John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

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25.06.2013 Views

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 154 parti ne peut prospérer que dans une atmosphère de contrainte sociale, ou en tant que protestation vis-à-vis d'une dictature d'extrême droite. En Angleterre, sous sa forme extrémiste, il demeure numériquement très faible. Néanmoins, sa philosophie, sous une forme très atténuée, imprègne, selon moi, tout le Labour Party. Quels que soient les sentiments que puissent éprouver ses chefs, le parti Socialiste devra toujours avoir recours pour remporter des victoires électorales, aux passions et aux jalousies, qui trouvent leur expression dans le parti de la Catastrophe. J'estime que cette sympathie secrète pour une politique de Catastrophe doit agir comme un ver rongeur sur la coque de tout projet constructif, que le parti Socialiste chercherait à lancer. La haine, la jalousie, la malveillance envers les riches et les puissants jusque dans leur personne, sont des passions qui s'accordent mal avec tout idéal ayant en vue l'établissement d'une véritable République socialiste. Pourtant un leader socialiste, pour réussir, doit être ou se montrer quelque peu sauvage. Il ne lui suffit pas d'aimer ses semblables, il lui faut aussi les haïr. Qu'est-ce que je demande donc au Radicalisme ? D'un côté, le parti Conservateur forme un tout bien défini : possédant une droite composée d'ultra réactionnaires qui lui apporte force et passion, et une gauche composée d'hommes que l'on peut qualifier de « type le plus accompli » de libreséchangistes conservateurs, bien élevés, emprunts d'humanité, et qui lui donnent une teinte de respectabilité morale et intellectuelle. De l'autre, le Socialisme se trouve également bien défini : avec une gauche composée d'adeptes de la Catastrophe qui lui apportent force et passion, et une droite d'hommes qu'on peut qualifier de « type le plus accompli » de Réformateur Socialiste, bien élevés, empreints d'humanité et qui lui donnent sa teinte de respectabilité morale et intellectuelle. Y a-t-il place pour autre chose au milieu ? Ou chacun de nous doit-il simplement choisir entre le type le plus accompli de Conservateur libre-échangiste, ou le type le plus accompli de Réformateur socialiste sans chercher plus loin ? Peut-être en viendrons-nous là! Mais je crois encore qu'il y a de la place pour un parti étranger à l'esprit de classe, capable de ce fait de bâtir dans l'avenir, en dehors de toute influence réactionnaire et de toute influence catastrophique, et de nuire aux constructions des deux autres formations politiques. Qu'il me soit permis de tracer brièvement la philosophie et le programme d'un tel parti, comme je les conçois. Pour commencer, il faut se libérer de tout le bois mort du passé. Selon moi, il n'y a plus de place désormais, sauf à l'aile droite du parti Conservateur, pour ceux qui demeurent fidèles à un individualisme démodé et à un laissezfaire absolu – quel qu'ait pu être le rôle de ces principes dans les. conquêtes du XIX e siècle. Je le dis non parce que je pense que ces doctrines furent fausses dans les conditions où elles virent le jour (j'aurais voulu appartenir à ce parti, si j'étais né cent ans plus tôt), mais parce qu'elles ont cessé de répondre aux conditions actuelles. Notre programme ne doit pas considérer le rôle historique du Radicalisme – mais les problèmes – qu'ils appartiennent déjà ou non à la théorie des partis – qui ont un intérêt actuel et réclament des solutions urgentes. Il faut risquer l'impopularité et même s'exposer aux sarcasmes, si l'on veut que nos réunions attirent les foules, et que nous recrutions des énergies nouvelles.

Retour à la table des matières John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 155 II Je répartis les problèmes qui se posent aujourd'hui de la façon suivante : 1° Problème de la Paix; 2° Problème de Gouvernement; 3° Questions sexuelles; 4° Questions des drogues; 5° Problèmes d'ordre économique. En ce qui concerne la Paix, soyons pacifistes jusqu'au bout. En ce qui concerne l'Empire britannique, je ne crois pas qu'il se présente de difficultés à l'heure actuelle, sauf aux Indes. Partout ailleurs, les problèmes de gouvernement semblent résolus – au grand avantage de tout le monde, et la désintégration semble s'être faite partout à l'amiable. Mais en ce qui concerne le Pacifisme et le désarmement, nous n'en sommes encore qu'aux débuts. Je voudrais que fussent pris les mêmes risques en faveur de la Paix, que ceux qui furent pris naguère en prévision de la guerre. Mais je ne veux pas que ces risques prennent la forme d'engagements à faire la guerre sous telle ou telle condition hypothétique. Je suis contre les Pactes. S'engager à défendre de toutes nos forces armées l'Allemagne désarmée, contre une France en pleine puissance militaire, est absurde et laisser supposer que nous ferons partie de toute guerre future en Europe occidentale est inutile. Mais je suis prêt à donner l'exemple en matière d'Arbitrage et de Désarmement, même au risque de devenir plus faible et plus vulnérable. J'en viens maintenant aux problèmes de Gouvernement – sujet ennuyeux mais important. J'estime que dans l'avenir, le Gouvernement se trouvera dans l'obligation d'assumer de nombreux devoirs qu'il a négligés jusqu'à maintenant. Ni les Ministres, ni le Parlement ne pourront y suffire. Aussi devronsnous procéder à des décentralisations et à une nouvelle distribution de l'autorité; il conviendra également de créer des organismes administratifs, et des corporations à demi indépendantes, chargés de remplir des fonctions d'ordre gouvernemental, selon la conception ancienne et nouvelle de Gouvernement – sans pour cela porter atteinte à la souveraineté démocratique du Parlement appelé à se prononcer en dernier ressort. Ce sont là des problèmes qui soulèveront dans l'avenir autant de difficultés que le firent dans le passé ceux de franchise douanière et du rapport des deux Chambres entre elles. Celles que je nomme questions sexuelles n'ont pas jusqu'à nos jours fait l'objet des préoccupations des partis. Mais cela provient du fait qu'on n'avait pas l'habitude ou fort rarement seulement, de les évoquer en public. Tout ceci a changé. Il n'y a pas de sujet auquel le grand public s'attache davantage qu'à celui-ci. Leurs conséquences sociales sont immenses; et il n'est pas possible

<strong>John</strong> <strong>Maynard</strong> <strong>Keynes</strong> (<strong>1931</strong>), <strong>Essais</strong> <strong>de</strong> <strong>persuasion</strong> 154<br />

parti ne peut prospérer que dans une atmosphère <strong>de</strong> contrainte sociale, ou en<br />

tant que protestation vis-à-vis d'une dictature d'extrême droite. En Angleterre,<br />

sous sa forme extrémiste, il <strong>de</strong>meure numériquement très faible. Néanmoins,<br />

sa philosophie, sous une forme très atténuée, imprègne, selon moi, tout le<br />

Labour Party. Quels que soient les sentiments que puissent éprouver ses chefs,<br />

le parti Socialiste <strong>de</strong>vra toujours avoir recours pour remporter <strong>de</strong>s victoires<br />

électorales, aux passions et aux jalousies, qui trouvent leur expression dans le<br />

parti <strong>de</strong> la Catastrophe. J'estime que cette sympathie secrète pour une politique<br />

<strong>de</strong> Catastrophe doit agir comme un ver rongeur sur la coque <strong>de</strong> tout<br />

projet constructif, que le parti Socialiste chercherait à lancer. La haine, la<br />

jalousie, la malveillance envers les riches et les puissants jusque dans leur<br />

personne, sont <strong>de</strong>s passions qui s'accor<strong>de</strong>nt mal avec tout idéal ayant en vue<br />

l'établissement d'une véritable République socialiste. Pourtant un lea<strong>de</strong>r<br />

socialiste, pour réussir, doit être ou se montrer quelque peu sauvage. Il ne lui<br />

suffit pas d'aimer ses semblables, il lui faut aussi les haïr.<br />

Qu'est-ce que je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> donc au Radicalisme ? D'un côté, le parti<br />

Conservateur forme un tout bien défini : possédant une droite composée<br />

d'ultra réactionnaires qui lui apporte force et passion, et une gauche composée<br />

d'hommes que l'on peut qualifier <strong>de</strong> « type le plus accompli » <strong>de</strong> libreséchangistes<br />

conservateurs, bien élevés, emprunts d'humanité, et qui lui<br />

donnent une teinte <strong>de</strong> respectabilité morale et intellectuelle. De l'autre, le<br />

Socialisme se trouve également bien défini : avec une gauche composée<br />

d'a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong> la Catastrophe qui lui apportent force et passion, et une droite<br />

d'hommes qu'on peut qualifier <strong>de</strong> « type le plus accompli » <strong>de</strong> Réformateur<br />

Socialiste, bien élevés, empreints d'humanité et qui lui donnent sa teinte <strong>de</strong><br />

respectabilité morale et intellectuelle. Y a-t-il place pour autre chose au<br />

milieu ? Ou chacun <strong>de</strong> nous doit-il simplement choisir entre le type le plus<br />

accompli <strong>de</strong> Conservateur libre-échangiste, ou le type le plus accompli <strong>de</strong><br />

Réformateur socialiste sans chercher plus loin ?<br />

Peut-être en viendrons-nous là! Mais je crois encore qu'il y a <strong>de</strong> la place<br />

pour un parti étranger à l'esprit <strong>de</strong> classe, capable <strong>de</strong> ce fait <strong>de</strong> bâtir dans<br />

l'avenir, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> toute influence réactionnaire et <strong>de</strong> toute influence catastrophique,<br />

et <strong>de</strong> nuire aux constructions <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux autres formations politiques.<br />

Qu'il me soit permis <strong>de</strong> tracer brièvement la philosophie et le programme d'un<br />

tel parti, comme je les conçois.<br />

Pour commencer, il faut se libérer <strong>de</strong> tout le bois mort du passé. Selon<br />

moi, il n'y a plus <strong>de</strong> place désormais, sauf à l'aile droite du parti Conservateur,<br />

pour ceux qui <strong>de</strong>meurent fidèles à un individualisme démodé et à un laissezfaire<br />

absolu – quel qu'ait pu être le rôle <strong>de</strong> ces principes dans les. conquêtes du<br />

XIX e siècle. Je le dis non parce que je pense que ces doctrines furent fausses<br />

dans les conditions où elles virent le jour (j'aurais voulu appartenir à ce parti,<br />

si j'étais né cent ans plus tôt), mais parce qu'elles ont cessé <strong>de</strong> répondre aux<br />

conditions actuelles. Notre programme ne doit pas considérer le rôle historique<br />

du Radicalisme – mais les problèmes – qu'ils appartiennent déjà ou non<br />

à la théorie <strong>de</strong>s partis – qui ont un intérêt actuel et réclament <strong>de</strong>s solutions<br />

urgentes. Il faut risquer l'impopularité et même s'exposer aux sarcasmes, si<br />

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