John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

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John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 86 valeur or de la monnaie, et par suite, le poids des dettes contractées et payables en or par les débiteurs de tous les pays fidèles à l'étalon-or. Mais reprenons la démonstration par le commencement. Il y a une quantité de biens véritables dans le monde qui constituent notre capital de richesse : immeubles, stocks de marchandises, articles en cours de fabrication, transports en cours de route, etc. Il n'est pas rare que les propriétaires nominaux de ces biens aient emprunté de l'argent pour en devenir les possesseurs. Dans la mesure où se sont effectués les prêts, les propriétaires réels de richesses ont des titres, non sur des biens véritables, mais sur de l'argent. Une grande part de ce « financement » a lieu par l'intermédiaire des banques qui font intervenir leur garantie entre leurs déposants qui leur prêtent de l'argent et leurs clients auxquels elles avancent l'argent indispensable, pour réaliser l'acquisition de biens véritables. Ce voile d'argent qui sépare les biens réels du véritable détenteur de richesses est un des traits caractéristiques du monde moderne. La confiance accrue dans les banques, depuis quelques années, explique en partie le développement de cette coutume dans des proportions considérables. Les dépôts en banque de toute espèce, s'élèvent pour l'Amérique, par exemple, à 50.000.000.000 de dollars en chiffre rond, et pour la Grande-Bretagne à £ 2.000.000.000. En plus de ces sommes, il ne faut pas oublier la grosse masse de prêts sur hypothèque et sur obligations consentis directement à des particuliers. Tout ceci est assez connu dans son ensemble. Nous savons aussi qu'une modification de la valeur de l'argent peut modifier de façon sérieuse la situation respective de ceux qui doivent de l'argent et de ceux à qui l'argent est dû. Car, bien entendu, une baisse des prix qui équivaut à une hausse de la valeur des créances en argent, signifie que la richesse réelle passe des mains du débiteur dans celles du créancier, de sorte que la créance du prêteur représente une plus grande part des biens véritables et que la part du propriétaire nominal de ces biens, qui a emprunté pour les acquérir se trouve singulièrement réduite. C'est là, nous le savons, une des raisons qui font qu'un changement des prix amène des bouleversements. Mais ce n'est pas sur cette conséquence familière de la baisse des prix que je veux attirer l'attention. C'est sur un autre phénomène d'habitude négligeable, mais qui revêt une importance particulière dès que l'écart dans la valeur de la monnaie revêt une certaine ampleur – quand il dépasse un chiffre plus ou moins défini. De modestes fluctuations de la valeur de la monnaie, telles, que celles auxquelles nous avons souvent assisté dans le passé, ne touchent guère les Banques qui ont fait intervenir leur garantie entre les déposants et les emprunteurs. Car les Banques prévoient certaines fluctuations sur la valeur des biens particuliers dont il s'agit et des biens en général, et se couvrent en exigeant de l'emprunteur, ce qu'on a coutume d'appeler « une marge ». C'est-àdire qu'elles ne lui prêteront que jusqu'à concurrence d'une certaine fraction de la valeur des biens qui forment la « garantie » donnée par l'emprunteur au prêteur. L'expérience a fixé des pourcentages conventionnels à cette marge, qui représentent une garantie suffisante dans des circonstances ordinaires. Les sommes peuvent naturellement varier dans une assez large mesure selon les cas. Mais pour des biens de vente courante, la marge convenable s'établit entre

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 87 20 et 30 % et la marge la plus prudente ne dépasse pas 50 %. Aussi, à condition que la baisse en valeur monétaire des biens n'excède pas ces chiffres conventionnels, la Banque ne se trouve-t-elle pas affectée de façon excessive; d'une part, elle doit de l'argent à ses déposants, qui lui est dû à elle d'autre part, et peu lui importe ce que vaut exactement cet argent. Mais réfléchissez à ce qui arrive lorsque la baisse de la valeur monétaire des biens, excède à bref délai les chiffres de la marge conventionnelle, et que ceci s'applique à une grande partie des biens sur lesquels on a emprunté de l'argent. Les conséquences graves qui en découlent pour les Banques sont évidentes. Heureusement il y a là une éventualité des plus rares, et même unique. Car cela ne s'était jamais passé au cours des temps modernes avant 1931. Il y a eu de grands mouvements de hausse sur la valeur monétaire des biens des pays qui ont pratiqué une longue Inflation. Mais quelles qu'aient pu être les conséquences fâcheuses de pareils événements en d'autres domaines, ils ne compromettaient en rien la position des Banques; car ils ne faisaient qu'accroître le total de leurs marges. Il y eut une grosse vague de baisse en 1921 mais qui eut pour point de départ un niveau de valeur exceptionnellement élevé, qui ne s'était maintenu que quelques mois ou quelques semaines, de sorte qu'une faible partie seulement des emprunts bancaires s'était basée sur ce niveau et que ce niveau n'avait pas eu le temps de créer des cours fixes. Jamais auparavant on n'avait encore assisté à pareille débâcle sur toutes les valeurs monétaires de biens réels, que celle qui se produit depuis deux ans. Et au cours de ces derniers mois (il y a si peu de temps, que les banquiers euxmêmes ne s'en sont pour ainsi dire pas aperçus), la baisse a fini par dépasser en plusieurs cas la marge conventionnelle. Selon l'expression du marché, la marge a fondu. Le détail de tout ceci doit échapper forcément au profane, jusqu'à ce qu'un événement particulier – un événement qui peut revêtir une forme tout à fait accidentelle – surgisse, qui précipite les événements. Car tant qu'une Banque est en état d'attendre tranquille ment des temps meilleurs et de ne point se préoccuper du fait que la garantie de ses emprunts n'est plus aussi solide qu'elle l'était au moment où ceux-ci furent contractés, rien ne transpire à la surface et il' n'y a pas de raison de s'affoler. Néanmoins, déjà à ce point, la situation latente risque d'avoir de très mauvais effets sur les affaires nouvelles. Car les Banques sachant que la plupart de leurs crédits se trouvent « gelés » et comportent plus de risques latents qu'il n'est souhaitable, cherchent avec anxiété à conserver liquides les réserves qui leur restent, et à les mettre autant qu'il se peut à l'abri de tous risques nouveaux. Ceci a toutes sortes de, répercussions muettes et invisibles, sur les entreprises nouvelles. Car il s'ensuit que les banques se montrent moins prêtes qu'elles ne le seraient en temps normaux à financer n'importe quel projet qui peut entraîner l'immobilisation de leurs capitaux. Pour apprécier à partir de quel degré le facteur sur lequel j'attire votre attention prend de l'importance, il nous faut examiner comment se comportent les prix des différentes espèces de biens, tout d'abord les principales matières premières et les produits alimentaires qui font l'objet d'un commerce international. Ils jouent un rôle important pour les banques car les stocks de ces marchandises, qu'ils soient en magasin ou en transit, qu'ils soient à demi manufacturés ou entièrement manufacturés et pas encore vendus, sont pour une large part financés par les banques. Au cours des dix-huit mois derniers, les prix de ces marchandises ont baissé en moyenne d'environ 25 %. Mais c'est là une moyenne et les banques ne peuvent établir de moyenne entre les

<strong>John</strong> <strong>Maynard</strong> <strong>Keynes</strong> (<strong>1931</strong>), <strong>Essais</strong> <strong>de</strong> <strong>persuasion</strong> 86<br />

valeur or <strong>de</strong> la monnaie, et par suite, le poids <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ttes contractées et payables<br />

en or par les débiteurs <strong>de</strong> tous les pays fidèles à l'étalon-or.<br />

Mais reprenons la démonstration par le commencement. Il y a une quantité<br />

<strong>de</strong> biens véritables dans le mon<strong>de</strong> qui constituent notre capital <strong>de</strong> richesse :<br />

immeubles, stocks <strong>de</strong> marchandises, articles en cours <strong>de</strong> fabrication, transports<br />

en cours <strong>de</strong> route, etc. Il n'est pas rare que les propriétaires nominaux <strong>de</strong> ces<br />

biens aient emprunté <strong>de</strong> l'argent pour en <strong>de</strong>venir les possesseurs. Dans la<br />

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<strong>de</strong>s titres, non sur <strong>de</strong>s biens véritables, mais sur <strong>de</strong> l'argent. Une gran<strong>de</strong> part<br />

<strong>de</strong> ce « financement » a lieu par l'intermédiaire <strong>de</strong>s banques qui font intervenir<br />

leur garantie entre leurs déposants qui leur prêtent <strong>de</strong> l'argent et leurs clients<br />

auxquels elles avancent l'argent indispensable, pour réaliser l'acquisition <strong>de</strong><br />

biens véritables. Ce voile d'argent qui sépare les biens réels du véritable<br />

détenteur <strong>de</strong> richesses est un <strong>de</strong>s traits caractéristiques du mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne. La<br />

confiance accrue dans les banques, <strong>de</strong>puis quelques années, explique en partie<br />

le développement <strong>de</strong> cette coutume dans <strong>de</strong>s proportions considérables. Les<br />

dépôts en banque <strong>de</strong> toute espèce, s'élèvent pour l'Amérique, par exemple, à<br />

50.000.000.000 <strong>de</strong> dollars en chiffre rond, et pour la Gran<strong>de</strong>-Bretagne à £<br />

2.000.000.000. En plus <strong>de</strong> ces sommes, il ne faut pas oublier la grosse masse<br />

<strong>de</strong> prêts sur hypothèque et sur obligations consentis directement à <strong>de</strong>s particuliers.<br />

Tout ceci est assez connu dans son ensemble. Nous savons aussi qu'une<br />

modification <strong>de</strong> la valeur <strong>de</strong> l'argent peut modifier <strong>de</strong> façon sérieuse la<br />

situation respective <strong>de</strong> ceux qui doivent <strong>de</strong> l'argent et <strong>de</strong> ceux à qui l'argent est<br />

dû. Car, bien entendu, une baisse <strong>de</strong>s prix qui équivaut à une hausse <strong>de</strong> la<br />

valeur <strong>de</strong>s créances en argent, signifie que la richesse réelle passe <strong>de</strong>s mains<br />

du débiteur dans celles du créancier, <strong>de</strong> sorte que la créance du prêteur<br />

représente une plus gran<strong>de</strong> part <strong>de</strong>s biens véritables et que la part du propriétaire<br />

nominal <strong>de</strong> ces biens, qui a emprunté pour les acquérir se trouve<br />

singulièrement réduite. C'est là, nous le savons, une <strong>de</strong>s raisons qui font qu'un<br />

changement <strong>de</strong>s prix amène <strong>de</strong>s bouleversements.<br />

Mais ce n'est pas sur cette conséquence familière <strong>de</strong> la baisse <strong>de</strong>s prix que<br />

je veux attirer l'attention. C'est sur un autre phénomène d'habitu<strong>de</strong> négligeable,<br />

mais qui revêt une importance particulière dès que l'écart dans la valeur<br />

<strong>de</strong> la monnaie revêt une certaine ampleur – quand il dépasse un chiffre plus ou<br />

moins défini.<br />

De mo<strong>de</strong>stes fluctuations <strong>de</strong> la valeur <strong>de</strong> la monnaie, telles, que celles<br />

auxquelles nous avons souvent assisté dans le passé, ne touchent guère les<br />

Banques qui ont fait intervenir leur garantie entre les déposants et les emprunteurs.<br />

Car les Banques prévoient certaines fluctuations sur la valeur <strong>de</strong>s<br />

biens particuliers dont il s'agit et <strong>de</strong>s biens en général, et se couvrent en<br />

exigeant <strong>de</strong> l'emprunteur, ce qu'on a coutume d'appeler « une marge ». C'est-àdire<br />

qu'elles ne lui prêteront que jusqu'à concurrence d'une certaine fraction <strong>de</strong><br />

la valeur <strong>de</strong>s biens qui forment la « garantie » donnée par l'emprunteur au<br />

prêteur. L'expérience a fixé <strong>de</strong>s pourcentages conventionnels à cette marge,<br />

qui représentent une garantie suffisante dans <strong>de</strong>s circonstances ordinaires. Les<br />

sommes peuvent naturellement varier dans une assez large mesure selon les<br />

cas. Mais pour <strong>de</strong>s biens <strong>de</strong> vente courante, la marge convenable s'établit entre

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