John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

25.06.2013 Views

I Le traité de paix IV John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 34 Changement de l’état de l’opinion (1921). Retour à la table des matières Les hommes d'État modernes ont pour méthode de dire autant de sottises qu'en réclame le public et de n'en faire pas plus que ne l'exige ce qu'ils ont dit. Ils pensent que l'on ne tarde pas à se rendre compte de l'inanité des actes qui suivent les folles paroles et que cela fournit l'occasion de revenir à la sagesse. C'est une application au public de la méthode Montessori pour les enfants. Celui qui contredit ce grand enfant qu'est le peuple est bientôt forcé deder la place à d'autres maîtres. Qu'il loue donc la beauté des flammes que son élève veut saisir et la joie de briser les jouets; qu'il le pousse même, qu'il l'excite; mais, sauveur sage et prudent de la société, qu'il guette soigneusement le moment opportun de l'écarter du feu, échaudé et attentif. Je conçois qu'on puisse défendre cette politique terrifiante. M. Lloyd George a pris la responsabilité d'un traité insensé, en partie inexécutable, qui constituait un danger pour la vie même de l'Europe. Il peut plaider, tous ces défauts une fois admis, que les passions ignorantes du public jouent dans le monde un rôle dont doivent tenir compte tous ceux qui aspirent à mener une démocratie.

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 35 Il peut dire que la paix de Versailles a constitué le meilleur règlement provisoire que permissent les réclamations populaires et le caractère des chefs. Il peut affirmer que, pour défendre la vie de l'Europe, il a pendant deux ans consacré son habileté et sa force à écarter ou à modérer le danger. De telles prétentions sont en partie exactes. L'histoire intérieure de la Conférence de la Paix, telle que l'ont divulguée les Français et les Américains qui y ont pris part, montre M. Lloyd George sous un jour assez favorable, luttant en général contre les excès du Traité et agissant au mieux tant qu'il ne courait aucun risque. Quant à l'histoire des deux dernières années, elle prouve qu'avec une rouerie sans égale, il a écarté de l'Europe, chaque fois qu'il a pu, toutes les conséquences funestes du Traité, sauvant la paix, sinon la prospérité du monde, exprimant rarement la vérité, mais agissant souvent sous son influence. Il pourrait donc prétendre qu'esclave du Possible, il a, par des voies détournées, servi l'Humanité. Peut-être a-t-il raison de penser que tout ce dont est capable une démocratie, c'est d'être trompée, dupée, abusée. Peut-être l'amour de la vérité, considéré en tant que méthode, n'est-il qu'une opinion personnelle et morale, politiquement inutilisable. Nous n'en pouvons rien dire, le public lui-même ne s'instruit que par l'expérience. Le charme magique a-ira-t-il encore, lorsque la confiance que depuis longtemps on accorde aux hommes d'États sera épuisée? En tout cas les individualités privées ne sont pas obligées comme les ministres de sacrifier la vérité à la satisfaction du public. Il est permis à un particulier de parler et d'écrire librement. C'est pour ces raisons que je ne crois pas avoir eu tort de fonder les Conséquences économiques de la paix sur l'interprétation littérale du Traité et d'examiner les résultats de son application éventuelle. J'ai prétendu que le Traité était en grande partie inexécutable, mais je ne pensais point comme certains qu'il fût pour cela inoffensif. Des les premiers temps, l'opinion des cercles autorisés fut convaincue de la plupart de mes conclusions. Mais il n'en importait pas moins que l'opinion publique les agréât aussi. À l'heure actuelle, en effet, il y a deux opinions. Non pas, comme jadis, la vraie et la fausse, mais l'opinion des gens informés et celle du public; l'opinion du public exprimée par les politiciens et les journalistes, et l'opinion des politiciens, des journalistes et des fonctionnaires, exprimée dans des milieux fermés. Ceux qui vivent dans des milieux fermés et partagent les convictions intimes des dirigeants attachent à la fois trop et trop peu d'attention à l'opinion extérieure. Trop, parce que, prêts par leurs paroles et leurs promesses à tout lui abandonner, ils considèrent l'opposition franche comme ridiculement vaine. Trop peu, parce qu'ils pensent que leurs propres engagements devant certainement se modifier en temps utile, il est prétentieux, fatigant et inopportun d'en étudier le sens littéral et les conséquences exactes. Ils savent tout cela presque aussi bien que le critique lorsqu'il s'excite en vain sur des résultats qui, de son propre avis, ne pourront pas se produire. Néanmoins les déclarations pu-

<strong>John</strong> <strong>Maynard</strong> <strong>Keynes</strong> (<strong>1931</strong>), <strong>Essais</strong> <strong>de</strong> <strong>persuasion</strong> 35<br />

Il peut dire que la paix <strong>de</strong> Versailles a constitué le meilleur règlement<br />

provisoire que permissent les réclamations populaires et le caractère <strong>de</strong>s chefs.<br />

Il peut affirmer que, pour défendre la vie <strong>de</strong> l'Europe, il a pendant <strong>de</strong>ux ans<br />

consacré son habileté et sa force à écarter ou à modérer le danger.<br />

De telles prétentions sont en partie exactes. L'histoire intérieure <strong>de</strong> la<br />

Conférence <strong>de</strong> la Paix, telle que l'ont divulguée les Français et les Américains<br />

qui y ont pris part, montre M. Lloyd George sous un jour assez favorable,<br />

luttant en général contre les excès du Traité et agissant au mieux tant qu'il ne<br />

courait aucun risque. Quant à l'histoire <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières années, elle prouve<br />

qu'avec une rouerie sans égale, il a écarté <strong>de</strong> l'Europe, chaque fois qu'il a pu,<br />

toutes les conséquences funestes du Traité, sauvant la paix, sinon la prospérité<br />

du mon<strong>de</strong>, exprimant rarement la vérité, mais agissant souvent sous son<br />

influence. Il pourrait donc prétendre qu'esclave du Possible, il a, par <strong>de</strong>s voies<br />

détournées, servi l'Humanité.<br />

Peut-être a-t-il raison <strong>de</strong> penser que tout ce dont est capable une démocratie,<br />

c'est d'être trompée, dupée, abusée. Peut-être l'amour <strong>de</strong> la vérité,<br />

considéré en tant que métho<strong>de</strong>, n'est-il qu'une opinion personnelle et morale,<br />

politiquement inutilisable.<br />

Nous n'en pouvons rien dire, le public lui-même ne s'instruit que par l'expérience.<br />

Le charme magique a-ira-t-il encore, lorsque la confiance que <strong>de</strong>puis<br />

longtemps on accor<strong>de</strong> aux hommes d'États sera épuisée?<br />

En tout cas les individualités privées ne sont pas obligées comme les<br />

ministres <strong>de</strong> sacrifier la vérité à la satisfaction du public. Il est permis à un<br />

particulier <strong>de</strong> parler et d'écrire librement.<br />

C'est pour ces raisons que je ne crois pas avoir eu tort <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r les<br />

Conséquences économiques <strong>de</strong> la paix sur l'interprétation littérale du Traité et<br />

d'examiner les résultats <strong>de</strong> son application éventuelle. J'ai prétendu que le<br />

Traité était en gran<strong>de</strong> partie inexécutable, mais je ne pensais point comme<br />

certains qu'il fût pour cela inoffensif. Des les premiers temps, l'opinion <strong>de</strong>s<br />

cercles autorisés fut convaincue <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong> mes conclusions. Mais il n'en<br />

importait pas moins que l'opinion publique les agréât aussi.<br />

À l'heure actuelle, en effet, il y a <strong>de</strong>ux opinions. Non pas, comme jadis, la<br />

vraie et la fausse, mais l'opinion <strong>de</strong>s gens informés et celle du public; l'opinion<br />

du public exprimée par les politiciens et les journalistes, et l'opinion <strong>de</strong>s<br />

politiciens, <strong>de</strong>s journalistes et <strong>de</strong>s fonctionnaires, exprimée dans <strong>de</strong>s milieux<br />

fermés.<br />

Ceux qui vivent dans <strong>de</strong>s milieux fermés et partagent les convictions<br />

intimes <strong>de</strong>s dirigeants attachent à la fois trop et trop peu d'attention à l'opinion<br />

extérieure. Trop, parce que, prêts par leurs paroles et leurs promesses à tout lui<br />

abandonner, ils considèrent l'opposition franche comme ridiculement vaine.<br />

Trop peu, parce qu'ils pensent que leurs propres engagements <strong>de</strong>vant certainement<br />

se modifier en temps utile, il est prétentieux, fatigant et inopportun d'en<br />

étudier le sens littéral et les conséquences exactes. Ils savent tout cela presque<br />

aussi bien que le critique lorsqu'il s'excite en vain sur <strong>de</strong>s résultats qui, <strong>de</strong> son<br />

propre avis, ne pourront pas se produire. Néanmoins les déclarations pu-

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!