination face à cette<br />

soi-disante « <strong>au</strong>thenticité » nouvellement découverte – en effet, nous<br />

dit-on, l’<strong>au</strong>teur « savait donc de quoi il parlait 16 . »<br />

Cette logique de travail chez ces historiens justiciers bien-pensants<br />

repose non seulement sur une volonté apparemment illimitée de<br />

dénicher des anciens collaborateurs mais sur un raisonnement plus que<br />

simpliste – et contraire <strong>au</strong>x principes élémentaires de la bonne morale,<br />

sinon du droit. En effet, l’accusé n’a jamais le bénéfice du doute : si son<br />

nom figure sur une liste de collaborateurs, même sans <strong>au</strong>cun détail,<br />

c’est qu’il était un collaborateur. S’il a été en contact avec un agent<br />

professionnel connu, c’est la preuve qu’il a collaboré. S’il lui a parlé, ce<br />

ne peut être que pour avoir dénoncé quelqu’un. Et s’il le nie, c’est parce<br />

qu’il se sent coupable ou honteux. La boucle est bouclée : l’accusateur a<br />

toujours raison ; les dénégations de l’accusé sont toujours une tentative<br />

de couvrir ses propres mensonges.<br />

Bien évidemment, et c’est à cet égard que cette approche est réellement<br />

dommageable, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu de collaborateurs,<br />

et de la pire espèce. Certaines personnes ont effectivement signé,<br />

régulièrement rapporté à des agents, dénoncé les <strong>au</strong>tres et tenté de le<br />

cacher. Be<strong>au</strong>coup continuent à le nier jusqu’à <strong>au</strong>jourd’hui, même ceux<br />

dont on peut supposer qu’ils sont effectivement coupables. Mais il existe<br />

également de nombreux cas où la culpabilité n’est pas <strong>au</strong>ssi tranchée,<br />

où elle est limitée, où des circonstances atténuantes jouent un rôle<br />

important ; or ces cas sont tout simplement absents de la cartographie<br />

mentale de ces historiens et de leurs pairs.<br />

<strong>Le</strong> boN, La bêTe eT <strong>Le</strong> TruaND<br />

Débattre de la mémoire du communisme en République tchèque<br />

revient largement à entrer dans une zone de combat intellectuel. <strong>Le</strong><br />

groupe « anti-communiste » cherche des agents partout et multiplie les<br />

« révélations » dans la presse ; mais l’on peut argumenter pour une image<br />

plus complexe et différenciée du passé, où la période communiste ne<br />

serait pas hachée de manière distincte entre le bien et le mal, le noir et<br />

le blanc, les communistes et le reste de la nation. À tout le moins, pour<br />

reprendre un titre célèbre de western, on ne trouve pas que le bon et la<br />

bête, mais <strong>au</strong>ssi le truand.<br />

À cet égard, l’on ne peut que recommander l’essai de Timothy Garton<br />

Ash, intitulé The File 17 , qui est allé à Berlin consulter le dossier que la<br />

police secrète est-allemande (la Stasi) avait monté contre lui. Il ne l’a pas<br />

seulement épluché mais retrouvé et affronté les personnes qui avaient<br />

rapporté sur lui, ainsi que les agents de la Stasi qui s’étaient occupés de<br />

son dossier. Face à lui, certains ont craqué et avoué, d’<strong>au</strong>tres ont <strong>présent</strong>é<br />

des excuses, parfois minables d’ailleurs, mais d’<strong>au</strong>tres encore restaient


226<br />

MURIEL BLAIvE<br />

fiers et sans remords ; certains étaient tristes mais dignes et quelques-uns<br />

se sont révélés être des « gens bien » malgré leur activité de mouchard.<br />

L’issue de ces nombreuses rencontres, Timothy Garton Ash conclut :<br />

Ce que l’on découvre ici, dans ces dossiers, c’est à quel point notre<br />

comportement est influencé par les circonstances dans lesquelles nous<br />

vivons. [...] On trouve moins de méchanceté que de faiblesse humaine,<br />

un vaste florilège de la faiblesse humaine. Et lorsque l’on parle avec<br />

les personnes impliquées, l’on se retrouve face à face avec moins de<br />

malhonnêteté délibérée qu’avec notre capacité presque infinie à nous<br />

mentir à nous-mêmes. Si seulement j’avais rencontré, <strong>au</strong> cours de cette<br />

recherche, ne serait-ce qu’une personne clairement malveillante. Mais ils<br />

n’étaient tous que faibles, façonnés par les circonstances, se dupant euxmêmes<br />

; humains, trop humains. Et pourtant la somme de leurs actions a<br />

été clairement néfaste. Ce que l’on dit souvent est vrai : nous qui n’avons<br />

jamais été confrontés à ce choix, ne pourrons jamais savoir comment nous<br />

<strong>au</strong>rions agi à leur place, ou agirions dans une dictature. Alors qui devonsnous<br />

condamner ? Mais <strong>au</strong>ssi : à qui devons-nous pardonner ? 18<br />

LE PROBLèME DES SOURCES<br />

<strong>Le</strong>s jeunes historiens cités plus h<strong>au</strong>t, qui étaient encore enfants ou<br />

adolescents en 1989, n’ont pas eu à faire face à ce choix non plus mais ils<br />

sont pleinement convaincus de savoir qui condamner : toute personne qui<br />

est sur la liste des agents – et d’<strong>au</strong>tres encore. À rechercher des coupables à<br />

tout prix, on tombe vite cependant dans la théorie du complot bolchevique.<br />

Petr Cibulka par exemple, un <strong>au</strong>tre anti-communiste fanatique mais<br />

déjà adulte avant 1989, exhibe une vision quasi-pathologique du passé<br />

communiste ; il suspecte tous et n’importe qui d’avoir été des agents, de<br />

ses plus proches collaborateurs jusqu’<strong>au</strong> président václav Havel. Dans son<br />

livre <strong>au</strong> titre évocateur, Réponse <strong>au</strong> bétail dirigeant communiste, il s’ef<strong>for</strong>ce<br />

de démontrer que Havel a toujours été un crypto-communiste <strong>au</strong> service<br />

du régime, non seulement avant mais <strong>au</strong>ssi après 1989 19 .<br />

Plus important encore, ce groupe d’historiens anti-communistes se<br />

caractérise par une absence presque complète de réflexion méthodologique<br />

concernant la source unique qui leur permet de se sentir légitimes à jouer<br />

les redresseurs de torts : les archives de la police secrète. Là encore, les<br />

accusations proférées contre Kundera sur la base d’une unique mention<br />

de son nom dans un rapport de police, sans signature, sans <strong>au</strong>cune <strong>au</strong>tre<br />

suite, et sans la moindre réflexion sur les conditions de production et la<br />

signification de ce document, sans même parler d’une contextualisation<br />

minimale des faits dans la Tchécoslovaquie de l’époque, sont des cas<br />

d’école de ce qu’il convient de ne pas faire 20 .<br />

Utiliser les archives de la police secrète sans réfléchir à la façon dont<br />

elles ont été écrites et collectées conduit <strong>au</strong>x mêmes simplifications et


L’APPRÉCIATION DU PASSÉ COMMUNISTE THèqUE 227<br />

dé<strong>for</strong>mations du monde que celles de la police elle-même : les gens sont<br />

« amis » ou « ennemis », confinés dans des catégories réductrices. <strong>Le</strong>s<br />

communistes se fondaient sur une définition pernicieuse des criminels<br />

mais les « anti-communistes » prennent les résultats des premiers<br />

pour acquis du moment qu’ils sont inversés : les victimes du régime<br />

communiste sont propulsées <strong>au</strong> rang de héros sans même se demander<br />

si elles le méritent vraiment ; les gens qui ont collaboré avec le régime<br />

sont livrés à l’indignité publique sans jamais se demander si ce n’est<br />

pas injuste. <strong>Le</strong> point le vue le plus crédible sur l’histoire tchèque à leur<br />

yeux n’est en fait nul <strong>au</strong>tre que celui de la police secrète, qu’ils vouent<br />

pourtant <strong>au</strong>x gémonies.<br />

De plus, <strong>au</strong> lieu de s’interroger sur cette pratique peu scientifique<br />

de l’histoire les historiens du Centre d’étude des totalitarismesont réussi<br />

à verrouiller le débat : à leurs yeux, la question n’est pas de savoir si<br />

ces archives sensibles de la police secrète étaient fiables, mais si elles<br />

étaient <strong>au</strong>thentiques. <strong>Le</strong> directeur du Centre d’étude des totalitarismes,<br />

Pavel Žáček, établit régulièrement, dans une confusion méthodologique<br />

déterminée, que les documents sont « incontestables » et que des petites<br />

erreurs de datation ou de détails ne peuvent en mettre en doute la<br />

« véracité » 21 . <strong>Le</strong> problème n’est plus de savoir si les documents sont<br />

crédibles, mais de savoir s’ils n’ont pas été manipulés. La réponse ne<br />

faisant généralement pas de doute, la question de la fiabilité des sources<br />

est évacuée 22 . Aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’y a pas de<br />

débat en République tchèque sur les préc<strong>au</strong>tions méthodologiques à<br />

prendre lorsque l’on utilise des archives <strong>au</strong>ssi biaisées ; même ceux qui<br />

sont confusément insatisfaits par cette utilisation ne parviennent pas à<br />

articuler leurs objections de façon à réellement déstabiliser les chercheurs<br />

de cet Institut sur le plan de leur compétence scientifique.<br />

Une observation des publications et de l’activité des historiens du<br />

Centre d’étude des totalitarismes me permet d’affirmer de façon générale<br />

que ceux-ci ne manifestent pas une ardeur particulière à parachever la<br />

contextualisation de leur travail, à recueillir des preuves concordantes<br />

supplémentaires ren<strong>for</strong>çant la pièce unique qui est généralement la base<br />

de leurs accusations ou à faire ce qu’a fait par exemple Timothy Garton<br />

Ash, c’est-à-dire à prendre le temps d’interroger les personnes concernées<br />

et de reconstruire leur histoire et leurs motivations. Ils préfèrent utiliser<br />

un terme globalisant <strong>au</strong>x implications <strong>au</strong>to-référentielles, celui de la<br />

« totalité » (version post-communiste du mot « totalitaire » massivement<br />

employée en République tchèque, impliquant l’impuissance du<br />

citoyen face à un système totalitaire, mais en évacuant toute nécessité<br />

de réfléchir à la signification précise de ce terme et à ses implications<br />

méthodologiques). <strong>Le</strong> problème est qu’un minimum de sérieux et de<br />

fair-play exige de distinguer les faits réels des affabulations et de ne pas<br />

détruire la vie des gens pour le plaisir de les ériger en symboles.


228<br />

MURIEL BLAIvE<br />

Si Petr Blažek avait pris le temps de parler avec Slavomír Nosorožec, il<br />

<strong>au</strong>rait peut-être découvert que celui-ci avait des raisons, certes pas toutes<br />

bonnes mais peut-être pas non plus toutes m<strong>au</strong>vaises, pour avoir collaboré<br />

avec la police secrète. L’historien pourrait même peut-être effleurer la<br />

révélation que même des gens relativement décents se sont retrouvés<br />

sur cette liste. Et mieux encore : il <strong>au</strong>rait peut-être pu comprendre que<br />

lui-même, dans certaines circonstances défavorables mais qu’il n’<strong>au</strong>rait<br />

sans doute pas pu mieux maîtriser, <strong>au</strong>rait éventuellement pu lui <strong>au</strong>ssi se<br />

retrouver sur cette liste.<br />

La cristallisation de ce milieu politico-historique sur la scène tchèque<br />

ne fait cependant que reproduire une tendance plus générale, qui touche<br />

l’ensemble de l’Europe et qui tend à judiciariser et politiser l’histoire,<br />

notamment en faisant intervenir le législateur sur des questions<br />

historiques – comme cela a été le cas ces dernières années en France en ce<br />

qui concerne la colonisation ou la reconnaissance du génocide arménien,<br />

par exemple. Ces mesures législatives procèdent parfois (pas toujours)<br />

de bonnes intentions et d’un désir de justice historique, mais elles ont<br />

précisément conduit de façon croissante à confondre histoire, vérité et<br />

justice et à substituer des processus de commémoration à la mémoire<br />

et à l’histoire – ce que le sociologue Georges Mink analyse à juste titre<br />

comme un défi majeur pour les historiens du temps <strong>présent</strong> 23 .<br />

Déjà en son temps, à la fin des années 1990, l’Institut tchèque<br />

d’histoire contemporaine pouvait être largement critiqué pour son<br />

manque d’ardeur à aborder les thèmes qui fâchent et pour sa propension<br />

à se concentrer sur la terreur et la répression, ce qui lui garantissait un bon<br />

accueil parmi le public mais ne faisait guère progresser la connaissance<br />

historique du communisme ou la problématique de la collaboration.<br />

Depuis les années 2000 et les pressions croissantes qui se sont exercées<br />

pour la création du Centre d’étude des totalitarismes, le mélange des<br />

genres entre justice, histoire et politique s’est accéléré et ren<strong>for</strong>cé <strong>au</strong> lieu<br />

de se résorber. Or il était considéré comme l’une des caractéristiques les<br />

plus pernicieuses du régime communiste ; n’est-il pas paradoxal que, par<br />

cette vision anti-communiste de plus en plus simpliste, l’on retombe<br />

dans ce travers <strong>au</strong> moment où la démocratie était censée se ren<strong>for</strong>cer<br />

avec l’entrée dans l’Union européenne ?<br />

NOTES<br />

1. C’est tout <strong>au</strong>ssi vrai des dictatures de droite, voir par exemple Peter<br />

Anderson, « Singling out victims : Denunciations and collusions in the postcivil<br />

war Francoist repression in Spain, 1939-1945 », <strong>European</strong> History Quartely,<br />

vol. 39, n°1, janvier 2009, pp. 7-26.<br />

2. václav Havel, Essais politiques, Paris, Calmann Lévy, 1989.<br />

3. voir Muriel Blaive, « Eine Stadt an der Grenze zu Österreich », dans


L’APPRÉCIATION DU PASSÉ COMMUNISTE THèqUE 229<br />

Muriel Blaive et Berthold Molden, Grenzfälle. Österreichische und tschechische<br />

Erfahrungen am Eisernen Vorhang, Weitra, Bibliothek der Provinz, 2009, pp.<br />

201-202 (également publié en tchèque sous le titre Hranice probíhají vodním<br />

tokem. Odrazy historie ve vnímání obyvatel Gmündu a Českých Velenic, Brno,<br />

Barrister & Principal, 2010).<br />

4. Idem.<br />

5. Idem.<br />

6. Idem.<br />

7. voir Muriel Blaive, « Einige Etappen der Bewältigung der kommunistischen<br />

vergangenheit seit 1989 in der Republik Tschechien », dans Dorota Dakowska,<br />

Agnès Bensoussan et Nicolas Be<strong>au</strong>pré (dir.), Die Überlieferung der Diktaturen.<br />

Beiträge zum Umgang mit Archiven der Geheimpolizei in Polen und Deutschland<br />

nach 1989, Essen, Klartext, 2004, pp. 111-126.<br />

8. voir www.noe-landes<strong>au</strong>sstellung.at.<br />

9. voir Muriel Blaive, Une déstalinisation manquée. Tchécoslovaquie 1956,<br />

Bruxelles, Complexe, 2005.<br />

10. voir par exemple sa publication en tant que co-<strong>au</strong>teur <strong>au</strong>x presses dudit<br />

Institut : Pavlína Formánková, Petr Koura, Žádáme trest smrti! Propagandistická<br />

kampaň provázející proces s Miladou Horákovou a spol. (Nous demandons la<br />

peine de mort ! La campagne de propagande qui a acommpagné le procès de<br />

Milada Horáková et cie), Prague, ÚSTR, 2009.<br />

11. voir Petr Koura, « Mezi zastrašováním a exekucí. Politická perzekuce<br />

v Československu v 50. letech », dans Stefan Karner et Michal Stehlík (dir.),<br />

Česko. Rakousko : rozděleni - odloučeni – spojeni : sborník a katalog Dolnorakouské<br />

zemské výstavy 2009, Jihlava, Muzeum vysočiny, 2009, pp. 108-113.<br />

12. Des accusations de dénonciation ont été proférées par un collaborateur<br />

de cet Institut, Adam Hradílek, contre Milan Kundera en 2008 : pour les détails<br />

et l’analyse de cette affaire, voir Muriel Blaive, « L’ouverture des archives d’une<br />

police politique communiste : le cas tchèque, de Zdena Salivarová à Milan<br />

Kundera », dans Sonia Combe (dir.), Archives et écriture de l’histoire dans les<br />

sociétés post-communistes, Paris, La Découverte, 2009, pp. 203-226 ou encore<br />

Hélène Bourgois, « L’ “affaire Kundera”, un an après », Esprit, août-septembre<br />

2009, pp. 241-244.<br />

13. Une première série de résultats de cette recherche a été publiée.<br />

voir Katka volná, Jakub Jareš, Matěj Spurný et Klára Pinerová, Prověřená<br />

fakulta. KSČ na Filosofické fakultě UK v letech 1969-1989, Prague, ÚSD,<br />

2009.<br />

14. voir Muriel Blaive et Nicolas Maslowski, « Domination and Power<br />

Mechanisms of the Czechoslovak Communist Party at the Philosophical<br />

Faculty, Charles University, 1968-1989 », H-Soz-u-Kult, 12 février 2008.<br />

15. Pour une illustration de ce type d’approche, je renvoie une fois de<br />

plus <strong>au</strong> cas Kundera et <strong>au</strong> « travail » de son collègue Adam Hradílek.<br />

16. « Kundera prý udal svého známého komunistické policii » (Kundera<br />

<strong>au</strong>rait dénoncé l’une de ses connaissances à la police communiste), Lidové<br />

noviny, 12 octobre 2008.


230<br />

MURIEL BLAIvE<br />

17. Timothy Garton Ash, The File. A Personal History, New York, vintage,<br />

1998 (1ère édition 1997.)<br />

18. Idem, p. 252.<br />

19. Petr Cibulka, Odpověď vládnoucímu komunistickému dobytku, Prague,<br />

votobia, 1999.<br />

20. voir Muriel Blaive, « L’ouverture des archives d’une police politique<br />

communiste… », art. cité. Pourtant, des historiens ont déjà mené des réflexions<br />

utiles sur les sources et plus particulièrement sur les sources policières. voir<br />

Thomas Lindenberger, « Secret et public : société et polices dans l’historiographie<br />

de la RDA », Genèses, n°52, septembre 2003, p. 33-57. voir également son<br />

ouvrage Volkspolizei. Herrschaftspraxis und öffentliche Ordnung im SED-Staat,<br />

1952-1968, Cologne, Böhl<strong>au</strong>, 2003.<br />

21. voir Pavel Žáček, « Nejsme nástroj pomsty », Mladá fronta Dnes, 14<br />

novembre 2007, p. 14.<br />

22. voir Muriel Blaive, « L’ouverture des archives d’une police politique<br />

communiste… », art. cité.<br />

23. voir Georges Mink, « Geopolitics, Reconciliation and Memory Games:<br />

For a New Social Memory Explanatory Paradigm », dans Muriel Blaive,<br />

Christian Gerbel et Thomas Lindenberger (dir.), Clashes in <strong>European</strong> Memory.<br />

The Case of Communist Repression and the Holoc<strong>au</strong>st, New York, Transaction<br />

publishers, à paraître en 2010.

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