John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

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25.06.2013 Views

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 146 Nous ne pouvons donc résoudre cette question en termes abstraits. C'est dans ses détails qu'il faut apprécier ce que Burke définissait « un des problèmes les plus complexes du législateur » à savoir : « déterminer dans quel domaine l'État devrait intervenir et donner des directives dictées par la raison publique et ceux qu'il devrait abandonner à l'initiative privée ». Il nous faut distinguer entre ce que Bentham, dans sa nomenclature oubliée mais fort précieuse, appelait les Agenda et Non Agenda et le faire sans avoir les idées préconçues de Bentham sur toute intervention de l'État qu'il jugeait « généralement inutile » et « généralement néfaste ». Peut-être est-ce aujourd'hui la tâche essentielle des Économistes que de distinguer, à nouveau les « Agendas de l'État » et la tâche parallèle des politiciens que d'établir les formes de gouvernement démocratique, capables d'appliquer les Agendas. Deux exemples me serviront à illustrer ce que je veux dire : 1° J'estime que dans beaucoup de cas, l'unité de contrôle et d'organisation la plus favorable se trouve située à égale distance de l'individu et de l'État actuel. Aussi je pense que c'est dans le développement et la reconnaissance d'organismes à demi autonomes dans l'État que réside le progrès. Ces organismes auraient pour criterium de leurs activités l'intérêt public tel qu'ils le comprendraient, leurs décisions seraient exemptes de toute, considération d'intérêt particulier, bien qu’il faille encore pendant un certain temps, jusqu'à ce que l'altruisme des hommes ait atteint un niveau un peu plus élevé, faire une place aux différents intérêts de certains groupes, de certaines classes ou de certains établissements, enfin ce seraient des organismes qui, dans les limites qu'on leur aurait assignées, jouiraient d'une large autonomie pour conduire leurs affaires, mais se trouveraient en dernier ressort soumis à la souveraineté de la démocratie, personnifiée par le Parlement. Aussi je propose un retour aux conceptions du Moyen Âge, le mot ne m'effraie pas, et à des organismes autonomes distincts. Mais en Angleterre en tout cas, les corporations n'ont jamais cessé de jouer un rôle important et de s'accorder à nos institutions. Je puis citer comme modèle d'organismes autonomes déjà existants et répondant ou se rapprochant de la formule que je préconise : les Universités, la Banque d'Angleterre, le Port autonome de Londres, peut-être même les Compagnies de Chemin de fer. On trouvera encore une indication dans la tendance des sociétés anonymes par actions lorsqu'elles ont atteint un certain âge et une certaine importance, à se rapprocher davantage du caractère de service public que de celui d'entreprise privée. Un des faits les plus significatifs et le moins observé de ces dernières années, est la tendance qu'ont les grandes entreprises à se socialiser d'elles-mêmes. Il arrive un moment, dans le développement d'une grande institution – grande compagnie de chemin de fer ou entreprise d'utilité publique ou même grande banque ou grande compagnie d'assurance – où les propriétaires du capital, c'est-à-dire les actionnaires, forment une masse complètement distincte de la direction, si bien que l'intérêt particulier immédiat de celle-ci n'est pas avant tout de faire de l'argent. Arrivé à ce point, la réputation de l'établissement, ainsi que sa solidité, comptent plus pour la direction, qu'un surcroît de bénéfices pour ses actionnaires. Il faut assurer aux actionnaires les dividendes moyens d'usage, mais ceci fait, l'intérêt primordial de la direction est d'éviter les critiques du public et de la clientèle de l'établissement. C'est le

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 147 cas surtout des entreprises qui par leur ampleur, ou le monopole qu'elles exercent, sont particulièrement exposées à la critique et aux attaques publiques. L'exemple le plus marquant et le plus absolu de cette tendance, d'une institution qui théoriquement demeure la propriété intégrale, de personnes privées, est offert par la Banque d'Angleterre. On peut presque soutenir qu'il n'existe pas de personnes auxquelles le Gouverneur de la Banque d'Angleterre songe moins lorsqu'il arrête son programme d'action qu'à ses actionnaires, leurs droits au dedes dividendes moyens égalent déjà près de zéro. Mais ceci est en partie vrai pour beaucoup d'autres grandes institutions. Elles se socialisent elles-mêmes avec le temps. Il n'y a pas là que des avantages. Les mêmes causes, engendrent un certain conservatisme et un ralentissement dans l'esprit d'entreprise. En fait nous trouvons dans ces cas beaucoup des inconvénients en même temps que des avantages du Socialisme d'État. N'empêche que nous assistons là, je crois, à une évolution naturelle. La bataille que livre le Socialisme aux bénéfices privés exagérés marque d'heure en heure des conquêtes de détail. Le conflit, le problème essentiels, ne sont plus là – leur gravité est ailleurs. Et je soutiens qu'il n'y a de problème dit politique qui ait aussi peu d'importance, aussi peu de répercussions sur la réorganisation économique de la Grande-Bretagne que la nationalisation des Chemins de fer, par exemple. Il est vrai qu'il faudrait que beaucoup de grandes entreprises, telles que les entreprises d'utilité publique, les affaires qui nécessitent de gros capitaux liquides, soient à demi socialisées. Mais gardons-nous d'avoir des opinions trop arrêtées sur la forme que doivent prendre les socialisations. Profitons des tendances actuelles et, sachons préférer des organismes à moitié autonomes, à des organismes d'État dont les Ministres d'État seraient seuls responsables. Ce que je critique dans la. doctrine du Socialisme d'État, ce n'est pas qu'il cherche à mettre les instincts altruistes de l'homme au service de la société, ou qu'il s'oppose au Laissez-faire ou qu'il conteste à l'homme la liberté de gagner un million, ou qu'il ait le courage d'entreprendre des expériences hardies. Au contraire, j'applaudis à tout ceci. Ce que je critique en lui, c'est son aveuglement pour ce qui se passe actuellement dont le sens lui échappe; ce que je lui reproche, c'est de n'être rien de plus qu'un résidu d'un système imaginé pour résoudre les problèmes d'il y a 50 ans, système basé sur une fausse interprétation d'une parole prononcée il y a cent ans. Le Socialisme d'état du XIX e siècle découle de Bentham, de la libre concurrence, etc., et n'est qu'une version par endroits plus nette, par endroits plus confuse de la même philosophie qui inspire l'individualisme du XIX e siècle. Les deux doctrines s'attachent avant tout à la liberté, l'une de façon négative, en voulant prévenir toute atteinte aux libertés existantes, l'autre de façon positive en voulant détruire les privilèges acquis ou naturels. Ce sont deux réactions différentes, baignées de la même atmosphère intellectuelle. 2° J'en viens ensuite à un criterium d'Agenda qui a trait tout particulièrement à des mesures qu'il convient de prendre dans un avenir assez rapproché. Nous devons chercher à distinguer les services qui ont par leur technique un caractère social de ceux qui ont un caractère individuel. Les Agendas les plus impératifs pour l'État portent, non pas sur ces fonctions que

<strong>John</strong> <strong>Maynard</strong> <strong>Keynes</strong> (<strong>1931</strong>), <strong>Essais</strong> <strong>de</strong> <strong>persuasion</strong> 146<br />

Nous ne pouvons donc résoudre cette question en termes abstraits. C'est<br />

dans ses détails qu'il faut apprécier ce que Burke définissait « un <strong>de</strong>s<br />

problèmes les plus complexes du législateur » à savoir : « déterminer dans<br />

quel domaine l'État <strong>de</strong>vrait intervenir et donner <strong>de</strong>s directives dictées par la<br />

raison publique et ceux qu'il <strong>de</strong>vrait abandonner à l'initiative privée ». Il nous<br />

faut distinguer entre ce que Bentham, dans sa nomenclature oubliée mais fort<br />

précieuse, appelait les Agenda et Non Agenda et le faire sans avoir les idées<br />

préconçues <strong>de</strong> Bentham sur toute intervention <strong>de</strong> l'État qu'il jugeait « généralement<br />

inutile » et « généralement néfaste ». Peut-être est-ce aujourd'hui la<br />

tâche essentielle <strong>de</strong>s Économistes que <strong>de</strong> distinguer, à nouveau les « Agendas<br />

<strong>de</strong> l'État » et la tâche parallèle <strong>de</strong>s politiciens que d'établir les formes <strong>de</strong><br />

gouvernement démocratique, capables d'appliquer les Agendas.<br />

Deux exemples me serviront à illustrer ce que je veux dire :<br />

1° J'estime que dans beaucoup <strong>de</strong> cas, l'unité <strong>de</strong> contrôle et d'organisation<br />

la plus favorable se trouve située à égale distance <strong>de</strong> l'individu et <strong>de</strong> l'État<br />

actuel. Aussi je pense que c'est dans le développement et la reconnaissance<br />

d'organismes à <strong>de</strong>mi autonomes dans l'État que rési<strong>de</strong> le progrès. Ces organismes<br />

auraient pour criterium <strong>de</strong> leurs activités l'intérêt public tel qu'ils le<br />

comprendraient, leurs décisions seraient exemptes <strong>de</strong> toute, considération<br />

d'intérêt particulier, bien qu’il faille encore pendant un certain temps, jusqu'à<br />

ce que l'altruisme <strong>de</strong>s hommes ait atteint un niveau un peu plus élevé, faire<br />

une place aux différents intérêts <strong>de</strong> certains groupes, <strong>de</strong> certaines classes ou <strong>de</strong><br />

certains établissements, enfin ce seraient <strong>de</strong>s organismes qui, dans les limites<br />

qu'on leur aurait assignées, jouiraient d'une large autonomie pour conduire<br />

leurs affaires, mais se trouveraient en <strong>de</strong>rnier ressort soumis à la souveraineté<br />

<strong>de</strong> la démocratie, personnifiée par le Parlement.<br />

Aussi je propose un retour aux conceptions du Moyen Âge, le mot ne<br />

m'effraie pas, et à <strong>de</strong>s organismes autonomes distincts. Mais en Angleterre en<br />

tout cas, les corporations n'ont jamais cessé <strong>de</strong> jouer un rôle important et <strong>de</strong><br />

s'accor<strong>de</strong>r à nos institutions. Je puis citer comme modèle d'organismes autonomes<br />

déjà existants et répondant ou se rapprochant <strong>de</strong> la formule que je<br />

préconise : les Universités, la Banque d'Angleterre, le Port autonome <strong>de</strong><br />

Londres, peut-être même les Compagnies <strong>de</strong> Chemin <strong>de</strong> fer.<br />

On trouvera encore une indication dans la tendance <strong>de</strong>s sociétés anonymes<br />

par actions lorsqu'elles ont atteint un certain âge et une certaine importance, à<br />

se rapprocher davantage du caractère <strong>de</strong> service public que <strong>de</strong> celui d'entreprise<br />

privée. Un <strong>de</strong>s faits les plus significatifs et le moins observé <strong>de</strong> ces<br />

<strong>de</strong>rnières années, est la tendance qu'ont les gran<strong>de</strong>s entreprises à se socialiser<br />

d'elles-mêmes. Il arrive un moment, dans le développement d'une gran<strong>de</strong> institution<br />

– gran<strong>de</strong> compagnie <strong>de</strong> chemin <strong>de</strong> fer ou entreprise d'utilité publique ou<br />

même gran<strong>de</strong> banque ou gran<strong>de</strong> compagnie d'assurance – où les propriétaires<br />

du capital, c'est-à-dire les actionnaires, forment une masse complètement<br />

distincte <strong>de</strong> la direction, si bien que l'intérêt particulier immédiat <strong>de</strong> celle-ci<br />

n'est pas avant tout <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l'argent. Arrivé à ce point, la réputation <strong>de</strong><br />

l'établissement, ainsi que sa solidité, comptent plus pour la direction, qu'un<br />

surcroît <strong>de</strong> bénéfices pour ses actionnaires. Il faut assurer aux actionnaires les<br />

divi<strong>de</strong>n<strong>de</strong>s moyens d'usage, mais ceci fait, l'intérêt primordial <strong>de</strong> la direction<br />

est d'éviter les critiques du public et <strong>de</strong> la clientèle <strong>de</strong> l'établissement. C'est le

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