Tome 1 - "L'Initiation"

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— Les Visiteurs de l'Espace-Temps — soit de midi trente à treize heures trente). Il est incontestable qu'il s'agit là d'un mieux. Il faut, certes, se lever un peu plus tôt le matin et n'avoir qu'une heure pour manger à midi, mais les deux heures gagnées le soir donnent l'impression, réelle d'ailleurs, d'une plus grande disponibilité. Sont-ce mes lectures de ces derniers mois qui occasionnent en moi cette impression de malaise ? Toujours est-il que, par certains aspects, je trouve beaucoup de points communs avec le milieu que j'ai fréquenté voilà quelques mois : beaucoup de zèle développé à l'égard de choses ne méritant pas tant de ferveur... Les premiers temps de mon service militaire m’avaient aussi fait noter des similitudes avec la vie civile, quant à la qualité des choses pour lesquelles on nous conditionne. Il ne me restait donc qu'à attendre les effets de ce "conditionnement"... De temps à autre, le soir, je dîne avec Christian Santamaria et Jacques Warnier ou bien encore j'écoute de la musique en compagnie de Jean-Claude Panteri ou Gilbert Marciano. C'est encore durant le week-end que je me retrouve vraiment, entre mon attachement à la course à pied et ma passion pour le chant avec mes amis "Les Desperados". Je peaufine mon répertoire pour l'été à venir avec des chansons au genre et au rythme différents, privilégiant toutefois, autant que faire se peut, le romantisme d'Alain Barrière. Alain Barrière saura-t-il un jour l'émotion qu'il provoqua en moi en sortant son premier disque de l'année 1969 ? Peut-être, si ces pages lui tombent sous les yeux par quelque hasard, à condition que le hasard existe. Mais voyons comment cela se réalisa. Nous abordons février, et Roger, mon chef d'orchestre, m'a demandé de nous procurer à Marseille - où le choix s’avère plus varié - disques et partitions susceptibles d'être incorporés à notre programme : ce que je fais au cours de la semaine. Mais c'est en me rendant à la gare, le vendredi soir, que je tombe en arrêt devant la vitrine d'un disquaire, dans laquelle est exposé le dernier "45 tours" d'Alain Barrière. Il comporte quatre titres (c'était la formule de l'époque) ; je l'achète en me disant que c'est bien le diable si, sur les quatre chansons, il ne s'en trouve pas une à reprendre à notre répertoire. Arrivé à Toulon, je pose mon sac chez mes parents et me rends à la salle mise à notre disposition par un ami du bassiste de notre groupe. La répétition du vendredi soir ne concerne en général que le domaine rythmique : orgue, accordéon, guitare, guitare basse, batterie et chant. Le samedi, nous remettons ça avec - 114 -

— L'Initiation — les cuivres : saxo ténor, saxo alto, trompettes et trombone. En ce vendredi, nous nous retrouvons six et, du fait que nous répétons encore le lendemain, nous ne nous attardons pas sur les anciens morceaux. Roger nous invite à prendre connaissance des "nouveautés" que j'ai rapportées de Marseille. En règle générale, nous n'amenons pas de disque sans partition correspondant à la chanson ou aux chansons que nous avons choisies. Dans le cas précis de Barrière, acheté au dernier moment, ce n'est évidemment pas le cas. Nous écoutons donc le disque pour établir un choix et éventuellement commencer à relever notes et accords. Notre dévolu se jette sur deux titres : "C'était aux premiers jours d'avril" et "Un homme s'est pendu". Nous abordons sommairement la mise en place et, comme à la fin de chaque séance du vendredi, nous allons confronter nos impressions dans quelque pizzeria des environs. C'est toujours peu avant minuit que nous nous séparons, rendez-vous pris pour le lendemain. Ce soir-là, comme d'habitude, Roger me raccompagne chez mes parents. Ceux-ci, déjà couchés comme à l'accoutumée, ont laissé en vue une enveloppe qui m'est adressée. Cela me surprend quelque peu car mes correspondants m'écrivent à Marseille depuis un bon mois à présent. La lettre vient d'Allemagne, et l'écriture n'est pas celle de Mikaël. Je décachette l'enveloppe, reconnaissant la plume mal assurée de Patrice. Elle est encore plus torturée que d'habitude, et je ne tarde pas à comprendre pourquoi : Mikaël Calvin a mis fin à ses jours. Je lis jusqu'au bout, relis plusieurs fois, pour être sûr de ne pas me tromper. Le cœur battant à tout rompre, je m'effondre dans un fauteuil. Comment une telle chose est-elle possible ? Et pourtant, les faits sont là, Mikaël s'est pendu dans sa cellule ! Je me remémore mon "incarcération" à l'hôpital de Trèves, où l’on m'avait tout ôté : ceinture, lacets. Sans doute ne prend-on pas les mêmes précautions en forteresse. J'ai la sensation de vivre un cauchemar. Je vais à la cuisine, je prends une bouteille d'eau et me sers à boire. J'ai un mal fou à déglutir. En reposant mon verre sur la table de la salle à manger, mon regard, noyé de chagrin, tombe sur le disque de Barrière que j'ai ramené pour relever les paroles. Et là, je fais soudain la sinistre relation : "Un homme s'est pendu". Mikaël s'est pendu. Cette nuit-là, je ne me coucherai pas. Je tirerai la porte de ma chambre derrière moi et, prenant garde de ne réveiller personne dans la maison, je recopierai les paroles de la chanson en écoutant en sourdine Alain Barrière me chanter la fragilité de la vie. - 115 -

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les cuivres : saxo ténor, saxo alto, trompettes et trombone. En ce vendredi, nous nous<br />

retrouvons six et, du fait que nous répétons encore le lendemain, nous ne nous attardons pas<br />

sur les anciens morceaux. Roger nous invite à prendre connaissance des "nouveautés" que j'ai<br />

rapportées de Marseille. En règle générale, nous n'amenons pas de disque sans partition<br />

correspondant à la chanson ou aux chansons que nous avons choisies. Dans le cas précis de<br />

Barrière, acheté au dernier moment, ce n'est évidemment pas le cas. Nous écoutons donc le<br />

disque pour établir un choix et éventuellement commencer à relever notes et accords.<br />

Notre dévolu se jette sur deux titres : "C'était aux premiers jours d'avril" et "Un homme<br />

s'est pendu". Nous abordons sommairement la mise en place et, comme à la fin de chaque<br />

séance du vendredi, nous allons confronter nos impressions dans quelque pizzeria des environs.<br />

C'est toujours peu avant minuit que nous nous séparons, rendez-vous pris pour le lendemain.<br />

Ce soir-là, comme d'habitude, Roger me raccompagne chez mes parents. Ceux-ci, déjà<br />

couchés comme à l'accoutumée, ont laissé en vue une enveloppe qui m'est adressée. Cela me<br />

surprend quelque peu car mes correspondants m'écrivent à Marseille depuis un bon mois à<br />

présent. La lettre vient d'Allemagne, et l'écriture n'est pas celle de Mikaël. Je décachette<br />

l'enveloppe, reconnaissant la plume mal assurée de Patrice. Elle est encore plus torturée que<br />

d'habitude, et je ne tarde pas à comprendre pourquoi : Mikaël Calvin a mis fin à ses jours.<br />

Je lis jusqu'au bout, relis plusieurs fois, pour être sûr de ne pas me tromper. Le cœur<br />

battant à tout rompre, je m'effondre dans un fauteuil. Comment une telle chose est-elle possible<br />

? Et pourtant, les faits sont là, Mikaël s'est pendu dans sa cellule ! Je me remémore mon<br />

"incarcération" à l'hôpital de Trèves, où l’on m'avait tout ôté : ceinture, lacets. Sans doute ne<br />

prend-on pas les mêmes précautions en forteresse. J'ai la sensation de vivre un cauchemar. Je<br />

vais à la cuisine, je prends une bouteille d'eau et me sers à boire. J'ai un mal fou à déglutir. En<br />

reposant mon verre sur la table de la salle à manger, mon regard, noyé de chagrin, tombe sur le<br />

disque de Barrière que j'ai ramené pour relever les paroles. Et là, je fais soudain la sinistre<br />

relation : "Un homme s'est pendu". Mikaël s'est pendu.<br />

Cette nuit-là, je ne me coucherai pas. Je tirerai la porte de ma chambre derrière moi et,<br />

prenant garde de ne réveiller personne dans la maison, je recopierai les paroles de la chanson<br />

en écoutant en sourdine Alain Barrière me chanter la fragilité de la vie.<br />

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