John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion

25.06.2013 Views

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 114 dant des sentiments humains ou un peu de bon sens. C'est une politique devant laquelle recule, il me semble, le Gouverneur de la Banque d'Angleterre. Mais que peut-il faire, abandonné qu'il se trouve, après l'incendie de ses vaisseaux, entre les démons et la haute mer ? Pour le moment, il me semble avoir recours à un compromis. Il n'applique qu'à demi et sans enthousiasme cette politique saine; il évite d'appeler les choses par leurs noms et espère – c'est la meilleure chance qui lui reste – qu'il adviendra bien quelque chose. La Banque d'Angleterre agit avec tant de mystère et dissimule si bien les statistiques essentielles qu'il n'est jamais facile d'indiquer avec précision ce qu'elle fait. La restriction des crédits dans laquelle on s'est déjà engagé s'est effectuée grâce à différentes mesures qui demeurent partiellement indépendantes les unes des autres. Tout d'abord, on trouve l'interdiction frappant toute nouvelle émission, qui vraisemblablement ralentit le cours normal de la circulation de la monnaie; puis au mois de mars, l'élévation du taux officiel de l'escompte; dernièrement, une élévation du taux privé, de l'escompte se rapprochant du taux officiel de l'escompte; enfin – et c'est ce qu'il y a de plus important – une disposition de l'actif et du passif de la Banque lui permettant de réduire le montant de ses avances aux Chambres de Compensation destinées au crédit. Cette dernière mesure constitue le principal instrument de la restriction des crédits. Faute de renseignements précis, on trouvera dans le montant des dépôts des Chambres de Compensation la meilleure indication quant à l'ordre d'importance de ces restrictions. La tendance des dépôts à baisser prouve qu'il y a eu restriction sensible. Les fluctuations saisonnières et le caractère artificiel des rentrées de fin juin ne permettent pas encore cependant de se prononcer avec précision sur le degré des restrictions opérées au cours des trois derniers mois. Autant qu'on en peut juger, le volume des restrictions directes n'est pas encore considérable. Mais nul ne peut dire à quelles restrictions il faudra avoir recours si l'on se laisse aller sur la pente actuelle. N'empêche que ces mesures, malgré leur caractère partiel, sont en grande partie responsables, à mon avis, de l'augmentation du chômage. La restriction du crédit est un instrument des plus puissants, et même une toute petite application de ce système mène très loin, surtout lorsque les circonstances réclament une politique opposée. La politique qui consiste à accroître délibérément le chômage en vue d'opérer une réduction générale des salaires, a commencé de recevoir une application, et ce qui est tragique dans notre situation, c'est que cette politique se justifie une fois qu'on a adopté le point de vue officiel et les mesures sur lesquelles il repose. Aucun groupe de travailleurs n'acceptera de son plein gré de recevoir des salaires plus bas, et ne se laissera convaincre par les discours sentimentaux de Mr. Baldwin, même si ceux-ci sont sincères. Nous ne pouvons escompter de réduction des salaires que de la pression du chômage, des grèves et des lock-out; et pour être certains de parvenir à ce résultat, nous provoquons de propos délibéré un accroissement de chômage. La Banque d'Angleterre est astreinte à diminuer ses crédits par toutes les règles du jeu de l'étalon-or. Ce faisant, elle agit « sainement » et consciencieusement. Mais ceci ne change rien au fait qu'il faut pour maintenir un contrôle sévère sur le Crédit – et personne ne niera que c'est ce qu'a fait la Banque – dans les conditions actuelles qui règnent en Angleterre, accroître le

John Maynard Keynes (1931), Essais de persuasion 115 chômage. Pour rétablir aujourd'hui la prospérité, il faudrait une politique de crédits faciles. Il faut encourager les hommes d'affaires à se lancer dans de nouvelles entreprises et non pas les décourager. La Déflation ne réduit pas automatiquement les salaires. Elle les réduit en provoquant du chômage. L'argent cher doit servir à arrêter le boom naissant. Malheur à ceux que leur doctrine conduit à s'en servir pour aggraver une crise de dépression ! Je dirais que l'industrie minière est plus que toute autre victime de notre politique monétaire. D'autre part, il est certainement exact que si l'industrie du charbon offre un aspect si lamentable, cela tient également à d'autres facteurs qui ont diminué ses forces de résistance et l'ont privée de ces réserves de puissance qui permettent de faire front à de nouvelles calamités. Les conditions étant ce qu'elles sont, les propriétaires des mines proposent de combler le déficit par une réduction des salaires, sans tenir compte du prix élevé de la vie, c'est-à-dire en réduisant le train de vie des mineurs. On demande à ces derniers ce sacrifice pour remédier à un état de fait dont ils ne sont nullement responsables et qu'ils ne peuvent même pas contrôler. C'est une condamnation sérieuse de notre conduite des affaires économiques qu'il y ait des gens qui puissent considérer pareille proposition comme raisonnable; marquez qu'il serait aussi déraisonnable de faire supporter les pertes aux propriétaires des mines, à moins de se rallier au principe qui veut que ce soit aux capitalistes qu'incombent les risques d'entreprise. Si les mineurs étaient libres de changer d'industrie, si un houilleur sans travail ou insuffisamment payé pouvait devenir boulanger, maçon ou chemineau à un salaire inférieur au salaire moyen de ces industries actuellement, ce serait une autre affaire. Mais, en fait, ils ne sont pas si libres. De même que d'autres victimes des époques de transition économique dans le passé, les mineurs n'ont le choix qu'entre, mourir de faim ou se soumettre, se soumettre pour que d'autres classes récoltent les fruits de leur sacrifice. Mais étant donné la disparition d'une véritable liberté de mouvement pour le travailleur et l'absence de tout jeu de concurrence dans les niveaux des salaires des différentes branches d'industries, je ne suis pas sûr que les. mineurs d'aujourd'hui ne soient pas plus malheureux encore sous certains rapports que ne l'étaient leurs aïeux. Pourquoi les mineurs en seraient-ils réduits à un niveau inférieur d'existence que d'autres classes de travailleurs ? Ils sont peut-être paresseux, propres à rien et ne travaillent peut-être pas autant et aussi bien qu'ils le devraient. Mais qui prouve qu'ils soient plus paresseux et moins travailleurs que d'autres ? Au point de vue de la justice sociale, une réduction des salaires des mineurs n'est pas défendable. Ce sont des victimes du Moloch économique. Ils représentent en chair et en os les « ajustements fondamentaux » inventés par la Trésorerie et la Banque d'Angleterre, pour donner satisfaction aux pères de la Cité et satisfaire leur impatience à combler le modeste écart entre $ 4,40 et $ 4,86. Eux (et d'autres à venir) représentent les modiques sacrifices qui servent à conserver la stabilité de l'étalon-or. La misère des mineurs est la

<strong>John</strong> <strong>Maynard</strong> <strong>Keynes</strong> (<strong>1931</strong>), <strong>Essais</strong> <strong>de</strong> <strong>persuasion</strong> 114<br />

dant <strong>de</strong>s sentiments humains ou un peu <strong>de</strong> bon sens. C'est une politique <strong>de</strong>vant<br />

laquelle recule, il me semble, le Gouverneur <strong>de</strong> la Banque d'Angleterre. Mais<br />

que peut-il faire, abandonné qu'il se trouve, après l'incendie <strong>de</strong> ses vaisseaux,<br />

entre les démons et la haute mer ? Pour le moment, il me semble avoir recours<br />

à un compromis. Il n'applique qu'à <strong>de</strong>mi et sans enthousiasme cette politique<br />

saine; il évite d'appeler les choses par leurs noms et espère – c'est la meilleure<br />

chance qui lui reste – qu'il adviendra bien quelque chose.<br />

La Banque d'Angleterre agit avec tant <strong>de</strong> mystère et dissimule si bien les<br />

statistiques essentielles qu'il n'est jamais facile d'indiquer avec précision ce<br />

qu'elle fait. La restriction <strong>de</strong>s crédits dans laquelle on s'est déjà engagé s'est<br />

effectuée grâce à différentes mesures qui <strong>de</strong>meurent partiellement indépendantes<br />

les unes <strong>de</strong>s autres. Tout d'abord, on trouve l'interdiction frappant toute<br />

nouvelle émission, qui vraisemblablement ralentit le cours normal <strong>de</strong> la<br />

circulation <strong>de</strong> la monnaie; puis au mois <strong>de</strong> mars, l'élévation du taux officiel <strong>de</strong><br />

l'escompte; <strong>de</strong>rnièrement, une élévation du taux privé, <strong>de</strong> l'escompte se<br />

rapprochant du taux officiel <strong>de</strong> l'escompte; enfin – et c'est ce qu'il y a <strong>de</strong> plus<br />

important – une disposition <strong>de</strong> l'actif et du passif <strong>de</strong> la Banque lui permettant<br />

<strong>de</strong> réduire le montant <strong>de</strong> ses avances aux Chambres <strong>de</strong> Compensation <strong>de</strong>stinées<br />

au crédit. Cette <strong>de</strong>rnière mesure constitue le principal instrument <strong>de</strong> la<br />

restriction <strong>de</strong>s crédits. Faute <strong>de</strong> renseignements précis, on trouvera dans le<br />

montant <strong>de</strong>s dépôts <strong>de</strong>s Chambres <strong>de</strong> Compensation la meilleure indication<br />

quant à l'ordre d'importance <strong>de</strong> ces restrictions. La tendance <strong>de</strong>s dépôts à<br />

baisser prouve qu'il y a eu restriction sensible. Les fluctuations saisonnières et<br />

le caractère artificiel <strong>de</strong>s rentrées <strong>de</strong> fin juin ne permettent pas encore<br />

cependant <strong>de</strong> se prononcer avec précision sur le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong>s restrictions opérées<br />

au cours <strong>de</strong>s trois <strong>de</strong>rniers mois. Autant qu'on en peut juger, le volume <strong>de</strong>s<br />

restrictions directes n'est pas encore considérable. Mais nul ne peut dire à<br />

quelles restrictions il faudra avoir recours si l'on se laisse aller sur la pente<br />

actuelle.<br />

N'empêche que ces mesures, malgré leur caractère partiel, sont en gran<strong>de</strong><br />

partie responsables, à mon avis, <strong>de</strong> l'augmentation du chômage. La restriction<br />

du crédit est un instrument <strong>de</strong>s plus puissants, et même une toute petite<br />

application <strong>de</strong> ce système mène très loin, surtout lorsque les circonstances<br />

réclament une politique opposée. La politique qui consiste à accroître délibérément<br />

le chômage en vue d'opérer une réduction générale <strong>de</strong>s salaires, a<br />

commencé <strong>de</strong> recevoir une application, et ce qui est tragique dans notre<br />

situation, c'est que cette politique se justifie une fois qu'on a adopté le point <strong>de</strong><br />

vue officiel et les mesures sur lesquelles il repose. Aucun groupe <strong>de</strong><br />

travailleurs n'acceptera <strong>de</strong> son plein gré <strong>de</strong> recevoir <strong>de</strong>s salaires plus bas, et ne<br />

se laissera convaincre par les discours sentimentaux <strong>de</strong> Mr. Baldwin, même si<br />

ceux-ci sont sincères. Nous ne pouvons escompter <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong>s salaires<br />

que <strong>de</strong> la pression du chômage, <strong>de</strong>s grèves et <strong>de</strong>s lock-out; et pour être<br />

certains <strong>de</strong> parvenir à ce résultat, nous provoquons <strong>de</strong> propos délibéré un<br />

accroissement <strong>de</strong> chômage.<br />

La Banque d'Angleterre est astreinte à diminuer ses crédits par toutes les<br />

règles du jeu <strong>de</strong> l'étalon-or. Ce faisant, elle agit « sainement » et consciencieusement.<br />

Mais ceci ne change rien au fait qu'il faut pour maintenir un<br />

contrôle sévère sur le Crédit – et personne ne niera que c'est ce qu'a fait la<br />

Banque – dans les conditions actuelles qui règnent en Angleterre, accroître le

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!