John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

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25.06.2013 Views

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 38 l'argent pour payer l'Amérique, non pas tant en vendant davantage, qu'en achetant moins. Le fermier des États-Unis souffrirait davantage que l'industriel. Il est en effet possible de diminuer des importations par un tarif prohibitif, mais il n'est pas si facile de stimuler des exportations décroissantes. Cependant, tandis que Wall Street et la région industrielle de l'est sont prêtes à accepter un remaniement des dettes, il paraît que l'ouest et le sud s'opposent à cette politique.. Pendant deux ans l'Allemagne n'eut à effectuer aucun paiement en argent comptant, aux mains des Alliés. Au cours de cette période, les industriels de Grande-Bretagne ne parvinrent pas à voir les conséquences qu'auraient les premiers versements. Les Alliés n'ont encore eu à effectuer aucun paiement, argent comptant, aux mains des États-Unis et les fermiers américains comprennent aussi peu que les fabricants anglais le préjudice que leur causerait toute tentative sérieuse de remboursement de la part des Alliés. L'argument décisif, pour les États-Unis comme pour la Grande-Bretagne, n'est pas tant le préjudice (qui diminuerait avec le temps) causé aux intérêts particuliers, que l'invraisemblance du remboursement intégral des dettes, même si, pendant quelque temps, un effort était fait dans ce sens. J'insiste sur ce point, non seulement parce que je ne crois pas que les nations européennes soient capables de payer, mais aussi parce que le problème auquel dans tous les cas les États-Unis auront à faire face, pour établir l'équilibre de leurs comptes avec l'ancien monde, est extrêmement difficile. Les économistes américains ont soigneusement étudié les statistiques qui correspondent aux modifications de la situation depuis la guerre. D'après leurs évaluations, ses placements à l'étranger rapportaient à l'Amérique des intérêts plus considérables qu'elle n'en doit, indépendamment des intérêts des dettes interalliées; de même sa marine marchande est créancière de l'étranger. L'excédent annuel des exportations de marchandises américaines sur les importations est voisin de 3 milliards de dollars tandis que, – dans l'autre plateau de la balance, – les paiements que les États-Unis effectuent en Europe, – dépenses des touristes et traites, – sont inférieures à 1 milliard de dollars par an. Pour équilibrer ce compte, les États-Unis doivent donc fournir au reste du monde, d'une manière ou d'une autre, une somme annuelle d'environ 2 milliards de dollars qui serait majorée de 600 millions de dollars si les intérêts et le fonds d'amortissement de la dette des États européens étaient payés. Il en résulte donc que les États-Unis doivent actuellement livrer au reste du monde, et principalement à l'Europe, une somme approximative annuelle de 2 milliards de dollars. Heureusement pour l'Europe, l'achat de monnaie de papier dépréciée en représente une assez forte proportion. De 1919 à 1921 les pertes des spéculateurs américains ont alimenté l'Europe; mais il serait imprudent dorénavant de compter sur cette source de revenus. Pour un temps, la politique d'emprunt aplanit la situation; mais elle risque de l'aggraver, au fur et à mesure que s'élèvent les arrérages. Les puissances commerciales ont toujours consacré des fonds importants au commerce d'outre-mer. Mais la pratique des placements à l'étranger, telle que nous la connaissons, constitue une combinaison toute nouvelle, très

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 39 instable, et ne convenant que dans certaines circonstances. Par cette méthode, une vieille nation peut assurer à un nouvel État un développement qu'il ne pourrait pas atteindre par ses propres moyens. Cet arrangement risque de profiter aux deux pays, et le prêteur peut espérer être payé par d'importants bénéfices. Mais la situation ne peut pas se renverser. Si des « bons européens » sont émis aux États-Unis sur le modèle des « bons américains » qui circulaient en Europe au XIX e siècle, il n'y aura pas d'analogie véritable. L'intérêt sera payé à l'aide de nouveaux emprunts, tant que les emprunts seront possibles, et l'édifice financier continuera à s'élever jusqu'à ce que l'on se rende compte qu'il ne repose sur rien. Les capitalistes américains ont refusé d'acheter les bons émis par l'Europe : ils n'ont fait qu'agir avec bon sens. À la fin de 1919 je préconisais dans les Conséquences économiques de la Paix un emprunt de la reconstruction, émis en Amérique sous la condition que l'Europe le consacrerait à se réorganiser. Au cours des deux dernières années, quoi qu'on en dise en Europe, les États-Unis nous ont consenti des prêts très considérables, plus considérables que la somme que j’envisageais. Aucune condition spéciale ne fut attachée à ces emprunts, dont le montant fut en grande partie gaspillé. Ils furent cependant utiles à l'Europe, aux jours critiques qui suivirent l'armistice. Mais la poursuite de cette politique ne peut pas fournir de solution à la situation créée par le déséquilibre des comptes de l'Europe et de l'Amérique. Une solution pourrait se trouver si les États-Unis jouaient le rôle – tenu jusqu'ici par l'Angleterre, la France, et à un moindre degré, l'Allemagne – de banquiers des nations nouvellement constituées, telles que les colonies britanniques et l'Amérique du Sud. La Russie d'Europe et d'Asie peut être également considérée comme une terre vierge susceptible de fournir aux capitaux étrangers des débouchés intéressants. Les capitalistes américains feraient mieux de prêter à ces pays, comme le faisaient les Anglais et les Français, que de continuer à prêter directement aux vieilles nations de l'Europe, Il est peu probable cependant, que cela suffise à combler le fossé. Il faut, en fin de compte, que l'équilibre des exportations et des importations se rétablisse. Les États-Unis doivent acheter davantage et vendre moins. C'est là leur meilleur moyen de manifester leur générosité vis-à-vis de l'Europe. De deux choses l'une : ou bien, – si le federal reserve board laisse l'afflux d'or produire ses effets naturels, – les prix monteront plus vite en Amérique qu'en Europe, ou bien les changes européens se déprécieront au point que l'Europe, incapable d'acheter, réduira ses importations aux seuls articles strictement nécessaires, ce qui reviendra au même. Tout d'abord, l'exportateur américain, hors d'état d'arrêter tout d'un coup la production, fera face à la situation en abaissant ses prix; mais quand, au bout de deux ans, par exemple, ils seront inférieurs à son prix de revient, il sera bien obligé de restreindre ou d'abandonner ses affaires. Les États-Unis auraient tort de croire au rétablissement de l'équilibre avec des exportations maintenues au moins sur leur base actuelle, et des importations réduites par un tarif douanier. De même que les Alliés exigent de l'Allemagne d'importants versements, mais appliquent tout leur génie à l'empêcher de les effectuer, de même, l'administration américaine trace d'une main des plans de subvention à l'exportation et établit, de l'autre, des tarifs qui rendront impossible le remboursement de ces primes. Les grandes puissances font souvent preuve d'une aberration que nous ne pardonnerions pas à un particulier.

<strong>John</strong> <strong>Maynard</strong> <strong>Keynes</strong> (<strong>1931</strong>), <strong>Essais</strong> <strong>de</strong> <strong>persuasion</strong> 38<br />

l'argent pour payer l'Amérique, non pas tant en vendant davantage, qu'en<br />

achetant moins.<br />

Le fermier <strong>de</strong>s États-Unis souffrirait davantage que l'industriel. Il est en<br />

effet possible <strong>de</strong> diminuer <strong>de</strong>s importations par un tarif prohibitif, mais il n'est<br />

pas si facile <strong>de</strong> stimuler <strong>de</strong>s exportations décroissantes. Cependant, tandis que<br />

Wall Street et la région industrielle <strong>de</strong> l'est sont prêtes à accepter un remaniement<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ttes, il paraît que l'ouest et le sud s'opposent à cette politique..<br />

Pendant <strong>de</strong>ux ans l'Allemagne n'eut à effectuer aucun paiement en argent<br />

comptant, aux mains <strong>de</strong>s Alliés. Au cours <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong>, les industriels <strong>de</strong><br />

Gran<strong>de</strong>-Bretagne ne parvinrent pas à voir les conséquences qu'auraient les<br />

premiers versements. Les Alliés n'ont encore eu à effectuer aucun paiement,<br />

argent comptant, aux mains <strong>de</strong>s États-Unis et les fermiers américains comprennent<br />

aussi peu que les fabricants anglais le préjudice que leur causerait<br />

toute tentative sérieuse <strong>de</strong> remboursement <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s Alliés.<br />

L'argument décisif, pour les États-Unis comme pour la Gran<strong>de</strong>-Bretagne,<br />

n'est pas tant le préjudice (qui diminuerait avec le temps) causé aux intérêts<br />

particuliers, que l'invraisemblance du remboursement intégral <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ttes, même<br />

si, pendant quelque temps, un effort était fait dans ce sens. J'insiste sur ce<br />

point, non seulement parce que je ne crois pas que les nations européennes<br />

soient capables <strong>de</strong> payer, mais aussi parce que le problème auquel dans tous<br />

les cas les États-Unis auront à faire face, pour établir l'équilibre <strong>de</strong> leurs<br />

comptes avec l'ancien mon<strong>de</strong>, est extrêmement difficile.<br />

Les économistes américains ont soigneusement étudié les statistiques qui<br />

correspon<strong>de</strong>nt aux modifications <strong>de</strong> la situation <strong>de</strong>puis la guerre. D'après leurs<br />

évaluations, ses placements à l'étranger rapportaient à l'Amérique <strong>de</strong>s intérêts<br />

plus considérables qu'elle n'en doit, indépendamment <strong>de</strong>s intérêts <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ttes<br />

interalliées; <strong>de</strong> même sa marine marchan<strong>de</strong> est créancière <strong>de</strong> l'étranger. L'excé<strong>de</strong>nt<br />

annuel <strong>de</strong>s exportations <strong>de</strong> marchandises américaines sur les importations<br />

est voisin <strong>de</strong> 3 milliards <strong>de</strong> dollars tandis que, – dans l'autre plateau <strong>de</strong> la<br />

balance, – les paiements que les États-Unis effectuent en Europe, – dépenses<br />

<strong>de</strong>s touristes et traites, – sont inférieures à 1 milliard <strong>de</strong> dollars par an. Pour<br />

équilibrer ce compte, les États-Unis doivent donc fournir au reste du mon<strong>de</strong>,<br />

d'une manière ou d'une autre, une somme annuelle d'environ 2 milliards <strong>de</strong><br />

dollars qui serait majorée <strong>de</strong> 600 millions <strong>de</strong> dollars si les intérêts et le fonds<br />

d'amortissement <strong>de</strong> la <strong>de</strong>tte <strong>de</strong>s États européens étaient payés.<br />

Il en résulte donc que les États-Unis doivent actuellement livrer au reste<br />

du mon<strong>de</strong>, et principalement à l'Europe, une somme approximative annuelle<br />

<strong>de</strong> 2 milliards <strong>de</strong> dollars. Heureusement pour l'Europe, l'achat <strong>de</strong> monnaie <strong>de</strong><br />

papier dépréciée en représente une assez forte proportion. De 1919 à 1921 les<br />

pertes <strong>de</strong>s spéculateurs américains ont alimenté l'Europe; mais il serait<br />

impru<strong>de</strong>nt dorénavant <strong>de</strong> compter sur cette source <strong>de</strong> revenus. Pour un temps,<br />

la politique d'emprunt aplanit la situation; mais elle risque <strong>de</strong> l'aggraver, au fur<br />

et à mesure que s'élèvent les arrérages.<br />

Les puissances commerciales ont toujours consacré <strong>de</strong>s fonds importants<br />

au commerce d'outre-mer. Mais la pratique <strong>de</strong>s placements à l'étranger, telle<br />

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