John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

25.06.2013 Views

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 28 telle liquidation serait très considérable. C'est donc aux États-Unis que la proposition demande d'être généreux. D'après la connaissance très approfondie que nous avons des relations entretenues durant la guerre entre les Trésors anglais, américains et alliés en général, nous pensons qu'il y a là un acte de générosité que nous pouvons parfaitement réclamer, pourvu que l'Europe, à un autre point de vue, essaye honnêtement, non de continuer, la guerre, économiquement ou d'une autre façon, mais d'accomplir la reconstruction de tout le Continent. Les États-Unis ont fait, proportionnellement à leur fortune, des sacrifices financiers infiniment plus faibles que ceux des États européens. Il pouvait difficilement en être autrement. La lutte était foncièrement européenne et le Gouvernement des États-Unis n'aurait pas pu se justifier devant ses citoyens d'avoir dépensé, pour y prendre part, toutes les forces de la nation. Après leur entrée dans la guerre, les États-Unis prodiguèrent à l'Europe des secours illimités, et sans cette assistance, même si l'on ne tient pas compte de l'influence décisive jouée par l'arrivée des troupes américaines, les Alliés n'auraient jamais pu gagner la guerre. Mais en parlant ainsi de l'assistance financière américaine, nous faisons la supposition tacite, – les États-Unis l'ont faite sans doute aussi, – que cette assistance ne ressemblait en rien à un placement. Si l'Europe doit rembourser les 2 milliards de livres qu'elle a reçus des États-Unis, avec des intérêts composés de 5% le sujet prend un caractère tout différent. Si les avances de l'Amérique doivent être regardées sous ce jour, ses sacrifices financiers ont vraiment été très faibles. Si un règlement tel que le nôtre n'est pas proposé, maintenant, la guerre se sera terminée dans un enchevêtrement de lourds tributs payables d'allié à allié, et le montant total de ces charges dépassera sans doute la somme qui pourra être obtenue de l'ennemi. La guerre se sera terminée par ce résultat insupportable qui forcera les alliés à se payer les uns aux autres des indemnités au lieu d'en recevoir de l’ennemi. Pour ce motif, la question de la dette interalliée est intimement liée aux sentiments profonds que ressentent les peuples alliés d'Europe au sujet des indemnités, – sentiments qui ne sont pas fondés sur une évaluation raisonnable des capacités réelles de l'Allemagne, mais sur la juste appréciation de l'intolérable situation financière où se trouveront ces pays à moins qu'elle paie. Prenons par exemple l'Italie. Si l'on attend de l'Italie qu'elle paie £ 800.000.000, l'Allemagne peut et doit à coup sûr payer bien davantage. Mais s'il est décidé (comme il le faut), que l'Autriche n'aura rien à paver, n'est-il pas insupportable de voir l'Italie chargée d’un fardeau écrasant, auquel échappera l'Autriche? On, pour exposer cela d'une façon un peu différente, comment peut-on attendre que l'Italie se résigne à payer cette grosse somme, tandis que la Tchéco-Slovaquie ne paiera pour autant dire rien ? À l'autre bout de l'échelle, il y a le Royaume-Uni. Là la situation financière est différente, puisque ce n'est pas la même chose de demander £ 800.000.000 l'Italie ou à nous. Mais le principe est le même. Si nous devons nous considérer comme satisfaits, sans obtenir pleine compensation de l'Allemagne, ne pourrons-nous pas protester amèrement contre les paiements que nous devrons faire aux États-Unis? Nous devons, dira-t-on, nous contenter d'une créance sur les biens

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 29 banqueroutiers de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, de la Russie, tandis que les États-Unis ont un privilège de premier ordre contre nous. La France est dans une situation au moins aussi impressionnante. Elle peut à peine obtenir pleine réparation de l'Allemagne pour la destruction subie par son territoire, mais, bien que victorieuse, elle doit payer à ses alliés et à ses amis plus de quatre fois l'indemnité que, vaincue en11870, elle paya à l'Allemagne. La main de Bismarck fut légère pour elle, en face de la main d'un de ses alliés ou de son associé. Le règlement de la dette interalliée est donc un préliminaire indispensable, si l'on veut que les peuples puissent affronter, autrement qu'agités par des passions exaspérées, la vérité inévitable au sujet de l'indemnité qui sera obtenue de l'ennemi. Il serait exagéré de dire que les alliés européens ne peuvent pas payer le capital et l'intérêt de leur dette; mais les faire payer serait à coup sûr leur imposer un accablant fardeau. On peut donc s'attendre à ce qu'ils fassent des efforts constants pour éluder cette obligation et ces tentatives seront une source perpétuelle de chocs et de mauvais vouloir pendant de nombreuses années. Une nation débitrice n'aime pas son créancier et il est vain d'attendre de la bonne volonté vis-à-vis de l'Angleterre ou de l'Amérique, de la part de la France, de l'Italie et de la Russie, si le développement futur de ces pays est paralysé par le tribut annuel qu'ils devront payer. Ils seront tentés de rechercher leurs amis d'un autre côté et toute rupture des relations pacifiques leur offrira l'énorme avantage de leur éviter le paiement de leur dette extérieure. Tandis que, si, – d'autre part, – ces grandes dettes sont annulées, par cela même la solidarité et l'amitié véritable des nations associées se trouveront encouragées. L'existence de la dette de guerre menace partout la stabilité financière. Il n'y a pas de pays européens où la répudiation de cette dette ne doive devenir bientôt un important problème politique. Dans le cas de la dette intérieure, les parties intéressées peuvent avoir deux avis différents, et il n'y a là qu'une question de répartition intérieure de la richesse. Pour les dettes extérieures il n'en est pas de même, et les nations créditrices peuvent trouver leurs intérêts incommodément liés avec le maintien d'une forme particulière de gouvernement ou d'organisation économique dans les États débiteurs. Le lien embrouillé des alliances ou des ligues n'est rien à côté de celui des créances monétaires. Le dernier argument qui influencera l'attitude du lecteur vis-à-vis de notre proposition, dépendra de l'opinion qu'il a au sujet de la place que tiendront dans le progrès du monde les immenses liens de papier que nous ont légués les finances de guerre, ici et à l'étranger. À la fin de la guerre, chacun devait à tous les autres d'immenses sommes de monnaie. L'Allemagne doit beaucoup aux alliés, les alliés à l'Angleterre, et l'Angleterre aux États-Unis. Les souscripteurs des emprunts de guerre dans chaque pays sont les créanciers de l'État, qui est à son tour créancier des souscripteurs eux-mêmes et des autres contribuables. Toute cette situation est au plus haut point artificielle, trompeuse et contrariante. Nous ne pourrons jamais plus nous remuer, si nous ne délivrons pas nos membres de ces entraves de papier. Un feu de joie est si nécessaire que si nous n'en faisons pas un, calmement et tranquillement, de façon à ne léser sérieusement personne, lorsqu'il se produira enfin, il deviendra un incendie qui détruira beaucoup de choses. En ce qui concerne la dette

<strong>John</strong> <strong>Maynard</strong> <strong>Keynes</strong> (<strong>1931</strong>), <strong>Essais</strong> <strong>de</strong> <strong>persuasion</strong> 28<br />

telle liquidation serait très considérable. C'est donc aux États-Unis que la<br />

proposition <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'être généreux.<br />

D'après la connaissance très approfondie que nous avons <strong>de</strong>s relations<br />

entretenues durant la guerre entre les Trésors anglais, américains et alliés en<br />

général, nous pensons qu'il y a là un acte <strong>de</strong> générosité que nous pouvons<br />

parfaitement réclamer, pourvu que l'Europe, à un autre point <strong>de</strong> vue, essaye<br />

honnêtement, non <strong>de</strong> continuer, la guerre, économiquement ou d'une autre<br />

façon, mais d'accomplir la reconstruction <strong>de</strong> tout le Continent. Les États-Unis<br />

ont fait, proportionnellement à leur fortune, <strong>de</strong>s sacrifices financiers infiniment<br />

plus faibles que ceux <strong>de</strong>s États européens. Il pouvait difficilement en<br />

être autrement. La lutte était foncièrement européenne et le Gouvernement <strong>de</strong>s<br />

États-Unis n'aurait pas pu se justifier <strong>de</strong>vant ses citoyens d'avoir dépensé, pour<br />

y prendre part, toutes les forces <strong>de</strong> la nation. Après leur entrée dans la guerre,<br />

les États-Unis prodiguèrent à l'Europe <strong>de</strong>s secours illimités, et sans cette<br />

assistance, même si l'on ne tient pas compte <strong>de</strong> l'influence décisive jouée par<br />

l'arrivée <strong>de</strong>s troupes américaines, les Alliés n'auraient jamais pu gagner la<br />

guerre.<br />

Mais en parlant ainsi <strong>de</strong> l'assistance financière américaine, nous faisons la<br />

supposition tacite, – les États-Unis l'ont faite sans doute aussi, – que cette<br />

assistance ne ressemblait en rien à un placement. Si l'Europe doit rembourser<br />

les 2 milliards <strong>de</strong> livres qu'elle a reçus <strong>de</strong>s États-Unis, avec <strong>de</strong>s intérêts<br />

composés <strong>de</strong> 5% le sujet prend un caractère tout différent. Si les avances <strong>de</strong><br />

l'Amérique doivent être regardées sous ce jour, ses sacrifices financiers ont<br />

vraiment été très faibles.<br />

Si un règlement tel que le nôtre n'est pas proposé, maintenant, la guerre se<br />

sera terminée dans un enchevêtrement <strong>de</strong> lourds tributs payables d'allié à allié,<br />

et le montant total <strong>de</strong> ces charges dépassera sans doute la somme qui pourra<br />

être obtenue <strong>de</strong> l'ennemi. La guerre se sera terminée par ce résultat insupportable<br />

qui forcera les alliés à se payer les uns aux autres <strong>de</strong>s in<strong>de</strong>mnités au<br />

lieu d'en recevoir <strong>de</strong> l’ennemi.<br />

Pour ce motif, la question <strong>de</strong> la <strong>de</strong>tte interalliée est intimement liée aux<br />

sentiments profonds que ressentent les peuples alliés d'Europe au sujet <strong>de</strong>s<br />

in<strong>de</strong>mnités, – sentiments qui ne sont pas fondés sur une évaluation raisonnable<br />

<strong>de</strong>s capacités réelles <strong>de</strong> l'Allemagne, mais sur la juste appréciation <strong>de</strong> l'intolérable<br />

situation financière où se trouveront ces pays à moins qu'elle paie.<br />

Prenons par exemple l'Italie. Si l'on attend <strong>de</strong> l'Italie qu'elle paie £<br />

800.000.000, l'Allemagne peut et doit à coup sûr payer bien davantage. Mais<br />

s'il est décidé (comme il le faut), que l'Autriche n'aura rien à paver, n'est-il pas<br />

insupportable <strong>de</strong> voir l'Italie chargée d’un far<strong>de</strong>au écrasant, auquel échappera<br />

l'Autriche? On, pour exposer cela d'une façon un peu différente, comment<br />

peut-on attendre que l'Italie se résigne à payer cette grosse somme, tandis que<br />

la Tchéco-Slovaquie ne paiera pour autant dire rien ? À l'autre bout <strong>de</strong><br />

l'échelle, il y a le Royaume-Uni. Là la situation financière est différente, puisque<br />

ce n'est pas la même chose <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r £ 800.000.000 l'Italie ou à nous.<br />

Mais le principe est le même. Si nous <strong>de</strong>vons nous considérer comme<br />

satisfaits, sans obtenir pleine compensation <strong>de</strong> l'Allemagne, ne pourrons-nous<br />

pas protester amèrement contre les paiements que nous <strong>de</strong>vrons faire aux<br />

États-Unis? Nous <strong>de</strong>vons, dira-t-on, nous contenter d'une créance sur les biens

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