John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

25.06.2013 Views

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 158 toute imbue des idées du XIX e siècle, qui suppose que le jeu de l'offre et de la demande doit suffire à amener un ajustement des forces économiques. La Trésorerie et la Banque d'Angleterre croient encore – ou du moins croyaient encore jusqu'à il y a une ou deux semaines – qu'il peut arriver actuellement exactement ce qui arrivait sous le règne de la libre concurrence et d'une liberté absolue de circulation des capitaux et de la main-d'œuvre. D'autres part, ce ne sont pas seulement les faits, mais l'opinion elle-même qui a évolué dans le sens de la stabilisation dont parle le professeur Commons. Les Syndicats sont assez puissants pour intervenir dans le jeu de l'offre et de la demande, et l'opinion, tout en maugréant et s'apercevant du danger que commencent à faire courir les Syndicats, les soutient dans leurs revendications en faveur des mineurs, et lorsqu'ils déclarent que ces derniers ne doivent pas être les victimes de forces économiques implacables, qu’eux-mêmes n'ont jamais déclenchées. Les idées que se faisaient les partis de l'ancien temps au sujet de la monnaie, alors qu'on croyait pouvoir modifier sa valeur et laisser aux lois de l'offre et de la demande le soin d'opérer les réajustements nécessaires, datent d'il y a cinquante ou cent ans alors que les Syndicats étaient impuissants et qu'il était permis au Centaure économique de franchir les voies du progrès sans prendre garde aux obstacles et même de récolter des louanges sur son chemin. La moitié des raisonnements livresques de nos hommes d'État sont fondés sur des constatations qui furent vraies ou comportèrent à un certain moment une part de vérité mais qui le deviennent de moins en moins tous les jours. Il nous faut inventer de nouveaux raisonnements pour des temps nouveaux, et en attendant, si nous devons être de quelque utilité, passer pour dangereux, intempestifs, peu orthodoxes, infidèles même à ceux qui nous ont précédés. Dans le domaine économique, cela revient à rechercher une nouvelle politique et de nouveaux instruments, capables de contrôler et d'adapter le jeu des forces économiques, de façon à ce qu'elles ne contrecarrent pas ouvertement les idées modernes de justice et de stabilité sociale. Ce n'est pas un hasard qui veut que la première phase de ce conflit politique qui peut durer longtemps et revêtir des formes diverses, se manifeste dans le domaine monétaire. Car les atteintes les plus violentes à la justice et à la stabilité, que dut tolérer le XIX e siècle au nom de la philosophie de l'abondance, sont précisément celles qui eurent pour source les modifications du niveau des prix. Pareilles modifications, surtout lorsque les pouvoirs publics cherchent à vous les imposer d'une façon encore plus sévère qu'au XIX e siècle, sont devenues intolérables pour nos institutions et incompatibles avec les idées modernes. Insensiblement, notre philosophie économique s'est modifiée, nous ne raisonnons plus comme autrefois, et ne supportons plus les mêmes choses; cependant, nos procédés techniques et nos théories livresques sont demeurés les mêmes. De là proviennent à la fois nos malheurs et nos larmes.

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 159 Le programme d'un parti se précise de jour en jour dans ses détails, à l'épreuve des faits et des réalités; inutile de le définir à l'avance, on ne peut qu'en tracer les grandes lignes. Mais pour que le parti Radical retrouve sa force, il faut qu'il ait une ligne de conduite, une philosophie, des directives. J'ai tenté d'indiquer mon attitude envers les problèmes politiques, et je laisse à d'autres le soin de répondre à la lumière de ces lignes, à la question que j'ai posée à leur début : Suis-je ou non Radical ?

<strong>John</strong> <strong>Maynard</strong> <strong>Keynes</strong> (<strong>1931</strong>), <strong>Essais</strong> <strong>de</strong> <strong>persuasion</strong> 158<br />

toute imbue <strong>de</strong>s idées du XIX e siècle, qui suppose que le jeu <strong>de</strong> l'offre et <strong>de</strong> la<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> doit suffire à amener un ajustement <strong>de</strong>s forces économiques. La<br />

Trésorerie et la Banque d'Angleterre croient encore – ou du moins croyaient<br />

encore jusqu'à il y a une ou <strong>de</strong>ux semaines – qu'il peut arriver actuellement<br />

exactement ce qui arrivait sous le règne <strong>de</strong> la libre concurrence et d'une liberté<br />

absolue <strong>de</strong> circulation <strong>de</strong>s capitaux et <strong>de</strong> la main-d'œuvre.<br />

D'autres part, ce ne sont pas seulement les faits, mais l'opinion elle-même<br />

qui a évolué dans le sens <strong>de</strong> la stabilisation dont parle le professeur Commons.<br />

Les Syndicats sont assez puissants pour intervenir dans le jeu <strong>de</strong> l'offre et <strong>de</strong><br />

la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, et l'opinion, tout en maugréant et s'apercevant du danger que<br />

commencent à faire courir les Syndicats, les soutient dans leurs revendications<br />

en faveur <strong>de</strong>s mineurs, et lorsqu'ils déclarent que ces <strong>de</strong>rniers ne doivent pas<br />

être les victimes <strong>de</strong> forces économiques implacables, qu’eux-mêmes n'ont<br />

jamais déclenchées.<br />

Les idées que se faisaient les partis <strong>de</strong> l'ancien temps au sujet <strong>de</strong> la<br />

monnaie, alors qu'on croyait pouvoir modifier sa valeur et laisser aux lois <strong>de</strong><br />

l'offre et <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> le soin d'opérer les réajustements nécessaires, datent<br />

d'il y a cinquante ou cent ans alors que les Syndicats étaient impuissants et<br />

qu'il était permis au Centaure économique <strong>de</strong> franchir les voies du progrès<br />

sans prendre gar<strong>de</strong> aux obstacles et même <strong>de</strong> récolter <strong>de</strong>s louanges sur son<br />

chemin.<br />

La moitié <strong>de</strong>s raisonnements livresques <strong>de</strong> nos hommes d'État sont fondés<br />

sur <strong>de</strong>s constatations qui furent vraies ou comportèrent à un certain moment<br />

une part <strong>de</strong> vérité mais qui le <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong> moins en moins tous les jours. Il<br />

nous faut inventer <strong>de</strong> nouveaux raisonnements pour <strong>de</strong>s temps nouveaux, et en<br />

attendant, si nous <strong>de</strong>vons être <strong>de</strong> quelque utilité, passer pour dangereux,<br />

intempestifs, peu orthodoxes, infidèles même à ceux qui nous ont précédés.<br />

Dans le domaine économique, cela revient à rechercher une nouvelle<br />

politique et <strong>de</strong> nouveaux instruments, capables <strong>de</strong> contrôler et d'adapter le jeu<br />

<strong>de</strong>s forces économiques, <strong>de</strong> façon à ce qu'elles ne contrecarrent pas ouvertement<br />

les idées mo<strong>de</strong>rnes <strong>de</strong> justice et <strong>de</strong> stabilité sociale.<br />

Ce n'est pas un hasard qui veut que la première phase <strong>de</strong> ce conflit politique<br />

qui peut durer longtemps et revêtir <strong>de</strong>s formes diverses, se manifeste<br />

dans le domaine monétaire. Car les atteintes les plus violentes à la justice et à<br />

la stabilité, que dut tolérer le XIX e siècle au nom <strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong> l'abondance,<br />

sont précisément celles qui eurent pour source les modifications du<br />

niveau <strong>de</strong>s prix. Pareilles modifications, surtout lorsque les pouvoirs publics<br />

cherchent à vous les imposer d'une façon encore plus sévère qu'au XIX e siècle,<br />

sont <strong>de</strong>venues intolérables pour nos institutions et incompatibles avec les<br />

idées mo<strong>de</strong>rnes.<br />

Insensiblement, notre philosophie économique s'est modifiée, nous ne raisonnons<br />

plus comme autrefois, et ne supportons plus les mêmes choses;<br />

cependant, nos procédés techniques et nos théories livresques sont <strong>de</strong>meurés<br />

les mêmes. De là proviennent à la fois nos malheurs et nos larmes.

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