John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

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25.06.2013 Views

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 36 bliques agissent plus profondément que ces murmures souterrains et ces chuchotements bien informés. Ce sont pourtant ceux-là qui permettent à la conviction secrète de se sentir supérieure à l'opinion publique, à l'instant même où elle s'incline devant elle. Mais il y a une autre difficulté. En Angleterre, – sans doute en va-t-il de même à l'étranger, – il y a deux opinions publiques. Celle qu'expriment les journaux et celle à laquelle croit chacun de ceux qui constituent la masse. Ces deux degrés de l'opinion publique sont plus proches l'un de l'autre que de l'opinion secrète des cercles autorisés et sont même identiques en quelques points. Cependant, il y a une différence réelle entre le dogmatisme et la précision de la presse et les croyances vivantes indéterminées de l'individu. J'imagine que, même en 1919, l'Anglais moyen ne croyait pas à l’indemnité. Il l'envisageait toujours avec quelque sentiment de doute intellectuel. Mais il lui semblait que pour le moment cela ne pouvait pas faire de mal de pousser la campagne des réparations. Il pensait aussi d'après ses sentiments personnels qu'il était mieux de croire à la possibilité de paiements illimités qu'à l'idée contraire, en admettant même que ce contraire fût plus plausible. La récente évolution de l'esprit public anglais est donc en partie seulement rationnelle et résulte plutôt des événements nouveaux. En effet, en même temps que les sentiments se font moins impératifs, on comprend que la campagne pour les réparations ne pourrait plus aller sans dommages pratiques. Les Anglais sont donc prêts à examiner des arguments dont ils savaient l'existence sans qu'ils les eussent regardés directement. L'observateur étranger risque de ne pas apprécier à leur valeur ces impondérables que la voix de la presse finit par exprimer. La conviction intime des dirigeants s'étend à des cercles de plus en plus étendus. C'est la tâche du politicien moderne de connaître parfaitement les trois degrés de l'opinion. Il doit avoir assez d'intelligence pour comprendre l'opinion secrète des Chefs, assez de compréhension pour découvrir l'opinion publique la plus cachée et assez d'impudence pour exprimer l'opinion de la presse. Que ces appréciations soient ou non exactes, on ne peut pas douter de la grandeur des changements qui sont intervenus dans l'esprit public au cours des deux dernières années. Une vie tranquille, de bons rapports de voisinage, voilà ce qu'on désire par-dessus tout. La folie belliqueuse a passé et chacun veut conformer sa conduite à la réalité des faits. C'est pour ces raisons que le chapitre des réparations du Traité de Versailles tombe en pièces. Il est peu probable que nous voyions jamais les conséquences désastreuses de sa mise en œuvre.

I Le traité de paix V Les dettes de guerre des États-Unis 1. – Annulation (1921). Retour à la table des matières John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 37 Qui donc croit que les Alliés exerceront sur l'Allemagne une pression suffisante, qui donc croit que le gouvernement allemand aura sur son peuple assez d'autorité pour tirer d'un travail asservi un éternel tribut? Il est impossible que nous poussions cette politique jusque dans ses dernières conséquences. Mais, s'il en est ainsi, faut-il désorganiser pour deux ou trois ans notre commerce et notre industrie d'exportation; faut-il à plus forte raison menacer la paix européenne? Les mêmes principes s'appliquent, à une exception près, aux États-Unis et au remboursement (les dettes des Alliés. Les entreprises américaines ne souffriraient pas tant de la concurrence que pourraient créer les ventes à bon marché réalisées par les Alliés, pour faire face à leurs obligations, que de l'impossibilité où se trouveraient les États européens d'absorber la proportion habituelle des exportations des États-Unis. Les Alliés se procureraient de

<strong>John</strong> <strong>Maynard</strong> <strong>Keynes</strong> (<strong>1931</strong>), <strong>Essais</strong> <strong>de</strong> <strong>persuasion</strong> 36<br />

bliques agissent plus profondément que ces murmures souterrains et ces<br />

chuchotements bien informés. Ce sont pourtant ceux-là qui permettent à la<br />

conviction secrète <strong>de</strong> se sentir supérieure à l'opinion publique, à l'instant<br />

même où elle s'incline <strong>de</strong>vant elle.<br />

Mais il y a une autre difficulté. En Angleterre, – sans doute en va-t-il <strong>de</strong><br />

même à l'étranger, – il y a <strong>de</strong>ux opinions publiques. Celle qu'expriment les<br />

journaux et celle à laquelle croit chacun <strong>de</strong> ceux qui constituent la masse. Ces<br />

<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> l'opinion publique sont plus proches l'un <strong>de</strong> l'autre que <strong>de</strong><br />

l'opinion secrète <strong>de</strong>s cercles autorisés et sont même i<strong>de</strong>ntiques en quelques<br />

points.<br />

Cependant, il y a une différence réelle entre le dogmatisme et la précision<br />

<strong>de</strong> la presse et les croyances vivantes indéterminées <strong>de</strong> l'individu. J'imagine<br />

que, même en 1919, l'Anglais moyen ne croyait pas à l’in<strong>de</strong>mnité. Il l'envisageait<br />

toujours avec quelque sentiment <strong>de</strong> doute intellectuel. Mais il lui<br />

semblait que pour le moment cela ne pouvait pas faire <strong>de</strong> mal <strong>de</strong> pousser la<br />

campagne <strong>de</strong>s réparations. Il pensait aussi d'après ses sentiments personnels<br />

qu'il était mieux <strong>de</strong> croire à la possibilité <strong>de</strong> paiements illimités qu'à l'idée<br />

contraire, en admettant même que ce contraire fût plus plausible. La récente<br />

évolution <strong>de</strong> l'esprit public anglais est donc en partie seulement rationnelle et<br />

résulte plutôt <strong>de</strong>s événements nouveaux. En effet, en même temps que les<br />

sentiments se font moins impératifs, on comprend que la campagne pour les<br />

réparations ne pourrait plus aller sans dommages pratiques. Les Anglais sont<br />

donc prêts à examiner <strong>de</strong>s arguments dont ils savaient l'existence sans qu'ils<br />

les eussent regardés directement.<br />

L'observateur étranger risque <strong>de</strong> ne pas apprécier à leur valeur ces impondérables<br />

que la voix <strong>de</strong> la presse finit par exprimer. La conviction intime <strong>de</strong>s<br />

dirigeants s'étend à <strong>de</strong>s cercles <strong>de</strong> plus en plus étendus. C'est la tâche du<br />

politicien mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> connaître parfaitement les trois <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> l'opinion. Il<br />

doit avoir assez d'intelligence pour comprendre l'opinion secrète <strong>de</strong>s Chefs,<br />

assez <strong>de</strong> compréhension pour découvrir l'opinion publique la plus cachée et<br />

assez d'impu<strong>de</strong>nce pour exprimer l'opinion <strong>de</strong> la presse.<br />

Que ces appréciations soient ou non exactes, on ne peut pas douter <strong>de</strong> la<br />

gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s changements qui sont intervenus dans l'esprit public au cours <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières années. Une vie tranquille, <strong>de</strong> bons rapports <strong>de</strong> voisinage, voilà<br />

ce qu'on désire par-<strong>de</strong>ssus tout. La folie belliqueuse a passé et chacun veut<br />

conformer sa conduite à la réalité <strong>de</strong>s faits. C'est pour ces raisons que le<br />

chapitre <strong>de</strong>s réparations du Traité <strong>de</strong> Versailles tombe en pièces. Il est peu<br />

probable que nous voyions jamais les conséquences désastreuses <strong>de</strong> sa mise<br />

en œuvre.

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