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LES CEUX DE - Archives et musée de la littérature

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MARCEL REMY •<br />

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<strong>LES</strong> <strong>CEUX</strong> <strong>DE</strong><br />

CHEZ NOUS<br />

CONTES<br />

ÉTU<strong>DE</strong>-PRÉFACE <strong>DE</strong> MAURICE KUNEL<br />

AVEC UN PORTRAIT <strong>DE</strong> L'AUTEUR<br />

PAR ARM, RASSENFOSSE.<br />

LIÈGE<br />

Imprimerie Bénard, société anonyme<br />

Rue Lambert-le-Bègue, 13.<br />

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Propriété <strong>de</strong> l'ETAT<br />

MINISTÈRE <strong>DE</strong> l ÉDUCATION NATIONALE<br />

ET <strong>DE</strong> LA CULIOKE FRANÇAISE<br />

Service <strong>de</strong>s L<strong>et</strong>tres •<br />

Enregisté sous <strong>la</strong> N; , ij^jr


MARCEL REMY<br />

<strong>LES</strong> <strong>CEUX</strong> <strong>DE</strong><br />

CHEZ NOUS<br />

CONTES<br />

ÉTU<strong>DE</strong>-PRÉFACE <strong>DE</strong> MAURICE KUNEL.<br />

• • • • •<br />

• • • •<br />

•••<br />

•<br />

LIEGE<br />

IMPRIMERIE BÉNARD, SOCIÉTÉ ANONYME<br />

RUE LAM<strong>DE</strong>RT-LE-DÈGUE, 13.


iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiimiiiiiMiMiiiiiiiiiiiiii<br />

En 1906, l'auteur <strong>de</strong> ce livre, Marcel Remy, mourait dans un<br />

hôtel, à Berlin. Ce décès inopiné, mal connu, déjraya <strong>la</strong> légen<strong>de</strong>.<br />

En vérité, il succombait à une <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong>dies du siècle qui minent<br />

<strong>et</strong> rongent le cerveau (1).<br />

Les journaux auxquels il col<strong>la</strong>borait annoncèrent sa fin;<br />

ceux du pays sortirent les fleurs dont il convenait <strong>de</strong> couvrir un<br />

compatriote mort à l'étranger.<br />

La figure <strong>de</strong> ce Liégeois, parti <strong>de</strong>puis quinze ans, s'était<br />

effacée du souvenir, <strong>et</strong> son nom, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s sphères musicales,<br />

n'avait auprès <strong>de</strong>s masses nulle popu<strong>la</strong>rité.<br />

Pour les bourgeois, ce n'était qu'un exilé, qu'un bohème<br />

bohémianisant en pays <strong>de</strong> France <strong>et</strong> d'outre-Rhin, courant à hue<br />

<strong>et</strong> à dia, qu'ils eussent coiffé du pétase montmartois ou du chapeau<br />

germain, si les affublements <strong>de</strong>s Schaunard <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Wolff avaient<br />

toujours été <strong>de</strong> mise.<br />

Mais pour les artistes <strong>et</strong> les virtuoses, pour les dil<strong>et</strong>tanti <strong>et</strong> les<br />

épris <strong>de</strong> musique, pour tous les passionnés <strong>de</strong> chants <strong>et</strong> <strong>de</strong> lyres,<br />

Remy était un <strong>de</strong>s oracles, un <strong>de</strong>s prophètes écoutés, qui, du haut<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> chaire, prêchait dans le temple <strong>de</strong> <strong>la</strong> critique. Ceux-là le<br />

proc<strong>la</strong>maient un esthète, un gui<strong>de</strong> sûr, un <strong>de</strong>s découvreurs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

annonciateurs signa<strong>la</strong>nt, dans les courants multiples du mon<strong>de</strong><br />

sonore, les auteurs méconnus <strong>et</strong> les œuvres méritoires.<br />

Musicien avant que musicologue, sensible plus qu'érudit, ce<br />

critique tenait moins son talent d'un docte savoir que d'un certain<br />

instinct divinatoire <strong>de</strong> « <strong>la</strong> bonne musique ».<br />

Cueilli au milieu <strong>de</strong>s sources susurrantes d'un don intérieur,<br />

(1) La méningite infectieuse qui, à c<strong>et</strong>te époque, régnait à Eerlin.


_—<br />

son sceptre musical, pareil au coudre magique <strong>de</strong>s sourciers, se<br />

courbait, quand, du chœur <strong>de</strong>s symphonies musicales, il lui<br />

semb<strong>la</strong>it ouïr <strong>la</strong> limpi<strong>de</strong> beauté <strong>de</strong>s harmonies naturelles.<br />

Ce rameau ployé en arc flexible sous ses doigts savait se<br />

redresser soudain <strong>et</strong>, rigi<strong>de</strong> comme une <strong>la</strong>me, se muait en férule<br />

pour châtier croque-notes, musiqueux, cantateux, défonceurs <strong>de</strong><br />

c<strong>la</strong>viers, fabricants d'opéras, tous les compositeurs <strong>de</strong> musique<br />

à rec<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> à formules. Fustigeur impitoyable, portant haut <strong>la</strong><br />

fron<strong>de</strong> <strong>et</strong> l'audace, il f<strong>la</strong>gel<strong>la</strong>it, sans égard ni pardon, les génies à<br />

décorations officielles <strong>et</strong> les gloires séniles constipées. Sa verge<br />

zébrante, persif<strong>la</strong>nte <strong>et</strong> caustique ba<strong>la</strong>frait en pleine face, humbles<br />

manants <strong>et</strong> messires à plum<strong>et</strong>s.<br />

Tout imp<strong>la</strong>cable qu'il fût pour ce qui, <strong>de</strong> près ou <strong>de</strong> loin,<br />

touchait à <strong>la</strong> musique <strong>de</strong> cuistre, ce juge resta impartial, <strong>et</strong><br />

rarement se trompa. S'il aida à renverser les fausses statues, il<br />

p<strong>la</strong>ida avec chaleur les saintes causes, <strong>et</strong> sa voix haussa souvent<br />

le ton jusqu'à l'enthousiasme pour annoncer, comme un héraut,<br />

du haut <strong>de</strong> <strong>la</strong> tribune, l'entrée en lice d'un nouveau champion<br />

<strong>de</strong> l'art.<br />

* * *<br />

Né à Bois-<strong>de</strong>-Breux en 1865, il était issu, aux portes <strong>de</strong> Liège,<br />

d'une terre où les semis <strong>de</strong>s traditions avaient fait éclore nombre<br />

d'instrumentistes, <strong>et</strong> que <strong>de</strong>s artistes célèbres, Léonard <strong>et</strong> Vieuxtemps,<br />

avaient sanctifiée.<br />

A Verviers, à Bel<strong>la</strong>ire, comme dans toutes les communes du<br />

p<strong>la</strong>teau riverain <strong>de</strong> <strong>la</strong> Meuse, <strong>la</strong> musique, art d'agrément, survit<br />

dans l'instinct popu<strong>la</strong>ire. Là, manœuvres, apprentis, s'égayent<br />

d'un crincrin ou d'un flûteau <strong>et</strong>, ne sachant <strong>la</strong> note, se fiant à<br />

leur mémoire <strong>et</strong> à leur oreille, modulent à l'envi les airs du jour.<br />

Tziganes <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre wallonne, ils font chanter les violons, soupirer<br />

les flûtes, c<strong>la</strong>ironner les pistons, souff<strong>la</strong>nt dans tous les cuivres,<br />

râpant sur tous les bois, jouant <strong>de</strong> tout à l'aise sans se connaître<br />

en rien.<br />

Dans <strong>la</strong> famille Remy, où chacun <strong>de</strong>s fils avait son instrument<br />

<strong>de</strong> dilection, le f<strong>la</strong>geol<strong>et</strong> <strong>et</strong> le tuba troub<strong>la</strong>ient irrévérencieusement<br />

<strong>de</strong> leurs airs <strong>de</strong> « foire », l'étu<strong>de</strong> austère <strong>et</strong> silencieuse du notaire.


Le futur critique, adolescent, couvait d'un amour maternel un<br />

trombone dont il barytonnait en chambre, aux fenêtres, sur les<br />

toits, sous <strong>de</strong>s accoutrements comiques <strong>et</strong> clownesques !<br />

Fantasque, lunatique, il fut toute sa vie un étrange sire. Avant<br />

qu'un fol désir <strong>de</strong> conquête <strong>et</strong> d'aventure l'emportât du pays, il<br />

avait fondé dans sa ville, <strong>de</strong>s orchestres funambulesques qui<br />

firent, vers 1883, <strong>la</strong> joie d'une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> lurons. L'un <strong>de</strong> ces clubs<br />

est resté fameux. Il tenait ses assises rue Saint-Jean, dans un<br />

grenier servant d'atelier <strong>de</strong> peintre au poète wallon Henri Simon.<br />

L'espèce <strong>de</strong> trappe qui donnait l'accès du céleste local valut au<br />

cercle sa p<strong>la</strong>isante enseigne : « Le Tap'cou Club ».<br />

Ils étaient une dizaine, <strong>de</strong>s amateurs pour <strong>la</strong> plupart, à suivre<br />

les séances qu'abritaient ces combles. Chaque samedi, on grimpait<br />

marche à marche vers c<strong>et</strong>te salle à lucarnes, porteur <strong>de</strong> son faux<br />

Amati ou <strong>de</strong> sa c<strong>la</strong>rin<strong>et</strong>te <strong>de</strong> rencontre.<br />

Il y avait là, voisinant au pupitre <strong>de</strong>s premiers violons, un<br />

certain Nicol<strong>et</strong> du Conservatoire, perdu <strong>de</strong> vue, <strong>et</strong> un étudiant en<br />

philosophie, H. Schoofs, aujourd'hui professeur <strong>de</strong> rhétorique<br />

à l'Athénée <strong>de</strong> Tongres ; Théo Strivay, un peintre doublé d'un<br />

baryton, y jouait <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rin<strong>et</strong>te ; Devosse, un autre bohème, tenait<br />

<strong>la</strong> partie <strong>de</strong> hautbois; Simon <strong>et</strong> Henri Clochereux avaient les<br />

rôles <strong>de</strong> seconds violons ; un grand diable <strong>de</strong> F<strong>la</strong>mand y rac<strong>la</strong>it<br />

du violoncelle, <strong>et</strong> d'autres Liégeois, dont Hubert Goossens, étaient<br />

préposés aux batteries: bref, pha<strong>la</strong>nge unique que celle-là où<br />

peintres tromp<strong>et</strong>taient, étudiants violonnaient, où tout le mon<strong>de</strong><br />

musiquait.<br />

Remy en était le maestro, <strong>et</strong> quel maestro ! Juché sur un vieil<br />

escabeau, suivant ses feuilles pêle-mêle sur un porte-musique, le<br />

bâton à <strong>la</strong> main, il gesticxdait <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> troupe d'histrions qui<br />

tonitruaient vers le ciel « Typhus-polka » ou quelque « Cochonnerie<br />

pour c<strong>la</strong>rin<strong>et</strong>te » <strong>de</strong> son cru. Ce boute-en-train n'avait pas son<br />

pareil. Mime, imitateur, jongleur plein d'esprit, improvisateur<br />

<strong>de</strong> talent, il accouchait d'hi<strong>la</strong>rantes fantaisies où il présentait<br />

Mireille à <strong>la</strong> façon <strong>de</strong> Berlioz <strong>et</strong> Guil<strong>la</strong>ume Tell réorchestré par<br />

Wagner ! Parfois, s'attachant violon, c<strong>la</strong>rin<strong>et</strong>te, flûte <strong>et</strong> trombone<br />

autour du cou' comme un oiseleur son collier d'appeaux, c<strong>et</strong><br />

original commençait sur un instrument tel air qu'il achevait sur


10<br />

d'autres; à moins que, casqué d'un heaume <strong>de</strong> figurant, une<br />

barbe noble au menton, déguisé en chevalier du Saint- Graal, il<br />

n'entonnât ce chant <strong>de</strong> ^Lohengrini> qui, sur ses lèvres <strong>de</strong> bohème<br />

impénitent, avait l'accent d'une interrogation fatidique :<br />

» Et maintenant, je veux savoir quel sort m'attend »<br />

Sous ses oripeaux <strong>de</strong> bouffon amuseur, ce jeune fou cachait une<br />

belle intelligence <strong>et</strong> une âme réellement musicienne.<br />

L'un <strong>de</strong> ses professeurs, M. Emile D<strong>et</strong>hier, r<strong>et</strong>iré à Méry, dans<br />

c<strong>et</strong>te charmeuse vallée <strong>de</strong> l'Ourthe si douce au repos, nous évoquait<br />

d'une verve libre <strong>et</strong> enjouée, <strong>la</strong> figure <strong>de</strong> son extravagant élève :<br />

« Ce sacré gamin avait toujours un mauvais tour dans son sac<br />

ou quelque lune dans le cerveau. Certains jours, il brouil<strong>la</strong>it<br />

tout, on n'en pouvait tirer une gamme bien faite ; par contre,<br />

d'autres fois, il vous stupéfiait. Assis au piano, il exécutait <strong>de</strong><br />

mémoire, avec une aisance <strong>de</strong> prodige, une partition <strong>de</strong> Hœn<strong>de</strong>l<br />

ou quelque œuvre <strong>de</strong> Borodine, <strong>de</strong> César Cui, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te jeune école<br />

russe qu'il affectionnait. N'eût été <strong>la</strong> technique <strong>de</strong> l'instrument<br />

qui parfois le rebutait, il était <strong>de</strong> taille à tout connaître par luimême.<br />

Rien ne lui apparaissait difficile ou nébuleux; il pénétrait<br />

chaque nouvelle étu<strong>de</strong> avec une lucidité <strong>et</strong> un goût d'une pur<strong>et</strong>é<br />

étrange. Il y voyait d'un coup <strong>et</strong> seul; ses interprétations ne<br />

<strong>la</strong>issaient rien à reprendre. Plus tard, en amis, nous jouâmes <strong>de</strong>s<br />

morceaux à quatre mains. Je me souviens même d'avoir déchiffré<br />

avec lui les parties d'un quart<strong>et</strong>te qu'il avait composé. Garçon<br />

<strong>de</strong> talent, mais irrégulier, désordonné, impulsif, fantaisiste à<br />

l'excès, il lui arrivait <strong>de</strong> frapper chez moi vers les onze heures du<br />

soir <strong>et</strong> d'y rester jusqu'au matin à lire au piano <strong>la</strong> partition <strong>de</strong><br />

Judas Macchabée ! »<br />

Marcel Remy est <strong>de</strong> ceux dont le cerveau indépendant doit<br />

s'ouvrir sans entraves. Le moindre joug lui pèse <strong>et</strong> le fait bondir<br />

comme un démon furieux.<br />

C<strong>et</strong> étourneau n'est pas fait pour apprendre en volière, ni<br />

pour être catéchisé par <strong>de</strong>s bonzes. Toujours, il montrera les <strong>de</strong>nts<br />

à qui sent l'Institut <strong>et</strong> le magister. Seul, il étudiera l'harmonie,<br />

travail<strong>la</strong>nt moins dans les traités que sur les œuvres. Les grands<br />

concerts symphoniques, d'autre part, achèveront <strong>de</strong> nourrir <strong>la</strong>


moelle <strong>de</strong> son esprit ému par tout é<strong>la</strong>n <strong>de</strong> haute <strong>et</strong> vraie inspiration.<br />

Dès lors, il se <strong>la</strong>issera emporter vers le mon<strong>de</strong> suprasensible,<br />

dans ce domaine <strong>de</strong> l'âme sonore où sa fibre éolienne<br />

vibre à l'unisson <strong>de</strong> ce qui est musique <strong>et</strong> poésie.<br />

Musicien par goût plutôt que par état, Remy fait son entrée<br />

dans <strong>la</strong> critique en dil<strong>et</strong>tante. Il j<strong>et</strong>te sa gourme <strong>de</strong> journaliste en<br />

<strong>de</strong> p<strong>et</strong>its hebdomadaires jusqu'au jour où l'Express, puis le<br />

Gui<strong>de</strong> Musical en font leur censeur attitré.<br />

Les diatribes qu'il signa dans le premier sont mémorables.<br />

Nouvel Hercule chargé <strong>de</strong> n<strong>et</strong>toyer les écuries d'Augias, il frotta<br />

ru<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> son ba<strong>la</strong>i les établissements officiels <strong>et</strong> conservateurs<br />

<strong>et</strong> mit à mal maintes divinités jusqu'alors invulnérables.<br />

Dans le Gui<strong>de</strong> surtout, d'une tenue incontestée <strong>et</strong> d'une clientèle<br />

purement musicale, Remy se posa en maître-critique. Ses chroniques,<br />

d'un intérêt croissant, étaient impatiemment attendues.<br />

Leur lecture en était facile, spirituelle <strong>et</strong> vivante. Etait-ce un<br />

compte rendu <strong>de</strong> concert? Il piquait au vif du suj<strong>et</strong>, donnait <strong>la</strong><br />

tonique, <strong>la</strong> dominante <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>nsité <strong>de</strong>s productions entendues.<br />

Par<strong>la</strong>it-il d'un artiste? Ses jugements, passés au crible <strong>de</strong> sa<br />

probité, s'énonçaient avec une force persuasive, souvent même<br />

sous <strong>la</strong> forme impérative d'un verdict. Mais le peu <strong>de</strong> valeur du<br />

suj<strong>et</strong>, m<strong>et</strong>tant sa plume en joie, lui faisait parfois tirer une<br />

pièce d'artifice éblouissante, où il semait, en bouqu<strong>et</strong>s <strong>de</strong> fleurs<br />

<strong>et</strong> d'étoiles, <strong>la</strong> cing<strong>la</strong>nte ironie <strong>de</strong> sa verve caustique.<br />

* * *<br />

A vingt-six ans, sans profession c<strong>la</strong>ssée, bohème toujours, il<br />

s'en va tenter fortune à Paris. Seulement, ce n'est plus le Paris<br />

<strong>de</strong> Rousseau « où un jeune homme avec une figure passable <strong>et</strong><br />

qui s'annonce par <strong>de</strong>s talents est sûr d'être accueilli » ; <strong>et</strong> les<br />

conseils du père Castel à Jean-Jacques, a si les musiciens ne<br />

chantent pas à votre unisson, changez les cor<strong>de</strong>s <strong>et</strong> voyez les<br />

femmes » ne sont plus aussi recommandables.<br />

C'est par milliers maintenant qu'ils débarquent dans <strong>la</strong> Ville-<br />

Lumière « avec quinze louis d'argent comptant, une comédie ou<br />

un proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> musique sous le bras ». De temps en temps, là-bas, un<br />

<strong>de</strong> ces exilés fait sa trouée ; les autres parviennent tout au plus à<br />

11


12<br />

y vivre ou végètent sur le grabat, dans un carré <strong>de</strong> maison ignorée,<br />

jusqu'au jour où, ayant mangé leur ultime <strong>de</strong>nier, ils meurent à<br />

l'hôpital ou rentrent, enfants prodigues, au foyer champêtre qu'ils<br />

n'auraient jamais dû quitter.<br />

Remy fut <strong>de</strong> ceux qui se cramponnèrent dans c<strong>et</strong>te Babylone<br />

<strong>de</strong> l'art. Pendant cinq ans, il y mena <strong>la</strong> vie d'émigré. Dans <strong>la</strong><br />

marée <strong>de</strong> l'existence, sa barque sans cesse cahotée, maintes fois<br />

faillit prendre eau. S'il n'atteignit les hauteurs d'une mer étale<br />

<strong>et</strong> sereine, il n'échoua point au port.<br />

Critique toujours, il envoyait <strong>de</strong>s « Correspondances <strong>de</strong> Paris »<br />

au Gui<strong>de</strong> Musical. Arrivé en pleine pério<strong>de</strong> Francki&te, à l'aube<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> renaissance musicale illustrée par les d'indy, les Cliabrier,<br />

les Debussy, il trouva milieu <strong>et</strong> matière à chroniques. Ses articles,<br />

farcis <strong>de</strong> judicieux aperçus, reflétèrent avec une pénétrante<br />

sagacité <strong>la</strong> troub<strong>la</strong>nte production <strong>de</strong> l'époque <strong>et</strong> dressèrent sur le<br />

pavois <strong>de</strong> jeunes personnalités entrées aujourd'hui dans l'ère du<br />

triomphe.<br />

Il se hissa ainsi, <strong>de</strong>gré par <strong>de</strong>gré, jusqu'à <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> presse <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>vint col<strong>la</strong>borateur du Temps.<br />

A moins d'être rédacteur officiel d'un grand quotidien, le<br />

journaliste n'a que <strong>de</strong>s revenus précaires. Force lui est <strong>de</strong> faire<br />

appel aux subsi<strong>de</strong>s paternels <strong>et</strong> <strong>de</strong> courir les p<strong>et</strong>its emplois avec<br />

leurs chances <strong>et</strong> aléas : professeur <strong>de</strong> piano, violoniste <strong>de</strong> brasseries,<br />

secrétaire d'occasion, répétiteur <strong>de</strong> chant, musicien <strong>de</strong> cirque,<br />

second chef d'orchestre à cent francs par mois, toutes les fatigantes<br />

corvées <strong>et</strong> besognes subalternes auxquelles doivent s'agripper<br />

pour vivre ceux qu'un rêve <strong>de</strong> liberté a bercés <strong>de</strong> lents ou <strong>de</strong><br />

faux espoirs. Tous fils du Grand Errant, Jidien Sorel ou<br />

Jean-Jacques, ils s'aventurent dans le vaste mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>viennent<br />

<strong>la</strong>quais, bonisseur ou trucheman, tantôt exhibant au public <strong>de</strong>s<br />

jeux <strong>de</strong> Fontaine ou accompagnant Monseigneur l'archimandrite<br />

<strong>de</strong> Jérusalem. Mais, <strong>la</strong> Fontaine cassée <strong>et</strong> Monseigneur mort,<br />

il faut aller plus loin <strong>et</strong>... recommencer sa vie.<br />

* * *<br />

En 1897, il est à Berlin, au service du Temps, pour l'envoi <strong>de</strong><br />

correspondances re<strong>la</strong>tives à <strong>la</strong> politique alleman<strong>de</strong>. Quelque autre


eût trouvé là peut-être une occasion <strong>de</strong> percer. Lui ne r<strong>et</strong>ira <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te mission aucun <strong>de</strong>s avantages qu'elle semb<strong>la</strong>it comporter.<br />

La politique est un art scabreux. Elle rélève <strong>de</strong> l'expérience <strong>et</strong><br />

réc<strong>la</strong>me un tact, une pru<strong>de</strong>nce, un f<strong>la</strong>ir exceptionnels, surtout<br />

quand elle concerne <strong>de</strong>ux pays qui ont entre eux <strong>de</strong>s rancœurs<br />

inassouvies. On était alors en 1898, en pleine affaire Dreyfus. Sa<br />

plume fut-elle trop libre...? Il r<strong>et</strong>omba, comme avant, dans<br />

l'incertain.<br />

« Si j'avais une position assurée, écrit-il, je n'aurais que faire<br />

<strong>de</strong> personne. Mais les journaux ne sont jamais sûrs. Avec c<strong>et</strong>te<br />

affaire Dreyfus dont les gaz<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> Paris remplissent leurs<br />

colonnes, on m'a déjà refusé plusieurs articles. Ensuite, une fois<br />

les sessions politiques closes, mon rôle sera fini ici. C'est pourquoi,<br />

dès maintenant, je cherche <strong>de</strong>s leçons... En ce moment, je donne<br />

cours <strong>de</strong> perfectionnement <strong>et</strong> <strong>littérature</strong> à <strong>de</strong>s professeurs allemands<br />

qui <strong>de</strong>vront plus tard enseigner le français dans les<br />

athénées. Je dois aussi faire <strong>de</strong>s conférences à un cercle subsidié<br />

par <strong>la</strong> Ville. On est très économe ici <strong>et</strong> les sa<strong>la</strong>ires sont très bas. »<br />

Et le voici usant <strong>de</strong> l'influence <strong>de</strong> son père pour obtenir <strong>de</strong>s<br />

recommandations <strong>de</strong> hauts personnages. Elles lui sont indispensables<br />

« pour <strong>de</strong>s leçons dans les ambassa<strong>de</strong>s, auprès <strong>de</strong>s jeunes<br />

attachés qui ont toujours le désir d'être promus à Paris <strong>et</strong> qui ont<br />

besoin <strong>de</strong> connaître <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue purement ». « Ce<strong>la</strong> servirait aussi<br />

pour entrer à l'état-major <strong>de</strong> l'Académie militaire dont tous les<br />

officiers, en prévision d'une guerre, doivent savoir le français. Si<br />

Monsieur <strong>de</strong> X... était bien disposé, il me donnerait par votre<br />

entremise un bill<strong>et</strong> disant qu'il me connaît, ainsi que ma famille,<br />

<strong>et</strong> qu'il se fait un p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> me présenter au personnel <strong>de</strong>s<br />

ambassa<strong>de</strong>s berlinoises. Avec ça, j'irais directement aux légations<br />

turque, japonaise, russe, <strong>et</strong>c... où j'espère trouver du travail<br />

à bon prix. J'ai tâché d'y aller, mais inutilement, car on se méfie<br />

ici <strong>de</strong>s étrangers ».<br />

Malgré une connaissance parfaite <strong>de</strong> l'allemand, <strong>de</strong> nature à<br />

lui concé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s avantages pour son introduction dans <strong>la</strong> société<br />

berlinoise, il ne put jamais franchir le seuil <strong>de</strong>s hautes sphères<br />

diplomatiques. Si reconnaissant qu'il fût à <strong>la</strong> Germanie <strong>de</strong> son<br />

généreux foyer musical où il puisait <strong>de</strong>s jouissances précieuses à<br />

13


son âme d'artiste, on savait qu'il n'approuvait guère tout ce qu'il<br />

voyait là-bas. Dans ses « L<strong>et</strong>tres <strong>de</strong> Berlin » au Journal <strong>de</strong> Liège<br />

<strong>et</strong> à l'Indépendance belge, il fonçait <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>nce contre les abus<br />

du système allemand, ce qui lui valut maintes fois <strong>de</strong>s <strong>de</strong>scentes<br />

domiciliaires <strong>et</strong> <strong>de</strong>s répliques germanophiles. Ses intentions<br />

éventées, les cercles lui restèrent fermés.<br />

A Charlottenbourg, d'ailleurs, ses journées étaient celles d'un<br />

noctambule parisien ; il y vivait ouvertement à <strong>la</strong> française. Levé<br />

vers les quatre heures <strong>de</strong> l'après-midi, il travail<strong>la</strong>it quelque peu<br />

dans ses papiers, puis fréquentait jusqu'au len<strong>de</strong>main les cafés<br />

<strong>de</strong> nuit à musique tzigane. Jamais, pendant ses dix ans <strong>de</strong><br />

séjour à Berlin, il ne pénétra dans une brasserie alleman<strong>de</strong>.<br />

Tous ses repas, il les prenait au restaurant italien, « Au Bersagliere<br />

», <strong>et</strong> Holzendorfstrasse 19, il habitait un appartement<br />

français ! Il était coté.<br />

C'est en vain qu'il brigue « un p<strong>et</strong>it coin dans l'entourage du<br />

consu<strong>la</strong>t » <strong>et</strong> qu'il sollicite du gouvernement belge « <strong>la</strong> rédaction<br />

<strong>de</strong> quelque mémoire sur une question industrielle, ou sur l'enseignement<br />

<strong>de</strong> certains cours musicaux qui se donnent dans les<br />

Universités <strong>et</strong> Conservatoires allemands »: <strong>la</strong> chance <strong>de</strong> nouveau<br />

lui est contraire.<br />

Sa situation n'est pas stable. De c<strong>et</strong> au jour le jour, il commence<br />

à sentir l'insuffisance <strong>et</strong> l'incertain; les fon<strong>de</strong>ments sur lesquels<br />

se bâtit l'édifice <strong>de</strong> sa vie manquent d'aplomb <strong>et</strong> <strong>de</strong> solidité.<br />

L'insoucieuse jeunesse se satisfait <strong>de</strong> châteaux en Espagne <strong>et</strong><br />

escompte les richesses à venir ; mais à l'âge mûr, tous les pa<strong>la</strong>is<br />

ruinés par les déboires, hantés par l'amertume, minés par <strong>la</strong><br />

malchance <strong>et</strong> <strong>la</strong> désillusion, s'effondrent. L'expérience ramène<br />

<strong>de</strong>s rêves à <strong>la</strong> réalité, fait nos désirs plus humbles, plus pressants<br />

<strong>et</strong> plus humains. Avoir moins d'ambition <strong>et</strong> plus <strong>de</strong> certitu<strong>de</strong>!<br />

Il s'accommo<strong>de</strong>rait maintenant d'un poste fixe, d'un simple<br />

emploi : il sollicite une p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> contrôleur à <strong>la</strong> Compagnie <strong>de</strong>s<br />

Wagons-Lits.<br />

Malgré qu'il vint à résipiscence, <strong>la</strong> vie ne lui fut pas clémente<br />

<strong>et</strong> se vengea durement d'avoir été narguée. Elle ne lui accorda ni<br />

faveur, ni repos, <strong>et</strong> le força, bohème assagi, à quêter <strong>de</strong>s élèves<br />

<strong>et</strong> à doubler ses col<strong>la</strong>borations. Rancunier <strong>et</strong> cruel, le mau-


vais <strong>de</strong>stin ne fit point trêve. Perfi<strong>de</strong>ment, insidieusement, il<br />

l'atteignit à <strong>la</strong> tête, trouvant un malin p<strong>la</strong>isir, une secrète volupté<br />

à frapper son adversaire où il <strong>de</strong>vait le plus souffrir: Remy<br />

<strong>de</strong>vint sourd.<br />

Qu'on songe aux angoisses perpétuelles d'un homme dont le<br />

gagne-pain est <strong>de</strong> source sensorielle, <strong>et</strong> qui, <strong>de</strong> jour en jour, voit<br />

se racornir <strong>et</strong> s'alourdir les fils sonores d'une vibrante sensibilité.<br />

Un artiste créateur, même sourd, continue à s'énoncer <strong>et</strong> peut<br />

encore réaliser <strong>de</strong> belles pages, son génie étant tout en création<br />

intérieure. Mais pour quiconque ne frémit qu'au contact <strong>de</strong>s<br />

œuvres d'autrui, sentir se refermer étroitement le cercle <strong>de</strong>s<br />

harmonies autour <strong>de</strong> soi, n'est-ce pas le pire <strong>et</strong> le plus sombre<br />

<strong>de</strong>s présages? La fatalité, en iso<strong>la</strong>nt Remy du mon<strong>de</strong> musical,<br />

lui ôta du coup presque toutes les ressources <strong>de</strong> son existence.<br />

Dépossédé <strong>de</strong>s facultés qui lui avaient valu ses plus gran<strong>de</strong>s<br />

joies <strong>et</strong> ses meilleures extases, sentant <strong>de</strong> plus en plus se restreindre<br />

sa communion d'avec les vivants, il n'eut d'autre<br />

recours que <strong>de</strong> puiser en soi tout le bonheur encore possible en<br />

ce mon<strong>de</strong>.<br />

Un tel choc, auquel eût résisté un être bien trempé, brisa <strong>la</strong><br />

<strong>de</strong>rnière résistance d'une nature fatiguée, surmenée, d'un<br />

neurasthénique qui, <strong>de</strong>puis longtemps, se raidissait contre<br />

l'impossible.<br />

C<strong>et</strong>te existence trouble, agitée, tracassée par le souci continuel<br />

d'un mieux-être, aigrie par <strong>de</strong>s malheurs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s avatars continuels,<br />

aggravée .par <strong>la</strong> nostalgie d'un perpétuel exil, s'acheva<br />

<strong>la</strong>mentablement, loin <strong>de</strong> toute affection, dans une chambre d'hôtel.<br />

Le 9 décembre 1906, dans c<strong>et</strong>te froi<strong>de</strong> <strong>et</strong> impersonnelle cité<br />

<strong>de</strong> Berlin, un portier al<strong>la</strong> déc<strong>la</strong>rer au bureau <strong>de</strong>s sépultures, <strong>la</strong><br />

mort <strong>de</strong> Marcel Remy.<br />

Holzendorfstrasse, l'autorité vint apposer les scels ; une table<br />

jonchée <strong>de</strong> papiers où gisent pêle-mêle <strong>de</strong>s coupures <strong>de</strong> journaux,<br />

<strong>de</strong>s valeurs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres d'amour; <strong>de</strong>s revues empilées<br />

un peu partout; <strong>de</strong>s partitions éparses restées ouvertes; un<br />

piano démonté dans un coin, attestaient le passage d'une vie<br />

désordonnée <strong>et</strong> réprouvée du sort.<br />

Ils furent <strong>de</strong>ux, arrivés pendant <strong>la</strong> nuit, <strong>de</strong> Liège <strong>et</strong> <strong>de</strong> Vienne,<br />

15


16<br />

le frère Albert Remy <strong>et</strong> <strong>la</strong> danseuse Givendoline Al<strong>la</strong>n, qui<br />

suivirent sa dépouille mortelle sur c<strong>et</strong>te terre étrangère.<br />

* M= *<br />

De même que Janus présentait <strong>de</strong>ux visages, l'artiste en Remy<br />

avait double figure : le musicien cachait un conteur.<br />

Pour expliquer c<strong>et</strong>te autre face <strong>de</strong> son talent, il sied <strong>de</strong> rappeler<br />

que Remy étudia au Collège Saint-Servais, à l'Athénée, <strong>et</strong> qu'il<br />

fréquenta l'Université pour y suivre, un certain temps, <strong>de</strong>s cours<br />

<strong>de</strong> philosophie.<br />

Sans rien mener à bien, il se meub<strong>la</strong> le cerveau à toutes ces<br />

crèches d'instruction, <strong>et</strong> acquit un bagage assez disparate. Sa<br />

plume opposa aux vertus c<strong>la</strong>ssiques, <strong>la</strong> franche liberté d'un outil<br />

travail<strong>la</strong>nt avec l'aisance <strong>et</strong> les imperfections <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature.<br />

C<strong>et</strong>te plume <strong>de</strong> critique <strong>et</strong> <strong>de</strong> journaliste, se haussant jusqu'à<strong>la</strong><br />

sensation d'art, <strong>de</strong>vint un instrument bien personnel entre ses<br />

doigts, quand tout à coup elle se mit à traduire en une forme<br />

simpliste, naïve <strong>et</strong> originale, les remembrances intimes <strong>de</strong> sa vie<br />

d'enfance.<br />

L'affection sans cesse grandissante qui le rendit sourd fut une<br />

<strong>de</strong>s causes, si pas <strong>la</strong> seule, qui le déterminèrent à s'extérioriser<br />

dans les rappels charmants <strong>de</strong> sa prime jeunesse.<br />

Jusque-là, il avait vécu, s'éparpil<strong>la</strong>nt, l'âme expansive attirée<br />

par <strong>de</strong>s goûts divers, par <strong>de</strong>s affections nombreuses ; r<strong>et</strong>enu par<br />

les mille choses du <strong>de</strong>hors, il s'oubliait lui-même. L'adversité le<br />

força à un compl<strong>et</strong> r<strong>et</strong>our sur soi.<br />

Maintenant qu'un mal inéluctable l'isole <strong>de</strong> ses semb<strong>la</strong>bles, il<br />

en est réduit à exister en marge du mon<strong>de</strong>, à remâcher ses pensées,<br />

à se comp<strong>la</strong>ire dans sa solitu<strong>de</strong>. Impuissant à échafau<strong>de</strong>r une<br />

nouvelle vie, le cœur vieilli, il se m<strong>et</strong>, bien avant l'âge, à revivre<br />

au souvenir heureux <strong>de</strong>s heures passées.<br />

* * *<br />

A une p<strong>et</strong>ite lieue <strong>de</strong> Liège, sur <strong>la</strong> côte montagneuse du pays <strong>de</strong><br />

Ilerve, le long <strong>de</strong> <strong>la</strong> grand'route bordée d'ormes qui conduit par<br />

Beyne <strong>et</strong> Fléron vers Aix-<strong>la</strong>-Chapelle, est sis le hameau <strong>de</strong><br />

Bois-<strong>de</strong>-Breux.


L'été, par leurs portes ouvertes, <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its cafés <strong>de</strong> vil<strong>la</strong>ge<br />

y montrent leur paisible comptoir <strong>et</strong> leur innocent jeu <strong>de</strong> flèches ;<br />

<strong>de</strong>s maisonn<strong>et</strong>tes y reposent fermées <strong>et</strong> sérieuses comme <strong>de</strong> braves<br />

gens qui font <strong>la</strong> sieste; <strong>de</strong>s poules picorent sans hâte en <strong>de</strong>s<br />

avant-cours, au seuil <strong>de</strong>s granges; <strong>et</strong> plus loin, passé <strong>la</strong> voie<br />

ferrée, viennent quelques fermes espacées d'apparence cossue, <strong>et</strong><br />

l'église qui déverse sur <strong>la</strong> chaussée ses patronages d'enfants, son<br />

flot <strong>de</strong> vieilles bigotes <strong>et</strong> <strong>de</strong> jeunes <strong>la</strong>itières aux joues cramoisies.<br />

La ferme où Remy vit le jour est r<strong>et</strong>irée au milieu <strong>de</strong>s prairies<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s vergers. Elle apparaît tout en gris c<strong>la</strong>ir : le corps <strong>de</strong> logis<br />

avec son perron <strong>de</strong> pierre regar<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses nombreuses croisées<br />

vers <strong>la</strong> route; <strong>de</strong>vant, le jardin étale ses rosiers rouges <strong>et</strong> ses<br />

magnolias en fleurs. Entre <strong>de</strong>ux faux acacias, <strong>la</strong> barrière ouvre sa<br />

grille sur un passage qui longe <strong>la</strong> grange, mène aux étables, à <strong>la</strong><br />

basse-cour <strong>et</strong> aux vergers dont on aperçoit les pommiers chaulés<br />

à travers le palis vert du clos. Patrimoine auguste <strong>de</strong>s grandsparents,<br />

asile bienheureux <strong>de</strong> son espiègle <strong>et</strong> folle enfance!<br />

Le cœur lui battait à <strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong>s jours vécus auprès <strong>de</strong> tant<br />

d'âmes simples. Le grand-père <strong>et</strong> <strong>la</strong> grand'mère, braves gens,<br />

recé<strong>la</strong>ient, sous leur écorce un peu ru<strong>de</strong> <strong>de</strong> fermiers vil<strong>la</strong>geois, <strong>de</strong>s<br />

trésors inavoués <strong>de</strong> profon<strong>de</strong> tendresse. Auprès d'eux, Trîn<strong>et</strong>te,<br />

une vieille fille, au service <strong>de</strong>puis toujours, avait fini par être<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> maison. Il y avait aussi Vieux-Jean, le varl<strong>et</strong>, <strong>et</strong> Thomas,<br />

le vacher.<br />

Non loin <strong>de</strong> là, <strong>de</strong>meurait tante Dolphine, qui par<strong>la</strong>it toujours<br />

français avec les étrangers ; <strong>et</strong> plus bas (*), c'était «chez parrain»,<br />

un grogneur n'aimant pas à délier sa bourse. Puis, venaient ceux<br />

du vil<strong>la</strong>ge: le riche monsieur Lamburquin avec qui ses grandsparents<br />

jouaient aux cartes ; Pierre Lurtay, le tueur <strong>de</strong> cochons ;<br />

le gros Baiwir, <strong>la</strong> sotte Garitte Légipont, <strong>la</strong> grosse « croleye »<br />

Gômel, (( les ceux <strong>de</strong> chez Moh<strong>et</strong>te », les filles <strong>de</strong> chez Matriche,<br />

chzz Djôr, chez Hamain<strong>de</strong>, chez Bânnire, chez Lorimiel...<br />

Ainsi <strong>la</strong> pensée le r<strong>et</strong>ransportait vers les décors <strong>et</strong> les visages<br />

que connut son prime âge. Après plus d'un quart <strong>de</strong> siècle, son<br />

imagination les lui rendait aussi familiers, aussi vivants qu'alors.<br />

(*) Ferme « du Tombay », près <strong>de</strong> Péville-Grivegnée.<br />

17<br />

2


18<br />

Charmant leurre qui lui restituait son âme d'enfance <strong>et</strong> peup<strong>la</strong>it<br />

ses rêves <strong>de</strong> tout ce qu'il avait le plus aimé. A c<strong>et</strong>te illusion, son<br />

cœur s'était rénové, son esprit rajeuni; ses yeux même, trompés par<br />

ce mirage, revoyaient fictivement dans le passé. Il réincarnait<br />

vraiment son premier être. Dans l'atmosphère présente recréée,<br />

il vivait les mêmes scènes qu'autrefois, il frémissait <strong>de</strong>s mêmes<br />

sensations, souffrant <strong>et</strong> jouissant tour à tour <strong>de</strong>s sentiments qui<br />

l'avaient affecté ou transporté jadis. Le voici chassant les poules<br />

sur <strong>la</strong> lessive, se barbouil<strong>la</strong>nt au tonneau <strong>de</strong> sirop, lâchant <strong>de</strong>s<br />

hann<strong>et</strong>ons dans <strong>la</strong> sacristie <strong>et</strong> jouant aux barres avec les filles.<br />

Puis c'est le jour <strong>de</strong> <strong>la</strong> première communion avec sa tournée aux<br />

pièces <strong>de</strong> cent sous, <strong>et</strong> celui où, avec Vieux-Jean, il va boire du<br />

« france » à une « batte <strong>de</strong> coqs », <strong>et</strong> toutes ces heures <strong>de</strong> fête où<br />

il s'amuse à pousser au « tourniqu<strong>et</strong> da Mareye ! »<br />

Tout ce<strong>la</strong> fut revécu. La plume n'y eut que faire. Passive <strong>et</strong><br />

fidèle, elle transcrivit, avec une simplicité volontairement ma<strong>la</strong>droite<br />

<strong>et</strong> touchante, ces tableaux par<strong>la</strong>nts que publia, <strong>de</strong> 1901 à<br />

1906, dans le Journal <strong>de</strong> Liège, sous les pseudonymes <strong>de</strong> « Li<br />

Houleye Mayanne », « Li Vicomte dè Timps passé » <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

« Marné », le très original auteur Marcel Remy.<br />

* * *<br />

« Les ceux <strong>de</strong> chez nous » ce sont ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong> race: les paysans<br />

terrés dans leur clos comme <strong>de</strong>s sangliers dans leur bauge, les<br />

autochtones, les casaniers, tous ceux qui, nés sur <strong>la</strong> terre wallonne,<br />

y meurent en perpétuant les traditions, les mœurs <strong>et</strong> les coutumes<br />

du pays.<br />

« Les ceux <strong>de</strong> chez nous », ce sont les vil<strong>la</strong>geois, les ru<strong>de</strong>s campagnards<br />

dont <strong>la</strong> vie, moulée sur celle <strong>de</strong>s ancêtres, reflète le<br />

faisceau <strong>de</strong>s vertus foncières <strong>et</strong> <strong>la</strong> masse <strong>de</strong>s préjugés du peuple.<br />

Loin <strong>de</strong>s rustres bestiaux <strong>de</strong>s kermesses, <strong>de</strong>s âpres <strong>et</strong> cupi<strong>de</strong>s<br />

f<strong>la</strong>ndriens, <strong>de</strong>s miséreux fouisseurs qui sèment dans les terres<br />

caillouteuses <strong>de</strong> Campine autour <strong>de</strong> misérables cabanes, les nôtres,<br />

moins frustes que les Kees Doorilc, moins pauvres que les gens <strong>de</strong><br />

Tiest, représentent en ces pages les types communs <strong>de</strong> Wallonie.<br />

Ils ont gardé une simplicité <strong>de</strong> vie élémentaire : leur existence<br />

journalière rappelle dans ses gestes quelque chose <strong>de</strong> l'humanité


patriarcale ; <strong>et</strong> leur âme, qui toujours porta en elle un peu d'extase<br />

naïve, s'étonne <strong>et</strong> s'émerveille aux contemp<strong>la</strong>tions <strong>de</strong>s choses<br />

inconnues, comme aux récits feuill<strong>et</strong>onnesques. Leur candi<strong>de</strong><br />

ignorance entr<strong>et</strong>ient les vieilles croyances ancrées à <strong>la</strong> terre, <strong>et</strong><br />

que, <strong>de</strong> bouche en bouche, <strong>de</strong> fils en fils, on transp<strong>la</strong>nte dans le<br />

limon du cœur prêt à fructifier à chaque génération. Chez tous,<br />

les mêmes événements se r<strong>et</strong>rouvent avec <strong>la</strong> même force <strong>de</strong> signification<br />

: un baptême, une communion y conservent une valeur<br />

d'actes primordiaux <strong>et</strong> se fêtent dans le rituel <strong>de</strong>s pascalités<br />

religieuses <strong>et</strong> <strong>de</strong>s bombances païennes.<br />

On les revoit, dans ces contes, tels qu'ils sont, ni meilleurs, ni<br />

pires, avec leurs instincts brutaux, leurs paroles bourrues, leurs<br />

idées étroites, mais pleins <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te gai<strong>et</strong>é luronne, <strong>de</strong> ce rire jovial<br />

<strong>et</strong> franc qui témoignent <strong>de</strong> <strong>la</strong> robuste <strong>et</strong> insouciante philosophie<br />

dont ils savent nimber <strong>la</strong> vie.<br />

* * *<br />

A ce mérite, l'œuvre en joint un autre : celui d'avoir mis à nu,<br />

dans toute sa complexité déroutante, une âme enfantine.<br />

La psychologie <strong>de</strong> l'enfant fut une note nouvelle dans <strong>la</strong><br />

<strong>littérature</strong> contemporaine. Personne ne songeait, il y a un <strong>de</strong>misiècle,<br />

à étudier ce p<strong>et</strong>it être agissant dans l'orbe d'une existence<br />

factice, irréelle. Des écrivains nous firent récemment voir dans<br />

les limbes inexplorés <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te jeune âme. TJn peu <strong>de</strong> ses souffrances<br />

nous f urent révélées par « Poil <strong>de</strong> Carotte » <strong>et</strong> contées dans les<br />

romans <strong>de</strong> Frapié. L'enfant, <strong>de</strong>puis toujours, avait peuplé les<br />

fictions <strong>de</strong>s auteurs, mais il n'y avait joué qu'un rôle <strong>de</strong> figurant<br />

pour les besoins <strong>de</strong> l'histoire. Avec ses <strong>de</strong>rniers analystes, le<br />

gosse est passé acteur, nous le voyons, l'écoutons, le jugeons dans<br />

les multiples rôles <strong>de</strong> sa vie illusoire.<br />

Etre imparfait, transitoire,.il ne sait du mon<strong>de</strong> que <strong>la</strong> représentation<br />

sensible <strong>de</strong> ses apparences ; en <strong>de</strong>hors, tout lui apparaît<br />

inconnu <strong>et</strong> mystère. L'esprit, où <strong>la</strong> raison n'a pas encore racine,<br />

le <strong>la</strong>isse ignorant <strong>de</strong>s vertus <strong>et</strong> l'abandonne aux instincts <strong>de</strong> sa<br />

nature. Mais né sensible, il vibre extraordinairement. Son p<strong>et</strong>it<br />

être sensitif s'ouvre <strong>et</strong> se ferme au moindre frôlement ; il frémit,<br />

tel un roseau souple, aux souffles d'une vie qu'il abor<strong>de</strong>.<br />

19


20<br />

L'auteur <strong>de</strong> ce livre, après trente ans, a r<strong>et</strong>rouvé en ses intimes<br />

méditations l'état d'âme <strong>de</strong> sa prime enfance. Sa sensibilité <strong>de</strong><br />

poète l'a reconduit vers les dons <strong>et</strong> les faiblesses <strong>de</strong>s tout p<strong>et</strong>its,<br />

naturellement gourmands, têtus, curieux, égoïstes, autoritaires,<br />

mais aussi combien naïfs, craintifs, amusants à force d'ingénuité<br />

<strong>et</strong> d'émerveillement facile. Cerveaux légers, fols <strong>et</strong> fantasques!<br />

Leurs réflexions sur une vision <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie qui nous fut dévolue <strong>et</strong><br />

que nous avons oubliée, nous paraissent inattendues <strong>et</strong> parfois<br />

déconcertantes, tant elles désarçonnent notre vieil esprit logique.<br />

C<strong>et</strong>te tète distraite <strong>de</strong> l'enfant qui parle <strong>et</strong> répond à cent choses à<br />

<strong>la</strong> fois, c<strong>et</strong>te pensée fugace qu'un vol <strong>de</strong> mouche emporte, sont <strong>de</strong>s<br />

traits admirables <strong>de</strong> l'insouciance juvénile.<br />

« Mamé », le pseudonyme dont Remy signa ses contes, peint à<br />

lui seul <strong>la</strong> mentalité du gosse <strong>de</strong> chez nous. « Mamé », dans le<br />

<strong>la</strong>ngage familier, se dit du chérubin docile qu'on gâte <strong>et</strong> choie,<br />

mais aussi malignement <strong>de</strong>s gamins tracassiers, espiègles <strong>et</strong><br />

taquins. Et <strong>de</strong> fait, il y a <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux, dans le p<strong>et</strong>it diable qui<br />

raconte ces histoires : bon cœur par nature, libre d'instinct, folâtre<br />

par fantaisie, esprit vif, oubliant vite, s'amusant d'un rien, c'est<br />

l'image frappante du gavroche malicieux, <strong>de</strong> l'enfant terrible<br />

qui, chaque jour, musardant à sa guise, suit ses désirs, accomplit<br />

ses volontés, se perm<strong>et</strong> tout, dût-il en rendre compte, le soir venu,<br />

<strong>de</strong>vant <strong>la</strong> verge correctionnelle.<br />

R<strong>et</strong>rouver les émotions d'enfance, les ressusciter, les ramener<br />

au jour, c'était un art; c'en était un autre <strong>de</strong> les exprimer avec<br />

force <strong>et</strong> vérité. Nées chez un enfant élevé dans <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite bourgeoisie<br />

<strong>de</strong>s villes <strong>et</strong> l'entourage <strong>de</strong> gros fermiers suburbains, ces impressions<br />

tiraient leur richesse du milieu même <strong>et</strong> ne pouvaient être<br />

rendues sans participer <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te culture mi-paysanne, mi-citadine.<br />

Pour conserver à ses récits toute <strong>la</strong> succulence du terroir, Remy<br />

recourut au <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> chez nous qui jargonnent, sous<br />

le nom <strong>de</strong> français, une <strong>la</strong>ngue hybri<strong>de</strong> à travers <strong>la</strong>quelle transsu<strong>de</strong><br />

une origine patoisante. Dans c<strong>et</strong> idiome original, franco-wallon,<br />

il fixa le pittoresque, <strong>la</strong> saveur, le parfum qui s'échappent <strong>de</strong>s<br />

expressions popu<strong>la</strong>ires, tel le fum<strong>et</strong> qui monte <strong>de</strong>s ragoûts fami-


lier s. Son style épousa jusque dans sa forme, primitive <strong>et</strong> simple,<br />

<strong>la</strong> tournure particulière au dialecte du pays <strong>de</strong> Liège. Si les<br />

aspects originaux, divertissants <strong>et</strong> folâtres <strong>de</strong> l'œuvre se détachent<br />

donc avec autant <strong>de</strong> relief, ce<strong>la</strong> tient d'un côté à <strong>la</strong> subjectivité<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> plume donnant aux récits une vitalité <strong>de</strong> scènes prises sur<br />

le vif <strong>et</strong>, d'autre part, à <strong>la</strong> justesse d'observation <strong>et</strong> à l'exactitu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s images.<br />

La beauté <strong>de</strong> tels contes rési<strong>de</strong> moins dans l'imprévu <strong>de</strong>s<br />

histoires que dans leur facture. Toute en rehauts, en p<strong>et</strong>ites<br />

touches, éparpillée dans les détails, c'est elle qui donne <strong>la</strong> couleur<br />

<strong>et</strong> l'originalité au texte.<br />

Œuvre d'humour, assurément, <strong>et</strong> d'humour bien wallon, où <strong>la</strong><br />

morale s'érige en paradoxe <strong>et</strong> où les personnages sont en charge.<br />

Parfois, les êtres y rappellent les fantoches <strong>de</strong> théâtres popu<strong>la</strong>ires<br />

<strong>et</strong> les scènes font penser aux guignols <strong>de</strong>s champs <strong>de</strong> foire. Mais<br />

le rire n'y étale pas qu'une grosse joie bouffonne : d'essence plus<br />

précieuse, il naît <strong>de</strong>s accouplements d'idées les plus étranges <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

trouvailles <strong>de</strong> mots les plus imprévues.<br />

Tout ce<strong>la</strong> est l'expression d'une sensibilité <strong>et</strong> d'une observation<br />

rares, au service d'une plume qui fit <strong>de</strong> ces contes une œuvre<br />

humoristique, charmante <strong>et</strong> délicieusement originale.<br />

* * *<br />

Des fervents, fidèles à <strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong> Marcel Remy, ont eu<br />

l'heureuse inspiration <strong>de</strong> rechercher ces histoires savoureuses qui<br />

jadis firent les délices <strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s lecteurs. En les réunissant,<br />

ils ont voulu rendre un pieux hommage à une vieille amitié<br />

perdue, <strong>et</strong> sauver <strong>de</strong> l'oubli <strong>de</strong>s pages qui s'imprègnent aussi<br />

fortement <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> race.<br />

L'auteur, avant <strong>de</strong> livrer ses contes au public, les eût sans doute<br />

encore remaniés.<br />

Ses amis ont tenu à les publier tous <strong>et</strong> sans r<strong>et</strong>ouches; tels<br />

quels, ils témoignent d'un talent suffisamment personnel <strong>et</strong><br />

d'assez bril<strong>la</strong>ntes qualités raciques pour unir sans crainte,<br />

dans le souvenir <strong>de</strong>s hommes, le nom <strong>de</strong> Marcel Remy à celui<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> terre wallonne.<br />

Maurice KUNEL.<br />

21


P<strong>et</strong>ite inorale en actions. 25<br />

1.<br />

I'NE FAUT PAS JOUER AVEC <strong>LES</strong> ALLUMETTES<br />

A ma nèveuse Aily, qui n'écoute<br />

jamais ce qu'on lui dit.<br />

I 'NE faut pas jouer avec les allum<strong>et</strong>tes savez-vous !<br />

Gn'a pas besoin <strong>de</strong> dire que vous ne pouvez mal. Si,<br />

vous pouvez bien mal, je vous l'dis, moi.<br />

Tenez, encore l'autre jour, qu'est-ce qui est arrivé ! Gn'avait<br />

<strong>de</strong>ux p<strong>et</strong>its garçons qui leur p<strong>la</strong>isait <strong>de</strong> jouer avec les allum<strong>et</strong>tes.<br />

Oui, les <strong>de</strong>ux gamins <strong>de</strong> chez Lorimiel qui restent à<br />

l'arveau <strong>de</strong> Saint-Rtmâcle.<br />

Quand même qu'on leur donnait <strong>de</strong>s calottes, il leur p<strong>la</strong>isait,<br />

paraît, <strong>et</strong> ils recommençaient tout le temps. A peine qu'on<br />

avait tourné son dos, raff ! ils couraient à <strong>la</strong> potale où est-ce<br />

qu'on les m<strong>et</strong>, ils prenaient une poignée d'allum<strong>et</strong>tes <strong>et</strong><br />

al<strong>la</strong>ient jouer dans le grenier avec. Pour m<strong>et</strong>tre le feu, est-ce<br />

pas, les <strong>de</strong>ux baligands !<br />

Et voilà ce qui est très bien arrivé, paraît, l'autre jour,<br />

tenez : Ils avaient encore une fois été happer <strong>de</strong>s allum<strong>et</strong>tes,<br />

oui, mais ils n'avaient pas poulu aller dans le grenier, parce<br />

qu'il y avait <strong>la</strong> femme aux mate<strong>la</strong>s qui était là, <strong>et</strong> elle aurait<br />

été le dire, paraît. Et ils avaient venu se m<strong>et</strong>tre tout <strong>de</strong> contre<br />

<strong>de</strong>s escaliers du grenier, <strong>et</strong> ils vou<strong>la</strong>ient déjà commencer à<br />

loumter sans faire les qwances <strong>de</strong> rien.<br />

Mais <strong>la</strong> femme aux mate<strong>la</strong>s, est-ce pas elle, avait <strong>la</strong>issé <strong>la</strong><br />

porte au <strong>la</strong>rge pour <strong>la</strong> poussière <strong>et</strong> elle al<strong>la</strong>it les voir. Et ils<br />

se recu<strong>la</strong>ient toujours un p<strong>et</strong>it peu pour faire un p<strong>et</strong>it fouyâ.<br />

Et tout d'un coup, bardaff ! dans les escaliers tous les <strong>de</strong>ux.<br />

Ils ont très bien tombé <strong>et</strong> ils ont venu astock <strong>de</strong>sconte <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

porte du pas <strong>de</strong> grés. Encore du bonheur qui n'ont pas roulé


26 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

toute à <strong>la</strong> vallée <strong>de</strong> <strong>la</strong> montée. Gn'avait un qu'avait une grosse<br />

gratte au mustai <strong>et</strong> l'autre est tout déhavé près <strong>de</strong> <strong>la</strong> lian<strong>et</strong>te.<br />

On a mis une gran<strong>de</strong> noire emplâtre <strong>de</strong>ssus. Ça hagne, c'est<br />

bien fait. Attrape, magne !<br />

Et ils en ont eu une danse, allez, <strong>de</strong> leur papa.<br />

Que ça vous apprenne, tenez, vous autres.<br />

Faut jamais jouer avec les allum<strong>et</strong>tes, sa'ez-vous.


P<strong>et</strong>ite inorale en actions. 27<br />

II.<br />

FAUT APPRENDRE A MANGER <strong>DE</strong> TOUT<br />

FAUT apprendre à manger <strong>de</strong> tout, savez-vous.<br />

N'a rien d'plus <strong>la</strong>id que les enfants qui font toujours <strong>la</strong><br />

hègne, quand est-ce qu'on leur m<strong>et</strong> quéque chose <strong>de</strong> bon<br />

<strong>de</strong>vant z'eux. « Je n'aime pas ça, moi » qui disent. Allez,<br />

allez, ils ne savent pas ce qui est seulement bon, les vîreux.<br />

Et les ceux, donc, qui ne veulent jamais manger le crâs du<br />

jambon <strong>et</strong> qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt toujours du maike ! Et les autres,<br />

ceux qui stichent les naveaux (*) hors <strong>de</strong> leurs crompières,<br />

<strong>et</strong> encore <strong>de</strong>s autres qui <strong>la</strong>issent tout le temps <strong>la</strong> croûte <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

b<strong>la</strong>nche doreie dans leur p<strong>la</strong>teau <strong>et</strong> puis encore <strong>de</strong>s ceux qui<br />

ralèchent tout le côrin <strong>et</strong> qui disent qu'ils n'ont plus faim<br />

quand est-ce qu'il faut attaquer <strong>la</strong> pâte ! Pour profaner<br />

l'amanger, est-ce pas, jub<strong>et</strong>s ! Ah! si j'étais maite, je leur<br />

herrerais dans <strong>la</strong> gèfe, allez moi !<br />

Ecoutez un peu ce que je m'en vais vous dire. Et c'est vrai<br />

savez-vous, vérité d'mon Dm...<br />

Vous savez bien, les ceux <strong>de</strong> chez Bannîre, aux Arzis. Est-ce<br />

pas ? Eh bien, le vendredi <strong>de</strong> l'autre semaine <strong>de</strong>vant, ils<br />

avaient <strong>de</strong>s moules pour dîner, qu'ils avaient ach<strong>et</strong>ées, un<br />

grand crameu tout plein à <strong>la</strong> vieille Nan<strong>et</strong>te-ax-mosses qui<br />

vient toujours le vendredi tout au matin avec sa p<strong>et</strong>ite<br />

charr<strong>et</strong>te-à-<strong>la</strong>-main <strong>et</strong> qui crie tout le temps: «Moss d'Anvair,<br />

les belles mosses ».<br />

Et le p<strong>et</strong>it Désiré (qui ne sait manger d'tout) n'en avait<br />

pas voulu, paraît, <strong>de</strong>s moules. « Ça f<strong>la</strong>ire » qu'il disait. Même<br />

que les <strong>de</strong>ux autres, Denis <strong>et</strong> Donnée, disaient : «Tant mieux,<br />

nous mangerons sa part. »<br />

(*) Voir note, page 50.


28 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Mais justement voilà que les moules étaient sans doute un<br />

peu haties. Et toute <strong>la</strong> maison avait mal au ventre <strong>et</strong> vômait.<br />

Mais ça ne fait rien, parce qu'on les a eu vite ravus avec un<br />

p<strong>et</strong>it catap<strong>la</strong>mme dans un chaud couvercle <strong>de</strong> marmite.<br />

Et d'abord Désiré n'a rien eu pour son dîner qu'une tartine<br />

à <strong>la</strong> sirope toute sèke. Et puis Denis <strong>et</strong> Donnée, parce qu'ils<br />

avaient eu un p<strong>et</strong>it peu mal leur ventre, ont resté tout plein<br />

<strong>de</strong>s jours sans plus aller à l'école. Ils avaient bien bon, <strong>et</strong><br />

Désiré, lui, il <strong>de</strong>vait aller en c<strong>la</strong>sse, quand même qu'il pleuvait<br />

à <strong>la</strong>vasse <strong>et</strong> qu'il avait du broûli.<br />

Et le docteur a venu, il a fait boire une bouteille, pas un<br />

mauvais drouk, sa'ez-vous, mais quéque chose <strong>de</strong> tout sucré<br />

<strong>et</strong> haiti comme du chaucolât, si bon, si bon, da. Et leur<br />

matante a venu aussi, elle a apporté une pomme d'orange<br />

chacun, une cabasse <strong>de</strong> fikes <strong>et</strong> un grand Dinant.<br />

Et Désiré n'en a pas eu une mi<strong>et</strong>te, on ne pouvait mal <strong>de</strong><br />

lui en donner ; il n'el méritait pas est-ce pas? C'est pour lui<br />

apprendre à ne pas manger d'tout. Voilà, là.


P<strong>et</strong>ite inorale en actions. 29<br />

III.<br />

<strong>LES</strong> <strong>DE</strong>UX <strong>DE</strong> CHEZ MOHETTE<br />

L ES <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> chez Moh<strong>et</strong>te, c'est vraiment <strong>de</strong>ux crapuleux,<br />

savez-vous.<br />

On les avaient invités, tenez, l'autre fois, chez leur morenne<br />

Royenne qui est femme au <strong>la</strong>it en Béchuron, <strong>et</strong> qui fait les<br />

messages pour Liéche.<br />

Et ils ont été mener une vie que tout le vil<strong>la</strong>ge les j<strong>et</strong>te<br />

hors ; mais il faut pourtant cju'je rie quand j'y repense. Ils<br />

ont été faire assotti tous les gens du vinâve comme on ne<br />

l'avait jamais plus vu.<br />

Chez Portugal, ils ont dâré <strong>et</strong> c<strong>la</strong>ppé dans les poules avec<br />

<strong>de</strong>s corixhes, qu'il y a une bass<strong>et</strong>te qu'a happé une telle peur<br />

qu'elle s'a été sauver dans le trou du chien qui l'a roufflée bas<br />

qu'elle s'a cassé une patte qu'on lui a raccomôdé avec <strong>de</strong>ux<br />

p<strong>et</strong>its bois. Et une autre poule, une joleie <strong>de</strong> <strong>la</strong> grosse sorte,<br />

s'a <strong>la</strong>issé tomber dans le flot, il a fallu <strong>la</strong> rasèchi avec une<br />

houppe. Le grand Portugal se jurait l'âme hors du corps <strong>et</strong><br />

moi je me riais tout mort.<br />

Puis les <strong>de</strong>ux p<strong>et</strong>its Moh<strong>et</strong>te — c'est encore Grigô qui est<br />

le plus poison <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux, Constant est un peu plus sûti — ils<br />

ont été èwarer les trois coss<strong>et</strong>s à <strong>la</strong> grosse Tatenne, qui fougnaient<br />

dans les trigus tout près du cim<strong>et</strong>ière <strong>et</strong> qui ont couru<br />

envoye tout à vaux les cherwés <strong>et</strong> les tremblènes. Et <strong>la</strong><br />

grosse Tatenne qui traitait <strong>et</strong> pochtait après ses cochons,<br />

toute <strong>de</strong>ssoufflée, en souhaitant <strong>de</strong>s maux, que je ne pou<strong>la</strong>is<br />

pas me ratnir <strong>de</strong> hall 1er, même qu'elle a été tellement nantie<br />

après, qu'elle s'a dû m<strong>et</strong>tre dans le lit <strong>et</strong> boire <strong>de</strong> <strong>la</strong> tujenne.<br />

Et puis, qu'est-ce qu'ils ont encore fait pour faire displi,<br />

les <strong>de</strong>ux Moh<strong>et</strong>te. A <strong>la</strong> vespreie, ils ont été prendre <strong>la</strong> cor<strong>de</strong><br />

du puits communal, <strong>et</strong> ils <strong>la</strong> ting<strong>la</strong>ient sur <strong>la</strong> pavée, en se


32 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

rètrôc<strong>la</strong>nt dans <strong>la</strong> horotte <strong>de</strong>rrière un bouhon. Et <strong>la</strong> gran<strong>de</strong><br />

Daditte, qui revenait d'avoir été à Liéche se bourrer <strong>de</strong> golzaux<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> ron<strong>de</strong> tarte au May<strong>et</strong>, avec son bon nouveau casaw<strong>et</strong><br />

<strong>et</strong> sa belle bleuve rôbe, a venu trèbouhi dans <strong>la</strong> cor<strong>de</strong>, elle<br />

qui ne voit pas hors <strong>de</strong> ses yeux, elle s'a stâré dans un frèhisse<br />

en chawant, même qu'on n'avait jamais plus brait si <strong>la</strong>id.<br />

Elle s'a encore bien désawiré, allez, <strong>et</strong> elle wignait en r<strong>et</strong>ournant<br />

toute ès-coisse que moi je trèfel<strong>la</strong>is d'avoir bon. N'a<br />

encore <strong>de</strong>s autres, tout plein, qui s'sont è<strong>la</strong>his dans <strong>la</strong> cor<strong>de</strong><br />

<strong>et</strong> ont p<strong>et</strong>té sur leur p... (ont tombé sur leur ventre, veux-je<br />

dire).<br />

Et Grigô <strong>et</strong> Constant (les <strong>de</strong>ux p<strong>et</strong>its potinces !) en ont<br />

encore fait une plus drolle, allez, <strong>de</strong> bonne farce. Aie par,<br />

pour ce coup-ci ! N'ont-ils pas été p<strong>la</strong>quer <strong>la</strong> clich<strong>et</strong>te <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

porte <strong>de</strong> chez P<strong>et</strong>chale avec je sais bien <strong>de</strong> quoi !<br />

Je m'ai été m<strong>et</strong>tre près du posti pour quand P<strong>et</strong>chale<br />

reviendrait d'avoir été boire ses verres.<br />

Il était encore une fois plein <strong>de</strong> pèk<strong>et</strong>, <strong>et</strong> quand il a apougni<br />

<strong>la</strong> clich<strong>et</strong>te il ne savait pas quoi est-ce que c'était, d'abord.<br />

Et il ressuyait sa main sur ses cheveux <strong>et</strong> sur son sâro, qui<br />

était tout délôboré.<br />

Et puis quand il a sentu que c'en était, il s'a mâvlé que<br />

pour assotti, <strong>et</strong> il a spyi tout le mènache <strong>et</strong> renversé <strong>la</strong> stouve.<br />

Puis il a sorti hors par <strong>la</strong> fenêtre pour raksure les <strong>de</strong>ux<br />

p<strong>et</strong>its mâhonteux qui s'avaient cachés dans le poli. Allez,<br />

c'est <strong>de</strong>s mâcis <strong>et</strong> <strong>de</strong>s crapuleux que je vous dis.<br />

Il ne faut pas faire tourmenter les gens comme eux, sa'ezvous.<br />

Faut être bien brafes.<br />

Mais, tout le même, je n'ai jamais plus tant ri. Binamé<br />

bon Diu, donc ! Jamais.


P<strong>et</strong>ite morale en actions. 31<br />

IV.<br />

APPRENEZ BIEN A L'ÉCOLE<br />

VEZ-VOUS bien appris aujourd'hui, à votre école ?<br />

Faut bien apprendre, sa'ez-vous, <strong>et</strong> bien écouter<br />

tout ce que le maite raconte.<br />

Qu'est-ce que j'ai dit, moi, à mon fyou, le p'tit Lucas <strong>de</strong><br />

chez mon soroche Wahay, qu'on <strong>de</strong>vait toujours le kisèchi<br />

au matin pour l'avoir hors du lit <strong>et</strong> le chasser à l'école, tellement<br />

qu'il est hayave ?<br />

Lucas — que j'ai dit, est-ce pas moi — allez bien brafement<br />

à votre n'école, binamé. Quand même que vous ne vous<br />

amusez pas, allez-y pour ratten<strong>de</strong> <strong>la</strong> récrégnation où est-ce<br />

que vous jouerez une puce ou bien à tcham-tcham.<br />

C'est bon que vous êtes encore beaucoup trop bête pour<br />

comprendre comme on a bon <strong>de</strong> savoir toutes ses l<strong>et</strong>tres.<br />

Vous le voirez plus tard, quand c'est que vous aurez un p'tit<br />

peu vîli.<br />

C'est si p<strong>la</strong>isant da, <strong>de</strong> savoir lire dans l'armanak quel<br />

temps est-ce qui fera <strong>la</strong> semaine qui vient, ou bien cie savoir<br />

qui est-ce qui est mort <strong>et</strong> son ache, en regardant <strong>la</strong> gaz<strong>et</strong>te<br />

du vieux Desoer. Et puis gn'a encore bien <strong>de</strong>s autres affaires<br />

que vous poureriez herrer votre nez <strong>de</strong>dans quand vous serez<br />

<strong>de</strong>venu instruit.<br />

Tenez, si c'était que vous poureriez tant seulement un peu<br />

lire les p'titès l<strong>et</strong>tres, vous vien<strong>de</strong>riez avec moi sur le p<strong>la</strong>ncher,<br />

un dimanche au matin chez <strong>la</strong> grosse croleye Gômel, tandis<br />

qu'elle est allée à <strong>la</strong> basse messe. Elle <strong>de</strong>meure sur une chambre<br />

ici au-<strong>de</strong>ssus, <strong>et</strong> il y a le calonni Guil<strong>la</strong>ume Cougnoule qui<br />

lui écrit <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres, le fils du vieux Cougnoule — traze-<strong>et</strong>quatoisse<br />

;—il a tombé dans les soldats, on l'a mis dans les<br />

calonnis <strong>et</strong> il fait son temps dans les F<strong>la</strong>mands.


34 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

C'est lui, paraît, qui envoie messache sur messache à <strong>la</strong><br />

croleye Gômel, même qu'il écrit toujours sur l'enveloppe<br />

(c'est le facteur qui me l'a acertiné) : « Pour ma chère Turturelle.<br />

»<br />

Et elle est si grandiveuse qu'elle ne veut jamais rien<br />

raconter sur sa hanterie ; mais je sais bien où est-ce qu'elle<br />

cache ses l<strong>et</strong>tres, paraît. Et j'ai déjà été grawi dans son jaune<br />

coffre, parce qu'il me p<strong>la</strong>ît <strong>de</strong> savoir quoi <strong>et</strong> comme avec le<br />

calonni. C'est <strong>de</strong>s belles l<strong>et</strong>tres, sa'ez-vous, avec du papier à<br />

<strong>de</strong>ntelle tout autour <strong>et</strong> une image comme les celles <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nouvelle anneye. Mais je ne peux rien voir dans le grabouyache.<br />

Si vous saureriez lire, vous poureriez ai<strong>de</strong>r,<br />

boubi<strong>et</strong> !<br />

Mais si vous saureriez par écrire, est-ce pas, sur du papier<br />

avec <strong>de</strong> l'encre <strong>et</strong> une plume, nous aurions encore bien meilleur.<br />

Je vous dirais ce qu'il faudrait dire sur une carte anonyme<br />

que nous envoyerons à c<strong>et</strong>te houpralle <strong>de</strong> Garitte Légipont,<br />

<strong>de</strong> so l'Battj', qui va faire ses embarras tous les dimanches à<br />

Liéche, à <strong>la</strong> musique sur Avreu, avec un èwaré sot chapeau<br />

comme ça, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s gants sur ses mains au lieu qu'elle ferait<br />

bien mieux <strong>de</strong> payer ses d<strong>et</strong>tes ; <strong>et</strong> son mon-onke donc, qui a<br />

été au tribunal après qu'il avait fait battre les coqs. Apprenez<br />

bien à votre n'école, vous dis-je moi, <strong>et</strong> quand c'est que vous<br />

saurez ce qu'c'est dè viquer, vous pourrez encore bien rendre<br />

service <strong>et</strong> faire p<strong>la</strong>isir.<br />

Tenez, regar<strong>de</strong>z, comme il s'a bien revengé, le p'tit Lorint<br />

<strong>de</strong> chez Hamain<strong>de</strong> qu'a si bien appris tous les calculs <strong>et</strong> les<br />

l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> tout, <strong>et</strong> qui est malin comme un martico ; il fait<br />

tout ce cju'il veut. Il <strong>de</strong>vait faire ses pâques, est-ce pas, <strong>et</strong><br />

voilà qu'il ne vou<strong>la</strong>it jamais apprendre ses catrussemmes.<br />

M. le vicaire l'avait déjà barbotté tout plein <strong>de</strong>s fois, <strong>et</strong><br />

l'autre jour que Lorint avait fait zûner les abalowes dans <strong>la</strong><br />

sâcrustie, M. le vicaire l'a pité à <strong>la</strong> porte. Qu'est-ce qu'il a fait<br />

l'autre ? Il a été prendre un bois <strong>et</strong> le tremper dans le tonneau<br />

au goudron du scrini, <strong>et</strong> savez-vous bien quoi est-ce qu'il a<br />

venu écrire avec <strong>de</strong>s belles granclès l<strong>et</strong>tres sur <strong>la</strong> balisa<strong>de</strong> près<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> sâcrustie? Eh bien, il a mis : M... pour celui qui le lira, <strong>et</strong>


P<strong>et</strong>ite morale en actions.<br />

pour tous ceux du catéchisse. Il a encore écrit <strong>de</strong>s autres affaires,<br />

tellement qu'il est capâbe <strong>et</strong> malin <strong>et</strong> instruit pour son ache,<br />

<strong>et</strong> il <strong>de</strong>vrait bien étudier pour avocat ; parce qu'on ne peut<br />

avoir <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière hors <strong>de</strong> lui, c'est lui qui couyonne les autres.<br />

Djan, djan, apprenez bien, sa'ez vous, à votre n'école. Ça<br />

peut toujours servir.<br />

Et voilà paraît.<br />

3


34 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

V.<br />

VENDITION<br />

PRÈS-MIDI <strong>de</strong> soleil. Le carrefour du pont d'Avroy<br />

mijote à l'étuvée. Les aub<strong>et</strong>tes se contemplent, assoupies<br />

; les arbres reposent dans une immobilité consternée. Le<br />

temps n'est ponctué que par <strong>la</strong> fuite <strong>de</strong>s tramways ; les caisses<br />

rouges, <strong>la</strong> crête dressée, passent, trapues <strong>et</strong> gauches. La voiture<br />

d'attache suit d'un air craintif. Elle est ouverte, <strong>et</strong> les voyageurs,<br />

assis sur <strong>de</strong>s banqu<strong>et</strong>tes dont les pieds n'existent pas,<br />

ont un air fâcheux <strong>de</strong> «lécheux d'bailles», pas du tout héroïque.<br />

Dans le liseré d'ombre, <strong>de</strong>ntelé géométriquement, un<br />

débal<strong>la</strong>ge étrange, un butin insolite gît sur le pavé, sans<br />

ordonnance honnête. Des gens fourmillent, se glissant dans<br />

les interstices que <strong>la</strong>issent <strong>de</strong>s meubles empilés, déménagés<br />

à <strong>la</strong> hâte.<br />

Contre les murs <strong>de</strong>s maisons voisines se dressent, épars,<br />

<strong>de</strong>s bois <strong>de</strong> lit inhospitaliers. Des canapés meurtris, gondo<strong>la</strong>nts,<br />

étalent cyniquement l'inégalité coupable <strong>de</strong> leur surface.<br />

Des stèles <strong>de</strong> bois creux, carrés, munis d'une porte, <strong>et</strong> surmontés<br />

d'une feuille <strong>de</strong> pierre, exhalent une haleine ammoniacale.<br />

L'ensemble <strong>de</strong>s meubles en débâcle présente un caractère<br />

d'hostilité accentuée.<br />

Les sièges n'invitent plus au repos. Indécemment p<strong>la</strong>cés<br />

tête en bas sur leurs congénères, <strong>de</strong>s fauteuils, frange r<strong>et</strong>roussée,<br />

montrent <strong>de</strong> mystérieux <strong>de</strong>ssous, <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>l<strong>et</strong>tes<br />

négligées entre lesquelles luit l'éc<strong>la</strong>ir bref d'entrailles métalliques.<br />

Et <strong>de</strong>s associations d'obj<strong>et</strong>s, inusitées, choquantes, se<br />

pré<strong>la</strong>ssent, tels que ri<strong>de</strong>aux miteux, vineux, pisseux, piteux,<br />

affalés sur un coffre nocturne, ou bien batterie <strong>de</strong> cuisine sur<br />

un bureau-ministre, portrait du Sacré-Cœur (ressemb<strong>la</strong>nce<br />

garantie) en pénitence dans le coin d'une gar<strong>de</strong>-robe.


P<strong>et</strong>ite inorale en actions. 35<br />

Un piano centenaire, arraché violemment à son milieu<br />

vénérable, gît, décontenancé, clignotant <strong>de</strong>vant c<strong>et</strong>te lumière<br />

éc<strong>la</strong>tante, essayant toutefois un sourire contraint <strong>de</strong> vieux<br />

monsieur qui n'a pas compris, mais veut se montrer poli.<br />

Le c<strong>la</strong>vier a conservé toutes ses <strong>de</strong>nts, mais les autres<br />

facultés du centenaire doivent avoir quelque peu faibli. Des<br />

mains gour<strong>de</strong>s, rouges, d'une prestesse <strong>de</strong> pince <strong>de</strong> homard,<br />

s'avancent parfois vers <strong>la</strong> passivité du c<strong>la</strong>vier en disgrâce <strong>et</strong><br />

y enfoncent quelques touches contiguës d'un seul coup ;<br />

après c<strong>et</strong>te concession à l'école harmonique mo<strong>de</strong>rne, l'évocateur<br />

<strong>de</strong> ces sonorités ambiguës reste un instant à considérer<br />

l'infortuné piano, d'un air songeur, indécis. Tel un poisson<br />

<strong>de</strong>vant une pomme.<br />

Et <strong>la</strong> p<strong>la</strong>inte informe, issue <strong>de</strong> l'instrument, reste méconnue.<br />

Les assistants sont quelconques, à part <strong>de</strong>s mégères,<br />

professionnelles acquéreuses <strong>de</strong> choses dé<strong>la</strong>issées <strong>et</strong> mortuaires<br />

; qui pourrait dire pourquoi <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> friperie<br />

doit nécessairement friper les sentiments <strong>et</strong> les figures ?<br />

A l'écart, on voit se ranger <strong>de</strong>s ménagères à cabas, venues<br />

pour « faire un hasard » ; elles s'efforcent <strong>de</strong> prendre un air<br />

indifférent, pincent <strong>la</strong> bouche <strong>et</strong> j<strong>et</strong>tent <strong>de</strong>s coups d'œil<br />

furtifs sur les obj<strong>et</strong>s <strong>de</strong> leur convoitise, puis, crainte <strong>de</strong><br />

donner l'a<strong>la</strong>rme, se détournent, feignent <strong>de</strong> s'intéresser à <strong>de</strong>s<br />

superfluités.<br />

La vendition va commencer, selon <strong>la</strong> prescription portée à<br />

<strong>la</strong> connaissance générale par le graphique d'une main malhabile<br />

sur une p<strong>la</strong>nche noire. Les moineaux s'affairent au<br />

pil<strong>la</strong>ge méthodique d'une chose <strong>de</strong> cheval oubliee sur le pavé ;<br />

il semble un chignon défait <strong>de</strong> blon<strong>de</strong>, ou plutôt du bois <strong>de</strong><br />

« récoulisse » scrupuleusement mâché, dont, seule, <strong>la</strong> quantité<br />

fabuleuse atteste l'invraisemb<strong>la</strong>nce...<br />

Le crieur se hisse sur une chaise <strong>de</strong> cuisine gercée par <strong>de</strong><br />

périodiques <strong>la</strong>vages au sable.<br />

Il ressemble — est-ce par dérision ? — à Ver<strong>la</strong>ine, dont<br />

il a l'œil torve <strong>et</strong> <strong>la</strong> disposition pileuse. L'harmonie <strong>de</strong> ses<br />

joues est altérée par une sapi<strong>de</strong> chique <strong>de</strong> tabac adhérente<br />

à une mo<strong>la</strong>ire. De temps à autre, il <strong>la</strong> fait équitablement


38 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

permuter, d'un in<strong>de</strong>x exercé. Son chapeau, faussement<br />

dénommé rond, consiste, en réalité, en une série <strong>de</strong> mép<strong>la</strong>ts<br />

rapportés, <strong>et</strong> résout presque victorieusement <strong>la</strong> quadrature<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> sphère.<br />

Visiblement, ce chapeau, dans son ensemble, a connu <strong>de</strong>s<br />

jours meilleurs, sur un crâne notablement moins développé.<br />

L'homme promène sur l'assistance un regard semi-circu<strong>la</strong>ire<br />

<strong>et</strong> re<strong>la</strong>tivement impérieux ; un silence soumis, un mu<strong>et</strong><br />

piétinement <strong>de</strong> rapprochement. Tels les disciples, quand le<br />

Galiléen al<strong>la</strong>it parler.<br />

Il prononce :<br />

— A c't'heure, nous vâdons une belle pitite commôte, avec<br />

une p<strong>la</strong>que <strong>de</strong> marpe !<br />

Et, <strong>de</strong>s vertèbres d'un rotin qui rehausse son sacerdoce, il<br />

frappe un coup décisif sur <strong>la</strong> surface, ouatée <strong>de</strong> poussière, <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> victime, dont les serrures, privées <strong>de</strong> leurs cuivres gaufrés,<br />

baillent en bouches é<strong>de</strong>ntées.<br />

Un faible nuage s'élève en protestation contre l'outrage,<br />

puis r<strong>et</strong>ombe, <strong>la</strong>ssé, <strong>la</strong>issant toutefois <strong>de</strong> n<strong>et</strong>tes zébrures.<br />

D'autorité, l'homme, avec une voix assombrie <strong>de</strong> curé <strong>de</strong><br />

banlieue entonnant les vêpres, scan<strong>de</strong> :<br />

— Cin-quante francs !<br />

Un rire unanime <strong>de</strong> dérision surgit, <strong>et</strong> l'innocente commo<strong>de</strong>,<br />

<strong>de</strong>vant c<strong>et</strong>te effrontée surappréciation <strong>de</strong> ses mérites, reçoit <strong>de</strong>s<br />

regards encore plus désapprobateurs, voire même méprisants.<br />

Mais le crieur ne peut, par dignité professionnelle, reconnaître<br />

une si vaste erreur <strong>de</strong> tact dans l'exercice <strong>de</strong> son art.<br />

Il feint d'abord d'ignorer l'implicite indignation générale,<br />

<strong>et</strong> prépare, en secr<strong>et</strong>, <strong>la</strong> transition nécessaire. Du même ton<br />

sacramentel, il répète encore plus funèbrement :<br />

— Cin-quante francs. Qui m<strong>et</strong>te à prix, cinquante francs?<br />

Et tout d'un coup, d'une seule haleine, très vite :<br />

— Cinquante, quarante-cinq, quarante, trente-cinq, trente,<br />

vingt-cinq, vingt francs, quinze francs... Et, élevant <strong>la</strong> voix<br />

en fanfare triomphale :<br />

— Dix francs !<br />

Son honneur est sauf, son habil<strong>et</strong>é intacte. Il respire avec


P<strong>et</strong>ite inorale en actions. 37<br />

force, comme échappé à une catastrophe <strong>et</strong> scrute les figures<br />

<strong>de</strong>venues soudain fermées <strong>et</strong> précautionneuses. Une p<strong>et</strong>ite<br />

angoisse règne, les cœurs sont serrés, dans les porte-monnaie.<br />

Et l'homme, à présent sûr <strong>de</strong> son eff<strong>et</strong>, reprend sur le ton<br />

du psautier :<br />

— Dix francs, <strong>la</strong> belle p<strong>et</strong>ite commôte avec une p<strong>la</strong>que <strong>de</strong><br />

marpe, on dit dix francs, marchand.<br />

On attend vaguement, espérant, dans l'obstination sordi<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> chacal, que le cours initial va encore dégringoler.<br />

Mais un assistant (maudit soit-il !), qui a sans doute été<br />

commissionné, aura fait un signe que <strong>la</strong> sagacité du crieur<br />

saisit ; il désigne du menton un être (imaginaire, qui sait ?) <strong>et</strong><br />

souligne avec une satisfaction personnelle :<br />

— Onsse francs, 011 dit onsse francs <strong>la</strong> belle p<strong>et</strong>ite commôte.<br />

Le branle est donné ; <strong>la</strong> rapacité déçue <strong>de</strong>s « amateurs »<br />

reconnaît qu'il faudra bien, c<strong>et</strong>te fois, payer <strong>la</strong> chose à un<br />

taux honnête. Il y a un bon Dieu.<br />

Explorant l'horizon d'un œil aigu <strong>de</strong> vigie, l'officier ministériel<br />

déc<strong>la</strong>re, légitimement :<br />

— Dousse francs, on a dit dousse francs (il désigna <strong>de</strong> son<br />

rotin gauchi un simple curieux qui se rebiffe). C'est pour<br />

Monsieur, dousse francs ; avec une p<strong>la</strong>que <strong>de</strong> marpe.<br />

Une voix g<strong>la</strong>pit :<br />

— Trèce !<br />

Le crieur s'empare avec joie <strong>de</strong> ce mot, comme un chat<br />

d'une pelote <strong>de</strong> <strong>la</strong>ine, <strong>et</strong> le répète à l'infini sur <strong>de</strong>s intonations<br />

variant <strong>de</strong> l'ânonnement à <strong>la</strong> rage concentrée :<br />

— Trèce francs, trèce francs, on dit trèce francs marchand.<br />

C<strong>et</strong> appel réitéré ne produit nul résultat appréciable. Vox<br />

in <strong>de</strong>serto.<br />

L'homme alors, dépouil<strong>la</strong>nt un instant <strong>la</strong> solennité <strong>de</strong> son<br />

office, essaie <strong>de</strong> <strong>la</strong> conciliation.<br />

— Djan donc, nom di D..., ine si belle pitite commôte<br />

avou n'p<strong>la</strong>que di marpe !<br />

Et il reprend à satiété sa vaine antienne «Trèce francs,<br />

trèce francs » qu'il interrompt parfois <strong>de</strong> réflexions judicieuses<br />

<strong>et</strong> indignées « Traze francs ! c'est po rin çou<strong>la</strong>, nom di D... ! »


38 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

mais efforts stériles. Le désintérêt a envahi l'assistance, sauf<br />

toutefois le <strong>de</strong>rnier enchérisseur, qui sent sour<strong>de</strong>ment en lui<br />

<strong>de</strong>s bouffées obscures <strong>de</strong> ce sentiment dominateur hérité du<br />

brigandage <strong>de</strong>s ancêtres quaternaires : <strong>la</strong> joie basse <strong>et</strong> hargneuse<br />

d'être indûment propriétaire. Il couve <strong>la</strong> tremb<strong>la</strong>nte<br />

commo<strong>de</strong> <strong>de</strong> regards cupi<strong>de</strong>s, analogues à ceux <strong>de</strong> l'homme<br />

<strong>de</strong>s cavernes, lors <strong>de</strong> l'encan du gibier femelle.<br />

Mais <strong>la</strong> justice immanente se manifeste, <strong>et</strong> le crieur, inconscient<br />

instrument <strong>de</strong> l'Equité, proc<strong>la</strong>me :<br />

— Invendu !<br />

Et, <strong>de</strong> son rotin, comme d'un sceptre, indiquant le meuble<br />

ingénu à <strong>de</strong> vigoureux subalternes qui l'entraînent sans<br />

égard, il ajoute brièvement, d'un ton sans réplique :<br />

— A l'hospitâ !<br />

Rumeurs. Mécontentement. On discute le coup d'état,<br />

regr<strong>et</strong>tant confusément, chacun à part soi, l'âpr<strong>et</strong>é au gain<br />

qui a amené c<strong>et</strong>te solution décevante. L'homme promène un<br />

regard railleur <strong>et</strong> satisfait par-<strong>de</strong>ssus <strong>la</strong> tasse <strong>de</strong> café isabelle<br />

qu'il hume lentement, après avoir déposé provisoirement sa<br />

chique <strong>de</strong> tabac dans son gouss<strong>et</strong>.<br />

Bientôt, reprenant son prestige doublé d'une certaine<br />

philosophie, il désigne, d'un geste <strong>de</strong> poteau indicateur, une<br />

armoire à habits, dressée sur le trottoir, très loin, <strong>et</strong> qui frissonne<br />

sous le choc <strong>de</strong> tous ces regards <strong>de</strong> convoitise :<br />

— A c' t'heure, nous vâdons une magnifique gârdi-rôpe...


uanJ j étais


iimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii!iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiimmiiiiii!iiiii<br />

1 Mon t on nouveau<br />

T voilà que j'ai presque sept ans ; <strong>et</strong> que je sais lire.<br />

Pas tout ; pas les mots trop longs <strong>et</strong> les trop difficiles<br />

qu'on ne sait pas ce que ça veut dire. D'abord moi, je crois<br />

que personne ne sait lire <strong>et</strong> que quand on regar<strong>de</strong> dans un<br />

livre ou bien sur <strong>la</strong> gaz<strong>et</strong>te, on fait semb<strong>la</strong>nt, mais on <strong>de</strong>vine<br />

tous ces mots-là qu'on a déjà entendus autre part. Comme<br />

je suis p<strong>et</strong>it <strong>et</strong> qu'on m'empêche d'écouter tout, c'est pour<br />

ça que je ne sais pas fort bien lire.<br />

« On m'a mis à <strong>la</strong> campagne », chez une grand'tante, parce<br />

qu'il y a une meilleure air, dit-on ; je ne vois pas que l'air est<br />

si bonne. C'est encore une <strong>de</strong> leurs idées, ça. Moi, je vois fort<br />

bien que le fumier, les écuries <strong>de</strong>s bêtes <strong>et</strong> les pipes <strong>de</strong>s ouvriers<br />

sentent aussi mauvais qu'à Liège ; peut-être encore plus fort,<br />

parce qu'on est tout le temps tout près.<br />

Ils ont encore répété bien <strong>de</strong>s fois : « Il faut le changer d'air<br />

parce qu'il grandit beaucoup. » Quel rapport ça a-t-il ? Je ne<br />

trouve pas, moi, que je grandis. Comme si ça se voyait ! Et<br />

pourtant ma grand'tante fait une figure, mais une figure !<br />

quand c'est qu'il me faut <strong>de</strong>s nouvelles affaires parce que les<br />

vieilles sont <strong>de</strong>venues trop p<strong>et</strong>ites : Aw<strong>et</strong>, èdon, i crèh' si pô,<br />

par<strong>et</strong>! qu'elle dit chaque fois ; <strong>et</strong> elle serre sa bouche toute<br />

mince qui va bien loin dans ses joues, elle souffle fort avec<br />

son nez en faisant nenni, nenni avec sa tête. Puis elle me<br />

regar<strong>de</strong> sévèrement <strong>et</strong> je crois qu'elle va me donner une<br />

calotte pour m'apprendre <strong>et</strong> aussi pour me faire plus p<strong>et</strong>it,<br />

sans doute. Mais qu'est-ce que j'en peux donc, moi ! Elle peut


Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

barboter tant qu'elle veut, ma tante, ça n'empêchera pas que<br />

je m'rafie d'être grand, un jour ; parce que j'ai tout plein <strong>de</strong>s<br />

choses à savoir <strong>et</strong> à me revenger quand je ne serai plus p<strong>et</strong>it.<br />

Et d'abord je voudrais déjà être assez haut pour prendre<br />

tout seul <strong>de</strong>s allum<strong>et</strong>tes sur le djîva <strong>et</strong> jouer avec.<br />

Mais il me faudra encore bien rattendre, allez. Enfin, djan !<br />

C<strong>et</strong> hiver-ci, voilà qu'il fait si froid qu'on n'a plus envie <strong>de</strong><br />

se <strong>la</strong>ver, au matin. Merci, aller tout se refroidir, être dibîhi<br />

(gercé) <strong>et</strong> encore du savon dans les yeux. Et puis on ne le voit<br />

pas. J'aime bien mieux raccourir <strong>de</strong>vant le crama avec un<br />

paqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> tous mes affaires <strong>et</strong> me rhabiller tout près du feu.<br />

Comme c'est drôle : quand on m<strong>et</strong> son moll<strong>et</strong> trop près du feu,<br />

ça pique, <strong>et</strong> quand on a froid très fort, ça pique aussi. Alors, à<br />

quoi ça sert ? comme c'est bête !<br />

Un jour, tout au matin, ma tante a venu me faire lever ;<br />

elle m'a appelé liouyeu ! <strong>et</strong> elle m'a <strong>la</strong>vé malgré moi en frottant<br />

<strong>de</strong> tous ses plus fort dans mon cou. En bas, dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce, il<br />

y avait un monsieur avec un gros paqu<strong>et</strong> en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong><br />

son bras.<br />

On ne me dit rien, mais je vois bien que c'est <strong>de</strong>s gros<br />

pal<strong>et</strong>ots à choisir. Le vieux est <strong>de</strong>venu si p<strong>et</strong>it qu'on ne sait<br />

plus le raboutonner <strong>et</strong> les manches sont si courtes que mes<br />

mains pen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>hors, <strong>et</strong> encore un morceau <strong>de</strong> bras avec.<br />

On le donnera à <strong>la</strong> femme Djôr qui a déjà venu <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

après, <strong>de</strong>ux ou trois coups. C'est pour Zante, le garçon que je<br />

joue aux maïes avec. Zante <strong>de</strong> chez Djôr est encore plus p<strong>et</strong>it<br />

que moi, alors c'est moi qui est maître, <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux. Et pour<br />

le faire tout fâché, je fais comme le maître d'école <strong>et</strong> je l'appelle<br />

avec une grosse voix : Alexandre Joins J alors il enrache <strong>et</strong><br />

il court après moi.<br />

Comme ils sont beaux les nouveaux gros pal<strong>et</strong>ots ! Le monsieur<br />

dit <strong>de</strong>s par<strong>de</strong>ssus. C'est un homme comme il faut ; <strong>et</strong><br />

il déplie si bien les pal<strong>et</strong>ots comme s'il y avait quéque chose<br />

<strong>de</strong>dans.<br />

C'est le bleu qu'il me faut ; mais je n'ose pas le dire parce<br />

que peut-être alors qu'on ne me le donnera pas. On me les<br />

fait essayer tous ; ça ne coûte rien, est-ce pas. Quand j'ai mis


Mon bon nouveau gros pal<strong>et</strong>ot. 43<br />

un, je dois aller jusqu'à l'horloge, <strong>et</strong> puis revenir ; je marque<br />

le pas comme à l'école en <strong>la</strong>issant pendre mes bras pour que<br />

ce soit plus beau, <strong>et</strong> mieux faire comme les postures <strong>de</strong>s<br />

boutiques dans <strong>la</strong> rue Léopold que j'ai vues une fois en al<strong>la</strong>nt<br />

à <strong>la</strong> foire.<br />

Dans les pal<strong>et</strong>ots, ma tante veut justement choisir le plus<br />

<strong>la</strong>id; c'est un gros poyou à taches jaune—moutar<strong>de</strong> <strong>et</strong> brun—<br />

sirope, <strong>et</strong> comme on ne sait pas le nom <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te couleur-là,<br />

elle l'appelle coleûr sitoffe. On dirait une vaute avec <strong>de</strong>s poils ;<br />

je vais pleurer si on me fait prendre celui-là, parce que les<br />

garçons <strong>de</strong> l'école crieront après moi : Kott, Kott, Kott, Kodok !<br />

parce que j'aurai l'air d'une poule.<br />

Alors mon grand-oncle qui ne dit jamais rien, <strong>et</strong> qui a<br />

regardé tout le temps en faisant <strong>de</strong>s drôles <strong>de</strong> clign<strong>et</strong>tes, crie<br />

tout d'un coup, en montrant le jaune pal<strong>et</strong>ot :<br />

— Hie ! vo<strong>la</strong> sûrmint n'coleûr di ma<strong>la</strong><strong>de</strong> tchin ! èdon !<br />

Le monsieur aux pal<strong>et</strong>ots fait semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> rien, mais il<br />

doit être tout fâché, <strong>et</strong> il replie le jaune pal<strong>et</strong>ot en l'appuyant<br />

sur son ventre comme s'il portait un p<strong>et</strong>it enfant. Puis il<br />

prend un autre <strong>et</strong> il le tient étendu par les épaules comme une<br />

propre chemise.<br />

— Prenez celui-ci, Madame, qu'il dit, c'est le gris à <strong>la</strong><br />

Souwarof ; c'est très habillé, <strong>et</strong> puis on ne voit pas <strong>la</strong> crasse.<br />

Ma tante va choisir celui-là, je crois. Parce que quand on ne<br />

voit pas <strong>la</strong> crasse, c'est comme s'y en avait pas.<br />

On me le fait un peu m<strong>et</strong>tre ; c'est une toute crolée étoffe,<br />

comme un mouton <strong>de</strong> Saint-Nico<strong>la</strong>s qui serait fort sale. Je ne<br />

l'aime pas beaucoup ; le golé me gratte à <strong>la</strong> han<strong>et</strong>te <strong>et</strong> les<br />

manches me hagnent aux poign<strong>et</strong>s ; il est trop grand, voilà.<br />

— Il ir<strong>et</strong> foert bin Vanneye qui vint, dit ma tante, <strong>et</strong> elle me<br />

regar<strong>de</strong> en tûsart <strong>et</strong> en pinçant son menton. Moi je ne sais pas<br />

quoi faire pendant qu'ils font tous les trois <strong>de</strong>s ronds yeux<br />

sur le pal<strong>et</strong>ot ; <strong>et</strong> puis tout d'un coup je r<strong>et</strong>ire mes mains dans<br />

les manches, je cache ma tête dans le pal<strong>et</strong>ot <strong>et</strong> je marche<br />

en me faisant encore plus p<strong>et</strong>it, comme si le gros crolé pal<strong>et</strong>ot<br />

al<strong>la</strong>it tout seul ; si Zante était là, il aurait peur, il est si bête.


Les ceux <strong>de</strong> chez nous,<br />

— Pah ! i ravisse li tchin d'ax vix Hanesse li bergi d'mon<br />

Legraye. C'est mon oncle qui vient <strong>de</strong> dire ça ; <strong>et</strong> maintenant<br />

je déteste le pal<strong>et</strong>ot, quand même qu'on n'y verra pas <strong>la</strong> crasse.<br />

Et voilà qu'on ne le prend pas non plus ; c'est le bleu, le<br />

beau bleu que je vais avoir. Ah, comme j'ai bon !<br />

— Nous prendrons celui en bleuve sitoffe, savez-vous,<br />

Monsieur, mais vous me l'iairez pour cinq pièces.<br />

— Celui <strong>de</strong> 27 francs ? La maison ne marchan<strong>de</strong> pas,<br />

Madame.<br />

— Je n'donnerai pas un aidant <strong>de</strong> plus.<br />

— Enfin, il faudra bien ; nous le <strong>la</strong>isserons à 25. Mais c'est<br />

parce que c'est vous.<br />

Pendant que l'homme refait un beau paqu<strong>et</strong> bien droit<br />

avec ses pal<strong>et</strong>ots (comme ça sent bon, les nouveaux gros<br />

pal<strong>et</strong>ots !), ma tante va chipoter après son argent dans le<br />

tiroir d'en haut <strong>de</strong> <strong>la</strong> grosse armoire où il y a <strong>la</strong> belle caf<strong>et</strong>ière<br />

à fleurs, <strong>de</strong>ssus. C'est si haut, le tiroir, qu'elle ne peut presque<br />

pas voir <strong>de</strong>dans <strong>et</strong> qu'elle doit grawer à <strong>la</strong> vire pour trouver<br />

ses cennes.<br />

—- Il est bin prôpe avou, dit mon oncle, <strong>de</strong>ux ou trois fois ;<br />

mais il faut que j'aille me montrer bien vite à Trîn<strong>et</strong>te qui est<br />

dans le fournil ici à côté. J'ouvre <strong>la</strong> porte <strong>et</strong> je reste sur le<br />

seuil sans rien dire ; elle remarquera bien que...<br />

Mais il fait assez noir dans le fourmi <strong>et</strong> Trîn<strong>et</strong>te fait justement<br />

une payeie pour les bêtes avec <strong>de</strong>s pommes <strong>de</strong> terre, <strong>de</strong>s<br />

morceaux <strong>de</strong> pétraves <strong>et</strong> du <strong>la</strong>ton qu'elle mêle avec un pailot<br />

dans un côpé.<br />

— Trîn<strong>et</strong>te ! que je crie alors, en poussant mon ventre<br />

en avant, pour qu'elle voie...<br />

Elle <strong>de</strong>vine bien, à ma figure, qu'il y a quelque chose<br />

d'arrivé, mais elle ne sait pas quoi. Mais je frappe fort avec<br />

mes <strong>de</strong>ux mains sur ma poitrine...<br />

— Binamé bon Diu don, qui v's'estez gaïe <strong>et</strong> bin r'n<strong>et</strong>ti.<br />

Vinez on po chai qui ji v'rilouque!<br />

Je ne peux mal d'aller tout près d'elle pour m'abîmer. Je<br />

rentre vite dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>et</strong> ma tante barbote déjà, à cause<br />

du pal<strong>et</strong>ot.


Mon bon nouveau gros pal<strong>et</strong>ot. 45<br />

— Vos y louqu'rez savez vireux, <strong>et</strong> gare à voss sogne si vos<br />

l'kitapez maïe! Et elle me donne déjà une calotte. Pendant<br />

que je frotte avec ma main sur ma tête pour faire aller le mal<br />

un peu <strong>de</strong> tous les côtés <strong>et</strong> pour que ça ne pique plus, ma tante<br />

arrache l'étiqu<strong>et</strong>te qui était restée à <strong>la</strong> manche ; elle <strong>la</strong> déchire<br />

à tout p<strong>et</strong>its morceaux, puis elle va les j<strong>et</strong>er c<strong>la</strong>ns le feu. Pourquoi<br />

fait-elle une figure comme s'il y avait un malheur, pour<br />

aller brûler un p<strong>et</strong>it papier !<br />

•— Allez n'gotte fer veye voss bai noû jâgau à voss matante<br />

Dolphine, allez, dit mon oncle en prenant ses bériques dans le<br />

beau sucrier <strong>de</strong> porce<strong>la</strong>ine où il les m<strong>et</strong> toujours. Quand il<br />

ne sait pas quoi faire, il lit encore une fois <strong>la</strong> vieille gaz<strong>et</strong>te,<br />

l'Avenir du canton <strong>de</strong> Soumagne, parce que <strong>la</strong> nouvelle ne vient<br />

que dimanche, à <strong>la</strong> semaine.<br />

Chez ma tante Dolphine, c'est ici tout près, trois maisons<br />

plus loin. J'irais bien tout seul, mais ma grand'tante a déjà<br />

mis son châle à carreaux verts <strong>et</strong> noirs qui va plus haut que<br />

ses oreilles, <strong>et</strong> elle me pousse fort mon chapeau sur ma tête.<br />

Comme je le fais toujours tourner au bout <strong>de</strong> mon doigt, il<br />

lui a venu une pointe, à mon chapeau, hi, hi.<br />

Nous sortons par le chemin tout b<strong>la</strong>nc entre <strong>de</strong>ux gros<br />

murs <strong>de</strong> neige toute neuve.<br />

Il fait froid, <strong>et</strong> voilà qu'mon nez est bouché <strong>et</strong> que je dois<br />

<strong>la</strong>isser ma bouche ouverte pour marcher. Et quand je pousse<br />

fort mon haleine, ça fait une p<strong>et</strong>ite fumière comme <strong>la</strong> machine<br />

du convoi ; alors je le fais tout le temps.<br />

Sur <strong>la</strong> route, il y a les roues <strong>de</strong>s charr<strong>et</strong>tes qui ont boulé<br />

<strong>et</strong> ça fait <strong>de</strong>s belles p<strong>la</strong>ques toutes douces <strong>et</strong> reluisantes<br />

comme en-<strong>de</strong>dans <strong>de</strong> <strong>la</strong> couverture du beau livre <strong>de</strong> messe <strong>de</strong><br />

ma tante. Je m<strong>et</strong>s mon pied sur une <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ces <strong>de</strong> neige dure,<br />

je ri<strong>de</strong> <strong>et</strong> je tombe. Comme on est vite à terre ! On ne sait pas<br />

comment, <strong>et</strong> on est tout d'un coup étendu. Les maisons <strong>et</strong><br />

les arbres ont l'air tout drolle.<br />

Je me relève vite, juste pour attraper une calotte qui<br />

enfonce <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong> mon chapeau.<br />

C'est que le bon nouveau gros pal<strong>et</strong>ot doit être tout p<strong>la</strong>qué<br />

<strong>de</strong> neige par <strong>de</strong>rrière. Et ma tante frotte si fort dans mon dos


46 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

que je ne sais pas si elle m'essuie ou bien si elle me bat ; je<br />

n'ose pas lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, pendant qu'elle répète tout le temps<br />

pourçai <strong>et</strong> voleur.<br />

Sans doute que ma tante Dolphine nous a vu arriver, outre<br />

<strong>de</strong>s carreaux <strong>de</strong> sa fenêtre où il y a <strong>de</strong>s beaux <strong>de</strong>ssins comme<br />

<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s décalcomanies, car elle vient ouvrir <strong>la</strong> porte pendant<br />

que nous faisons encore aller nos pieds <strong>de</strong> tous les côtés<br />

pour faire tomber <strong>la</strong> neige bas.<br />

— Oho, qu'elle dit.<br />

— Aiv<strong>et</strong>, c'est nos autes ; nos v'nans on pô veyi qwoè <strong>et</strong> comme.<br />

Et ma grand'tante dit encore, en me montrant avec son<br />

menton :<br />

— C'est qu'i n' dirent nin bonjou, savez ! Est si grossir, dai !<br />

Moi, je l'aurais dit, bonjour, si elle m'avait <strong>la</strong>issé le temps.<br />

Maintenant ça ne vaut plus <strong>la</strong> peine, <strong>et</strong> je m'amuse à sauter<br />

sur un pied sur toutes les pierres sans jamais toucher les<br />

lignes, comme au tahai. C'est difficile, surtout que je ne peux<br />

pas tenir mon autre pied dans ma main, à cause du gros<br />

pal<strong>et</strong>ot qui pend.<br />

— Dimorez keu, qu'on v'dit vormint! Je tâche, à c<strong>et</strong>te heure,<br />

<strong>de</strong> rester tranquille, mais sur mes <strong>de</strong>ux talons seulement, <strong>et</strong><br />

sans sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong> pierre où que je suis.<br />

Ma tante Dolphine est une gens bien plus comme il faut que<br />

nous autres. D'abord elle parle français, même quand il n'y<br />

a pas <strong>de</strong>s étrangers ; <strong>et</strong> puis elle lit toujours <strong>de</strong>s gros rouleaux<br />

<strong>de</strong> feuill<strong>et</strong>ons coupés hors <strong>de</strong>s gaz<strong>et</strong>tes que <strong>la</strong> femme au <strong>la</strong>it<br />

lui rapporte <strong>de</strong> Liège.<br />

— Pour un beau gros pal<strong>et</strong>ot, c'est un beau gros pal<strong>et</strong>ot,<br />

dit-elle, en venant pincer l'étoffe pour voir si c'est bon <strong>et</strong><br />

regar<strong>de</strong>r <strong>la</strong> doublure qui reluit comme <strong>la</strong> barbe d'un noir<br />

masque.<br />

— Vingt-cinq francs qu'il coûte ! que je dis, moi, tout content.<br />

Paf ! encore une calotte <strong>et</strong> encore une autre après.<br />

— On n'el dit nin, biesse!<br />

— Il ne faut jamais dire le prix <strong>de</strong> ses affaires, dit ma tante<br />

Dolphine, en se r<strong>et</strong>enant pour ne pas rire, sur le temps que je<br />

frotte ma tête avec mon chapeau, tout attrapé.


Mon bon nouveau gros pal<strong>et</strong>ot. 47<br />

Elle me donne une longue boîte vi<strong>de</strong> où il y avait <strong>de</strong>s<br />

boules <strong>de</strong> savon ; ça sent les fleurs <strong>de</strong> procession, <strong>et</strong> il y a<br />

une belle <strong>de</strong>ntelle au bord. J'y m<strong>et</strong>trai <strong>de</strong>s abalowes quand<br />

il y en aura.<br />

Nous r<strong>et</strong>ournons chez nous. Il fait chaud quand nous<br />

entrons dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce : c'est comme quand on m<strong>et</strong> sa joue au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> sa jatte <strong>de</strong> café.<br />

— Et vo<strong>la</strong>. l'bâbô, louquiz, qu'a stu braire tos costé J'prix di<br />

s'mousseure, dit ma tante en me poussant du côté <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

gaz<strong>et</strong>te toute dépliée que mon oncle est <strong>de</strong>rrière. Alors il<br />

baisse un peu son grand papier, <strong>et</strong> il me regar<strong>de</strong> par au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> ses bériques en faisant tout plein <strong>de</strong>s plis dans son<br />

front.<br />

— Co pu biesse qu'ine biesse! dit-il tout doucement.<br />

Et Trîn<strong>et</strong>te, qui a entendu tout, vient sur <strong>la</strong> porte du<br />

fournil avec ses bras tout dép<strong>la</strong>qués <strong>de</strong> payeie <strong>et</strong> me crie :<br />

— On n'dit nin l'prix, ènocint m'vé!<br />

C'est bon, mon Dieu, je ne le dirai plus, le prix. Qu'est-ce<br />

que je savais donc moi ?<br />

Je ne l'aime déjà plus tant, leur gros pal<strong>et</strong>ot. Et puisque<br />

c'est vrai, pourtant, qu'il coûte vingt-cinq francs. Pourquoi<br />

qu'on ne doit pas l'dire ?<br />

Mais pourquoi ?<br />

=111111 =<br />

min<br />


Illlllllllllllllllllllillllllllllllilllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllilllllllllllllllllilll<br />

2. Habie, on tue le cockon 1<br />

ET justement je rêvais que je me battais avec Zante <strong>de</strong><br />

chez Djôr, <strong>et</strong> que je le tirais très bien par les cheveux,<br />

mais voilà qu'il me rempoigne par <strong>la</strong> jambe (traite !) <strong>et</strong> il<br />

doguait si fort que j'al<strong>la</strong>is tomber.<br />

Alors, moi, je commence à hiner <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pied <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

coups <strong>de</strong> poing tant que je peux, mais c'était Trîn<strong>et</strong>te qui<br />

avait venu me réveiller en m'tirant <strong>et</strong> elle criait, toute fâchée :<br />

— Djan donc, affronté, ni m'kibouhi nin ainsi. Et d'hombréve,<br />

savez ; gn'a Piron Lurtai qu'est déjà v'nou !<br />

Quel bonheur, c'est aujourd'hui qu'on va le tuer. Vite,<br />

vite m'habiller. Je n'avais pas ôté mes bas tous ces jours-ci<br />

pour dormir, pour être plus sûr. Je n'ai qu'à m<strong>et</strong>tre mes<br />

belles vertes jarr<strong>et</strong>ières, avec une blouque. Le pantalon, je<br />

ne sais pas aboutonner le bouton qui est dans le dos <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

taille ; mais le tap-cou, je l'attache bien seul, parce que je<br />

l'ôte <strong>et</strong> je le rem<strong>et</strong>s tous les jours, quand c'est qu'il me faut<br />

aller...<br />

Et le pal<strong>et</strong>ot, il va facilement, excepté quand je ne peux<br />

pas tenir assez fort <strong>la</strong> manche <strong>de</strong> ma chemise dans ma main,<br />

alors elle fait un paqu<strong>et</strong> tout près <strong>de</strong> mon épaule <strong>et</strong> ça me<br />

gêne pour courir ou bien battre Zante.<br />

Mais c'est toujours les souliers le plus embêtant. Il y a <strong>de</strong>s<br />

nœuds dans les <strong>la</strong>c<strong>et</strong>tes, ou bien elles cassent quand c'est à<br />

moitié mis, <strong>et</strong> puis il manque toujours une aiguill<strong>et</strong>te ; alors<br />

il faut mouiller <strong>la</strong> <strong>la</strong>c<strong>et</strong>te dans sa bouche pour faire une<br />

pointe qu'on roule dans ses doigts.


52 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Pourquoi est-ce que les vieilles sales <strong>la</strong>c<strong>et</strong>tes ont un goût<br />

si sur ?<br />

Mais aujourd'hui, je me dépêche vite, <strong>et</strong> je passe beaucoup<br />

<strong>de</strong>s trou<strong>et</strong>s. Ils ont toujours meilleur que moi, allez, les autres<br />

garçons qui ont <strong>de</strong>s sabots qu'on les m<strong>et</strong> tout <strong>de</strong> suite, <strong>et</strong><br />

qu'on les prend un dans chaque main pour se sauver plus vite<br />

quand on va marau<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s toutes p<strong>et</strong>ites vertes poires.<br />

Et pour se battre donc ! <strong>et</strong> écraser les crapauds sur les<br />

routes ? Mais on ne veut pas m'en donner <strong>de</strong>s sabots. Ce<br />

n'est pas comme il faut, qu'elle dit ma tante. Et il faut être<br />

comme il faut ; <strong>et</strong> ça m'enrache.<br />

En bas, dans <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite cour, Piron Lurtai boit déjà une<br />

goutte hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> vieille grosse bouteille au pèk<strong>et</strong> qu'on a<br />

été chercher aux grés <strong>de</strong> <strong>la</strong> cave. Il ne boit qu'un tout p<strong>et</strong>it<br />

peu au-<strong>de</strong>ssus du hèna qui est déjà trop rempli <strong>et</strong> qui goutte,<br />

puis il j<strong>et</strong>te tout d'un coup le reste à terre en faisant hay-ay-ay<br />

comme un cheval, comme si on lui aurait voulu faire boire<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> pétrole.<br />

Si c'était moi qui ferait comme ça, pas même avec du bon<br />

pèk<strong>et</strong> qui coûte si cher, mais seulement avec un verre d'eau,<br />

on me donnerait déjà <strong>de</strong>s calottes. Mais lui, paraît, Piron<br />

Lurtai, avec sa figure comme un tortai, son nez comme un<br />

moflesse naveau (*) <strong>et</strong> sa p<strong>et</strong>ite loch<strong>et</strong>te <strong>de</strong> barbe qu'il a<br />

oubliée tout en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> son menton, il peut faire comme<br />

il lui p<strong>la</strong>ît, parce que c'est le plus capable tueur <strong>de</strong> cochons<br />

<strong>de</strong> tous les p<strong>la</strong>teaux <strong>de</strong> Herve.<br />

— Eco eune èdon, Piron, divant <strong>de</strong> Te'minci?<br />

— Nona, noss dame, tôt à c't'heure. Nos at<strong>la</strong>quans èdon?<br />

Aboutez-me on seyai d'aiwe po trimper m'heppe <strong>et</strong> appontîz<br />

n'tenne, po les boyais ; <strong>et</strong> n'dimeie djâbe di strin.<br />

Moi, je reste là à regar<strong>de</strong>r tant que je peux. On va le tuer,<br />

quel bonheur ; j'ai un peu peur, mais je veux voir quand même.<br />

Mais Trîn<strong>et</strong>te crie par-<strong>de</strong>ssus <strong>la</strong> <strong>de</strong>mi-porte du fournil :<br />

— Del makaye ou <strong>de</strong>l sir ope so voss tâte?<br />

{*) Naveau : pour franciser p<strong>la</strong>isammsnt le mot nav<strong>et</strong>, qu'on prononce,<br />

en Wallonie, <strong>la</strong>rgement ouvert, « navaîs », Alors, tchestaî,<br />

château; câvaî, caveau; nav<strong>et</strong>, naveau!


Habie, on tue le cochon ! 51<br />

Mais je n'ai pas faim ; il me semble même que quelque<br />

chose me pousse fort sur l'estomac, comme quand j'appuie<br />

trop fort sur le banc <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse.<br />

— Sia, sia, il fât magni ax matin, qu'elle dit encore, en me<br />

m<strong>et</strong>tant dans chaque main une <strong>de</strong>mi-tartine. C'est une pièce<br />

<strong>de</strong> bon noir pain qui sent comme une nouvelle p<strong>la</strong>nche. Je<br />

mords un p<strong>et</strong>it peu à une, puis à l'autre, malgré qu'on me l'a<br />

défendu ; mais aujourd'hui tout le mon<strong>de</strong> ne pense qu'au<br />

cochon <strong>et</strong> pas à moi. Je mange vite <strong>la</strong> mie où il y a <strong>de</strong>s trous<br />

remplis <strong>de</strong> noqu<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> beurre, <strong>et</strong> <strong>la</strong> croûte me monte tout<br />

près <strong>de</strong> mon œil.<br />

Je n'aime pas <strong>la</strong> croûte <strong>et</strong> je <strong>la</strong> j<strong>et</strong>te à une grise poule qui<br />

a venu tout doucement, patte à patte, en tournant fort sa<br />

tête pour regar<strong>de</strong>r comme un vieux homme qui n'entend que<br />

<strong>de</strong> ce côté-là. Quand elle voit <strong>la</strong> croûte, elle donne un gros<br />

coup <strong>de</strong>ssus comme un terrassier, puis elle court vite un peu<br />

plus loin, mais quand elle s'arrête pour <strong>la</strong> manger, il vient<br />

une autre poule qui pique sur <strong>la</strong> croûte toute sale <strong>et</strong> se sauve<br />

avec ; puis encore une autre poule, <strong>et</strong> encore une. Et elles<br />

courent toutes avec <strong>la</strong> croûte comme on court pour les pigeons,<br />

jusqu'à ce que le coq batteux attrape <strong>la</strong> croûte <strong>et</strong> <strong>la</strong> mange,<br />

<strong>de</strong>vant les poules toutes bêtes. Voilà qu'on entend grogner <strong>et</strong><br />

wigni dans l'écurie du cochon. Piron Lurtai a entré <strong>de</strong>dans <strong>et</strong><br />

on l'entend aussi courir <strong>et</strong> jurer en essayant <strong>de</strong> l'attraper par<br />

une patte pour lui lier une cor<strong>de</strong> autour.<br />

— Ji l'a. Drovez l'ouhe, qu'on l'entend crier ; alors mon<br />

oncle tire le gros carré verrou <strong>de</strong> bois, <strong>et</strong> il ouvre <strong>la</strong> porte en<br />

se cachant <strong>de</strong>rrière. Et le cochon rouffelle <strong>de</strong>hors en faisant<br />

aproutt, aproutt, jusqu'au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> cour. Moi, je m'ai sauvé<br />

est-ce pas ! Il s'arrête en faisant <strong>de</strong>s tout p<strong>et</strong>its yeux comme<br />

un ouvrier qui a été dormir dans le foin ; <strong>et</strong> il r<strong>et</strong>rousse son<br />

nez pour crier comme ma gawe, mais cent mille fois plus fort.<br />

Piron Lurtai, lui, il tient <strong>la</strong> cor<strong>de</strong> qui est à <strong>la</strong> patte du cochon,<br />

<strong>et</strong> il tire en haut avec <strong>de</strong>s chocs. Et tout d'un coup je vois que<br />

quand on <strong>la</strong> tire comme ça, <strong>la</strong> patte du cochon ressemble<br />

déjà à un jambon. Seulement il est tout dégoûtant <strong>de</strong> crasse<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> fumier.


54 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Sale cochon, va, qui a venu salir notre jambon, <strong>et</strong> moi,<br />

justement, qui l'aime tant, le jambon !<br />

Il faut qu'il meure !<br />

Comme il n'a plus que trois pattes <strong>de</strong> bonnes pour s'astiper,<br />

voilà qu'il se <strong>la</strong>isse aller, le cochon, <strong>et</strong> il étend son ventre à<br />

terre <strong>et</strong> sa tête sur ses pattes <strong>de</strong> <strong>de</strong>vant ; Lurtai donne <strong>la</strong><br />

cor<strong>de</strong> à tenir à Trîn<strong>et</strong>te qui m<strong>et</strong> ses cottes entre ses genoux<br />

pour tirer plus fort.<br />

Puis il prend sa heppe qui a un strouck en fer <strong>de</strong> l'autre<br />

côté du tail<strong>la</strong>nt ; alors il se m<strong>et</strong> tout doucement à cavaye sur<br />

le cochon qui vou<strong>la</strong>it dormir, <strong>et</strong> alors... (waye, donc, comme<br />

j'ai peur), hhè, qu'il fait, un gros coup <strong>de</strong> toutes ses forces <strong>et</strong><br />

le strouck <strong>de</strong> fer s'enfonce entre les <strong>de</strong>ux oreilles. Le cochon<br />

croyait d'abord que c'était une farce qu'on vou<strong>la</strong>it lui faire,<br />

mais il était mort. Il n'a crié qu'un tout p<strong>et</strong>it coup, tout<br />

drolle, <strong>et</strong> le gros chien <strong>de</strong> cour, qui dormait dans son tonneau<br />

<strong>de</strong>rrière le fournil, a entendu <strong>et</strong> il a liawé avec une voix si<br />

drolle comme si on le battait. Abeye, li crameux, crie Piron<br />

Lurtai, en prenant un grand couteau tout pointu ; je n'en ai<br />

jamais vu un si long. Et il resemme le couteau contre un fer<br />

rond qui pend au bord <strong>de</strong> son tablier, <strong>et</strong> en faisant ça il regar<strong>de</strong><br />

le cochon d'un air méchant ! Trîn<strong>et</strong>te vient se m<strong>et</strong>tre à<br />

genoux près <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête, avec le crameux qu'elle rispâmait.<br />

Alors Piron tire fort l'oreille du cochon en haut, sans doute<br />

pour tingler <strong>la</strong> peau comme quand mon oncle fait sa barbe,<br />

<strong>et</strong> il pousse tout le grand couteau dans le hatrau du cochon<br />

en faisant une <strong>la</strong>i<strong>de</strong> grimace. Ça court si fort le sang, dans le<br />

crameux <strong>de</strong> Trîn<strong>et</strong>te ; c'est tout rouge <strong>et</strong> épais, comme une<br />

fois qu'on faisait les confitures <strong>et</strong> que j'ai renversé un bocaux<br />

(j'en ai eu, allez, <strong>de</strong>s calottes !).<br />

Quand le sang ne goutte plus qu'un p<strong>et</strong>it peu, Piron prend<br />

une patte du cochon, <strong>de</strong> <strong>de</strong>vant, <strong>et</strong> il fait comme s'il pompait<br />

avec. Et à chaque coup, il vient encore du sang par le trou.<br />

Je m'amuse tellement !<br />

Pendant que Trîn<strong>et</strong>te porte tout doucement le crameux<br />

dans le saiweu, <strong>et</strong> que mon oncle empoigne une grosse djâbe<br />

<strong>de</strong> paille comme s'il lûtait avec (mais c'est pour défaire les


Habie, on tue le cochon ! 53<br />

loyens), Piron se m<strong>et</strong> encore à cavaye sur le cochon <strong>et</strong> il<br />

commence à lui arracher les poils <strong>de</strong> <strong>la</strong> cresse sur le dos. Il<br />

dogue <strong>de</strong> toutes ses forces, <strong>et</strong> il m<strong>et</strong> chaque fois une p<strong>et</strong>ite<br />

poignée <strong>de</strong> poils dans <strong>la</strong> poche <strong>de</strong> son gil<strong>et</strong> par en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong><br />

son court bleu sarrau.<br />

— Pourquoi qu'il fait ça donc, tante?<br />

— C'est po r'vin<strong>de</strong> <strong>et</strong> fer <strong>de</strong>s hovl<strong>et</strong>tes avou, qu'elle répond.<br />

Mais moi il me semble que si on va brosser ses belles affaires<br />

avec ces sales poils-là, on <strong>de</strong>viendra encore plus crasseux.<br />

— Appontiz les strins, dit Piron en arrangeant bien pareil<br />

les quatre pattes du cochon, comme une posture, <strong>et</strong> ôtant <strong>la</strong><br />

cor<strong>de</strong> qui l'avait fait trébouhi quand on vou<strong>la</strong>it le maker djus.<br />

On lui m<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> paille tout autour, on en pousse sous son<br />

ventre, on en fait un p<strong>et</strong>it teutai sur son dos ; même Piron lui<br />

en pousse une twètche dans <strong>la</strong> gueule. Je voudrais bien bouter<br />

le feu moi-même ; mais on ne veut pas. On ne me <strong>la</strong>isse jamais<br />

rien faire.<br />

Il gratte une allum<strong>et</strong>te sur son gros soulier, puis il <strong>la</strong> tient<br />

dans ses <strong>de</strong>ux mains comme s'il cachait une pomme <strong>de</strong>dans ;<br />

on ne voit pas <strong>la</strong> f<strong>la</strong>mme, mais voilà qu'il m<strong>et</strong> quelques fistous<br />

<strong>de</strong>sconte l'allum<strong>et</strong>te <strong>et</strong> ça commence à brûler. Il tourne vite<br />

autour du cochon en allumant <strong>la</strong> paille qui fait tout d'un coup<br />

une gran<strong>de</strong> f<strong>la</strong>mme qui nous chauffe les yeux. La paille remue<br />

en brû<strong>la</strong>nt comme quand je coupe les vers <strong>et</strong> les chenilles ;<br />

ça fait <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites crolles noires qui s'envolent dans <strong>la</strong> b<strong>la</strong>mme<br />

aussi haut que le toit du fournil. Et <strong>la</strong> paille que le cochon<br />

tient dans sa gueule brûle aussi, comme <strong>de</strong>ux cigares. Quand<br />

les morceaux <strong>de</strong>viennent tout p<strong>et</strong>its, on dirait qu'il fait comme<br />

un homme qui rallume un vieux bout <strong>de</strong> cigare. Il fait <strong>de</strong>s<br />

p<strong>et</strong>its yeux <strong>et</strong> il r<strong>et</strong>rousse ses leppes, parce que le feu le pique ;<br />

il est tellement comique notre cochon.<br />

Puf ! comme ça pue les poils du cochon brûlés. Ça f<strong>la</strong>ire le<br />

hati comme quand Trîn<strong>et</strong>te j<strong>et</strong>te un vieux peigne dans le feu.<br />

Puf, donc !<br />

Maintenant ça ne brûle plus, il n'y a plus que <strong>de</strong>s noires<br />

cendres tout autour du cochon qui est rôti avec <strong>de</strong>s grands<br />

ronds bruns comme une pomme <strong>de</strong> terre pèteye. Piron Lurtai


54 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

lui arrache les onguais tout chauds aux pattes ; moi, je les<br />

ramasse pour m<strong>et</strong>tre à mes doigts comme <strong>de</strong>s dés. Mon oncle<br />

a été dépendre <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> l'écurie du cochon, une gran<strong>de</strong><br />

porte verte ; on <strong>la</strong> m<strong>et</strong> à terre <strong>et</strong> voilà qu'ils font rouler le<br />

cochon <strong>de</strong>ssus. On dirait qu'il ne veut pas y aller, parce qu'il<br />

r<strong>et</strong>ourne toujours en se faisant le plus pesant qu'il peut ;<br />

alors Piron commence à jurer <strong>et</strong> puis il pousse fort contre le<br />

ventre du cochon, qui se <strong>la</strong>isse faire alors.<br />

Trîn<strong>et</strong>te <strong>et</strong> ma tante ont déjà apporté tout plein <strong>de</strong>s seaux<br />

d'eau qu'elles pendaient à leur horkai en venant du puits.<br />

Piron tient maintenant un autre couteau fort <strong>la</strong>rge <strong>et</strong> il<br />

commence à liaver tout le cochon en grattant fort pendant<br />

que mon oncle vi<strong>de</strong> toujours un peu d'eau à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce où il<br />

gratte. Alors <strong>la</strong> peau <strong>de</strong>vient toute b<strong>la</strong>nche comme toute<br />

neuve qu'on y donnerait bien une baise. Oh ! je voudrais<br />

tant haver le cochon aussi avec un p<strong>et</strong>it couteau.<br />

Je veux être tueur <strong>de</strong> cochons quand je serai grand. Je sais<br />

déjà un peu comment on fait. Et je veux maintenant m'en<br />

aller avec Piron Lurtai pour apprendre ; je vais le faire dire<br />

par <strong>la</strong> femme au <strong>la</strong>it aux ceux <strong>de</strong> chez nous, à Liège, qui<br />

veulent toujours que je <strong>de</strong>vienne curé (<strong>et</strong> moi je ne veux pas).<br />

— A c't'heure nos l'al<strong>la</strong>ns drovi, dit Piron, resemmant un<br />

tout p<strong>et</strong>it couteau <strong>et</strong> en tenant un autre couteau dans sa<br />

bouche en mordant <strong>la</strong> <strong>la</strong>me, <strong>et</strong> il regar<strong>de</strong> le pauvre cochon<br />

d'un air encore plus méchant.<br />

Alors, avec le p<strong>et</strong>it couteau, il fait une belle rigole bien<br />

droite dans le dos, <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> tête jusqu'à un côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> queue,<br />

puis une <strong>de</strong>uxième ligne à côté <strong>de</strong> l'autre, qui arrive à l'autre<br />

côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> queue.<br />

Et voilà qu'il tire une belle tranche <strong>de</strong> <strong>la</strong>rd en prenant <strong>la</strong><br />

queue ! Ah ! voilà pourquoi qu'ils ont c<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite queue-là,<br />

les cochons, <strong>et</strong> je croyais que ça ne servait à rien : c'est pour<br />

tirer <strong>la</strong> tranche <strong>de</strong> <strong>la</strong>rd quand on les tue. Il y a maintenant<br />

une longue fente dans tout le dos du cochon <strong>et</strong> on voit les os<br />

au fond. Piron p<strong>la</strong>nte un croc dans chaque côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> fente<br />

<strong>et</strong> il dit à Trîn<strong>et</strong>te <strong>et</strong> à mon oncle <strong>de</strong> tirer sur les crocs pour


Habie, on tue le cochon ! 55<br />

é<strong>la</strong>rgir pendant qu'il va hacher au fond avec <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> heppe.<br />

Trîn<strong>et</strong>te a peur.<br />

— Louque a ti di m'disawirer, séss, Piron.<br />

— N'a nou risse, ji so sûr di m'côp, qu'il répond. (Et moi<br />

j'aurais si bien tenu le croc, sans avoir peur, si on m'avait<br />

<strong>la</strong>issé faire.)<br />

V'ia l'cochon tout ouvert en <strong>de</strong>ux, tenez maintenant ! Il<br />

y a <strong>de</strong> toutes les couleurs, bleu, jaune, rose, b<strong>la</strong>nc, rouge, <strong>et</strong><br />

dans chaque moitié ça se trouve à <strong>la</strong> même p<strong>la</strong>ce. On dirait<br />

<strong>de</strong>ux images bien pareilles, comme <strong>de</strong>ux fois <strong>la</strong> dame <strong>de</strong> caro<br />

quand j'avais <strong>de</strong>ux vieux jeux <strong>de</strong> cartes.<br />

On j<strong>et</strong>te encore beaucoup <strong>de</strong>s seaux d'eau à <strong>la</strong> happa<strong>de</strong>, à<br />

travers tout le cochon. Piron prend le gros paqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> boyaux<br />

<strong>et</strong> le m<strong>et</strong> dans une gran<strong>de</strong> tine d'eau ; puis il charge une<br />

moitié du cochon sur son épaule <strong>et</strong> il va l'étendre sur <strong>la</strong> gran<strong>de</strong><br />

table du fournil ; puis il feit pareil avec l'autre. Les sales<br />

cheveux frottent contre le beau <strong>la</strong>rd tout propre (moi je<br />

n'mangerai pas c<strong>et</strong>te chem'neye-là).<br />

Aha ! on va commencer pour les tripes <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>meie tiesse.<br />

Et je veux aller voir dans le fournil où tout le mon<strong>de</strong> va<br />

maintenant.<br />

— Djan, ni v'nez nin chai, crie ma tante, i fait déjà si<br />

rèserré chai qu'on n'a nin ses âxhes.<br />

— Mais il m'faut <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>meie tiesse <strong>et</strong> <strong>de</strong>s tripes, que je<br />

réponds moi.<br />

— Vos les magn'rez quand elles seront faites ; vos n'polez mâ.<br />

— Laissez-moi voir un peu, je n'chipoterai à rien, djan.<br />

— Corez evoye, vi dis-je. Vos m'irez torate qweri <strong>de</strong>l sari<strong>et</strong>te<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s clâs d'c<strong>la</strong>wson amon l'bosowe Dè<strong>de</strong>lle, savez.<br />

Et elle c<strong>la</strong>pe <strong>la</strong> porte. Je ne sais plus quoi faire pour<br />

m'amuser.<br />

L'écurie du cochon est toute ouverte, on n'a pas encore<br />

rependu <strong>la</strong> porte. Il n'a plus besoin <strong>de</strong> porte, maintenant, <strong>et</strong><br />

j'entre un peu, pour voir.<br />

Il y a <strong>de</strong>s poules qui mangent dans son bac <strong>la</strong> payeie qu'il<br />

n'a pas eu le temps <strong>de</strong> finir, le pauvre cochon. Quand il vivait,<br />

je l'clétestais parce qu'il me faisait peur, quand on ouvrait


56 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

l'ouhl<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite fenêtre pour lui j<strong>et</strong>er à manger. Il poussait<br />

toujours son grognon avec un rond <strong>de</strong> crasse près <strong>de</strong>s yeux,<br />

jusqu'où qu'il enfonçait son nez dans son bac.<br />

Et maintenant qu'il est mort <strong>et</strong> que je vois son écurie toute<br />

vi<strong>de</strong>, je pleurerais bien un peu. Pauvre sale cochon, il n'avait<br />

pourtant rien fait ! Et ce <strong>la</strong>id Piron Lurtai avec ses grimaces,<br />

il avait si bon <strong>de</strong> le maquer, <strong>de</strong> l'sitichi <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'hacher. Je crois<br />

que je n'saurais pas en manger, <strong>de</strong> notre pauvre cochon, du<br />

moins pas tout <strong>de</strong> suite, comme ça. Il n'disait rien à personne,<br />

pauvre bête, <strong>et</strong> il restait dans son trou sans gêner rien.<br />

Il n'fal<strong>la</strong>it pas v'nir me l'tuer ! Fal<strong>la</strong>it pas !<br />

=111111=<br />

IVII II<br />

o


3. Pour les voleurs.<br />

^ 'ILS venaient, donc, les voleurs ! J'ai tellement peur <strong>de</strong>s<br />

voleurs, moi. Et comme je ne sais pas quoi est-ce que<br />

c'est, <strong>et</strong> que je n'en ai jamais vus du tout, j'ai encore plus<br />

peur. Comment est-ce qui sont ? Est-ce qu'ils ont <strong>de</strong>s autres<br />

figures, <strong>et</strong> un costume exprès? Quand je veux <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à<br />

ma tante, elle crie toujours :<br />

Taihive, mâlhèreux! Et elle regar<strong>de</strong> <strong>de</strong> tous les côtés, en<br />

faisant <strong>de</strong>s yeux pour savoir si on n'a pas entendu. Alors, on<br />

ne peut même pas en parler, <strong>de</strong>s voleurs. Sans doute qu'ils<br />

savent tout <strong>et</strong> écoutent tout ce qu'on raconte. J'ai encore<br />

plus peur, moi, paraît.<br />

Le gros Baiwir a venu passer <strong>la</strong> sîze ; on a mis <strong>de</strong>s marrons à<br />

p<strong>et</strong>ter sur <strong>la</strong> stoufe ; c'est mon oncle qui les crenne lentement,<br />

un à un, avec son fiemtai. Mais moi j'en ai mis aussi sur <strong>la</strong><br />

p<strong>la</strong>te buse, <strong>et</strong> sans faire <strong>de</strong> crin, en exprès ; puis, tout d'un<br />

coup, il y a un marron qui p<strong>et</strong>te envoye, <strong>et</strong> ils ont tous peur,<br />

<strong>et</strong> moi aussi. Puis ils me barbotent parce qu'ils ont happé une<br />

sogne ; mais moi j'ai eu bon d'avoir peur.<br />

Le gros Baiwir, lui — c'est le goherlî (bourrelier) d'ici tout<br />

près — il a <strong>la</strong> peau <strong>de</strong>s mains tellement dure <strong>et</strong> noire <strong>de</strong> horpike<br />

(poix), que les marrons ne sont jamais trop chauds pour lui.<br />

Il les prend tout bo<strong>la</strong>nts <strong>et</strong> il en mange plus que sa part.<br />

Quand il n'est pas là, mon oncle dit que c'est un grossir<br />

homme. Mais Baiwir raconte toujours <strong>de</strong>s histoires avec les<br />

( *) Pour se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s voleurs, pour empêcher les voleurs : un verbe<br />

analogue doit être sous-entendu. On dit, <strong>de</strong> même, une poire pour <strong>la</strong><br />

soif, une pastille pour <strong>la</strong> toux, alors que c'est plutôt contre !


60 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

voleurs, quand il vient à <strong>la</strong> sîze ; il en sait toujours <strong>de</strong>s nouvelles<br />

parce que les messagers <strong>et</strong> les charrons vont boire une<br />

goutte chez lui pour aller ach<strong>et</strong>er <strong>de</strong>s chesseutes.<br />

C<strong>et</strong>te fois-ci Baiwir a raconté celle avec un homme qu'on<br />

appelle Gigot <strong>et</strong> qui s'habille à femme pour rattendre les<br />

gens sur les routes <strong>et</strong> leur prendre leurs cennes.<br />

Encore l'autre samedi Gigot a arrêté un maçon qui venait<br />

<strong>de</strong> lever son argent <strong>et</strong> qui remontait vers Micheroux en<br />

halcotant parce qu'il avait bu. Et Gigot, qui avait mis une<br />

cotte <strong>de</strong> moutonne, une marinière <strong>et</strong> une gâm<strong>et</strong>te, faisait<br />

d'abord semb<strong>la</strong>nt d'être saoûl aussi. Puis le maçon l'avait<br />

appelé sôleye, puis avait voulu danser avec, <strong>et</strong> puis l'avait<br />

pris à cabasse pour aller encore boire une goutte ensemble<br />

« Au Repos du Thier ».<br />

Mais quand ils avaient arrivé à <strong>la</strong> « Vile Vôye », près <strong>de</strong>s<br />

Plopes, Gigot avait tiré une brique ou une <strong>de</strong>mi-brique hors<br />

<strong>de</strong> sa poche <strong>et</strong> il avait maqué le maçon sur <strong>la</strong> tête pour l'estenner.<br />

Puis il lui avait happé toutes ses cennes <strong>et</strong> son bleu<br />

mouchoir avec ses usteyes <strong>et</strong> encore sa casqu<strong>et</strong>te avec.<br />

— Et on n'el pouf pici todi, téllemint qu'il est habeye, dit ma<br />

tante en riant. Mais Baiwir dit que le gar<strong>de</strong> champ<strong>et</strong>te a fort<br />

peur <strong>de</strong> Gigot <strong>et</strong> qu'il va toujours se promener du côté qu'il<br />

n'est pas. Et quand Gigot est saoûl <strong>et</strong> qu'il dort toute <strong>la</strong> journée<br />

dèsconte une haie aux Deux-Bouhons, le gar<strong>de</strong>-champ<strong>et</strong>te<br />

fait les qwances <strong>de</strong> ne pas le voir, pour ne pas se battre avec<br />

lui <strong>et</strong> se faire déchirer ses affaires. Parce que quand Gigot<br />

est fâché, il pousse son bras dans le sâro <strong>de</strong> l'autre <strong>et</strong> il tâche<br />

<strong>de</strong> l'déchirer en le lui tirant sur <strong>la</strong> figure, puis il donne <strong>de</strong>s<br />

coups <strong>de</strong> tête dans le ventre.<br />

— C'est qui donreut l'côp d'el moert, savez, dit Baiwir d'un<br />

air capable. Et il raconte encore que c'est sans doute chez<br />

Groubiotte que Gigot va se cacher quand les <strong>de</strong>ux gendarmes<br />

<strong>de</strong> Soumagne passent <strong>de</strong> temps en temps par ici le dimanche<br />

après-midi. C'est là qu'il va s'habiller à femme pour aller<br />

attaquer les gens sur les routes.<br />

— Oh aiv<strong>et</strong> allez, dit mon oncle, ils f<strong>et</strong> ine ban<strong>de</strong> neuve<br />

essonle. Ci <strong>de</strong>ut esse Groubiotte qui s'va disfer <strong>de</strong>s affaires qui


Pour les voleurs. 59<br />

l'aute a happé. Il les va surmint r'vinte à Lîge <strong>de</strong> costé dél<br />

rowe dél Crasse Poye wisse qu'i n'a <strong>de</strong>s r'vin<strong>de</strong>ux.<br />

Groubiotte, lui, il reste pas loin <strong>de</strong> chez nous, dans une toute<br />

p<strong>et</strong>ite maison <strong>de</strong> vieilles pierres avec un toit <strong>de</strong> paille brun qui<br />

goutte encore bien longtemps après qu'il ne pleut plus. Ce<br />

n'est pas son vrai nom, Groubiotte, je crois. C'est parce qu'il<br />

a une bosse dans le cou, à <strong>la</strong> han<strong>et</strong>te, qu'on l'appelle comme ça,<br />

<strong>et</strong> il tient sa tête <strong>de</strong> côté comme pour se moquer. Il rie toujours<br />

<strong>et</strong> il est accropou tout le temps <strong>de</strong>vant sa maison, près<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> rigole, à fumer une toute courte pipe noire qui a du fil<br />

b<strong>la</strong>nc tourné autour du tuyau, <strong>et</strong> que <strong>la</strong> fumière lui vient<br />

dans le nez.<br />

— I n'ouveure pu pace qui dit qu'a co <strong>de</strong>s doleûrs è vinte<br />

dispoye qu'a stu pris d'vins on côp d'aiwe à l'houyir <strong>et</strong> qu'on li<br />

fait inz rinte, dit mon oncle.<br />

C'est lui qui doit avoir été happer tout un gros pot <strong>de</strong><br />

beurre chez le curé, <strong>et</strong> qu'il l'a mangé tout seul sans pain ni<br />

rien, que pendant huit jours il avait tout le temps son menton<br />

<strong>et</strong> ses mains dép<strong>la</strong>quées <strong>et</strong> tout gras. « C'est <strong>de</strong> cèrat, qu'il<br />

disait, pace qui ji m'a d'gr<strong>et</strong>té divins les ourteyes. »<br />

Des autres fois on voit <strong>de</strong>s plumes dans <strong>la</strong> horotte, près <strong>de</strong><br />

chez lui, <strong>et</strong> alors on raconte qu'il a encore un coup été marau<strong>de</strong>r<br />

une poule ou l'autre dans les prairies. Et quand on lui<br />

dit : « IIie, Groubiotte, a co surmint bin fait <strong>de</strong> vint ciss nutte,<br />

po qu'les plomes di poye vinesse ainsi è voss horotte », alors il<br />

répond : « Surmint n'èdon? » <strong>et</strong> il ôte sa p<strong>et</strong>ite pipe hors <strong>de</strong><br />

sa bouche pour mieux rire.<br />

Mais moi j'ai dit une fois à ma tante :<br />

— Puisque c'est <strong>de</strong>s voleurs, Groubiotte <strong>et</strong> Gigot, pourquoi<br />

est-ce que les gendarmes ne viennent pas les chercher ?<br />

— Taihive, scélérat, qu'elle dit ; qu'è sé-t-on, si c'est <strong>de</strong>s<br />

voleûrs?<br />

— Vous le dites tout le temps, <strong>et</strong> Baiwir vient toujours le<br />

raconter.<br />

— Ci n'est nin <strong>de</strong>s raisons çou<strong>la</strong>. On n'a nolle prouve èdon.<br />

Ni Valiez nin rèpoerter fou d'chal savez, pace qui c'est vos qui<br />

les gendâres vinrît qwèril


60 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

C'est bon, mon Dieu, je n'dirai plus rien ; j'ai encore<br />

plus peur <strong>de</strong>s gendarmes avec leur gros poyou bonn<strong>et</strong> que <strong>de</strong>s<br />

voleurs. Mais tout le même, je croyais que les voleurs ce<br />

n'étaient pas <strong>de</strong>s <strong>la</strong>i<strong>de</strong>s gens que tout le mon<strong>de</strong> connaît<br />

comme Groubiotte. Parce que un jour, mon ami Zante <strong>de</strong><br />

chez Djôr m'a montré en-<strong>de</strong>dans <strong>de</strong> <strong>la</strong> couverture <strong>de</strong> son<br />

cahier où qui avait <strong>de</strong>s portraits.<br />

Il y avait un roi avec une couronne, un l'empereur avec<br />

une gran<strong>de</strong> n'épée, le pape avec un haut chapeau. Puis il<br />

m'a montré un autre portrait, un homme méchant avec une<br />

grosse barbe noire <strong>et</strong> une croix sur le front, <strong>et</strong> monté sur un<br />

cheval, avec tout plein <strong>de</strong>s couteaux <strong>et</strong> un grand manteau<br />

qui pend.<br />

Et Zante qui faisait <strong>de</strong>s hauts sourcils en me montrant le<br />

portrait m'a dit tout bas : Un voleur! <strong>et</strong> nous avons eu fort<br />

peur tous les <strong>de</strong>ux.<br />

C'est à ce vrai voleur-là que je pense, maintenant que mon<br />

oncle dit qu'on va aller dormir.<br />

— Aw<strong>et</strong> djan! nos l'iairans ax rése po houye, dit le gros<br />

Baiwir, <strong>et</strong> il rafle encore une poignée <strong>de</strong> marrons, les <strong>de</strong>rniers<br />

qui restaient, pour réchauffer ses mains dans ses poches,<br />

qu'il dit<br />

Puis il tire sa casqu<strong>et</strong>te dans sa tête en frottant <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its<br />

coups avec <strong>la</strong> penne sur son front, <strong>et</strong> il s'en va en répétant<br />

cinq ou six fois Bonne nutte, bonne nutte, comme s'il grognait.<br />

Mon oncle allume une p<strong>et</strong>ite <strong>la</strong>nterne où on ne m<strong>et</strong> jamais<br />

qu'une <strong>de</strong>mi-chan<strong>de</strong>lle qui coule <strong>de</strong> tous les côtés, puis il<br />

souffle <strong>la</strong> <strong>la</strong>mpe.<br />

Voilà qu'il fait presque tout noir : <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce, les gens <strong>et</strong> les<br />

meubles ont l'air tout changé <strong>et</strong> j'ai peur. Et je ne veux pas<br />

aller dormir sans lumière comme ma tante, j'aime mieux<br />

aller avec mon oncle <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>nterne pour fermer les portes à clef.<br />

Voilà ma tante qui remonte l'horloge ici, à côté dans l'autre<br />

p<strong>la</strong>ce ; elle tire les chaînes <strong>et</strong> ça fait un bruit, crrrrr, comme<br />

une bête qui va mordre, <strong>et</strong> il me semble que le grand ba<strong>la</strong>ncier<br />

avec son rond jaune <strong>de</strong> cuivre frappe toujours plus fort <strong>et</strong><br />

plus fort, comme si l'horloge vivait quand il fait nuit, <strong>et</strong> que...


Pour les voleurs. 61<br />

J'ai peur. Ma tante monte lentement l'escalier, <strong>et</strong> j'entends<br />

d'ici que chaque gré crie autrement. C'est <strong>de</strong>s vieilles p<strong>la</strong>nches,<br />

mais, du jour, je crois qu'on n'entend rien. Alors, <strong>la</strong> nuit, les<br />

grés crient comme s'ils avaient mal. Qu'il est long, l'escalier ;<br />

je ne sais plus si ma tante monte ou <strong>de</strong>scend parce que les<br />

grés, il me semble, wignent toujours plus fort. J'ai si peur !<br />

Mon oncle ferme les vol<strong>et</strong>s <strong>et</strong> il m<strong>et</strong> <strong>la</strong> barre en travers.<br />

Puis nous allons à toutes les portes <strong>et</strong> il pousse les verrous en<br />

m<strong>et</strong>tant <strong>la</strong> <strong>la</strong>nterne tout près pour voir. Avec leurs verrous<br />

poussés dans le mur, les portes ont l'air soli<strong>de</strong> <strong>et</strong> méchant,<br />

<strong>et</strong> je ne les reconnais presque plus parce qu'elles me semblent<br />

autrement que du jour. Par en <strong>de</strong>ssous il vient du vent ; ça<br />

houle si fort, comme une bête qui souffle avec sa gueule en<br />

poussant, pour entrer.<br />

Et les p<strong>et</strong>its barreaux font <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s ombres partout, à<br />

terre <strong>et</strong> sur les murs, <strong>et</strong> elles vont si vite, comme si quelqu'un<br />

était caché <strong>et</strong> faisait <strong>de</strong>s signes avec <strong>de</strong>s longs bois noirs.<br />

J'ai peur.<br />

Dans l'écuiie <strong>de</strong>s vaches, il y en a une qu'on appelle Braibant<br />

qui n'est pas couchée, mais les autres c'est comme <strong>de</strong>s<br />

gros paqu<strong>et</strong>s qu'on dirait qu'elles ne pourront jamais se<br />

relever.<br />

Braibant, elle, se r<strong>et</strong>ourne lentement pour voir ce qu'on<br />

veut avec <strong>la</strong> <strong>la</strong>nterne. Elle mangeait justement, <strong>et</strong> elle continue<br />

à faire tout doucement niam, niam, comme pour compter<br />

ses bouchées. Avec son ventre qui barloque entre ses quatre<br />

maigres pattes, c'est comme <strong>de</strong>ux hommes qui portent une<br />

barre sul- leurs épaules avec un lustre qui pend enveloppé<br />

dans une toile.<br />

Près <strong>de</strong>s ch'vaux, maintenant. On arrange un peu leur<br />

paille <strong>et</strong> on rem<strong>et</strong> du foin dans leur russli pour qu'ils mangent<br />

quand ils ne savent pas quoi faire.<br />

Mon oncle a mis <strong>la</strong> <strong>la</strong>nterne sur <strong>la</strong> huche à l'avoine pour<br />

faire ça. Et pendant ce temps-là il y a Bayard, le grand cheval<br />

moray, qui a mis sa tête sur le dos <strong>de</strong> B<strong>la</strong>nc-pîd pour me<br />

regar<strong>de</strong>r avec <strong>de</strong>s grands yeux tout tristes. Il a <strong>de</strong>s si beaux<br />

yeux, tout luisants, avec <strong>de</strong>s grands cils autour comme <strong>de</strong>s


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

noires épingles. Et il me fixe toujours comme pour parler ;<br />

il a l'air <strong>de</strong> dire : « Ne m'battez pas, ne m'battez pas ». Pourquoi<br />

que le grand cheval moray a l'air si triste ? Peut-être<br />

parce qu'il n'est qu'un cheval, <strong>et</strong> qu'il voudrait être un p<strong>et</strong>it<br />

garçon comme moi. Et pourtant je n'ai pas si bon, allez !<br />

Maintenant nous r<strong>et</strong>ournons : quand je sors, je vois que<br />

Bayard, au lieu <strong>de</strong> manger avec les autres, tourne encore sa<br />

tête pour me regar<strong>de</strong>r partir, avec ses grands yeux qu'il<br />

remue comme pour me faire comprendre quelque chose,<br />

tout bas, qu'il ne peut pas dire. Je ne sais pas quoi, mais je<br />

<strong>de</strong>viens triste aussi.<br />

J'ai vite monté les escaliers pendant que mon oncle m<strong>et</strong> les<br />

<strong>de</strong>rniers verrous ; j'ai si peur, je croyais qu'il y avait quelqu'un<br />

après moi qui al<strong>la</strong>it me pousser. Et il me semble que <strong>la</strong> peau<br />

<strong>de</strong> ma figure <strong>et</strong> <strong>de</strong> ma tête est <strong>de</strong>venue trop p<strong>et</strong>ite <strong>et</strong> ça me<br />

tire. Je me déshabille vite en j<strong>et</strong>ant mes affaires à terre,<br />

pendant que <strong>la</strong> lumière <strong>de</strong> mon oncle, qui monte tout doucement,<br />

fait <strong>de</strong>s grands carrés c<strong>la</strong>irs sur le p<strong>la</strong>fond, puis sur<br />

les murs, toujours plus grands <strong>et</strong> plus <strong>la</strong>rges.<br />

Enfin il entre avec, il fait c<strong>la</strong>ir <strong>et</strong> je n'ai plus si peur.<br />

— Avez-ve bin ressèré tôt? que ma tante dit <strong>de</strong> son lit.<br />

— Aiv<strong>et</strong> djan nos n'po<strong>la</strong>ns co mâ, qu'il répond comme s'il<br />

vou<strong>la</strong>it commencer à se disputer.<br />

Je suis dans mon p<strong>et</strong>it lit, <strong>et</strong> à travers les barreaux qu'il y<br />

a <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés pour que je ne tombe pas hors, je regar<strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

lumière qui brûle. Ça fait une f<strong>la</strong>mme pointue avec comme<br />

une boule jaune autour, on dirait un abricot en lumière. De<br />

temps en temps, on ne sait pas pourquoi, <strong>la</strong> f<strong>la</strong>mme pousse<br />

<strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its coups en haut comme si elle vou<strong>la</strong>it s'envoler,<br />

puis, après, elle se penche sur un côté <strong>et</strong> l'autre pour dire :<br />

« Non, non », <strong>et</strong> on voit une p<strong>et</strong>ite crolle noire <strong>de</strong> fumée qui<br />

monte. Et sur le p<strong>la</strong>fond <strong>la</strong> lumière remue tout le temps<br />

comme <strong>de</strong> l'eau qui tribole.<br />

Et puis, quand je cligne un peu mes yeux, il me semble<br />

que ça fait <strong>de</strong>s grands fis d'arka en or, <strong>et</strong> <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite lumière<br />

a un air fatigué <strong>et</strong> triste comme si elle attendait après quelque<br />

chose. Est-ce peut-être parce qu'elle sait bien qu'on va


Pour les voleurs. 63<br />

l'éteindre. J'ai peur aussi <strong>et</strong> je voudrais bien qu'elle ne soit<br />

pas éteindue, mais mon oncle va <strong>la</strong> souffler, comme toujours.<br />

— Y esté-ve? crie-t-il tout d'un coup. Et il me faut répondre :<br />

— Aw<strong>et</strong>, bonne nutte.<br />

Et je vois qu'il <strong>la</strong> prend <strong>et</strong> <strong>la</strong> m<strong>et</strong> près <strong>de</strong> sa bouche ouverte<br />

comme pour <strong>la</strong> manger, mais : Puah ! qu'il fait, <strong>et</strong> <strong>la</strong> f<strong>la</strong>mme<br />

jaune <strong>de</strong>vient toute p<strong>la</strong>te <strong>et</strong> s'en va. Il fait si noir, tout d'un<br />

coup, mais au fond <strong>de</strong> mes yeux je vois encore <strong>de</strong>s fis d'arka<br />

d'or <strong>et</strong> <strong>de</strong>s mouches d'argent qui font <strong>de</strong>s ronds. Et voilà<br />

que je pense au voleur qui est dans le cahier <strong>de</strong> Zante, avec<br />

une croix sur le front. S'il al<strong>la</strong>it venir maintenant !<br />

Je crois qu'il est en bas <strong>de</strong>s escaliers <strong>et</strong> qu'il va monter ;<br />

j'entends chaque gré qui crie, mais je ne savais pas qu'il y<br />

avait tellement <strong>de</strong>s escaliers ; il n'arrive jamais ! Aha ! ce n'est<br />

pas lui qui monte, c'est mon cœur qui batte, tellement que<br />

j'ai peur !<br />

Pourtant voilà qu'il me semble qu'il crie tout doucement<br />

avec une grosse voix comme dans un beurlô (porte-voix).<br />

Qu'est-ce qu'il veut dire ? on ne comprend pas les mots ;<br />

est-ce que les voleurs doivent parler comme ça ? Puis il crie<br />

encore plus gros comme s'il tournait son beurlô <strong>de</strong> notre<br />

côté. Comme j'ai peur donc ! Mais c'est peut-être <strong>la</strong> vache<br />

Braibant qui brait comme ça !<br />

Et j'entends roubiner tenez maintenant, comme si on<br />

frappait contre le mur, en bas, avec <strong>de</strong>s marteaux.<br />

Est-ce que le voleur veut faire un trou <strong>de</strong>dans pour venir<br />

me prendre ? Il frappe, il frappe, je crois que le trou avance,<br />

<strong>et</strong> qu'il va arriver <strong>et</strong> me tirer par les pieds ; je les rasèche en<br />

<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> moi-même. Et voilà qu'il rie d'une voix si drolle<br />

<strong>et</strong> si méchante, que je crois que je vais tomber faible <strong>de</strong> peur.<br />

Mais c'est peut-être Bayard qui crie'<strong>et</strong> gratte avec sa patte<br />

comme quand il veut pleuvoir.<br />

J'ai fait venir ma tête tout doucement hors d'en <strong>de</strong>ssous<br />

<strong>de</strong>s couvertures <strong>et</strong> je me r<strong>et</strong>ourne parce qu'il fait c<strong>la</strong>ir. C'est<br />

<strong>la</strong> fenêtre qui est un carré bien droit tout b<strong>la</strong>nc ; il y a <strong>la</strong><br />

lune qui regar<strong>de</strong> dans <strong>la</strong> chambre pour savoir ce qu'on fait<br />

dans les maisons.


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

C'est une grosse figure triste, celle <strong>de</strong> Bawdin qui est dans<br />

<strong>la</strong> lune, <strong>et</strong> il me regar<strong>de</strong> comme un ma<strong>la</strong><strong>de</strong> qu'on vient voir,<br />

tout ennuyé parce qu'il ne peut pas sortir. Je ne sais pas<br />

comment Bawdin a fait pour aller dans <strong>la</strong> lune ; on ne peut<br />

jamais me l'expliquer quand je le <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ; mais pourtant<br />

il y est, puisqu'on voit sa figure <strong>de</strong>dans.<br />

Elle va si vite, si vite, <strong>la</strong> lune, que je <strong>de</strong>viens presque<br />

tournisse à <strong>la</strong> regar<strong>de</strong>r comme elle passe outre dans les nuleyes<br />

toutes déchirées comme <strong>de</strong>s vieilles cliquottes. Et pourtant<br />

elle reste quand même <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> fenêtre à me fixer, que je<br />

commence à avoir peur. Et j'entends qu'il souffle si fort par<br />

les crèvures <strong>de</strong> <strong>la</strong> fenêtre <strong>et</strong> voilà qu'une branche toute noire<br />

du gros marronnier qui commence à me faire <strong>de</strong>s signes.<br />

Elle remue si fort, avec <strong>de</strong>s chocs comme pour dire : « Mon<br />

Dieu, mon Dieu ! » ou bien : « Courez vite, habie donc ! » ;<br />

puis elle se cache un peu, pour me rattendre, <strong>et</strong> alors elle remue<br />

comme un poing qui dit : « Je t'raurai, je t'raurai ! »<br />

Et le vent qui hoûle par en <strong>de</strong>ssous <strong>la</strong> porte d'en bas... <strong>et</strong><br />

Bayard qui roubine contre le mur... <strong>et</strong> Braibant qui beurleye<br />

encore <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its coups tout bas, j'ai peur, j'ai peur !<br />

— Ji Vaveus si bin dit, dai, Vaveus-je si bin dit vormint !<br />

— C'est ine bou<strong>de</strong>, vos n'I'avîz nin si bin dit; noria vormint.<br />

— Sia, ji Vaveus todi dit, qu'i vainri.<br />

— Eh bin ont v'nou par<strong>et</strong>, ont v'nou, <strong>et</strong> vo<strong>la</strong>.<br />

•—- Si v'm'avîz houté, <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tou co n'c<strong>la</strong>me di pu.<br />

•— I n'iârîz nin râyi mutw<strong>et</strong> èdon, pace qui ç'âreut stu voss<br />

c<strong>la</strong>me?<br />

— Taihive! Edon, Trîn<strong>et</strong>te, qui j'I'aveus todi dit qu'i vainri?<br />

— Aw<strong>et</strong>, noss dame, qui v'l'avîz si bin dit ; <strong>et</strong> mi ji l'aveus<br />

dit ossu. Mains avou noss moncheu, par<strong>et</strong>...<br />

— Taihive, savez-vos, ni k'minciz nin co à stamper.<br />

— Trîn<strong>et</strong>te pout portant bin dire li vraie; <strong>et</strong> vo<strong>la</strong> l'vîle<br />

djenne dyle èvoye, louquiz, à c't'heure. Ji l'aveus si bin dit, dai,<br />

qu'i vainri. Et ont v'nou, louquiz!<br />

— Ont v'nou, par<strong>et</strong>. Vo<strong>la</strong>.


Pour les voleurs. 65<br />

— Justumint Vvix dédcm qui j'voléve rosti cix Noyé. Vos<br />

n'drez nol aute, savez; vos magnerez çou qu'vos vorez, mains...<br />

— Ji magnerai n'tâte di makaye avou n'cûte peure à l'cop<strong>et</strong>te.<br />

Et ji clorai m'gueuye, av' oyou?<br />

C'est mon oncle qui crie <strong>et</strong> est tout fâché.<br />

Ils sont tous les trois près du poli, en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> <strong>la</strong> fenêtre,<br />

<strong>et</strong> ils m'ont réveillé en se disputant.<br />

Et je comprends bien qu'on a venu pendant <strong>la</strong> nuit voler<br />

un vieux dindon qui se <strong>la</strong>issait toujours prendre par tout le<br />

mon<strong>de</strong> sans se sauver.<br />

C'est une vieille dyle avec <strong>de</strong>s plumes jaunes toutes hoyowes<br />

comme <strong>la</strong> tapisserie du colidor.<br />

Et l'horloge sonne, <strong>et</strong> je compte neuf heures. Ah ! quel<br />

bonheur : trop tard pour aller à l'école. On a oublié <strong>de</strong> venir<br />

me faire lever, <strong>et</strong> ils sont tout le temps à se disputer près du<br />

poli, <strong>et</strong> ma tante répète toujours qu'elle l'avait bien dit, que<br />

les voleurs viendraient. Puis ils disent que ce doit être Groubiotte<br />

ou bien Gigot, ou bien les <strong>de</strong>ux.<br />

Il fait si c<strong>la</strong>ir dans <strong>la</strong> chambre, il y a du soleil à terre, un<br />

grand carré, <strong>et</strong> les mouches jouent <strong>de</strong>dans. Moi je m'amuse à<br />

faire tourner les barreaux <strong>de</strong> mon p<strong>et</strong>it lit. Mais quand on<br />

viendra pour m'appeler, je ferai semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> dormir en fermant<br />

mes yeux, pas trop fort, parce que quand on les serre<br />

trop fort ils voient bien que ce n'est pas pour le bon.<br />

Alors c'est comme ça, les voleurs ? Ils viennent quand on<br />

dort <strong>et</strong> on n'en sait rien. Alors ce n'est pas les peines d'avoir<br />

si peur. Et puis voilà que je ne vais pas à l'école, parce que<br />

les voleurs ont venu ! Alors je crois que je voudrais bien qu'ils<br />

viennent encore...<br />

Tous les jours.<br />

Oui.<br />

5


iiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii<br />

Le gros vi<br />

vicaire.<br />

U p<strong>et</strong>it eatéchisse, que je vais maintenant, avec Zante<br />

<strong>de</strong> chez Djôr, les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> chez Moh<strong>et</strong>te (c'est <strong>de</strong>ux<br />

crapuleux sa'ez-vous), le grand frèsé Arnol, <strong>et</strong> tout plein <strong>de</strong>s<br />

autres avec.<br />

Je m'amuse bien ; ça ne sert à rien le p<strong>et</strong>it catéchisse,<br />

puisqu'on doit apprendre dans le grand, quand c'est pour le<br />

bon <strong>et</strong> qu'on va faire ses pâques. Alors, pour le p<strong>et</strong>it, c'est<br />

toujours bon ainsi, c'est <strong>de</strong>s autres affaires qu'il y a dans le<br />

grand, <strong>et</strong> bien plus long <strong>et</strong> difficile d'apprendre par cœur. Il<br />

y a tout le même <strong>de</strong>s garçons qui le savent tout par cœur,<br />

comme le rossai Désiré, qui va maintenant chez les Frères <strong>et</strong><br />

qui a fait ses pâques, ça fait que quand on lui dit seulement<br />

«nommez-les», il récite pendant un quart d'heure sans arrêter.<br />

C'est dans un p<strong>et</strong>it bâtiment <strong>de</strong>rrière l'église que nous<br />

allons ; ça y sent si drolle : comme <strong>la</strong> bougie éteindue, <strong>et</strong> les<br />

pèlottes <strong>de</strong> sapin comme nous en brûlons dans <strong>de</strong>s pots <strong>de</strong><br />

fleurs à <strong>la</strong> Saint-Mâcrawe. Aussi tout plein <strong>de</strong>s vieilles affaires<br />

qu'il y a dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce où nous allons à côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> sacristie ;<br />

<strong>de</strong>s f<strong>la</strong>mbeaux <strong>de</strong> procession tout gras avec un p<strong>et</strong>it nokion<br />

<strong>de</strong> chan<strong>de</strong>lle piqué au bout sur un clou. Et <strong>la</strong> chan<strong>de</strong>lle a<br />

goutté tout le long du bois <strong>de</strong>s f<strong>la</strong>mbeaux qui sont mis <strong>de</strong>bout<br />

dans une p<strong>la</strong>nche avec <strong>de</strong>s trous comme pour m<strong>et</strong>tre les<br />

parapluies du vestiaire <strong>de</strong> notre école.<br />

Il y a aussi un vieux Saint-Roch tout cassé qu'on l'a couché<br />

au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l'armoire où qu'il y a <strong>de</strong>s robes noires <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

chemises b<strong>la</strong>nches avec <strong>de</strong>s si <strong>la</strong>rges manches, que le marihâx,<br />

le scrinî m<strong>et</strong>tent pour chanter aux enterrements ; je les ai vus


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

une fois qu'ils s'habil<strong>la</strong>ient ; <strong>et</strong> ils juraient parce que les robes<br />

n'ont pas <strong>de</strong> poches pour y cacher leur p<strong>la</strong>te bouteille au<br />

pèk<strong>et</strong>.<br />

Dans le coin, près <strong>de</strong> <strong>la</strong> hal<strong>et</strong>te par où qu'on monte pour<br />

aller sonner les cloches (mais le posti est toujours fermé à<br />

clef, paraît !), il y a bien dix p<strong>et</strong>ites bannières en vroul, <strong>de</strong>s<br />

bleuves <strong>et</strong> <strong>de</strong>s b<strong>la</strong>nches, avec <strong>de</strong>s litanies écrites <strong>de</strong>ssus ; c'est<br />

pour les jeunes filles du patronage à <strong>la</strong> procession. Nous les<br />

prenons, nous autres, ces bannières-là, quand c'est que <strong>la</strong><br />

porte du catéchisse est déjà ouverte <strong>et</strong> que nous sommes<br />

venus trop tôt en exprès, ou bien quand le vicaire vient trop<br />

tard parce que le samedi il y a tellement <strong>de</strong>s vieilles femmes<br />

dans le confessionnal, <strong>de</strong>s celles avec <strong>de</strong>s cabas, <strong>de</strong>s châles<br />

pointus dans le dos <strong>et</strong> <strong>de</strong>s chapeaux en tulle noir pas plus<br />

grands que <strong>de</strong>ux côtel<strong>et</strong>tes cousues ensemble <strong>et</strong> une fleur en<br />

papier viol<strong>et</strong>, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s ribans liés en <strong>de</strong>ssous le menton <strong>et</strong> qui<br />

parlent tout bas : du du du du du du du, si lentement <strong>et</strong> si<br />

longtemps, quand elles rencontrent une autre comme elles.<br />

Une fois nous avons joué à <strong>la</strong> guerre avec <strong>la</strong> bannière aux<br />

litanies, nous avons maké <strong>et</strong> f<strong>la</strong>hi avec en criant : A bas<br />

Malou! même que le frèsé Arnol en a cassé une <strong>et</strong> s'a donné<br />

un coup sur le front qu'il a venu un gros boursai (enflure)<br />

qu'il <strong>de</strong>vait tout le temps pousser une cenne <strong>de</strong>ssus <strong>et</strong> qu'il a<br />

répondu : « J'ai tombé », quand le vicaire a <strong>de</strong>mandé quoiest-ce.<br />

Il est si gros, da, le gros vicaire ! Quand c'est que nous<br />

sommes assis sur les p<strong>et</strong>its bancs <strong>et</strong> qu'il est <strong>de</strong>bout tout<br />

près <strong>de</strong> nous autres avec sa robe noire qui pend tout droit,<br />

il me semble qu'il est aussi gros que le carrousel da Mareye<br />

quand il est fermé <strong>et</strong> qu'il a pieu <strong>de</strong>ssus. Et puis, il fait tout<br />

le temps aller son nez <strong>et</strong> sa bouche <strong>et</strong> son menton <strong>et</strong> tout,<br />

même quand il ne parle pas.<br />

C'est comme <strong>la</strong> rob<strong>et</strong>te que le boègne Hérô, le sav<strong>et</strong>ier,<br />

acclive sur une p<strong>la</strong>nche ; elle remue toujours son grognon<br />

quand on vient tout près, comme pour dire « dans quoi avezvous<br />

encore une fois été foler, donc 1 » ; elle reste sur une<br />

p<strong>la</strong>nche, au mur, près du bèneuti <strong>et</strong> elle n'ose pas sauter bas ;


Le gros vicaire. 69<br />

<strong>et</strong> c'est sans doute pour se revenger qu'elle fait tomber <strong>de</strong>s<br />

crotales qui roulent dans toute <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce. On ba<strong>la</strong>ye tant qu'on<br />

peut le samedi au soir, mais il en revient toujours.<br />

Il est méchant, sa'ez-vous, le gros vicaire ; quand on ne<br />

sait pas bien, il m<strong>et</strong> son doigt dans <strong>la</strong> page où on est du<br />

catéchisse <strong>et</strong> tchak, tchak ! il maque avec le livre <strong>et</strong> tout<br />

sur notre tête. On n'a pas bon, allez. Son catéchisse est<br />

tellement vieux, <strong>et</strong> il a tellement servi à donner <strong>de</strong>s calottes<br />

qu'il est <strong>de</strong>venu tout rond à tous les coins, <strong>et</strong> les pages ne<br />

tiennent plus.<br />

Il n'est pas <strong>de</strong> ce pays-ci ; <strong>et</strong> il parle si drol<strong>de</strong>ment qu'il<br />

nous faudrait encore bien rire ; mais on n'ose pas, parce<br />

qu'en disant n'importe quoi, il regar<strong>de</strong> toujours <strong>de</strong> tous les<br />

côtés pour savoir si nous ne rions pas. On ne sait pas quoi<br />

faire avec sa figure <strong>et</strong> je ne veux pas me tourner du côté <strong>de</strong><br />

Zante ou d'Arnol ; alors je regar<strong>de</strong> dans mon catéchisse <strong>et</strong>,<br />

avec un vieux p<strong>et</strong>it crayon, je remplis tous les 0 <strong>de</strong>s mots où<br />

il y en a ; <strong>et</strong> ça fait <strong>de</strong>s taches ron<strong>de</strong>s <strong>et</strong> foncées comme <strong>de</strong>s<br />

wandions.<br />

C'est un Allemand notre vicaire, c'est pour ça qu'il parle<br />

comme ça.<br />

Mon oncle ne l'aime pas <strong>et</strong> il reste hors <strong>de</strong> l'église à parler<br />

avec <strong>de</strong>s hommes en tenant sa casqu<strong>et</strong>te <strong>de</strong>vant sa bouche,<br />

quand c'est le gros vicaire <strong>et</strong> pas le curé qui dit <strong>la</strong> messe.<br />

Il dit, mon oncle, qu'il ne lui p<strong>la</strong>ît pas, paraît, <strong>de</strong> changer <strong>de</strong><br />

religion, à son âge, <strong>et</strong> que ça a toujours été ainsi <strong>et</strong> que ça<br />

doit rester comme ça.<br />

«C'esi co onke qui Bismarck a rèchessi foû», dit-il à ma tante,<br />

en lisant <strong>la</strong> gaz<strong>et</strong>te où on explique tout ça.<br />

Et moi, j'ai peur <strong>de</strong> ce Bismarck-là, qui courait sur les<br />

routes avec un bois (*) après notre gros vicaire, qui se sauvait<br />

comme il pou<strong>la</strong>it. Pauvre gros homme !<br />

Voilà qu'il nous raconte l'histoire sainte, c'est amusant ça,<br />

parce qu'il n'y a qu'à écouter <strong>et</strong> on ne fait pas <strong>de</strong>s questions<br />

(*) Un bâton.


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

qu'on doit répondre tout juste comme c'est imprimé dans le<br />

catéchisse.<br />

— C'est un cran mirâkel, dit-il, c<strong>et</strong>te mysdère te <strong>la</strong> nadifidé,<br />

farce que Notre-Tame n'était bas une anche o<strong>de</strong>r une tifinidé,<br />

mais une simpel humain gréadure. Elle était... comme nous...<br />

elle était... chenre humain elle était... homme... (*).<br />

— Non, est-ce pas M'sieu, c'était une femme, que Zante<br />

crie, puis il <strong>la</strong>isse sa bouche ouverte tellement il est bête.<br />

Tchak <strong>et</strong> gnak <strong>et</strong> droujf <strong>et</strong> paf, c'est le gros vicaire qui fait<br />

p<strong>et</strong>ter <strong>la</strong> maqu<strong>et</strong>te <strong>de</strong> Zante avec son vieux catéchisse tout<br />

cabossé. Le pauvre Zante tâche <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre ses bras pour parer<br />

<strong>et</strong> les fait aller vers son front ou sa han<strong>et</strong>te justement quand<br />

il ne faut pas, <strong>et</strong> que le gros vicaire l'attrape <strong>de</strong> l'autre côté.<br />

Il est trop bête aussi Zante — n'avait pas besoin <strong>de</strong> dire<br />

ça —-: c'est le vicaire qui est maître, est-ce pas, <strong>et</strong> qui dit<br />

comme il veut ; moi il me semble tout le même bien que<br />

Zante a raison ; mais je ne peux mal <strong>de</strong> le dire, moi, pour<br />

attraper <strong>de</strong>s calottes aussi.<br />

Et voilà qu'il pleure, tenez à c't'heure ! Il m<strong>et</strong> son poing sur<br />

son front en faisant boû, hou, hou ! avec une si drolle <strong>de</strong><br />

bouche que les <strong>de</strong>ux coins pen<strong>de</strong>nt en bas. On voit en <strong>de</strong>dans<br />

<strong>de</strong> sa bouche. On voit aussi en <strong>de</strong>dans <strong>de</strong> sa main qui est<br />

au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ses yeux, <strong>et</strong> elle n'est pas propre sa main, les<br />

nôtres non plus, d'abord ; c'est parce que nous avons joué,<br />

en venant, à frotter nos mains sur <strong>la</strong> baille qu'est <strong>de</strong>vant <strong>la</strong><br />

maison communâle.<br />

Mais le gros vicaire est toujours fâché, <strong>et</strong> il remue son nez<br />

en regardant du côté <strong>de</strong> Zante qui pleure à p<strong>et</strong>its coups. Et<br />

voilà qu'il le prend par le golé <strong>de</strong> son pal<strong>et</strong>ot dans <strong>la</strong> han<strong>et</strong>te<br />

<strong>et</strong> le tire en l'air hors du banc.<br />

Zante se fait tout p<strong>et</strong>it tant qu'il peut <strong>et</strong> se racrampihe<br />

comme si on vou<strong>la</strong>it le pousser dans l'eau. Il me semble qu'il<br />

va tantôt glisser hors <strong>de</strong> son pal<strong>et</strong>ot qui est tout remonté<br />

dans le dos, <strong>et</strong> je vois qu'il n'a qu'une burtelle.<br />

Le vicaire le tient pendu ainsi <strong>et</strong> avec l'autre main il lui<br />

(*) Authentique !


Le gros vicaire. 71<br />

donne encore quelques coups <strong>de</strong> catéchisse sur <strong>la</strong> fesse, puis<br />

il va le m<strong>et</strong>tre dans le coin, à terre ; <strong>et</strong> Zante reste un p<strong>et</strong>it<br />

moment accropou, puis, comme on ne lui donne plus <strong>de</strong><br />

calottes, il se relève <strong>et</strong> il se frotte où il a du mal, en choû<strong>la</strong>nt<br />

un peu plus fort. Nous rions, nous autres, est-ce pas, parce<br />

que nous ne pouvons mal.<br />

Maintenant on va chanter les cantiques comme les autres<br />

fois, quand on ne sait plus quoi faire. Le gros vicaire repousse<br />

son vieux catéchisse dans sa ceinture où qu'il m<strong>et</strong> tout plein<br />

<strong>de</strong>s affaires, même sa boîte à penneye. Il <strong>la</strong> tire, sa boîte à<br />

penneye, une belle p<strong>et</strong>ite carrée p<strong>la</strong>te boîte avec le portrait<br />

du pape <strong>de</strong>ssus. Il donne <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its coups sur le côté, comme<br />

il fait sur <strong>la</strong> joue <strong>de</strong>s garçons en les appe<strong>la</strong>nt par leur nom <strong>de</strong><br />

baptême <strong>et</strong> en faisant le gentil, quand c'est que le papa ou <strong>la</strong><br />

maman vient lui parler pour dire que le garçon n'a pas venu<br />

au catéchisse, l'autre semaine, parce qu'il avait <strong>la</strong> rougeole.<br />

Il est si traite da ! Quand il a bien frappé à p<strong>et</strong>its chocs sur sa<br />

boîte à penneye, il l'ouvre tout d'un coup, clik, <strong>et</strong> il pousse<br />

<strong>de</strong>ux gros doigts <strong>de</strong>dans, en relevant les autres doigts comme<br />

pour ne pas se brûler, puis il fait aller son pouce tout<br />

couvert <strong>de</strong> sinoufe aux trous <strong>de</strong> son nez, à droite <strong>et</strong> à gauche,<br />

en poussant fort, comme quand nous nous essuyons avec<br />

notre manche. Mais lui, ce n'est pas pour s'essuyer, puisqu'il<br />

est tout noir <strong>de</strong> sinoufe jusque tout près <strong>de</strong> sa bouche. Il tire<br />

fort le vent dans son nez en faisant <strong>de</strong>s plis dans son front<br />

<strong>et</strong> en fermant ses yeux.<br />

Et puis, c<strong>la</strong>k, il referme sa boîte à penneye, mais il ne <strong>la</strong><br />

rem<strong>et</strong> pas tout <strong>de</strong> suite dans sa ceinture parce qu'il doit faire<br />

tout plein <strong>de</strong>s clign<strong>et</strong>tes du côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> fenêtre, avec ses yeux<br />

tout rouges, tellement que ça le pique <strong>et</strong> qu'il a mal. Alors<br />

pourquoi est-ce qu'il penn<strong>et</strong>eye 1 Schystchrmm! qu'il fait <strong>de</strong><br />

toutes ses forces ; maintenant il a bon, <strong>et</strong> il regar<strong>de</strong> tout content<br />

les murs <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce comme s'il les voyait pour <strong>la</strong> première<br />

fois. Et hors <strong>de</strong> sa gran<strong>de</strong> poche sur le côté, comme une<br />

botresse, il tire un long fou<strong>la</strong>rd rouge avec <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins <strong>de</strong>ssus,<br />

mais on ne saurait pas voir les <strong>de</strong>ssins comme il faut, parce<br />

que ça fait <strong>de</strong>s paqu<strong>et</strong>s ; <strong>et</strong> puis ça sent tellement maùvais


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

les mouchoirs <strong>de</strong> poche <strong>de</strong>s penn<strong>et</strong>eux. tout sur, comme<br />

quand on hagne, pour s'amuser, dans le cuir d'une mall<strong>et</strong>te.<br />

Pendant qu'il souffle son nez sans nous voir, nous faisons<br />

comme lui avec sa boîte à penneye, mais avec notre main<br />

gauche. que nous ouvrons les doigts comme un couvercle avec<br />

l'autre main ; puis nous nous donnons <strong>de</strong>s penneyes l'un à<br />

l'autre comme les incurâbes quand ils se rencontrent dans un<br />

cabar<strong>et</strong> en revenant d'avoir été chez leur beau-fils, le jour<br />

où ils sortent. P<strong>la</strong>ck, qu'il fait le vicaire en frappant ses <strong>de</strong>ux<br />

mains ensemble. Ça veut dire qu'on va chanter. Mais lui, il<br />

chante avec, <strong>et</strong> il fait si drol<strong>de</strong>ment qu'il nous faut encore<br />

bien rire. Maintenant voilà qu'il cherche après <strong>la</strong> première<br />

note du cantique ; je ne sais pas comment il <strong>la</strong> trouve, pour<br />

que ça ne soie pas trop fin, parce qu'alors il nous faut gueuyi<br />

<strong>de</strong> tous nos plus fort, <strong>et</strong>, quand c'est trop bas, on fait une<br />

gran<strong>de</strong> bouche comme pour vomir, sans qu'il vienne rien<br />

<strong>de</strong>hors. Il commence tout seul :<br />

Cœur te Chésus<br />

Et il fait aller ses <strong>de</strong>ux mains <strong>de</strong>vant son ventre, comme<br />

une p<strong>et</strong>ite fille qui joue avec une boule en chantant « les<br />

bottes Bastin». Et au refrain nous crions tous, si fort que nous<br />

poulons, en faisant aller nos pieds.<br />

Bonté sujnême,<br />

0 divin cœur !<br />

Toi seul que j'aime,<br />

Sois toujours mon bonheur,<br />

Toujours, toujours, toujours.<br />

Quand le refrain est fini, voilà qu'il ne sait plus comment<br />

est-ce qu'il va le coupl<strong>et</strong> d'après, <strong>et</strong> il recommence, tout seul,<br />

le refrain encore une fois :<br />

Pon<strong>de</strong> zoubrâme,<br />

O tife ainrj ker !<br />

Doi zel que ch'âme,<br />

Zoi douchor mon ponère,<br />

Douchor, douchor, douchor.<br />

Il y a <strong>de</strong>s ceux, dans les bancs <strong>de</strong>rrière, qui donnent <strong>de</strong>s<br />

coups <strong>de</strong> poing dans le dos <strong>de</strong>s autres garçons pour les faire


Le gros vicaire. 73<br />

rire avec, mais le gros vicaire, en chantant <strong>et</strong> faisant ses<br />

mains, regar<strong>de</strong> <strong>de</strong> tous les côtés, <strong>et</strong> pour nous faire attaquer<br />

avec, il fait <strong>de</strong>s signes avec sa tête d'un air tout fâché comme<br />

pour dire « Habie donc ! » Nous n'osions pas, nous autres, <strong>de</strong><br />

peur <strong>de</strong> chanter les mots aussi drol<strong>de</strong>ment que lui; moi, je mords<br />

fort ma lèvre d'en bas avec le trou où j'ai une <strong>de</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong>it qui<br />

a tombé ; ça me pique, c'est pour ne pas éc<strong>la</strong>ter que je rie<br />

tout doucement dans mon nez. Mais Zante, lui, il est <strong>de</strong>rrière<br />

le vicaire, dans son coin <strong>et</strong> il a bon. Il ne pleure plus, <strong>et</strong> il a<br />

sa figure toute mahurée, parce qu'il s'a ressuyé avec ses sales<br />

mains ; ça lui fait comme <strong>de</strong>s bèriques toutes noires. Il rie si<br />

bien, avec sa bouche au <strong>la</strong>rge <strong>et</strong> ses oreilles comme celles d'un<br />

pot à <strong>la</strong> sirope ; mais le gros vicaire le voit tout d'un coup<br />

<strong>et</strong> il va encore lui donner trois calottes en mesure, en chantant :<br />

« douchor, douchor, douchor » <strong>et</strong> Zante recommence à choûler<br />

<strong>et</strong> c'est nous qui a bon maintenant. Encore une fois le refrain<br />

pour finir <strong>et</strong> nous faisons traf, traf, avec nos pieds sur <strong>la</strong> barre<br />

qui est en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong>s bancs, nous frappons nos mains sur nos<br />

genoux en mesure pour faire encore plus <strong>de</strong> bruit en chantant.<br />

Et puis, envoye. C'est tout : nous sortons en nous poussant;<br />

Arnol, qu'a perdu un sabot jure tout outre comme un homme<br />

<strong>et</strong> les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> chez Moh<strong>et</strong>te font tourner leur couverte au bout<br />

du cuir <strong>et</strong> hawent comme <strong>de</strong>s chiens, pour que le chien <strong>de</strong> chez<br />

le curé enten<strong>de</strong> <strong>et</strong> viennent hawer aussi, tout fâché <strong>de</strong>rrière<br />

<strong>la</strong> haie. Nous rattendons Zante un peu plus loin pour l'embêter.<br />

Voilà qu'il vient, le <strong>de</strong>rnier, avec son bras sur ses yeux, <strong>et</strong> sa<br />

vieille casqu<strong>et</strong>te dans l'autre main, que <strong>la</strong> penne est déchirée<br />

<strong>et</strong> qu'on voit que c'est du carton.<br />

Il pleure toujours, mais quand il doit <strong>de</strong>scendre le seuil ou<br />

ascohi <strong>la</strong> horotte, il se r<strong>et</strong>ient <strong>de</strong> pleurer, <strong>et</strong> il lève un peu son<br />

bras pour voir. Il voudrait bien r<strong>et</strong>ourner par <strong>la</strong> ruelle d'el<br />

Creux pour que nous ne l'attrapions pas ; mais nous faisons<br />

vite le tour <strong>et</strong> nous nous poussons sur lui en chantant comme<br />

le gros vicaire : Douchor, douchor, douchor, en lui donnant<br />

<strong>de</strong> temps en temps une calotte, pendant qu'il essaie <strong>de</strong> frapper<br />

avec sa casqu<strong>et</strong>te ou bien <strong>de</strong> cracher. Il choûle encore plus<br />

fort <strong>et</strong> il <strong>de</strong>vient toujours plus <strong>la</strong>id quand il crie comme ça.


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Nous rions <strong>et</strong> nous nous amusons parce que nous sommes tout<br />

plein, bien dix, pour le battre, <strong>et</strong> lui il est tout seul. Il n'a<br />

même pas une couverte pour faire un moulin<strong>et</strong> avec.<br />

« Mâme ! qu'il crie tant qu'il peut, en courant vers sa<br />

maison, qui est près <strong>de</strong> chez nous.<br />

— Aw<strong>et</strong>, m'binamé trésor, qu'elle répond tout d'un coup, sa<br />

mère, <strong>la</strong> femme Djôr, qui était dans son jardin <strong>et</strong> que nous<br />

n'avions pas vue. Et elle vient sur nous autres avec son ramon<br />

qu'elle frappe d'avance à terre pour nous faire peur. Nous<br />

nous sauvons <strong>de</strong> tous les côtés ; moi, je cours vite chez nous<br />

<strong>et</strong> je c<strong>la</strong>ppe <strong>la</strong> baille. Comme ça, elle, <strong>la</strong> femme Djôr, n'oserait<br />

pas venir m'attaquer. Parce que c'est <strong>de</strong>s pauvres gens,<br />

est-ce pas. Et nous autres pas.<br />

=111111=<br />

•Il III<br />


iiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiimiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii<br />

5. Tourner les oiseaux.<br />

C A fait krouk krouk quand on marche sur <strong>la</strong> steule. Nous<br />

allons faire une p<strong>la</strong>ce pour <strong>la</strong> ten<strong>de</strong>rie ; mon oncle<br />

? marche <strong>de</strong>vant en faisant glisser ses sabots sur <strong>la</strong><br />

jaune siteule qui est comme une grosse brosse.<br />

Quelquefois, quand c'est qu'on a coupé les grains trop ras,<br />

elle est si dure, <strong>la</strong> steule, qu'elle ne plie pas tout <strong>de</strong> suite en<br />

<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> mes souliers, <strong>et</strong> alors quand elle se <strong>la</strong>isse aller, je<br />

manque <strong>de</strong> tomber ; mais alors, les strouks piqueraient bien<br />

ma vian<strong>de</strong> à travers <strong>de</strong> mes grands bas <strong>et</strong> <strong>de</strong> mon costume.<br />

Je porte les quatre p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>tes où qu'il y a un trou foré avec<br />

<strong>la</strong> plus grosse mèche du windai ; je m<strong>et</strong>s mon doigt <strong>de</strong>dans, ça<br />

gratte, puis il me semble tout d'un coup que je ne saurais<br />

plus le ravoir <strong>de</strong>hors.<br />

C'est parce que je l'avais plié, mon doigt ; mais j'ai eu peur<br />

un p<strong>et</strong>it moment <strong>et</strong> je m'amuse ainsi, pendant que mon oncle<br />

marche toujours <strong>de</strong>vant sans rien dire. Comme il ne me parle<br />

jamais que pour me barboter, alors j'aime bien d'aller avec<br />

lui, mais en restant un peu plus loin.<br />

Il porte <strong>de</strong>ux vieux bouçons sur son épaule avec une lignoule<br />

passée <strong>de</strong>dans ; mais ce n'est pas le bon séchant qui est resté<br />

dans le grenier avec tout le herna. En <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> son bras, il a<br />

les cinq piqu<strong>et</strong>s <strong>et</strong> un gros marteau pour les chasser en terre,<br />

<strong>et</strong> une pôle pour faire <strong>la</strong> baraque.<br />

Voilà qu'il m<strong>et</strong> tout à terre, <strong>et</strong> je m<strong>et</strong>s les p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>tes tout<br />

près. Pendant qu'il fait une méchante figure pour mesurer<br />

<strong>de</strong>s pas <strong>de</strong> ce côté-ci, puis par là, <strong>et</strong> qu'il compte <strong>et</strong> puis


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

recommence, moi je regar<strong>de</strong> <strong>de</strong> tous les côtés dans <strong>la</strong> campagne<br />

où que je n'ai pas venu souvent.<br />

Il y a le chemin <strong>de</strong> fer là, un peu plus loin ; il y a un remb<strong>la</strong>i<br />

tout jaune, qui tourne <strong>et</strong> va dans les arbres où on ne 'voit<br />

plus rien. Et justement voici un convoi qui passe. Il a l'air si<br />

comique <strong>de</strong> loin, tout p<strong>et</strong>it, <strong>et</strong> il semble qu'il va si lentement.<br />

On dirait qu'il est mis tout légèrement sur le haut remb<strong>la</strong>i<br />

jaune, <strong>et</strong> on voit si bien toutes les roues tourner, parce qu'il<br />

y a <strong>de</strong>rrière un grand morceau <strong>de</strong> ciel.<br />

Quand le convoi tourne, il fait une p<strong>et</strong>ite fumière b<strong>la</strong>nche,<br />

<strong>et</strong> bien longtemps après, seulement, on entend un tout p<strong>et</strong>it<br />

coup <strong>de</strong> siffl<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> machine û û û ût! Je fais comme elle, je<br />

m<strong>et</strong>s mes cou<strong>de</strong>s contre mon corps en faisant tourner mes<br />

poings, puis, après que j'ai tûtlé comme le siffl<strong>et</strong> û û û ût,<br />

je pars tout lentement d'abord en faisant <strong>de</strong>s méchants yeux<br />

<strong>et</strong> en frottant mes pieds. Tch, tch, tch!<br />

— Djan, vinré-ve on po m'aidî, baligand, el pièce d'allouer<br />

vos soles qui c'est mi qui les paye !<br />

Mon oncle a commencé à marquer <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce pour sa ten<strong>de</strong>rie.<br />

Il me fait tenir les piqu<strong>et</strong>s pendant qu'il donne les premiers<br />

coups <strong>de</strong> marteau <strong>de</strong>ssus pour les enfoncer. Chaque fois qu'il<br />

maque fort, il fait une <strong>la</strong>i<strong>de</strong> grimace comme s'il venait d'avaler<br />

quelque chose <strong>de</strong> mauvais. D'abord les quatre piqu<strong>et</strong>s aux<br />

quatre coins <strong>de</strong> <strong>la</strong> ten<strong>de</strong>rie. Puis il mesure avec <strong>de</strong>s ascoheies,<br />

<strong>et</strong> il fait une marque dans <strong>la</strong> terre avec <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong> son sabot,<br />

comme quand on cherche un foyan (taupe). C'est <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce<br />

pour les p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>tes où que le croc <strong>de</strong>s bouçons vient tourniquer<br />

<strong>de</strong>dans. C'est fort déficile <strong>de</strong> bien les m<strong>et</strong>tre, les p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>tes,<br />

parce que quand elles sont justes <strong>de</strong>vant l'autre, les<br />

bouçons se rencontrent quand on tire le herna, <strong>et</strong> ça fait une<br />

tunnel par où que les oiseaux se sauvent.<br />

Quand elles sont chassées en terre à <strong>la</strong> bonne p<strong>la</strong>ce, mon<br />

oncle essaie un peu, pour voir, avec <strong>la</strong> lignoule tinglée sur les<br />

<strong>de</strong>ux bouçons. Ça ne va pas fort bien, il y a un bouçon qui<br />

ne veut pas rester couché malgré les coups <strong>de</strong> pied, <strong>et</strong> il se<br />

relève toujours parce que <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>te est trop à ras. Il


Tourner les oiseaux. 77<br />

commence déjà à jurer tout bas, mon oncle ; moi je rie, quand<br />

il ne regar<strong>de</strong> pas.<br />

— Corez on pau happer quéques navais è V terre d'à gros<br />

Lind; avou les foyes, savez ! Dihin<strong>de</strong>z ossu jisqu'à l'ièveie <strong>et</strong><br />

s'rayiz quèques dignesses ; so c'timps-là, j'irai prin<strong>de</strong> çou qui<br />

fat d'cohes è bouhon, po noss baraque!<br />

Comme j'aime beaucoup <strong>de</strong> marau<strong>de</strong>r, ça m'amuse d'aller<br />

voler les navais (nav<strong>et</strong>s) du gros Linâ.<br />

J'en prends le plus que je peux, <strong>et</strong> les plus beaux ; les autres<br />

je les j<strong>et</strong>te à <strong>la</strong> vire <strong>et</strong> je foie dans tous ; j'ai même voulu<br />

manger un, pour faire displi, car je ne les aime pas, c'est trop<br />

aiwisse.<br />

Les dignesses (genêts), j'en prends aussi au bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> route,<br />

mais il faut tirer si fort pour avoir une hors <strong>de</strong> terre que ça<br />

me fait mal dans les mains malgré que j'ai craché <strong>de</strong>dans.<br />

Quand je reviens tout chargé, avec <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre sur mes bas <strong>et</strong><br />

mon costume, mon oncle est déjà là <strong>et</strong> il fait <strong>de</strong>ux trous avec<br />

<strong>la</strong> pôle, <strong>et</strong> <strong>la</strong> terre <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux trous il <strong>la</strong> rem<strong>et</strong> entre les <strong>de</strong>ux<br />

pour faire comme un banc pour s'asseoir. Sur les côtés, voilà<br />

qu'il p<strong>la</strong>nte les branches <strong>de</strong> plope <strong>et</strong> <strong>de</strong> neuhi en les faisant<br />

tourner comme le bord d'un bod<strong>et</strong> <strong>et</strong> en les mê<strong>la</strong>nt comme pour<br />

faire une haie. On ne voit plus outre. Il <strong>la</strong>isse une p<strong>la</strong>ce vi<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>vant pour voir le herna, <strong>et</strong> une <strong>de</strong>rrière pour que je sorte<br />

quand il faut tourner les oiseaux qui ne veulent pas venir<br />

tout <strong>de</strong> suite se faire happer. Nous p<strong>la</strong>ntons le <strong>de</strong>rnier piqu<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> baraque, celui qui sert à bien tingler le séchant,<br />

puis mon oncle fait comme un p<strong>et</strong>it jardin au milieu du<br />

herna, <strong>et</strong> il y m<strong>et</strong> les navais <strong>et</strong> les dignesses arrangés comme<br />

un jardin.<br />

Et les oiseaux croiront que c'est un vrai jardin avec <strong>de</strong>s<br />

affaires pour manger ; ils viendront se taper <strong>de</strong>ssus <strong>et</strong> nous<br />

les happerons.<br />

Moi, il me semble qu'ils sont tout le même trop bêtes aussi<br />

les oiseaux, qui ne voient pas que c'est une farce. Ce n'est<br />

pas moi qu'on attraperait comme ça !<br />

Tout ça c'était l'autre jour.<br />

Et maintenant nous allons à <strong>la</strong> ten<strong>de</strong>rie tout au matin.


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Il faut se lever si tôt, qu'il ne fait pas encore fort c<strong>la</strong>ir ; les<br />

poules ne sont pas encore sorties <strong>et</strong> les moineaux commencent<br />

à faire tchiripp dans les marronniers. Je m<strong>et</strong>s un vieux costume<br />

<strong>et</strong> ma tante m'attache encore un châle viol<strong>et</strong> à elle, qu'elle me<br />

croise <strong>de</strong>vant pour l'attacher <strong>de</strong>rrière à <strong>la</strong> ceinture. J'ai bon,<br />

avec. Et puis mon vieux chapeau qui n'a plus <strong>de</strong> ruban <strong>et</strong><br />

vient jusque dans ma han<strong>et</strong>te.<br />

Mon oncle m<strong>et</strong> un vieux sarrau tout hoyou où qu'on voit sa<br />

grosse camisole brune par en <strong>de</strong>ssous ; <strong>et</strong> puis sa casqu<strong>et</strong>te<br />

avec une gran<strong>de</strong> penne <strong>et</strong> <strong>de</strong>ux pattes à cordons qui <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt<br />

sur ses oreilles.<br />

Je porte <strong>la</strong> reusse pour m<strong>et</strong>tre les oiseaux tués : c'est un<br />

vieux chapeau qu'on a coupé les bords <strong>et</strong> puis mis une résille<br />

<strong>de</strong> ficelles ; dans mon autre main, j'ai une p<strong>et</strong>ite prîhnîre<br />

vi<strong>de</strong> où que mon oncle m<strong>et</strong> les ceux qu'il veut gar<strong>de</strong>r pour<br />

revendre ou m<strong>et</strong>tre à <strong>la</strong> mowe.<br />

Lui, il se tient tout bossu, parce qu'il a sur son dos le grand<br />

sac gris avec tout le herna <strong>et</strong> les quatre bouçons liés ensemble<br />

avec un p<strong>et</strong>it nâli ; puis dans l'autre main, une longue p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>te<br />

avec <strong>de</strong>s clous où qu'il a pendu tout plein <strong>de</strong>s gayoules<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s prîhnîres avec <strong>de</strong>s oiseaux qui sautent <strong>de</strong> tous les côtés<br />

quand on vient tout près, <strong>et</strong> qui font voler <strong>la</strong> tchenne <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

nav<strong>et</strong>te <strong>de</strong>hors à coup d'aile, tellement qu'ils ont peur. Il y<br />

a toujours <strong>la</strong> prîhnîre aux pinsons qu'est couverte avec une<br />

toile noire. C'est pour qu'ils ne voient rien, alors ils chantent<br />

mieux.<br />

Avant, ils pigntaient encore bien mieux, quand c'est qu'on<br />

leur brû<strong>la</strong>it les yeux avec un fer à tricoter tout rouge. Le<br />

gar<strong>de</strong>-champ<strong>et</strong>te a venu dire une fois qu'il ne fal<strong>la</strong>it plus<br />

le faire <strong>et</strong> mon oncle est encore tout fâché quand il en reparle.<br />

— On n'sé pu qw<strong>et</strong> divni avou tos ces gaz<strong>et</strong>ix <strong>et</strong> ces feus<br />

d'discours qui n'kinoh<strong>et</strong> nin pu Vtindreye <strong>et</strong> Vcolèbreye qui<br />

m'vix sole.<br />

C'est vrai aussi.<br />

Je marche <strong>de</strong>rrière lui dans les herbes toutes mouillées <strong>et</strong><br />

je m'amuse à tâcher <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre mes pieds dans les p<strong>la</strong>ces <strong>de</strong> ses<br />

sabots. Il ne veut pas, <strong>et</strong> il barbote quand il me voit, parce


Tourner les oiseaux. 79<br />

qu'il croit que c'est pour me moquer <strong>de</strong> lui. Sur <strong>la</strong> steule, il y<br />

a comme <strong>de</strong>s toiles d'araignées avec <strong>de</strong>s gouttes d'eau, <strong>et</strong> dans<br />

l'air je vois <strong>de</strong>s grands S qui volent lentement on ne sait pas<br />

où. C'est les fils <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vierge, tout b<strong>la</strong>ncs, qui s'en vont si loin<br />

que quand je les regar<strong>de</strong> trop longtemps, les yeux me piquent<br />

<strong>et</strong> je <strong>de</strong>viens tout bablou.<br />

Quand nous arrivons à notre p<strong>et</strong>ite baraque, elle a l'air<br />

toute triste <strong>et</strong> pauvre, avec ses murs <strong>de</strong> branches. On ne voit<br />

presque pas les piqu<strong>et</strong>s <strong>et</strong> les p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> le milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

pièce où mon oncle a foyî pour r<strong>et</strong>ourner <strong>la</strong> terre est comme<br />

un emplâtre <strong>de</strong> Bavière tout carré <strong>et</strong> noir dans <strong>la</strong> gran<strong>de</strong><br />

siteule jaune.<br />

— Corez d'vant, po veye si n'a nin co on mâheulé pourçai<br />

qu'aurait v'nou èpufJciner Vbaraque ciss mite.<br />

Je vais voir, <strong>et</strong> bien souvent il y en a. Ce doit être les houyeux<br />

qui coupent au court par ici, <strong>la</strong> nuit, en revenant <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

bure au Chêne-Gros, <strong>et</strong> qui viennent toujours sâlir notre<br />

baraque.<br />

— El f<strong>et</strong> esprès, savez, les f<strong>la</strong>irants jub<strong>et</strong>s ; si j'attrapéve<br />

maie onk di ces mâcis scélérats, ji li tchôkreus l'grognon d'vins.<br />

Et voilà mon oncle déjà tout fâché avant <strong>de</strong> commencer<br />

<strong>la</strong> journée.<br />

Moi, je rie tout seul en aidant à m<strong>et</strong>tre le herna. Je lui<br />

donne un à un les beaux p<strong>et</strong>its croch<strong>et</strong>s <strong>de</strong> bois pour tingler<br />

les <strong>de</strong>ux pièces du herna, puis je déboule <strong>la</strong> ficelle <strong>de</strong>s mowes<br />

où que mon oncle attache <strong>de</strong>s oiseaux qu'on fait sauter en<br />

l'air en tirant <strong>la</strong> cor<strong>de</strong>. Il tingle très fort le séchant qui passe<br />

dans <strong>la</strong> baraque, puis il arrange les gayoules autour <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

p<strong>la</strong>ce ; nous nous cachons bien, il m<strong>et</strong> à son cou comme un<br />

chapel<strong>et</strong> avec les appelles qui ressemblent à <strong>de</strong>s surices <strong>et</strong> il dit :<br />

— Attakang !<br />

Il n'y a pourtant rien à faire qu'à attendre. Alors, moi,<br />

pour faire semb<strong>la</strong>nt que je fais bien attention, je dis <strong>de</strong> temps<br />

en temps : Bèguenne ! ou bien : Coqlivîx ! <strong>et</strong> mon oncle écoute<br />

un moment, il dit : Aw<strong>et</strong>! <strong>et</strong> il prend vite l'appelle qui faut<br />

<strong>et</strong> il tûtelle <strong>de</strong>dans comme une grosse mouche contre le carreau.<br />

Quand il a zûné ainsi un p<strong>et</strong>it temps, on voit tout le même


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

arriver <strong>de</strong>ux ou trois oiseaux qui ont l'air <strong>de</strong> sauter à <strong>la</strong> cor<strong>de</strong><br />

en courant comme les p<strong>et</strong>ites filles.<br />

Quand ils viennent plus près, mon oncle tûtelle plus fort en<br />

les regardant avec colère <strong>et</strong> en tirant sur les mowes. Mais les<br />

oiseaux passent sans faire attention.<br />

— C'esteut <strong>de</strong>s kaikeux, biesse, qu'il me dit.<br />

Puis un peu après, quand il n'appelle plus, voilà notre<br />

lignerou <strong>de</strong> <strong>la</strong> gayoule qui fait chip chip, <strong>et</strong> je vois une p<strong>et</strong>ite<br />

volée qui vient se taper dans les pommes <strong>de</strong> terre ici tout près.<br />

— Habeye, allez les tourner, tôt doucemint, savez, <strong>et</strong> accropihez-ve<br />

bin.<br />

Je sors <strong>de</strong> <strong>la</strong> baraque en me tenant tout bossu, je fais un<br />

grand tour par les tremblunes, puis je vais lentement dans <strong>la</strong><br />

gran<strong>de</strong> aroye <strong>de</strong>s pommes <strong>de</strong> terre. J'entends mon oncle qui<br />

fait comme les lignerous avec son appelle <strong>et</strong> l'oiseau <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

mowe saute un p<strong>et</strong>it peu en l'air à <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong> <strong>la</strong> bagu<strong>et</strong>te.<br />

Tout doucement, à c't'eure. Ils sont là, les oiseaux, dans les<br />

rantches (les fanes), j'en vois un qui me regar<strong>de</strong> venir avec<br />

<strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its yeux ronds. Je fais comme si j'avais peur, mais c'est<br />

lui qui a peur <strong>et</strong> qui se sauve tout d'un coup, <strong>et</strong> les autres le<br />

suivent. Ils ne volent pas presque plus haut que les rantches <strong>et</strong><br />

ils vont du côté du herna, tandis que je m'accropihe vite.<br />

Mais ils se tapent encore sur <strong>la</strong> steule juste <strong>de</strong>vant le herna<br />

tout près. Je ne bouge pas, moi, <strong>et</strong> je vois mon oncle qui se<br />

fait tout p<strong>et</strong>it dans <strong>la</strong> baraque avec ses <strong>de</strong>ux mains sur le p<strong>et</strong>it<br />

bois du séchant tout prêt à tirer. Il tûtelle tant qu'il peut<br />

avec ses appelles, mais les lignerous restent dans <strong>la</strong> steule. Et<br />

j'entends aussi le lignerou <strong>de</strong> <strong>la</strong> gayoule qui crie <strong>et</strong> les ceux <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> steule qui répon<strong>de</strong>nt ; sans doute que notre ligerou leur dit<br />

<strong>de</strong> prendre gar<strong>de</strong>. Car voilà mon oncle qui me fait signe <strong>de</strong><br />

marcher doucement pour faire lever les oiseaux qui ne veulent<br />

pas aller dans le herna. Mais à peine que j'ai fait un pas, les<br />

lignerous se lèvent assez haut <strong>et</strong> passent juste au-<strong>de</strong>ssus du<br />

herna pendant que mon oncle tire vite.<br />

Je vois les <strong>de</strong>ux pièces faire vite clip c<strong>la</strong>p ; c'est comme un<br />

p<strong>et</strong>it nuage brun qui sortirait <strong>de</strong> terre <strong>et</strong> rentrerait <strong>de</strong>dans.<br />

Mon oncle se rafiait tant sans doute qu'il a tiré <strong>de</strong> toutes


Tourner les oiseaux. 81<br />

ses forces ; il a cassé le séchant à <strong>la</strong> fourche, <strong>et</strong> je vois qu'il<br />

fait un grand coupèrou en arrière dans <strong>la</strong> baraque avec <strong>la</strong><br />

cor<strong>de</strong> entre ses jambes.<br />

Je cours vers le herna, comme on fait toujours, mais les<br />

lignerous sont déjà bien loin, tout p<strong>et</strong>its comme <strong>de</strong>s boules<br />

qui dansent sur un j<strong>et</strong> d'eau. On ne les voit presque plus ;<br />

<strong>et</strong> notre lignerou saute tant qu'il peut dans sa gayoule,<br />

comme s'il était content que les autres ne sont pas pris.<br />

C'est lui, allez, qui leur aura dit <strong>de</strong> ne pas venir dans les<br />

navais du herna pour se faire prendre !<br />

Mon oncle, qui s'est relevé en sacrant nom d'un tonnerre !<br />

arrive <strong>et</strong> rouvre les pièces du herna en les secouant pour que<br />

les dignesses ne les déchirent pas.<br />

— C'est câse di vos ; ni poliz-ve nin tourner pu lâge, sins<br />

roufler so les ouhais. Hin! les voleûrs, brigands; qui l'diale<br />

leu houle è l'âme !<br />

A peine qu'il a rattaché <strong>et</strong> r<strong>et</strong>inglé le séchant :<br />

— Habeye ! Bèguin<strong>et</strong>tes, vi dis-je, <strong>et</strong> il prend <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite appelle<br />

en faisant dzune dzune <strong>de</strong>dans <strong>et</strong> en regardant <strong>de</strong> tous les<br />

côtés en l'air, pendant que le crachat sort outre <strong>de</strong> l'appelle<br />

<strong>et</strong> coule sur son menton. Je regar<strong>de</strong> aussi <strong>et</strong> je vois venir<br />

<strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> baraque une belle volée <strong>de</strong> bèguin<strong>et</strong>tes qui court<br />

tout droit se j<strong>et</strong>er dans notre herna, comme si on l'avait<br />

envoyé faire ça.<br />

Il tire, mon oncle, <strong>et</strong> il m'écrase presque ; le séchant reste<br />

moflesse, nous courons tout contents, mon oncle fait Ha!<br />

ha! ha! tout lentement, comme quand il a bon. Les bèguin<strong>et</strong>tes<br />

brockent <strong>et</strong> sautent toutes attrapées <strong>et</strong> mon oncle<br />

commence à bardouhi à coups <strong>de</strong> poing pour les tuer <strong>et</strong> les<br />

faire rester tranquilles.<br />

— Make tant qu'ti pout, val<strong>et</strong>, qu'il me crie ; alors je vois<br />

une plus p<strong>et</strong>ite bèguin<strong>et</strong>te toute seule au bout du herna, <strong>et</strong><br />

elle regar<strong>de</strong> <strong>de</strong> mon côté en sautant à p<strong>et</strong>its coups.<br />

Je <strong>la</strong> prends en <strong>la</strong> r<strong>et</strong>ournant comme j'ai vu faire à mon<br />

oncle. Elle me gratte avec ses pattes qui sont comme du fil<br />

d'arka.<br />

Alors, quand je <strong>la</strong> tiens bien, je m<strong>et</strong>s mon pouce sur <strong>la</strong>


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

p<strong>et</strong>ite bosse en os qu'elle a sur <strong>la</strong> poitrine <strong>et</strong> je pousse fort.<br />

Ça craque un peu <strong>et</strong> l'oiseau me regar<strong>de</strong> tout drolle avec <strong>de</strong>s<br />

yeux comme <strong>de</strong>s têtes d'épingle ; je sens bien que son estomac<br />

pousse contre mon doigt, mais je m<strong>et</strong>s mon autre main avec<br />

<strong>et</strong> je serre <strong>de</strong> tous mes plus fort.<br />

Alors <strong>la</strong> bèguin<strong>et</strong>te ouvre un peu son bec pointu, puis il<br />

vient comme une p<strong>et</strong>ite peau grise sur ses yeux <strong>et</strong> elle me<br />

regar<strong>de</strong> encore par une p<strong>et</strong>ite fente, comme quelqu'un qui<br />

s'endort <strong>et</strong> qui ne comprend plus bien ce qu'on lui dit.<br />

Je suis fatigué <strong>de</strong> lui écraser le corps, j'ai mal au doigt ;<br />

enfin elle <strong>la</strong>isse tomber sa tête <strong>de</strong> côté <strong>et</strong> referme les doigts<br />

<strong>de</strong> ses pattes, comme <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its pinceaux.<br />

Je <strong>la</strong> tire du herna par en <strong>de</strong>ssous <strong>et</strong> je <strong>la</strong> m<strong>et</strong>s dans <strong>la</strong> poche<br />

<strong>de</strong> mon pal<strong>et</strong>ot : Je veux <strong>la</strong> m<strong>et</strong>tre à part, <strong>la</strong> cuire dans une<br />

p<strong>et</strong>ite pail<strong>et</strong>te pour moi tout seul, <strong>et</strong> <strong>la</strong> manger toute, crohi<br />

<strong>la</strong> tête <strong>et</strong> les tripailles <strong>et</strong> tout. C'est moi qui l'a tuée <strong>et</strong> il me<br />

semble qu'elle sera encore plus meilleure.<br />

— Nos al<strong>la</strong>ns d'teller, vo<strong>la</strong> l'solo haut, dit mon oncle, qui a<br />

rempli <strong>la</strong> reusse <strong>et</strong> fait encore un hopai d'oiseaux que nous<br />

m<strong>et</strong>trons dans <strong>la</strong> poche du sac du herna avec les p<strong>et</strong>its crocs<br />

<strong>de</strong> bois.<br />

Nous défaisons tout ; pendant que je raskoye <strong>la</strong> cor<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

mowes en <strong>la</strong> tournant sur le bois, il refait <strong>de</strong>s belles gran<strong>de</strong>s<br />

haspleyes avec le herna, puis avec le séchant. Je tiens le<br />

sac ouvert pendant qu'il y couche les <strong>de</strong>ux pièces sans les<br />

mêler pour les déchirer. Il rattache les gayoules <strong>et</strong> les prîhnîres<br />

pendant que je rem<strong>et</strong>s les quatre bouçons dans leur cuir.<br />

— Nos V<strong>la</strong>irans ax rése po houye, dit-il, quand nous allons<br />

partir. Et voilà qu'il passe justement encore tout plein <strong>de</strong>s<br />

oiseaux qui volent près <strong>de</strong> notre p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> ten<strong>de</strong>rie : <strong>de</strong>s kaikeux<br />

qui se tapent dans les navais, puis un coqlivîx <strong>et</strong> une<br />

volée d'alou<strong>et</strong>tes qui rase les dignesses, qu'on aurait eu si<br />

bon <strong>de</strong> les prendre à <strong>la</strong> raza<strong>de</strong>.<br />

— Assotili<strong>et</strong> bin, èdon, dit mon oncle, en grognant. El f<strong>et</strong><br />

esprès, savez, po m'tourm<strong>et</strong>ter. Et il s'arrête avec le sac sur le<br />

dos <strong>et</strong> son bras étendu sur les bouçons. Je crois qu'il voudrait<br />

bien rattaquer. Mais j'ai si faim, moi, d'une tartine avec une


Tourner les oiseaux. 83<br />

cuîte poire écrasée <strong>de</strong>ssus, que je marche en avant pour arriver<br />

plus vite.<br />

Je passe vite par <strong>la</strong> baille, les vaches nous regar<strong>de</strong>nt, avec<br />

une bouchée d'herbe qu'elles <strong>la</strong>issent pendre sans <strong>la</strong> manger<br />

tout <strong>de</strong> suite. Il y a <strong>de</strong>s jaunes hoskawes qui viennent tout<br />

près sans avoir peur <strong>de</strong>s vaches. Puis <strong>de</strong>s aguesses qui crient<br />

si <strong>la</strong>id tout en haut <strong>de</strong>s plopes où elles ont <strong>de</strong>s nids comme<br />

<strong>de</strong>s grosses boules noires.<br />

Quand nous arrivons pas loin <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison, le chien <strong>de</strong><br />

cour, Liong, sort <strong>de</strong> son tonneau en frottant sa chaîne sur le<br />

bord, puis il hawe quelques coups pour dire qu'il vient quelqu'un.<br />

Alors ma tante vient sur le seuil avec ses <strong>de</strong>ux poings sur<br />

ses hanches, <strong>et</strong> elle fait un signe, avec sa figure, pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

quoi <strong>et</strong> comme.<br />

— Taihive, que mon oncle dit au moment que je veux<br />

crier pour raconter <strong>la</strong> volée <strong>de</strong> bèguin<strong>et</strong>tes.<br />

Moi, je m'rafie <strong>et</strong> je saute en avant en tâchant <strong>de</strong> faire<br />

semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> rien.<br />

— Kimint a-ti stu, don ? dit-elle, <strong>et</strong> il n'répond toujours<br />

pas ; il marche avec ses gros sabots, en se faisant encore plus<br />

pesant avec son sac <strong>et</strong> se tenant tout bossu, avec une figure<br />

pour barboter.<br />

— Av' happé ? El dîrez-ve, djan ? crie ma tante pour commencer<br />

à se disputer.<br />

— Pah ! golzi-golza, qu'il grogne en entrant dans le fournil<br />

pour rependre les affaires. Elle le suit, pour rattaquer <strong>et</strong><br />

blâmer <strong>et</strong> stamper.<br />

Et moi, rouvisse, je m<strong>et</strong>s ma main dans ma poche, je sens<br />

quelque chose <strong>de</strong> tout froid <strong>et</strong> mol que je j<strong>et</strong>te vite à terre en<br />

criant tout dégoûté. C'est ma bèguin<strong>et</strong>te que le gros marcou<br />

gris vient déjà pour <strong>la</strong> ramasser. J'ai happé une belle peur,<br />

est-ce pas ! Je croyais que c'était un lumeçon.


IIIIII III lllllllllllllllf ill III I II II 1 llllllllll ill 111llllllllllllIIIlllllllllll!il I III I lllllllllll<br />

. Quelle Lonne sirope !<br />

'AIME <strong>la</strong> sirope !<br />

Mais on ne veut jamais m'en donner assez. C'est si bon<br />

pourtant, mhoûm! •— Magnîz à gins, s'i v'p<strong>la</strong>ît, parêt, que ma<br />

tante crie <strong>de</strong> toutes ses forces, quand c'est que je m'dépêche<br />

trop fort pour mordre ma tartine <strong>de</strong> sirope, en makant mes<br />

pieds sur les bois <strong>de</strong> ma chaise.<br />

Et comme c'est drolle, est-ce pas, que <strong>la</strong> bonne sirope<br />

soye justement faite avec les plus <strong>la</strong>i<strong>de</strong>s mauvaises poires<br />

<strong>et</strong> les vermoyeuses pommes que les cochons même ne veulent<br />

pas quand c'est qu'ils courent dans <strong>la</strong> prairie pendant qu'on<br />

n<strong>et</strong>toie leur écurie. Et quand il a fait tant du vent <strong>la</strong> nuit,<br />

nous allons avec <strong>de</strong>s banstais <strong>et</strong> même une b<strong>la</strong>nque banse<br />

aux draps, pour ramasser <strong>et</strong> rascoyi les frûtes qu'ont tombé. Je<br />

mords un p<strong>et</strong>it peu dans chaque pour savoir, mais elles sont<br />

toujours dures <strong>et</strong> sèkes comme le manche <strong>de</strong> mon porte-plume<br />

que je hagne aussi quelquefois pour m'amuser. De temps en<br />

temps, j'attrape tout <strong>de</strong> même une bonne, une cuisse-madame<br />

ou bien une crasse peure ; mais les quôtes <strong>et</strong> les peures <strong>de</strong> gros<br />

Gilot, gn'a rien <strong>de</strong> plus mauvais.<br />

Elles sont todi bonnes assez po fer <strong>de</strong>l sirope, qu'ils disent<br />

tout le temps quand ils trouvent une pomme qu'a été justement<br />

tomber dans un chose <strong>de</strong> vache, ou bien une poire que<br />

les poules ont b<strong>et</strong>chi <strong>de</strong> tous les côtés en courant avec. Alors<br />

moi je venais <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre avec, dans le banstai, le turchon d'une<br />

belle pomme Braibant que je venais <strong>de</strong> manger <strong>et</strong> qui restait<br />

encore tout plein du bon <strong>de</strong>ssus ; mais ma tante a j<strong>et</strong>é le


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

turchon bien loin toute dégoûtée en m'appe<strong>la</strong>nt affronté<br />

jub<strong>et</strong> ! vormint. Pourquoi donc ? Le turchon était encore<br />

bon assez pour faire <strong>de</strong> <strong>la</strong> sirope. Il y en a un tonneau tout<br />

plein, dans le colidor, <strong>de</strong> <strong>la</strong> sirope.<br />

Quand je lève le pesant couvercle <strong>de</strong> bois, je vois que ça<br />

reluit au fond comme quand je regar<strong>de</strong> dans le puits. Et<br />

même quand <strong>la</strong> sirope est bien tranquille, je vois mon portrait<br />

<strong>de</strong>dans. Mais c'est fort noir, <strong>et</strong> puis ce n'est pas pour<br />

ce<strong>la</strong> que je viens ôter le couvercle du tonneau à <strong>la</strong> sirope,<br />

c'est pour en happer un peu avec mon doigt.<br />

Je fais bien attention que personne ne vient, <strong>et</strong> que mon<br />

oncle raccommo<strong>de</strong> une usteye ou cloue <strong>de</strong>s clous quelque part,<br />

<strong>et</strong> que ma tante parle du temps qu'il fera <strong>de</strong>main avec <strong>la</strong><br />

femme aux cliquottes, ou bien qu'elle achète une losse <strong>de</strong><br />

bois ou un traiteu à l'homme qui passe avec sa charr<strong>et</strong>te <strong>et</strong><br />

un chien. Alors, je suis sûr qu'ils resteront longtemps sans<br />

m'embêter. Et j'ôte le couvercle du tonneau, il colle souvent,<br />

<strong>et</strong> il faut faire attention parce qu'il vient tout d'un coup,<br />

<strong>et</strong> je manque <strong>de</strong> tomber avec.<br />

Et puis...<br />

Ah ! qu'on a bon <strong>de</strong> pousser son doigt dans <strong>la</strong> sirope. C'est<br />

tout froid d'abord, comme <strong>de</strong> l'eau ; mais on ne peut pas<br />

faire aller son doigt si vite comme dans l'eau, parce que c'est<br />

plus dur. Alors je fais comme un croc avec mon doigt replié<br />

<strong>et</strong> je le r<strong>et</strong>ire tout plein <strong>de</strong> sirope, comme c'est bon ! Pas <strong>de</strong><br />

pain, pas <strong>de</strong> beurre, <strong>et</strong> tant qu'il m'p<strong>la</strong>ît.<br />

D'abord ça p<strong>la</strong>que aux <strong>de</strong>nts <strong>et</strong> ça fait une colle dans <strong>la</strong><br />

bouche comme si ça ne vou<strong>la</strong>it pas fondre. Mais je l'avale<br />

<strong>de</strong> force <strong>et</strong> ça me coule dans le bûseau, tout doux <strong>et</strong> lentement,<br />

comme quand il y a quelquefois un p<strong>et</strong>it lumeçon resté dans <strong>la</strong><br />

sa<strong>la</strong><strong>de</strong> <strong>et</strong> qu'on le sent passer comme ça, quand il est trop<br />

tard pour tousser <strong>et</strong> le ravoir <strong>de</strong>hors.<br />

Quand j'en ai bourré ma bouche tant que je peux, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

sirope, ça a un goût si fort, comme brûlé, qu'on croit qu'on<br />

n'aura jamais plus faim après quelque chose d'autre. Mais<br />

il faut que j'en mange le plus possible maintenant parce que<br />

je ne sais jamais quand je pourrai encore revenir au tonneau.


Quelle bonne sirope ! 87<br />

Et puis, quand on va m'attraper, on me barbotera <strong>et</strong> j'aurai<br />

encore <strong>de</strong>s calottes ; <strong>et</strong> je veux que ça soye pour quéque<br />

chose, <strong>et</strong> que j'aie encore bon <strong>de</strong> repenser à <strong>la</strong> bonne p<strong>la</strong>quante<br />

sirope sur le temps qu'on me battra.<br />

Maintenant jé n'ai plus faim ; c'est toujours comme ça !<br />

Quand je commence à voler <strong>la</strong> sirope, il me semble que je<br />

mangerais bien tout le tonneau. Puis un peu après, ça me<br />

dégoûte presque, parce qu'il y en a trop <strong>et</strong> peut-être aussi<br />

parce que c'est bon. Les <strong>de</strong>rnières fois que je trempe mon<br />

doigt, je m'amuse à chipoter dans <strong>la</strong> sirope <strong>et</strong> je fais un beau<br />

<strong>de</strong>ssin. C'est le portrait <strong>de</strong> M. le Curé, avec un nez tout bètchou<br />

<strong>et</strong> son carré bonn<strong>et</strong> sur <strong>la</strong> tête. Il me faut faire aussi tous<br />

les stroucks <strong>de</strong> sa barbe sur son menton, <strong>et</strong> j'enfonce toujours<br />

mon doigt dans <strong>la</strong> sirope que je ralèche après.<br />

C'est assez maintenant <strong>et</strong> je ne sais plus quoi faire ; le<br />

<strong>de</strong>ssin avec mon doigt, je le faisais pour m'obliger à manger<br />

ce qu'il y avait <strong>de</strong> trop dans le portrait du curé ; mais ça<br />

s'efface <strong>et</strong> maintenant je joue à faire couler <strong>la</strong> sirope sans en<br />

manger, car j'en ai tellement avalé que je ne peux presque<br />

plus pâpi. Quand j'en prends à mon doigt que je tiens en<br />

l'air, alors <strong>la</strong> sirope va tout doucement en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

pointe <strong>et</strong> fait une grosse goutte qui tombe lentement avec<br />

une longue ficelle noire qui <strong>la</strong> r<strong>et</strong>ient, dirait-on. Et puis <strong>la</strong><br />

ficelle — c'est comme une <strong>la</strong>c<strong>et</strong>te <strong>de</strong> soulier toute neuve —<br />

elle continue à <strong>de</strong>scendre en faisant <strong>de</strong>s plis <strong>et</strong> en se rou<strong>la</strong>nt<br />

comme <strong>de</strong> <strong>la</strong> vermicelle. C'est tellement amusant ! Pour faire<br />

encore plus mieux, voilà que j'ai trempé toute ma main dans<br />

le tonneau. Je <strong>la</strong> ferme, je <strong>la</strong> rouvre dans <strong>la</strong> sirope qui passe<br />

dans mes doigts, tout frais <strong>et</strong> glissant comme <strong>de</strong> <strong>la</strong> djièle.<br />

Ça fait fratch ! fritch ! <strong>et</strong> <strong>la</strong> boule <strong>de</strong> sirope saute hors <strong>de</strong> ma<br />

main comme un crapaud.<br />

Quel dommage que je n'ai plus faim. Mais tout <strong>de</strong> même<br />

si je me <strong>la</strong> <strong>la</strong>issais couler <strong>de</strong> haut dans ma bouche, <strong>la</strong> sirope,<br />

comme j'ai déjà fait avec l'eau qui court <strong>de</strong> <strong>la</strong> chenau (gouttière)<br />

quand il pleut ?<br />

Et je lève ma main toute pleine, je m<strong>et</strong>s mes cinq doigts<br />

comme les pieds d'une table <strong>et</strong> je m<strong>et</strong>s ma bouche en <strong>de</strong>ssous


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

pour attraper les cinq fil<strong>et</strong>s qui courent. Waye! je n'ai pas<br />

bien visé, voilà que ça vient dans mon œil <strong>et</strong> sur mon menton.<br />

Ça coule, ça coule tout froid <strong>et</strong> p<strong>la</strong>quant <strong>et</strong> je suis tout clilôboré<br />

; il y a même un fil<strong>et</strong> qui va tout doucement dans mon<br />

cou, je le sens <strong>et</strong> je n'ose pas toucher pour ne pas me dép<strong>la</strong>quer<br />

encore plus fort. Vite, vite, je rem<strong>et</strong>s le couvercle du tonneau<br />

tout le même comment, <strong>et</strong> je cours avec ma main tout au<br />

<strong>la</strong>rge <strong>et</strong> en ting<strong>la</strong>nt mon hatreau <strong>et</strong> un œil que je ne peux<br />

plus ouvrir tellement que ça colle. Je sais justement bien où<br />

il y a une gran<strong>de</strong> tine pleine d'eau toute bleuve qu'on a fait<br />

<strong>la</strong> bouwaye <strong>de</strong>dans. Et je cours dans le fournil pendant que<br />

Trîn<strong>et</strong>ce n'est pas là, parce qu'elle est dans <strong>la</strong> prairie pour<br />

m<strong>et</strong>tre sécher les affaires qu'elle a rispâmé dans <strong>la</strong> tine. Je<br />

me <strong>la</strong>ve très bien, mais <strong>la</strong> sirope ne veut d'abord pas partir ;<br />

il y en a trop <strong>et</strong> je l'étends encore plus fort en frottant. Mais<br />

je gratte avec mes ongles <strong>de</strong> mes <strong>de</strong>ux mains, puis elle s'en<br />

va, surtout que j'ai pris une noqu<strong>et</strong>te <strong>de</strong> vert savon dans le<br />

crameu <strong>de</strong> <strong>la</strong> potale. Ça fait une samneure qui me pique, <strong>et</strong><br />

je n'ai rien pour me ressuyer ; je l'fais avec mon panai, car il<br />

ne faut pas que je soye trop propre non plus, autrement on<br />

le verrait. Je fais semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> rien en venant un peu près <strong>de</strong><br />

Trîn<strong>et</strong>te, comme pour qu'elle me voie <strong>et</strong> qu'elle dise que<br />

j'étais tout le temps avec elle pour l'ai<strong>de</strong>r, quand on voudra<br />

savoir qui est-ce qui a été à <strong>la</strong> sirope.<br />

Elle a apporté un gros paqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> bouwaye sur son épaule<br />

<strong>et</strong> elle étend les affaires sur les herbes en les m<strong>et</strong>tant bien<br />

droit, <strong>et</strong> il ne reste que <strong>de</strong>s tout p<strong>et</strong>its chemins verts entre<br />

les linges tout mouillés. Je voudrais tant marcher dans ces<br />

p<strong>et</strong>its chemins-là, comme <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>tes-ban<strong>de</strong>s, mais Trîn<strong>et</strong>te<br />

ne veut pas.<br />

— Ni v'nez nin trop près savez là, avou vos mâcis pids, âtou<br />

di m'bouwaye, vireux qui v's'estez!<br />

Je galope autour <strong>de</strong>s linges étendus, <strong>et</strong> je passe tout près<br />

pour <strong>la</strong> faire embêter. Même que j'ascohe les manches <strong>de</strong><br />

chemise <strong>de</strong> mon oncle <strong>et</strong> <strong>de</strong>s camisoles <strong>de</strong> ma tante. Ces<br />

affaires-là ont l'air si drolle, toutes <strong>la</strong>rges <strong>et</strong> courtes ; c'est


Quelle bonne sirope ! 89<br />

comique <strong>et</strong> je rie tout seul, pendant que Trîn<strong>et</strong>te ne sait pas<br />

pourquoi <strong>et</strong> qu'elle croit que c'est d'elle.<br />

—• Tchessiz pu vite les poyes èri d'chal, qu'elle crie, el pièce<br />

dè fer Vesbaré comme oncque qui r'vint d'ax Lollâx!<br />

Alors je chasse les poules qui veulent toujours venir faire<br />

<strong>de</strong>s sales pattes sur le beau linge ; je les chasse si bien qu'elles<br />

ont le temps <strong>de</strong> tourner <strong>et</strong> <strong>de</strong> revenir du côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> bouwaye ;<br />

je le fais un peu exprès, <strong>et</strong> voilà une poule qui est si bête qu'elle<br />

vole en l'air un moment, puis r<strong>et</strong>ombe juste dans les linges<br />

<strong>et</strong> traverse tout en faisant <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s ascoheyes comme un<br />

marau<strong>de</strong>ur qui se sauve. Elle a <strong>la</strong>issé <strong>de</strong>s pattes dans tout <strong>et</strong><br />

encore autre chose, tellement qu'elle a eu peur ; <strong>et</strong> Trîn<strong>et</strong>te crie<br />

Makralle! après, <strong>et</strong> lui j<strong>et</strong>te l'arrosoir, tandis que <strong>la</strong> poule<br />

court encore plus vite en regardant sur le côté. Moi, je m'ai<br />

accropou <strong>et</strong> je maque sur mes genoux, parce que je rie qu'assotihe.<br />

Puis Trîn<strong>et</strong>te se rem<strong>et</strong> à étendre les linges ; elle arrange<br />

très bien <strong>de</strong>s gâm<strong>et</strong>tes, qu'elle fait les cow<strong>et</strong>tes bien p<strong>la</strong>tes<br />

en les faisant glisser entre ses doigts.<br />

— Trîn<strong>et</strong>te, que je dis tout d'un coup, moi je pense que les<br />

riches gens ont toujours bien bon.<br />

— Surmint n'è donc qu'on z'a bon dè viquer qwand c'est qu'on<br />

z'a po fer.<br />

— Parce qu'alors ils peuvent manger <strong>de</strong> <strong>la</strong> sirope tant qu'ils<br />

veulent.<br />

— Taisse-tu, bouhalle, ils sont bin pu glots qu'çou<strong>la</strong>. C'est <strong>de</strong>s<br />

peus d'souk qu'ils loff <strong>et</strong> ; <strong>et</strong> dè bouyon d'poye ; <strong>et</strong> <strong>de</strong>l ron<strong>de</strong> tâte<br />

al djaleye avou dè café al canélle, <strong>et</strong> tote sôre di bonnès affaires<br />

qui nos n'kinohans nin.<br />

— Mais moi, d'abord, si je serais riche, j'aurais <strong>de</strong> <strong>la</strong> sirope<br />

au matin <strong>et</strong> au soir aussi. Oui, il m'p<strong>la</strong>irait, paraît, d'en avoir<br />

le soir, parce que maintenant on ne m'en donne jamais quand<br />

je le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Pourquoi donc, Trîn<strong>et</strong>te, qu'on ne peut pas<br />

manger <strong>de</strong> <strong>la</strong> sirope au soir?<br />

— Djan, ni k'minciz nin co. Vos savez bin qu'on n'magne nin<br />

<strong>de</strong>l sirope à l'nute.<br />

Je sais bien qu'on ne peut pas en avoir ; on me le dit tout


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

le temps, mais on ne sait pas pourquoi ; ou bien on ne veut<br />

pas me le dire. Encore l'autre jour au soir, mon oncle coupait<br />

une tartine pour lui dans l'armoire ; j'ai <strong>de</strong>mandé une aussi,<br />

<strong>et</strong> alors, comme il me <strong>de</strong>mandait avec quoi ? « avec <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

sirope » que j'ai dit, moi, parce que je croyais qu'il ne pensait<br />

pas à ça, <strong>et</strong> qu'il al<strong>la</strong>it m'en donner, parce que le pot à <strong>la</strong><br />

sirope était sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nche juste à côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> frisse makaye <strong>et</strong><br />

qu'il n'avait qu'à en prendre pour m<strong>et</strong>tre sur ma tartine.<br />

Mais il a tout d'un coup fait une méchante figure <strong>et</strong> il a crié<br />

avec une voix toute fâchée :<br />

— On n'magne nin <strong>de</strong>l sirope à Vnute ! Et il a c<strong>la</strong>pé <strong>la</strong> porte<br />

<strong>de</strong> l'armoire <strong>et</strong> je n'ai rien eu, moi.<br />

Et je me rappelle encore une autre fois, un dimanche, que<br />

mon parrain était venu passer <strong>la</strong> sîze, lui qui sait tout, parce<br />

qu'il a même été une fois à Bruxelles dans son jeune temps ;<br />

alors quand il vient chez nous à <strong>la</strong> sîze, il dit toujours comment<br />

il faut faire <strong>et</strong> ma tante l'écoute en faisant <strong>de</strong>s hauts sourcils<br />

comme quand le curé prêche dans sa pirlôdje. Et, bien <strong>de</strong>s<br />

jours après, ma tante embête mon oncle en répétant tout le<br />

temps : « mi soroche Bi<strong>et</strong>mé a dit ainsi » ou bien « ci n'est nin<br />

comme çou<strong>la</strong> qui m'soroche Bi<strong>et</strong>mé a consi! »; alors mon oncle<br />

finit par <strong>de</strong>venir si fâché qu'il crie : Hagn' m'è V c..., avou<br />

t'soroche Bi<strong>et</strong>mé! Et justement ce dimanche-là mon parrain,<br />

par<strong>la</strong>it sur ce qui est haîti <strong>et</strong> pas haîti, <strong>et</strong> il avait dit :<br />

— Gn'a rin d'meyeux <strong>et</strong> d'pu haîti qu'ine bonne fo<strong>et</strong>e sirope !<br />

Alors moi, bien vite, j'en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, est-ce pas, quand je<br />

vois que ma tante me faisait ma tartine <strong>et</strong> al<strong>la</strong>it étendre <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

compote <strong>de</strong>ssus, pendant que mon parrain continuait à<br />

expliquer ce qui est haîti.<br />

Mais elle m'a donné un p<strong>et</strong>it coup sur <strong>la</strong> tête avec le manche<br />

du couteau pour me faire taire <strong>et</strong> elle a dit fort vite :<br />

— On n'magne nin <strong>de</strong>l sirope à Vnute, sur le temps que son<br />

soroche Bi<strong>et</strong>mé me regardait sévèrement, en faisant <strong>de</strong>s plis<br />

autour <strong>de</strong> sa bouche, comme le maître d'école.<br />

Et voilà que je ne saurai jamais pourquoi on ne mange pas<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> sirope le soir, jusqu'à ce que je sois grand pour lire ça


Quelle bonne sirope ! 91<br />

dans <strong>de</strong>s gros livres <strong>et</strong> peut-être aller une fois à Bruxelles<br />

comme mon parrain.<br />

Maintenant, je r<strong>et</strong>ourne dans <strong>la</strong> maison avec Trîn<strong>et</strong>te, qui<br />

porte <strong>la</strong> manne vi<strong>de</strong> par une oreille <strong>et</strong> moi par l'autre, <strong>et</strong> je<br />

tire pour <strong>la</strong> faire courir. Mais tout <strong>de</strong> même, je suis un peu<br />

gêné quand nous arrivons dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce où que ma tante a<br />

l'air <strong>de</strong> me rattendre. Je fais semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> rien, puis j'attrape<br />

une mouche sur le coin <strong>de</strong> <strong>la</strong> table <strong>et</strong> j'essaie <strong>de</strong> <strong>la</strong> pincer avec<br />

les doigts <strong>de</strong> mon autre main ; je fais comme si c'était difficile,<br />

avec <strong>de</strong>s grimaces, parce que je sens bien que ma tante me fixe.<br />

— Av'co stu al sirope, scélérat? qu'elle crie tout d'un coup.<br />

— Pas vrai ! que je crie, moi, encore plus fort.<br />

— Kimint don, mâhonteux voleur ! C'est qu'il v'vinrent bour<strong>de</strong>r<br />

al narenne, savez.<br />

— Ce n'est pas moi, que je crie encore.<br />

— Tôt à c't'heure, potince qui v'sestez, <strong>et</strong> elle court après moi<br />

autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> table <strong>et</strong> me donne quelques <strong>de</strong>mi-calottes qui<br />

glissent sur ma tête. Mais elle est vite fatiguée, <strong>et</strong> je cours<br />

un peu plus loin, je <strong>la</strong> regar<strong>de</strong> en pensant que <strong>la</strong> sirope était<br />

bonne, <strong>et</strong> que j'irai encore au tonneau.<br />

Parce qu'il me p<strong>la</strong>ît.<br />

EIIIIIIE<br />

Il IIII<br />


Illllllllllilllllllllllllllilllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll<br />

y. Faire faire mon portrait.<br />

HOUMAS est bête.<br />

11 est fort bête, Thoumas. D'abord c'est un F<strong>la</strong>mand<br />

; quand il veut dire en wallon <strong>de</strong>s Monsieurs, au lieu<br />

<strong>de</strong> dire <strong>de</strong>s Mècheux, il dit <strong>de</strong>s Meskeutes. Comme c'est malin !<br />

Thoumas, c'est notre mar<strong>la</strong>chat. C'est lui qui va mou<strong>de</strong><br />

les vaches comme une femme, puis il ba<strong>la</strong>ie très bien <strong>la</strong> cour<br />

avec un grand ramon, le samedi au soir. Et il est si fort, qu'avec<br />

une berw<strong>et</strong>te toute pleine d'ensenne,il court jusqu'à <strong>la</strong> cop<strong>et</strong>te<br />

du hopai, malgré que <strong>la</strong> roue enfonce qu'on ne <strong>la</strong> voit presque<br />

plus. Mais il ne sait pas aller autour <strong>de</strong>s chevaux <strong>et</strong> les atteler,<br />

les faire marcher en leur disant <strong>de</strong>s mots, tirer hare ou faire<br />

hotte ! hotte ! hotte ! avec le l'â-fil<strong>et</strong>. C'est pour ça que le<br />

Vieux Jean, celui qui mène les charr<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> les carmannes<br />

<strong>et</strong> qui sait faire un si beau carillon avec sa corixhe qu'on l'entend<br />

c<strong>la</strong>per bien une heure d'ici, Vieux Jean ne veut pas aller<br />

avec Thoumas <strong>et</strong> ne lui parle presque jamais.<br />

— Est par trop bâbo, noss mar<strong>la</strong>chat, qu'il dit, en suçant<br />

lentement le tuyau <strong>de</strong> sa pipe qu'il fume en <strong>la</strong> <strong>la</strong>issant enfermée<br />

dans une drolle <strong>de</strong> boîte, pour ne pas <strong>la</strong> gâter. Puis il<br />

fait aller sa grosse moustache à droite <strong>et</strong> à gauche en <strong>la</strong><br />

frottant avec <strong>la</strong> pointe du tuyau.<br />

J'aime bien d'aller avec les chevaux <strong>et</strong> Vieux Jean <strong>et</strong> pas<br />

aller avec les vaches <strong>et</strong> les cochons <strong>et</strong> Thoumas.<br />

Tous les dimanches presque, après basse-messe, Vieux Jean<br />

<strong>de</strong>scend sur Liège pour s'aller ach<strong>et</strong>er quelque chose, une belle<br />

haute noire casqu<strong>et</strong>te, ou un fiemtai ou <strong>de</strong>s nâlix ; il a une


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

fois rapporté un livre <strong>de</strong> sur <strong>la</strong> Batte, dit-il, <strong>la</strong> Clef <strong>de</strong>s Songes,<br />

que je lui lis <strong>de</strong>dans, <strong>et</strong> je ne comprends rien <strong>et</strong> lui non plus,<br />

mais c'est bien beau.<br />

Un dimanche, j'ai été avec Thoumas, parce qu'il fal<strong>la</strong>it<br />

m'ach<strong>et</strong>er un nouveau chapeau. Les ceux que l'homme vend<br />

ne sont pas beaux assez, qu'elle dit ma tante. C'est un homme<br />

qui passe <strong>de</strong> temps en temps avec sa charr<strong>et</strong>te <strong>et</strong> un p<strong>et</strong>it<br />

cheval <strong>et</strong> qui vend toutes sortes d'affaires, <strong>de</strong> <strong>la</strong> moutonne<br />

rouge pour les robes, <strong>de</strong> <strong>la</strong> printagnère pour <strong>de</strong>s costumes,<br />

du coutil pour les pantalons, <strong>de</strong>s vertes cravates, <strong>de</strong>s bleus<br />

courts sâros, <strong>de</strong>s sabots noirs pour les femmes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s bruns<br />

pour les hommes. Pourquoi est-ce qu'il n'y a pas une couleur<br />

exprès pour les sabots <strong>de</strong>s enfants ? Jaune, ou bien pommelé,<br />

par exemple. Le marchand a bien <strong>de</strong>s chapeaux aussi, mais<br />

c'est <strong>de</strong>s grands p<strong>la</strong>ts chapeaux tout mois pour les vieux<br />

hommes, ou bien <strong>de</strong>s ronds comme les Monsieurs, mais pas<br />

plus hauts qu'un pain, <strong>et</strong> tout gris c<strong>la</strong>ir ou viol<strong>et</strong>s comme les<br />

terrassiers du chemin <strong>de</strong> fer ont quand ils sont bien ren<strong>et</strong>toyés<br />

<strong>et</strong> qu'ils vont hanter ou boire leur argent.<br />

C'est dans une p<strong>et</strong>ite boutique où il fait tout noir que nous<br />

avons été avec Thoumas pour mon nouveau chapeau. Ma<br />

tante l'avait dit comme ça... C'est tout près du Pied du<br />

vieux Pont-<strong>de</strong>s-Arches, qu'elle dit. Il y a beaucoup <strong>de</strong>s<br />

beaux chapeaux <strong>et</strong> même <strong>de</strong>s buses à l'éta<strong>la</strong>ge, mais ce qui<br />

me p<strong>la</strong>ît le mieux, moi, c'est <strong>de</strong>s belles casqu<strong>et</strong>tes vertes,<br />

roses ou tricolores, avec <strong>de</strong>ssus une lyre comme un drolle <strong>de</strong><br />

peigne pour les fanfares <strong>et</strong> les crâmignons.<br />

Thoumas entre le premier en poussant <strong>la</strong> porte qui ne va<br />

pas bien ; il y a une p<strong>et</strong>ite sonn<strong>et</strong>te qui fait kikekikekikz,<br />

lik, 1/ilc} Z'iA/j puis s'arrête ; il ne vient personne. Je m'embête,<br />

moi, <strong>et</strong> je regar<strong>de</strong> tous côtés, <strong>et</strong> je vois qu'on a mis un tout<br />

p<strong>et</strong>it bon Dieu, pas plus grand que ça, en haut, près <strong>de</strong>s boîtes<br />

avec <strong>de</strong>s chapeaux qu'on n'y va qu'avec une escabelle.<br />

— Botique, botique, que Thoumas crie comme s'il était<br />

fâché.<br />

•—• Aw<strong>et</strong>, binamé, on z'y va, que répond <strong>la</strong> vieille femme


Faire faire mon portrait. 95<br />

avec <strong>de</strong>s lun<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> une gâm<strong>et</strong>te, en venant <strong>de</strong> l'autre côté<br />

du comptoir par une p<strong>et</strong>ite porte.<br />

— Est-ce on cliapai po v' marier qui v'far eut mutw<strong>et</strong>? qu'elle<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Thoumas.<br />

— Ji n'a mèsâhe di rin, mi, qu'il dit tout fâché. C'est l'jône<br />

monclieu chai qu'il fât ahessi.<br />

— Ah! c'est pour toi, fils. Qu'est-ce qu'il te faut donc, fils?<br />

Raconte un p<strong>et</strong>it peu.<br />

— Un nouveau chapeau qu'il me faut.<br />

— N'aimes-tu pas mieux un bonn<strong>et</strong> écossais, fils, avec <strong>de</strong>ux<br />

beaux rubans qui pen<strong>de</strong>nt?<br />

— Un nouveau chapeau qu'il me faut, moi.<br />

— Pas besoin dz crier comme ça, t'en auras un, fils.<br />

Pourquoi est-ce qu'elle m'appelle toujours fils. Comment<br />

sait-elle ça, <strong>et</strong> à quoi est-ce qu'elle le voit ?<br />

Elle a pris une ron<strong>de</strong> boîte oleue où qu'il y a un paqu<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

chapeaux comme le mien. Je veux le même, un tout pareil,<br />

<strong>et</strong> qu'il soit rouge en <strong>de</strong>dans, une belle doublure avec <strong>de</strong>s<br />

l<strong>et</strong>tres d'or. La vieille femme me les essaye en me m<strong>et</strong>tant<br />

toujours le chapeau vers <strong>la</strong> han<strong>et</strong>te pour voir à ma figure s'il<br />

va bien. Mais moi je le rattire toujours en avant sur mes<br />

sourcils, parce qu'il me p<strong>la</strong>ît.<br />

Elle veut me faire prendre un qui est doublé b<strong>la</strong>nc en<br />

<strong>de</strong>dans. Et moi je veux le doublé rouge.<br />

— Mais il est trop grand, fils, celui-là. Il ne tient pas sur ta<br />

tête, <strong>et</strong> quand il fera du vent, fils...<br />

— Gn'a un é<strong>la</strong>stique pour le ratnir, que je dis.<br />

— Et nos m<strong>et</strong>trans on boqu<strong>et</strong> d'gaz<strong>et</strong>te à d'vins <strong>de</strong> cur po l'fé<br />

strin<strong>de</strong>, dit Thoumas en tirant une bourse <strong>de</strong> bleuve toile<br />

avec <strong>de</strong>s longs cordons pour payer.<br />

Mais il se tourne d'un autre côté pour chercher après les<br />

francs <strong>et</strong> les cennes qu'il .faut ; il ne veut pas qu'on voie ce<br />

qu'il y a dans sa bourse. Quand j'aurai un porte-monnaie<br />

avec du vrai argent, je ferai comme ça aussi.<br />

Nous sommes revenus par <strong>de</strong>s rues où il y a tellement <strong>de</strong>s<br />

gens qu'on va à stock <strong>de</strong>ssus sans le savoir. Comme j'avais<br />

justement <strong>de</strong>ux cennes <strong>et</strong> <strong>de</strong>mie que je gardais <strong>de</strong>puis bien


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

longtemps, j'ai ach<strong>et</strong>é une orange à <strong>la</strong> femme qui les vend sur<br />

<strong>la</strong> rue, un grand panier tout plein, avec un grand long chignon<br />

<strong>de</strong> cheveux <strong>de</strong>rrière sa tête. J'ai pris <strong>la</strong> plus grosse orange<br />

que je pouvais, j'ai fait un trou avec mon doigt, puis je tire<br />

avec ma bouche en ting<strong>la</strong>nt mes chiffes. Thoumas marche<br />

<strong>de</strong>vant avec mon vieux chapeau dans une gaz<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> moi je<br />

fais tout plein <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its pas <strong>de</strong>rrière pour le rattraper en<br />

suçant mon orange qui est déjà presque finie ; alors je <strong>la</strong> déchire<br />

<strong>et</strong> je mange le jaune en souff<strong>la</strong>nt les pépins ; puis je<br />

gratte encore un peu avec mes <strong>de</strong>nts pour avoir le b<strong>la</strong>nc<br />

qui est en <strong>de</strong>dans <strong>de</strong> <strong>la</strong> pelure. Il y a encore un autre pont plus<br />

loin, à Bavîre, où qu'on voit toujours beaucoup <strong>de</strong>s lècheux<br />

<strong>de</strong> baille qui regar<strong>de</strong>nt après les pigeons, qu'on ne voit jamais<br />

revenir ; on entend aussi une grosse musique <strong>de</strong> Barbarie qui<br />

joue tout près <strong>de</strong> <strong>la</strong> sale eau qui coule lentement. Il y a un<br />

bateau vert avec une mohin<strong>et</strong>te <strong>de</strong>ssus <strong>et</strong> un homme qui<br />

pêche avec un fil<strong>et</strong> carré <strong>et</strong> qui ne prend jamais rien, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

gamins sur le bord qui le regar<strong>de</strong>nt faire.<br />

C'est là tout près qu'un homme a venu parler à Thoumas<br />

qui me donnait une main tandis que je frottais mon autre<br />

main sur <strong>la</strong> baille du pont. C'est un homme qui avait un<br />

pal<strong>et</strong>ot, mais pas <strong>de</strong> col. malgré qu'il avait déjà un bouton<br />

<strong>de</strong> col en cuivre. Une casqu<strong>et</strong>te avec <strong>de</strong>s carreaux qu'il avait<br />

tiré fort dans sa tête jusqu'à <strong>la</strong> han<strong>et</strong>te. Et <strong>de</strong>s vertes pantoufles<br />

avec une rouge tête <strong>de</strong> lion <strong>de</strong>ssus. Dans sa main, il<br />

montrait une image brune à Thoumas en le tirant fort par<br />

le bras.<br />

— Si, si, parfaitement, le portrait du jeune homme, bon<br />

marché, cinq minutes...<br />

— Bogive, vi dis-je, qu'il fait Thoumas en levant son cou<strong>de</strong>.<br />

Mais l'homme se m<strong>et</strong> <strong>de</strong>vant lui <strong>et</strong> ne le <strong>la</strong>isse pas passer.<br />

— Veuillez entrer par ici. Un joli souvenir, agréable <strong>et</strong><br />

utile !<br />

— Enn n'alléve à c't'heure; <strong>la</strong>irez-ve les gins è paye!<br />

— Perm<strong>et</strong>tez, au fond du colidor, montez <strong>de</strong>ux escaliers,<br />

s'il vous p<strong>la</strong>ît.


Faire faire mon portrait. 97<br />

Et il tire toujours Thoumas qui se <strong>la</strong>isse hairi. Moi, je dois<br />

bien suivre <strong>et</strong> je viens le <strong>de</strong>rnier, mais ça m'amuse un peu ;<br />

pourtant j'ai peur aussi, parce que Thoumas fait une drolle<br />

<strong>de</strong> figure <strong>et</strong> puis je ne sais pas ce qu'on va faire dans c<strong>et</strong>te<br />

maison-là, que nous ne connaissons pas.<br />

— Montez, montez, que l'homme fait en nous poussant<br />

tous les <strong>de</strong>ux dans les escaliers que Thoumas bardouhaye avec<br />

ses gros souliers <strong>et</strong> que moi je tombe à quatre pattes sur les<br />

grés.<br />

Mais l'homme, lui, ne vient pas avec. Il raccourt vite du<br />

côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue avec son image brune, en criant fort quelque<br />

chose que nous ne comprenons pas. Et alors on entend ouvrir<br />

une porte en haut <strong>et</strong> quelqu'un dit dans l'escalier :<br />

— Par ici, Messieurs <strong>et</strong> Dames.<br />

Comme c'est à eux les escaliers, il nous faut bien y aller,<br />

est-ce pas ? Puisqu'on est obligé, nous arrivons en haut.<br />

Quelle drolle <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce avec <strong>de</strong>s fenêtres dans le p<strong>la</strong>fond, <strong>et</strong><br />

il sent mauvais ici, comme <strong>la</strong> bouteille qui est dans l'écurie<br />

<strong>de</strong>s chevaux <strong>et</strong> qu'on leur frotte sur le ventre quand ils sont<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s.<br />

C'est une grosse Madame qui est là, avec un gros ventre,<br />

puis une ceinture avec une blouque, puis, au-<strong>de</strong>ssus, un gros<br />

estomac avec un gros menton qui lui pend comme une barbe.<br />

— C'est pour le p<strong>et</strong>it, est-ce pas % Venez ici, «fils », qu'elle<br />

dit, comme quelqu'un qui est si pressé. Et elle me fait aller<br />

au bout <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce près d'un tableau où qu'on a peindu une<br />

belle balustra<strong>de</strong>. Elle me prend par les épaules comme le<br />

maître d'école, elle méfiait tourner <strong>et</strong> ratourner. Puis voilà<br />

qu'elle tire tout près <strong>de</strong> moi une p<strong>et</strong>ite table avec <strong>de</strong>s pieds<br />

tout houlés comme <strong>la</strong> machine à coudre qui est chez mon<br />

autre tante. Elle m<strong>et</strong> ma main sur c<strong>et</strong>te table comme si j'avais<br />

l'air <strong>de</strong> dire : « C'est da moi, c<strong>et</strong>te table-là. » Alors <strong>de</strong>rrière<br />

moi <strong>la</strong> grosse femme m<strong>et</strong> une affaire comme un portemanteau<br />

avec un fer qui stiche <strong>et</strong> qui vient m'empoigner comme une<br />

fourche dans ma han<strong>et</strong>te. C'est tout froid <strong>et</strong> je n'ai pas bon.<br />

Je me tiens tout reud <strong>et</strong> je tâche <strong>de</strong> voir du côté <strong>de</strong> Thoumas,<br />

qui ne vient pas me défendre <strong>et</strong> qui ne dit rien, sur sa chaise.<br />

7


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

— Souriez un peu, que <strong>la</strong> grosse dame me dit sévèrement.<br />

Je ne sais pas ce que c'est ça, moi, <strong>et</strong> le fer me pousse ma tête<br />

que je n'ose pas remuer.<br />

— Et puis surtout, ôtez votre chapeau <strong>et</strong> tenez-le dans<br />

votre main, c'est bien plus comme il faut, que <strong>la</strong> femme dit<br />

encore ; <strong>et</strong> elle vient pour ôter mon bon chapeau bas <strong>de</strong> ma<br />

tête. Mais moi je tiens fort mon chapeau qui p<strong>la</strong>que sur<br />

mon front.<br />

— Me p<strong>la</strong>ît pas, moi, que je dis, <strong>et</strong> je le tire encore plus bas<br />

sur mes yeux, que je ne vois presque plus rien.<br />

Alors elle a mis une boîte avec <strong>de</strong>s pieds <strong>et</strong> <strong>de</strong>s plis comme<br />

un harmonica <strong>et</strong> un trou <strong>de</strong>vant avec un verre comme une<br />

pendule <strong>et</strong> un p<strong>et</strong>it couvercle <strong>de</strong>ssus. Quand elle l'ôte, le couvercle,<br />

c'est comme si on prenait <strong>la</strong> waitroule <strong>de</strong>vant l'œil<br />

d'un cheval.<br />

— Ne bougez pas, savez-vous, que <strong>la</strong> grosse femme crie en<br />

se cachant <strong>de</strong>rrière une cliquotte noire comme un vieux<br />

domino qu'elle a mis sur <strong>la</strong> boîte. Moi, je fixe tant que je peux<br />

dans le verre <strong>de</strong> <strong>la</strong> boîte qui me regar<strong>de</strong> aussi. Nous restons<br />

comme ça bien longtemps, que mes yeux me piquent <strong>et</strong> que<br />

je me sens tout tournisse comme quand je viens bas du<br />

carrousel.<br />

— Ça z'y est, qu'elle crie, en rem<strong>et</strong>tant le couvercle, puis<br />

elle tire une p<strong>la</strong>nche hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> boîte comme un tiroir <strong>de</strong> côté,<br />

<strong>et</strong> elle va s'enfermer dans une p<strong>et</strong>ite mohin<strong>et</strong>te dans un coin<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce. C'est sans doute pour écouter ce que nous dirons<br />

avec Thoumas. Mais nous ne disons rien, nous rattendons<br />

je ne sais pas quoi ; Thoumas a l'air tout attrapé, <strong>et</strong> moi<br />

aussi, sans doute.<br />

La femme vient <strong>de</strong>hors avec un carré noir dans sa main,<br />

comme <strong>de</strong> <strong>la</strong> jujube.<br />

— Maintenant vous allez choisir quel cadre vous voulez,<br />

dit-elle à Thoumas, <strong>et</strong> elle montre une p<strong>et</strong>ite table où il y a<br />

<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s beaux cadres en verre avec un bord en papier noir<br />

<strong>et</strong> en <strong>de</strong>dans un carré plus p<strong>et</strong>it, avec du doré.<br />

— Tôt l'minme li quel, qu'il dit tout fâché.


Faire faire mon portrait. 99<br />

Moi, on ne me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> rien ; c'est pourtant pour mon<br />

portrait.<br />

— Un peu voir, habie, que je dis en tirant <strong>la</strong> manche <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

femme qu'a mis le carré noir dans un cadre avec <strong>de</strong>s lignes<br />

jaunes <strong>et</strong> vertes.<br />

C'est tout foncé, on ne voit presque rien, mais je reconnais<br />

tout <strong>de</strong> même les boutons <strong>de</strong> mon pal<strong>et</strong>ot ; il y a un qui<br />

manque dans le portrait aussi. Et je vois aussi mon nouveau<br />

chapeau qu'est bien ressemb<strong>la</strong>nt. Le reste, c'est si noir qu'on<br />

dirait un bouname <strong>de</strong> couque <strong>de</strong> Verviers, mais j'ai quand<br />

même bien bon.<br />

Et je porte le portrait appuyé contre mon estomac pendant<br />

que Thoumas a payé <strong>la</strong> femme <strong>et</strong> <strong>de</strong>scend les escaliers <strong>de</strong>rrière<br />

moi.<br />

— Dinez-m'el, vo V<strong>la</strong>irez torate tourner.<br />

Et il me le prend <strong>et</strong> le m<strong>et</strong> dans sa poche. Il est si fâché,<br />

Thoumas, je ne sais pas pourquoi, <strong>et</strong> il répète tout le temps :<br />

— On franc <strong>et</strong> dix-sept censes <strong>et</strong> d'meie po çoulà ! Ni fât-il<br />

nin esse fou d'el grâce dè bon Dieu, nom d'un mille!<br />

Il a dit tout le chemin ça en grognant <strong>et</strong> faisant comme<br />

s'il vou<strong>la</strong>it battre quelqu'un. Et quand nous avons arrivé<br />

dans <strong>la</strong> « Voye <strong>de</strong>l Vètche », il a arrêté <strong>et</strong> il a crié :<br />

— C'est d'mes censes avou, <strong>et</strong> nos Val<strong>la</strong>ns distrure. Edon,<br />

val<strong>et</strong>, nos l'al<strong>la</strong>ns spyi ?<br />

Moi, j'aurais bien voulu le gar<strong>de</strong>r, ce portrait, pour le faire<br />

voir, comme c'est beau <strong>et</strong> drolle c<strong>et</strong>te image-là. Mais j'ai dit<br />

comme Thoumas.<br />

— Oui, maintenant, cassons-le pour voir ! Alors il l'a mis<br />

à terre près d'un arbre <strong>et</strong> a donné <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> talon <strong>de</strong>dans.<br />

Ça craquait le verre, <strong>et</strong> les morceaux spitaient <strong>et</strong> moi je<br />

donnais <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> talon dans les plus p<strong>et</strong>its morceaux.<br />

Un moment il y avait un morceau noir, c'était ma figure du<br />

portrait qui me regardait. J'ai frappé fort <strong>de</strong>ssus, ça a fait<br />

<strong>de</strong>s mi<strong>et</strong>tes grises.<br />

— No n'dirans rin à personne, èdon, dit Thoumas en marchant<br />

vers chez nous. Je le suis, sans rien dire ; je crois que je


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

suis triste à cause du portrait que nous avons cassé, on ne sait<br />

pas pourquoi ; je voudrais le ravoir à c't'heure.<br />

Nous avons r<strong>et</strong>ourné chez nous, <strong>et</strong> nous n'avons rien dit<br />

<strong>de</strong> tout ça. Et on m'a encore barboté parce que je ne racontais<br />

pas quoi <strong>et</strong> comme sur mon chapeau.<br />

Je repense toujours au portrait qu'est là en morceaux<br />

près <strong>de</strong> l'arbre ; pauvre <strong>la</strong>id portrait tout noir que le bête<br />

Thoumas a cassé !<br />

EIIIIIIE<br />

lllll!


Illllllllllilllllllllllllllilllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll<br />

8. Mal mes <strong>de</strong>nts,<br />

'EST un gros <strong>de</strong>nt, tout au bout <strong>de</strong> ma bouche, qu'a<br />

un vi<strong>la</strong>in trou au milieu, tout noir qu'on y pousserait<br />

bien une crompière, il me semble.<br />

Et ça barloque quand je l'fais aller avec mon doigt, hare<br />

<strong>et</strong> hotte, qu'il me semble que j'ai une escarpol<strong>et</strong>te dans ma<br />

bouche. Ça fait si mal, da, comme si on stroukait dans ma<br />

vian<strong>de</strong> <strong>de</strong> mon menton avec un clou. Quand c'est que je tire<br />

du vent dans ma bouche en ne faisant qu'une p<strong>et</strong>ite crevure<br />

sur le côté, alors mon <strong>de</strong>nt me fait mal comme si on frottait<br />

<strong>de</strong>ssus avec une lime. Et quand je fais aller sans le faire exprès<br />

du café tout bol<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> ce côté-là, waye donc ! il me semble<br />

que le trou <strong>de</strong> mon <strong>de</strong>nt est agrandi avec un windai. Et quand,<br />

par hasard, je hagne un gros coup sur une coyenne <strong>de</strong> <strong>la</strong>rd ou<br />

un bordon <strong>de</strong> récoulisse, waye à waye, c'est comme si on me<br />

donnerait une calotte avec un marteau.<br />

A force que je le fais enrager avec mon doigt, il y a le rèchon<br />

qui m'coule hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> bouche par longs fil<strong>et</strong>s ; <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong><br />

mon doigt est <strong>de</strong>venue toute molle <strong>et</strong> b<strong>la</strong>nc-moètte comme les<br />

mains <strong>de</strong> Trîn<strong>et</strong>te quand elle les <strong>la</strong>isse longtemps dans <strong>la</strong><br />

samneure.<br />

Djoug ! djoug ! c'est mon <strong>de</strong>nt qui dogue, je ne lui ai rien<br />

fait pourtant <strong>et</strong> il attaque tout seul. C'est comme si on me<br />

donnait tout le temps <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites bouffes al g..., <strong>de</strong>s coups<br />

<strong>de</strong> poing dans ma joue <strong>et</strong> que je ne pourrais pas me revenger.<br />

J'ai si mal <strong>et</strong> je suis si fâché sur tout le mon<strong>de</strong> que je choûle<br />

tant que je peux. Quand j'ai bien hoûlé longtemps, je m'arrête


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

un p<strong>et</strong>it peu, <strong>et</strong> je rattends un moment pour savoir si j'ai<br />

encore mal. Des fois je suis tellement nanti d'avoir crié tout<br />

seul que mon <strong>de</strong>nt me <strong>la</strong>isse tranquille un p<strong>et</strong>it temps. Et<br />

c'est après, quand c'est que je commence à me ravoir <strong>et</strong> que<br />

je voudrais jouer à quelque chose, alors il recommence à<br />

souki, djoug ! cljoug ! comme en exprès ; surtout quand je<br />

veux un peu chipoter autour avec ma <strong>la</strong>ngue, pour savoir.<br />

Et il me faut encore une fois choûler.<br />

— Djan ! n'y tusez nin ainsi tote jou ! crie ma tante avec une<br />

méchante figure, quand elle passe près <strong>de</strong> <strong>la</strong> couleye où que<br />

je me m<strong>et</strong>s toujours pour pleurer.<br />

— Tusez à aute choès! leyiz vosse dint es paye ; n'fez les<br />

qwances di rin, <strong>et</strong> çou<strong>la</strong> n' n'ir<strong>et</strong> comme a v'nou.<br />

Je pense à autre chose tant que je peux, mais je n'peux pas.<br />

C'est mon <strong>de</strong>nt qui rattaque toujours.<br />

— N'y tusez nin, v'dis-je. Leyiz- V ax rése. Tinez, volez-v' mi<br />

d'mêler ine haspleye di <strong>la</strong>ine so <strong>de</strong>ux cheyires? Louquiz on pau<br />

quelle belle djoleye coleur po <strong>de</strong>s châses por vos.<br />

— Non, je ne saurais pas. Quand c'est que je pense seulement<br />

à mes ongles qui grattent sur <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ine, j'ai encore<br />

plus mal mon <strong>de</strong>nt.<br />

— Taihive, ennocint m'vé, avou vos boègnes contes. Hoûtez<br />

n'gotte, allez è djardin tôt v' s'amusant, <strong>et</strong> s'copez-m' <strong>de</strong>ux<br />

pougneyes di foyes di surale po l'sope.<br />

— Djan, taisez-vous aussi. Quand je pense à <strong>la</strong> surale, ça<br />

me pique encore plus fort <strong>et</strong> l'eau me coule dans <strong>la</strong> bouche.<br />

— Biesse ! On n'pout rin avu fou d'twè, todis.<br />

— J'ai mal, moi !<br />

— N'y tusez nin, bâbô, quand on vs'el dit, vormint.<br />

Elle a bien facile, elle, ma tante, <strong>de</strong> dire qu'il ne faut pas<br />

y penser. Ce n'est pas son <strong>de</strong>nt, est-ce pas ? Et quand c'est<br />

qu'il veut pleuvoir <strong>et</strong> que son aguesse <strong>la</strong> fait assoti, elle<br />

kipitte tout le ménache. C'est bon allez, quand c'est qu'elle<br />

aura encore mal à <strong>la</strong> pie <strong>de</strong> <strong>la</strong> béch<strong>et</strong>te <strong>de</strong> son p<strong>et</strong>it doigt <strong>de</strong><br />

pied, je lui dirai <strong>de</strong> ne pas y tûser !<br />

Quand c'est qu'on me donne <strong>de</strong>s calottes pour m'apprendre,<br />

je voudrais bien ne pas y penser aussi, <strong>et</strong> je dis toujours en


Mal mes <strong>de</strong>nts. 103<br />

exprès : «je n'ai pas eu mal, tiens ! » malgré que ça pique fort,<br />

<strong>et</strong> qu'il me faut frotter beaucoup, <strong>et</strong> même tirer <strong>la</strong> peau <strong>de</strong><br />

ma tête en haut, par mes cheveux, pour faire partir le mal.<br />

— Qu'est-ce qui faut faire donc, Trîn<strong>et</strong>te, quand on a un<br />

<strong>de</strong>nt qui barloque comme ça ?<br />

— Vos n'polez mâ. Djan, il n'a co non risse dè mori c'cop chai.<br />

Qui dirîz-ve donc, si on d'véve vi côper n'jambe, ou kteyi d'vins<br />

les boyais comme à Bavîre? Et l'marchand d'coss<strong>et</strong>s donc, li<br />

houlé Nicaise, qù'ine irôye Va si bin hagni, è pogne qu'on-z-a<br />

d'vou li r'côper treus <strong>de</strong>ugts <strong>et</strong> brouler Vp<strong>la</strong>ye avou on roge<br />

fier. Et Vgrand Hinri donc, qu'as t'avu on côp d'pid di ch'vâ<br />

qu'a hiné dè. cou es stâ qui li a bouhi on boqu<strong>et</strong> foû <strong>de</strong>l tiesse!<br />

Et l'homme d'âx Six-Pires, donc lu, qu'a stu rosti à crahai<br />

qwand s'mohonne a broûlé ! Corez èvoye avou voss dint ; vos<br />

n'polez co mâ, allez !<br />

— Mais j'ai mal quand même, moi, que je crie en donnant<br />

<strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pied à terre. Je voudrais si bien jurer tout plein<br />

<strong>de</strong>s n... d... D... comme un houyeux, mais il m'faudrait aller<br />

l'dire à confesse au gros vicaire, qui me barbotera encore une<br />

fois tout haut comme l'autre fois.<br />

— Djan, Trîn<strong>et</strong>te, dites un peu quoi est-ce qu'il faut faire ?<br />

— M<strong>et</strong>tez on pau dè pèk<strong>et</strong> d'su avou vous <strong>de</strong>ugt.<br />

Et elle va au gré <strong>de</strong> <strong>la</strong> cave pour me vi<strong>de</strong>r un peu du pèk<strong>et</strong><br />

dans un p<strong>la</strong>teau <strong>de</strong> tasse (soucoupe).<br />

Je vais me m<strong>et</strong>tre à <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite fenêtre où qu'on voit sur <strong>la</strong><br />

route où qu'il passe <strong>de</strong> temps en temps un grand long « bennai »<br />

<strong>de</strong> charbon tout noir <strong>et</strong> étroit, avec trois chevaux qui tirent si<br />

fort que leur « gorai » remonte <strong>et</strong> qu'ils font aller leur tête en<br />

remuant les «roudjons» pendant que l'homme, tout sale,<br />

avec un p<strong>et</strong>it comique tablier b<strong>la</strong>nc, crie <strong>et</strong> c<strong>la</strong>pe. Il passe<br />

aussi <strong>de</strong>s charr<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> messagers, avec <strong>de</strong>s hautes « f<strong>la</strong>hes »<br />

<strong>et</strong> une toile grise avec <strong>de</strong>s pièces b<strong>la</strong>nches sur <strong>de</strong>s « cèkes »<br />

ronds pour faire le toit. Et <strong>de</strong>rrière, <strong>la</strong> toile est tinglée avec<br />

une cor<strong>de</strong> dans l'ouhl<strong>et</strong> avec <strong>de</strong>s plis en rond comme le chose<br />

d'une poule. En <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> <strong>la</strong> charr<strong>et</strong>te, il y a une gran<strong>de</strong> p<strong>la</strong>te<br />

caisse qui pend entre les roues, avec <strong>de</strong>dans tout plein <strong>de</strong>s<br />

affaires <strong>et</strong> un chien qui dort sur <strong>de</strong>s cliquottes.


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Avec le p<strong>la</strong>teau <strong>de</strong> pèk<strong>et</strong> tout près <strong>de</strong> moi, je m<strong>et</strong>s ma tête<br />

sur le côté <strong>et</strong> je commence avec mon doigt à m<strong>et</strong>tre goutte à<br />

goutte du pèk<strong>et</strong> sur mon <strong>de</strong>nt. Chouf ! c'est froid d'abord.<br />

Puis il me semble que chaque goutte est comme une p<strong>et</strong>ite<br />

bête qui gratte ma vian<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> mon <strong>de</strong>nt <strong>et</strong> ôte un peu<br />

du mal. C'est si drolle, <strong>et</strong> tout le côté <strong>de</strong> ma bouche en <strong>de</strong>dans<br />

est <strong>de</strong>venu tout dur, me semble-t-il, que je ne sens presque<br />

plus rien. C'est bon, le pèk<strong>et</strong> ! Parfois, il y a <strong>de</strong>s gouttes qui<br />

courent dans mon estomac <strong>et</strong> il faut bien que je les avale pour<br />

ne pas étrangler. Ça pique, c'est fort, ça me fait comme une<br />

vapeur dans <strong>la</strong> gorge que je ne saurais plus parler, je crois.<br />

J'en m<strong>et</strong>s toujours le plus que je peux sur mon <strong>de</strong>nt, mais je<br />

ne saurais plus dire si c'est mon <strong>de</strong>nt <strong>et</strong> ma main <strong>et</strong> ma bouche<br />

ou bien les celles d'un autre parce que je me sens tout fournisse.<br />

A mes joues j'ai chaud <strong>et</strong> ça me pique comme <strong>de</strong>s mouches.<br />

Je sens bien que je fais <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its yeux <strong>et</strong> les bennais<br />

<strong>de</strong> houille qui passent me semblent loin comme s'ils étaient<br />

mêlés dans les arbres, là, au fond du pays où je n'ai jamais<br />

été. Et je crois qu'on me pousse lentement <strong>et</strong> fort sur ma tête<br />

parce que voilà que je vais m'endormir sur mon bras près du<br />

p<strong>la</strong>teau <strong>de</strong> pèk<strong>et</strong> qui est presque tout vi<strong>de</strong>...<br />

Waye donc ! waye donc ! voilà que je m'ai réveillé, tellement<br />

que j'ai du mal. Et ça me brûle, ça me tire, ça dogue,<br />

ça pousse en <strong>de</strong>dans comme pour me faire enrager <strong>de</strong> mal.<br />

Je sens que je suis tout houzé <strong>de</strong> ce côté-là <strong>de</strong> ma figure ;<br />

c'est tout dur <strong>et</strong> chaud, ça strouke dans mon menton. J'ai si<br />

mal que je commence à crier â secours tant que je peux en<br />

donnant <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> poing <strong>de</strong> tous les côtés, mais pas dans<br />

les carreaux.<br />

Et voilà ma tante qui accourt juste au moment que je<br />

commençais à jurer un p<strong>et</strong>it sacri-nom tout bas, pour avoir<br />

moins mal. Elle m'a entendu <strong>et</strong> me donne une bonne calotte<br />

d'abord, avant même <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r quoi est-ce qui gna.<br />

Et justement voilà que c<strong>et</strong>te calotte-là me fait du bien tout<br />

d'un coup ; je n'ai plus si mal, mais je ne le dis pas à ma tante<br />

parce qu'elle aurait trop bon <strong>de</strong> m'en donner tout le temps <strong>de</strong>s<br />

calottes.


Mal mes <strong>de</strong>nts. 105<br />

Mais il faut bien que je crie, est-ce pas, puisque j'ai<br />

commencé ?<br />

Et puis, si j'arrête, on ne voudra plus le croire, quand c'est<br />

que j'aurais encore mal pour du bon.<br />

— Ni brayez nin si <strong>la</strong>id ! Rawâr<strong>de</strong>z seûlemint <strong>de</strong>ux jous, vos<br />

irez l'fer râyi dimègne, on <strong>de</strong>ut justumint aller à Lîge, vos irez<br />

avou po voss dint. N'a nin mèsâhe <strong>de</strong> gueuyi comme on foèrsôlé.<br />

Moi, je ne dis presque plus rien. Je tûse. Ça fait mal <strong>de</strong> me<br />

l'faire arracher. Et ça fait déjà mal quand on ne me l'arrache<br />

pas. Mais ce<strong>la</strong> ne fait plus mal quand on parle <strong>de</strong> l'arracher,<br />

tellement que j'ai peur. Alors, il faudrait tout le temps en<br />

parler <strong>et</strong> jamais le faire !<br />

Deux jours, qu'il me faut rattendre. J'ai encore mal <strong>de</strong><br />

temps en temps, quand je chipote après mon <strong>de</strong>nt. Et chaque<br />

fois que quelqu'un <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison me voit que je commence<br />

à refaire <strong>de</strong>s hègnes <strong>et</strong> à vouloir choûler <strong>de</strong> mal, ils se m<strong>et</strong>tent<br />

à crier :<br />

— C'est après-d'main qu'ir<strong>et</strong> s't'a Lîge po fer râyi s'dint.<br />

— A bin bon, lu, li p'tit, d'aller ainsi à Lîge qwand c'est<br />

justumint l'fiesse à St-Phoyin. I veur<strong>et</strong> l'porcechion <strong>et</strong> nos<br />

autes nin.<br />

Et pourtant, je ne me rafie pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> voir, parce'que je sais<br />

bien que l'homme va me herrer une usteye dans <strong>la</strong> bouche <strong>et</strong><br />

grawi <strong>et</strong> m'faire du mal. Et encore <strong>de</strong>ux jours comme ça, que<br />

je ne sais pas même manger <strong>et</strong> j'enrache <strong>de</strong> voir les autres<br />

se bourrer tant qu'ils peuvent <strong>et</strong> loffer ma part.<br />

— Clintchiz voss' tiesse <strong>et</strong> magn'tez tôt doucemint d'iaute<br />

costé, qu'elle dit toujours ma tante.<br />

Oui, comme ça, je peux bien faire courir ma soupe du côté<br />

que j' n'ai pas mal. Mais justement que ces <strong>de</strong>ux jours-là on a<br />

mangé <strong>de</strong> <strong>la</strong> kasmatroye <strong>et</strong> j'aime tant <strong>la</strong> kasmatroye qu'il<br />

me p<strong>la</strong>ît d'en avoir. Alors pour rattraper les autres, je happe<br />

<strong>de</strong>s grosses bouchées <strong>et</strong> il y a toujours un morceau <strong>de</strong> bouli<br />

ou un oignon rôti qui va se m<strong>et</strong>tre dans le mauvais <strong>de</strong>nt <strong>et</strong><br />

je crie un coup que tout le mon<strong>de</strong> rie.<br />

Et c'est surtout à cause <strong>de</strong> ça, parce que j'aime <strong>de</strong> manger


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

<strong>de</strong>s bonnes affaires <strong>et</strong> que je ne veux pas qu'on me couyonne<br />

que j'ai été pour faire arracher mon <strong>de</strong>nt.<br />

Nous y avons été dimanche, après <strong>la</strong> basse-messe, avec mon<br />

oncle <strong>et</strong> moi. C'est pendant <strong>la</strong> messe que nous avons resté<br />

<strong>de</strong>vant l'église sans entrer, pour parler tout bas avec les<br />

hommes qui ôtent leur casqu<strong>et</strong>te <strong>et</strong> font semb<strong>la</strong>nt d'écouter<br />

le curé qui est bien loin <strong>et</strong> on ne l'entend pas <strong>et</strong> on ne voit<br />

rien <strong>et</strong> les hommes, avec les bras croisés, se penchent <strong>de</strong> temps<br />

en temps, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s manches gonflées <strong>de</strong> leur nouveau<br />

sàro pour cracher un gros rèchon qui fait pluik en tombant,<br />

<strong>et</strong> moi je crachais aussi, mais pas pour faire l'homme, mais<br />

parce que mon <strong>de</strong>nt enrageait.<br />

C'est le boulé Lovinfosse qui a dit à mon oncle qu'il fal<strong>la</strong>it<br />

aller chez l'arracheur <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts, qui a mis une p<strong>la</strong>que avec<br />

sans douleur sur le mur du cim<strong>et</strong>ière, <strong>et</strong> qu'il connaît un<br />

homme qui y a été <strong>et</strong> que ça ne coûte qu'un franc.<br />

Et après <strong>la</strong> messe, on a été encore boire quelques tournées<br />

chez le fossî qui reste tout près, <strong>et</strong> Lovinfosse racontait l'affaire<br />

à tout le mon<strong>de</strong>, <strong>et</strong> tous les hommes me regardaient<br />

<strong>et</strong> riaient <strong>et</strong> faisaient semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> vouloir me faire boire à<br />

leur hèna pour avoir du courache, disaient-ils.<br />

Le houlé Lovinfosse a voulu venir avec, parce que, dit-il,<br />

il <strong>de</strong>vait justement aller parler avec l'artisse pour sa vache.<br />

Et il marche si lentement avec ses <strong>de</strong>ux jambes comme le<br />

numéro 77 du loto. Et sa pipe qui s'éteindait tout le temps<br />

qu'il lui fal<strong>la</strong>it chaque fois une heure pour aller <strong>la</strong> rallumer<br />

<strong>de</strong>sconte un arbre, parce qu'il lui p<strong>la</strong>ît toujours d'expliquer<br />

quoi <strong>et</strong> comme avec le tuyau. Il par<strong>la</strong>it tout le temps d'une<br />

vache qui <strong>de</strong>vait vêler, je ne sais plus, moi, je pensais à mon<br />

<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> personne ne me disait pas un mot.<br />

Et quand nous avons enfin arrivé à Liège, il a encore été<br />

pour boire <strong>de</strong>s gouttes près <strong>de</strong> St-Phoyin, dans un p<strong>et</strong>it<br />

cabar<strong>et</strong> où qu'on jouait <strong>de</strong> l'harmonica, mais <strong>la</strong> procession<br />

était déjà finie <strong>de</strong>puis longtemps, longtemps, parce que nous<br />

avions venu trop lentement à cause du houlé Lovinfosse, <strong>et</strong><br />

on ne voyait plus rien que quelques p<strong>et</strong>ites filles en pâqu<strong>et</strong>tes<br />

avec une verte écharpe, qui couraient en se troussant pour les


Mal mes <strong>de</strong>nts. 107<br />

broûlis, <strong>et</strong> que leur maman barbotait parce qu'elles avaient<br />

déjà voulu aller sur le carrousel avant le dîner.<br />

Chez l'homme aux <strong>de</strong>nts, ça sentait mauvais. C'est près d'un<br />

pont <strong>et</strong> à côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte il y a un grand tableau avec beaucoup<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> mort toutes b<strong>la</strong>nches, qui font <strong>de</strong> <strong>la</strong>i<strong>de</strong>s grimaces ;<br />

j'avais déjà si peur en voyant ce<strong>la</strong>. Il fal<strong>la</strong>it monter en haut<br />

<strong>et</strong> je bardouhais dans les grés pendant que mon oncle me<br />

tirait en l'air par le bras.<br />

Et puis, il y avait une chambre avec <strong>de</strong>s gens qui avaient<br />

mal leurs <strong>de</strong>nts aussi, avec <strong>de</strong>s figures toutes houzées d'un<br />

côté, une femme avec un gros châle sur sa tête qu'on ne voyait<br />

presque plus rien <strong>et</strong> qu'elle était toute ramassée comme un<br />

paqu<strong>et</strong> <strong>et</strong> qu'elle maquait ses pieds à terre l'un après l'autre,<br />

comme si on jouait <strong>de</strong> <strong>la</strong> musique pour danser. Puis un vieux<br />

homme, avec une grosse écharpe viol<strong>et</strong>te qu'il avait remis<br />

autour <strong>de</strong> sa tête <strong>et</strong> sa casqu<strong>et</strong>te <strong>de</strong>ssus ; <strong>et</strong> puis un garçon<br />

un peu plus vieux que moi qui avait un mouchoir <strong>de</strong> poche<br />

plié <strong>et</strong> lié au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête près <strong>de</strong> ses oreilles <strong>et</strong> par en<br />

<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> son menton, <strong>et</strong> tellement serré, pour avoir chaud,<br />

qu'il ne pouvait plus parler, <strong>et</strong> que ses chiffes lui bouchaient<br />

ses yeux presque.<br />

De temps en temps, l'homme aux <strong>de</strong>nts ouvrait une autre<br />

porte <strong>et</strong> disait :<br />

— A qui le tour? en riant, eomme-s'il avait bon <strong>de</strong> faire mal<br />

aux gens qu'il faisait entrer dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce à côté.<br />

Puis ç'a été moi, binamé bon Dieu, donc !<br />

Il me semb<strong>la</strong>it que je n'avais plus <strong>de</strong>s jambes <strong>et</strong> je ne pouvais<br />

pas venir bas <strong>de</strong> ma chaise. Alors mon oncle m'a porté<br />

par en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong>s bras en me disant tout bas :<br />

— T'es bin biesse todi ! <strong>et</strong> il m'a mis dans un grand fauteuil<br />

qui pendait en arrière, que je ne pouvais pas me ravoir comme<br />

une fois que j'avais tombé le <strong>de</strong>rrière dans une gran<strong>de</strong> manne.<br />

Et il a dit à l'homme avec une grosse voix pour me donner<br />

du courache, sans doute :<br />

— A sogne comme on pouri chin ; ni li fez nin troppe dè<br />

n.â po Ic'minci.<br />

— Sans douleur, c'est <strong>la</strong> <strong>de</strong>vise <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison, Monsieur.


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

— Aw<strong>et</strong>, aw<strong>et</strong>, jel vous creure, mains tôt l'même...?<br />

— Tenez, regar<strong>de</strong>z-moi ça, dit-il en prenant sur une p<strong>et</strong>ite<br />

table une drolle d'usteye comme un tire-bouchon qu'on<br />

aurait p<strong>la</strong>nté une grosse pièce <strong>de</strong> cinq cennes où qu'on aurait<br />

fait une crenure <strong>la</strong>rge comme mon gros doigt. Voilà l'outil que<br />

nous appelons une clef. Je fais tout avec ça, tout, enten<strong>de</strong>zvous<br />

? C'est le tour qu'il faut avoir.<br />

— Et vos l'avez, vos, parêt, l'tour.<br />

Pendant ce temps-là, moi, je ne bougeais pas <strong>et</strong> je croyais<br />

qu'on ne pensait plus à moi <strong>et</strong> que je pourrais r<strong>et</strong>ourner sans<br />

l'arracher.<br />

— Voyons, mon p<strong>et</strong>it ami, que le monsieur me dit, où<br />

avons-nous du mal, <strong>la</strong>issons voir. Et il vient sur moi, pousse<br />

son gros ventre tout dur contre mes genoux, <strong>et</strong> il m<strong>et</strong> une<br />

main sur mon front, l'autre sur mon menton pour que j'ouvre<br />

ma bouche. Mais je n'ouvre pas.<br />

— C'est on gros dint d'zeur, en èri, dit mon oncle.<br />

Ce n'est pas vrai, c'est en bas, <strong>et</strong> l'homme va m'arracher<br />

où il ne faut pas. Alors je m<strong>et</strong>s mes mains contre son gil<strong>et</strong><br />

pour qu'il ne vienne pas autour <strong>et</strong> je dis en commençant à<br />

pleurer :<br />

— Ratten<strong>de</strong>z un peu, Monsieur, je vais vous expliquer où<br />

est-ce que c'est.<br />

— Ouvrons <strong>la</strong> bouche, seulement, <strong>et</strong> nous verrons bien<br />

<strong>de</strong> quoi il s'agit.<br />

— Mais moi, il me faut expliquer, que je crie, <strong>et</strong> lui il a<br />

poussé ses gros doigts dans ma bouche, pendant que je par<strong>la</strong>is,<br />

<strong>et</strong> il l'ouvre <strong>de</strong> force parce qu'il me <strong>la</strong> tient si fort ouverte que<br />

je crois qu'il va me <strong>la</strong> casser. Et pendant qu'il vient awaiti<br />

dans ma bouche en se penchant comme pour regar<strong>de</strong>r au fond<br />

d'un tiroir, je l'kipitte tant que je peux, mais il serre mes<br />

pieds entre ses jambes.<br />

Puis je sens <strong>de</strong>ux gros doigts qui entrent <strong>et</strong> viennent autour<br />

<strong>de</strong> mon <strong>de</strong>nt <strong>et</strong> l'empoignent. Alors j'ai si peur <strong>et</strong> si mal que<br />

j'attrape <strong>la</strong> chaîne <strong>de</strong> montre du monsieur sur son ventre <strong>et</strong><br />

je tire en doguant, tandis que lui il me pousse une gran<strong>de</strong>


Mal mes <strong>de</strong>nts. 109<br />

aiguille, il me semble, dans mon <strong>de</strong>nt, jusque dans mon<br />

estomac...<br />

— La voici ! Elle ne tenait presque plus, nous l'avons<br />

extraite avec <strong>la</strong> main.<br />

— Sins doleur ! dit mon oncle, qu'avait regardé tout sans<br />

venir me défendre. Et moi, je vois que j'ai arraché <strong>la</strong> chaîne<br />

<strong>de</strong> montre du monsieur, qui pend, mais il n'y avait pas<br />

<strong>de</strong> montre au bout. Je crois qu'il va me battre pour ça, mais<br />

il rie <strong>et</strong> me donne un verre avec <strong>de</strong> l'eau rose.<br />

— Rincez <strong>et</strong> crachez là-<strong>de</strong>dans, dit-il, en faisant tourner<br />

comme un beau p<strong>et</strong>it traiteu, qui tient tout seul sur un tuyau<br />

qui va dans le mur. Car voilà que je viens d'avaler quelque<br />

chose <strong>de</strong> chaud <strong>et</strong> mauvais qui était dans ma bouché. Je<br />

crache, c'est tout rouge.<br />

— Habie, mon onke, au secours ! je vais mourir, que je crie.<br />

— Taiss-tu, biesse, ti n'pous ma, à c't'heure, vo<strong>la</strong> qu'c'est tôt.<br />

Le monsieur me fait boire l'eau rose qui est bonne comme<br />

une pastille <strong>de</strong> menthe, c'est tout frisse, je <strong>la</strong> fais courir dans<br />

toute ma bouche, puis je <strong>la</strong> <strong>la</strong>nce dans le traiteu. Ça commence<br />

à m'amuser.<br />

— Et voici votre <strong>de</strong>nt, mon p<strong>et</strong>it ami.<br />

Le monsieur l'a mis dans <strong>de</strong> <strong>la</strong> ouate rose, dans une<br />

toute p<strong>et</strong>ite boîte d'apothicaire à pilules <strong>et</strong> il me <strong>la</strong> donne<br />

pour rien. Je joue avec, pendant que mon oncle commence<br />

à marchan<strong>de</strong>r comme il fait toujours.<br />

— Vos l'avez st' avu âheyemint, sin nolle trikoisse ni non<br />

windai, <strong>et</strong> il m'sonle qu'avou on d'meie franc...<br />

— Impossible, Monsieur, voyez plutôt, <strong>et</strong> il montre au<br />

mur, près d'un bon Dieu, un tableau où il est marqué Prix<br />

fixe. Mon oncle grogne un peu, puis donne une p<strong>et</strong>ite cahotte<br />

<strong>de</strong> pièces.<br />

— Vochal voss franc, pace qui vos avez si bin l'tour, mains<br />

po c'prix-là, vos poriz co bin li enn è râyi eune, po l'raw<strong>et</strong>te.<br />

Je veux courir envoye, mais le monsieur rie en prenant les<br />

cennes, <strong>et</strong> il m<strong>et</strong> sa main sur mes cheveux en disant :<br />

— Tu ne peux mal, mon p'tit ; jusqu'à <strong>la</strong> prochaine fois.


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Et nous partons ; en fermant <strong>la</strong> porte, mon oncle m'a dit<br />

sur le trottoir, tout fâché :<br />

— Eco on franc qui j'paye por vos, vîreux qui v's estez...<br />

Mais ça m'est égal à c't'heure. Je marche <strong>de</strong>rrière lui en<br />

faisant hilter mon <strong>de</strong>nt dans <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite boîte. Je l'ouvre, je<br />

chipote avec ; elle sent mauvais, tout sur, comme un vieux<br />

droug <strong>de</strong> pharmacien qu'on r<strong>et</strong>rouve après bien longtemps<br />

dans une table <strong>de</strong> nuit Et le trou au milieu <strong>de</strong> mon <strong>de</strong>nt que<br />

je croyais si grand, on n'y m<strong>et</strong>trait pas plus que <strong>de</strong>ux ou trois<br />

cacas <strong>de</strong> souris. Mais c'est mon <strong>de</strong>nt da moi, est-ce pas ? Et<br />

je joue avec <strong>et</strong> je rie.<br />

=111111=<br />

M


iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiiim<br />

9. Bai èfant.<br />

C'EST le nèveu da Trîn<strong>et</strong>te, que sa sœur qui a marié le<br />

grand <strong>de</strong> chez Fassotte, au thier Bouxhormont, l'a<br />

venu apporter ici, parce qu'elle <strong>de</strong>vait partir pour les briques<br />

avec les autres <strong>et</strong> que ç'aurait été une èhale parce qu'il n'est<br />

pas encore assez ac'lèvé, <strong>et</strong> l'homme barbote après, quand<br />

c'est qu'il a justement repris l'ouvrache pour cent mille<br />

briques <strong>et</strong> l'autre fois il y avait un arbre <strong>et</strong> les briques ne<br />

pouvaient pas sécher <strong>et</strong> ils avaient rem'nu. Voilà ce que <strong>la</strong><br />

femme Fassotte a venu raconter en m<strong>et</strong>tant l'enfant chez<br />

nous <strong>et</strong> qu'elle recommençait encore à expliquer quoi <strong>et</strong><br />

comme <strong>et</strong> ma tante lui a crié :<br />

— Taihive, biesse, nos Vwâdrans voss t'èfant jisqu'à c'qui<br />

vos rimnése. Corez èvoye à c't'heure!<br />

Alors, <strong>la</strong> femme a dit : Merci co cint feyes, puis elle a commencé<br />

à pleurer <strong>et</strong> à embrasser l'enfant qui ne vou<strong>la</strong>it pas ;<br />

elle criait : Ar'veye, savez, fleûr dimes ouyes, mi p'tit voleur,<br />

mi bai èfant, li pu bai qu'on z'a maye veyou, qui n'a nou pu<br />

bai divins tote li veye di Lîtche, amon les riches gins. Et elle<br />

lui donnait <strong>de</strong>s baises partout dans <strong>la</strong> figure, malgré que son<br />

nez courait <strong>et</strong> son menton gl<strong>et</strong>tait, <strong>et</strong> puis elle lui a ôté son<br />

bonniqu<strong>et</strong> qui est comme une gâm<strong>et</strong>te <strong>de</strong> vieille bribeuse,<br />

<strong>et</strong> elle lui donnait encore <strong>de</strong>s baises sur sa tête où est-ce qu'il<br />

n'a que <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites loch<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> cheveux, <strong>de</strong>s mais <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

crapes. Puf, puf, puf !<br />

Et puis elle le serrait sans doute si fort <strong>de</strong>sconte son estomac<br />

que le p<strong>et</strong>it commençait à houler en faisant une bouche toute


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

carrée, <strong>et</strong> elle pleurait avec, en faisant un long wignement tout<br />

fin, <strong>et</strong> en frappant son ¡sied à terre comme un cheval. Et ma<br />

tante s'est encore fâchée plus fort <strong>et</strong> criait :<br />

— Si vos breyez co si <strong>la</strong>id, ji v'kipitte foû d'chal. Nos n'estans<br />

nin âx Lollâx èdon sûrmint. Ennocinne biesse, qu'ass' mèsâxhe<br />

<strong>de</strong> gueuy comme on pourçai qu'on z'ahorre?<br />

— Aw<strong>et</strong> djan, vos avez co raison, que <strong>la</strong> femme dit en<br />

ressuyant ses yeux avec son tabilier.<br />

— Mains c'est mi èfant, parét, binameye gins, tusez on pau.<br />

Et i'm'fât n'aller po <strong>de</strong>s saminnes pace qui mi homme a r'pris<br />

l'ovrèche <strong>et</strong> qui l'anneye passeye nos avans à pône fait bouffe<br />

pace qui gn'aveu ine âbe, les briques ni souévè nin, <strong>et</strong> nos avans<br />

rim'nou.<br />

— Ti l'a déjà dit, èwareye. Cours èvoye à c't'heure.<br />

— Qui l'bon Diu v'bènihe <strong>et</strong> voss t'homme avou, qu'elle dit<br />

<strong>la</strong> femme en partant, <strong>et</strong> comme elle me voit tout près <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

porte, elle veut m'embrasser <strong>et</strong> elle crie :<br />

— Qui bènihe co cint côps voss binamé p'tit croie val<strong>et</strong> !<br />

Mais moi, je n'ai pas besoin <strong>de</strong> ça <strong>et</strong> je m<strong>et</strong>s mon cou<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>vant ma figure, je ne veux pas une baise après qu'elle a été<br />

embrasser les crapes, moi. C'est Trîn<strong>et</strong>te qui a pris l'enfant,<br />

<strong>et</strong> qui va dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>et</strong> revient en arrière en le faisant aller<br />

<strong>et</strong> sauter dans ses mains comme pour faire une grosse boul<strong>et</strong>te<br />

<strong>de</strong> hoch<strong>et</strong> avec. Et elle chante sur une bête air qu'elle invente :<br />

Lâââ, lâââ, volà qu'c'est tôt. Et l'enfant s'arrête <strong>de</strong> chouler<br />

pour tâcher <strong>de</strong> comprendre ce qu'elle raconte. Il est aussi<br />

bête qu'elle.<br />

— C'est tôt l'mainme on bai èfant, qu'elle dit Trîn<strong>et</strong>te en le<br />

tenant au bout <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux bras pour le regar<strong>de</strong>r, puis elle<br />

se tourne vers ma tante :<br />

— N'èdonc?<br />

— Aw<strong>et</strong> çou<strong>la</strong>, po on bai èfant, on l'pou dire, que ma tante<br />

répond en s'arrêtant <strong>de</strong> tricoter <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tant une main toute<br />

p<strong>la</strong>te contre sa joue, comme si elle avait mal aux <strong>de</strong>nts, mais<br />

c'est pour mieux tûser en regardant le p'tit.<br />

— Et vos donc, Moncheu, qu'enne è d'héve? crie-t-elle<br />

Trîn<strong>et</strong>te, en v'nant tout près <strong>de</strong> mon oncle qui raccommo<strong>de</strong>


Bai èfant. .. 113<br />

justement une <strong>de</strong>s grosses moffes <strong>de</strong> cuir qui est un peu<br />

déhouzue. Et Trîn<strong>et</strong>te <strong>la</strong>isse clincher l'enfant pour le m<strong>et</strong>tre<br />

dans <strong>la</strong> figure <strong>de</strong> mon oncle, qui se tourne d'un autre côté en<br />

grognant tout fâché :<br />

— Bodjiz-ve avou çou<strong>la</strong> !<br />

— Hie li malhonnête, vormint, crie ma tante, en al<strong>la</strong>nt<br />

prendre l'enfant à Trîn<strong>et</strong>te <strong>et</strong> en le caressant sur <strong>la</strong> tête comme<br />

pour le revenger que mon oncle a été si grossier avec. Et les<br />

<strong>de</strong>ux femmes disent encore une fois, ensemble :<br />

— On si bai èfant !<br />

Moi, je trouve que c'est mon oncle qui a raison. Comment<br />

peut-on trouver si beau ce <strong>la</strong>id sale enfant-là. Il m'dégoûte,<br />

<strong>et</strong> je le regar<strong>de</strong> tout le temps à cause <strong>de</strong> ça.<br />

Il a un gros front tout housé, qui avance <strong>et</strong> pas presque <strong>de</strong>s<br />

cheveux <strong>de</strong>ssus. Rien que <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites loch<strong>et</strong>tes jaunes près<br />

<strong>de</strong> ses oreilles. Et son nez, donc, c'est comme un nic-nac <strong>et</strong> on<br />

ne le voit presque pas à cause <strong>de</strong> ses chiffes toutes soufflées,<br />

qu'il ne peut presque pas ouvrir sa bouche où qui gn'a pas<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts, comme celle du vieux jardinier Bourguignon'g. Et<br />

puis il n'a presque pas <strong>de</strong> menton, un tout p<strong>et</strong>it bèchou morceau<br />

<strong>et</strong> il fait <strong>de</strong>s yeux tout ronds, qui vont tout lentement,<br />

comme quelqu'un qui ne comprend rien.<br />

Comme il est <strong>la</strong>id ! <strong>et</strong> sale donc ! D'abord, ses doigts qui<br />

sont toujours tout mouillés parce qu'il les rem<strong>et</strong> tout le temps<br />

dans sa bouche <strong>et</strong> puis il veut toucher à tout avec. Et sa<br />

bouche qui gl<strong>et</strong>te, que ça court sur sa bav<strong>et</strong>te <strong>de</strong> jaune<br />

caoutchouc. Et puis, il fait tout le temps. A peine qu'on <strong>la</strong><br />

ressuyé <strong>et</strong> ressèché, qu'il recommence sans rien dire, comme<br />

pour faire une bonne farce. Il y a toujours <strong>de</strong>s loques <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

affaires qui sèchent <strong>de</strong>vant le feu maintenant, c'est da lui, <strong>et</strong><br />

ça fume <strong>et</strong> ça sent mauvais <strong>et</strong> on les m<strong>et</strong> souvent tout près<br />

<strong>de</strong>s marmites avec les affaires qu'il nous faut manger, nous<br />

autres.<br />

— Ci n'est nin mâci qwind c'est d'ine èfant, que Trîn<strong>et</strong>te dit<br />

quand je voudrais bien pousser ces cliquottes-là un peu plus<br />

loin.<br />

C'est Trîn<strong>et</strong>te qui joue tout le temps avec <strong>et</strong> l'arrange<br />

8


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

quand il s'a encore une fois sali <strong>et</strong> dép<strong>la</strong>qué. Elle le prend<br />

sur ses genoux, <strong>et</strong> le m<strong>et</strong> que sa tête pen<strong>de</strong> à l'envers <strong>et</strong> il<br />

reste comme ça sans être fournisse ni avoir mal au cœur, <strong>et</strong><br />

alors elle ôte <strong>de</strong>s épingles, elle déroule les fahes <strong>et</strong> on voit qu'il<br />

a un gros p<strong>et</strong>it ventre tout bodé avec une grosse botroûle<br />

qui sort. Et elle embrasse <strong>de</strong>ssus en riant, elle fait comme<br />

pour le manger tout.<br />

— Hein ! binamé p'tit voleûr, ji t'magn'reu vormint.<br />

Et le p'tit rie si drol<strong>de</strong>ment en faisant une gran<strong>de</strong> bouche<br />

sans <strong>de</strong>nts, puis il fait <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites biqu<strong>et</strong>tes comme s'il avait<br />

avalé une pîr<strong>et</strong>te. C'est rire, ça, pour lui ; mais quand elle ne<br />

le chatouille plus <strong>et</strong> le frotte fort, ses jambes <strong>et</strong> son dos, pour<br />

le ren<strong>et</strong>toyer, il fait presque <strong>la</strong> même figure, mais c'est pour<br />

pleurer. Qu'il est bête. Et moi, je vais un peu plus loin, pour<br />

regar<strong>de</strong>r, <strong>et</strong> je bouche mon nez avec mon poing parce qu'il<br />

sent mauvais, mais Trîn<strong>et</strong>te est fâchée quand on fait ça.<br />

— Allez-ès, affronté ; vos avez s'tu ainsi avou <strong>et</strong> vos f<strong>la</strong>iriz<br />

bin pé, ji mèn'ès rappelle foert bin.<br />

Et moi ça me fait enrager qu'on dise ça <strong>et</strong> qu'on me fasse un<br />

pareil affront ; alors je me j<strong>et</strong>te sur Trîn<strong>et</strong>te <strong>et</strong> je <strong>la</strong> pince tant<br />

que je peux <strong>et</strong> je lui donne <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pied dans les mustais<br />

pour lui faire <strong>de</strong>s bleus en me tenant à sa cotte.<br />

Quand on lui donne à manger, c'est presque encore plus <strong>la</strong>id;<br />

y a-t-il rien <strong>de</strong> plus dégoûtant que sa bouteille <strong>de</strong> <strong>la</strong>it avec un<br />

tuyau <strong>et</strong> un tûturon tout noir.<br />

On dirait le pé <strong>de</strong> notre noire vache, <strong>et</strong> lui il m<strong>et</strong> ça dans<br />

sa bouche <strong>et</strong> il tire tant qu'il peut jusqu'à ce que <strong>la</strong> bouteille<br />

soit vi<strong>de</strong>, <strong>et</strong> puis il ne veut jamais lâcher le tûturon, il pleure<br />

parce qu'on lui prend parce qu'il n'y a plus rien à boire tellement<br />

qu'il est pensâ. Alors, pour l'attraper, on lui donne<br />

un autre tûturon avec pas <strong>de</strong> tuyau ni <strong>de</strong> bouteille, <strong>et</strong> il<br />

t<strong>et</strong>te du vent pendant bien longtemps, en faisant aller sa<br />

bouche <strong>et</strong> ses joues pour le bon, que moi je rie <strong>de</strong> tout mon<br />

cœur tellement qu'il est bête.<br />

Mais on commence aussi à lui donner à manger <strong>de</strong>s boleies<br />

pour lui apprendre sans doute à manger comme tout le mon<strong>de</strong>,<br />

sans ce<strong>la</strong> il ne saurait pas comment on fait, <strong>et</strong> il resterait


Bai èfant. 115<br />

toute sa vie à t<strong>et</strong>ter son biberon, même quand il serait <strong>de</strong>venu<br />

un vieil homme. Alors Trîn<strong>et</strong>te m<strong>et</strong> <strong>de</strong> l'eau chau<strong>de</strong> dans une<br />

toute p<strong>et</strong>ite pail<strong>et</strong>te <strong>et</strong> un peu <strong>de</strong> <strong>la</strong> mie <strong>de</strong> pain avec <strong>et</strong> un<br />

peu <strong>de</strong> <strong>la</strong>it <strong>et</strong> elle chipote avec une p<strong>et</strong>ite cuiller <strong>de</strong> bois, puis<br />

elle m<strong>et</strong> un peu <strong>de</strong> suc-en-poute. Et en apprêtant ça pendant<br />

que l'enfant crie sur son autre bras, elle parle fort <strong>et</strong> fait <strong>la</strong><br />

bête, pour que le p'tit écoute.<br />

— Aw<strong>et</strong>, aw<strong>et</strong>, ine bonne pitite chope po li p'tit mamé da<br />

s'môraine.<br />

Mais lui il crie quand même.<br />

— Gn'avou dè chouk tôt plein.<br />

Et lui il s'en fiche, je crois, <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite « chope », comme<br />

elle dit.<br />

— Et vos, vos n'ârez nin <strong>de</strong>l bonne sope da Vèfant, qu'elle<br />

dit encore à moi, afin que le p<strong>et</strong>it s'intéresse à sa soupe.<br />

— Je n'en veux pas non plus <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te payeie-là, tiens, ce<strong>la</strong><br />

me dégoûte <strong>la</strong> pail<strong>et</strong>te <strong>et</strong> <strong>la</strong> cuiller.<br />

— Aw<strong>et</strong>, vos estez djalot, vos voriz bin nn' avu, parêt.<br />

Elle m'embête toujours, elle, Trîn<strong>et</strong>te, comme si je voudrais<br />

bien être à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du <strong>la</strong>id p<strong>et</strong>it avec ses crapes <strong>et</strong> son<br />

tûturon <strong>de</strong> bouteille.<br />

— Po qui est-ce, li bonne pitite chope? qu'elle crie <strong>de</strong> toutes<br />

ses forces, en m<strong>et</strong>tant l'enfant sur ses genoux, avec <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite<br />

pail<strong>et</strong>te au bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> table. Et elle prend un peu <strong>de</strong> <strong>la</strong> bouillie<br />

avec <strong>la</strong> cuiller, èlle souffelle longtemps <strong>de</strong>ssus, elle goûte<br />

un peu (puf !), puis elle fait comme si elle vou<strong>la</strong>it le manger<br />

tout,, tellement que c'est bon, afin que l'enfant veulle l'avoir.<br />

Mais l'enfant qu'elle a tourné <strong>de</strong> son côté veut quand même<br />

me regar<strong>de</strong>r parce que je lui fais <strong>de</strong>s grimaces quand Trîn<strong>et</strong>te<br />

ne me voit pas. Ça fait que ses <strong>de</strong>ux gros yeux restent fixés sur<br />

moi <strong>de</strong> côté, pendant que Trin<strong>et</strong>te commence à chatouiller sa<br />

leppe d'en bas avec <strong>la</strong> cuiller. Alors, comme il sent ça, il ouvre<br />

une gran<strong>de</strong> bouche, tout en continuant à me fixer <strong>de</strong> côté,<br />

<strong>et</strong> Trîn<strong>et</strong>te, en relevant fort le manche <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuiller, fait<br />

tomber <strong>de</strong>dans le p<strong>et</strong>it paqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> boulie.<br />

Mais il ne sait pas quoi faire avec, <strong>et</strong> il le <strong>la</strong>isse r<strong>et</strong>omber<br />

<strong>de</strong>hors, ça court sur son menton <strong>et</strong> Trîn<strong>et</strong>te le rattrape vite


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

avec <strong>la</strong> cuiller, puis elle recommence à le lui rem<strong>et</strong>tre dans<br />

<strong>la</strong> bouche <strong>et</strong> il le <strong>la</strong>isse encore raller <strong>de</strong>hors en bavant ; elle le<br />

rattrape encore en bas <strong>de</strong> son menton tout p<strong>la</strong>qué <strong>et</strong> lui<br />

rem<strong>et</strong> encore <strong>de</strong>dans.<br />

Et lui qui me fixe toujours, il veut dire « oua, oua », <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

boulie glisse jusqu'à sa bav<strong>et</strong>te jaune où Trîn<strong>et</strong>te <strong>la</strong> ramasse<br />

en grattant, pour lui faire encore ravaler. Et je suis si dégoûté<br />

que je commence à crier comme quand on va vomer, alors<br />

l'enfant tourne toute sa tête <strong>de</strong> mon côté <strong>et</strong> Trîn<strong>et</strong>te justement<br />

arrive à son oreille avec <strong>la</strong> cuiller <strong>de</strong> boulie.<br />

— Volez-ve cori foû d'chal, mâhonteux ! qu'elle me crie toute<br />

fâchée.<br />

Et je m'en vais en faisant une grosse reupeye.<br />

* * *<br />

Il ne sait vraiment rien faire, tenez, ce <strong>la</strong>id p'tit-là, qu'on<br />

continue toujours à l'appeler bai èfant. Il ne sait même pas<br />

marcher, malgré qu'il y a déjà longtemps qu'il est chez nous,<br />

<strong>et</strong> qu'il peut voir comment il faut faire. Non, il faut qu'on lui<br />

apprenne, parce que si on ne lui apprenait pas à marcher<br />

maintenant, eh bien, il ne saurait pas le faire plus tard quand<br />

il sera <strong>de</strong>venu un grand fort homme. Alors, Trîn<strong>et</strong>te le prend<br />

par en <strong>de</strong>ssous les bras que son jâgau lui remonte dans le<br />

hatrau <strong>et</strong> que sa jaune bav<strong>et</strong>te revient jusqu'à sur son nez.<br />

Et elle se penche en avant pour qu'il essaie <strong>de</strong> marcher, mais<br />

il ne sait même pas m<strong>et</strong>tre un pied l'un après l'autre comme<br />

tout le mon<strong>de</strong>. Il les lève tous les <strong>de</strong>ux à <strong>la</strong> fois, puis il maque<br />

à terre avec, ou bien il trefelle, ou bien il écrase un pied avec<br />

l'autre. Mon Dieu donc, est-il possible d'être si bête !<br />

Et quels pieds qu'il fait ! Il ne les m<strong>et</strong> pas droits <strong>de</strong>vant lui,<br />

en mesure, comme moi <strong>et</strong> les autres gens, il les <strong>la</strong>isse barloquer<br />

comme <strong>de</strong>s cliquottes. Et on voit <strong>de</strong>ux p<strong>et</strong>its morceaux <strong>de</strong><br />

bas b<strong>la</strong>ncs avec <strong>de</strong>ux souliers bleu-c<strong>la</strong>ir tout ronds avec une<br />

blouque <strong>et</strong> qui sont toujours tout reluisants <strong>et</strong> tout mouillés.<br />

Ses jambes sont tellement aroïeics que jamais il ne saurait<br />

faire toucher ses <strong>de</strong>ux genoux ensemble <strong>et</strong> ça fait qu'entre<br />

ses pieds <strong>et</strong> ses cuisses ça fait un grand rond vi<strong>de</strong> où que je


Bai èfant. 117<br />

passerais bien ma tête. (Mais je n' peux mal <strong>de</strong> <strong>la</strong> pousser là,<br />

parce qu'il me ferait peut-être une sale farce.)<br />

Et puis on voit toujours ses jambes toutes nues <strong>et</strong> tout.<br />

On ne voit plus que ça dans <strong>la</strong> maison maintenant. Quand on<br />

<strong>la</strong>ve l'enfant, ou qu'on l'habille, ou qu'on le fait marcher,<br />

ou qu'il joue tout seul à terre sur une couverture, ou bien que<br />

Trînotce <strong>et</strong> ma tante le prennent ou se le passent, il faut qu'on<br />

voie tout, <strong>et</strong> ça me dégoûte, moi, à <strong>la</strong> fin. Toujours le <strong>de</strong>rrière<br />

<strong>de</strong> l'enfant à toute heure du jour. Et mon oncle aussi a commencé<br />

à grogner, parce que Trîn<strong>et</strong>te veut quand même servir<br />

à table en gardant l'enfant sur son bras, qu'elle l'assied le<br />

chose tout nu sur sa main <strong>et</strong> qu'on lui voit tout.<br />

— Ci n'est rin èdon surmint, qu'elle dit toujours, qwand c'est<br />

d'on p'tit èfant on n'iouque nin... on fait les qwances di rin.<br />

Mais mon oncle a fait une grosse voix <strong>et</strong> il a dit d'un air<br />

sintincieux :<br />

— On cou est on cou, <strong>et</strong> il m'p<strong>la</strong>ît d'avu cou<strong>la</strong> foû d'mes<br />

ouyes qwmd ji magne!<br />

Il a raison que je trouve, moi. Alors on a été dans le grenier<br />

r<strong>et</strong>rouver un vieux gadot.<br />

Et on le m<strong>et</strong> <strong>de</strong>dans, enfoncé jusqu'en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong>s bras.<br />

Alors il remue ses pieds <strong>et</strong> il fait avancer le gadot d'un côté ou<br />

l'autre, mais il ne sait jamais d'avance lequel. Il a sur sa<br />

tête un bourrel<strong>et</strong> <strong>de</strong> paille avec un p<strong>et</strong>it bleu ruban. C'est<br />

pour qu'il ne se fasse pas <strong>de</strong>s boursais quand il va à stok avec<br />

sa tête contre quelque chose, ou bien quand il se donne <strong>de</strong>s<br />

coups, par en exprès, avec les obj<strong>et</strong>s qu'il attrape. Et maintenant<br />

il parie tout le temps, tout seul, <strong>de</strong>s mots qu'on ne<br />

comprend pas, comme un homme saoûl, qui grogne pour lui<br />

tout seul.<br />

Mais, ce qui m'enrage, c'est qu'il lui faut mes affaires, <strong>et</strong><br />

quand il voit que j'ai quelque chose <strong>et</strong> lui pas, il pleure pour<br />

l'avoir <strong>et</strong> on me le prend <strong>et</strong> on lui donne pour le faire taire...<br />

Encore l'autre jour, que je regardais les images dans mon<br />

livre d'images <strong>de</strong> Robinson Crusoé, l'enfant qui jouait avec<br />

sa cuiller dans un p<strong>la</strong>teau <strong>de</strong> tasse où qu'il y avait eu sa<br />

boulie, a commencé à montrer mon livre avec sa cuiller <strong>et</strong> à


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

crier pour l'avoir. Je ne pouvais mal <strong>de</strong> lui donner, mais ma<br />

tante a dit :<br />

— Prustez on pau voss live à l'èfant po fer jojowe avou, po<br />

qu'il s'taise.<br />

— Non da. C'est da moi, est-ce pas, mes images, il me les<br />

faut pour m'amuser avec.<br />

— Grossir sins coûr, dinéme çou<strong>la</strong>, <strong>et</strong> vite èco.<br />

Et elle m'a arraché mon livre en me donnant une calotte,<br />

puis elle l'a mis sur <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite p<strong>la</strong>nche du gadot <strong>de</strong>vant l'enfant<br />

en criant :<br />

— Taisse-tu, gueuyâ, volà <strong>de</strong>s bèbelles.<br />

Et alors le p<strong>et</strong>it ouvrait le livre à l'envers (il ne comprend<br />

rien) <strong>et</strong> chaque fois il détournait <strong>la</strong> page <strong>et</strong> il frappait <strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> tous ses plus fort avec sa cuiller qu'il tenait par le milieu<br />

<strong>et</strong> qui était p<strong>la</strong>quée <strong>de</strong> boulie. A chaque page, il criait «oua,<br />

oua » <strong>et</strong> il a tout dé<strong>la</strong>boré mon livre pendant que je grattais<br />

ma tête à cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> calotte <strong>et</strong> que je grou<strong>la</strong>is dans mon<br />

ventre contre le bai èfant que j'aurais si bien voulu rosser, le<br />

battre, le pitter, lui arracher les yeux avec une fourch<strong>et</strong>te,<br />

lui haver ses crapes <strong>de</strong> sa tête avec le vieux couteau à n<strong>et</strong>toyer<br />

les souliers. Parce que <strong>de</strong>puis qu'il est ici, on ne m'accompte<br />

plus, on fait tous les embarras pour le p<strong>et</strong>it <strong>et</strong> moi je ne compte<br />

plus que pour du poivre <strong>et</strong> du sel. Et tout ce qu'il fait, le<br />

p<strong>et</strong>it, on trouve qu'il n'y a rien <strong>de</strong> plus beau au mon<strong>de</strong>.<br />

Hier, avec Trîn<strong>et</strong>te <strong>et</strong> le p<strong>et</strong>it, nous revenions d'avoir été<br />

ach<strong>et</strong>er <strong>de</strong>s spécereies pour <strong>la</strong> cuisine <strong>et</strong> nous avons rencontré<br />

M. le Curé qui s'a arrêté, <strong>et</strong> il ne m'a même pas dit bonjour<br />

malgré que j'avais défait mon chapeau, mais il a regardé tout<br />

le temps le p'tit, puis il a dit à Trîn<strong>et</strong>te :<br />

— C'est un bel enfant. Et il paraît fort <strong>et</strong> vigreux pour son<br />

ache.<br />

— Oh! pour ça, oui, qu'elle a répondu d'un air capable.<br />

Et c'est qu'il a déjà <strong>de</strong>s p'tits poux, savez-vous !


iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiimiiumiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiLiiiiiiiiiiiiiiiiiii<br />

10. JT écris une belle l<strong>et</strong>tre.<br />

C 'EST dimanche, on ne fait rien, on a bon. Moi pas,<br />

parce que je m'embête quand il n'arrive rien. La<br />

maison est toute vi<strong>de</strong>, il me semble. Au matin, il a venu une<br />

orgue <strong>de</strong> Barbarie, pendant qu'on sonnait à messe. On m'avait<br />

donné trois cennes pour aller à messe, une pour <strong>la</strong> collecte<br />

du curé qui regar<strong>de</strong> toujours ce qu'on donne comme s'il<br />

n'avait pas du temps assez pour compter après, une pour<br />

le tronc <strong>de</strong> Saint Roch <strong>et</strong> une pour <strong>la</strong> calbotte du vieux<br />

Nahaut qui dit si bien « Dieu vous ren<strong>de</strong> ! », même quand<br />

on ne fait que semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre. Mais j'ai donné les trois<br />

cennes à l'orgue <strong>de</strong> Barbarie, une à <strong>la</strong> fois, pour qu'il joue<br />

tout le temps <strong>de</strong>vant notre maison. Il était tout fâché parce<br />

qu'il croyait avoir tout d'un coup <strong>et</strong> ne jouer qu'une p<strong>et</strong>ite<br />

air. Quand il faisait tourner sa manivelle, elle attrapait toujours<br />

<strong>la</strong> burtelle <strong>de</strong> cuir, que je croyais à tout moment<br />

qu'elle al<strong>la</strong>it casser <strong>et</strong> que l'orgue al<strong>la</strong>it pèter à terre parce<br />

qu'il n'y a qu'une canne en <strong>de</strong>ssous, <strong>et</strong> pas <strong>de</strong>s pieds, comme<br />

un blockai. Je regardais les images qui passent dans l'orgue<br />

entre les carrés <strong>de</strong> toile rouge, <strong>et</strong> je tenais mon poing serré<br />

bien fort où que j'avais mes cennes, mais l'homme regardait<br />

après mon poing après que je lui avais donné une cenne,<br />

pour savoir si j'en avais encore. Après <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière cenne, je<br />

l'ai encore <strong>la</strong>issé jouer, bien longtemps, <strong>et</strong> comme c'étaient<br />

les mêmes images qui revenaient, j'ai couru envoye tout<br />

d'un coup. Et l'homme a arrêté au milieu d'un air <strong>et</strong> est<br />

parti avec son orgue sur son ventre, en jurant aux noms<br />

toute oute, pour un jour <strong>de</strong> dimanche !


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Maintenant, c'est l'après-midi, <strong>et</strong> mon oncle <strong>et</strong> ma tante<br />

sont partis avec leurs plus beaux costumes <strong>et</strong> leurs meilleures<br />

affaires pour aller jouer aux cartes (à matche) chez le vieux<br />

M. Lamburquin, un vieux riche homme qu'a pour faire, <strong>et</strong><br />

reste dans le quartier <strong>de</strong> maître <strong>de</strong> <strong>la</strong> cinse Mayeur. Moi, on<br />

ne me prend plus avec, parce qu'une fois le vieux monsieur<br />

m'avait dit <strong>de</strong> lui dire ce que ma tante avait dans son jeu,<br />

pour frawtigner, <strong>et</strong> moi j'avais regardé les cartes, puis j'avais<br />

été lui dire dans son oreille : « elle a trois hasses », mais ma<br />

tante l'a entendu <strong>et</strong> m'a dèfoutriqué <strong>de</strong>vant tout le mon<strong>de</strong>,<br />

<strong>et</strong> donné <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> parapluie sur <strong>la</strong> route en revenant.<br />

Alors on ne me prend plus avec.<br />

Et j'ai resté tout seul avec Trîn<strong>et</strong>te qui ren<strong>et</strong>toie les sales<br />

assi<strong>et</strong>tes du dîner.<br />

— Trîn<strong>et</strong>te, que je dis, je m'embête que pour assoti.<br />

— Taihive, vireux. Rattin<strong>de</strong>z n'gotte qui j'aye rin<strong>et</strong>ti les<br />

M<strong>et</strong>tes, <strong>et</strong> vos vinrez avou mi è m'chambe.<br />

— Pourquoi faire donc?<br />

— So Vtimps qui j'va m'apponti, vos s'crirez n'i<strong>et</strong>te por mi,<br />

pace qui j'm'a justumint coihi è <strong>de</strong>ugt.<br />

Elle dit toujours ça qu'elle s'a coupé dans son doigt quand<br />

c'est qu'il lui faut écrire ou faire les comptes. Mais c'est parce<br />

qu'elle ne sait pas lire <strong>et</strong> pas écrire <strong>et</strong> elle ne veut pas qu'on<br />

l'voye.<br />

Un peu après, nous avons monté en haut, tous les escaliers,<br />

puis encore <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite hall<strong>et</strong>te par où qu'on arrive à <strong>la</strong> chambre<br />

<strong>de</strong> Trîn<strong>et</strong>te.<br />

D'un côté du mur, il y a son grand jaune coffre avec ses<br />

affaires. Il est jaune tout c<strong>la</strong>ir avec <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins dans <strong>la</strong> couleur<br />

qu'il ressemble à une gran<strong>de</strong> fricassée quand les œufs<br />

ne sont pas encore bien cuits <strong>et</strong> qu'on commence seulement<br />

à les chipoter. En <strong>de</strong>dans, son coffre est tapissé avec du papier<br />

gris à lignes, le même qu'il y a dans le colidor <strong>et</strong> le commodité.<br />

Trîn<strong>et</strong>te a encore une p<strong>et</strong>ite commo<strong>de</strong> qu'on ouvre les tiroirs<br />

en poussant son doigt dans le trou où qu'il y avait une serrure<br />

avant. Et puis <strong>de</strong>ux ou trois chaises, pas pareilles <strong>et</strong> que <strong>la</strong><br />

paille stiche <strong>de</strong>hors, un p<strong>et</strong>it miroir au mur, qu'un coin a tombé


J'écris une belle l<strong>et</strong>tre. 121<br />

hors du cadre, <strong>et</strong> puis, pour se <strong>la</strong>ver, une p<strong>et</strong>ite basse table<br />

avec un crameu, du vert savon dans un morceau <strong>de</strong> gaz<strong>et</strong>te<br />

<strong>et</strong> encore <strong>de</strong>s autres affaires <strong>et</strong> son lit avec une courte-pointe<br />

<strong>de</strong> toutes les couleurs.<br />

Elle n'a plus qu'une toute courte cotte <strong>de</strong> moutonne <strong>et</strong> sa<br />

chemise qu'on voit tous ses gros bras <strong>et</strong> tout autour <strong>de</strong> son<br />

hatrau.<br />

Avec ses mains <strong>et</strong> du savon, elle frotte <strong>de</strong> toutes ses forces<br />

qu'elle ne peut presque pas respirer, elle fait voler l'eau hors<br />

du crameu, tellement qu'elle remue ses mains pour hurer sa<br />

figure <strong>et</strong> ses bras avec <strong>la</strong> samneure. Mais il lui p<strong>la</strong>ît encore <strong>de</strong><br />

chanter pendant ce temps-là, <strong>et</strong> elle doit s'arrêter à tout moment<br />

à cause <strong>de</strong> l'eau qu'elle pousse sur son grognon, <strong>et</strong> moi<br />

je m'ai assis sur le jaune coffre <strong>et</strong> avec mes talons je maque<br />

<strong>de</strong>ssus en mesure pour chanter avec :<br />

Vous ignorez, je le vois bien, mon nomg,<br />

Mais ratten<strong>de</strong>z, vous allez me r'connaiwe,<br />

Regar<strong>de</strong>z-moi, je suis Napoléong,<br />

Et vous allez me fusiller peut-être.<br />

Maintenant Trîn<strong>et</strong>te commence à se rispâmer ; elle a sa<br />

figure dans l'eau du crameu, il m'faut attendre un peu.<br />

Quant' j'ai voulu déposer ra vot' pied<br />

C<strong>et</strong>te n'épée que vous voyez, cher Guillôme,<br />

Vous avez dit que vous préfériez l'homme<br />

A c<strong>et</strong>te n'épée ici que vous voyez. (Bis.)<br />

Trîn<strong>et</strong>te rattend un peu, parce qu'elle a poussé l'essuie-main<br />

roulé au fond <strong>de</strong> son oreille; puis quand elle l'a r<strong>et</strong>iré elle a<br />

regardé quoi est-ce qu'il avait.<br />

A c<strong>et</strong>te n'épée ici que vous voyez (*)<br />

Puis elle veut recommencer avec les mêmes mots.<br />

— Halte, Trîn<strong>et</strong>te, pas celle-là. C'est une air trop tris-se.<br />

— Bin justumint, j'ainme, mi, les trissès airs. On z'a si bon<br />

dè chanter ine pasqueye annoyeuse.<br />

— Djan, une autre, Trîn<strong>et</strong>te, pas <strong>de</strong>ux fois <strong>la</strong> même, c'est<br />

trop bête.<br />

{*) Une <strong>de</strong>s nombreuses «comp<strong>la</strong>intes», inspirées (!) par <strong>la</strong> capitu<strong>la</strong>tion<br />

<strong>de</strong> Sedan <strong>et</strong> venues jusqu'en Wallonie, où l'accent local achève<br />

<strong>de</strong> les défigurer grotesquement.


î)6 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Elle se peigne maintenant, c'est si drolle, parce qu'elle a<br />

<strong>de</strong>s cheveux pas beaucoup plus grands que ceux d'une p<strong>et</strong>ite<br />

fille.<br />

Et elle penche fort sa tête <strong>de</strong> côté en avant <strong>et</strong> pendant qu'elle<br />

peigne vite, vite, ce<strong>la</strong> lui pend tout p<strong>la</strong>t <strong>et</strong> reluisant comme<br />

une gran<strong>de</strong> emplâtre <strong>de</strong> Bavière.<br />

Manjor, superbe tambour,<br />

De grâce ap....<br />

(Mais il y a un nouk dans ses cheveux <strong>et</strong> elle pousse le<br />

peigne fort, en faisant une grimace qu'on voit toutes ses <strong>de</strong>nts.)<br />

prenez-moi comme<br />

Vous avez fait pour...<br />

Elle s'arrête longtemps parce qu'elle doit faire sa ligne, <strong>et</strong><br />

elle va tout doucement avec <strong>la</strong> pointe du peigne qui fait une<br />

p<strong>et</strong>ite rigole dans les cheveux bruns comme un couteau dans<br />

une doreye au côrin.<br />

Devenir un si bel homme.<br />

Et ensemble nous crions le refrain :<br />

Hââ !<br />

Trou <strong>la</strong> <strong>la</strong>, trou <strong>la</strong> <strong>la</strong>, trou <strong>la</strong> trou <strong>la</strong> trou <strong>la</strong> ln !<br />

pendant que mes talons attrapent le coffre en mesure.<br />

— Djan, don, vos allez d'fonci m'coffe torate ; qu'av' mesâhe<br />

<strong>de</strong> bouhi comme on foersôlé ?<br />

— Oh! vous grognez toujours vous, Trîn<strong>et</strong>te! on n'ose jamais<br />

rien faire.<br />

— Taihive, bour<strong>de</strong>ux. Houtez à c't'heure, allez-s' mi qweri<br />

li scriftôre, po fer ine belle l<strong>et</strong>te po m'ga<strong>la</strong>nt.<br />

J'y vais <strong>et</strong> quand je reviens avec l'encrier <strong>et</strong> le porte-plume,<br />

elle est déjà habillée <strong>et</strong> elle fait semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> lire une l<strong>et</strong>tre où<br />

qu'il a <strong>de</strong>ssus une décalcomanie.<br />

— Djan ! Léhez-me on pau çou<strong>la</strong>, qui j'veusse si j'a bin saisi<br />

tôt, pace qui ji n'veu nin foert clér houye.<br />

Alors je prends <strong>la</strong> l<strong>et</strong>tre <strong>et</strong> je lis en faisant une voix fort<br />

haute comme quand le maître me fait réciter l'histoire sainte.<br />

« Chère Trîn<strong>et</strong>te, c'est pour vous dire que <strong>de</strong>puis que je<br />

» suis au régiment, je n'ai pas encore bu pour <strong>de</strong>ux cennes <strong>de</strong><br />

» pèk<strong>et</strong>. »


J'écris une belle l<strong>et</strong>tre. 123<br />

Et voilà Trin<strong>et</strong>te qui commence à pleurer, elle m<strong>et</strong> ses <strong>de</strong>ux<br />

poings ensemble, <strong>et</strong> avec une toute p<strong>et</strong>ite mince voix :<br />

— Louquiz on pan à c't'heure, li pauve val<strong>et</strong> qui n'a nin co<br />

avu <strong>de</strong>ux cens di pèk<strong>et</strong>. Est-ce t'il possipe, binamé bon Diu<br />

donc ! Djan, on les fait mori à les mâltraiti, les pauvès sôdards !<br />

Quand je veux lire plus loin, Trin<strong>et</strong>te n'écoute plus parce<br />

qu'elle reparle toujours <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux cennes <strong>de</strong> pèk<strong>et</strong>.<br />

Et après que c'est fini, je n'ai presque rien compris non<br />

plus parce qu'il n'arrête jamais avec un point ou une virgule,<br />

excepté quand il dit qu'il voudrait bien <strong>de</strong> l'argent pour<br />

boire une goutte.<br />

— Respon<strong>de</strong>z, à c't'heure, que Trin<strong>et</strong>te me dit en ressuyant<br />

ses yeux avec le drap.<br />

— Mais quoi est-ce qu'il faut répondre, je ne sais pas quoi.<br />

— Kimint donc, vos, qui v's'estez instruit, vos n'savez quoi<br />

respon<strong>de</strong>. Mains qu'iv z'apprint-on donc, è voss sicole ?<br />

— Nous ne sommes pas encore arrivés si loin dans ma c<strong>la</strong>sse.<br />

Nous faisons seulement dictée, calcul, problème.<br />

— Tcha, tcha, tcha, vo<strong>la</strong> on bai orimiél èdon, qui vout esse<br />

prumire è s' sicole, <strong>et</strong> n'sé tant seulmint nin m<strong>et</strong>te treus mots<br />

sol' papi po m'ga<strong>la</strong>nt.<br />

— Je sais bien écrire, mais je ne sais pas quoi qu'il faut dire<br />

à c<strong>et</strong> homme-là que je ne connais pas, moi, je ne l'ai jamais vu.<br />

— C'est on bai gros crolé val<strong>et</strong> avou <strong>de</strong>s rogès chiffes, on neur<br />

mustach <strong>et</strong> l'air tôt plein d'fougue. Tournez voss l<strong>et</strong>te à c't'heure.<br />

— Faut-il peut-être lui parler <strong>de</strong> pèk<strong>et</strong> aussi ?<br />

— Nôna, il n'tusereut pu qu'à çou<strong>la</strong>. Ji n'voux nin n'sau<strong>la</strong>ye.<br />

Ine homme a dreut <strong>de</strong> beure quéquès gottes po s'rèjoivchon. Mains<br />

i n'fâreut nin todi <strong>et</strong> todi. A don on pièdreut l'gosse <strong>et</strong> on n'aureut<br />

pu nou p<strong>la</strong>isir po on liufion.<br />

— Mais alors, <strong>de</strong> quoi faut-il parler ? Si je savais comme<br />

vous avez fait <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière l<strong>et</strong>tre ?<br />

— C'est m'belle-sour Nèn<strong>et</strong>te qu'a r'côpiè n'i<strong>et</strong>te fou d'on<br />

live qui j'as t'ach'té avou m'ga<strong>la</strong>nt l'anneye passeye à l'fôre di<br />

Hève. Mi ga<strong>la</strong>nt a st'ach'té l'mainme.<br />

Et elle prend dans son coffre un p<strong>et</strong>it livre vert que les


î)6 126 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

pages sont plus courtes <strong>et</strong> plus longues <strong>et</strong> qui collent ensemble<br />

qu'il faut mouiller son doigt pour tourner <strong>la</strong> page.<br />

— Bien, je vais copier aussi alors, montrez-moi où il faut<br />

commencer.<br />

— L'aute feye, Nèn<strong>et</strong>te a fait n' tèche d'intche wiss qu'elle<br />

a recopié. Voll' là. Mains ji n'voreus nin qui vos prindahize<br />

les mainmes mots comme è live, il fâreut on pau cangi.<br />

— Oui, mais s'il me faut changer, alors, moi je ferai <strong>de</strong>s<br />

fautes.<br />

— I n'él sâreut veyi. Adon, prindans on pau è live <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tans<br />

co aut'choè avou.<br />

Alors, en serrant fort ma plume, <strong>et</strong> en poussant ma <strong>la</strong>ngue<br />

un peu hors <strong>de</strong> ma bouche, j'ai recopié au n<strong>et</strong> hors du livre vert:<br />

« Monsieur,<br />

» La sincérité <strong>de</strong>s sentiments que vous m'exprimez dans<br />

votre <strong>de</strong>rnière missive me fait une douce obligation d'y<br />

» réciproquer. Ayant dû, jusqu'à présent, par un mouvement <strong>de</strong><br />

» réserve, que votre noble nature comprendra sans aucun<br />

» doute, contenir au plus profond <strong>de</strong> mon être le flot tumul-<br />

» tueux <strong>de</strong>s tendresses sympathiques dont débor<strong>de</strong> mon cœur,<br />

» il m'est doux, en c<strong>et</strong> instant charmant, <strong>de</strong> donner enfin<br />

» libre cours aux sentiments qui m'agitent, <strong>et</strong> <strong>de</strong> vous faire<br />

» part, en r<strong>et</strong>our à <strong>la</strong> tendre missive dans <strong>la</strong>quelle vous me<br />

» communiquez les transports dont votre âme est émue à<br />

» l'aspect <strong>de</strong> mes appas, qu'à mon tour, mon cœur n'a pu rester<br />

» insensible à <strong>la</strong> vue <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> générosité, <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur d'âme,<br />

» en un mot <strong>de</strong> tous les nobles mérites que le cœur féminin<br />

» se p<strong>la</strong>ît à évoquer chez le héros préféré <strong>et</strong> dont il aime à le<br />

» parer.<br />

» Nonobstant le doux émoi que ce sentiment fait naître en<br />

» mon âme troublée... »<br />

— Halte! à c't'heure, crie-t-elle Trîn<strong>et</strong>te, quand elle voit<br />

que j'attaque <strong>la</strong> troisième page <strong>de</strong> <strong>la</strong> l<strong>et</strong>tre ; j'ai écrit un peu<br />

gros parce qu'il paraît que son ga<strong>la</strong>nt n'entend pas fort c<strong>la</strong>ir.<br />

— Halte ! leyans-le ax rése, po poleur m<strong>et</strong>te co ine aute affaire.


J'écris une belle l<strong>et</strong>tre. 125<br />

Alors j'écris en ouvrant une parenthèse, comme le maître<br />

l'a dit : (Lisez le reste page 27 dans le vert livre).<br />

Trîn<strong>et</strong>te referme le livre <strong>et</strong> l'essuie, malgré qu'il n'est pas<br />

sale.<br />

Il est mis <strong>de</strong>ssus Le p<strong>et</strong>it Secrétaire amoureux: elle le renveloppe<br />

dans son papier <strong>de</strong> gaz<strong>et</strong>te <strong>et</strong> le rem<strong>et</strong> dans le coffre.<br />

— Qu'al<strong>la</strong>ns-gne dire à c't'heure? I fâreut n'saquoè rapport à<br />

s'mesti, à çou qui k'nohe <strong>et</strong> qu'ainme li mix.<br />

— C'est un soldat, est-ce pas ? Alors, <strong>la</strong> guerre ?<br />

— Taisse-tu, mâlhèreux, ti m'fais sogne. On n'jâse nin<br />

d'ine pareille affaire.<br />

— Est-ce un piotte 1<br />

— Nona dai. Ji n'voreus nin hanter avou on <strong>la</strong>id p'tit accropou<br />

piotte. Lanci qu'il est ; <strong>et</strong> so on bai b<strong>la</strong>nc ch'vâ èco !<br />

Et hors du tiroir <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite table, elle prend un portrait<br />

avec un verre <strong>de</strong>ssus qu'elle ressuie bien avec son beau<br />

tabilier <strong>de</strong> dimanche <strong>et</strong> me l'montre. C'est un soldat avec un<br />

grand long bois pointu avec un p<strong>et</strong>it drapeau. Et lui, il a son<br />

ventre <strong>et</strong> sa poitrine tout traversés <strong>de</strong> b<strong>la</strong>ncs galons, on dirait<br />

un esquel<strong>et</strong>te. Trîn<strong>et</strong>te donne une grosse baise au verre, le<br />

ressuie encore, dit « Binamé trésor », <strong>et</strong> le r'm<strong>et</strong> dans l'tiroir.<br />

— Trîn<strong>et</strong>te, puisque c'est un cavayi'r, alors, je sais bien<br />

quoi, je parle du cheval.<br />

— Volà n'bonne i<strong>de</strong>ye, çou<strong>la</strong>, <strong>et</strong> çou<strong>la</strong> fait todi p<strong>la</strong>isir <strong>et</strong> on<br />

comprind dès mons.<br />

J'ai dit ça parce que je m'rappelle justement qu'avant-hier<br />

à l'école, nous avons fait dictée sur le cheval <strong>et</strong> j'étais <strong>de</strong>uxième,<br />

je n'avais que dix-sept fautes.<br />

— Al<strong>la</strong>i val<strong>et</strong>, tcherriz! qu'elle dit Trîn<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> elle veut<br />

regar<strong>de</strong>r ce que j'écris, comme si elle pouvait lire.<br />

Et comme je me rappelle bien tout par cœur, j'écris vite<br />

pour ne pas me tromper.<br />

« Le cheval. — Le cheval est un quadrupè<strong>de</strong>. Il est géné-<br />

» ralement herbivore <strong>et</strong> n'a pas le sabot fendu. Il est fier,<br />

» sobre <strong>et</strong> <strong>la</strong>borieux. De bon matin, il commence avec joie<br />

» sa tâche quotidienne. Il porte sur son dos <strong>de</strong>s personnes<br />

» qu'on nomme cavaliers, ou <strong>de</strong>s paqu<strong>et</strong>s appelés far<strong>de</strong>aux.


126 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

» On l'emploie aussi dans le charroi, ainsi qu'à faire tourner<br />

» <strong>de</strong>s manèges. Son œil est plein <strong>de</strong> feu, sa robe est <strong>de</strong> couleur<br />

» nuancée, mais parfois aussi <strong>de</strong> teinte uniforme. Traitons les<br />

» animaux avec douceur, mes amis, car ils sont pour nous <strong>de</strong>s<br />

» auxiliaires utiles. »<br />

Après que j'ai eu fini, j'ai lu tout haut <strong>et</strong> vite, alors Trin<strong>et</strong>te<br />

a frappé fort sur ses cuisses en criant :<br />

— Volà appreume ine saquoè d'bai. Çou<strong>la</strong> l'fr<strong>et</strong> surmint bin<br />

binâhe, allez, <strong>et</strong> mi ossu. Tôt l'minme, çou qu'c'est qui d'aveur<br />

di Vinstrukchon <strong>et</strong> d'savu quoè <strong>et</strong> comme. Habeye vite, à c't'heure,<br />

sicriez co : « A vous pour <strong>la</strong> vie <strong>et</strong> l'éternité », <strong>et</strong> ji fr<strong>et</strong> ri creux<br />

d'zo, à don puis vos frez l'adresse qui vochal li mo<strong>de</strong>lle,louquiz,<br />

so on papi.<br />

J'ai recopié l'adresse sur une p<strong>et</strong>ite enveloppe, mais comme<br />

j'ai commencé trop bas, il n'y a plus <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce assez parce que<br />

c'est long tous ces mots en f<strong>la</strong>mand ; <strong>et</strong> quand il m'faut<br />

encore rajouter « Province <strong>de</strong> <strong>la</strong> F<strong>la</strong>ndre orientale », je dois<br />

faire une crolle qui remonte tout près <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du timbre.<br />

— Po çoida qui v'savez fait ine si belle l<strong>et</strong>te, vos allez v'ni avou<br />

mi m'veye hanter avou l'bai joweu d'armonica di R'tenne, qui<br />

<strong>de</strong>ut v'ni torate amon m'belle-sour. I jowe si bin dai, ça tronle<br />

tôt doux <strong>et</strong> il a st'avu l'prix à concours di Disong. I jowe totes<br />

les airs dè mon<strong>de</strong> tôt clignant ses ouyes.<br />

Mains i n'far<strong>et</strong> nin djâser <strong>de</strong>l l<strong>et</strong>te savez, d'vant lu. Pace qui<br />

l'sôdard, veyez-ve, c'est po m'marier avou lu après qu'aur<strong>et</strong><br />

fait s'timps <strong>et</strong> r'pris l'botique <strong>et</strong> l'cabar<strong>et</strong> di s'mame àl'Vile-<br />

Voye. Et avou l'joweu d'armonica, c'est po m'amuser on pt tit<br />

pau <strong>et</strong> fer assoti les autès bâcelles qu'assotih<strong>et</strong> après !<br />

— Bon alors ; faudra-t-il que je lui écrive peut-être aussi<br />

une belle l<strong>et</strong>tre ?<br />

=111111=<br />

llllll<br />


iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimmmiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii<br />

V E C Zante <strong>et</strong> le rossai Co<strong>la</strong>s que je joue c<strong>et</strong> aprèsmidi.<br />

Comme je vois que Co<strong>la</strong>s a <strong>de</strong>s sabots <strong>et</strong><br />

Zante <strong>de</strong>s vieilles pantoufles, pendant que moi j'ai mes bons<br />

souliers, alors je voudrais jouer à courir au plus vite.<br />

— Au plus vite arrivé à <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite baille, que je crie, <strong>et</strong> je<br />

cours déjà <strong>de</strong> ce côté-là. J'al<strong>la</strong>is gagner, quand voilà Co<strong>la</strong>s qui<br />

arrive avant parce qu'il court sur ses bas en m<strong>et</strong>tant un<br />

sabot à chaque main. Et Zante rit d'avoir bon parce que j'ai<br />

perdu, il fait une toute <strong>la</strong>rge figure avec ses oreilles qui stichent<br />

aux <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> sa tête comme les celles d'une marmite <strong>de</strong><br />

terre. Je voudrais bien lui donner une calotte sur sa grosse<br />

bête p<strong>la</strong>te figure.<br />

— Je joue avec, qu'elle dit tout d'un coup Bertine, <strong>la</strong> celle<br />

<strong>de</strong> chez Matriche, une p<strong>et</strong>ite affrontée qui vient toujours se<br />

herrer avec les garçons pour donner <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> poing,<br />

mais elle en attrape aussi.<br />

— Al<strong>la</strong>it, dit-elle, nous allons compter qui est-ce qui en<br />

est pour une puce.<br />

Et comme nous faisons un p<strong>et</strong>it rond à nous quatre, elle<br />

commence à nous sticher dans le ventre un après l'autre <strong>et</strong><br />

elle récite :<br />

U-ne pou-le sur un mur<br />

Qui pi-co-te du pain dur<br />

Pi-co-ti, pi-co-ta<br />

La plus bel-le en sor-ti-ra<br />

Par <strong>la</strong> por-te <strong>de</strong> Pa-ris<br />

Mon pe-tit a-mi<br />

Qui l'a dit.


128 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

— C'est Co<strong>la</strong>s qui eu est, dit-elle, <strong>et</strong> nous commençons à<br />

nous sauver un peu. Mais Co<strong>la</strong>s ne court pas après nous autres<br />

<strong>et</strong> il a un air grognon.<br />

— I n'mi p<strong>la</strong>ît nin <strong>de</strong> joiver avou les bâcelles, mi. Allez-ès<br />

Bertine, no n'vis vo<strong>la</strong>ns nin avou nos ai<strong>de</strong>s. Vos estez trop<br />

affronteye avou, on n' vis a nin stu qweri.<br />

C'est vrai aussi. Pourquoi qu'elle vient se mêler <strong>de</strong> nos<br />

affaires donc, celle-là.<br />

Elle s'en va en marchant en arrière <strong>et</strong> en nous faisant <strong>de</strong>s<br />

grimaces. Elle ôte <strong>et</strong> elle rem<strong>et</strong> tout le temps son peigne<br />

rond <strong>et</strong> jaune pour faire quelque chose parce qu'elle est fâchée.<br />

Alors Zante court à trois pas <strong>de</strong> son côté pour <strong>la</strong> faire sauver<br />

plus vite, puis il crache après elle. Et elle commence à crier<br />

en frappant ses mains en mesure :<br />

Ju-das,<br />

Crachez-moi,<br />

Le bon Dyè vous pu-ni-ra.<br />

Et elle s'en va en sautant en répétant ça.<br />

— Ine pouce à nos treus, dit Co<strong>la</strong>s. Ji m' va compter.<br />

Nous refaisons un p<strong>et</strong>it rond <strong>et</strong> Co<strong>la</strong>s crie, en stichant les<br />

premiers coups pour rien, au milieu du rond, puis sur nous<br />

autres.<br />

Puf, pu-puf qui a vessou<br />

Ç'a s'tu 1' ching di mon Radou<br />

Qu'a magni les qwatte panais<br />

So li stâ di mon Crahay.<br />

Puf ching, puf liong,<br />

C'est ti qui f<strong>la</strong>ire li s...<br />

Mais avant le <strong>de</strong>rnier mot j'ai bien vu que ce<strong>la</strong> al<strong>la</strong>it tomber<br />

sur Zante <strong>et</strong> j'ai couru envoie <strong>et</strong> Co<strong>la</strong>s aussi. Alors le pauvre<br />

Zante avec ses trop gran<strong>de</strong>s pantoufles essaie <strong>de</strong> nous attraper<br />

<strong>et</strong> il ne peut jamais. Nous le faisons courir tout <strong>de</strong>ssouflé. Des<br />

fois il voudrait bien pleurer parce qu'il ne peut pas nous<br />

toucher, puis il rie encore <strong>et</strong> il essaie, puis il dit qu'il ne veut<br />

plus jouer. Et justement voilà qu'on appelle Co<strong>la</strong>s pour aller<br />

travailler ; il est plus vieux que nous, Co<strong>la</strong>s, <strong>et</strong> il ai<strong>de</strong> déjà<br />

son père pour ramasser les pommes <strong>de</strong> terre, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s choses<br />

comme ça.


Bribeux. 129<br />

Et comme nous ne savons plus quoi faire, voilà <strong>de</strong>ux vieilles<br />

bribeuses qui atournent dans notre barrière pour venir <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

<strong>la</strong> charité. C'est vendredi aujourd'hui <strong>et</strong> il en vient<br />

toujours plus que les autres jours.<br />

J'avais oublié que c'était vendredi, malgré que ma tante a<br />

mis un p<strong>et</strong>it hopai <strong>de</strong> cennes au coin <strong>de</strong> l'armoire pour les<br />

bribeux. Et puis comme tous les vendredis nous avons mangé<br />

du stokfess à dîner, avec <strong>de</strong> <strong>la</strong> sauce au <strong>la</strong>it, ça faisait <strong>de</strong><br />

belles hailles b<strong>la</strong>nches.<br />

— Il rifât nin djâser tôt magnant <strong>de</strong> stokfess, à câse <strong>de</strong><br />

riesses, que ma tante répète tout le temps en mangeant<br />

jusqu'à ce qu'elle manque d'avaler une arête aussi.<br />

— Diale mi poss<strong>et</strong>te, j'a mâqué <strong>de</strong> stronler, qu'elle dit après,<br />

en buvant tout son verre <strong>de</strong> bière.<br />

— Çou<strong>la</strong> v' s'apprindr<strong>et</strong> à tant parler qwand i ri a nin mesâhe,<br />

que mon oncle répond tranquillement, en piquant une gran<strong>de</strong><br />

haille <strong>de</strong> poisson.<br />

— Taihive, sins âme, qu'elle grogne.<br />

Les <strong>de</strong>ux vieilles bribeuses vont tout lentement en frappant<br />

à terre avec leur gros bordon, comme pour avoir l'air pesant<br />

<strong>et</strong> fatigué. Une a <strong>de</strong>s sabots tout p<strong>la</strong>ts <strong>et</strong> l'autre <strong>de</strong>s souliers<br />

d'homme à é<strong>la</strong>stiques avec <strong>de</strong>s grands tirants déchirés. Voilà<br />

comment elles font pour qu'on voie bien qu'elles viennent<br />

pour mendier, <strong>et</strong> pas pour faire une commission : elles ont<br />

une cotte <strong>de</strong> moutonne comme toutes les femmes <strong>de</strong> par ici,<br />

mais au lieu d'avoir à leur corps un casaw<strong>et</strong>, une marinière<br />

ou un mantul<strong>et</strong>, elles m<strong>et</strong>tent encore une autre cotte <strong>de</strong><br />

moutonne, mais en l'aboutonnant à leur cou, <strong>et</strong> ça fait comme<br />

un grand manteau qui pend tout autour, <strong>et</strong> elles poussent<br />

leur main par <strong>la</strong> fente en <strong>la</strong> faisant trembler en exprès, pour<br />

avoir « une p<strong>et</strong>ite chârité ». Et sur leur tête, une vieille gâm<strong>et</strong>te<br />

ou un mouchoir qui fait une pointe <strong>de</strong>rrière.<br />

— Pourquoi donc, tante, que je <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, que les bribeuses<br />

m<strong>et</strong>tent <strong>de</strong>ux cottes ainsi <strong>et</strong> marchent toutes bossues 1<br />

— Pah! c'est po s'fer l'pu <strong>la</strong>i<strong>de</strong>s qu'elles polessent, po qu'les<br />

gins happessent ine sogne <strong>et</strong> l's'y d'nessent ine cense po ri esse<br />

qivitte.


130 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Les <strong>de</strong>ux bribeuses sont maintenant <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> gran<strong>de</strong><br />

porte <strong>de</strong> notre maison <strong>et</strong> je regar<strong>de</strong> avec Zante comment<br />

elles font. Voilà qu'elles commencent ensemble :<br />

— Notre Père, du, du, du, oin, oin, oin. Elles ne disent pas<br />

les vrais mots <strong>de</strong> <strong>la</strong> prière, peut-être qu'elles ne les savent pas,<br />

<strong>et</strong> puis, c'est pour rire, c'est pour qu'on voie qu'il y a un<br />

pauvre à <strong>la</strong> porte.<br />

Après un p<strong>et</strong>it temps, comme il ne vient rien, elles recommencent<br />

plus fort :<br />

— Notrè Père, du, du, du, oin, oin, oin, en stroukant un<br />

peu avec leur bordon contre <strong>la</strong> porte. Alors j'entends <strong>la</strong> voix<br />

<strong>de</strong> ma tante qui crie :<br />

— Po d'zo Vouhe !<br />

Et les <strong>de</strong>ux vieilles ramassent chacune leur cenne qui a<br />

glissé sur le seuil, puis elles reviennent vers <strong>la</strong> barrière où que<br />

je suis avec Zante. Il y a <strong>de</strong>ux belles grosses pierres à notre<br />

barrière pour que les charr<strong>et</strong>tes n'aillent pas à stock contre<br />

les piliers. Les <strong>de</strong>ux vieilles femmes s'asseyent chacune sur<br />

une pierre <strong>et</strong> voilà qu'elles tirent un sac <strong>de</strong> toile à carreaux<br />

<strong>et</strong> commencent à compter <strong>de</strong>s cennes, elles en ont bien <strong>de</strong>s<br />

poignées <strong>et</strong> Zante <strong>et</strong> moi, nous regardons <strong>de</strong> côté sans faire<br />

semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> rien. Mais mon oncle <strong>de</strong>scend vers <strong>la</strong> barrière,<br />

il fait une <strong>la</strong>i<strong>de</strong> figure, je ne sais pas pourquoi il vient sans<br />

chapeau.<br />

— Ji n'voux nin dè s'faits meubes divant m'molionne, savezlà,<br />

crie-t-il aux femmes. Habeye, corez pu Ion!<br />

— No d'hîz justumint co n'pitite Pâter par vos, binamé<br />

Monsieur, po qui l'bon Diu...<br />

— Allez â diale qu'aye voss t' âme avou vos pâter, ji n'a<br />

qu' foute di tôt çou<strong>la</strong>. Habeye, èvoye !<br />

Les <strong>de</strong>ux bribeuses s'en vont en courant, mais un peu plus<br />

loin elles se rem<strong>et</strong>tent toutes bossues <strong>et</strong> s'appuient avec leur<br />

canne, parce qu'il y a une autre cinse là tout près.<br />

Il vient <strong>de</strong> si drolles <strong>de</strong> bribeux <strong>de</strong>puis quelque temps, <strong>et</strong><br />

beaucoup, <strong>et</strong> ils vont tous du même côté <strong>et</strong> ils ne reviennent<br />

jamais les mêmes, mais toujours <strong>de</strong>s autres qui leur ressemblent.


Bribeux. 131<br />

Mon oncle en a parlé un jour à table, il avait peur <strong>et</strong> était<br />

fort fâché sur le « gouvernèmang » comme il dit. Je ne sais<br />

pas ce qu' c'est moi, ça.<br />

— Aw<strong>et</strong>, c'est co les bais Moncheux d'Bruxelles qu'ont fait<br />

ciss loè-là. On rèchesse to les bribeux ètringîrs è leu pays. El<br />

pièce di les apougni <strong>et</strong> d'ies cherrî èvoye, on les r'choque d'ine<br />

commeune à l'aute, <strong>et</strong> i brib<strong>et</strong> tote li voye. Les Allemangs pass<strong>et</strong><br />

por chai, c'est l'pu coûte voye vè l'Prûce; <strong>et</strong> nos avans par les<br />

Itâli-yengs, pace qui ri pol<strong>et</strong> n'è raller so l'Frâce. qui n'vout<br />

nin les leyi intrer.<br />

— Vos estez bin biesse avou, d'el z'y fer l'chârité à tos ces<br />

kaiserliks-là, dit ma tante. Nos avans déjà assez avou les<br />

bribeux qui nos k'nohans.<br />

— Ji risos nin si biesse qui vos. Ci n'est nin po m' p<strong>la</strong>isir<br />

allez qui j'el z'y herre ine cense el main. Mains i ri mi p<strong>la</strong>ît<br />

nin qu'on vinsse m<strong>et</strong>te li feu è m' heur, d<strong>et</strong>te nutte, après qui<br />

j'areus k'tchessi, sin rin l'i d'ner, onk ou l'aute di ces chinisses<br />

d'Itâli-eng qui f<strong>et</strong> <strong>de</strong>s ouyes comme <strong>de</strong>s moudreux <strong>et</strong> louqu<strong>et</strong> d'tos<br />

costés po véi wisse qu'a <strong>de</strong>s ouhes po qwand ils r'vinront po<br />

happer. Et les Prûchins avou leu trôbolles <strong>et</strong> leu bèriques sont<br />

mutw<strong>et</strong> co pu jub<strong>et</strong>s. Ils vinrît bin èpoèsonner on pusse bin<br />

<strong>de</strong>s annayes après qu'on V z'y âreut fait displi.<br />

Après que j'ai entendu ça, j'ai toujours eu si peur <strong>de</strong> ces<br />

mendiants-là qui viennent à quatre ou cinq ensemble avec<br />

leur musique ! Surtout que Trîn<strong>et</strong>te m'a encore dit qu'ils<br />

volent les enfants pour les battre <strong>et</strong> pas leur donner à manger<br />

<strong>et</strong> les mener loin, loin, où on ne parle pas wallon ni français,<br />

<strong>et</strong> les revendre à <strong>de</strong>s autres méchantes gens, <strong>et</strong> souvent les<br />

tuer.<br />

—• Hoûtez on pau, dit Zante tout d'un coup, vonri è chai.<br />

Nous regardons du côté du fond du vil<strong>la</strong>ge <strong>et</strong> nous voyons<br />

cinq Italiens qui jouent <strong>de</strong>vant chez le vieux riche Monsieui<br />

Lamburquin.<br />

— Habie, Zante, sauvons-nous dans <strong>la</strong> maison, ils vont<br />

venir, nous regar<strong>de</strong>rons par <strong>la</strong> fenêtre <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite p<strong>la</strong>ce.<br />

Et un peu après que nous étions à genoux sur <strong>de</strong>ux chaises<br />

à <strong>la</strong> fenêtre, voilà qu'ils passent notre barrière tous les cinq,


132 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

trois hommes <strong>et</strong> <strong>de</strong>ux femmes, en regardant <strong>de</strong> tous les côtés,<br />

sans doute parce qu'ils ont peur qu'un chien ne : roufïelle sur eux.<br />

— Louquîz les bais jojos, dit mon oncle qui s'a v'nu m<strong>et</strong>tre<br />

<strong>de</strong>bout <strong>de</strong>rrière nous autres, tandis que ma tante est à l'autre<br />

fenêtre avec Trîn<strong>et</strong>te.<br />

— Aw<strong>et</strong>, répond ma tante, c'est ine belle sôre di gins. Et<br />

les affronteyes houpralles donc, mousseyes comme <strong>de</strong>s morticos<br />

déll fore à Clieye'neye!<br />

Les <strong>de</strong>ux femmes nous font <strong>de</strong>s signes avec <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its<br />

tambours tout p<strong>la</strong>ts avec <strong>de</strong>s hill<strong>et</strong>tes dans le bord. Elles ont<br />

<strong>de</strong>s robes toutes courtes à carreaux <strong>de</strong> toutes les couleurs,<br />

puis un p<strong>et</strong>it châle b<strong>la</strong>nc arrangé à <strong>la</strong> taille, <strong>et</strong> sur <strong>la</strong> tête une<br />

p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>te carrée <strong>et</strong> p<strong>la</strong>te avec une écharpe qui pend, on ne sait<br />

pas comment ça tient.<br />

Une est toute jeune <strong>et</strong> sa figure est jaune comme le cuir<br />

<strong>de</strong> ma mal<strong>et</strong>te, l'autre est toute vieille avec un grand nez qui<br />

pend <strong>et</strong> <strong>de</strong>s plis dans sa figure couleur <strong>de</strong> couque <strong>de</strong> Reims.<br />

Mais elles se m<strong>et</strong>tent à danser en faisant aller leur tambour<br />

autour <strong>de</strong> leur tête, puis en frappant <strong>de</strong>ssus avec leur poing<br />

ou leur cou<strong>de</strong> ou leur genou. Et c'est <strong>la</strong> vieille qui se remue le<br />

plus en sautant <strong>et</strong> tournant comme une p<strong>et</strong>ite fille avec un<br />

air tout content.<br />

— Morticos <strong>de</strong>ll grosse sôre, ils n'sont bons qu'po çou<strong>la</strong> :<br />

happer <strong>et</strong> jouer les marionn<strong>et</strong>tes, dit mon oncle, <strong>et</strong> il faut qu'il<br />

rie en regardant sauter <strong>la</strong> vieille.<br />

— Bin djan à c' t'heure, louquîz on pau V vîle makralle, elle<br />

pochteye comme ine aguesse so dès chautès cin<strong>de</strong>s.<br />

Moi je n'ose pas rire à <strong>la</strong> fenêtre parce que je vois les trois<br />

hommes qui me regar<strong>de</strong>nt en faisant aller leur musique. Ils<br />

sont si drolles, habillés ainsi da ! Tous les trois pareils. Un<br />

chapeau tout pointu comme quand j'en fais un en rou<strong>la</strong>nt<br />

une gaz<strong>et</strong>te comme un entonnoir. Et ils ont <strong>de</strong>s rubans rouges<br />

<strong>de</strong>ssus qui se croisent en faisant <strong>de</strong>s carrés. Et un pal<strong>et</strong>ot que<br />

c'est une peau <strong>de</strong> mouton noir avec <strong>de</strong>s manches, <strong>et</strong> un court<br />

pantalon jusqu'aux genoux tout <strong>la</strong>rge, <strong>et</strong> puis <strong>de</strong>s cliquottes<br />

grises <strong>et</strong> sales autour <strong>de</strong> leurs jambes <strong>et</strong> <strong>de</strong> leurs pieds <strong>et</strong>


Bribeux. 133<br />

liées tout le même comment avec <strong>de</strong>s ficelles. Pas <strong>de</strong> bas <strong>et</strong><br />

pas <strong>de</strong> souliers, seulement <strong>de</strong>s loques.<br />

— On dirent <strong>de</strong>s cis qui s'sont fait d'zawirer les mustais <strong>et</strong><br />

sprâchi les bèch<strong>et</strong>tes divins ine rouflâ<strong>de</strong> <strong>et</strong> qu'ont stu s'fer ratitoter<br />

à Bavîre, dit mon oncle, pendant que Trîn<strong>et</strong>te rie.<br />

Quelquefois ils font comme s'ils vou<strong>la</strong>ient danser avec,<br />

en remuant un peu leurs jambes à cliquottes. Mais ils ne rient<br />

pas <strong>et</strong> font <strong>de</strong>s yeux si méchants tout noirs, avec une grosse<br />

barbe noire <strong>et</strong> toute crolée qui couvre toute leur figure comme<br />

quand je tire un paqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> crin hors du vieux fauteuil où que<br />

mon oncle dort après le dîner. Le plus vieux, elle est grise sa<br />

barbe, <strong>et</strong> encore plus <strong>la</strong>rge <strong>et</strong> grosse avec <strong>de</strong>s grands cheveux<br />

emmêlés qui pen<strong>de</strong>nt à sa han<strong>et</strong>te. Il joue <strong>la</strong> grosse musique<br />

qui ne fait qu'une grosse note toujours <strong>la</strong> même sans arrêter.<br />

C'est un gros sac noir plein <strong>de</strong> vent qu'il porte sous son bras<br />

<strong>et</strong> il pousse <strong>de</strong>ssus avec son cou<strong>de</strong> <strong>et</strong> il y a comme un gros<br />

entonnoir <strong>de</strong> bois par où que <strong>la</strong> musique sort. L'homme rem<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> temps en temps du vent dans le sac par un tuyau qui vient<br />

près <strong>de</strong> sa bouche. Les autres ont <strong>de</strong>s sacs plus p<strong>et</strong>its avec<br />

<strong>de</strong>ux p<strong>et</strong>ites c<strong>la</strong>rin<strong>et</strong>tes qui sortent, avec <strong>de</strong>s trous où qu'ils<br />

jouent avec leurs doigts, mais il ne vient que quelques notes<br />

qui wignent comme un tout p<strong>et</strong>it enfant qui pleure.<br />

— Dihallez-nos à c'l'heure, dit mon oncle. Tinez, Trîn<strong>et</strong>te,<br />

dinez l' z'y quéquès aidans.<br />

Trîn<strong>et</strong>te ouvre <strong>la</strong> porte, <strong>la</strong> musique s'arrête, <strong>et</strong> elle j<strong>et</strong>te les<br />

cennes dans le tambour d'une femme qui clit, je crois, Patâté,<br />

<strong>et</strong> tous les autres disent aussi Patâté, <strong>et</strong> quand elle veut fermer<br />

<strong>la</strong> porte, le vieux pousse sa canne dans <strong>la</strong> fente. Trîn<strong>et</strong>te a<br />

peur <strong>et</strong> crie: Habeye Moncheu, après mon oncle qui avait vu<br />

tout <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite p<strong>la</strong>ce où nous sommes. Il court <strong>et</strong> en passant<br />

il happe son gros bordon qui est toujours près <strong>de</strong> l'horloge.<br />

Trîn<strong>et</strong>te a reculé, <strong>la</strong> porte est rouverte <strong>et</strong> les bribeux voient<br />

mon oncle qui tient, son bordon levé. Alors le vieux ôte son<br />

haut chapeau <strong>et</strong> il dit :<br />

— Signor, n'avez pas pommes <strong>de</strong> terre dans votre maison \<br />

— En' n'alléve ! que mon oncle crie si haut que Zante <strong>et</strong> moi<br />

nous tremblons <strong>de</strong> peur. Et nous les voyons partir vile <strong>et</strong>


134 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

repasser notre barrière sans oser se r<strong>et</strong>ourner. Mon oncle<br />

ferme <strong>la</strong> porte avec les verrous <strong>et</strong> il dit en rentrant :<br />

— On sèreut gâye, èdon, avou ces brigands-là divins n'<br />

•mohonne wisse qui n'âreut qu'dès feumreies !<br />

Quand les Italiens sont bien loin <strong>de</strong> chez nous, Zante <strong>et</strong> moi<br />

nous allons awaiti à <strong>la</strong> barrière. On ne les voit plus, mais voici<br />

<strong>de</strong> l'autre côté quatre Allemands avec <strong>de</strong>s tromp<strong>et</strong>tes. Nous<br />

n'avons pas peur <strong>de</strong> ceux-là, parce qu'ils ne viennent pas si<br />

près d'abord. Ils restent là, un peu plus bas que chez nous, où<br />

qu'il y a <strong>de</strong>s autres maisons à <strong>la</strong> route, parce qu'ils ne jouent<br />

que pour plusieurs maisons à <strong>la</strong> fois. Ils ont tous les quatre<br />

<strong>de</strong>s casqu<strong>et</strong>tes vertes comme le bil<strong>la</strong>rd du café du Repos <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Montagne. Un a une jaune c<strong>la</strong>rin<strong>et</strong>te qu'il enfonce dans une<br />

gran<strong>de</strong> barbe <strong>de</strong> <strong>la</strong> même couleur <strong>et</strong> l'air qu'il attaque d'abord<br />

tout seul fait kott, kott, kodâk, comme quand une poule a<br />

pondu. Quand les autres ont reconnu l'air, ils attaquent<br />

l'accompagnement <strong>et</strong> font d'abord vite les notes pour rattraper<br />

<strong>la</strong> c<strong>la</strong>rin<strong>et</strong>te, puis ils vont bien à mesure, parce qu'un gros<br />

homme, avec une grosse barbe brune tout autour <strong>de</strong> sa figure,<br />

excepté que son menton n'en a pas <strong>et</strong> a l'air tout rond comme<br />

une p<strong>et</strong>ite fesse, souffelle <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s grosses notes, Trô, Trô,<br />

Trô, dans une trôbolle plus gran<strong>de</strong> que tout mon corps,<br />

toute pleine <strong>de</strong> tuyaux <strong>et</strong> un entonnoir en l'air, <strong>la</strong>rge comme un<br />

seyau. A côté <strong>de</strong> lui, il a une sorte <strong>de</strong> table étroite <strong>et</strong> haute, <strong>et</strong><br />

dans les bois (*) on voit un triangle <strong>de</strong> fer, avec une cor<strong>de</strong> qui<br />

va à une p<strong>la</strong>nche à terre où que l'homme m<strong>et</strong> son pied <strong>et</strong> pousse<br />

pour que le triangle fasse klink, klink, bien en mesure. Les<br />

<strong>de</strong>ux autres hommes ont <strong>de</strong>s plus p<strong>et</strong>ites tromp<strong>et</strong>tes, pleines<br />

<strong>de</strong> vert-<strong>de</strong>-gris. En jouant, ils se tournent le dos tous les<br />

quatre pour voir si les gens vont donner <strong>de</strong>s cennes, <strong>et</strong> pour<br />

leur faire <strong>de</strong>s signes. Quand l'homme à c<strong>la</strong>rin<strong>et</strong>te voit <strong>de</strong>s<br />

gens aux fenêtres d'en-haut, il lève sa c<strong>la</strong>rin<strong>et</strong>te <strong>de</strong> leur côté<br />

sans arrêter l'air, puis il fait comme pour dire « bonjour »,<br />

avec <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rin<strong>et</strong>te qui continue à faire kott, kott, kodâk. Mais<br />

quand on vient avec une cenne ou qu'on <strong>la</strong> j<strong>et</strong>te près d'eux,<br />

(*) Le? boiseries.


Bribeux. 135<br />

le musicien qui est le plus près va <strong>la</strong> ramasser pendant que<br />

les autres jouent toujours. Alors, avec Zante, nous allons<br />

chercher chacun une cenne près <strong>de</strong> tante qui nous <strong>la</strong> donne<br />

•en nous disant <strong>de</strong> ne pas aller trop près, <strong>et</strong>, au moment qu'un<br />

<strong>de</strong>s tromp<strong>et</strong>tes s'en va ramasser une cenne tombée dans <strong>la</strong><br />

rigole, nous montrons d'un peu loin nos cennes au c<strong>la</strong>rin<strong>et</strong>te<br />

<strong>et</strong> à l'autre tromp<strong>et</strong>te, qui arrêtent aussi leur musique pour<br />

venir chercher <strong>la</strong> charité. Et il ne reste plus que le vieux<br />

homme avec son gros trôbolle qui fait tout seul pendant bien<br />

longtemps son Trô, Klink, Trô, Klink, Trô Klink!<br />

C'est si drolle que nous nous sauvons pour aller rire <strong>et</strong><br />

Zante dit en faisant comme l'homme :<br />

— On dirent l'troye d'al grosse Tatenne qwand elle va<br />

fougnî d'vins les cindrisses avou s'hill<strong>et</strong>te à s'hatrai.<br />

Avec Zante nous avons tout plein parlé comme les bribeux<br />

ont bon, qu'on leur donne partout <strong>de</strong>s cennes, qu'ils n'ont<br />

qu'à se promener d'une maison à l'autre pour en avoir tous<br />

les jours, tandis que nous autres il nous faut attendre toute <strong>la</strong><br />

semaine jusqu'au dimanche pour avoir notre « dimanche » <strong>et</strong><br />

quand on nous pousse une pièce dans <strong>la</strong> main, on crie encore<br />

•<strong>et</strong> on barbote en criant: «N'allez nin l'allouer ou l'kitaper à <strong>de</strong>s<br />

bièstreyes savez ». Et tout ce qu'on achète avec ses cinq cennes<br />

ou ses <strong>de</strong>ux cennes <strong>et</strong> <strong>de</strong>mie, que ce soye du récoulisse, du jus,<br />

<strong>de</strong>s chiques ou <strong>de</strong>s maïes, c'est toujours une bièstreye pour les<br />

vieilles gens, qui voudraient qu'on achète <strong>de</strong>s souliers ou <strong>de</strong>s<br />

pal<strong>et</strong>ots avec.<br />

Zante a dit que, plus tard, il vou<strong>la</strong>it se faire bribeux. Je<br />

voudrais bien aussi, pour avoir beaucoup <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites cennes<br />

<strong>et</strong> ach<strong>et</strong>er tout ce qui m'p<strong>la</strong>ît avec.<br />

— Vo<strong>la</strong>ngne saïy déjà à c't'heure, dit Zante.<br />

— Mais nous ri savons pas jouer ni danser.<br />

— Nos dirans <strong>de</strong>s pâters, c'est pus aheye <strong>et</strong> on n'est nin<br />

•si nâhi.<br />

— Et <strong>de</strong>s costumes, qu'il faut.<br />

— No nn'è frans avou les vilès hâres di m'pére qu'est èvoye<br />

cvrer.<br />

— Al<strong>la</strong>it!


136 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Nous allons chez lui, sa mère n'est pas là non plus ; il va<br />

chercher <strong>de</strong>s affaires pour m<strong>et</strong>tre <strong>et</strong> nous nous habillons. Moi,<br />

je m<strong>et</strong>s un court-sâro d'homme qui est juste comme une chemise<br />

bleuve avec un carré plus foncé au milieu du dos <strong>et</strong> je<br />

r<strong>et</strong>rousse les manches qui pendaient à terre. Sur ma tête, un<br />

chapeau <strong>de</strong> paille qui est <strong>de</strong>venu tout pointu tellement qu'il<br />

a pieu d'sus <strong>et</strong> qu'on l'a accroché sur <strong>de</strong>s grands strouks-<br />

Zante a un pal<strong>et</strong>ot jaune <strong>et</strong> vert parce qu'il est hoyou tellement<br />

qu'il est vieux ; il a relevé les manches aussi, mais les <strong>la</strong>mquennes<br />

traînent un peu à terre. Sa casqu<strong>et</strong>te lui vient si bas<br />

qu'on ne voit plus rien ; elle ressemble à une chose <strong>de</strong> vache, à<br />

cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> couleur <strong>et</strong> qu'elle est cabossée, <strong>et</strong> puis <strong>la</strong> penne est<br />

cassée <strong>et</strong> on voit du carton gris qui sort. Nous avons <strong>de</strong>s bordons,<br />

lui un gros avec une crosse <strong>et</strong> moi un tout droit avec un<br />

nâli <strong>de</strong> cuir.<br />

— Mais, Zante, nous n'irons pas chez les gens qui nous<br />

connaissent, ils ne donneront rien <strong>et</strong> ils iront l'dire chez nous.<br />

— Al<strong>la</strong>ns d'abord amon l'vîle boulotte. Elle ni nos a maie<br />

veyou puisqu'elle est todi rètrôcleye.<br />

La vieille houlotte, c'est une vieille madame qui ne sort<br />

jamais que pour aller à l'église à toutes les messes, toutes les<br />

vêpes <strong>et</strong> les saluts. Mon oncle dit « qu'elle parole todis d'I'infèr<br />

comme si elle ennê rimnasse!» Elle donne à tous les pauvres,<br />

pour aller dans le paradis, dit-on. Et au moment où nous<br />

allons commencer à briber pour ramasser tout plein <strong>de</strong>s cennes<br />

<strong>et</strong> avoir bon. qu'est-ce que nous voyons sur <strong>la</strong> route qui vient<br />

<strong>de</strong> notre côté <strong>et</strong> nous regar<strong>de</strong> déjà d'un drôle d'air ? Le vieux<br />

Mèdâ, le gar<strong>de</strong>-champ<strong>et</strong>te avec son képi vert <strong>et</strong> son p<strong>et</strong>it<br />

sâbe qui sort en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> son sâro. Vite, vite, nous allons<br />

nous déshabiller <strong>et</strong> nous cacher.<br />

Zante dit qu'il n'est pas encore sûr qu'il veut être bribeux<br />

quand il sera grand.<br />

Moi non plus.<br />


Illlllllllllllllillllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllilllllllll<br />

12. Le jour Je mes Pâques.<br />

E les ai faits aujourd'hui, mes pâques. Quelle affaire,<br />

allez ! On n'avait jamais plus vu une pareille affaire.<br />

Binamé bon Diu, c'est bon pour une fois ! D'abord, mon<br />

costume. Tout au matin, qu'il faisait jour presque pas encore,<br />

je m'ai levé pour m<strong>et</strong>tre mes belles affaires. N'a pas eu<br />

besoin presque <strong>de</strong> me <strong>la</strong>ver parce que, hier soir, j'ai pris un<br />

bain dans une gran<strong>de</strong> tine. Trîn<strong>et</strong>te m'a frotté fort <strong>de</strong> tous<br />

les côtés, à me faire reluire, <strong>et</strong> elle a dit :<br />

—Volà on bon bagne, apreume. A c't'heure vos nn'è prindrez<br />

pu qui po v'marier. Pace qui les bagnes, c'est trope tchipoter,<br />

<strong>et</strong> c'est bon po les malâtes.<br />

Elle m'a aidé à m<strong>et</strong>tre mon bon costume. Un pantalon noir<br />

tout long jusqu'à mes pieds <strong>et</strong> qui balteye un peu. Une belle<br />

chemise avec un <strong>de</strong>vant à tout p<strong>et</strong>its plis avec <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ntelles<br />

qu'on voit outre, <strong>et</strong> qu'il y avait un papier rose <strong>de</strong>rrière, mais<br />

Trîn<strong>et</strong>te a ôté le papier, <strong>et</strong> moi je ne vou<strong>la</strong>is pas, c'était plus<br />

beau avec, mais je n'ai pas osé crier pour ne pas faire péché.<br />

Et puis, mes nouveaux souliers avec <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its points jaunes<br />

tout autour, dans <strong>la</strong> crevure <strong>de</strong> <strong>la</strong> semelle. Et ils sont si reuds<br />

<strong>et</strong> étroits que tous mes doigts <strong>de</strong> pied sont sprâchis ensemble ;<br />

ils me semblent si pesants, mes nouveaux souliers, <strong>et</strong> les talons<br />

font tellement du bruit ! Mon gil<strong>et</strong> avec une blouque <strong>de</strong>rrière,<br />

comme un homme <strong>et</strong> seulement <strong>de</strong>ux boutons <strong>de</strong>vant tellement<br />

qu'il est décoll<strong>et</strong>é. Et j'ai bon, parce que c'est un vrai<br />

gil<strong>et</strong> <strong>et</strong> pas un qui a <strong>de</strong>s boutons dans le dos comme dans<br />

mes vieux pantalons à tape-cou, que je ne veux plus en m<strong>et</strong>tre.


138 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

ça c'est bon pour les ceux qui savent pas se ratenir un peu<br />

quand ils ont besoin <strong>et</strong> qui ne pourraient pas se rhabiller tout<br />

seuls quand ils ont été quelque part.<br />

Mon pal<strong>et</strong>ot, c'est comme <strong>la</strong> fraque <strong>de</strong> M. le borguimaisse<br />

quand il porte le barnaquin à <strong>la</strong> procession, mais qu'on lui<br />

aurait coupé les <strong>la</strong>mquennes. Il vient juste à <strong>la</strong> taille <strong>et</strong>,<br />

<strong>de</strong>rrière, ça fait une p<strong>et</strong>ite pointe pour le tirer pour qu'il aille<br />

bien dans le dos.<br />

Le plus beau, c'est encore mon chapeau, savez-vous. Une<br />

belle p<strong>et</strong>ite <strong>de</strong>mi-buse pas plus haute que ça <strong>et</strong> reluisante<br />

comme <strong>la</strong> stoufe quand on l'a huré le samedi. Je le m<strong>et</strong>s sur<br />

ma tête <strong>et</strong> je fais <strong>de</strong>s saluts avec, comme les vrais monsieurs<br />

<strong>et</strong> Trîn<strong>et</strong>te a si bon qu'elle joint ses mains <strong>et</strong> crie :<br />

— Hie, dai mon Diu, qu'est gaye ainsi. Djan, on l'magn'reut.<br />

Vinez chai, mi p'tit homme, qui ji v'rabresse.<br />

Et elle veut le faire. Al<strong>la</strong>it ! Puf ! il n'me p<strong>la</strong>ît pas, moi.<br />

Et d'abord, le gros vicaire a encore dit l'autre jour, au catéchisse,<br />

qu'il ne fal<strong>la</strong>it pas jouer à embrasser les filles <strong>et</strong> qu'on<br />

ira en enfer. Et moi il m'faut aller au ciel, moi, <strong>et</strong> il n'me p<strong>la</strong>ît<br />

pas d'embrasser Trîn<strong>et</strong>te qui sent l'écurie <strong>de</strong>s vaches.<br />

En bas, mon oncle <strong>et</strong> ma tante ont presque fini <strong>de</strong> manger<br />

le déjeuner. Moi, je ne dois pas manger à c't'heure, on ne peut<br />

pas. Mais après l'affaire, ratten<strong>de</strong>z un peu ! Du <strong>la</strong>rd <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

œufs, une toute fine chemneye bien croquante, <strong>de</strong>s œufs tout<br />

jaunes en p<strong>et</strong>its hopais ! Et puis tremper dans <strong>la</strong> sauce <strong>de</strong>s<br />

morceaux <strong>de</strong> pain que je coupe bien carrés avec mon couteau !<br />

C'est alors qu'on a bon. Mais il n'faut pas trop y penser<br />

maintenant, ce serait encore faire péché. C'est tout <strong>de</strong> même<br />

difficile <strong>de</strong> bien faire sa première communion !<br />

J'ai dit tout haut « bonjour mon oncle, bonjour ma tante »,<br />

<strong>et</strong> ils ont regardé sans répondre, pour voir si mes affaires<br />

al<strong>la</strong>ient bien. Et le vicaire qui vou<strong>la</strong>it qu'on va tous les matins<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>la</strong> bénédiction à ses parents, comme il dit ; bien,<br />

quoi est-ce donc ça ? on ne me répond pas quand je dis bonjour<br />

<strong>et</strong> je ne le dirai plus. Il a bon lui, le vicaire, il n'a pas un<br />

oncle <strong>et</strong> une tante pour l'embêter <strong>et</strong> lui f<strong>la</strong>nquer <strong>de</strong>s calottes.<br />

Mon oncle n'est pas encore tout habillé. Il commence à


Le jour <strong>de</strong> mes Pâques. 139<br />

tourniquer dans <strong>la</strong> maison avec un col dans sa main, <strong>et</strong> qui<br />

lui fait mal, dit-il, quand il veut le m<strong>et</strong>tre.<br />

— Il m'hagne, il m'gr<strong>et</strong>te, il m'coihe <strong>et</strong> il m'sitronle, nom<br />

d'un tonnerre! crie-t-il en montrant le col, tout droit comme<br />

un sabre.<br />

— Djan, ni k'minciz nin co à beurler, on s'fait jou comme<br />

houye, savez, que ma tante lui crie. N'el sâriz-ve ragrandi,<br />

voss col?<br />

— Kimint donc cou<strong>la</strong>? Ci n'est nin d<strong>et</strong>te gôme, èdon?<br />

— Pah ! fez in' aute botnîre à hip<strong>et</strong>te. N'a mèsâhe di nou<br />

ivindai po çou<strong>la</strong>. Prin<strong>de</strong>z l'béch<strong>et</strong>te d<strong>et</strong>te ciz<strong>et</strong>te.<br />

Il grogne plus doucement, s'en va, puis il revient <strong>et</strong> son col<br />

est mis ; on ne le voit presque pas, parce qu'il est tout recouvert<br />

par une grosse noire cravate <strong>de</strong> l'ancien temps, qu'il veut toujours<br />

m<strong>et</strong>tre le dimanche, malgré que ma tante lui a dit bien<br />

<strong>de</strong>s fois :<br />

— Avou vosse neure ècherpe tingleye, vos avez l'air d'onk qui<br />

cache <strong>de</strong>s freudès poques!<br />

Il a mis son beau pal<strong>et</strong>ot brun avec un <strong>la</strong>rge golé <strong>de</strong> vroul<br />

<strong>et</strong> sa chaîne <strong>de</strong> montre avec une pierre viol<strong>et</strong>te qui barloque.<br />

Ma tante est prête aussi, sa robe verte c<strong>la</strong>ire est toute ron<strong>de</strong>,<br />

on ne peut pas venir trop près d'elle • il y a beaucoup <strong>de</strong>s vo<strong>la</strong>nts<br />

tout autour <strong>et</strong> toujours pareils, puis une ceinture avec<br />

un gros nœud p<strong>la</strong>t sur le côté <strong>et</strong> les <strong>de</strong>ux bouts du floqu<strong>et</strong><br />

qui vont jusqu'à terre. Son chapeau fait le tour <strong>de</strong> sa figure<br />

en avançant sur les côtés comme <strong>de</strong>s waitroules <strong>et</strong> il y a <strong>de</strong>s<br />

fleurs viol<strong>et</strong>tes au-<strong>de</strong>ssus qui remuent tout le temps, <strong>et</strong> un<br />

é<strong>la</strong>stique qui le fait tenir par <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> tête, parce que les <strong>de</strong>ux<br />

longs ribans qui viennent <strong>de</strong>vant ne sont pas liés, mais ils<br />

<strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt tout mois à <strong>la</strong> poitrine où il y a une croix d'or<br />

pour les ratenir.<br />

Puis Trîn<strong>et</strong>te lui m<strong>et</strong> par <strong>de</strong>rrière son grand châle. Il est<br />

couleur d'orange avec tant <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins ronds — <strong>de</strong>s ramatches<br />

qu'elle dit — <strong>et</strong> il pend jusqu'à terre, avec une pointe <strong>et</strong> une<br />

-autre pointe <strong>de</strong>ssus, un peu plus courte. Avec ça, elle a l'air<br />

d'un grand pain <strong>de</strong> sucre, ou bien d'une estatue <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vierge,<br />

•qui sont toujours pointues en haut <strong>et</strong> toutes <strong>la</strong>rges en bas.


140 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Nous partons : moi, je marche un peu en avant, comme un<br />

pâquai doit faire, bien au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> route. Je voudrais<br />

même que les bennais <strong>de</strong> houille que nous rencontrons aillent<br />

<strong>de</strong> côté pour nous <strong>la</strong>isser le milieu, mais c'est nous autres qui<br />

doit y aller, <strong>de</strong> côté. Dans le p<strong>et</strong>it cabar<strong>et</strong> <strong>de</strong>vant l'église,<br />

nous voyons Djôr, le père <strong>de</strong> Zante, qui pleure en se tenant<br />

au cou du maçon Lodomé, un homme tout sale, couvert d&<br />

mortier, <strong>et</strong> ils ont chacun un henna dans leur main.<br />

— A c't'heure, dit mon oncle, vochal par Djôr qu'est déjà<br />

sô à hute heures ax matin, pace qui s'fi fait ses pâques. Quel<br />

eximpe èdon, po l'èfant! Quelle race di jub<strong>et</strong>s, qui ces ovris<br />

d'ouhenne! Si j'esteus maisse, parêt, çou qu'ji les freus chôqui<br />

c trô po tote leu veye par les gendâres.<br />

— Djan, ni v'nez nin co groumter è l'église.<br />

J'ai été à ma p<strong>la</strong>ce dans les p<strong>et</strong>its bancs. Je suis dans les.<br />

<strong>de</strong>rniers, mais ce n'est pas les plus bêtes, savez-vous, qui sont<br />

les <strong>de</strong>rniers, c'est par rang <strong>de</strong> taille, a dit le vicaire, les plus<br />

p<strong>et</strong>its <strong>de</strong>vant. Zante est <strong>de</strong>dans, <strong>et</strong> moi je suis dans les grands,<br />

voilà !<br />

Et tout le mon<strong>de</strong> a bien fait ; on a été en rang comme on<br />

avait déjà essayé avant-hier, pour voir. Les filles ont <strong>de</strong>s<br />

costumes b<strong>la</strong>ncs comme <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux arrangés. On ne les<br />

reconnaît pas parce qu'elles font <strong>la</strong> gentille <strong>et</strong> <strong>la</strong> comme<br />

il faut, même les plus affrontées, comme <strong>la</strong> hardie <strong>de</strong> chez<br />

Matriche, qui m'a volé mes maïes <strong>et</strong> que je <strong>la</strong> raurai, ratten<strong>de</strong>z.<br />

un peu, je lui f<strong>la</strong>nquerai mon poing dans le dos <strong>et</strong> je lui<br />

casserai son peigne.<br />

On a chanté au doxal, l'orke a joué très fort <strong>et</strong> tout gros,<br />

puis tout fin, <strong>et</strong> le curé a bien parlé dans sa pirlôdje ; il a<br />

raconté que Napoléon avait dit que le jour <strong>de</strong> sa première<br />

communion est le plus beau jour <strong>de</strong> toute sa vie. Ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>venait<br />

si long <strong>et</strong> nous avions si faim, nous autres. Et voilà que <strong>de</strong>ux<br />

garçons ont flâwi, un grand maîke, près <strong>de</strong> moi, <strong>et</strong> le p<strong>et</strong>it<br />

<strong>de</strong> chez Badat. Et trois ou quatre filles aussi ont tombé fèp.<br />

Alors <strong>la</strong> femme Djôr, <strong>la</strong> maman <strong>de</strong> Zante, a venu <strong>et</strong> nous a<br />

fait boire tous à une gran<strong>de</strong> pinte <strong>de</strong> fer-b<strong>la</strong>nc qu'elle avait,<br />

apportée. Il y avait du café au <strong>la</strong>it froid, <strong>de</strong>dans, tout sur, <strong>et</strong>


Le jour <strong>de</strong> mes Pâques. 141<br />

<strong>la</strong> pinte sentait encore <strong>la</strong> bière. Puis une vieille dame qu'on<br />

ne connaît pas a passé aussi dans nos rangs ; elle ressuyait ses<br />

yeux avec un beau mouchoir à bord noir, <strong>et</strong> elle tenait un<br />

grand sach<strong>et</strong> où que nous avons pris chacun un long macaron<br />

avec du choco<strong>la</strong>t p<strong>la</strong>qué <strong>de</strong>ssus ; c'était si bon, j'aurais bien<br />

voulu encore un, mais elle a été les donner aux filles ; si j'aurais<br />

su, j'en aurais pris <strong>de</strong>ux d'un coup.<br />

Après que c'était fini, on a rentré vite pour manger. Les<br />

pâqu<strong>et</strong>tes faisaient <strong>la</strong> <strong>de</strong>moiselle, tenez, toutes fières <strong>et</strong> faisant<br />

semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> ne pas connaître personne. Même <strong>la</strong> celle <strong>de</strong> chez<br />

Matriche, qui tenait encore ses mains jointes quand il ne<br />

fal<strong>la</strong>it plus, jusque sur <strong>la</strong> rue, en penchant sa tête <strong>de</strong> côté,<br />

comme une <strong>de</strong>s postures qui sont au mur dans l'église. Et en<br />

passant près <strong>de</strong> moi, elle m'a vu <strong>et</strong> a fait une grimace en<br />

montrant sa <strong>la</strong>ngue ; <strong>et</strong> alors j'ai mis mon poing sur le milieu<br />

<strong>de</strong> mon nez pour qu'elle comprenne que je <strong>la</strong> raurai, parce<br />

qu'elle m'a volé mes maïes.<br />

— Volez-ve bin d'morer keu, que ma tante me dit. Po Vjou<br />

d'vos pâques ! fer <strong>de</strong>s hègnes <strong>et</strong> marin'ci. Battez-ve por, avou voss<br />

nouve mousseure ! mâhonteux ! Po Vjou d'vos pâques.<br />

Trîn<strong>et</strong>te nous rattend à <strong>la</strong> barrière, avec un coin <strong>de</strong> son<br />

tabilier relevé <strong>et</strong> une main sur sa joue.<br />

— Kimint a-t-i stu çou<strong>la</strong>? qu'elle dit.<br />

— Foèrt bin, <strong>et</strong> l'curé a si bin préchi dai ! Il a dit çou qui<br />

l'vix Napoléong aveu dit, qu'il n'aveut maye avou si bon qui<br />

Vjou d'ses pâques.<br />

— Oho ! C'est po rire èdon, que Trîn<strong>et</strong>te crie en frappant sa<br />

joue ; puis elle me dit :<br />

— Oyez-ve là, vos, vireux. Fez comme Napoléong, savez, po<br />

Vjou d'vos pâques.<br />

— C'est bon, mon Dieu, c'est bon... <strong>la</strong>issez-moi essayer<br />

toujours ; <strong>et</strong> d'abord il m'faut me r'poser un peu.<br />

Alors on a dîné : un bon dîner, qu'il y avait, avec les meilleures<br />

affaires, que j'ai mangé le plus que je pouvais ce que<br />

j'aimais le mieux, malgré qu'ils me criaient tout le temps<br />

l'un après l'autre ;<br />

— Djan, ni fez nin co l'pansâ, <strong>et</strong> n'sayiz nin dè lof fer tôt.


142 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Vos estez déjà glot assez. Ni serez-ve maye on pau mo<strong>de</strong>sse,<br />

minme po l'jou d'vos pâques.<br />

Après le dîner, ma tante a ouvert le tiroir d'en haut <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

commo<strong>de</strong> où qu'elle renferme ses cennes ; elle a chipoté <strong>et</strong><br />

grawi longtemps en remuant <strong>de</strong>s cahottes ; puis, hors d'une<br />

bourse à carreaux bleus <strong>et</strong> b<strong>la</strong>ncs, elle a tiré une vieille pièce<br />

<strong>de</strong> cinq francs, elle me l'a montrée <strong>de</strong> bien haut <strong>et</strong> elle a dit :<br />

— Volà n'pèce por vos. C'est po vos pâques, mains, comme vos<br />

l'iriz surmint pi<strong>et</strong>te ou co pé, el hitaper mutiv<strong>et</strong>, ji n'vis elle<br />

donne nin. Ji v's'ell wâ<strong>de</strong> cial ; vos l'rôrez pu tard, qwand c'est<br />

qu'vos serez grand. Louquiz bin wisse qui j'ell m<strong>et</strong>te, è ciss<br />

calbotte chai, à part.<br />

Je suis tellement vessu <strong>et</strong> attrapé que je ne sais pas quoi<br />

dire ; je voudrais bien pleurer <strong>de</strong> colère <strong>et</strong> me j<strong>et</strong>er sur ma<br />

tante <strong>et</strong> lui donner <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> poing dans le ventre <strong>et</strong> lui<br />

prendre <strong>la</strong> pièce.<br />

Mais mon oncle a entendu <strong>et</strong> il a vu tout, il est dans son<br />

grand fauteuil ; il a ôté son bon pal<strong>et</strong>ot pour ne pas le gâter,<br />

il n'a plus son hagnant col <strong>et</strong> il va faire prongîre.<br />

— Pah ! Leyîz-li s'pèce jisqu'à houye al nutte, po qu'aye on<br />

pau bon <strong>de</strong> sinti <strong>de</strong> censes es' tah<strong>et</strong>te. Et po l'honneur di s'poche,<br />

li jou d'ses pâques.<br />

— Mon Diu dail que ma tante crie, tos les hommes seront<br />

todis pareyes, ossi ènnocints <strong>et</strong> ossi heyaves ; les vîx comme les<br />

jônais, c'est l'minme affaire. Tinez, vol'<strong>la</strong> voss pèce, mains<br />

seulemint jisqu'à pu târd. Et vite <strong>et</strong> rate, savez, qui vos m'éll<br />

rim<strong>et</strong>trez.<br />

Et elle me pousse les cinq francs dans ma main, comme<br />

pour les faire coller à ma peau. Mais j'ai déjà fermé mon<br />

poing <strong>de</strong>ssus <strong>et</strong> je l'ai poussé tout au fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> poche <strong>de</strong> mon<br />

pantalon <strong>et</strong> je serre tellement fort que <strong>la</strong> pièce entre dans<br />

ma vian<strong>de</strong>, je crois, <strong>et</strong> j'ai bon <strong>et</strong> on ne saurait pas m'arracher<br />

ma pièce, même avec une trikoisse.<br />

— Et à c't'heure, i vu s'l'aller amon s'matante Dolphine <strong>et</strong><br />

amon s'pârain, po qwèri l'pèce <strong>et</strong> dire bonjou po ses pâques.<br />

Qwand ils veuront çou qui l'val<strong>et</strong> a déjà, ils n'woèseront nin<br />

dbouter mon.


Le jour <strong>de</strong> mes Pâques. 143<br />

C'est mon oncle qu'a dit ça ; <strong>et</strong> ma tante n'est plus fâchée<br />

<strong>et</strong> elle ferme son tiroir en me criant :<br />

— C'est çou<strong>la</strong>, happez voss chapai <strong>et</strong> allez dire on bai<br />

bonjou à voss matante <strong>et</strong> à m'soroche, avou tôt plin <strong>de</strong>s complumints<br />

da nos autes. Et sins fer les qwances di rin, leyiz veyi voss<br />

pèce ou bin fer comme si vos Vleyahize tourner. Mains fez<br />

attinchon, savez-là ; s'il arrivéve on malheur avou l'pèce, gare<br />

à voss sogne!<br />

Je prends ma belle <strong>de</strong>mi-buse, je veux frotter les poils pour<br />

<strong>la</strong> faire reluire, mais je m'ai trompé d'abord, puis ça va bien,<br />

<strong>et</strong> je <strong>la</strong> m<strong>et</strong>s sur ma tête malgré qu'elle me fait mal <strong>et</strong> que j'ai<br />

déjà une marque dans mon front.<br />

Chez ma tante Dolphine, ici tout près, c'est vite fait. Elle<br />

regar<strong>de</strong> toujours comment on est habillé <strong>et</strong> si les affaires vont<br />

comme il faut. Alors elle me fait tourner <strong>et</strong> ratourner <strong>de</strong>vant<br />

elle ; elle tire mon gil<strong>et</strong> par <strong>de</strong>vant, mon pal<strong>et</strong>ot par <strong>de</strong>rrière<br />

<strong>et</strong> mon pantalon en haut, puis mon <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> chemise en bas,<br />

elle refait le floqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> ma cravate, elle m'embête <strong>de</strong> tous les<br />

côtés.<br />

— Tirez votte main hors <strong>de</strong> votte poche, qu'elle dit. On ne<br />

fait pas comme ça ; c'est les p'titès gens <strong>et</strong> les ouvriers qui<br />

m<strong>et</strong>tent leur poing comme ça au fond <strong>de</strong> leur poche.<br />

•—- C'est pour gar<strong>de</strong>r ma pièce, que je réponds en <strong>la</strong> montrant.<br />

— Oho ! vous êtes déjà là avec ça. C'est bon, vous aurez <strong>la</strong><br />

pièce ici aussi.<br />

Et elle se lève en oubliant <strong>de</strong> parler en français, <strong>et</strong> elle dit :<br />

— On se çou qu' c'est <strong>de</strong> viquer, mon Diu, <strong>et</strong> ji ri mi <strong>la</strong>ireus<br />

nin fer l'affront dai!<br />

Elle a pris sur <strong>la</strong> cheminée une p<strong>et</strong>ite affaire enveloppée<br />

dans un morceau <strong>de</strong> papier b<strong>la</strong>nc :<br />

— Voilà. Prenez ça. C'est pour le jour <strong>de</strong> vos pâques. Et<br />

maintenant, soyez bien brafe. Vous êtes un grand jeune homme<br />

à c't'heure. N'allez plus baligan<strong>de</strong>r avec <strong>de</strong>s chinisses comme<br />

celui <strong>de</strong> chez Djôr. Vous avez entendu prêcher l'curé, est-ce<br />

pas, <strong>et</strong> ce que Napoléon a dit pour le jour <strong>de</strong> ses pâques. Et<br />

vous pouvez bien me dire merci, sa'ez-vous !


144 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

— Merci, ma tante, que je dis fort haut comme si je criais<br />

après quelqu'un. Et je pars en serrant ce qu'elle m'a donné<br />

dans ma main, que je parie que c'est cinq francs parce que je<br />

sens déjà comment ça est une pièce <strong>de</strong> cinq francs.<br />

Oui, j'ai ôté le papier, c'en est une. Je gratte les <strong>de</strong>ux pièces<br />

ensemble, puis je les m<strong>et</strong>s <strong>de</strong>vant mes yeux comme <strong>de</strong>s bèriques,<br />

puis dans ma bouche, puis je les fais un peu rouler sur<br />

le p<strong>et</strong>it sentier par où que je vais chez mon pârain. Puis je<br />

les fais sonner dans mes mains, je joue à <strong>la</strong> <strong>de</strong>ye avec, puis au<br />

bouchon, puis je les rem<strong>et</strong>s dans une autre poche <strong>et</strong> puis il<br />

m' faut encore les reprendre pour les regar<strong>de</strong>r <strong>et</strong> il m' semble<br />

maintenant que je sais bien pourquoi que Napoléon a dit ça.<br />

Quand j'arrive à <strong>la</strong> cinse <strong>de</strong> mon pârain, c'est assez loin,<br />

<strong>et</strong> mes pieds me font mal. Je crois que je houlteye un peu, <strong>et</strong><br />

quand j'entre dans <strong>la</strong> cour où qu'il y a un gros hopai d'encenne<br />

au milieu, le chien Hardi hawe <strong>et</strong> rouffelle hors <strong>de</strong> son tonneau<br />

en tirant sur sa chaîne ; les poules commencent à voler <strong>de</strong><br />

peur <strong>de</strong> lui <strong>et</strong> on entend roubiner les chevaux à cause <strong>de</strong> tout<br />

le bruit.<br />

— Sacri cint meye milliards di noms, ki gn' a-t-i don là !<br />

crie mon pârain en accourant en manches <strong>de</strong> chemise.<br />

— Il n'y a rien, c'est moi, pârain.<br />

— C'est surmint cist esbaré chapai-là qu'arèt fait sogne à<br />

m' chin <strong>et</strong> âx poyes. E trô! sacri cint meye milliards di noms!<br />

crie-t-il au chien qui rentre tout lentement, avec sa chaîne<br />

dans ses pattes.<br />

Nous allons dans <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite cuisine où que pârain buvait<br />

justement le café avec Génie, sa vieille servante, une grosse<br />

femme avec une bouche comme une tirelire, d'où qu'on ne<br />

peut rien avoir <strong>de</strong>hors, car elle ne parle presque jamais.<br />

Mon oncle avait presque fini quand j'arrive. Il mange les<br />

<strong>de</strong>rnières bouchées d'une tartine <strong>de</strong> maquaye qu'il coupe<br />

contre son gros doigt avec son fiemtai, puis le canif va avec<br />

<strong>la</strong> bouchée contre jusqu'à sa bouche que je pense toujours<br />

qu'il va se couper son oreille bas. Il a fini, il ressuye son fiemtai<br />

à son pantalon, puis il r<strong>et</strong>ourne sa jatte à café dans le p<strong>la</strong>teau.<br />

Je croyais toujours que Génie al<strong>la</strong>it s'en aller pour rem<strong>et</strong>tre


Le jour <strong>de</strong> mes Pâques. 145<br />

les affaires du café, parce que je <strong>la</strong> déteste <strong>et</strong> je ne vou<strong>la</strong>is<br />

pas parler <strong>de</strong>vant elle, mais il lui p<strong>la</strong>ît, paraît, <strong>de</strong> savoir <strong>et</strong><br />

elle reste là, à sawirer, avec ses mains sur ses genoux. On<br />

reste bien longtemps sans dire un mot.<br />

Je m'embête, mais il m' faut pourtant bien avoir l'argent<br />

<strong>de</strong> mes pâques, est-ce pas ? Alors je compte tout bas jusqu'à<br />

vingt, puis je fais une p<strong>et</strong>ite voix toute fine :<br />

— Pârain, que je dis, tout plein <strong>de</strong>s compliments <strong>de</strong> chez<br />

nous. Aujourd'hui, j'ai justement fait mes pâques, cher<br />

pârain, <strong>et</strong>...<br />

— Aw<strong>et</strong>, cher pârain, vormint, dit-il en par<strong>la</strong>nt comme moi<br />

pour se moquer, mais il grogne déjà. Je n'en peux rien, moi.<br />

—- Vos v'nez po l'pèce, èdon? dit-il en se levant. Et il prend<br />

dans sa poche une bourse <strong>de</strong> cuir comme une b<strong>la</strong>ke à tabac, il<br />

<strong>la</strong> fait détourner autour <strong>de</strong>s cordons <strong>et</strong> avec <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong> ses<br />

doigts, par en <strong>de</strong>ssous, il pousse comme pour <strong>la</strong> r<strong>et</strong>ourner,<br />

comme une moul<strong>et</strong>te quand on veut <strong>de</strong> <strong>la</strong> présure.<br />

— Nos savîz si bin qu'il ne mâquereut nin d'aroufler po<br />

les censes, dai. Edon, Génie, nos l'aviz co dit l'aute joui<br />

Et pendant que Génie me fixe en remuant sa tête comme<br />

pour me blâmer, mon pârain s'a r<strong>et</strong>ourné contre le mur pour<br />

qu'on ne voie pas ce qu'il y a dans sa bourse. Puis tout d'un<br />

coup je vois son poing fermé qui vient <strong>de</strong>rrière son dos, tout<br />

près <strong>de</strong> moi, <strong>et</strong> il crie très fort comme un homme fort fâché :<br />

— Tinez, prin<strong>de</strong>z çou<strong>la</strong> <strong>et</strong> corez èvoye.<br />

Je m<strong>et</strong>s ma main à son gros poing <strong>et</strong> je sens qu'il me pousse<br />

<strong>la</strong> pièce <strong>et</strong> qu'il referme ma main <strong>de</strong>ssus, si fort que je pleurerais<br />

bien <strong>de</strong> mal. Pour bien faire, j'ai caché mon poing avec<br />

<strong>la</strong> pièce <strong>de</strong>rrière mon dos, pendant que mon pârain se r<strong>et</strong>ournait<br />

<strong>de</strong> notre côté <strong>et</strong> disait à Génie :<br />

— Si on saveut çou qu' çou<strong>la</strong> cosse pus târd, di lever ine<br />

èfant, on les sohaitereut turtos âx diale qui les arètche qwand<br />

c'est qu'on v'vint houkî po z'aller à baptemme.<br />

Puisqu'on ne m'accompte pas, je m'en vais, en criant : A<br />

revoir, à revoir! <strong>et</strong> quand je suis <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> haie près <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

baille, je rouvre ma main qui est toute rouge : encore cinq<br />

francs ! Qui .est-ce que j'irais bien voir maintenant ? Mais je<br />

10


146 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

n'ai pas <strong>de</strong>s autres parents, <strong>et</strong> il me faut r<strong>et</strong>ourner chez nous.<br />

Tout près <strong>de</strong> notre maison, dans le p<strong>et</strong>it cabar<strong>et</strong>, il y a encore<br />

le père <strong>de</strong> Zante avec le sale maçon Lodomé ; ils sont encore<br />

beaucoup plus saoûls qu'au matin <strong>et</strong> Djôr a mis <strong>la</strong> casqu<strong>et</strong>te<br />

<strong>de</strong> .Lodomé toute p<strong>la</strong>quée <strong>de</strong> moèrti sur sa tête, <strong>et</strong> le maçon,<br />

lui, a son chapeau. Us tiennent un grand « frèsé » <strong>de</strong> pèk<strong>et</strong><br />

près <strong>de</strong> leur bouche <strong>et</strong> au moment <strong>de</strong> boire ils parlent encore<br />

bien longtemps :<br />

— T'enri a bourdél<br />

— Et ti, t'a minti.<br />

— T'enri a contruminti !<br />

— Taisse-tu, sôleye, t'enri a minti par les trinte-<strong>de</strong>ux brokes<br />

qui t'a s' t' el gueuye!<br />

Qu'est-ce que je vois dans <strong>la</strong> horotte, assis au bord ? Zante,<br />

tout malâte, avec un gros cigare allumé dans sa main. Il a<br />

vômé, <strong>et</strong> il crache encore un peu. Il a sali son beau costume<br />

en vômant ; c'est un costume noir, fait comme toujours <strong>et</strong><br />

qui servira encore plus tard, tandis que le mien, il est fait<br />

exprès pour les pâques <strong>et</strong> on ne peut plus rien faire avec, c'est<br />

ça le beau. Et mon chapeau aussi, je ne le m<strong>et</strong>trai plus, tandis<br />

que Zante a seulement une casqu<strong>et</strong>te <strong>de</strong> vroul avec un bouton<br />

au-<strong>de</strong>ssus, <strong>et</strong> il <strong>la</strong> m<strong>et</strong>tra encore beaucoup <strong>de</strong>s dimanches,<br />

puis tous les jours quand elle sera sale.<br />

Voilà qu'il essaie encore <strong>de</strong> fumer, mais on dirait qu'il a<br />

peur du cigare, parce qu'il ne m<strong>et</strong> qu'une p<strong>et</strong>ite pointe dans<br />

ses leppes qu'il fait avancer le plus qu'il peut, puis il l'ôte<br />

vite au bout <strong>de</strong> son bras étendu, en souff<strong>la</strong>nt une p<strong>et</strong>ite<br />

fumière.<br />

— Ne fume plus donc, bête, puisque ça te fait vômer.<br />

— I'm p<strong>la</strong>ît, mi ! C'est l'joû d'mes pâques, èdon ; <strong>et</strong> c'est m'<br />

prumî chigore qui m' pére mi l'a d'né comme il l'aveut prom<strong>et</strong>tou.<br />

Face qu' ine pupe, dis-ti, c'est par trop foèrt po k'mincî (*).<br />

Et il veut encore essayer, mais il lui prend <strong>la</strong> hiqu<strong>et</strong>te <strong>et</strong><br />

(*) C'est —- ou c'était — un usage popu<strong>la</strong>ire dans le P<strong>la</strong>teau <strong>de</strong><br />

Herve, que les garçons fissent leurs débuts comme fumeurs le jour<br />

<strong>de</strong> leur première communion. Ce cérémonial équivaudrait-il au port<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> toqa pr<strong>et</strong>exta chez les Romains ?<br />

9 K


Le jour <strong>de</strong> mes Pâques. 147<br />

voilà qu'il veut encore vômer. Il m' dégoûte. Alors je lui<br />

montre mes trois pièces que je m<strong>et</strong>s en rang sur ma main<br />

étendue.<br />

— Hie! les belles mèdayes, dit-il.<br />

— Bête, c'est <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> cinq francs da moi.<br />

— Oho. Ji n'aveu maye veyou pu Ion qui <strong>de</strong>s pèces d'on franc.<br />

Pauvre Zante ! il n'a jamais rien, <strong>et</strong>, pour ses pâques, on ne<br />

lui a donné qu'un sale cigare qui le fait malâte. C'est mon<br />

ami, je le bats quand je veux, <strong>et</strong> il fait tout ce qu'il me p<strong>la</strong>ît<br />

quand je lui comman<strong>de</strong>. Alors je m<strong>et</strong>s une pièce tout contre<br />

mon œil en <strong>la</strong> tenant à <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong> mes doigts.<br />

— Zante, veux-tu ?<br />

Sa <strong>la</strong>rge figure <strong>de</strong>vient encore plus <strong>la</strong>rge ; ses oreilles<br />

stichent encore plus fort aux <strong>de</strong>ux côtés, je vois toutes ses<br />

<strong>de</strong>nts carrées, mais il n'a plus <strong>de</strong> nez <strong>et</strong> ses yeux c'est <strong>de</strong>ux<br />

p<strong>et</strong>ites fentes brunes.<br />

— Tiens.<br />

Et j'avance <strong>la</strong> pièce <strong>de</strong> son côté ; il <strong>la</strong> happe vite <strong>et</strong> il danse<br />

en criant :<br />

— J'ach'tr<strong>et</strong> cint meye chigores avou !<br />

Et il court envoye. Mais maintenant j'ai peur <strong>de</strong> rentrer<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> raconter ça. Pourtant il faut le dire, parce que, si je<br />

racontais que tante Dolphine ou pârain n'a rien donné, ceux<br />

<strong>de</strong> chez nous iraient les attaquer <strong>et</strong> les défoutriquer.<br />

— D'nez-me vos treus pèces po les ivester, dit ma tante.<br />

Je donne une à une les <strong>de</strong>ux, puis je dis :<br />

— Il m' faut gar<strong>de</strong>r une pour moi.<br />

-— Nona, vo l'pièdriz. Aboutez-le vite, ji v'donrès d'timps in<br />

timps cinq cerises qui j'prindrès foû dél pèce, po v's amuser.<br />

Alors il m' faut bien dire que je l'ai donnée à Zante, parce<br />

que j'avais beaucoup <strong>de</strong>s pièces <strong>et</strong> lui rien. A peine que j'ai dit<br />

ça, que tout le mon<strong>de</strong> me donne <strong>de</strong>s calottes, Trîn<strong>et</strong>te aussi.<br />

De quoi elle se mêle, celle-là !<br />

— Kimint, don, voleur ! po l'jou d'ses pâques, crie ma tante.<br />

Cours, habeye, Trîn<strong>et</strong>te, vass riqwire li pèce divant qui li p'tit<br />

filou n'ell kitape.


Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

— Aw<strong>et</strong>, s'il est co timps, si s' pére ni li a nin déjà pris po<br />

l'heure, dit mon oncle.<br />

Pendant que je pleure dans un coin, mon oncle <strong>et</strong> ma tante<br />

me regar<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> ils se parlent <strong>de</strong> moi.<br />

— Il s' troûbélle èdon surmint d'aller d'ner ses censes èvoye<br />

comme on napai.<br />

— Mon Diu, qui sèr<strong>et</strong>-ce pôr pu tard ; on k'tapeu d'ârgint.<br />

—- Aw<strong>et</strong>, il k'mince bin !<br />

Et tous les <strong>de</strong>ux ensemble me crient :<br />

— Po V jou d'vos pâques, affronté jub<strong>et</strong> !<br />

Voilà Zante maintenant ; il pleure aussi parce que Trîn<strong>et</strong>te<br />

l'a empoigné par le bras <strong>et</strong> lui a donné un gros coup sur son<br />

<strong>de</strong>rrière, à chaque pas.<br />

— Voi<strong>la</strong>, louquiz, li rasse di brigand qui v' happreut voss<br />

chimîhe so V coèrps mainme. Habeye, rin<strong>de</strong>z-li s' pèce, Cartouche,<br />

Troppmann, Magon<strong>et</strong> qui vs' estez.<br />

Le pauvre Zante j<strong>et</strong>te <strong>la</strong> pièce sur une chaise qui est près <strong>de</strong><br />

moi ; il m' regar<strong>de</strong> en pleurant, <strong>et</strong> moi je n'ose pas le regar<strong>de</strong>r,<br />

il croit peut-être que je suis un traite.<br />

On le pousse à <strong>la</strong> porte en criant encore après lui <strong>et</strong> sa<br />

famille. Et on me barbote encore un peu en enfermant les<br />

cinq francs, puis on m'envoie rem<strong>et</strong>tre un vieux costume pour<br />

le soir. Trîn<strong>et</strong>te vient m ai<strong>de</strong>r <strong>et</strong> en me tirant mes souliers<br />

qui me font si mal, elle dit en pinçant sa bouche :<br />

— Ci n'est nin Napoléong qu' âreut fait st' ainsi po V jou<br />

d : ses pâques !<br />

Ah ! il m'embête, le jour <strong>de</strong> mes pâques !<br />

Eiimi=<br />

liiEii


Illlllllllllllllillllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllilllllllll<br />

i3. Pailter.<br />

COULA y est, savez, à c't'heure, crie Trîn<strong>et</strong>te en revenant<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> messe. Les bans sont st' annoncî, nos avans<br />

3 quasi hah'lé tôt haut qwand Vcuré a léhou s' pa.pî. Ni<br />

fât-i nin assoti, èdon surmint.<br />

— Aw<strong>et</strong> èdon, à leus aches, dit ma tante.<br />

— Et <strong>la</strong>ids don qui sont tos les <strong>de</strong>ux ; lu qui s'tint tôt bossou<br />

comme on croufieu avou ine tote ron<strong>de</strong> bolce, <strong>de</strong>s grands pîx, <strong>de</strong>s<br />

coûtés jambes; <strong>et</strong> leye tote soueye, p<strong>la</strong>te comme ine boûqu<strong>et</strong>te,<br />

hâr<strong>de</strong>ye <strong>et</strong> treux ch'v<strong>et</strong>s comme ine cawe di vache.<br />

— On pailtr<strong>et</strong> allez surmint, dit ma tante. Por mi, ji sohaite<br />

qu'on pailteye totes les nuttes po l'z'y apprinte à fer on s'fait<br />

affront à tôt V vièche.<br />

— Et mi j'ir<strong>et</strong> pailter, Diale mi poss<strong>et</strong>te! crie Trîn<strong>et</strong>te.<br />

— Louquiz à voss sogne, savez, dit alors mon oncle. Vos<br />

savez bin qu'à c't'heure ci n'est pu comme divins l'timps. On<br />

n'wesse pu rin fer, avou les novellès loès. On v'z'apogne, on.<br />

v'houle à tribunal qwand v'z'avez fait batte voss coq, ou bin<br />

acenné on live ou on sâvage <strong>la</strong>ping qui v'vint magni vos djottes<br />

è voss )ârdin, ou bin broulé on pinson (<strong>et</strong> i fât bin, portant,<br />

po qui tchante mîx). Kimint don! Si j' tape el vôye, po d'zeu<br />

m'hâye, les pires <strong>et</strong> les mâles hiebbes qui j' n'a nin mèsâhe, on<br />

m' m<strong>et</strong>te on procès-verbâl à m' cou. Et d'jenri attrape co onke si<br />

j'dis ses qwattes vrayes à ine homme qui m' fait displi <strong>et</strong> si j'U<br />

boutte ine bouffe à l'gueuye. Et on v'fait <strong>de</strong> misères si vos<br />

v' s' allez s't'accropi divins rirouwalle qwand v' s' avez trope.


150 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

hâse. On riwesse pu rin fer, j'ôs bin. T or aie ji ri por<strong>et</strong> pu<br />

fer on p<strong>et</strong> è m'ié, sins qu'les gendâres accoressent !<br />

— Eh bin, nos veurans, crie Trîn<strong>et</strong>te en levant ses poings<br />

toute fâchée. On pailtr<strong>et</strong>, on l'a déjà conv'nou tôt riv'nant<br />

d'messe. Et mi, j'ir<strong>et</strong> s't'avou, minme qwand l'govierneûr di<br />

Lîtche vinrent lu-minme mi happer po l'han<strong>et</strong>te po m' miner à<br />

Saint-Linâ !<br />

— C'est à vos risses, bâcélle, répond mon oncle : mains ji<br />

v'dis d'avance qui ji n'voux nin esse tèmon, si vos estez houkeye<br />

divant l'tribunal. Ji n'a rin veyou, ji n'a rin oyou, ji ri vis knohe.<br />

Et il s'en va en grognant <strong>et</strong> en remuant ses mains pour montrer<br />

qu'il ne s'en mêle pas.<br />

Au soir, après le souper, mon oncle <strong>et</strong> ma tante s'arrangent<br />

dans les <strong>de</strong>ux vieux fauteuils tout près <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>mpe, parce que<br />

ma tante va lire <strong>la</strong> suite du feuill<strong>et</strong>on tout haut. Elle m<strong>et</strong><br />

l'abat-jour <strong>de</strong> papier vert encore plus bas, ça fait que nous<br />

ne voyons plus rien dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce, nous autres ; <strong>et</strong> avec ses<br />

lun<strong>et</strong>tes au bout <strong>de</strong> son nez qu'on croit toujours qu'elles vont<br />

tomber sur son menton, elle lit lentement, tous les mots<br />

pareils comme quand le maître nous fait une dictée. C'est un<br />

gros rouleau <strong>de</strong> feuill<strong>et</strong>ons que tante Dolphine a prêté en<br />

grognant parce qu'elle n'aime pas <strong>de</strong> donner ses affaires aux<br />

autres. Il manque souvent <strong>de</strong>s feuilles, parce que <strong>la</strong> femme au<br />

<strong>la</strong>it oublie quelquefois <strong>de</strong> rapporter <strong>la</strong> gaz<strong>et</strong>te quand elle<br />

remonte <strong>de</strong> Liège. Alors mon oncle ne comprend plus l'histoire<br />

du Crime <strong>de</strong> <strong>la</strong> Montagne rouge ou Fidélité trouve sa récompense.<br />

Il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong>s explications à ma tante ; elle ne sait pas<br />

non plus, puisqu'il manque <strong>de</strong>s pages, mais elle fait <strong>la</strong> savante<br />

<strong>et</strong> raconte <strong>de</strong>s histoires sur le vicomte, le contrebandier, <strong>la</strong><br />

fille du sultan <strong>et</strong> une vieille nourrice aveugle ; ça fait que mon<br />

oncle <strong>de</strong>vient tout bablou, il mêle tout <strong>et</strong> il se fâche. Alors, ils<br />

se disputent longtemps, puis elle j<strong>et</strong>te le rouleau sur <strong>la</strong> table<br />

en criant :<br />

— Diale assotihe l'esbaré qu'a fait c'biesse di feuill<strong>et</strong>on,<br />

wisse qu'on ri s'y r'trouve nin.<br />

Ce<strong>la</strong> m'embête, moi, c<strong>et</strong>te lecture épelée, je m' recrois à<br />

l'école. Et je regar<strong>de</strong> Trîn<strong>et</strong>te qui rem<strong>et</strong> les affaires du souper<br />

mmm


Pailter. 151<br />

dans l'armoire où il sent si drolle, le beurre salé, <strong>la</strong> sékoreye,<br />

<strong>la</strong> vieille makaye toute sure, le pain noir, <strong>la</strong> némosca<strong>de</strong>, <strong>la</strong><br />

cannelle, les clous d'c<strong>la</strong>wson <strong>et</strong> <strong>la</strong> sari<strong>et</strong>te, tout ça mêlé. Quand<br />

elle a fini, je vois qu'elle va, sans faire semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> rien, par<br />

<strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite porte du fournil, où on fait <strong>la</strong> bouweye <strong>et</strong> où il y a le<br />

four <strong>et</strong> une gran<strong>de</strong> marmite sur <strong>de</strong>s murs <strong>de</strong> briques pour cuire<br />

les pétrates <strong>et</strong> le <strong>la</strong>ton pour <strong>la</strong> payeie <strong>de</strong>s vaches <strong>et</strong> <strong>de</strong>s cochons.<br />

Et dans <strong>la</strong> porte, elle me fait signe <strong>de</strong> venir avec, sans<br />

rien dire ; j'y vais en faisant le tour <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce, tout doucement,<br />

pendant que ma tante lit fort haut :<br />

« Par <strong>la</strong> foi du Saint-Sépulchre, s'écria le vicomte en portugais<br />

<strong>et</strong> en portant vivement <strong>la</strong> main à <strong>la</strong> gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> son épée,<br />

je saurai venger ce nouvel outrage ! »<br />

— Oho ! dit mon oncle.<br />

Dans le fournil, après qu'elle a refermé <strong>la</strong> porte sans <strong>la</strong><br />

-c<strong>la</strong>per, comme elle fait toujours, Trîn<strong>et</strong>te dit :<br />

— Li vicôte è V vîle sèchedame pol<strong>et</strong> bin s' kihagni V narenne,<br />

nos n'avans d'keure, nos al<strong>la</strong>ns aller pailter.<br />

— Ah ! oui. Comme j'ai bon !<br />

Et elle prend <strong>de</strong>ux grands couvercles <strong>de</strong> marmite bien<br />

pareils, elle les enfonce à moitié dans le cordon <strong>de</strong> son tabilier<br />

sur son ventre. Elle m<strong>et</strong> un grand vieux châle sur sa tête <strong>et</strong><br />

qui cache tout en pendant jusqu'à terre. Et à moi elle fait<br />

m<strong>et</strong>tre une vieille gran<strong>de</strong> camisole toute poyowe que le Vieux-<br />

Jean m<strong>et</strong> pour charrier aux cendrisses quand il pleut.<br />

— Po nin esse riknohou, si les gendâres abrokiz, dit-elle ;<br />

puis elle prend notre grand arrosoir qu'elle ôte le tûturon à<br />

p<strong>et</strong>its trous.<br />

—- Prin<strong>de</strong>z çou<strong>la</strong> ; vos tutelrez d'vins qwand je Vkimandr<strong>et</strong>.<br />

Nous allons en rasant les haies ; l'arrosoir, qui est haut pour<br />

mon p<strong>et</strong>it bras, roubineye quelquefois comme un tambour<br />

en touchant terre.<br />

Il fait si noir qu'on ne peut rien voir, excepté quand on<br />

regar<strong>de</strong> les affaires vers le haut, parce que le ciel est seulement<br />

gris avec quelques étoiles. Je vois <strong>la</strong> tête <strong>de</strong>s arbres, <strong>et</strong> le<br />

bord <strong>de</strong>s haies <strong>et</strong> Trîn<strong>et</strong>te comme un fantôme, près <strong>de</strong> moi.


152 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

C'est près du cim<strong>et</strong>ière que nous allons, dans un p<strong>et</strong>it récoulis<br />

où il y a <strong>de</strong>s trigus <strong>et</strong> <strong>de</strong>s ourties. Quand nous sommes<br />

tout près, on voit un peu <strong>de</strong>s gens remuer <strong>et</strong> ils parlent ; puis<br />

un homme nous dit :<br />

— Bonne nulle; estez-ve avou nos autes? On n'dit nin les nos,<br />

savez-là, face qui gna trop di traites.<br />

— Bonne nutte, mes gins, répond Trîn<strong>et</strong>te.<br />

En regardant mieux, je vois que les gens, <strong>de</strong>s hommes <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s femmes, ont mis <strong>de</strong>s châles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s écharpe3 <strong>et</strong> <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s<br />

casqu<strong>et</strong>tes pour qu'on ne voie pas qui c'est. Ils ont dans leur<br />

main, un, une corne <strong>de</strong> vache vi<strong>de</strong>, percée au p<strong>et</strong>it côté aussi ;<br />

un autre un verre <strong>de</strong> quinqu<strong>et</strong> ; une femme a pris <strong>la</strong> gran<strong>de</strong><br />

p<strong>la</strong>tine <strong>de</strong> fer qu'on m<strong>et</strong> <strong>de</strong>vant le poêle pour les cendres ;.<br />

une autre a <strong>de</strong>ux p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>tes bien p<strong>la</strong>tes ; une autre une<br />

coquemar <strong>de</strong> cuivre jaune ; une autre un seyau <strong>de</strong> fer-b<strong>la</strong>nc<br />

<strong>et</strong> une cuiller <strong>de</strong> bois pour frapper <strong>de</strong>ssus ; un vieux homme<br />

a un gros sabot dans chaque main ; puis il y a encore plusieurs<br />

couvercles comme Trîn<strong>et</strong>te, mais pas d'autre arrosoir comme<br />

le mien.<br />

Un peu plus loin, on voit une p<strong>et</strong>ite lumière à une fenêtre.<br />

C'est chez Bi<strong>et</strong>mé Leff<strong>et</strong>, le pauvre sav<strong>et</strong>ier qui raccommo<strong>de</strong><br />

toujours si tard les vieux souliers. C'est une toute p<strong>et</strong>ite maison<br />

qui est peindue viol<strong>et</strong> tout c<strong>la</strong>ir avec un vieux toit <strong>de</strong><br />

paille brune qu'on toucherait bien avec sa main tellement<br />

qu'il est bas. Bi<strong>et</strong>mé, c'est un homme qui a l'air vieux <strong>et</strong><br />

toujours triste, <strong>et</strong> il est <strong>la</strong>id avec sa barbe toute maike comme<br />

le crin d'un fauteuil <strong>et</strong> qu'on voit sa vian<strong>de</strong> outre, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts<br />

brunes, qu'il n'en a que d'un côté, <strong>et</strong> il sent tout sur, <strong>la</strong><br />

horpike <strong>et</strong> le cuir.<br />

Quand je vais prendre mesures chez lui pour <strong>de</strong>s souliers,<br />

il reste toujours si longtemps à tourner autour <strong>de</strong> mon pied<br />

<strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong> papier bleu où qu'il fait <strong>de</strong>s crins.<br />

Mais c'est un brave homme, Bi<strong>et</strong>mé ; il raccommo<strong>de</strong> tant<br />

qu'il peut, on le voit toujours <strong>de</strong>rrière sa p<strong>et</strong>ite fenêtre ; <strong>et</strong> il<br />

est si pauvre avec <strong>de</strong>s tout p<strong>et</strong>its enfants, <strong>de</strong>ux troqu<strong>et</strong>tes (*),.<br />

(*) Jumeaux.


Pailter. 153<br />

<strong>et</strong> sa femme qui est morte, l'autre année, une toute gran<strong>de</strong><br />

maike qui toussait tout le temps.<br />

C'est lui qu'on va pailter, par<strong>et</strong>.<br />

— Pourquoi donc, Trîn<strong>et</strong>te, que nous allons pailter Bi<strong>et</strong>mé ?<br />

— Pace qri il s'vout r'marier, ri ave nin oyou?<br />

— Est-ce qu'il ne peut pas ?<br />

— Nona ! Est vef èdon. I ri fat nin.<br />

— Mais pourquoi qu'on va l'paîlter ?<br />

— Qu'è sés-je don mi? Djan, cm z'a todi fait ainsi <strong>et</strong> çou<strong>la</strong><br />

d'meur'r<strong>et</strong> comme çou<strong>la</strong>.<br />

Voilà que tout d'un coup on entend une voix d'homme,<br />

plus loin que <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Bi<strong>et</strong>mé, <strong>et</strong> elle crie, mais comme en<br />

chantant, comme le marchand d'djièle (*) :<br />

— Y estez-ve, côpére ?<br />

Je crois bien reconnaître celui qui crie.<br />

— Trîn<strong>et</strong>te, c'est Lodomé, hein ?<br />

— Taihive, on ri dit nin les nos.<br />

Et quelqu'un <strong>de</strong> notre coin répond en chantant :<br />

— Aw<strong>et</strong>, côpére. Attaquans les aubâtes.<br />

C'est Mecquaux, je le reconnais, malgré son sac qu'il a mis<br />

sur sa tête comme les camionneurs du meunier, quand il pleut.<br />

Mais je ne dis rien, car Mecquaux est si méchant <strong>et</strong> si voleur<br />

que mon oncle dit toujours qu'il faudrait faire une p<strong>et</strong>ite<br />

prison dans notre vil<strong>la</strong>ge pour le renfermer tout le temps.<br />

Voilà qu'on entend pailter à l'autre côté. C'est si drolle dà<br />

le bruit <strong>de</strong>s couvercles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s verres <strong>de</strong> quinqu<strong>et</strong>. C'est un peu<br />

comme quand il passe sur <strong>la</strong> paveye une charr<strong>et</strong>te avec <strong>de</strong>s<br />

longues barres <strong>de</strong> fer qui halcottent.<br />

Et nous répondons <strong>de</strong> toutes nos forces.<br />

— Courache n. d. D., que Mecquaux crie, <strong>et</strong> il frappe avec<br />

un gros maclot recouvert <strong>de</strong> linge sur le fond d'une tine <strong>de</strong> zinc<br />

qu'il a sans doute été voler. Ça fait un bruit si triste <strong>et</strong> si<br />

terripe que mon cœur batte chaque fois qu'il maque. Trîn<strong>et</strong>te<br />

frappe ses couvercles comme l'homme <strong>de</strong> VHarmonie <strong>de</strong>s Vrais-<br />

Amis Réunis, <strong>et</strong> moi je beurleye tant que j' peux dans mon<br />

(*) Derle, argile.


154 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

arrosoir en faisant <strong>de</strong>s grosses basses notes comme le trombolle<br />

qui tûtleye à côté du curé <strong>et</strong> <strong>de</strong>s chantes, dans <strong>la</strong> procession.<br />

On a si bon au milieu du bruit, on est tout estenné<br />

eomme sur le gros carrousel avec une grosse orgue à tromp<strong>et</strong>tes.<br />

— Halte ! dit Mecquaux après un p<strong>et</strong>it temps ; puis entre<br />

ses <strong>de</strong>ux mains, comme un beurlô, il crie au loin :<br />

— Vos savez l'fameuse novélle èdon. côpére?<br />

Après un moment on répond :<br />

— Aw<strong>et</strong>, ine belle cope èdon. Ni fât-il nin esse foû <strong>de</strong>V grâce<br />

dè bon Diu, à c't'heure?<br />

Et on entend un peu pailter au loin.<br />

— Li bon Diu <strong>et</strong> nos autes nos ri y her'rans nin noss narenne,<br />

pace qui rio<strong>de</strong>r<strong>et</strong> nin bon inte les <strong>de</strong>ux, j'èl uxidjereus !<br />

Alors les femmes ici rient <strong>et</strong> wignent d'avoir bon, mais<br />

Mecquaux ajoute :<br />

— Musique! n. d. D.<br />

Et nous recommençons à tûtler <strong>et</strong> à bardouhi.<br />

— Av' oyou dire, dit l'autre voix, qui Vcrapaute kinohe li<br />

truc?<br />

— Elle li kinohe si bin qu'elle Vas t'akseigni à grand jâgô<br />

Noyé d'âx Brouwîres, j'ôs bin.<br />

Maintenant on voit un peu remuer <strong>la</strong> lumière à <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite<br />

fenêtre <strong>de</strong> Bi<strong>et</strong>mé.<br />

Nous attendons sans pailter.<br />

— Qui grawtèye-t-il co si tard è s'mohin<strong>et</strong>te, don, li <strong>la</strong>id maye?<br />

crie Lodomé, après un moment.<br />

— Pah! répond Mecquaux, il s'fait bai <strong>et</strong> il s'atitotèye déjà<br />

hoûye po z'aller hanter d'main.<br />

Puis il nous dit :<br />

— Moquez à mèseure ! Et il commence à chanter :<br />

Vos m' prindrez ték feyes po on sot<br />

Là qu' j'a n' narenne comme on buftek,<br />

Mains il n'a nou si <strong>la</strong>id pot<br />

Qui n' trouve todi s' kovièke.<br />

Et nous répétons :<br />

Qui n' trouve todi s' kovièke.


Pailter. 155<br />

en trefel<strong>la</strong>nt d'avoir bon <strong>et</strong> en maquant nos affaires que pour<br />

enrager.<br />

Un peu après, Lodomé recommence :<br />

— Nos al<strong>la</strong>ns avu ine belle vikareye è vièche èdon, avou ri si<br />

faite paire ; ils front sogne âx ouhais comme <strong>de</strong>s spawtas d'vins<br />

on jardin.<br />

— Çou<strong>la</strong> ir<strong>et</strong> mîx pu tard avou Vcroufieu <strong>et</strong> l'frèseye. Qwand<br />

c'est qui seront sô tos les <strong>de</strong>ux, elle li kipitr<strong>et</strong> jisqu'à c' qui<br />

s'rim<strong>et</strong>te dreut, <strong>et</strong> lu, il li donr<strong>et</strong> <strong>de</strong>s bouffes al gueuye jisqu'à<br />

c' qu'on riveusse pu ses poques.<br />

On pailtèyj <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés, <strong>et</strong> près <strong>de</strong> Lodomé, il y a une<br />

femme qui commence à chanter pendant que les autres<br />

accompagnent :<br />

C'était un jeune b<strong>la</strong>nc-golé<br />

Faisant l'amour à une bêle.<br />

Oui, mais voilà que <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite maison s'ouvre, on<br />

voit un grand morceau <strong>de</strong> lumière sur <strong>la</strong> route <strong>et</strong> Bi<strong>et</strong>mé est là,<br />

avec un gros bois (bâton) dans sa main; il est dans une telle<br />

colère qu'il a l'air <strong>de</strong> danser <strong>et</strong> il veut donner <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong><br />

tous les côtés avec son bois.<br />

— Pourçais, cochongs qui v's'estez turtos, crie-t-il avec une<br />

toute fine voix comme un p<strong>et</strong>it garçon, tellement qu'il enrage.<br />

Vos ri estez bons qui po fer l'breyâ <strong>et</strong> l' grosse gueuye ; mains<br />

i gna nouk à v'ni chai po s'espliquer avou mi.<br />

Mâcis jub<strong>et</strong>s, si ji m' rimareye, ci n'est nin po l'couyonnâte,<br />

oyez-ve, c'est po poleur acclever mi p'tite nieye, sins coûr qui<br />

v's'estez vormint!<br />

— Pailtans, comman<strong>de</strong> Mecquaux tout d'un coup. Et nous<br />

faisons un tout p<strong>et</strong>it peu du bruit.<br />

— Ti, Mecquaux, ji t'a riknohou, crie Bi<strong>et</strong>mé, <strong>et</strong> l'diale mi<br />

strône si ji n'ti disfonce nin t' grosse p<strong>la</strong>tte tiesse di moudreu.<br />

Et il accourt <strong>de</strong> notre côté avec son bois levé.<br />

— Habeye evoye, dit Mecquaux en galopant ; nous nous<br />

sauvons en nous poussant, mais Bi<strong>et</strong>mé ne vient pas plus loin,<br />

il fait trop noir, il a peur aussi d'attraper <strong>de</strong>s coups. Nous<br />

r<strong>et</strong>ournons, car c'est fini pour aujourd'hui.<br />

— Nos nos avans tôt l'mainme bin p<strong>la</strong>ît èdon, dit Trin<strong>et</strong>te.


156 Les ceux <strong>de</strong> chez nous..<br />

— Oui, je m'ai bien amusé.<br />

Et nous rem<strong>et</strong>tons l'arrosoir <strong>et</strong> les couvercles à leur p<strong>la</strong>ce,<br />

puis nous rentrons tout doucement dans <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite p<strong>la</strong>ce où que<br />

ma tante continue à lire le feuill<strong>et</strong>on qu'elle tient sous l'abatjour<br />

vert.<br />

— « Après s'être mesurés du regard, les <strong>de</strong>ux champions... »<br />

— Tchâpions, dit mon oncle, quoè est-ce don çou<strong>la</strong>! C'est è<br />

wallon çou<strong>la</strong>. Vos polez bin dire tchâpigncngs, ji coprins bin<br />

l'franc<strong>et</strong>.<br />

— Aw<strong>et</strong>, ci <strong>de</strong>ut esse ine fâte di Vimprîmeu, répond ma tante<br />

qui recommence à lire :<br />

— « A près s être mesurés du regard, les <strong>de</strong>ux champignons<br />

en vinrent aux mains, <strong>et</strong> leur fureur bientôt ne connut plus <strong>de</strong><br />

bornes. »<br />

J'ai sommeil <strong>et</strong> mes leppes me font si mal, elles sont toutes<br />

bousées parce que j'ai tûtlé en poussant fort. Et je pense que<br />

<strong>de</strong>main je dois justement aller ach<strong>et</strong>er une paire <strong>de</strong> nouvelles<br />

<strong>la</strong>c<strong>et</strong>tes chez Bi<strong>et</strong>mé. <strong>et</strong> je suis un peu honteux parce que s il<br />

savait que je I ai pailté...<br />

Mais il ne le sait pas. Alors !<br />

= 1111115<br />

mm


Illlllimil!llllimmillilim!lllllilllllilllll!lllillll!l!!lllllll!lllfl!lll!!lllll!llllllllll<br />

1Batte les coqs.<br />

V E C Vix-Jean que j'ai été un dimanche après-midi<br />

pour les coqs. Il me l'avait promis parce que je<br />

l'ai<strong>de</strong> toujours à atteler <strong>et</strong> dételer les chevaux, je sais déjà<br />

assez bien ; <strong>et</strong> lui c'est un fin amateur dans les coqs, on dit<br />

toujours <strong>de</strong> lui :<br />

— C'est onk qui s'y k'nohe.<br />

Et quand on lui dit ça, il répond :<br />

— Damatche ! Volà trinte ans qui j'fais d'vins les coqs.<br />

Mais il n'a pas <strong>de</strong> coq à lui, parce que mon oncle ne veut pas<br />

à cause qu'il ne lui p<strong>la</strong>ît pas, par<strong>et</strong>, dit-il, d'aller au tribunal<br />

avec le gar<strong>de</strong>-champ<strong>et</strong>te.<br />

Nous avons été avec Vix-Jean par les p<strong>et</strong>its chemins <strong>et</strong> en<br />

coupant au court dans <strong>de</strong>s champs, nous avons <strong>de</strong>scendu les<br />

Trixhes, puis <strong>de</strong>s routes que je ne connais pas <strong>et</strong> où je n'oserais<br />

jamais aller tout seul. Vix-Jean faisait <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s ascoheyes<br />

<strong>et</strong> moi beaucoup <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its pas. Il ne par<strong>la</strong>it pas <strong>et</strong> moi je<br />

n'osais pas ; il pleuvait, son sâro reluisait avec l'eau, <strong>et</strong> moi,<br />

quand je m' penchais en avant, l'eau cou<strong>la</strong>it hors du bord <strong>de</strong><br />

mon chapeau où qu'elle restait comme dans un coronisse.<br />

C'est loin, <strong>et</strong> on le fait exprès <strong>de</strong> faire ça loin, afin qu'on ne le<br />

sache pas <strong>et</strong> que le gar<strong>de</strong>-champ<strong>et</strong>te ne vienne pas empêcher<br />

qu'on fasse batte. J'ai bon parce que je m'rafie <strong>de</strong> voir batte,<br />

mais j'ai un peu peur parce que je ne sais pas quoi est-ce. Et<br />

puis, Vix-Jean marche toujours sans rien dire, avec une figure<br />

comme quand ses chevaux ne veulent pas écouter.<br />

A <strong>la</strong> Creuhleye-Voye, il y a une vieille croix verte qui n'est<br />

plus droite, un tout p<strong>et</strong>it bon Diu noir <strong>et</strong> un gros teutai <strong>de</strong>ssus.<br />

Il y a une p<strong>et</strong>ite ferme un peu plus loin, on voit <strong>de</strong>s bâtiments<br />

mêlés, sans fenêtres, c'est <strong>de</strong>s écuries <strong>et</strong> tout ce qu'il faut.


158 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Nous entrons. C'est une ferme, mais on vend aussi <strong>la</strong> goutte,<br />

comme quand on reste assez longtemps sans voir une maison ;<br />

alors comme il n'y a pas <strong>de</strong>s cabar<strong>et</strong>s assez, on peut avoir une<br />

goutte ou un pintai dans les p<strong>et</strong>ites fermes, au bord <strong>de</strong>s routes.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> est <strong>de</strong>bout dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>et</strong> on tient chacun<br />

un hèna qui <strong>la</strong>isse tomber <strong>la</strong> moitié à terre, parce que les<br />

hommes font toujours tout plein <strong>de</strong>s gestes avec leur hèna ou<br />

leur frèsé pour s'expliquer. Vix-Jean a crié : Tapez ritourneye !<br />

en entrant ; c'est par politesse qu'il dit ça, <strong>et</strong> l'homme <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

ferme a dit : Aw<strong>et</strong>, so l'côp. Et eune di doux po li p'tit èdon!<br />

Un peu après, il fait le tour avec un grand p<strong>la</strong>teau où il y a<br />

toutes les gouttes <strong>de</strong>ssus, qui tremblent, <strong>et</strong> le pèk<strong>et</strong> qui<br />

coule <strong>de</strong> tous les côtés, parce que l'homme n'est pas un vrai<br />

cabar<strong>et</strong>ier <strong>et</strong> qu'il en m<strong>et</strong> trop pour faire l'honnête. Il pousse<br />

son p<strong>la</strong>teau trop haut, dans le nez <strong>de</strong>s hommes, en disant :.<br />

— S'i v'p<strong>la</strong>ît, mècheux !<br />

Les mècheux, c'est tous <strong>de</strong>s <strong>la</strong>i<strong>de</strong>s sales gens comme le<br />

maçon Lodomé, le gros Hangneye, le père <strong>de</strong> Zante, Djôr,<br />

qui est déjà saoûl quand on n'a pas encore commencé. Il y a<br />

encore Bolleux, le scrinî, qu'on appelle toujours Maqueye,<br />

peut-être parce qu'il en mange trop, le vieux Michî qui ne voit<br />

presque rien <strong>et</strong> qui parle tout seul sur une chaise, <strong>et</strong> qui n'a<br />

plus rien dans son hèna, tellement que ses mains tremblent,<br />

le sot Houbert, comme on dit, qui ne comprend rien <strong>de</strong> rien<br />

<strong>et</strong> rit toujours en se donnant lui-même chaque fois une calotte.<br />

Et puis, M. Lucas Gar<strong>de</strong>dieu, un homme capâpe, qui écoute<br />

tout ce qu'on lui dit en poussant son nez <strong>de</strong> côté avec son<br />

doigt levé, puis il fronce les sourcils <strong>et</strong> crie :<br />

— Oui... mais... non.<br />

Alors on croit qu'il sait mieux tout que tout le mon<strong>de</strong><br />

ensemble, <strong>et</strong> on répète toujours que c'est quelqu'un <strong>de</strong> fort<br />

sincieux <strong>et</strong> capâpe ; peut-être qu'il n'est qu'une grosse bête,<br />

mais c'est pas moi qui ira l'dire, est-ce pas !<br />

— Et volà rigotte di doux po li p'tit, avou on bai noû croqu<strong>et</strong>,<br />

que l'homme <strong>de</strong> <strong>la</strong> ferme me dit en arrivant <strong>de</strong>vant moi avec<br />

son p<strong>la</strong>teau où il ne reste plus qu'un <strong>la</strong>id p<strong>et</strong>it verre avec quelque<br />

chose <strong>de</strong> jaune comme <strong>de</strong> l'huile <strong>de</strong> <strong>la</strong>mpon<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> il a


Batte les coqs. 159<br />

dans son autre main, toute sale, un pain grec qui a l'air<br />

chamossi. Je les prends, <strong>et</strong>, comme personne n'a l'air <strong>de</strong><br />

m'accompter pour trinquer avec moi, je me r<strong>et</strong>ourne contre le<br />

mur près du vieux Michî pour goûter les affaires. Mauvais,<br />

mauvais ! Le jaune verre, c'est tout fatt <strong>et</strong> gras, comme un<br />

jour que j'avais voulu manger, pour savoir, <strong>la</strong> pomma<strong>de</strong> rose<br />

que mon oncle a dans une p<strong>et</strong>ite boîte <strong>de</strong> bois qu'il m<strong>et</strong> pour<br />

faire racroler ses loch<strong>et</strong>tes au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ses oreilles. Et le croqu<strong>et</strong>,<br />

il est dur, <strong>et</strong> le p<strong>et</strong>it coin que j'ai hagné bas, troule dans<br />

mes <strong>de</strong>nts comme du sable, avec un goût <strong>de</strong> vieux. Je vi<strong>de</strong> le<br />

verre à terre où il y a déjà un grand potai <strong>et</strong> <strong>de</strong>s rèchons, <strong>et</strong><br />

le croqu<strong>et</strong> je le pousse dans ma poche pour le j<strong>et</strong>er <strong>de</strong>rrière<br />

moi, sur <strong>la</strong> route, plus tard.<br />

— Ahà vo l'chal, enfin! Djan don! on rirattin<strong>de</strong>z-ve pu<br />

qu'vos po k'minci, mayeûr ! que les hommes crient à un gros<br />

monsieur qui arrive avec un beau chapeau, un grand pal<strong>et</strong>ot<br />

comme il faut <strong>et</strong> une rouge figure avec <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>mi-favoris gris<br />

à ses joues, comme pour l'empoigner plus facilement par là.<br />

Il a une belle chaîne <strong>de</strong> montre en or sur son gil<strong>et</strong> en vroul<br />

brun.<br />

— Bonjour, bonjour, mes enfants. On vient quand on peut.<br />

Les affaires publiques à traiter, le souci <strong>de</strong>s intérêts <strong>de</strong> notre<br />

belle commune...<br />

— Attakang ! crie quelqu'un, <strong>et</strong> on voit le houlé Lovinfosse<br />

qui fait le maître, traverse tout le temps, avec sa mauvaise<br />

jambe qui fait un numéro 4 avec l'autre, <strong>et</strong> explique tout avec<br />

le tuilleau <strong>de</strong> sa grosse pipe.<br />

— C'est co lu qui fait l'homme di boès, èdon, <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

Vix-Jean à un homme.<br />

— Aiv<strong>et</strong>, comme todi. On li r'm<strong>et</strong>te treus pèces po çou<strong>la</strong>, <strong>et</strong> co<br />

risaquoè d'vin l'cas qui...<br />

— Po les risses, par<strong>et</strong>.<br />

On se pousse maintenant vers une autre p<strong>la</strong>ce, là sans doute<br />

que le fermier dort, parce qu'il y a un ht qu'on voit <strong>de</strong>s<br />

coussins que les tîkes sont à carreaux b<strong>la</strong>ncs <strong>et</strong> rouges <strong>et</strong> une<br />

grosse couverture brune avec <strong>de</strong>s ronds plus noirs comme une<br />

bouqu<strong>et</strong>te hatie, <strong>et</strong> pas <strong>de</strong> table <strong>de</strong> nuit, mais quelque chose


160 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

avec l'oreille cassée en <strong>de</strong>ssous le lit, <strong>et</strong> une p<strong>et</strong>ite aiguière<br />

viol<strong>et</strong>te <strong>et</strong> hordée sur une table près du mur avec, plus haut,<br />

un miroir pas plus grand qu'une fenêtre <strong>de</strong> commodité.<br />

Quand on a traversé c<strong>et</strong>te p<strong>la</strong>ce où il sent le mate<strong>la</strong>s, le<br />

vieux pantalon <strong>et</strong> le grenier, on est dans <strong>la</strong> cour, <strong>et</strong> justement<br />

il ne pleut plus. Il y a <strong>de</strong> <strong>la</strong> paille à terre. Au milieu,<br />

c'est une p<strong>et</strong>ite estra<strong>de</strong>, pas haute, <strong>et</strong> <strong>de</strong>ssus, <strong>la</strong> treille. Elle<br />

est ron<strong>de</strong>, gran<strong>de</strong> comme quand Zante, Co<strong>la</strong>s <strong>et</strong> moi, nous<br />

nous tenons par les mains, <strong>et</strong> c'est en fer les fins barreaux qui<br />

sont bien un mètre hauts, <strong>et</strong> soli<strong>de</strong>s, sa'ez-vous, pour que les<br />

coqs ne rouffellent pas tout dju. Autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> treille, pas trop<br />

près, il y a quatre bancs qui font le tour, puis, <strong>de</strong>rrière, <strong>de</strong>s<br />

tables où qu'on s'asseoit aussi en <strong>la</strong>issant p<strong>la</strong>ce pour les ceux<br />

qui montent <strong>de</strong>bout <strong>de</strong>rrière, ça fait que tout le mon<strong>de</strong> verra<br />

bien. Vix-Jean s'a assis une moitié au bord d'une table, son<br />

autre pied à terre, <strong>et</strong> il m'a pris près <strong>de</strong> lui.<br />

— N'ass nin sogne? qu'il dit avec une grosse voix.<br />

— Non, que je veux répondre, mais je n'entends même<br />

pas mon mot.<br />

— Ain ! Ligèois, hitte è Mouse qui v's' estez turtos. Happe<br />

avou mi on hèna d'france (-) qwand enriè passer<strong>et</strong>, dit-il, <strong>et</strong><br />

justement le fermier passe avec un p<strong>la</strong>teau <strong>de</strong> verres brun<br />

c<strong>la</strong>ir, <strong>et</strong> ça a l'air bon. Nous prenons <strong>et</strong> l'homme me regar<strong>de</strong> si<br />

drollement :<br />

— Fat qu'apprinse, èdon, dit Vix-Jean ; buvans à gins,<br />

dit-il à moi, <strong>et</strong> nous avalons <strong>la</strong> moitié seulement,. Moi il me<br />

semble que c'est une grosse pierre chau<strong>de</strong> qui court dans mon<br />

estomac. Il m'faut respirer vite pour refroidir le tuilleau <strong>de</strong><br />

ma gorge, mais après, j'ai un peu bon, comme si on me chatouil<strong>la</strong>it<br />

dans mes veines, <strong>et</strong> je rie un peu tout seul. Vix-Jean<br />

est content.<br />

Mais voilà qu'on voit <strong>de</strong>ux hommes avec Lovinfosse, qui<br />

fait toujours le capâpe <strong>et</strong> le malin tout près <strong>de</strong> <strong>la</strong> treille. Us<br />

portent chacun un gros coq sur leur main qu'ils ont poussé<br />

par en <strong>de</strong>ssous, par <strong>de</strong>vant, entre les pattes du coq qui reste<br />

(*) France, eau-<strong>de</strong>-vie <strong>de</strong> France.


Batte les coqs. 161<br />

bien tranquille sans tâcher <strong>de</strong> se sauver. Le coq <strong>de</strong> Biaise, le<br />

fôrgeu, est gris c<strong>la</strong>ir, avec <strong>de</strong>s plumes b<strong>la</strong>nches mêlées, <strong>et</strong><br />

celui <strong>de</strong> Jean-Louis, le marchand <strong>de</strong> sabots qu'on appelle<br />

toujours Mostâte, parce que le dimanche il est habillé jaune<br />

toujours, son coq est un « flori » avec un peu <strong>de</strong> toutes les<br />

couleurs.<br />

— Hal<strong>la</strong>it ! crie Lovinfosse, on 1c'mince.<br />

Et les <strong>de</strong>ux coqs que leurs maîtres caressaient sur le dos<br />

sont mis dans <strong>la</strong> treille. Ils ne se voient pas d'abord, ou bien<br />

ils font semb<strong>la</strong>nt. Mais le Flori tourne sa tête, il regar<strong>de</strong><br />

l'autre, <strong>et</strong> il vient au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> treille ; toutes les plumes <strong>de</strong><br />

son cou sont maintenant toutes droites, il a l'air d'avoir<br />

poussé sa tête dans un rond <strong>de</strong> papier qui lui collerait, il <strong>la</strong>isse<br />

pendre ses ailes comme quand il tourne près d'une poule pour<br />

<strong>la</strong> piquer. Et il tient son bec tout près <strong>de</strong> terre, pendant que<br />

le Gris, qui a vu ça, fait <strong>la</strong> même chose. Les <strong>de</strong>ux becs vo t<br />

ensemble, <strong>et</strong> ils les relèvent <strong>et</strong> les rabaissent en même temps,<br />

plusieurs fois, en faisant <strong>de</strong>s yeux pleins <strong>de</strong> colère. Et puis,<br />

le Flori saute en l'air <strong>et</strong> j<strong>et</strong>te ses pattes en avant en les refermant<br />

pour tâcher d'attraper le Gris avec ses sporons pointus.<br />

Mais le Gris avait <strong>de</strong>viné ça, il se rabaisse, les sporons passent<br />

au-<strong>de</strong>ssus, tandis que lui, il donne un gros coup <strong>de</strong> bec dans le<br />

cou du Flori qui r<strong>et</strong>ombait. On voit du sang qui coule dans<br />

les belles plumes en collier. Mais le Flori ne le sent pas <strong>et</strong> voilà<br />

que tous les <strong>de</strong>ux m<strong>et</strong>tent encore leurs becs tout près en les<br />

levant, puis les baissant, puis tâchant <strong>de</strong> stichî dans l'œil<br />

<strong>et</strong> <strong>la</strong> tête. On leur a d'avance coupé <strong>la</strong> crête <strong>et</strong> <strong>la</strong> barbe <strong>de</strong><br />

vian<strong>de</strong> pour qu'ils ne s'attrapent pas là, mais ils essaient<br />

tout <strong>de</strong> même <strong>et</strong> le Gris reçoit un coup, klok, sur sa tête que<br />

les osses craquent <strong>et</strong> qu'il saigne à grosses gouttes. Puis ils<br />

sautent tous les <strong>de</strong>ux ensemble <strong>et</strong> leurs pattes se mêlent, on<br />

voit les sporons qui entrent dans le corps <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>et</strong> les<br />

plumes volent comme quand on raccommo<strong>de</strong> les mate<strong>la</strong>s.<br />

J'ai tellement bon <strong>et</strong> les hommes crient pour donner du<br />

courage aux coqs <strong>et</strong> pour parier beaucoup <strong>de</strong>s cennes <strong>de</strong>ssus.<br />

—- Tcliôque, maque, mi p'tit Gris, crie Biaise à son coq.<br />

11


162 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

— Hal<strong>la</strong>it, Flori, tchesse-li l'gueuye è terre, que Bolleux<br />

répond.<br />

— Co ripèce so l'Gfris, dit Lodomé, qui regar<strong>de</strong> en avançant<br />

sa tête tant qu'il peut.<br />

— Deux pèces so VFlori, dit M. le bourguemaîte, que tout<br />

le mon<strong>de</strong> regar<strong>de</strong> alors.<br />

Les <strong>de</strong>ux pauvres coqs sautent tout le temps, ils sont tout<br />

déchirés <strong>et</strong> pleins <strong>de</strong> sang qui colle leurs plumes <strong>et</strong> tout autour<br />

c'est comme s'il y avait un peu <strong>de</strong> neige avec <strong>de</strong>s taches rouges.<br />

Ils n'ont plus une figure <strong>de</strong> coq, tellement ça saigne, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

morceaux <strong>de</strong> tête qui pen<strong>de</strong>nt, <strong>et</strong> ils continuent à se donner,<br />

sans plus pouvoir les parer, <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> bec comme avec un<br />

pic. Ça commence à me dégoûter à c't'heure. Et voilà que tout<br />

d'un coup le Gris s'accroupit comme s'il vou<strong>la</strong>it pondre un<br />

œuf <strong>et</strong> il <strong>la</strong>isse tomber sa tête en fermant ses yeux dép<strong>la</strong>qués<br />

<strong>de</strong> sang.<br />

— Fotous, vos autes, qu'une voix crie.<br />

— Halte, nin co, il n'a nin brait, qu'on répond.<br />

— Oui... mais... non, dit alors Monsieur Lucas Gar<strong>de</strong>dieu,<br />

en avançant ses bras pour arrêter tout.<br />

— Taihîve turtos, comman<strong>de</strong> le houlé Lovinfosse, c'est mi<br />

l'maisse <strong>de</strong>l djowe, èdon, on va compter l'timps qui fât.<br />

Et pendant qu'il calcule avec sa montre, le fôrgeu Biaise<br />

parle à son coq comme à un enfant ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, avec une p<strong>et</strong>ite<br />

voix :<br />

— Habeye don, mi p'tit binamé Gris, sâye co n'jeye, po m'fer<br />

p<strong>la</strong>isir ; ni t'iais nin aller ainsi, djan don, co on pau d'corège,<br />

va, <strong>et</strong> nos estans les maisses.<br />

Et le pauvre coq a rouvert son œil du côté qu'on lui parle,<br />

il relève un p'tit peu sa tête, son corps tremble, <strong>et</strong> il se <strong>la</strong>isse<br />

raller, il ne peut plus.<br />

— Pierdou, vos avez pierdou, crie Lovinfosse d'une voix <strong>de</strong><br />

maître. Le Flori, plein <strong>de</strong> plumes p<strong>la</strong>quées avec du sang, est<br />

au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> treille, tout droit sur ses pattes déhavées <strong>et</strong><br />

grattées ; il se fait le plus haut qu'il peut, avec un gros estomac<br />

<strong>et</strong> un bec rouge avec <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites plumes restées <strong>de</strong>dans, on<br />

dirait qu'il veut attaquer tout le mon<strong>de</strong>.


Batte les coqs. 163<br />

— Hourra po Mostâte ! Vive li Flori ! que <strong>de</strong>s hommes<br />

crient, tandis que je vois qu'on se paie <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> cinq francs,<br />

<strong>et</strong> ceux qui ont gagné les font danser dans leurs <strong>de</strong>ux mains<br />

comme à <strong>la</strong> <strong>de</strong>ye, <strong>et</strong> comman<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s tournées. Biaise a pris<br />

tout doucement son coq <strong>et</strong> va vers le cabar<strong>et</strong> en disant :<br />

— Cinsi, dinez-m' vite on p<strong>la</strong>tai avou <strong>de</strong> pèlc<strong>et</strong> po Vravu, <strong>et</strong><br />

r'n<strong>et</strong>ti ses plôyes.<br />

Je me sens triste un peu <strong>et</strong> je dis :<br />

— Vieux-Jean, allons-nous-en, j'ai mal au cœur.<br />

— Beus on côp, qu'il répond, <strong>et</strong> nous avalons le reste du<br />

france <strong>de</strong> nos hènas.<br />

— Nos beurans co n'saquoè d'meyeux torate, dit-il, en me<br />

montrant <strong>de</strong>ux pièces <strong>de</strong> cinq francs qu'il vient <strong>de</strong> gagner.<br />

M. le bourguemaîte a mis dans sa poche une grosse poignée<br />

<strong>de</strong> pièces <strong>et</strong> il va doucement du côté du thierri où, <strong>de</strong>rrière les<br />

cormannes, les clich<strong>et</strong>s <strong>et</strong> les cherrowes, on voit une p<strong>et</strong>ite<br />

porte qui va sans doute sur un autre chemin.<br />

— Comment, dit M. Lucas Gar<strong>de</strong>dieu, vous partez au<br />

moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> lutte <strong>la</strong> plus conséquente ?<br />

— Cher conseiller, le travail urgent, le souci <strong>de</strong>s affaires <strong>de</strong><br />

notre belle commune...<br />

Et il s'en va avec l'air un peu embêté qu'on l'aye vu partir<br />

avec tout l'argent.<br />

— Attinchon, mes gins, crie Lovinfosse, qui a ren<strong>et</strong>toyé <strong>la</strong><br />

treille.<br />

Et voici le gros Hangneye qui apporte <strong>et</strong> j<strong>et</strong>te son coq<br />

comme un paqu<strong>et</strong> dans <strong>la</strong> treille. Le coq tombe droit sur ses<br />

pattes comme un chat <strong>et</strong> ne bouge pas. Il est énorme, tout<br />

rossai <strong>et</strong> rouge avec <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites lignes noires dans les plumes<br />

jaunes <strong>de</strong> son cou. On l'appelle «Bonapâre» (Bonaparte) tout<br />

le mon<strong>de</strong> le connaît, on parle si souvent <strong>de</strong> lui dans le vil<strong>la</strong>ge,<br />

comme si c'était un homme, tellement qu'il est fort <strong>et</strong><br />

malin <strong>et</strong> qu'il a fait <strong>de</strong>s choses. Il a un bec tout noir qui est<br />

presque comme <strong>la</strong> corne <strong>de</strong> <strong>la</strong> chèvre <strong>de</strong> tante Dolphine. Et<br />

<strong>de</strong>s gros yeux rouges qui brillent quand il ne tire pas <strong>de</strong>ssus<br />

une p<strong>et</strong>ite peau b<strong>la</strong>nche. Sa crête est <strong>la</strong>rge <strong>et</strong> viol<strong>et</strong>te <strong>et</strong> sa<br />

tête pointue a l'air d'une (p<strong>la</strong>ntroule) qu'on aurait phée. A


166 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

ses grosses pattes comme <strong>de</strong>s bâtons <strong>de</strong> zinc, on voit <strong>de</strong>ux<br />

sporons, grands comme mes doigts du milieu, <strong>et</strong> ils tournent<br />

lentement un autour <strong>de</strong> l'autre quand Bonapare fait un pas.<br />

— Qui est-ce Vaute? <strong>de</strong>man<strong>de</strong> Vix-Jean à un homme, par<br />

<strong>de</strong>ssus moi.<br />

— C'est Bargarî, ine Itâliyen, on soffleu ax boteyes di<br />

l'ouhenne Vastré; ji n'a nin co veyou s'coq, mains il par <strong>et</strong> qui<br />

c'est ine saquoè d'fameux qu'a battou tos les autes è pays<br />

d'Nameur, misse qui s'maisse ovréve jisquà dièrainemint. Vo<br />

V chai.<br />

Et voici un homme avec un coq noir dans son bras. L'Italien<br />

dit bonjour à tout le mon<strong>de</strong> en montrant ses <strong>de</strong>nts ; il est<br />

habillé bien, avec un rond chapeau <strong>et</strong> un costume <strong>et</strong> une ceinture<br />

rouge qui tient son pantalon ; il est crolé tout noir avec<br />

une moustache <strong>et</strong> une mouche comme un vrai monsieur.<br />

— Kimint lomme-t-on t'biesse? crie un.<br />

— Nero, signor.<br />

— Quoi est-ce don çoida po on no? Nos divans Neurai, nos<br />

autes, puisqu'è neur.<br />

L'homme m<strong>et</strong> son coq à <strong>de</strong>ux mains dans <strong>la</strong> treille <strong>et</strong> le<br />

pousse fort vers le gros Bonapare qui m<strong>et</strong>tait sa tête entre<br />

<strong>de</strong>ux barres pour avoir quelque chose. Neurai est plus p<strong>et</strong>it<br />

que l'autre, mais si rapitte da ! Il est tout noir excepté les<br />

pattes comme du fer <strong>et</strong> les plumes ron<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sa queue qui ont<br />

un vernis vert comme une dorure, c'est si beau. On n'a pas<br />

tout recoupé à sa tête, il a un peu <strong>de</strong> rouge comme barbe <strong>et</strong><br />

crête. Il est drolle, tout noir.<br />

— Vos dîriz on curé, dit un homme.<br />

Et Neurai, qui est poussé par son maître, continue à courir<br />

<strong>et</strong>... plik... il donne un gros coup <strong>de</strong> bec sur L'aile <strong>de</strong> l'autre<br />

qui no s'attendait pas à ça. Ça sonne comme sur un coffre.<br />

Le gros Bonapare se r<strong>et</strong>ourne, il regar<strong>de</strong>, <strong>et</strong> il ne fait rien. Mais<br />

Neurai pique encore <strong>de</strong>ux ou trois coups <strong>et</strong> l'attrape dans <strong>la</strong><br />

vian<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> patte. Alors le rossai saute <strong>et</strong> aboie comme un<br />

chien <strong>et</strong> il se j<strong>et</strong>te sur le noir si fort, qu'il l'écrase contre le<br />

gril<strong>la</strong>ge ; l'autre est renversé <strong>et</strong> avec ses sporons il gratte <strong>et</strong><br />

il pique vers <strong>la</strong> tête du gros qui doit se reculer, peur pour sa


Batte les coqs. 165<br />

vue. On crie <strong>et</strong> on parie, mais bien plus <strong>de</strong> pièces que sur les<br />

premiers coqs.<br />

-— Ji wage tôt çou qu'on vout so l'neurai, crie Djôr, qui est<br />

déjà fort saoûl.<br />

— Et mi, j'èl tins, l'wageure <strong>et</strong> ji t'bouhe è l'main, répond,<br />

<strong>de</strong> l'autre bout, le sot Houbert, qui rie tout seul.<br />

— Allez-è foû <strong>de</strong> djeu, vos <strong>de</strong>ux tchiâx, leur crie Lovinfosse.<br />

Ils n'ont nin qwatte patârs è leu poche <strong>et</strong> ils vinriz fer displi<br />

<strong>et</strong> brôdi l'jowe.<br />

— Maque, hagne, strouke ! mi p'tit Neurai, crie toujours<br />

Djôr en faisant <strong>de</strong>s gestes avec ses pieds <strong>et</strong> ses mains.<br />

— Hourra, vive Bonapâre ! que le sot Houbert répond tout<br />

le temps. Alors, pendant que les <strong>de</strong>ux coqs se donnent <strong>de</strong>s<br />

coups presque en mesure <strong>et</strong> qu'on se penche pour mieux voir,<br />

voilà qu'on entend une vieille p<strong>et</strong>ite voix, <strong>de</strong>rrière nous.<br />

— Vive Bonapâre ! vive l'âpèreûr ! il r'vinr<strong>et</strong>, il r'vinr<strong>et</strong> !<br />

C'est le vieux Michî, qui est tout seul, assis près du mur où<br />

il ne voit rien ; il a toujours un hèna dans une main <strong>et</strong> il<br />

remue l'autre en tremb<strong>la</strong>nt. Il a presque cent ans, dit-on, <strong>et</strong><br />

il a été à <strong>la</strong> guerre dans le temps ; il ne voit plus goutte, il<br />

boit du pèk<strong>et</strong> <strong>et</strong> raconte toujours <strong>la</strong> même chose.<br />

— Il a déjà riv'nou inefeyeèdondi l'île di Lelp. (*) Il r'vinr<strong>et</strong><br />

co. Nôna, il n'est nin moèrt. Il r'vinr<strong>et</strong>. « Mes enfangs, diha-t-il<br />

tôt passant d'vant nos autes, <strong>la</strong> victoère est à nous. » Et il m'bouha<br />

è s'toumac, tôt contint. Vive l'âpèreûr !<br />

Et il pleure maintenant, le vieux Michî. Comme il est drolle !<br />

Oui mais, les coqs ont continué à se battre <strong>et</strong> Bonapâre est<br />

enragé, lui qui ne vou<strong>la</strong>it pas se battre d'abord. Et il saute<br />

en <strong>la</strong>nçant ses sporons que <strong>la</strong> treille est remplie <strong>de</strong> plumes<br />

noires <strong>de</strong> l'autre. Mais le Neurai est plus traite <strong>et</strong> tout d'un<br />

coup, il donne un coup <strong>de</strong> bec près <strong>de</strong> l'œil du gros qu'on voit<br />

une boule rouge <strong>et</strong> une p<strong>la</strong>que <strong>de</strong> sang qu'on ne sait pas si<br />

c'est l'œil qui a sorti <strong>et</strong> qui pend. Et ça fait Bonapâre si furieux<br />

qu'il vise bien <strong>et</strong> attrape l'autre dans <strong>la</strong> han<strong>et</strong>te avec<br />

un coup comme un fièrmint sur un bloquai, le bec entre<br />

<strong>de</strong>dans, <strong>la</strong> tête est comme coupée, le Neurai tombe, <strong>et</strong> crie<br />

un si <strong>la</strong>id coup da !<br />

(*) I.'île d'i lbe


166 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

— A brait, a brait, çou<strong>la</strong> y est, que les hommes crient ; mais<br />

pendant qu'ils se disputent <strong>et</strong> se donnent <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> cinq<br />

francs, il m'faut aller faire une p<strong>et</strong>ite commission contre le<br />

mur, dans le thierri où j'ai vu que les autres al<strong>la</strong>ient ; <strong>et</strong><br />

pendant que je suis là, je vois venir Yltâliyen, avec une figure<br />

qui fait peur ; il tient son coq par les pattes <strong>et</strong> <strong>la</strong> tête pend<br />

avec du sang qui goutte. L'homme va <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> cormanne,<br />

il m<strong>et</strong> <strong>la</strong> tête du coq à terre, <strong>et</strong> il commence à l'écraser à coups<br />

<strong>de</strong> talon en montrant ses <strong>de</strong>nts <strong>et</strong> disant <strong>de</strong>s sacrinoms qu'on<br />

ne comprend pas. Le pauvre Neurai vivait encore <strong>et</strong> vou<strong>la</strong>it<br />

ôter sa tête, mais l'homme l'a toute sprâchie <strong>et</strong> a encore donné<br />

<strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> talon dans le corps <strong>et</strong> est parti. Quand j'ai<br />

repassé, tout dégoûté, le coq faisait encore aller ses pattes<br />

comme <strong>de</strong>s mains qu'on ouvre <strong>et</strong> referme. J'étais tout ma<strong>la</strong><strong>de</strong><br />

en revenant près <strong>de</strong> Vix-Jean, qui me dit :<br />

— Les gendâres vin<strong>et</strong> d'arriver, mains l'fâve est foû à c't'heure.<br />

C'est vrai, voilà le brigadier <strong>et</strong> un autre gendarme avec<br />

leurs gros bonn<strong>et</strong>s qui vient jusqu'aux yeux <strong>et</strong> leur p<strong>et</strong>it fusil<br />

qui pend sur leur côté. Ils n'ont pas l'air fâché comme je<br />

croyais <strong>et</strong> Lovinfosse va tout près, en houltant, <strong>et</strong> dit, l'air<br />

capâpe :<br />

—-C'est d'à meune tôt. Ji so l'maisse dél djowe; li treille,<br />

les coqs, c'est d'à meune tôt.<br />

— Oui, vous êtes l'homme <strong>de</strong> paille, comme d'habitu<strong>de</strong>,<br />

répond le brigadier ; <strong>et</strong> il tire <strong>de</strong>s papiers (pour faire le procès<br />

verbâl, me dit Vix-Jean).<br />

— Ji n'diman<strong>de</strong> nin voss no, ji v' kinohe assez, dit encore<br />

le brigadier, en écrivant <strong>de</strong>bout.<br />

— Oh, po çou<strong>la</strong> ! répond Lovinfosse en riant bêtement, puis<br />

il crie à <strong>la</strong> femme du cinsî :<br />

— Hè là! treus grands cognacs, <strong>et</strong> <strong>de</strong> meyeux, po l'brigadier<br />

<strong>et</strong> s'eamarâte <strong>et</strong> por mi. Et les gendarmes rient avec lui, au lieu<br />

<strong>de</strong> l'empoigner <strong>et</strong> <strong>de</strong> lui lier les mains <strong>et</strong> le mener en prison.<br />

— Ral<strong>la</strong>ns-ès, dit Vîx-Jean, il m'fât forer mes ch'vâx.<br />

Tout le long du chemin, je revois encore le pauvre coq avec<br />

sa tête en brébâ<strong>de</strong>s dans une f<strong>la</strong>que <strong>de</strong> sang <strong>et</strong> les doigts <strong>de</strong><br />

ses pattes qui remuaient pour ne pas mourir !


iiiiiimiiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiii<br />

1 5. V îve <strong>la</strong> fête.<br />

'EST ça qu'il est écrit sur mon p<strong>et</strong>it drapeau <strong>de</strong> papier<br />

que j'avais ach<strong>et</strong>é l'autre jour, sur <strong>la</strong> fête, à <strong>la</strong> vieille<br />

femme qui en vend tout plein. Je l'ai été attacher à <strong>la</strong> fenêtre<br />

<strong>de</strong> ma chambre, il pend comme un vrai grand drapeau ; mais<br />

hier il a pieu, <strong>et</strong> il commence à pourrir, le papier, <strong>et</strong> le<br />

rouge du drapeau s'en va en brébâ<strong>de</strong>s.<br />

Je m'ai tant amusé à notre fête que j'ai encore bon d'y<br />

repenser <strong>et</strong> <strong>de</strong> me rappeler, pour moi tout seul, comment ça<br />

a été.<br />

D'abord avant. Quand j'ai vu qu'on avait remis <strong>de</strong> <strong>la</strong> chaux<br />

sur l'écurie <strong>de</strong>s cochons parce que <strong>la</strong> fête al<strong>la</strong>it venir, <strong>et</strong> que<br />

le p<strong>et</strong>it cabar<strong>et</strong>, <strong>de</strong>vant chez nous, avait une nouvelle enseigne :<br />

Au repos <strong>de</strong>s voyageurs, avec un pintai <strong>de</strong> bière peindu d'un<br />

côté <strong>et</strong> une tasse <strong>de</strong> café <strong>de</strong> l'autre, alors je me rafiais déjà<br />

<strong>et</strong> j'al<strong>la</strong>is souvent sur <strong>la</strong> baille, voir si les carrousels <strong>et</strong> les<br />

baraques n'arrivaient pas. C'est dans un pré <strong>de</strong> mon oncle<br />

qu'ils viennent. Au bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> route près <strong>de</strong> l'école. Mon oncle<br />

fait démonter <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> baille <strong>et</strong> tout le mon<strong>de</strong> peut entrer ;<br />

c'est bien plus beau <strong>et</strong> plus grand que dans les autres vil<strong>la</strong>ges<br />

où il n'y a souvent qu'une sale p<strong>et</strong>ite p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>vant l'église.<br />

Mon oncle déteste les baraques <strong>et</strong> les carrousels parce qu'ils<br />

font du bruit trop tard avec <strong>de</strong>s tromp<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s grosses<br />

caisses, mais mon oncle grogne tout bas, sans les chasser<br />

parce qu'il les fait payer pour venir dans notre pré.<br />

Enfin, mercredi, voilà une gran<strong>de</strong> charr<strong>et</strong>te à quatre roues<br />

<strong>et</strong> trois chevaux qui passe lentement toute chargée très haut.<br />

On voit, sur les côtés, <strong>de</strong>s rangées <strong>de</strong> chevaux <strong>de</strong> bois avec <strong>de</strong>s


168 Les ceux <strong>de</strong> chez nous_<br />

beaux cuirs rouges <strong>et</strong> <strong>de</strong>s clous en or. Ils sont toujours quatre<br />

à <strong>la</strong> fois <strong>de</strong> <strong>la</strong> même couleur, <strong>de</strong>s pommelés b<strong>la</strong>ncs, <strong>de</strong>s noirs<br />

à pois rouges, <strong>de</strong>s bruns à taches jaunes, <strong>et</strong> font tous <strong>la</strong> même<br />

bouche comme pour mordre. La charr<strong>et</strong>te a aussi <strong>de</strong>s belles<br />

barres <strong>de</strong> cuivre, beaucoup <strong>de</strong>s bois (*), <strong>de</strong>s caisses, <strong>de</strong>s fers<br />

longs, <strong>de</strong>s zigzags <strong>de</strong> fer, pour m<strong>et</strong>tre ses pieds entre les<br />

chevaux. Le chariot va dans le pré, on fait même courir les<br />

chevaux en les battant, parce que les roues enfoncent. Puis<br />

après, il vient une autre charr<strong>et</strong>te avec beaucoup <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>nches<br />

p<strong>la</strong>tes, <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ques <strong>de</strong> zinc, <strong>de</strong>s portes avec <strong>de</strong>s peintures <strong>de</strong><br />

fleurs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s anges, <strong>et</strong>, en <strong>de</strong>ssous, entre les roues, beaucoup<br />

<strong>de</strong> grosses marmites reluisantes. C'est une baraque aux frites,<br />

elle va dans le pré aussi.<br />

J'ai été voir comment les gens al<strong>la</strong>ient monter leurs baraques,<br />

je peux bien, est-ce pas, c'est da nous autres le pré.<br />

Pour le beau carrousel, les hommes ont d'abord tiré <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

charr<strong>et</strong>te un grand <strong>et</strong> gros mât ; c'est comme un arbre sans<br />

branche, <strong>et</strong> haut comme une maison.<br />

Pendant qu'il est encore à terre, on fait glisser comme un<br />

anneau jusqu'au milieu, <strong>et</strong>, à <strong>la</strong> pointe, un autre anneau qui ne<br />

peut pas <strong>de</strong>scendre ; entre les <strong>de</strong>ux, on m<strong>et</strong> <strong>de</strong>s longues barres<br />

fines en fer. L'anneau du milieu a <strong>de</strong>s trous carrés où qu'on<br />

enfoncera les bois que les chevaux <strong>et</strong> barqu<strong>et</strong>tes y pen<strong>de</strong>nt,<br />

avec <strong>de</strong>s autres bagu<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> fer qui vont se rattacher à<br />

l'anneau d'au-<strong>de</strong>ssus. Tout ça peut tourner autour du mât,<br />

qui ne doit pas tourner, lui. Car il doit rester soli<strong>de</strong>, soli<strong>de</strong> <strong>et</strong><br />

bien appuyé ; je croyais qu'on al<strong>la</strong>it faire un grand trou en<br />

terre pour l'enfoncer fort, mais non. Ils ont fait une croix avec<br />

<strong>de</strong>ux gros bois (*) hachés au milieu pour se m<strong>et</strong>tre bien p<strong>la</strong>ts<br />

à terre; puis le mât est simplement mis au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> croix<br />

<strong>et</strong> vissé <strong>de</strong>ssus, puis on m<strong>et</strong> <strong>de</strong>s montants aux quatre coins<br />

pour l'appuyer. Ils l'ont tiré droit, le mât, avec une gran<strong>de</strong><br />

cor<strong>de</strong>, tandis que <strong>de</strong>s autres hommes l'avaient d'abord soulevé<br />

le plus haut possible avec leurs mains. Alors ils ont mis les<br />

bois, comme <strong>de</strong>s branches pour pendre les chevaux, puis un<br />

(*) Bois ; barres ou poutrelles en bois.


Vive <strong>la</strong> fête. 169<br />

homme a été tout au-<strong>de</strong>ssus, à <strong>la</strong> pointe, avec un énorme<br />

paqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> toile. Il l'a si bien déroulée, qu'elle a couvert tout<br />

le carrousel <strong>et</strong> je ne voyais plus rien parce qu'ils ont continué<br />

à travailler <strong>de</strong>rrière.<br />

Alors j'ai été à <strong>la</strong> baraque aux frites. Là, ils ont d'abord fait<br />

<strong>de</strong>s carrés à terre avec <strong>de</strong>s bois qui s'emmanchent si bien<br />

ensemble à leurs bouts. Comme <strong>la</strong> terre penche du côté <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

rigole, ils ont mis leurs bois un peu plus haut <strong>de</strong> ce côté-là,<br />

en faisant un p<strong>et</strong>it hopai <strong>de</strong> p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>tes en <strong>de</strong>ssous.<br />

Après que les carrés <strong>et</strong> bois étaient finis, c'était grand comme<br />

<strong>la</strong> baraque ; ils ont mis <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>nches, juste dans les cadres <strong>et</strong><br />

ça fait un beau p<strong>la</strong>ncher tout p<strong>la</strong>t. Quand ils marchent <strong>de</strong>ssus,<br />

chaque pas fait un autre bruit, parce que les p<strong>la</strong>nches remuent<br />

<strong>et</strong> c'est vi<strong>de</strong> en <strong>de</strong>ssous. Je voudrais tant galoper sur c<strong>et</strong>te<br />

belle p<strong>la</strong>ce <strong>et</strong> taper mes pieds fort <strong>et</strong> partout, mais je n ose pas.<br />

Les hommes alors prennent <strong>de</strong>s longs bois avec <strong>de</strong>s rainures<br />

<strong>et</strong> les enfoncent <strong>de</strong>bout dans les trous qu'il y a un peu partout,<br />

au bord <strong>et</strong> au milieu du p<strong>la</strong>ncher. C'est pour faire les murs <strong>et</strong><br />

les loges où qu'on ira manger <strong>de</strong>s frites, <strong>et</strong> tenir le toit. Entre<br />

les bois, ils font glisser <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>nches qui cachent tout maintenant,<br />

excepté que <strong>de</strong>vant, elles sont plus belles avec <strong>de</strong>s<br />

couleurs. Puis au-<strong>de</strong>ssus ils m<strong>et</strong>tent <strong>la</strong> <strong>de</strong>vanture où on voit<br />

les anges tout housés qui tiennent une longue ban<strong>de</strong> où il est<br />

écrit en grosses l<strong>et</strong>tres : Aux Délices <strong>de</strong> <strong>la</strong> renommée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

friture hesbignonne.<br />

Le samedi après-midi, encore une charr<strong>et</strong>te assez p<strong>et</strong>ite qui<br />

arrive avec <strong>de</strong>s <strong>la</strong>i<strong>de</strong>s barqu<strong>et</strong>tes bleues comme l'eau d'amidon,<br />

<strong>de</strong>s sales p<strong>et</strong>its chevaux qu'on dirait <strong>de</strong>s « coss<strong>et</strong>s » <strong>et</strong> <strong>de</strong>s bois.<br />

C'est Mareye avec son carrousel, elle vient toujours au <strong>de</strong>rnier<br />

moment, parce que son affaire est vite prête. Elle ne va pas<br />

dans le pré pour pas payer <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>et</strong> reste sur le côté <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

route. C'est si étroit, qu'un morceau <strong>de</strong> carrousel est au-<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>rge horotte pleine <strong>de</strong> crasses, <strong>de</strong> sale eau <strong>et</strong> d'orties.<br />

Si on tombe <strong>de</strong>dans donc ?<br />

— Habeye les bois, Tchanch<strong>et</strong>, qu'elle crie quand <strong>la</strong> charr<strong>et</strong>te<br />

est venue à <strong>la</strong> bonne p<strong>la</strong>ce.


Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

— Volà, volà, ni nos mâv<strong>la</strong>ns nin co, qu'il répond en tirant<br />

les affaires hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> voiture.<br />

Il a <strong>de</strong>s tout p<strong>et</strong>its yeux, Tohanch<strong>et</strong>, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s hauts sourcils<br />

tout ronds comme un masque à cinq centimes. Son nez pend<br />

après son menton tout p<strong>la</strong>t, parce qu'il n'a plus <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts<br />

<strong>et</strong> qu'il fait une gran<strong>de</strong> crevure pour sa bouche, qu'on dirait<br />

une boîte aux l<strong>et</strong>tres. Et il a toujours une barbe pas rasée<br />

<strong>de</strong>puis huit jours, grise <strong>et</strong> b<strong>la</strong>nche <strong>et</strong> noire, ça fait une figure<br />

toute chamosseye comme un vieux potkèse. Et avec sa casqu<strong>et</strong>te<br />

qu'il tire <strong>de</strong>puis sa han<strong>et</strong>te jusqu'à ses yeux comme un<br />

lècheu d'iaille du pont Saint-Nico<strong>la</strong>s, <strong>et</strong> sa camisole brune qui<br />

est plus longue <strong>de</strong>vant <strong>et</strong> fait un long dos tout rond <strong>et</strong> barloque<br />

en bas <strong>et</strong> une poche au côté d'où qu'on voit le tuyau<br />

tout k'hagni d'une pipe <strong>et</strong> un mouchoir bleu qu'il ne s'en sert<br />

jamais car il souffelle son nez en m<strong>et</strong>tant son doigt sur l'autre<br />

trou.<br />

Et Mareye a une figure tout rouge foncée comme une femme<br />

qui a cuit mille bouqu<strong>et</strong>tes, <strong>et</strong> sa peau reluit, toute pleine <strong>de</strong><br />

plis comme un vieux curé. Elle m<strong>et</strong> sa gâm<strong>et</strong>te un peu en<br />

arrière pour faire p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>vant à ses cheveux tout gris si frisés<br />

<strong>et</strong> si luisants qu'on dirait une poignée <strong>de</strong> fils d'arka pour bien<br />

n<strong>et</strong>toyer les p<strong>la</strong>nches, son casaw<strong>et</strong> viol<strong>et</strong> <strong>et</strong> noir, à carreaux,<br />

lui fait une bosse dans le dos <strong>et</strong> elle crie toujours sur tout le<br />

mon<strong>de</strong>, même sans raison, parce qu'elle a bon <strong>de</strong> dire <strong>de</strong>s<br />

<strong>la</strong>ids mots.<br />

Quand je rentre chez nous on n<strong>et</strong>toie partout, le mar<strong>la</strong>chat<br />

Thoumas ba<strong>la</strong>ye <strong>de</strong>s paqu<strong>et</strong>s <strong>de</strong> poussière près <strong>de</strong>s écuries <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>vant <strong>la</strong> maison, où qu'on ne n<strong>et</strong>toyait jamais avant; mais<br />

c'est <strong>la</strong> fête, est-ce pas. Vix-Jean est en train <strong>de</strong> p<strong>la</strong>nter <strong>de</strong>s<br />

« mayes », <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s branches <strong>de</strong> peuplier <strong>de</strong>vant notre<br />

barrière, ce<strong>la</strong> fait comme une haie verte où qu'on peut passer<br />

outre. Dans <strong>la</strong> maison, il sent si bon, on a cuit <strong>de</strong>s bonnes<br />

affaires pour <strong>de</strong>main. Dans le vestibule qui est fort grand <strong>et</strong><br />

froid, Trîn<strong>et</strong>te a mis à terre tous les pains qui viennent hors<br />

du four. Il y a encore, à refroidir, sur les pierres, les doreyes au<br />

riz bien rôties jaunes <strong>et</strong> brunes, <strong>de</strong>s celles, noires, au côrain —<br />

je ne les aime pas tant, surtout quand on attrape un morceau


Vive <strong>la</strong> fête. 171<br />

que <strong>la</strong> pâte a housé <strong>et</strong> qu'il n'y a presque pas <strong>de</strong> côrain. Les<br />

meilleures, c'est les ron<strong>de</strong>s-tartes <strong>et</strong> les golzaux aux pommes<br />

que j'ai aidé à les faire, avant le dîner. Car c'est moi qui a<br />

écrasé <strong>la</strong> cannelle tout fin dans <strong>la</strong> clocke <strong>de</strong> cuivre avec le<br />

maka, j'ai mis aussi les morceaux <strong>de</strong> suc candi dans les<br />

pommes étendues sur <strong>la</strong> pâte, <strong>et</strong> quand tante a eu mis le<br />

couvercle <strong>de</strong> pâte tout mince <strong>de</strong>ssus, c'est moi qui faisait les<br />

trous avec une fourch<strong>et</strong>te pour que ça n'éc<strong>la</strong>te pas en cuisant.<br />

Il y a aussi un jambon qu'on a cuit dans le four pour qu'il<br />

soye meilleur; il est si gros, il est encore tout chaud <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

coyenne est toute détachée, il est dans un p<strong>la</strong>t <strong>de</strong> terre,<br />

rempli <strong>de</strong> jus. Et enfin je vois <strong>de</strong>ux « floyons » avec une belle<br />

croûte brune un peu brûlée comme il faut. Comme ça sera<br />

bon <strong>de</strong>main tout ça! Je danse un peu, tout seul, au milieu <strong>de</strong>s<br />

tartes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pains, mais on me chasse.<br />

Musique ! Je les entends, c'est les ombâ<strong>de</strong>s, ils jouent pas<br />

loin d'ici, sans doute chez tante Dolphine. Et je cours à <strong>la</strong><br />

barrière ; oui, il y a un rassemblement <strong>et</strong> je vois les tromp<strong>et</strong>tes<br />

reluire, malgré qu'il commence à faire noir. Les voici qu'ils<br />

viennent ; ils ne jouent pas pour les p<strong>et</strong>ites maisons où il n'y<br />

a que <strong>de</strong>s pauvres qui ne donnent rien. Je rentre dans <strong>la</strong><br />

maison, parce qu'ils sont entrés dans <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> cour <strong>et</strong> pas<br />

restés sur <strong>la</strong> route. Ma tante <strong>et</strong> Trîn<strong>et</strong>te, qui travaillent encore<br />

<strong>et</strong> ont leurs manches r<strong>et</strong>roussées, restent <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> fenêtre,<br />

<strong>et</strong> mon oncle, dans le fauteuil, lit l'Almanach du Bon Cultivateur,<br />

pour faire semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> rien. Les voici.<br />

D'abord un hopai <strong>de</strong> sales gamins, qui vont partout avec ;<br />

ils n'ont pas <strong>de</strong>s chapeaux ou <strong>de</strong>s casqu<strong>et</strong>tes, plusieurs n'ont<br />

pas <strong>de</strong>s souliers <strong>et</strong> ont <strong>de</strong>s pieds tout gris <strong>de</strong> poussière ; il y en a<br />

<strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its que leur panai pend par <strong>de</strong>rrière. C'est dégoûtant.<br />

Us crient, ils dansent <strong>et</strong> se battent. Moi je ne vais pas avec <strong>de</strong>s<br />

pareils, sa'ez-vous ; ils sont trop crapuleux.<br />

Voilà l'homme avec un drapeau qu'il tient tout droit. Puis<br />

les maîtres <strong>de</strong> l'affaire : le gros Hangneve avec un énorme<br />

bouqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> fleurs <strong>de</strong> papier <strong>et</strong> <strong>de</strong>s rubans qui pen<strong>de</strong>nt, le<br />

houlé Lovinfosse avec une longue bourse grise, Bolleux,<br />

Mostâ<strong>de</strong> <strong>et</strong> les autres. Us viennent se m<strong>et</strong>tre <strong>de</strong>vant notre


Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

porte avec <strong>de</strong>s figures comme à un enterrement. Puis les<br />

musiciens suivent lentement, un à un, ils ne sont que<br />

quelques-uns, ils ont l'air saoûls, <strong>et</strong> l'air a déjà commencé, qu'il<br />

en vient encore qui jouent en rejoignant les premiers. La<br />

c<strong>la</strong>rin<strong>et</strong>te attaque toute seule, pour montrer l'air qu'on veut<br />

jouer <strong>et</strong> les autres <strong>la</strong> rattrapent.<br />

n n<br />

DIL. NET JT^R<br />

Les gamins ont bon <strong>et</strong> ils s'amusent à se faire tomber, ou à<br />

imiter les musiciens <strong>de</strong>rrière eux. Mais j'entends ma tante <strong>et</strong><br />

mon oncle qui se disputent.<br />

— Ji n'dôr<strong>et</strong> rin, il ri mi p<strong>la</strong>ît nin. C'est tos chiâx <strong>et</strong> totès<br />

sôleyes qui vont s' t'aller heure les censes <strong>de</strong>l boûse.<br />

— Djan, qivand minme. Po quéques aidants, ni nos leyïz nin<br />

taper foû es vi<strong>et</strong>che; ji ri aime nin d'esse m<strong>et</strong>towe ax jou po dès<br />

s'faitès affaires, savez mi. Dinez <strong>de</strong>s p'iitès censes <strong>et</strong> tchôquiz<br />

voss main el bouse, ils creuront qu'il gna baicôp !<br />

— Nos veurans, qu'il répond, <strong>et</strong> il va vers l'armoire où les<br />

cennes sont dans le tiroir.<br />

Mais le morceau est fini déjà <strong>et</strong> les gens restent à attendre<br />

tout bêtes pendant que <strong>la</strong> porte reste fermée. Alors, comme le<br />

maître <strong>de</strong> <strong>la</strong> musique regar<strong>de</strong> pour voir s'il y a quelqu'un chez<br />

nous, <strong>la</strong> musique joue encore ; c<strong>et</strong>te fois-ci c'est le piston<br />

qui a une idée <strong>et</strong> commence tout seul pour montrer comment<br />

il faut faire.<br />

fv^hm ÎCM! •<br />

Les autres le rattrapent encore <strong>et</strong> les gamins se rem<strong>et</strong>tent<br />

à sauter <strong>et</strong> à tomber.<br />

Quand c'est fini, mon oncle vient avec sa main fermée <strong>et</strong><br />

un air <strong>de</strong> mauvaise humeur. Je vais avec, <strong>et</strong> les hommes nous<br />

font <strong>de</strong>s grands saluts comme <strong>de</strong>s vrais Monsieurs. Alors<br />

Lovinfosse fait un grand pas avec sa mauvaise jambe qui


Vive <strong>la</strong> fête. 173<br />

houlteye <strong>et</strong> il tient sa longue bourse ouverte entre ses <strong>de</strong>ux<br />

mains.<br />

— Mains qui volez-ve fez don avou les aidants qui v'ramassez<br />

s'€ ainsi hâre <strong>et</strong> hotte' 1, dit mon oncle.<br />

— Nos estans chai on p'tit commodité 'po z'organiser <strong>de</strong>s<br />

rèjowchons, que Lovinfosse répond d'un air capable comme<br />

toujours.<br />

— Aw<strong>et</strong>, je respond ! dit mon oncle presque fâché. Dihezpu<br />

vite qui vo k'mincerez d'main tôt limpe à v'sinker <strong>de</strong>s tourne-yes<br />

<strong>et</strong> qui v'doem'rez turtos es Vhorotte tôt fi comme <strong>de</strong>s pourçais<br />

qui v's'estez.<br />

Alors ils font tous une gran<strong>de</strong> bouche qui rie jusqu'aux<br />

oreilles, <strong>et</strong> Lovinfosse se r<strong>et</strong>ourne <strong>et</strong> comman<strong>de</strong> aux musiciens<br />

:<br />

— Po r'merci Mocieu, qu'on joive on p'tit boqu<strong>et</strong>àm'manire!<br />

C<strong>et</strong>te fois-ci ils attaquent tous ensemble en faisant très<br />

fort <strong>la</strong> première note,<br />

7 h ' A H —<br />

j »<br />

T I Tî T T T f<br />

pendant que toute <strong>la</strong> crapule se m<strong>et</strong> à chanter avec : H où<br />

peut-on être mieux ?<br />

Ils s'en vont en jouant avec toute <strong>la</strong> ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces sales<br />

enfants à panai qui pend <strong>et</strong> <strong>de</strong>s gros poux dans leur tignasse.<br />

Alors nous soupons, on ne parle pas presque, moi je pense<br />

à <strong>de</strong>main.<br />

Demain <strong>la</strong> fête, procession, carrousel, frites, <strong>et</strong> je dors sur<br />

ma chaise, quand je sens Trîn<strong>et</strong>te qui me porte en haut...<br />

* * *<br />

Dimanche au matin. C'est aujourd'hui le fameux jour. Mon<br />

oncle <strong>et</strong> ma tante regar<strong>de</strong>nt le temps qu'il fera ; ils se lèvent<br />

<strong>de</strong> leur p<strong>la</strong>ce en déjeunant pour aller awaiti les apparences<br />

du ciel <strong>et</strong> du soleil.<br />

— Vos veurez qu'il ploûr<strong>et</strong>, comme totes les autès anneyes,<br />

dit ma tante, en revenant avec sa tartine <strong>de</strong> makaye.<br />

y<br />

1


174 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

— Eriria nin l'air portant, dit mon oncle en coupant une<br />

croûte ron<strong>de</strong> avec son fiemtai.<br />

— Eriria nin l'air ! Qui v's'estez bouhalle po ine homme<br />

qui fait l'cinsî.<br />

— A quoi l'veyez-ve donc vos, qu'il ploûr<strong>et</strong>, vos, nosse dame<br />

li cinseresse?<br />

Je crois qu'il dit ça pour se moquer d'elle ; elle le voit aussi<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>vient fâchée.<br />

— Ji v'dis qu'il ploûr<strong>et</strong> pace qui V a todi plou chaque anneye<br />

dispoye trinte ans. Jamoye pu on n'riveur<strong>et</strong> les belles porcèchons<br />

<strong>et</strong> les belles fièsses comme di m'jône timps.<br />

— Il riplovève moye, parèt, di c'timps-là, pace qui vos estiz<br />

jône.<br />

— Taihîve, grossir homme. I ploûr<strong>et</strong>, vos l'veurez, <strong>et</strong> j'el<br />

sohaite mainme à c't'heure, louquiz, qu'il plouse.<br />

" —Et mi, ji voreus qu'il plovasse <strong>de</strong> str..., crie mon oncle,<br />

qui s'est fâché aussi <strong>et</strong> va chercher son chapeau pour aller<br />

à <strong>la</strong> messe avec elle.<br />

Moi, je suis parti en avant, parce que je vais à <strong>la</strong> procession,<br />

<strong>et</strong> il me faudra m'habiller dans <strong>la</strong> sacristie. Un enfant <strong>de</strong> chœur<br />

que je fais, <strong>et</strong> je porte une bannière rouge en vroul avec<br />

l'Agneau <strong>de</strong> Dieu tout en or brodé <strong>de</strong>ssus. Zante vient avec,<br />

pour porter à son tour, parce que <strong>la</strong> bannière est trop pesante.<br />

Nous <strong>de</strong>vons marcher avant les encensoirs, <strong>de</strong>vant le barna<br />

quin. La messe va vite aujourd'hui ; les curés n'ont pas le<br />

temps. Il y en a bien dix ou douze, <strong>de</strong>s curés, venus <strong>de</strong> tous<br />

jes vil<strong>la</strong>ges, parce qu'il y a un bon dîner après, chez le nôtre.<br />

Je m<strong>et</strong>s vite ma robe rouge, Zante me boutonne dans le<br />

dos <strong>et</strong> moi aussi, puis nous m<strong>et</strong>tons <strong>la</strong> chemise b<strong>la</strong>nche avec<br />

<strong>de</strong>s gros plis <strong>et</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ntelles <strong>et</strong> nous rions <strong>de</strong> nous voir comme<br />

<strong>de</strong>s filles. Je prends <strong>la</strong> bannière ; je crois bien que je ne <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>isserai porter à Zante que dans les chemins où il n'y a pas<br />

<strong>de</strong>s maisons <strong>et</strong> <strong>de</strong>s gens pour me regar<strong>de</strong>r.<br />

Comme nous <strong>de</strong>vons être les <strong>de</strong>rniers avec le barnaquin,<br />

presque toute <strong>la</strong> procession passe <strong>de</strong>vant nous, au coin du<br />

cim<strong>et</strong>ière, pendant que nous attendons notre tour <strong>de</strong> marche.


Vive <strong>la</strong> fête. 175<br />

Voilà <strong>la</strong> bannière Saint-Joseph, rouge, avec tous ceux <strong>de</strong>s<br />

écoles, <strong>de</strong>s garçons avec <strong>de</strong>s grands cols, qui tiennent bêtement<br />

leur casqu<strong>et</strong>te dans leur main, puis les béguines avec les filles,<br />

il y en a <strong>de</strong>s toutes p<strong>et</strong>ites, bien habillées <strong>et</strong> crolées <strong>et</strong> qui<br />

tiennent <strong>la</strong> béguine par <strong>la</strong> main.<br />

Puis, l'Harmonie <strong>de</strong>s Vrais Amis réunis qui joue <strong>de</strong>s airs<br />

fort vite malgré qu'on marche si lentement que je vois <strong>de</strong>s<br />

musiciens qui maquent <strong>de</strong>ux p<strong>et</strong>ites fois leur pied à <strong>la</strong> même<br />

p<strong>la</strong>ce. Le chef va en arrière pour mieux voir ses hommes <strong>et</strong><br />

tout en jouant une tromp<strong>et</strong>te, il fait aller le bout en haut <strong>et</strong><br />

en bas, pour battre <strong>la</strong> mesure.<br />

Puis Saint-Roch, une gran<strong>de</strong> èwareye statue d'un <strong>la</strong>id<br />

homme qui r<strong>et</strong>rousse sa robe <strong>et</strong> montre sa jambe toute nue. Il<br />

a un chien avec, qui est aussi <strong>la</strong>id. C'est <strong>de</strong>s paysans qui <strong>la</strong><br />

portent sur leurs épaules <strong>et</strong> il y a quatre rubans qui viennent<br />

d'en haut du cadre <strong>de</strong> <strong>la</strong> statue <strong>et</strong> les bouts c'est quatre gran<strong>de</strong>s<br />

filles en pâqu<strong>et</strong>tes, avec une écharpe verte, qui les tiennent.<br />

Et elles rient <strong>et</strong> cachent leur bouche <strong>de</strong>rrière leur livre <strong>de</strong><br />

messe, parce que je crois que les jeunes paysans qui portent,<br />

leur disent <strong>de</strong>s couyonnâ<strong>de</strong>s. J'ai entendu un qui disait :<br />

« Si j'esteu el pièce di Saint-Roch, ji m'trossereu bin pu haut ! ><br />

La Confrérie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Ré<strong>de</strong>mption maintenant. C'est <strong>de</strong>s<br />

hommes avec <strong>de</strong>s sâros ou <strong>de</strong>s pal<strong>et</strong>ots, <strong>et</strong> ils disent tout haut<br />

l'autre moitié <strong>de</strong> <strong>la</strong> prière qu'un homme, au milieu, a commencé.<br />

Ils ont tous une sale f<strong>la</strong>mbeau avec un p<strong>et</strong>it bout <strong>de</strong><br />

chan<strong>de</strong>lle à <strong>la</strong> pointe, <strong>et</strong> beaucoup d'hommes, surtout les<br />

vieux, tiennent leur f<strong>la</strong>mbeau allumé tout penché en avant<br />

<strong>et</strong> ça goutte sur le dos <strong>de</strong> l'autre, <strong>de</strong>vant, <strong>et</strong> qui ne le sent<br />

même pas.<br />

On entend chanter très bien. C'est <strong>la</strong> Congrégation <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Vierge, avec une belle statue qui a une gran<strong>de</strong> robe bleue en<br />

vroul, avec <strong>de</strong>s étoiles d'or <strong>et</strong> une grosse couronne sur sa tête<br />

<strong>et</strong> porte un p<strong>et</strong>it mamé Jésus, tout nu, avec une couronne.<br />

C'est <strong>de</strong>s filles qui <strong>la</strong> portent, ce n'est pas trop pesant,<br />

parce qu'on a arrangé beaucoup <strong>de</strong>s bois pour m<strong>et</strong>tre à ses<br />

épaules. Elles ont toutes une écharpe bleue <strong>et</strong> sont habillées


176 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

b<strong>la</strong>nc. C'est bien beau <strong>et</strong> elles chantent ensemble une vieille<br />

affaire qui va bien :<br />

C'est lo mois <strong>de</strong> Mari-i-ie,<br />

C'est le mois le plus beau,<br />

A <strong>la</strong> Vierge chéri-i-ie,<br />

Offrons un chant nouveau.<br />

C'est le sacristain qui dirige ; il a une gran<strong>de</strong> canne <strong>et</strong> une<br />

cravate b<strong>la</strong>nche, il fait aller son bâton en l'air, <strong>de</strong> tous les<br />

côtés, pour faire le malin <strong>de</strong>vant les curés.<br />

Maintenant c'est à nous autres, notre tour. Le gros vicaire<br />

me fait marcher au milieu, les garçons avec les encensoirs<br />

suivent sur <strong>de</strong>ux rangs, <strong>et</strong> au milieu d'eux <strong>de</strong>s chantres, <strong>de</strong>s<br />

curés, le trombole pour donner le ton, <strong>et</strong> <strong>de</strong>rrière est le barnaquin.<br />

Il est porté par M. le Bourguemaisse qui a mis sa gran<strong>de</strong><br />

fraque, M. Lucas Gar<strong>de</strong>dieu, qui fait une figure terripe tout<br />

le temps, le vieux riche M. Lamburquin, <strong>et</strong> puis un fort grand<br />

Monsieur, tout maike <strong>et</strong> gris, avec <strong>de</strong>ux belles gran<strong>de</strong>s barbes<br />

à ses joues <strong>et</strong> une ligne dans ses cheveux p<strong>la</strong>qués qui va<br />

jusque dans son col à sa han<strong>et</strong>te ; il a une cravate rouge avec<br />

une croix qui pend. On dit tout bas : « C'est Monsieur le<br />

Baron ! » Comme il est si grand, il a quand même mis <strong>la</strong><br />

burtelle à son épaule, alors le barnaquin va tout <strong>de</strong> côté à<br />

cause <strong>de</strong> ça. Et puis le curé, avec le sacrement, ne marche<br />

jamais bien au milieu, <strong>et</strong> son manteau d'or tout court lui<br />

remonte dans <strong>la</strong> han<strong>et</strong>te, plus haut que ses oreilles ; ça a l'air<br />

bête ça.<br />

Les curés <strong>et</strong> les hommes commencent à chanter. Les curés<br />

ont <strong>de</strong> <strong>la</strong>i<strong>de</strong>s voix comme <strong>de</strong>s pauvres, ils font une bouche <strong>de</strong><br />

côté ou bien <strong>la</strong>issent leurs lèvres pas fermées. Mais les chantres<br />

sont bien plus drôles avec leurs habits <strong>de</strong> curé <strong>et</strong> leurs moustaches,<br />

<strong>et</strong> leur long pantalon qu'on voit en bas <strong>de</strong> <strong>la</strong> robe.<br />

Ils « doguent » en faisant <strong>de</strong>s gros coups <strong>de</strong> voix. Le trombole,<br />

qui fait semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> lire les notes sur le p<strong>et</strong>it cahier<br />

pincé dans une sorte <strong>de</strong> peigne <strong>de</strong>vant lui, souffelle toujours<br />

<strong>la</strong> note un peu d'avance pour que les chanteurs ne se trompent<br />

pas. Voilà qu'il attaque l'air en poussant <strong>et</strong> ratirant les tuyaux


Vive <strong>la</strong> fête. 17?<br />

du trombole comme s'il ne pouvait pas le faire glisser <strong>de</strong>hors<br />

une bonne fois.<br />

9c. ni ho •<br />

1=<br />

Sur ce mot là, il y a une si haute note que tous les chanteurs<br />

<strong>et</strong> curés crient comme s'il arrivait un malheur ou si on leur<br />

brû<strong>la</strong>it le <strong>de</strong>rrière. Les paysans qui regar<strong>de</strong>nt passer <strong>la</strong> procession<br />

rient, font semb<strong>la</strong>nt d'avoir peur d'entendre crier si<br />

<strong>la</strong>id <strong>et</strong> ils se m<strong>et</strong>tent à genoux, mais un genou seulement en<br />

•ôtant leur casqu<strong>et</strong>te <strong>et</strong> leur cigare.<br />

Nous avons été dans tout le vil<strong>la</strong>ge comme ça, <strong>et</strong> passé<br />

dans <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites ruelles où on ne va jamais, où il sent mauvais,<br />

où il faut ascohi <strong>de</strong>s f<strong>la</strong>irantes horottes qui viennent <strong>de</strong>s<br />

•écuries <strong>de</strong> cochons qu'on entend wignî <strong>et</strong> fougnî avec leur nez<br />

par les crèvures <strong>de</strong>s portes parce qu'ils croient que <strong>la</strong> procession<br />

leur apporte à manger.<br />

Il y avait <strong>de</strong>ux ou trois autels pour que le curé donne <strong>la</strong><br />

bénédiction ; un au fond <strong>de</strong> Houle-Leup, un autre au Trô-<br />

Baw<strong>et</strong>te. On voyait encore <strong>de</strong>s vieux tonneaux <strong>et</strong> un sale<br />

camion en <strong>de</strong>ssous, avec quoi ils étaient faits. Pendant que le<br />

curé faisait aller le sacrement à droite <strong>et</strong> à gauche, <strong>et</strong> que<br />

tous les encensoirs faisaient beaucoup <strong>de</strong> fumière <strong>et</strong> que les<br />

chantres criaient <strong>de</strong> tout leur plus fort, moi je ba<strong>la</strong>nçais ma<br />

bannière en mesure comme j'ai vu faire hier avec le drapeau<br />

<strong>de</strong>s ombâ<strong>de</strong>s pendant qu'ils jouent. La <strong>de</strong>uxième fois que je<br />

le faisais, le gros vicaire m'a venu donner une calotte avec son<br />

livre <strong>de</strong> messe, en disant que j'étais une mauvaise graine sans<br />

respect pour notre sainte religion. D'abord ce n'est pas vrai,<br />

je faisais ça pour que ça soye plus beau. Et pendant qu'il<br />

grognait, je voyais un chantre avec une grosse jaune barbe<br />

qui tirait par en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> sa robe une gran<strong>de</strong> bouteille<br />

p<strong>la</strong>te <strong>et</strong> buvait un bon coup <strong>de</strong> pèk<strong>et</strong>, puis <strong>la</strong> donnait au<br />

p<strong>et</strong>it gros, qui buvait aussi, après qu'il avait ressuyé le<br />

tûturon avec le milieu <strong>de</strong> sa main.<br />

Il a tout <strong>de</strong> même pieu un p'tit peu pour que ma tante aye<br />

12


178 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

raison, sans doute. Au fond Crahav, voilà <strong>de</strong>s grosses gouttes,<br />

un peu d'abord, comme <strong>de</strong>s crachats, puis beaucoup, qui<br />

tombent en faisant du bruit dans <strong>la</strong> poussière. Les filles rient<br />

<strong>et</strong> s'amusent <strong>et</strong> se sauvent dans les p<strong>et</strong>ites maisons <strong>de</strong>s<br />

pauvres gens qui restent là.<br />

Alors pour le barnaquin <strong>et</strong> nous autres, on a ouvert une<br />

« heûre » qui était pleine <strong>de</strong> paille, <strong>et</strong> il y avait <strong>de</strong>s poules qui<br />

avaient pondu <strong>et</strong> criaient kott, kott, kodok d'un air fâché en<br />

nous regardant.<br />

Il a tombé une <strong>la</strong>vasse qui a été vite partie. Mais après, on<br />

a refait <strong>la</strong> procession ; il manquait beaucoup <strong>de</strong>s ceux qui<br />

étaient dégoûtés <strong>et</strong> ne vou<strong>la</strong>ient pas gâter leurs bonnes<br />

affaires <strong>de</strong> dimanche <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ournaient au plus court par <strong>de</strong>s<br />

p<strong>et</strong>its chemins. Le gros vicaire grognait en les voyant partir,<br />

puis on est allé vers l'église, il fal<strong>la</strong>it regar<strong>de</strong>r où on marchait,<br />

<strong>la</strong> musique ne jouait plus, les musiciens ascohaient, sautaient,<br />

al<strong>la</strong>ient hors du chemin où c'était sec ; nous le faisions aussi,<br />

tout le mon<strong>de</strong>, excepté le barnaquin <strong>et</strong> le curé qui « wavait »<br />

dans les brôlis avec ses <strong>de</strong>mi-souliers tout dép<strong>la</strong>qués.<br />

Je m'ai vite déshabillé, j'ai fait une boule avec <strong>la</strong> robe rouge<br />

<strong>et</strong> <strong>la</strong> chemise b<strong>la</strong>nche <strong>et</strong> je l'ai j<strong>et</strong>ée dans un coin <strong>de</strong> <strong>la</strong> sacristie.<br />

Les autres aussi, <strong>et</strong> le gros vicaire commence à barboter en<br />

voyant ça, mais j'ai faim moi, je ne peux pas chipoter à<br />

rependre tout ça en ordre.<br />

* * *<br />

Chez nous, il y avait <strong>de</strong>s gens venus à cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> fête <strong>et</strong> d'un<br />

bon dîner. Ma tante Dolphine, mon parrain <strong>et</strong> les <strong>de</strong>ux amis<br />

<strong>de</strong> mon oncle qui viennent un <strong>de</strong> Hanzy, <strong>et</strong> l'autre <strong>de</strong> Borémont.<br />

C'est <strong>de</strong>ux gros cinsis, Brénouwart <strong>et</strong> Minquain.<br />

C'est Trîn<strong>et</strong>te qui sert, mais ma tante se lève tout le temps<br />

<strong>et</strong> se mêle <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisine <strong>et</strong> <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ts parce que c'est elle qui a<br />

fait tout, <strong>et</strong> elle a remis un vieux tabilier bleu sur sa belle robe.<br />

Un bon gras bouillon qu'il y a d'abord. Il ne fume pas, il<br />

n'a pas l'air chaud, mais Brénouwart qui vient d'en avaler<br />

une gran<strong>de</strong> cuiller, commence à tousser, à cracher, il m<strong>et</strong> ses<br />

mains à son gosier <strong>et</strong> à son estomac, ses yeux vont tomber<br />

tantôt dans son assi<strong>et</strong>te tellement qu'ils sortent <strong>de</strong> leurs trous.


Vive <strong>la</strong> fête. 179<br />

— Il s'a broulé, li bouyong est chaud qu'arège, dit mon oncle<br />

qui a tâché <strong>de</strong> goûter <strong>et</strong> a dû reculer sa cuiller.<br />

— Beus on cop d'bire, val<strong>et</strong>, ça l'fr<strong>et</strong> d'hin<strong>de</strong>, crie Minquain,<br />

en remplissant le verre du pauvre Brenouwart qui ne peut pas<br />

se ravoir.<br />

— Gna rin d'pu traite qui l'bouyong, dit mon parrain d'un<br />

air capâpe.<br />

— Hoûtez bin çou qu'ji v'dis : Qwand l'bouyong ni foumeye<br />

nin, adon c'est qu'il est foert chaud, <strong>et</strong> qwand c'est qui toumeye...<br />

— Alors il est froid, que je dis, moi, croyant avoir bien<br />

<strong>de</strong>viné.<br />

— Taiss'tu, p'tite biesse, que mon oncle me dit, tout fâché,<br />

pendant que Minquain rie très fort comme dans un cabar<strong>et</strong><br />

<strong>et</strong> que mon oncle se r<strong>et</strong>ient pour ne pas rire avec.<br />

Mais on entend une musique <strong>et</strong> on quitte <strong>la</strong> table pour aller<br />

à <strong>la</strong> fenêtre voir passer l'Harmonie <strong>de</strong>s Vrais Amis réunis<br />

qui re<strong>de</strong>scend <strong>de</strong> l'église pour r<strong>et</strong>ourner dans leur maison,<br />

les musiciens.<br />

— Ils gangn<strong>et</strong> todis ine belle d'journeie, savez, <strong>de</strong>s djous<br />

comme houye, dit Brénouwart.<br />

— Kimint çoida?<br />

— Ils ont joivé V messe âx matin, puis à l'porcèchon. A c't'heure<br />

ils vont s't'aller fer on concert el gran<strong>de</strong> sale, <strong>et</strong> puis bal<br />

al nute.<br />

— Aw<strong>et</strong>, mains l'fiesse ni r'vint qu'ine feye l'anneye. J'aime<br />

todis mix vin<strong>de</strong> mes crâs pourçais <strong>et</strong> ivangni d'sus qui di<br />

m'soffler l'âme foû <strong>de</strong> coerps divins leus arèdjats.<br />

— D'jan! magne-1'on l'bouli? que tante crie en l'apportant.<br />

Nous reprenons nos p<strong>la</strong>ces <strong>et</strong> on sert <strong>de</strong>s gros morceaux <strong>de</strong><br />

bouilli avec un bord <strong>de</strong> graisse b<strong>la</strong>nche.<br />

— Est st' on pô crâs, que ma tante explique. Vo<strong>la</strong> pcquoè<br />

l'bouyong esteu crâs avou, mains il est tinre comme ine roseye.<br />

— C'est crâs, c'est bong, dit mon parrain qui mange <strong>de</strong>s<br />

grosses bouchées <strong>de</strong> graisse sans pain <strong>et</strong> sans rien, que sa<br />

bouche rasée reluit jusqu'au nez <strong>et</strong> au menton.<br />

— Vochal çou qui va l'mîx avou, dit Trîn<strong>et</strong>tc en m<strong>et</strong>tant<br />

<strong>de</strong>ux p<strong>la</strong>ts sur <strong>la</strong> table. Un est plein <strong>de</strong> carottes, bien rouges


mmmmm<br />

180 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

en morceaux tout p<strong>et</strong>its avec <strong>de</strong> <strong>la</strong> sauce jaune autour, <strong>et</strong><br />

l'autre c'est <strong>de</strong>s pommes <strong>de</strong> terre à <strong>la</strong> graisse, bien défaites <strong>et</strong><br />

molles. C'est bon, j'en reprends <strong>et</strong> tout le mon<strong>de</strong> aussi.<br />

On a <strong>de</strong> <strong>la</strong> bière, le pot est un peu hordé, ça ne fait rien, il a<br />

toujours été ainsi. Mais on aura du vin, tantôt : parce qu'on<br />

a chacun un verre tout étroit, puis plus <strong>la</strong>rge en haut, avec<br />

un pied comme un bloc épais <strong>et</strong> carré en bas, pour qu'il ne se<br />

renverse pas. Mon oncle a été chercher lui-même une bouteille;<br />

elle est toute dép<strong>la</strong>quée d'un côté <strong>et</strong> le bouchon est <strong>de</strong>venu<br />

un paqu<strong>et</strong> jaune.<br />

— C'est dè vix, savez çouchal, dit-il ; qivand m'père enn<br />

achta treux cints boteyes a l'vindiclion dè vix Colleye, ji n'esteu<br />

qu'on p'tit val<strong>et</strong>. M<strong>et</strong>tez tos les verres divant mi, qui ji n'el<br />

rimowe nin.<br />

D'abord avec le mauvais gros tire-bouchon qui n'est pas<br />

droit, il arrache <strong>la</strong> moitié du bouchon, puis il doit pousser le<br />

reste dans <strong>la</strong> bouteille avec son doigt.<br />

— O<strong>de</strong>z l'bouchong, fait-il, <strong>et</strong> il le donne à sentir autour <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

table. Tout le mon<strong>de</strong> admire ; il est viol<strong>et</strong> foncé <strong>et</strong> il sent le<br />

pourri, ce bouchon, mais on ne le dit pas. On me donne un peu<br />

du vin, un <strong>de</strong>mi-verre.<br />

— A voss santé turtos, <strong>et</strong> vive nosse belle fiesse! crie mon<br />

oncle ; on choque les verres, moi aussi, en disant : Santé,<br />

santé, puis je goûte :<br />

Puf ! Hââ ! c'est mauvais, comme du vernis, ça gratte, j'ai<br />

mal au cœur <strong>et</strong> aux <strong>de</strong>nts, je bois vite <strong>de</strong> <strong>la</strong> bière <strong>de</strong>ssus<br />

<strong>et</strong> je regar<strong>de</strong> les autres qui tâchent <strong>de</strong> le trouver bon <strong>et</strong> font<br />

<strong>de</strong>s drolles <strong>de</strong> figures comme pour se rappeler quelque chose.<br />

— Vos dirîz quasi dè Macong, dit parrain ; j'enri aveus,<br />

mains ji n'è beus pus, dè Macong.<br />

Les autres hommes ne comprennent rien, je crois, <strong>et</strong> ils<br />

disent tout bas : « C'est bon, c'est foert », puis ils boivent <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> bière pour se ravoir.<br />

— Ça ir<strong>et</strong> bin avou l'rosti, dit ma tante en apportant un long<br />

p<strong>la</strong>t où on voit une belle vian<strong>de</strong> toute rôtie brune foncée avec<br />

comme une croûte <strong>de</strong>ssus.<br />

C'est beaucoup <strong>de</strong>s côtel<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> cochon qui tiennent


Vive <strong>la</strong> fête. 181<br />

ensemble. Mon oncle les sépare avec le grand couteau ; elles<br />

sont bien cuites en <strong>de</strong>dans, c'est gris, <strong>la</strong> vian<strong>de</strong>, <strong>et</strong> le jus<br />

coule partout.<br />

— Et vochal ine tonne pitite v<strong>et</strong>te djotte po z'aller avou, dit<br />

Trîn<strong>et</strong>te, en m<strong>et</strong>tant un p<strong>la</strong>t rond <strong>et</strong> profond d'où qu'il sort<br />

une boule verte foncée grosse comme on haut d'foyan.<br />

— Rappoète co <strong>de</strong>s crompires po les cix qu'enriè magn<strong>et</strong> avou<br />

tôt, dit ma tante. Et aboutte ossu li pot avou <strong>de</strong>s ognongs,<br />

pace qui l'sâce est mutw<strong>et</strong> on pô crâse.<br />

— C'est crâs, c'est bong, répond mon parrain qui ramasse <strong>la</strong><br />

vian<strong>de</strong> bas <strong>de</strong> sa côtel<strong>et</strong>te qui lui m<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> graisse luisante<br />

près <strong>de</strong>s yeux <strong>et</strong> <strong>de</strong>s oreilles.<br />

— Louque on po m'soroche, crie mon oncle, en le voyant.<br />

Pa h ! i r'g<strong>la</strong>tihe comme on mûr eu! Vos dirîz onlce qu'on l'y a<br />

sâci l'gueuye divins les ourteyes, <strong>et</strong> qui s'a d'p<strong>la</strong>qui d'cèrat.<br />

On rie, mon parrain pas ; il est rouge <strong>et</strong> reluisant <strong>et</strong> il mord<br />

après son os en disant encore :<br />

— C'est crâs, c'est bong !<br />

— Djan, nos avans co n'saqw<strong>et</strong> a magni, savez, crie ma tante;<br />

ni lof fez nin trop'.<br />

— Qwcind c'est si bon, on s'freut hiy, noss dame, dit poliment<br />

Minquain, en reprenant du vert choux <strong>et</strong> faisant du bruit<br />

avec <strong>la</strong> cuiller pour qu'il tombe sur son assi<strong>et</strong>te.<br />

— Ni v'fez nin hiy, val<strong>et</strong>, qui freus-je di vos hervais don, mi,<br />

répond mon oncle.<br />

— Eh bin adon, dit Brénouwart, nos al<strong>la</strong>ns seûlemint nos<br />

fer hoûser.<br />

— Aw<strong>et</strong> djan, c'est pu prôpe.<br />

Tante apporte un gros poul<strong>et</strong> rôti, jaune <strong>de</strong> beurre fondu<br />

avec <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ces <strong>de</strong> peau croquante.<br />

— Qu'en n'è dis-t'on? Est-ce-t'il bai, èdon, dit-elle toute fière.<br />

— On n'a moye rin veyou d'pu bai, disent tous les <strong>de</strong>ux<br />

cinsis.<br />

— Po on bai pol<strong>et</strong>, c'est on bai pol<strong>et</strong>, dit tante Dolphine.<br />

— C'est crâs, c'est bong, dit parrain en regardant dans <strong>la</strong><br />

saucière.<br />

Mais Trîn<strong>et</strong>te a mis un p<strong>la</strong>t <strong>de</strong> compote aux pommes près


182 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

<strong>de</strong> Brénouwart, <strong>et</strong> comme il y a <strong>de</strong>s fruits confits <strong>de</strong>ssus, il ne<br />

reconnaît pas quoi est-ce que c'est. Il regar<strong>de</strong> d'une drolle<br />

<strong>de</strong> figure, puis d'un air capâbe il dit :<br />

— Avou çouchal il fât <strong>de</strong>l mostâ<strong>de</strong>.<br />

Et hors du pot il prend un gros paqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> moutar<strong>de</strong> sur son<br />

assi<strong>et</strong>te. On rie, <strong>et</strong> mon oncle, qui découpe le poul<strong>et</strong>, dit :<br />

— Ni volez-ve nin on pau <strong>de</strong>l sinouffe avou, çou<strong>la</strong> l'fr<strong>et</strong> co<br />

meyeuse, voss côpott.<br />

— Oho, c'est <strong>de</strong>l côpott, ji pinséve qui c'estent comme <strong>de</strong>l<br />

char kihatcheye.<br />

— Aw<strong>et</strong>, nos v'jrans magni <strong>de</strong>l dimeye-tiesse po l'djou <strong>de</strong>l<br />

fiesse, savez !<br />

On rie plus fort, <strong>et</strong> on mange le poul<strong>et</strong> qui est si fin <strong>et</strong><br />

tendre. J'ai une cuisse, comme je les aime. Mon parrain a pris<br />

le moulin, le hatreau, <strong>et</strong> le croupion <strong>et</strong> quatre cuillers <strong>de</strong><br />

sauce. C'est ses mains, à c't'heure, qui sont aussi mouillées<br />

<strong>de</strong> sauce <strong>et</strong> il répète toujours tranquillement :<br />

— C'est crâs, c'est bong.<br />

Enfin, pour finir, voici Trîn<strong>et</strong>te avec un melon vert <strong>et</strong> jaune,<br />

tout accroupi <strong>et</strong> plein <strong>de</strong> groubiottes qu'on dirait un énorme<br />

crapaud.<br />

— Rie, vo<strong>la</strong> on sacri gail<strong>la</strong>rd di biloque, crie Brénouwart.<br />

C'est on mèlong édon qu'on lomme çou<strong>la</strong>. J'enn aveus déjà<br />

veyou ax bais botiques di Lidje, mains, j'enn n'a maye sayî.<br />

Pendant qu'on le coupe, tante raconte qu'il vient <strong>de</strong> chez<br />

le vieux riche Monsieur Lamburquin qui a un grand dîner<br />

<strong>et</strong> avait fait ach<strong>et</strong>er trop <strong>de</strong> melons ; pour qu'ils ne se gâtent<br />

pas, alors sa cuisinière a venu rem<strong>et</strong>tre un chez nous.<br />

Nous mangeons avec <strong>de</strong>s cuillers en m<strong>et</strong>tant du suc-enpoute<br />

<strong>de</strong>ssus. Je regar<strong>de</strong> Brénouwart, qui ne sait pas <strong>et</strong> mord<br />

<strong>de</strong>dans comme dans une pomme, le jus coule à son menton,<br />

puis voilà qu'il mange un gros morceau <strong>de</strong> pelure verte qui<br />

est dure <strong>et</strong> mauvaise.<br />

Il fait une <strong>la</strong>i<strong>de</strong> grimace <strong>et</strong> crie comme un p<strong>et</strong>it enfant.<br />

— Ji ri magne nin l'coyaîne savez mi!<br />

On rie fort <strong>et</strong> mon oncle répond :


Vive <strong>la</strong> fête. 183<br />

— Pinsîve qui c'estent on hoqu<strong>et</strong> d'hacong ! Po z'aller avou<br />

l'hachisse di torate!<br />

— Qwand c'est qu'vo leyîz on p'tit hoqu<strong>et</strong> è voss boque, dit<br />

tout d'un coup parrain, <strong>et</strong> qu'vos rattin<strong>de</strong>z qu'il seuye fondou,<br />

adon -c'est crâs, vos dirîz <strong>de</strong> sayin.<br />

— C'est crâs, c'est bong, que nous répétons tous ensemble<br />

en riant. Il ne rie pas, lui.<br />

— Et po fini, dit ma tante, vochal on banstai di nos pu<br />

bais crottés reng<strong>la</strong>u<strong>de</strong>s. C'est po d'crâhi noss boque.<br />

— C'est portant ine saqw<strong>et</strong> d'bong, ine bonne crasse boque,<br />

dit parrain sérieusement <strong>et</strong> un peu fâché.<br />

Moi j'ai assez, <strong>et</strong> je voudrais aller à <strong>la</strong> fête. Alors, pendant<br />

que tante est allée à <strong>la</strong> cuisine, je viens <strong>la</strong> trouver <strong>et</strong> je dis :<br />

— Tante, donnez-moi un peu <strong>de</strong>s cennes hors <strong>de</strong> mes pièces<br />

que j'ai eues à mes Pâques <strong>et</strong> qui sont dans votre tiroir pour<br />

me les gar<strong>de</strong>r.<br />

— Aw<strong>et</strong>, po z'aller les k'taper amon les djoweus d'tours,<br />

èdon. Allez ennocint, war<strong>de</strong>z vos aidants po qwand vos serez<br />

pu grand, ils v vinront bin à pon.<br />

— Mais tante, il me faut bien m'amuser un peu : c'est <strong>la</strong><br />

fête, tout le mon<strong>de</strong> y va.<br />

— Allez, vârin, vos n'songîz qu'à <strong>de</strong>s biestreyes. Tinez, vo<strong>la</strong><br />

tôt plein <strong>de</strong>s censes ; mins riallouwez nin tôt, savez, ou bin<br />

gare à voss sogne. Et riv'nez à timps po heure li café avou<br />

les doreyes.<br />

— Oui, tante, merci.<br />

Et en partant je compte <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite poignée <strong>de</strong> cennes. Il y a<br />

<strong>de</strong>s cennes, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>mis, <strong>de</strong>s cinq centimes, <strong>et</strong> <strong>de</strong>ux à dix ; ça<br />

fait quarante sept centimes, presque un <strong>de</strong>mi-franc.<br />

Je vais vite sur <strong>la</strong> fête en tenant dans ma poche mon argent<br />

bien serré, pour les voleurs. La rue est toute pleine <strong>de</strong> gens<br />

qui vont lentement en par<strong>la</strong>nt haut. Des filles qui se tiennent<br />

par le bras, cinq ou six ensemble, <strong>et</strong> rient tout c<strong>la</strong>ir en écoutant<br />

<strong>de</strong>s hommes qui marchent <strong>de</strong>rrière elles en se tenant par<br />

le bras aussi, pour pouvoir faire le hardi avec les filles. Et ça<br />

sent si bon dans l'air parce que tout le mon<strong>de</strong> écrase les herbes<br />

•<strong>et</strong> les fleurs qu'on avait j<strong>et</strong>ées pour <strong>la</strong> procession. Ça fait une


184 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

o<strong>de</strong>ur toute douce <strong>et</strong> un peu triste, parce qu'on ne peut <strong>la</strong><br />

sentir qu'une fois tous les ans, à <strong>la</strong> fête.<br />

Il y a beaucoup <strong>de</strong>s enfants qui ont une boule avec un<br />

é<strong>la</strong>stique, ils <strong>la</strong> j<strong>et</strong>tent <strong>et</strong> elle doit revenir toute seule dans<br />

leurs mains, comme fait l'homme qui les vend ; mais ceux<br />

qui achètent ne savent pas, <strong>et</strong> <strong>la</strong> boule r<strong>et</strong>ombe toujours ou<br />

passe à côté.<br />

— Treus bons cigâres ax musc po cinq censes, que l'homme<br />

crie, avec une boîte sur son vente, <strong>et</strong> il tient les cigares écartés,,<br />

dans une main comme s'il vou<strong>la</strong>it jouer aux cartes avec. Ça<br />

sent comme s'il brû<strong>la</strong>it <strong>de</strong> <strong>la</strong> pomma<strong>de</strong>, mais il y a <strong>de</strong>s grands<br />

gamins qui achètent ça <strong>et</strong> les fument en suçant fort, ce qui<br />

fait leurs joues toutes rentrées.<br />

— Habeye âx ous, habeye mes èfants, qu'une vieille femme<br />

crie près <strong>de</strong> <strong>la</strong> rigole. Ce doit être une an'gneuse, parce qu'elle<br />

a un mouchoir noir à sa tête <strong>et</strong> un tabilier noir aussi. Elle a un<br />

hamme <strong>de</strong>vant elle ; <strong>de</strong>ssus il y a une gran<strong>de</strong> manne, <strong>et</strong> une<br />

gran<strong>de</strong> p<strong>la</strong>nche couvre <strong>la</strong> manne ; mais on peut lever un morceau<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nche qui a <strong>de</strong>s pen<strong>de</strong>ments ; c'est pour prendre<br />

<strong>de</strong>s œufs dans <strong>la</strong> manne.<br />

Des numéros sont peints sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nche <strong>et</strong> <strong>la</strong> vieille j<strong>et</strong>te<br />

les cartes <strong>de</strong>ssus une à une. Des grands forts hommes sont<br />

autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> manne <strong>et</strong> ils m<strong>et</strong>tent dix centimes sur les numéros.<br />

Quand le hasse <strong>de</strong> cœur vient se m<strong>et</strong>tre sur votre pièce,,<br />

vous avez trois œufs ; quand c'est le roi, on a un morceau <strong>de</strong><br />

couque, qui est dans <strong>la</strong> manne avec les œufs. Il y a près du<br />

numéro 1, une boîte <strong>de</strong> b<strong>la</strong>nc fer avec du sel <strong>et</strong> du poife mêlés<br />

ensemble. Tout en jouant encore pour encore gagner, les<br />

hommes mangent déjà leurs œufs. Us cassent <strong>la</strong> hâgne à p<strong>et</strong>its<br />

coups sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nche ; puis, avec leur gros pouce, ils frottent<br />

l'œuf pour pèler <strong>et</strong> comme c'est mouillé, un œuf dur, <strong>la</strong> crasse<br />

<strong>de</strong>s doigts vient sur le beau b<strong>la</strong>nc ; alors l'homme trempe le<br />

bout <strong>de</strong> l'œuf dans <strong>la</strong> boîte au sel <strong>et</strong> au poife, hagne un.<br />

morceau bas, trempe le reste, hagne encore <strong>et</strong> pousse encore<br />

le p<strong>et</strong>it bout dans <strong>la</strong> boîte avant <strong>de</strong> l'avaler. Oui, mais ça fait<br />

qu'avec le sel <strong>et</strong> le poife il y a tout plein <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites mi<strong>et</strong>tes,<br />

<strong>de</strong> jaune d'œuf <strong>et</strong> c'est pas ragoûtant.


Vive <strong>la</strong> fête. 185<br />

— Habeye âx ous mes èfants, que <strong>la</strong> vieille crie, en mê<strong>la</strong>nt<br />

ses sales cartes.<br />

J'arrive dans le pré <strong>de</strong> <strong>la</strong> fête, il est tout bourré <strong>de</strong> gens qui<br />

poussent pour entrer, pour sortir, pour aller d'une baraque à<br />

l'autre ou sur les carrousels. Le beau gros carrousel est<br />

ouvert <strong>et</strong> on a presque mal aux yeux quand il tourne, tellement<br />

qu'il y a <strong>de</strong>s dorures sur les étoffes, <strong>et</strong> beaucoup <strong>de</strong>s<br />

miroirs qui tournent avec, <strong>de</strong>s barres <strong>de</strong> cuivre <strong>et</strong> <strong>de</strong>s ronds<br />

<strong>de</strong> métal cousus sur les draperies.<br />

C'est un cheval vivant qui le fait tourner ; on ne voit pas<br />

sa tête, cachée <strong>de</strong>rrière l'étoffe qui est <strong>de</strong>rrière les miroirs ;<br />

on voit son corps <strong>et</strong> ses pattes, <strong>et</strong> là où il tourne toujours, il a<br />

déjà écrasé les herbes <strong>et</strong> fait un p<strong>et</strong>it sentier tout dur.<br />

Je monte sur un cheval b<strong>la</strong>nc avec <strong>de</strong>s taches grises : un<br />

autre garçon vou<strong>la</strong>it me pousser bas, pour avoir ce cheval,,<br />

mais je m'ai tenu fort à <strong>la</strong> barre <strong>de</strong> cuivre. On part <strong>et</strong> l'homme<br />

qui est avec le cheval s'est fâché <strong>de</strong>ssus <strong>et</strong> l'a frappé, en jurant<br />

<strong>et</strong> courant avec : alors le carrousel tournait si vite que j'avais<br />

peur, surtout quand on passait <strong>de</strong>vant le gros orgue avec <strong>de</strong>s<br />

tromp<strong>et</strong>tes, <strong>et</strong> tromboles, <strong>et</strong> tambours, qui fait tant <strong>de</strong> bruit<br />

qu'on <strong>de</strong>vient sot. J'étais tournisse quand c'était fini <strong>et</strong> je n'ai<br />

pas eu fort bon, je ne m'ai pas amusé <strong>et</strong> il m'a fallu donner<br />

cinq centimes.<br />

Allons à Mareye, c'est meilleur marché <strong>et</strong> puis si on fait<br />

« raws », on va un tour pour rien. Et puis on peut pousser poulie<br />

faire tourner <strong>et</strong> quand il est bien « énondé » on fait le reste<br />

du tour pour rien. C'est ainsi que je commence, il y a justement<br />

un cheval en <strong>de</strong>dans qui n'a personne pour pousser.<br />

Alors, je prends un air hardi, il faut ça avec elle, <strong>et</strong> je dis à<br />

Mareye qui tricote un bas rouge en surveil<strong>la</strong>nt le carrousel.<br />

— Mareye, dji m'va, tchôqui là, wisse qui mâque ine homme.<br />

— Aw<strong>et</strong>, va fanai-cou, tchèque qu'arège, tchèque tu l'âme<br />

fou <strong>de</strong> coerfs.<br />

Je vais près du cheval <strong>et</strong> j'attends un p<strong>et</strong>it peu, pendant<br />

qu'elle va lever les cennes <strong>de</strong> ceux qui montent sur le tourniqu<strong>et</strong>.<br />

Dans une barqu<strong>et</strong>te, il y a une p<strong>et</strong>ite fille avec un tout<br />

p<strong>et</strong>it enfant sur ses genoux ; il ne comprend rien <strong>et</strong> regar<strong>de</strong>


186 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

<strong>de</strong> tous côtés, il va avoir mal au cœur tantôt. Des plus gran<strong>de</strong>s<br />

filles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s garçons montent sur les p<strong>la</strong>nches étroites où qu'on<br />

reste <strong>de</strong>bout avec ses pieds sur <strong>de</strong>ux p<strong>et</strong>ites p<strong>la</strong>ces <strong>de</strong> bois.<br />

Ils prennent le sticha qui est dans un trou <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>te<br />

<strong>et</strong> ils frappent avec sur <strong>la</strong> barre <strong>de</strong> fer où ils se tiennent, pour<br />

faire « raws » tantôt.<br />

— Hal<strong>la</strong>i-ay-ay ! ! En avâ-â-â-ang ! crie Mareye quand ils<br />

ont tous payé ; alors nous poussons, nous, les gamins aux<br />

chevaux d'en-<strong>de</strong>dans, ce<strong>la</strong> bouge un p<strong>et</strong>it peu, puis plus vite,<br />

puis nous galopons en nous tenant au <strong>de</strong>rrière du cheval que<br />

nous poussons.<br />

— Tchôquiz pu reud sacri n. d. D... que Mareye crie encore;<br />

quoè est-ce po <strong>de</strong> pourris tchings don çou<strong>la</strong> ?<br />

Mais Tchanch<strong>et</strong> a déjà tourné le fer avec les anneaux, on<br />

entend strouki les stichas contre <strong>la</strong> p<strong>la</strong>que <strong>de</strong> fer. Et tout d'un<br />

coup une fille crie « raws ». Alors nous, vite, nous sautons sur<br />

notre cheval, car nous allons pour rien pour le reste du tour,<br />

<strong>et</strong> le carrousel tourne encore assez longtemps pendant que<br />

Tchanch<strong>et</strong> crie :<br />

— Les onnais, rin<strong>de</strong>z les onnais, <strong>et</strong> qu'on les j<strong>et</strong>te en passant<br />

dans ses mains ou à terre.<br />

— Halte ! volez-ve arrester bin vite li tour, crie Mareye,<br />

frawtigneux di mes <strong>de</strong>ux c... qui v's'estez.<br />

Et elle empoigne <strong>la</strong> chaîne, qu'il pend une barqu<strong>et</strong>te après,<br />

<strong>et</strong> <strong>la</strong> r<strong>et</strong>ient si fort que'<strong>la</strong> barqu<strong>et</strong>te revient en arrière, <strong>et</strong> que<br />

le carrousel s'arrête presque tout d'un coup. Nous n'avons<br />

pas peur, elle crie toujours comme ça, pour s'amuser.<br />

Bon, voilà qu'il pleut encore tout d'un coup ; les gens se<br />

sauvent dans les maisons <strong>et</strong> dans <strong>la</strong> baraque aux frites <strong>et</strong> le<br />

carrousel est presque tout vi<strong>de</strong> maintenant. Alors, moi, j'ai<br />

une bonne idée, puisqu'il n'y a presque plus personne, peutêtre<br />

que je pourrais plus facilement faire « raws » <strong>et</strong> aller<br />

encore un coup pour rien. Je monte sur <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite étroite<br />

p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>te <strong>et</strong> je prends le sticha, puis je paie une cenne à<br />

Mareye quand elle vient lever l'argent. Elle me reconnaît<br />

<strong>et</strong> dit :


Vive <strong>la</strong> fête. 187<br />

— Hie, Diâle mi stronle, çou<strong>la</strong> va bin, si les tchôqueux div'n<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s kan<strong>de</strong>s, nos rimourrans nin à Raikem!<br />

On tourne, <strong>et</strong> quand j'arrive <strong>de</strong>vant les anneaux, qu'est-ce<br />

que je fais, moi, pas bête ? Je me <strong>la</strong>isse aller en arrière le long<br />

<strong>de</strong> mon bras gauche qui tient <strong>la</strong> barre. Comme ça ma main<br />

droite reste un peu plus longtemps avec le sticha <strong>de</strong>vant les<br />

anneaux, <strong>et</strong> ainsi je peux lûner <strong>et</strong> herrer mon strouck dans un<br />

rond. Voilà que j'ai déjà un au premier tour ; je le r<strong>et</strong>iens avec<br />

mes doigts serrés autour du morceau <strong>de</strong> fer-b<strong>la</strong>nc qui est avec.<br />

Au <strong>de</strong>uxième tour je n'en ai pas, j'ai seulement touché un qui<br />

s'a r<strong>et</strong>ourné en haut. Je regar<strong>de</strong> si les autres en prennent,<br />

mais il n'y a qu'un garçon si p<strong>et</strong>it qu'il ne vient pas assez<br />

haut pour toucher les anneaux, <strong>et</strong> puis une gran<strong>de</strong> grosse<br />

fille qui rie <strong>et</strong> frappe sur <strong>la</strong> barre aux anneaux, en passant,<br />

avec son sticha, parce qu'elle sait bien qu'elle est trop bête<br />

pour en prendre. Troisième tour, je lûne, je sens que ça<br />

résiste, j'ai bon, c'est encore un anneau, je crie «raws » très<br />

fort <strong>et</strong> je ne rends pas les anneaux tout <strong>de</strong> suite, parce que<br />

peut-être on ne voudrait pas croire que c'est moi qu'a « raws ».<br />

— C'est moi qu'a « raws » que je crie en montrant bien les<br />

<strong>de</strong>ux anneaux quand je passe <strong>de</strong>vant Tchanch<strong>et</strong>, puis je les<br />

j<strong>et</strong>te au tour d'après.<br />

Je vais aller maintenant un coup pour rien, j'ai bon. Et<br />

quand Mareye vient pour les cennes, je lui dit déjà d'assez<br />

loin :<br />

— Mareye, c'est moi qui a fait « raws ».<br />

— Aiv<strong>et</strong> djan, c'est vos, nos l'savans bin N'avisse-t-il nin<br />

à c't'heure !<br />

Le coup d'après, c'est encore moi qui le fait, « raws », <strong>et</strong><br />

encore après, bien dix fois <strong>de</strong> suite. Je suis si content, je sens<br />

ma figure toute chau<strong>de</strong> <strong>et</strong> rouge, <strong>et</strong>, entre les tours, je me joue<br />

<strong>de</strong>s airs avec mon sticha sur <strong>la</strong> barre <strong>de</strong> fer où que je me tiens.<br />

Comme je me rafie d'aller raconter ça. Oui mais, est-ce qu'on<br />

me croira, excepté Zante, qui écoute toujours ce que je lui dis.<br />

Il ne pleut plus maintenant, il revient <strong>de</strong>s gens sur <strong>la</strong> fête <strong>et</strong><br />

voilà un grand garçon qui vient se m<strong>et</strong>tre <strong>de</strong>rrière moi à<br />

l'aùtre p<strong>la</strong>ce sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>te <strong>et</strong> quand il voit que je vais


188 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

prendre un anneau, il remue fort avec son corps, ça me fait<br />

ba<strong>la</strong>ncer, je n'ai pas d'anneau, mais lui bien, il fait encore ça<br />

à l'autre tour, je n'attrape rien <strong>et</strong> lui a «raws ». Je voudrais<br />

le battre, mais il est beaucoup plus grand que moi. C'est un<br />

paysan avec une ron<strong>de</strong> casqu<strong>et</strong>te. Alors je vais le dire à Mareye<br />

qui répond :<br />

— Tchesse-li quéquès bouffes à l'gueuye <strong>et</strong> herre-li Vtiesse<br />

inte les <strong>de</strong>ux spalles, <strong>et</strong> elle rie avec ses <strong>de</strong>nts noires <strong>et</strong> grises.<br />

Je m'en vais, je m'embête là, <strong>et</strong> je vais à <strong>la</strong> baraque aux<br />

frites. Je voudrais bien entrer, mais je n'ose pas, peut-être que<br />

les garçons tout habillés b<strong>la</strong>nc ne voudraient pas me servir<br />

en croyant qu'un p<strong>et</strong>it gamin n'a pas pour payer. Et puis on<br />

voit <strong>de</strong>s figures dans toutes les loges, mais je ne sais pas si<br />

elles sont pleines, car les gens aiment bien <strong>de</strong> prendre <strong>la</strong> bonne<br />

p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> loge d'où qu'on peut regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>hors, tout en<br />

mangeant, parce que, quand ils se bourrent <strong>de</strong> frites, ils ont<br />

encore meilleur <strong>de</strong> voir passer ceux qui ne se bourrent pas.<br />

Au comptoir <strong>de</strong>vant, il y a une femme qui remplit les<br />

p<strong>et</strong>ites assi<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> frites pour les garçons qui crient <strong>de</strong> loir<br />

« Six russes ! » ou bien « Russes, trois ! ». Elle a un grand<br />

pureu tout rempli <strong>et</strong> avec une p<strong>et</strong>ite houmresse elle m<strong>et</strong> d'un<br />

coup juste ce qu'il faut pour une portion, puis elle prend à<br />

côté d'elle une boîte <strong>de</strong> b<strong>la</strong>nc fer pleine <strong>de</strong> sel qui sort par<br />

les p<strong>et</strong>its trous du couvercle, comme d'un arrosoir, <strong>et</strong> après<br />

qu'elle a salé le « russe » elle rem<strong>et</strong> <strong>la</strong> boîte en <strong>la</strong> frappant<br />

fort sur le comptoir, on ne sait pas pourquoi.<br />

Les garçons atten<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> savent si bien arranger les assi<strong>et</strong>tes<br />

qu'elle leur donne pleines <strong>de</strong> frites, qu'ils font comme un<br />

paqu<strong>et</strong> sur leur main avec huit ou dix « russes ».<br />

Au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> baraque, sur une grosse cuisinière on fait<br />

les frites dans quatre ou cinq grosses marmites qui fument.<br />

Il y a un homme avec une gran<strong>de</strong> houmresse qui les ba<strong>la</strong>nce<br />

lentement pour faire tomber <strong>la</strong> graisse, puis il les m<strong>et</strong> dans<br />

une autre marmite où elles recommencent à triboler. C'est ça<br />

qui les fait si bonnes, plus meilleures que les celles qu'on fait<br />

dans les maisons ; c'est ça <strong>et</strong> pas parce qu'on les m<strong>et</strong> cuire


Vive <strong>la</strong> fête. 189<br />

dans <strong>de</strong> <strong>la</strong> graisse <strong>de</strong> mort, comme Trîn<strong>et</strong>te le raconte pour<br />

me dégoûter.<br />

Je prends une pièce <strong>de</strong> cinq centimes que je donne à <strong>la</strong><br />

femme, alors elle tire le sach<strong>et</strong> <strong>de</strong> papier jaune plié en coin<br />

qui était au-<strong>de</strong>s3us d'une rangée, vite elle prend ce qu'il faut<br />

<strong>de</strong> frites avec sa houmresse, <strong>et</strong> les <strong>la</strong>isse glisser dans le sach<strong>et</strong>,<br />

m<strong>et</strong> du sel, fait ping ! en rem<strong>et</strong>tant fort <strong>la</strong> boîte, <strong>et</strong> me donne<br />

le p<strong>et</strong>it paqu<strong>et</strong> tout chaud. Il y a trop <strong>de</strong> frites, ça va tomber<br />

hors, j'appuyé tout sur mon ventre, <strong>et</strong> je commence à croquer<br />

les bonnes frites en me promenant dans tout le mon<strong>de</strong>, <strong>et</strong> en<br />

faisant du vent entre mes <strong>de</strong>nts quand j'attrape une trop<br />

chau<strong>de</strong>.<br />

Et j'arrive à une baraque que je n'avais pas vu faire, <strong>et</strong> qui<br />

«st sans doute venue encore après Mareye ; elle est toute p<strong>et</strong>ite<br />

en toile mouillée noire, mais, <strong>de</strong>vant, on a p<strong>la</strong>nté <strong>de</strong>ux hauts<br />

piqu<strong>et</strong>s qui tiennent une gran<strong>de</strong> peinture. On voit représentée<br />

une femme énorme qui m<strong>et</strong> son pied sur uu tabour<strong>et</strong> en montrant<br />

un gros moll<strong>et</strong>, <strong>et</strong> on a peindu aussi <strong>de</strong>s gens qui regar<strong>de</strong>nt<br />

ça, un homme habillé à général, un évêque viol<strong>et</strong>, <strong>de</strong>s monsieurs<br />

avec <strong>de</strong>s buses <strong>et</strong> <strong>de</strong>s fraques <strong>et</strong> <strong>de</strong>s belles madames<br />

avec <strong>de</strong>s <strong>la</strong>rges crinolines <strong>et</strong> une toute p<strong>et</strong>ite ombrelle.<br />

En <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> peinture, on a écrit :<br />

« Miss Angelica Harlington <strong>de</strong> New-Orléans, Amérique, <strong>la</strong><br />

Beauté Créole, <strong>la</strong> femme <strong>la</strong> plus grosse du mon<strong>de</strong>. Poids:<br />

387 livres, tour du bras 37 centimètres, tour du moll<strong>et</strong> 64 centimètres.<br />

Concurrence impossible. Messieurs les spectateurs <strong>de</strong>s<br />

premières p<strong>la</strong>ces peuvent s'assurer par eux-mêmes <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité<br />

<strong>de</strong>s chiffres indiqués.<br />

Un homme avec une longue canne, frappe sur <strong>la</strong> peinture,<br />

qui tremble, pour mieux donner <strong>de</strong>s explications ; il parle,<br />

il parle tellement, <strong>et</strong> si vite, <strong>et</strong> comme en chantant qu'on ne<br />

comprend plus ce qu'il raconte. Et quand il a expliqué que<br />

« <strong>la</strong> personne est vivante », « qu'elle est charmante », « qu'il<br />

n'y a pas <strong>de</strong> truc », « qu'on peut toucher », il crie encore :<br />

— Interrogez les personnes qui sortent <strong>de</strong> <strong>la</strong> loge, c'est encore<br />

<strong>la</strong> meilleure réc<strong>la</strong>me.<br />

Puis voilà <strong>de</strong>ux paysans avec <strong>de</strong>s sâros qui viennent hors


190 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> baraque, avec <strong>de</strong>s figures rouges <strong>et</strong> <strong>de</strong>s p'tits yeux tout<br />

contents, <strong>et</strong> l'homme leur crie :<br />

— N'est-ce pas, Messieurs, qu'il n'y a pas <strong>de</strong> tromperie,<br />

<strong>et</strong> qu'on en a pour son argent ?<br />

Les <strong>de</strong>ux paysans sont d'abord embêtés qu'on leur parle<br />

comme ça pendant que les gens rassemblés les regar<strong>de</strong>nt.<br />

Alors le plus vieux répond :<br />

— Aw<strong>et</strong>, aw<strong>et</strong>, c'est foert bai. Po mes cinq censes ji l'a<br />

k'pici d'tos les costés.<br />

On rie, Hâ-hâ-hâ, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s autres hommes entrent. Moi, je<br />

n'irai pas ; comment peut-on donner <strong>de</strong>s cennes pour voir une<br />

grosse femme 1 Moi, quand je rencontre <strong>la</strong> grosse Tatenne —<br />

<strong>et</strong> ça ne coûte rien — je suis déjà dégoûté. Elle a <strong>de</strong>s estomacs<br />

gros <strong>et</strong> moflesses qui barloquent sur son ventre, <strong>et</strong> son ventre<br />

barloque presque sur ses genoux ; <strong>et</strong> <strong>de</strong>rrière, tout barloque<br />

aussi, qu'on croirait voir toutes les vessies <strong>de</strong> cochon soufflées<br />

<strong>de</strong> vent qui pen<strong>de</strong>nt ensemble au bois <strong>de</strong> l'homme qui vient<br />

dans les maisons pour en ach<strong>et</strong>er <strong>et</strong> faire <strong>de</strong>s bourses <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

« b<strong>la</strong>kes » à tabac avec.<br />

Je vais r<strong>et</strong>ourner chez nous à c't'heure. Et je reviens vers<br />

<strong>la</strong> maison lentement en cherchant encore si je ne peux pas<br />

m'amuser à quelque chose.<br />

Il y a, un peu sur le côté, sur <strong>la</strong> route, un p<strong>et</strong>it rassemblement<br />

d'hommes, rien que <strong>de</strong>s hommes déjà vieux avec <strong>de</strong>s<br />

barbes ; pas <strong>de</strong>s gamins ni <strong>de</strong>s jeunes paysans.<br />

Je viens tout près, je ne vois rien, ils sont tous serrésensemble.<br />

Mais je me pousse un peu, puis encore un peu dans toutes<br />

les jambes. Je ne vois rien, mais j'entends une voix qui répète<br />

souvent :<br />

— Au mi'yeu, Messieurs, toujours au mi'yeu, c'est là qu'on<br />

gagne.<br />

Puis après, on entend jurer en wallon <strong>et</strong> tout le mon<strong>de</strong> se<br />

remue. Alors je peux avancer <strong>et</strong> j'arrive tout près d'une table<br />

toute p<strong>et</strong>ite, pas plus gran<strong>de</strong> qu'une tarte, <strong>et</strong> elle a trois pieds<br />

tout minces qui se replient en <strong>de</strong>ssous.<br />

Tout près, il y a un homme avec une barbe noire ; il est


Vive <strong>la</strong> fête. 191<br />

habillé comme un paysan, mais il est si mince <strong>et</strong> pas fort <strong>et</strong> il a<br />

<strong>de</strong>s grands doigts tout fins, ce n'est pas un vrai paysan je<br />

crois. Il fait un tour avec un long nâli <strong>de</strong> cuir ; le nâli est <strong>la</strong>rge<br />

comme un doigt <strong>et</strong> bien <strong>de</strong>ux mètres long. L'homme le plie<br />

au milieu, ça fait un p<strong>et</strong>it rond, puis il plie c<strong>et</strong> anneau <strong>et</strong> fait<br />

tourner les <strong>de</strong>ux longs bouts autour, puis il fait <strong>de</strong> temps en<br />

temps un autre pli qui fait un nouveau rond. L'homme<br />

continue en disant :<br />

— Au mi'yeu, Messieurs, pour montrer que le premier rond<br />

reste au mibeu du long cuir qui est maintenant tout roulé<br />

sur lui-même.<br />

Alors il offre un grand clou en disant aux paysans <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre<br />

<strong>la</strong> pointe dans le premier <strong>de</strong>s plis, parce que, quand on attrape<br />

le bon rond <strong>et</strong> qu'on tire les <strong>de</strong>ux cuirs ensemble, le clou<br />

reste pris dans le pli <strong>et</strong> alors on a gagné. Mais il faut d'abord<br />

m<strong>et</strong>tre un franc sur <strong>la</strong> table, l'homme ne veut pas moins <strong>et</strong> il<br />

dit non quand <strong>de</strong>s paysans veulent parier un <strong>de</strong>mi-franc<br />

ou <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites cennes.<br />

Et je vois que quand un paysan m<strong>et</strong> le clou où qu'il croit<br />

gagner, alors l'homme tire les cuirs <strong>et</strong> ils viennent tout à fait<br />

<strong>de</strong>hors, <strong>et</strong> le paysan reste avec son clou piqué dans <strong>la</strong> table<br />

vi<strong>de</strong>, il a perdu <strong>et</strong> il jure aux n. d. D. <strong>et</strong> les autres aussi <strong>et</strong> ils<br />

disent :<br />

— Houbert l'aveut portant bin stichi è mitan, <strong>et</strong> il d'vève<br />

wangnî.<br />

Mais l'homme recommence, <strong>et</strong> comme il est fort grand, il<br />

regar<strong>de</strong> avec <strong>de</strong>s méchants yeux par-<strong>de</strong>ssus les paysans à<br />

droite <strong>et</strong> à gauche ; quand il a roulé les cuirs il dit encore :<br />

— 1 Au mi'yeu, c'est là qu'on gagne.<br />

Et un paysan qui a déjà perdu plusieurs coups, m<strong>et</strong> encore<br />

une pièce d'argent en <strong>la</strong> frappant fort, prend le clou <strong>et</strong> l'enfonce<br />

presque outre <strong>de</strong> <strong>la</strong> table en jurant, puis voilà qu'il a<br />

encore perdu.<br />

Il est si fâché qu'il m<strong>et</strong> son poing au nez <strong>de</strong> l'homme <strong>et</strong> crie :<br />

— Ji t'va fer apougni, voleur, rattinds on pô.<br />

— Monsieur, ici on joue honaîtrement, que l'homme répond,<br />

mais il me semble qu'il a tout le même peur.


192 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Alors il recommence encore, <strong>et</strong> moi, que ma figure est<br />

justement près <strong>de</strong> <strong>la</strong> table, je regar<strong>de</strong> très bien ses mains<br />

pour savoir comment il fait. Et je vois qu'il fait le premier<br />

rond, le bon, en pliant le nâli en <strong>de</strong>ux ; puis, pour rouler, il<br />

tourne avec sa main droite, <strong>et</strong> pour le r<strong>et</strong>enir qu'il ne se<br />

déroule pas, il m<strong>et</strong> sa main gauche <strong>de</strong>ssus. Alors j'ai vu<br />

qu'avec son pouce <strong>de</strong> sa main gauche (il m<strong>et</strong> l'autre main<br />

<strong>de</strong>vant) il défaisait le bon rond en l'écrasant <strong>et</strong> en faisant <strong>de</strong>ux<br />

autres qui étaient mauvais, car les paysans étaient attrapés,<br />

tandis que le bon anneau était tout p<strong>et</strong>it <strong>et</strong> étroit, maintenant.<br />

C'était un truc qu'il avait <strong>et</strong> je n'osais pas le dire, je ne<br />

connaissais personne.<br />

— Allons, à qui le tour, qui veut essayer? Ait mi'yeu c'est<br />

le bon.<br />

Les hommes regar<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> n'osent plus, quand tout d'un<br />

coup l'homme m<strong>et</strong> vite son rouleau dans sa poche, <strong>et</strong>, aussi<br />

vite, il prend <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nche <strong>de</strong> <strong>la</strong> table, <strong>la</strong> pousse sous son sâro,<br />

<strong>et</strong> les trois pieds se m<strong>et</strong>tent ensemble <strong>et</strong> font une grosse canne.<br />

Et l'homme nous pousse, fait quelques pas vite, puis fait<br />

comme un paysan qui se promène sur <strong>la</strong> fête.<br />

Presque en même temps je vois passer M. le commissaire <strong>de</strong><br />

police <strong>de</strong> Borémont avec ses grosses moustaches <strong>et</strong> son beau<br />

képi tout brodé d'argent ; notre garte-champ<strong>et</strong>te est avec <strong>et</strong> a<br />

l'air <strong>de</strong> lui expliquer <strong>de</strong>s affaires. Je pensais que le paysan<br />

volé al<strong>la</strong>it aller trouver le commissaire, mais, sans doute<br />

parce qu'il n'aime pas à être mêlé avec <strong>la</strong> police, il ne fait<br />

rien, <strong>et</strong> continue à parler avec ses amis, <strong>et</strong> à montrer son<br />

poing fermé du côté que l'homme aux cuirs est parti.<br />

Il y a encore tant <strong>de</strong>s gens sur <strong>la</strong> fête que je voudrais bien<br />

rester encore longtemps <strong>et</strong> m'amuser ; mais je suis fatigué, j'ai<br />

mal mes pieds <strong>et</strong> un peu à <strong>la</strong> tête aussi à cause du bruit.<br />

Revoilà <strong>la</strong> femme avec sa manne <strong>et</strong> sa p<strong>la</strong>nche <strong>de</strong>ssus avec <strong>de</strong>s<br />

numéros. Il n'y a tout près d'elle que <strong>de</strong>s tout p<strong>et</strong>its enfants<br />

qui n'ont pas d'argent pour jouer, <strong>et</strong> <strong>la</strong> regar<strong>de</strong>nt dans <strong>la</strong><br />

bouche pendant qu'elle crie :<br />

— Habeye âx oûs ! Treus oûs po l'hasse di cour, <strong>et</strong> po l'roye<br />

on bai gros hoqu<strong>et</strong> d'coûque!


Vive <strong>la</strong> fête. 17?<br />

Si je jouais ? J'attends longtemps avec ma pièce <strong>de</strong> cinq<br />

cennes qui est toute chau<strong>de</strong> dans ma main. Et tout d'un coup<br />

je <strong>la</strong> m<strong>et</strong>s, avec un coup <strong>de</strong> poing, sur le numéro 4; j'ai frappé<br />

si fort, mais sans le faire en exprès, que tout le bazar remue<br />

<strong>et</strong> tremble.<br />

— Djans donc ! èwaré vormint qui v' s'estez, dit <strong>la</strong> vieille avec<br />

colère, mais elle a bon qu'il vient quelqu'un jouer.<br />

Elle mêle les cartes, elle me fait couper le paqu<strong>et</strong> dans sa<br />

main <strong>et</strong> j<strong>et</strong>te. Au premier tour le roi <strong>de</strong> cœur vient au numéro<br />

à côté ; je suis fâché, mais quand elle recommence voilà le<br />

hasse sur le 4 ! Je sens un p<strong>et</strong>it tremblement comme si une<br />

gouttière me cou<strong>la</strong>it dans <strong>la</strong> han<strong>et</strong>te, puis je <strong>de</strong>viens rouge <strong>et</strong><br />

j'ai chaud près <strong>de</strong>s yeux.<br />

— Habèye, il a co ri feye ivangni, crie <strong>la</strong> vieille pour attirer<br />

les gens. Treus oûs po Vhasse di coûr, treus oûs po V bai jône<br />

homme.<br />

Et elle lève <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nch<strong>et</strong>te <strong>et</strong> me donne trois œufs dans mes<br />

<strong>de</strong>ux mains. Et elle recommence à mêler les cartes pour<br />

continuer à jouer. Mais moi je m'en vais avec mes œufs ; je<br />

ne vais pas aller les manger là, est-ce pas, <strong>et</strong> les pousser dans<br />

le potiqu<strong>et</strong> au poif <strong>et</strong> au sel avec <strong>de</strong>s mi<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> jaune.<br />

Je rentre dans notre maison. Ils sont toujours à table, à <strong>la</strong><br />

même p<strong>la</strong>ce, mais ils ont bu le café <strong>et</strong> mangé <strong>de</strong>s doreyes, <strong>et</strong><br />

maintenant on va souper, car je vois qu'on a ôté les assi<strong>et</strong>tes<br />

du café avec les pièrr<strong>et</strong>tes <strong>de</strong>s cerises <strong>et</strong> <strong>de</strong>s prunes, <strong>et</strong> les<br />

jattes renversées dans les p<strong>la</strong>teaux. Et on apporte <strong>de</strong>s propres<br />

assi<strong>et</strong>tes; je vois, sur <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite table à côté, notre énorme jambon<br />

avec <strong>de</strong> <strong>la</strong> gelée tout autour. Mon oncle a <strong>de</strong>mandé tout<br />

ce qu'il faut pour faire <strong>la</strong> sa<strong>la</strong><strong>de</strong>, il écrase déjà <strong>de</strong> <strong>la</strong> moutar<strong>de</strong><br />

dans <strong>de</strong> l'huile en tourniquant bien lentement pour qu'elle<br />

soye bonne, <strong>la</strong> sauce.<br />

Quand on me voit, on barbote naturellement. On <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> tous côtés d'où est-ce que je viens si tard, qu'est-ce que<br />

j'ai fait, <strong>et</strong> tellement <strong>de</strong>s bêtes questions à <strong>la</strong> fois, que je crie<br />

tout d'un coup pour ne pas répondre :<br />

— J'ai gagné trois œufs au liasse di coûr !<br />

12


194 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Alors les <strong>de</strong>ux fermiers Brénouwart <strong>et</strong> Minquain rient un<br />

gros rire comme dans un p<strong>et</strong>it cabar<strong>et</strong>.<br />

— Bin voWa gaye avou ses treus oûs ! qu'ils se répètent en se<br />

donnant <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> poing sur l'épaule. Alors je vois sur <strong>la</strong><br />

cheminée quatre ou cinq vi<strong>de</strong>s bouteilles <strong>de</strong> vin <strong>et</strong> celle au<br />

vieux pèk<strong>et</strong> aussi.<br />

Je vais près <strong>de</strong> mon oncle <strong>et</strong> je m<strong>et</strong>s un <strong>de</strong> mes œufs près <strong>de</strong><br />

son verre en disant :<br />

— C'est pour vous ; m<strong>et</strong>tez-le dans <strong>la</strong> sa<strong>la</strong><strong>de</strong> si vous voulez.<br />

— Nonâ, nos âriz par trop bon di loffer tes f<strong>la</strong>irantes cocognes,<br />

répond-il en riant. Je donne un à tante qui le coupe en <strong>de</strong>ux<br />

<strong>et</strong> prend les morceaux pour mêler à sa sa<strong>la</strong><strong>de</strong>. Le troisième,<br />

j'attends que Trîn<strong>et</strong>te vienne ; elle apporte <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> pain<br />

coupées en <strong>de</strong>ux.<br />

— Trîn<strong>et</strong>te ! que je dis, <strong>et</strong> je lui m<strong>et</strong>s dans sa main. Elle<br />

est contente <strong>et</strong> dit :<br />

— A todi bon cour, li p'tit.<br />

— Oui, que je dis : <strong>et</strong> puis je n'aime pas les œufs durs,<br />

quand il y a <strong>de</strong>s meilleures affaires.<br />

— I n'est nin co si biesse, que mon oncle dit alors aux fermiers<br />

qui tiennent déjà leur couteau <strong>et</strong> leur fourch<strong>et</strong>te <strong>la</strong><br />

pointe en l'air en attendant qu'on attaque.<br />

Tante a apporté le jambon <strong>et</strong> elle pêle un gros morceau <strong>de</strong><br />

gras <strong>de</strong> trop <strong>et</strong> il en reste encore beaucoup, allez, aux grosses<br />

tranches qu'elle nous j<strong>et</strong>te sur notre assi<strong>et</strong>te ; mais parrain<br />

a déjà stichî <strong>de</strong> loin c<strong>et</strong>te pelure <strong>de</strong> graisse <strong>et</strong> il <strong>la</strong> mange<br />

comme un quartier <strong>de</strong> poire.<br />

Et on passe <strong>la</strong> sa<strong>la</strong><strong>de</strong> ; chacun <strong>la</strong> remêle encore un peu avant<br />

d'en prendre, sans doute pour que sa part soye encore meilleure<br />

que <strong>la</strong> celle <strong>de</strong>s autres.<br />

Quand on a déjà beaucoup mangé, <strong>et</strong> qu'on reprend toujours<br />

du jambon <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> sa<strong>la</strong><strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pommes <strong>de</strong> terre rôties<br />

dans <strong>la</strong> pêle, <strong>et</strong> puis qu'on va se rem<strong>et</strong>tre à rattaquer les<br />

doreyes <strong>et</strong> les ron<strong>de</strong>s-tartes pendant qu'on entend tout le<br />

temps, boum, boum, boum, boum, <strong>de</strong> <strong>la</strong> grosse caisse du beau<br />

carrousel, Brénouwart voudrait bien dire quelque chose pour


Vive <strong>la</strong> fête. 195<br />

faire l'honnête, <strong>et</strong> dire merci pour les bonnes affaires. Il ne<br />

sait pas quoi faire, puis il crie à Minquain :<br />

— Edon compère, qui c'est st'ine belle fiesse?<br />

— Oh! po çou<strong>la</strong>, vo l'polez bin dire, c'est vreye, on z'a rârzmint<br />

veyou ine si belle fiesse.<br />

— Vo veyez bin èdon. A c't'heure, nosse dame, <strong>et</strong> vos st'ossu,<br />

noss maisse, à vosse santé, savez, <strong>et</strong> vive li belle fiesse!<br />

On crie, on boit, puis on continue à se bourrer.<br />

=111111 =<br />

llllll<br />


liiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiii<br />

T voilà, paraît. L'autre jour, que c'était un samedi, il<br />

avait v'nu une carte-correspondance qui disait que<br />

mon oncle <strong>et</strong> ma tante <strong>de</strong>vaient aller vite chez une nèveuse<br />

qui est ma<strong>la</strong>te <strong>et</strong> que moi je ne <strong>la</strong> connais pas, c'est <strong>de</strong>s<br />

enfants d'une autre sorte que <strong>la</strong> mère <strong>de</strong> mon oncle avait eus<br />

d'un autre remariage. C'est Trîn<strong>et</strong>te qui resplique ça comme<br />

il faut, quand on <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> quoi <strong>et</strong> comme. Alors ils sont<br />

partis vite <strong>et</strong> ils ne reviendront que <strong>de</strong>main peut-être, parce<br />

que c'est un vil<strong>la</strong>ge rètrôclé fort loin dans les Ar<strong>de</strong>nnes, il<br />

n'y a pas <strong>de</strong> convoi pour y aller, il s'arrête à <strong>de</strong>s heures<br />

trop court, <strong>et</strong> on monte encore dans un vieux jaune char-àbancs,<br />

puis un bon morceau à pied.<br />

Peut-être que je m'aurais amusé d'être tout seul avec Trîn<strong>et</strong>te<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> jouer à faire le maître. Mais voilà que quand les<br />

vrais maîtres sont partis, Trîn<strong>et</strong>te me dit qu'elle veut aller<br />

passer <strong>la</strong> soirée chez sa sœur où qu'il y a une fête <strong>et</strong> qu'elle<br />

veut danser, puis rester <strong>la</strong> nuit là.<br />

— Alors, je vais avec, que je dis, déjà tout content.<br />

— Nona dai, qu'elle répond, on ri vont nin les p'tits val<strong>et</strong>s<br />

d'vins ces affaires-là. Vos vinriz djainer.<br />

— Oui, mais alors je ne veux pas rester ici tout seul dans<br />

c<strong>et</strong>te gran<strong>de</strong> maison toute vi<strong>de</strong>. J'aurais trop peur, moi, avec<br />

rien <strong>et</strong> personne <strong>et</strong> si les voleurs venaient...<br />

— Hoûtez, ji va s't'aller amon Djôr, chai tôt près ; mutw<strong>et</strong><br />

qu'ils v'prindront po on djoû ; vos djowrez avou Zante, vos<br />

ârez bon.


198 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

— Al<strong>la</strong>it, al<strong>la</strong>it, que je dis moi, <strong>et</strong> je voudrais que ça aille<br />

-ainsi.<br />

Elle y va, <strong>et</strong> à <strong>la</strong> vespreye, Zante vient me faire <strong>de</strong>s signes<br />

<strong>de</strong>vant <strong>la</strong> barrière pour que je vienne avec lui. Trîn<strong>et</strong>te va<br />

justement partir, elle a mis ses meilleures affaires, je crois que<br />

je sais pourquoi : atten<strong>de</strong>z, je l'dirai tantôt.<br />

— Allez amon Djôr, allez à c't'heure, qu'elle me dit, <strong>et</strong><br />

tinez-ve à gins, savez là, ri allez nin fer Vfoersôlé <strong>et</strong> comme li ci<br />

qui ri se s'kidure, comme ine esbaré ou on grand jâgau.<br />

— Je ne peux mal, que je réponds.<br />

Pourquoi qu'elle vient me dire ce<strong>la</strong>, au moment où que<br />

j'vais pour m'amuser. Est-ce pas ?. Et elle justement qui s'a<br />

toute gaillottée pour tâcher <strong>de</strong> hanter avec Co<strong>la</strong>s Lignerou qui<br />

<strong>la</strong> couyonne en disant par <strong>de</strong>rrière qu'elle est une « vile<br />

souweye ».<br />

— Arrive, val<strong>et</strong>, dit Zante, en me voyant, nos al<strong>la</strong>ns nos<br />

amuser ki poz assoti. Vins è noss motionne, il y fait ossi bai <strong>et</strong><br />

ossi bon qu'amon vos autes.<br />

Il croit ça lui, mais ce n'est pas vrai, sa'ez-vous. C'est les<br />

p'titès gens qui pensent comme ça parce qu'ils ne savent<br />

même pas ce qui est bon <strong>et</strong> ce qui est beau.<br />

Il est tout fier, Zante, <strong>et</strong> il fait le maître pour me montrer<br />

comment c'est dans sa maison. Je le savais bien d'abord. Car<br />

j'ai déjà v'nu <strong>de</strong>s fois quand c'est que j'étais avec ma tante ou<br />

Trîn<strong>et</strong>te qui <strong>de</strong>vait dire quèque chose à <strong>la</strong> femme Djôr. C'est<br />

une p<strong>et</strong>ite vieille maison jaune, qui a un toit en paille grise<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s crevures dans les murs, mais Zante clit qu'elle est faite<br />

solitte quand même. Il y a <strong>de</strong>ux p<strong>la</strong>ces, une plus gran<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant<br />

avec <strong>la</strong> porte, mais pas <strong>de</strong> colidor, quand on ouvre on voit ce<br />

que les gens font, tout <strong>de</strong> suite comme ça, surtout quand ils<br />

mangent.<br />

Dans un coin, près du poèle-p<strong>la</strong>te-buse avec un rond couvercle<br />

qu'on ôte pour cuire l'amanger, il y a une hal<strong>et</strong>te<br />

presque toute droite pour aller en haut. Et par <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite porte<br />

avec <strong>de</strong>s carreaux, qui est là aussi, on va dans une autre p<strong>la</strong>ce<br />

pas si gran<strong>de</strong>, où il y a toutes sortes d'affaires (<strong>de</strong>s habille-


Chez <strong>de</strong>s p'titès gens. 199<br />

ments <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> houille <strong>et</strong> <strong>de</strong>s brosses, <strong>de</strong>s seyaux <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pommes<br />

<strong>de</strong> terre en gros tas <strong>et</strong> tout ce qu'il faut dans le ménage.)<br />

Dehors, en tournant autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison qui est toute seule,<br />

on voit d'abord une p<strong>et</strong>ite cahute pour je sais bien quoi, puis<br />

une écurie <strong>de</strong> cochons où il y a une vieille troye <strong>et</strong> <strong>de</strong>s coss<strong>et</strong>s ;<br />

c'est un p'tit bâtiment tout bas, avec un toit penché, en p<strong>la</strong>nches<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s ferrailles que nous montons <strong>de</strong>ssus, Zante <strong>et</strong> moi.<br />

Et quand il a plu, ça est glissant, <strong>et</strong> nous « ridons » jusqu'à<br />

terre, en tombant sur not' c... Après quoi, nous remontons<br />

sur le teûtai en frottant nos fesses <strong>et</strong> nous recommençons à<br />

« ri<strong>de</strong>r » sur les clous <strong>de</strong> nos semelles, pendant que le troye<br />

wigne <strong>de</strong> peur, elle croit que c'est le bon Dieu qui fait aller le<br />

tonnerre, parce qu'elle loffe toujours les plus <strong>la</strong>i<strong>de</strong>s <strong>et</strong> les<br />

plus sales affaires...<br />

A côté, c'est une encenne qui n'est pas à Djôr tout seul,<br />

que son voisin, qu'a <strong>de</strong>ux vaches, y apporte <strong>la</strong> sienne aussi.<br />

Il y a <strong>de</strong>s vieilles affaires, <strong>de</strong>s vieux morceaux <strong>de</strong> vieux meupes<br />

<strong>et</strong> un hopai <strong>de</strong> trigus, où que je me raffie d'aller jouer <strong>de</strong>ssus,<br />

parce que dans les trigus <strong>et</strong> les vieilles affaires, les garçons<br />

trouvent toujours toutes sortes <strong>de</strong> choses amusantes que les<br />

autres gens ne voient pas, parce qu'ils sont trop bêtes, sans<br />

doute. Mais on va manger, je crois, <strong>et</strong> nous n'aurons pas le<br />

temps <strong>de</strong> commencer à jouer dans les trigus aujourd'hui.<br />

Ça sent bon <strong>la</strong> poteye, je reconnais que c'en est, même que<br />

je n'ai pas été près <strong>de</strong> <strong>la</strong> marmite. Et le père <strong>de</strong> Zante revient<br />

justement avec sa casqu<strong>et</strong>te noire qui fait une pointe sur un<br />

côté, son pal<strong>et</strong>ot avec <strong>de</strong>s manches trop courtes, <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its<br />

outils qui sortent <strong>de</strong> sa poche avec le bout d'un jaune mètre,<br />

<strong>et</strong>, en <strong>de</strong>ssous du pal<strong>et</strong>ot, il y a un sâro à carreaux roses <strong>et</strong><br />

bleus, comme un ouvrier <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville <strong>et</strong> pas d'ici.<br />

Zante court au-<strong>de</strong>vant en dansant <strong>et</strong> criant :<br />

Papâââ ! Papâââ ! puis il revient avec lui en le tenant par <strong>la</strong><br />

main <strong>et</strong> en sautant tout le temps. Moi, je marche <strong>de</strong>rrière, on<br />

ne me dit rien <strong>et</strong> nous entrons. La table est mise, il y a, veux-je<br />

dire, quatre fourch<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> fer que les <strong>de</strong>nts, à <strong>la</strong> pointe, sont<br />

presque l'une sur l'autre ; il n'y a pas <strong>de</strong>s assi<strong>et</strong>tes ni nappe,<br />

mais quatre verres à bière à gros fond, <strong>et</strong> puis un <strong>de</strong>mi-pain.


200 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

Nous prenons <strong>de</strong>s chaises, mais je ne sais pas où il m'faut<br />

aller.<br />

M<strong>et</strong>tez-ve là, mi p'tit val<strong>et</strong>, que <strong>la</strong> femme Djôr me dit ; je<br />

suis entre elle <strong>et</strong> Zante, <strong>et</strong> Djôr est <strong>de</strong>vant moi. Pour ne pas<br />

me faire remarquer, je tâche <strong>de</strong> faire comme les autres, <strong>et</strong> je<br />

vois que tous les <strong>de</strong>ux ont empoigné leur fourch<strong>et</strong>te comme<br />

un manche <strong>et</strong> frappent sur <strong>la</strong> table avec, en chantant, pendant<br />

que <strong>la</strong> femme, avec une houmresse, tourne <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ourne dans <strong>la</strong><br />

marmite sur le feu. Djôr n'a presque pas bu <strong>de</strong>s gouttes<br />

aujourd'hui, en remontant <strong>la</strong> route avec ses camara<strong>de</strong>s. Il est<br />

<strong>de</strong> bonne humeur <strong>et</strong> il a dit à Zante :<br />

— Al<strong>la</strong>it, val<strong>et</strong>, chantons noss t'âgne :<br />

« Noss t'âgne aveut les qivatte pids b<strong>la</strong>ncs » (bis).<br />

Puis, après je croyais qu'il al<strong>la</strong>it dire :<br />

« A l'âgne, ni vindans nin noss t'âgne », comme quand je<br />

chante ça avec Trîn<strong>et</strong>te, qui me l'a appris.<br />

Mais non, Djôr <strong>et</strong> Zante continuent en criant fort :<br />

Et l't. d. c. tôt neûr,<br />

Tôt neûr, tôt neûr, (bis)<br />

Tôt neûr comme dè chcrbon !<br />

Je rie moi, c'est plus drolle ainsi, mais je n'oserais pas<br />

l'attaquer ainsi chez nous. La femme Djôr rie aussi <strong>et</strong> m<strong>et</strong><br />

au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> table un grand p<strong>la</strong>t rond <strong>et</strong> profond comme<br />

une aiguière où qu'on se <strong>la</strong>ve. C'est tout rempli d'une poteye<br />

qui fume <strong>et</strong> qui a <strong>de</strong> <strong>la</strong> bonne sauce grasse au <strong>la</strong>rd. On voit<br />

les pommes <strong>de</strong> terre défaites <strong>et</strong> les ronds <strong>de</strong> carottes bien<br />

mêlés, ça doit être bon.<br />

—- Rattin<strong>de</strong>z co on moumint, ji vas k'teyi l'iârd. Et elle prend<br />

le gros morceau <strong>de</strong> <strong>la</strong>rd tout tendre qui a cuit avec, <strong>et</strong> qui<br />

tremb<strong>la</strong>it sur <strong>la</strong> poteye ; d'une main elle l'empoigne, <strong>de</strong> l'autre<br />

avec un couteau elle le coupe contre son pouce en crêtons<br />

qu'elle mêle avec sa fourch<strong>et</strong>te <strong>et</strong> son couteau.<br />

— Al<strong>la</strong>it, à c't'heure, dit-elle.<br />

Et Djôr pique le premier un gros crêton, l'avale, puis fait<br />

<strong>de</strong>s hopais <strong>de</strong> poteye sur son étroite fourch<strong>et</strong>te. Il sait faire<br />

<strong>de</strong>s grosses bouchées <strong>et</strong> piquer les plus énormes pommes <strong>de</strong><br />

terre. Il ouvre une bouche si fort <strong>et</strong> <strong>la</strong> remplit toute, qu'il ne


Chez <strong>de</strong>s p'titès gens. 201<br />

peut plus parler. La femme <strong>et</strong> Zante <strong>et</strong> moi nous prenons<br />

aussi, comme nous pouvons.<br />

Moi je prends toujours au bord juste <strong>de</strong>vant moi, parce que<br />

je crois que c'est plus « comme il faut » ainsi, <strong>et</strong> je veux qu'on<br />

voye que je suis mieux ak'levé qu'eux. Je suis comme il faut,<br />

moi !<br />

Mais un homme vient, il dit bonsoir <strong>et</strong> s'assied; c'est un<br />

ouvrier avec une barbe grise.<br />

— Aha, c'est J'han d'Angleur, dit Djôr. Ki gn'a-t-il? Vousse<br />

magni avou noss autes ?<br />

— Nenni.<br />

— Poquoè donc ? que <strong>la</strong> femme dit. Ni seyiz nin si grandiveux.<br />

N'avez-ne nin faim ? N'aimez-ve nin l'poteye ?<br />

— Mi? Si v'volez, ji v'magn'r<strong>et</strong> tôt voss p<strong>la</strong>t (*), que l'homme<br />

dit, <strong>et</strong> il se lève <strong>et</strong> il s'en va.<br />

Quand il est parti, nous rions parce qu'il vou<strong>la</strong>it manger<br />

tout <strong>et</strong> pas partager. Djôr dit qu'il est une « dimeye-tiesse »,<br />

un « esbaré » qu'on ne sait jamais ce qu'il veut.<br />

Ainsi aujourd'hui il a venu ici, il n'a pas dit pourquoi, puis<br />

il est parti tout fâché.<br />

Voilà qu'on a fini le p<strong>la</strong>t <strong>de</strong> poteye à force <strong>de</strong> stichî tous<br />

ensemble avec sa fourch<strong>et</strong>te. On ramasse encore en grattant,<br />

ou avec <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> pain. Moi je fais ça juste <strong>de</strong>vant moi<br />

en prenant le gras qui est ma part, est-ce pas ? Mais Djôr<br />

avec son croûton, il fait <strong>de</strong>s ronds <strong>et</strong> le frotte dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce<br />

<strong>de</strong>s autres aussi, on n'ose rien dire. Et alors Zante se m<strong>et</strong> à<br />

faire pareil en grattant partout, alors moi je le fais aussi, <strong>et</strong><br />

nous frottons tous les trois que nos fourch<strong>et</strong>tes s'attrapent,<br />

les croûtons tombent <strong>et</strong> Djôr vole celui <strong>de</strong> Zante qui se m<strong>et</strong><br />

à crier ; alors <strong>la</strong> mère prend le p<strong>la</strong>t <strong>et</strong> dit :<br />

— Djan, ni fans nin co comme les pourrais qui s'kibatt<strong>et</strong><br />

po n'bèclieye.<br />

—- C'estent m'crâs <strong>et</strong> m'croston, crie Zante.<br />

-— Volez-ve <strong>de</strong>s ragognasses so vosse p<strong>la</strong>te liesse? qu'elle lui<br />

(*) Authentiques : le nom <strong>et</strong> <strong>la</strong> réponse <strong>de</strong> ce m-iboule!.


202 Les ceux <strong>de</strong> chez nous.<br />

dit. Et vos, Djôr, allez-ze doermi, vos nriavez mésâhe. Nos<br />

montrans torate, après qu'j'âr<strong>et</strong> r'm<strong>et</strong>tou à pon <strong>et</strong> pégni li p'tit.<br />

— Et m'tenne di cliaute aiwe donc, répond Djôr, riad-ju nolle ?<br />

C'est semdi portant, on <strong>la</strong>ve tôt.<br />

— Dimin, tôt â matin, ji so trop nâheye à c't'heure.<br />

11 monte lentement <strong>la</strong> hal<strong>et</strong>te en maquant fort ses pieds ;<br />

elle a pris une coquemare d'eau chau<strong>de</strong> <strong>et</strong> un bassin <strong>et</strong> ren<strong>et</strong>toie<br />

les affaires du souper, les fourch<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> <strong>la</strong> marmite<br />

<strong>et</strong> tout.


IIIVIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIVIIIIIIIIIIIIIIIlllIIIIIlIIIlIlIIIlIIIIIIIlIIllllllllllIIIllIil<br />

I.<br />

PRÉFACE 7<br />

II.<br />

PETITE MORALE EN ACTIONS.<br />

I. I'ne faut pas jouer avec les allum<strong>et</strong>tes 25<br />

II. Faut apprendre à manger <strong>de</strong> tout 27<br />

III. Les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> chez Moh<strong>et</strong>te 29<br />

IV. Apprenez bien à l'école 31<br />

V. Vendition 34<br />

III.<br />

QUAND J'ÉTAIS P'TIT.<br />

1. Mon bon nouveau gros pal<strong>et</strong>ot 41<br />

2. Habie, on tue le cochon 49<br />

3. Pour les voleurs 57<br />

4. Le gros vicaire 67<br />

5. Tourner les oiseaux 75<br />

6. Quelle bonne sirope ! 85<br />

7. Faire faire mon portrait 93<br />

8. Mal mes <strong>de</strong>nts 101<br />

9. Bai èfant 111<br />

10. J'écris une belle l<strong>et</strong>tre 119<br />

11. Bribeux 127<br />

12. Le jour <strong>de</strong> mes Pâques 137<br />

13. Pailter 149<br />

14. Batte les coqs 157<br />

15. Vive <strong>la</strong> fête! 167<br />

16. Chez <strong>de</strong>s p'titès gens 197<br />

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