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<strong>PAUVRES</strong> <strong>BOUGRES</strong><br />
1
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE<br />
OUVRAGE TROIS EXEMPLAIRES<br />
SUR ANTINQUE DE LUXE<br />
NUMÉROTÉS DE 1 À 3 ET<br />
TROIS CENTS SUR PAPIER<br />
ANTIQUE NUMÉROTÉS DE 4 À 303<br />
N° 257<br />
2
SINCÉRITÉ. – épuisé.<br />
MIETTE ET TOTO. – épuisé.<br />
POLYTE, roman. – épuisé.<br />
Du même auteur, à la même librairie.<br />
L’ÉPINGLE DE CRAVATE, roman.<br />
DES HISTOIRES<br />
Paraîtra prochainement :<br />
3
SAVINIEN MÉRÉDAC<br />
LAURÉAT DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.<br />
<strong>PAUVRES</strong><br />
<strong>BOUGRES</strong><br />
(NOUVELLES ET CONTES)<br />
PORT-LOUIS, ILE MAURICE<br />
THE GENERAL PRINTING<br />
& STATIONERY CY. LD.<br />
T. Escalapon, Administrateur<br />
1930<br />
4
A MON FILS CADET<br />
JE T’OFFRE CES QUELQUES HISTOIRES SANS PRÉTENTIONS. JE CROIS QUE<br />
TU LES AIMERAS COMME TU AIMAIS -- D'UN CŒUR SI FRATERNEL -- TES<br />
OUVRIERS ET TES MANŒUVRES, GENS SIMPLES, GROSSIERS PEUT-ÊTRE,<br />
MAIS SI MERVEILLEUSEMENT IMPOLLUS DE TOUTES NOS HYPOCRISIES<br />
BOURGEOISES. JE SAIS QU'ILS T'ONT SOUVENT CONSOLÉ DES DÉCEPTIONS<br />
QUE TU RENCONTRAIS AILLEURS; ET JE DEVINE QUE C'EST A EUX, LES<br />
<strong>PAUVRES</strong> <strong>BOUGRES</strong> -- LES BRAVES <strong>BOUGRES</strong>! -- QUE TU DOIS D'AVOIR ÉTÉ<br />
PRÉSERVÉ D'UNE TOTALE ET PRECOCE MISANTHROPIE. QU'ILS EN SOIENT<br />
BÉNIS!<br />
5<br />
S.M
AZAZEL<br />
I<br />
6<br />
Celui que le sort aura désigné comme<br />
Azazel, il le présentera vivant devant le<br />
Seigneur.<br />
----------------------------------------------------<br />
Après qu'il aura purifié le sanctuaire,<br />
le tabernacle et l'autel, qu'il offre alors<br />
le bouc vivant;<br />
Et les deux mains posées sur sa tête,<br />
qu'il confesse toutes les iniquités des enfants<br />
d'Israël, tous leurs délits et tous<br />
leurs péchés; et, les appelant sur sa tête,<br />
il l’enverra dans le désert, par un homme<br />
choisi pour cela.<br />
Lévitique, ch. XVI, 10, 20, & 21<br />
A l'ombre du mur très haut, ils sont là, dix ou douze, qui causent avec animation; parmi les<br />
vareuses bises, marquées en tous sens de matricules qui les font ressembler à des emballages<br />
maritimes, plusieurs uniformes de repris de justice : camisoles et pantalons mi-partis, percale<br />
bleue et toile écrue. C'est le groupe des mauvaises-têtes, des félones ; l'écume du courant qui,<br />
à travers le bagne, roule pêle-mêle détrousseurs, rapineurs, recéleurs, petits incendiaires,<br />
artistes du bâton et du couteau. Le fleuve passe... Ceux-ci restent, ou reviennent: récidivistes<br />
impénitents ou grands criminels, escrocs d'envergure, malandrins et truands, défonceurs de<br />
boutiques et de crânes, chefs-de-bande, assassins miraculeusement préservés de la corde.<br />
Ce soir, donc, on palabre ferme. C'est que les nouvelles, voyez-vous, trouvent un chemin<br />
jusqu'au fond même des prisons de Beau Bassin; et l'on a su que, hier, Ravageur a été<br />
condamné à mort. Son pourvoi en grâce ? Personne n'a de doutes là-dessus. On connaît la<br />
carrière de Ravageur : la Police défiée pendant cinq ans, une troupe organisée, une douzaine<br />
d'assassinats dont le dernier est le plus odieux: une fillette de huit ans, égorgée à la Montée<br />
Gaston pour lui voler sa fortune: trente-huit sous, juste trente-huit sous!<br />
Non, son pourvoi en grâce, à celui-là, ça fait rire!
-- Le malheur, c'est qu'on trouvera un cochon pour le pendre!<br />
-- Eh! Toi là, Grosoreilles, celui qui pend, on le « largue» ; la liberté, c'est une bonne chose,<br />
oui !<br />
-- Fant-d'garce! Cria Grosoreilles, tu serais prêt à «travailler» bourreau, toi ?<br />
-- Moi? Qui a dit ça ?<br />
-- Tu avais l'air ...<br />
-- Mais toi-même, Grosoreilles, est-ce que tuas fait tant d'embarras, pour couper le cou de ton<br />
tailleur madrasse ?<br />
-- Ça c'était une autre affaire: c'était pour l'honneur !... Mais «travailler» pour la police !...<br />
Et Grosoreilles cracha.<br />
-- Vous croyez qu'on trouvera quelqu'un ? demanda un long « créole-malabare» qui venait de<br />
se joindre au groupe. Du nègre il avait le teint sombre et le nez obtus; mais tout le reste était<br />
indien, surtout les yeux : des yeux profonds et inquiets -- presque effarouchés -- en singulier<br />
contraste avec la truculence de tous ces autres regards.<br />
Grosoreilles l'interpella rudement:<br />
-- Eh! Toi-là, nation-tripes, qu'est-ce que tu viens foutre ici ?<br />
Il le toisait, goguenard et méprisant ; du coin de ses lèvres pincées, il lança un nouveau jet de<br />
salive. Puis il reprit:<br />
-- Trouver un bourreau?... Sûr qu'on trouvera un bourreau. On a toujours trouvé. Toi-même,<br />
je te dis, si l'on te proposait…<br />
L'homme protesta. Peut-être protesta-t-il trop bien?<br />
Alors Grosoreilles, haussant les épaules: - Reste tranquille, don, Bagahnn ! Toi, ou bien un<br />
autre! Dileauçaud ne sera pas en peine: il connaît toutes les vermines de la prison.<br />
7
II<br />
BAGAHNN est en train de sarcler le jardin du Surintendant -- Dileauçaud, pour les bagnards.<br />
Depuis hier au soir, ça lui trotte en tête, cette histoire-là! Si l'on pensait à lui, hein? Ah!<br />
Sûrement, qu'il dirait oui !... Pendre un Ravageur, qu'est-ce que ça peut lui faire? Il n'est pas<br />
comme Grosoreilles et sa bande, lui, pas comme ces farauds du crime, pour qui Ravageur est<br />
un bon Dieu et qui veulent être plus malins que la Police!<br />
Ravageur ou un autre, ça ne lui fait rien!<br />
Être appelé le compère de la Police ?<br />
S'il devait rester dans la prison, on lui rendrait la vie insupportable... Mais, dehors, qui le<br />
connaîtra? Et puis, dehors, être du côté des gabelous, eh! Ben, ça ne peut lui faire que du<br />
bien!...<br />
Dehors!<br />
Être dehors, ça c'est une chose à laquelle il peut à peine rêver! Voilà tout-à-l'heure cinq ans<br />
qu'il est là, «fermé », dans cette cage! Cinq ans! C'est donc encore quinze ans qui lui restent à<br />
faire !… Jamais ça ne finira!<br />
Encore, longtemps, on «cassait du macadam» sur le bord du grand chemin; c'était un<br />
semblant de liberté sous la surveillance des gabelous au fusil chargé. Mais, à cette heure,<br />
mofine! On travaille dans la prison même !<br />
Assez souvent, quand il était en corvée près du bureau il a vu s'ouvrir les portes doubles; ce<br />
n'est pas une petite affaire: il y a des sentinelles, il y a des échanges d'ordres, des cliquetis de<br />
chaînes et de verrous, des heurts de crosses sur le pavé. La première porte se referme avant<br />
que s'entrebâille la seconde; on ne voit pas un bout de la route, ni le vert des arbres qui<br />
doivent être là, tout près ... Votre regard même reste en prison.<br />
Deux fois seulement il a été détaché en service vers la gare de Beau Bassin, sous bonne<br />
escorte. Il est revenu comme soûlé de grand air. Après ces voyages, l'envie lui est même<br />
venue de tenter une évasion. Aouah! Les murs sont trop hauts, son cœur est trop mou. Et si<br />
l'on vous reprend, c'est la camisole blanche et bleue, la discipline plus terrible. Non, son cœur<br />
est trop mou !<br />
Et pourtant, être libre ! ...<br />
8
Alors il a été très docile, dans l'espoir de rogner sur sa peine quelques mois, quelques années;<br />
les geôliers l'ont distingué: à cause de sa conduite exemplaire, on lui donne des travaux<br />
faciles. Dileauçaud lui-même a remarqué que Bagahnn soigne très bien les légumes; alors,<br />
souvent il le choisit pour cette corvée qui n'est pas désagréable. Et ça fait un petit peu d'argent<br />
que l'on conserve à son compte; comme ça, quand il sortira il n'aura pas les poches vides.<br />
Bagahnn ne tient pas à l'argent; Bagahnn l'aime seulement à cause de la paresse qu'il permet,<br />
la paresse au grand air, au grand soleil, dans la brise. La paresse en prison, c'est de l'ennui:<br />
donc, autant travailler; surtout quand la tâche n'est pas trop « raide».<br />
La paresse, le vagabondage du Poste Lafayette à la Baie du Tombeau! Il a trop aimé cette vie-<br />
là, et c'est ça qui l'a conduit ici, pout tant d'années. Le crime n'était pas du tout dans ses goûts;<br />
il n'avait pas l'ambition qu'il faut, ni le courage ... Rapiner, marauder... même, dévaliser une<br />
boutique de chinois par ci, par là, en douceur, pour se garnir les poches et la tante et pouvoir<br />
flâner ensuite, pendant un mois! Ça, ça lui va comme un gant.<br />
S'il avait tué, c'était par peur. Pourquoi ce sacré vieux chinois s'était-il réveillé ? Pourquoi<br />
s'était-il jeté sur lui, Bagahnn, avec son grand couteau à trancher la viande salée? Ah!<br />
Certainement, Bagahnn avait eu peur, atrocement peur; et il n'a jamais su à quel moment la<br />
barre du contrevent s'était trouvée dans ses mains, par quel aveugle sursaut d'énergie il l'avait<br />
abattue droit devant lui, de toutes ses forces -- juste à temps: le couteau du Compère avait<br />
dévié et Bagahnn se trouva quitte pour une grande blessure à la main gauche, dont un doigt<br />
avait été « sauté», net.<br />
Le Chinois, lui, s'était écroulé, le crâne ouvert. Tant pis! Quelle idée, aussi, de ne pas se<br />
laisser voler tranquillement?<br />
Bagahnn avait fui, jusqu'au bord de la mer, comme un fou. II avait réussi à se cacher. Pendant<br />
trois mois, il demeura introuvable: est-ce qu'il ne connaissait pas tous les trous, tous les<br />
buissons, toutes les touffes d'aloès, chaque fourré de vieilles filles ou de mangliers de la<br />
Rivière du Rempart et du Mapou?<br />
Mais son signalement avait été affiché aux postes de police, et même son portrait. Le<br />
gouvernement promettait beaucoup d'argent à qui le ferait découvrir.<br />
Un jour, comme il s'était aventuré jusqu'à la boutique de Bras d’Eau pour acheter un peu de<br />
riz, il se trouva face à face avec un de ses anciens complices; l'autre le regarda sans rien dire,<br />
et s'esquiva. Après ce regard-là, Bagahnn s'était senti perdu. Il multiplia les précautions, ne<br />
dormant pas deux fois de suite dans le même gîte, apprêtant de fausses pistes, ne se déplaçant<br />
qu'à la nuit noire. Mais, quand même, il n'avait plus confiance ; quelque chose l'avertissait<br />
qu'un cercle se resserrait autour de lui, et un matin il se trouva cerné dans son repaire -- une<br />
9
de ses meilleures cachettes, cependant: un four à chaux ruineux, dont le gueulard disparaissait<br />
sous les frambroises-marronnes.<br />
Il ne fit aucune résistance ... A quoi bon ? Il comparut devant le magistrat, en de nombreuses<br />
séances; puis, ce fut la cour d'assises.<br />
Allez faire croire à un jury la vérité sur une affaire comme ça! C'est tout juste si son avocat-<br />
un petit avocat de quatre cashs, nommé d'office -- a pu le sauver de la potence!<br />
Pas de potence, mais vingt ans de travaux forcés! C'est long, vingt ans. On était un jeune-gens<br />
insouciant, alerte, content de vivre; quand on sortira- si l'on sort- vos cheveux seront blancs,<br />
les rhumatismes vous auront cabossé ... et la vie aura perdu son goût de miel !<br />
Ah ! Oui, pourvu que Dileauçaud pense à Bagahnn! S'il osait, il s'offrirait; la tentation lui est<br />
venue d'essayer de négocier ça avec Lassommoir, le chef geôlier; mais s'il n'est pas accepté et<br />
si la chose s'ébruite ...<br />
Pendre Ravageur? Ça ne doit pas être difficile. Il est vrai qu'il faut d'abord lui attacher les<br />
mains... S'il résistait? Bah ! On a des aides ... Non, ça ne doit pas être difficile du tout.<br />
Bagahnn ne sait pas comment on s'y prend; mais la Police doit tout préparer; il est sûr que ça<br />
doit être très facile!<br />
10
BAGAHNN a été conduit aux Prisons du Port.<br />
III<br />
Avec l'aide qu'on lui a adjoint, il s'exerce à pendre des sacs de sable. C'est facile, facile «<br />
même »: on passe une corde, on pousse un bâton; clic! Le sac est pendu.<br />
On recommence.<br />
Demain matin, ça ne sera pas plus difficile que ça: une corde passée, un dédic ; un homme est<br />
pendu.<br />
Un sac de sable? Ravageur? Quelle différence ?<br />
11
IV<br />
Ca s'est passé si vite et si simplement, que Bagahnn en est encore étourdi.<br />
Il se rappelle seulement qu'il faisait bien froid, dans le «grand-matin»; et que le prêtre qui<br />
accompagnait Ravageur tremblait comme s'il avait la fièvre.<br />
Ravageur, lui, levait les yeux vers le ciel, où flottait un petit nuage blanc. Il avait l'air de ne<br />
rien voir. Les aides l'avaient lié sans aucune peine. On l'avait conduit sur la trappe ...<br />
Et puis, l'Inspecteur avait fait un petit signe: Bagahnn avait poussé le bâton… Fini!<br />
Et maintenant, il est là, à la porte de la Prison, vêtu d'un complet neuf en toile zézère, coiffé<br />
d'un chapeau pareil, avec cinquante roupies dans la poche -- oui, il a compté, dix billets de<br />
cinq roupies!<br />
D'abord, il a eu de la peine à se retenir de courir; courir, pour fuir la prison; courir, pour<br />
essayer sa liberté. C'est étrange de songer qu'il peut marcher dans la rue, comme tout le<br />
monde, sans être escorté; qu'il peut aller où il veut, aussi loin qu'il veut, vite ou lentement,<br />
selon son caprice. Oui, il va courir!<br />
Mais courir où? Le voilà hésitant, déshabitué du libre espace. Pourtant, en avait-il fait des<br />
projets pour ce moment où la porte de la prison s'ouvrirait...<br />
Par une suite d'efforts, il les retrouve dans sa mémoire, comme un homme ivre finit par<br />
retrouver son nom. C'est ça; il va d'abord au Bazar. Au Bazar, on trouve de tout: le tabac<br />
Thuon-Yon et le papier Job, les fruits, les gâteaux poutous, aussi bien que les chemises en<br />
grosse cotonnade et un cameli pour la nuit.<br />
Pendant qu'il fait ses emplettes, des gamins l'entourent, le regardent sous le nez. Est-ce le<br />
complet neuf en toile zézère ? Est-ce la liasse de billets?<br />
La curiosité, même bienveillante, gêne un peu Bagahnn.<br />
Mais voici que les enfants se mettent à rire, en se parlant dans l'oreille et en se donnant de<br />
grandes bourrades ...<br />
-- To fou, don!<br />
-- Mo dire-toi li-même!<br />
Et l'un des gosses, s'étant éloigné à bonne distance, crie, par pure espièglerie peut-être:<br />
-- Bourreau, zot! Guette bourreau! Sa main tendue désigne Bagahnn, qui a vacillé sous le<br />
choc.<br />
12
-- Bourreau ! tchiou ! tchiou ... Bourreau !! Reprend le chœur des gamins, enhardis à mesure<br />
que Bagahnn perd contenance.<br />
Les échoppes se vident. Le Bazar est ameuté autour du malheureux « créole-malabare» qui, se<br />
resaissisant, essaye de faire face. Mais un débardeur lui arrache son chapeau. C'est bien ça: le<br />
crâne rasé du forçat! Et comme il a levé la main gauche pour parer le premier fruit pourri<br />
lancé vers son visage, quelqu'un remarque:<br />
-- Aïo zot ! Bagahnn, ça !... Guette so tit-lédoigt qui li napas ennan!<br />
-- Bagahnn, bourreau! Tchiou-là !<br />
Bagahnn voudrait se défendre, protester, tenir tête à l'orage ... Aouah ! Il ne peut pas;<br />
maintenant, surtout, que son nom a été prononcé! Cela l'a frappé de stupeur.<br />
-- Bagahnn, Bagahnn, bourreau!<br />
Ah! Ce pauvre cœur trop mou de Bagahnn ! « Malbare, nation tripe » ! Les bons « créoles»<br />
ont raison ...<br />
Pleuvent sur lui peaux et noyaux de mangues, pelures de bananes et d'ananas, toutes les<br />
épluchures prises aux poubelles ou ramassées au coin des étaux.<br />
Bagahnn ploie les épaules; il cherche un passage, un trou, une fissure dans cette foule, par où<br />
se glisser. Il fonce n'importe où, à l'aveugle, et méprisante la cohue s'ouvre devant lui. Il fuit.<br />
Il fuit, et c'est aux Prisons Centrales qu'il vient prendre asile, traînant après lu~ un cortège<br />
ironique et bruyant, acharné à conspuer le bourreau sans savoir pour... quoi, si c'est parce qu'il<br />
est le bourreau, ou parce qu'il a de l'argent, ou parce que c'est si bon d'insulter qui ne se<br />
défend pas.<br />
Bagahnn a supplié qu'on lui fasse cadeau d'un vieux complet usagé, haillonneux, -- peu<br />
importe- et qu'on le laisse sortir par quelque poterne secrète, après la nuit tombée.<br />
Il se cachera, il se fera oublier -- puisqu'il faut qu'un bourreau se fasse oublier. Se cacher? Il a<br />
bien su se cacher; il rapprendra. Il a de l'argent. C'est facile de se cacher, quand on a de<br />
l'argent et que la Police ne vous recherche pas.<br />
13
V<br />
DU temps a passé; quelques mois; trois, peut-être quatre.<br />
Bagahnn est sec... Il va falloir essayer de gagner sa vie.<br />
Par petites étapes, il s'est éloigné le plus loin qu'il a pu de la région où il est connu; marchant à<br />
travers bois pendant la journée, le long du grand chemin la nuit, gîtant ici un jour, une<br />
semaine là, il est parvenu jusqu'à ce canton de GaulettesSerrées qui est le bout du monde,<br />
comme chacun le sait. Zens Quat'-Cocos, Zens Gaulettes-Serrées, ça se vaut: des gens bébêtes<br />
même, des gens qui ne « connaissent pas leur main droite d'avec leur main gauche! »<br />
Ce n'est pas ici qu'on a dû entendre parler de Bagahnn, hein! Encore moins y a-t-il de chances<br />
qu'on le reconnaisse!<br />
Dans le bas-fond, entre les montagnes, l'Usine vient de commencer à écraser les cannes.<br />
Bagahnn ira offrir ses services.<br />
L'entrepreneur qui assure le chargement de la chaine-a-cannes a bien voulu de lui. Certes,<br />
c'est dur de se courber sur les wagonnets pleins, d'y enfoncer les deux bras, de ramener un<br />
gros « paquet » que l'on serre contre sa poitrine avant de le jeter sur le transporteur, puis de<br />
recommencer, de recommencer toujours! Les reins se fatiguent vite, faute d'habitude; et si<br />
l'on s'arrête un moment en faisant semblant de dresser sur la chaîne les cannes qui sont déjà<br />
droites, le sirdar vous accable d'injures; et, après le sirdar il y a l'entrepreneur; et après<br />
l'entrepreneur, le colombe du moulin qui gueule: «Chargez! Chargez!... Eh! Chargez la<br />
chaîne!»<br />
Une ou deux fois par jour, Barka-Sahep passe aussi, qui hurle plus fort que le colombe:<br />
«Chargez, chargez la chaîne !» Barka-Sahep a de grosses guêtres de cuir, une grosse<br />
moustache rouge, une grosse figure rouge, de gros yeux pâles; et quand il tire son casque<br />
pour s'éponger le front, on voit des cheveux qui brûlent comme des flammes.<br />
-- Chargez! Chargez la chaîne! Eh! Chargez!<br />
Quand même, peut-être que Bagahnn -- non, il s'appelle maintenant Babou -- peut-être que<br />
Babou pourra se faire à cette besogne, à cette fatigue. Ça l'embêterait, d'être obligé de<br />
recommencer à voler; il a trop peur de la prison surtout de la prison de Beau Bassin, et de<br />
Grosoreilles, et des autres !<br />
14
Au bout de plusieurs journées, ses reins se sont assouplis un peu. Il ne sent plus sa fatigue;<br />
c'est qu'il est plongé dans un bain de lassitude, où un peu plus, un peu moins, ça ne compte<br />
pas ... Et lui, qui avait rêvé de libre vagabondage au soleil du Bon-Dieu !... Ah ! Ben, tant pis;<br />
il tiendra tant qu'il pourra. Dès qu'il aura quelques roupies, il reprendra le chemin du pays<br />
qu'il connaît si bien: le nord de l'Ile. Il a eu tort, après tout, de venir ici ... c'est une peur bête,<br />
la peur qui l'a poussé. Qui ça qui pense à lui, maintenant ?... Et puis, même si on le<br />
reconnaissait! Les bitacois ne sont pas mauvais comme les vauriens du Port!...<br />
Midi coule comme du plomb fondu dans le creux de son dos, dans la mœlle de tous ses os. Un<br />
moment, il se redresse; et, « un petit coup même », il étend les deux bras comme pour «tirer»<br />
hors de lui la torpeur qui l'envahit.<br />
Son voisin a regardé sa main gauche, ainsi proférée et, tout de suite, a laissé retomber dans le<br />
wagon sa brassée de cannes. Il dévisage un moment Bagahnn qui s'est remis au travail; puis<br />
à son tour il se penche sur les cannes.<br />
Voyons! Ce n'est rien ... Pourquoi Bagahnn éprouve-t-il ce petit frisson qu'il connaît bien,<br />
maintenant? C'est souvent comme ça : il a peur, toujours peur ... peur de rien.<br />
Le voisin besogne de nouveau, mais distraitement -- comme quelqu'un qui poursuit un<br />
souvenir difficile à rattraper. Tout d'un coup il s'arrête. Longuement, il regarde Bagahnn.<br />
Enfin, dressé sur son wagonnet, il brandit une canne.<br />
-- Bagahnn, ça! ... Bourreau, bourreau! L'usine s'est vidée. Cent Malabares ont entouré la<br />
chaîne en criant:<br />
-- Mahr ! Mahr! Bourreau!<br />
Autour de lui s'est levée une forêt de cannes portées à bout de bras, et les premiers coups l'ont<br />
terrassé avant que le colombe-moulin ait pu arriver à son secours et Je mettre en sûreté,<br />
provisoirement. Mais il a fallu que Barkah-Sahep lui-même quitte son déjeuner pour venir<br />
rétablir l'ordre. Les hommes ont posé leurs conditions : ils reprendront le travail lorsqu'on<br />
aura chassé le bourreau; Barka-Sahep, qui est terrible mais faible, a cédé.<br />
Il a donné l'ordre de payer le faux Babou; de le faire reconduire par deux gardiens jusqu'au<br />
balisage de la propriété pas du côté de la route, mais du côté de la montagne, ainsi que<br />
Bagahnn lui-même l'a demandé.<br />
A la traversée du camp, les femmes le couvrent de huées et d'insultes; même les plus vieilles<br />
sont sorties sur leur seuil pour lui jeter des malédictions à travers leurs gencives édentées.<br />
Bagahnn ne comprend pas.<br />
Pourquoi ce déchaînement de haine et de mépris contre lui?<br />
Parce qu'il a pendu Ravageur? Parce qu'il a poussé un levier?<br />
15
Ravageur! Est-ce que tous ces gens-là ne tremblaient pas dans leur peau, tout le temps que<br />
Ravageur pillait les maisons, trouait les ventres, cassait les têtes? Eh! bien, on les a<br />
débarrassés de Ravageur; et c'est pour ça qu'ils vous insultent, qu'ils veulent vous tuer ?<br />
Et ce bâton! Est-ce que c'est lui, Bagahnn, qui a inventé cette machine, lui qui a dressé<br />
l'échafaud, lui qui a acheté la corde? Il a poussé le bâton. Qu'est qu'il y a de mal, qu'est-ce<br />
qu'il a fait qui soit mal? Ce bâton, puisqu'on avait monté toute la machine, ce bâton, il fallait<br />
bien que quelqu'un le pousse: lui ou un autre, un autre ou lui? Qu'importe?<br />
Barka-Sahep lui-même avait un air dégoûté pour lui parler, pour le regarder; et le comptable!<br />
En lui jetant son argent, de quelle voix il a crié: «Voilà, bourreau!»<br />
Alors, les blancs aussi?... Pas seulement les garnements du Bazar et les Malabares de l'usine?<br />
Est-ce que ce ne sont pas les Blancs mêmes qui arrangent tout ça : police, jury, potence? Les<br />
Malabares peuvent crier, peuvent battre, peuvent tuer bonavini; mais les Blancs devraient<br />
savoir, eux!<br />
Non! Bagahnn ne comprend pas! Est-ce qu'il va être comme ça repoussé de partout, vomi de<br />
partout, forcé de reprendre sa vie ancienne, sa vie de vagabondage et de truanderie?<br />
16
VI<br />
PAR la brousse, par les sentiers de la montagne, Bagahnn a gagné Cure pipe. Il a pensé qu'il<br />
serait peut-être plus facile de se perdre au milieu des hommes, là où il y en a beaucoup.<br />
Il faudra trouver de l'ouvrage; ce serait peut-être mieux de s'employer au jour le jour,<br />
changeant de bourgeois et même de logis, passant du camp Franqui au camp Fouquereaux.<br />
Un jour, deux jours, deux semaines, on ne le reconnaîtra pas. Seulement, il ne faudra pas<br />
rester trop longtemps « dans la même place ».<br />
Il s'est fait embaucher comme vidangeur. Oui, c'est un travail bien misérable, qui vous<br />
brouille le cœur quand on n'est pas habitué. Mais ça se fait la nuit, à la lumière discrète de<br />
fanaux somnolents; les soirs de clair de lune, on courra plus de risques; enfin, il faut tenter sa<br />
chance.<br />
Bagahnn n'eut pas à attendre le premier clair de lune; cela arriva, un soir de marée noire -- au<br />
bout d'une semaine, tout juste.<br />
Des hauts de Curepipe, en lente procession, revenaient les charrettes chargées; il marchait<br />
près de la sienne. Un sirdar cria:<br />
-- Hé! Leutchmann, quel côté tu es?<br />
Et, à grandes enjambées, il dépassait les charrettes, cherchant Leutchmann, levant son falot à<br />
hauteur de visage. Dès que la lumière eut atteint Bagahnn, le sirdar s'arrêta, ne pensant plus à<br />
Leutchmann. Il scruta la figure; il semblait chercher quelque chose dans sa mémoire. Enfin il<br />
cria, brutal:<br />
-- Montre ta main gauche!<br />
Et Bagahnn eut tout juste le temps de se garer du bâton que le sirdar avait levé sur lui.<br />
-- C'est Bagahnn! Bagahnn-le-bourreau!<br />
La puante procession s'était arrêtée; seuls les charretiers restaient à la tête de leurs bêtes; tous<br />
les autres, déménageurs: de «bailles» et nettoyeurs de latrines, étaient accourus; ils<br />
entouraient Bagahnn qui entendit de nouveau autour de lui les cris homicides: « Mahr!<br />
mahr!»<br />
Quelqu'un proposa de l'attacher derrière une charrette et de le ramener à l' « Établissement»<br />
pour le noyer dans la fosse au fumier. On chercha des cordes, des liens quelconques.<br />
17
Mais le sirdar réfléchit. Non, ça ferait des histoires; mieux valait lui laisser une chance, à<br />
condition qu'il s'en aille, ensuite; qu'on ne le voie plus jamais, jamais. Et, avant qu'il parte,<br />
chaque homme pourrait lui donner un coup de poing, ou un coup de pied, ou un coup de «<br />
sangle» , comme adieu. Pour commencer, on va lui verser sur la tête une tinette pleine.<br />
Bagahnn s'enfonce dans la nuit.<br />
Il a été droit à la Rivière du Mesnil où il s'est lavé. Laver l'ordure dont on l'a barbouillé,<br />
baigner ses membres douloureux, ça c'est possible. Mais qui lavera son esprit des ténèbres<br />
qui l'enveloppent, qui rafraîchira son cœur?<br />
Il ne comprend toujours pas. Non, il ne réussit pas à comprendre. Est-ce que de Ravageur et<br />
de lui, c'est lui le criminel ? Qu'est-ce qu'il a fait, pour mériter ce mépris; cette haine qui lui<br />
barre le chemin partout où il veut aller? Qu'est-ce qu'il a fait? Il a passé une corde, il a poussé<br />
un bâton, une trappe s'est ouverte.<br />
Est-ce que c'est lui qui a mené Ravageur sur cette trappe-là? Mais la Police, alors, et le<br />
Procureur Général, les Jurés, le Juge, tous ces gens-là qui sont à dormir tranquilles dans leurs<br />
lits, est-ce qu'on les méprise, eux? Est-ce qu'on les hait? Les honneurs pour eux, pour<br />
Bagahnn la honte. Pourquoi ? Et les témoins, les complices qui ont vendu Ravageur, les<br />
complices qui l'ont accablé sous leur témoignage... Est-ce qu'on pense à eux? Qui les<br />
inquiète? L’affaire jugée, on a oublié leurs noms. Alors?<br />
Alors, pourquoi cet acharnement contre lui, Bagahnn, contre lui, le bourreau ? Est-ce que c'est<br />
la justice, ça ?<br />
La justice? La justice des hommes ?<br />
Comment Bagahnn comprendrait-il que, pour cinquante roupies, il a entrepris de charger sur<br />
son dos, sur ses épaules, de porter partout avec lui leur peur de ce qu'ils ont osé, la honte de ce<br />
qu'ils ont accompli dans l'ombre, sournoisement, en cachette!<br />
Bagahnn renonce à comprendre. Mais il sait maintenant; il sait que ce sera toujours, que ce<br />
sera partout la même chose ...<br />
Qu'est-ce qu'il va faire? Qu'est-ce qu'il va devenir?<br />
Recommencer sa vie de vacarneur, vol ici, rapine là-bas? Ça ne lui dit plus rien, ce métier-<br />
là... Il y a des Chinois qui se défendent... S'il est obligé, pourtant? On ne peut pas vivre sans<br />
manger.<br />
Peut-être serait-il mieux d'en finir une bonne fois ? Un bout de corde, la branche de ce<br />
telfayria, tout près ... En pensant à ces choses, Bagahnn étreignait son langouti, pour le<br />
sécher. Entre ses mains, la bande de toile se tordait en un gros câble blanc. Il frissonna: c'était<br />
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le froid, de la nuit; c'était aussi autre chose, comme une bête glacée qui rampait le long de son<br />
dos, jusqu'aux épaules. Quand les Malabares sont trop fatigués de la vie, ils se pendent, pas<br />
vrai? C’est dans leur sang, ce geste-là!<br />
Il poussa jusque sous l'arbre une grosse pierre sur laquelle il monta. Ses mains tremblaient en<br />
attachant à la branche la toile roulée. Ça serait facile: un nœud autour du cou, un coup de pied<br />
à la « roche», une chute dans le vide. Pas de trappe, pas de bâton à remuer. Fini!<br />
Mais non! Ça n'est pas facile du tout. Les mains de Bagahnn refusent de nouer le nœud qui<br />
délivre. Jamais il ne pourra. Son pauvre cœur, son cœur trop mou, veut vivre.<br />
II saute à bas de la « roche» laissant se balancer doucement dans la nuit le ruban pâle pendu à<br />
l'arbre. Il fuit; pas bien loin là même là, à quelques pas; il s'assied au bord de l'eau; il regarde<br />
son langouti qui lui fait des signes. Il grelotte.<br />
Alors, est-ce qu'il va continuer de vivre?<br />
Il sait bien que c'est impossible, qu'il ne faut pas, puisqu'au fond de lui-même quelque chose a<br />
décidé de mourir. Mourir, c'est difficile, oui!... Il faudrait alors que quelqu'un vous tue. Ah!<br />
Ce cœur trop mou de Bagahnn! Ses dents claquent C'est le froid de la nuit; autre chose aussi:<br />
peut-être le froid de l'eau, qui est tout près, qui fait son tapage de cascade sans s'occuper de<br />
Bagahnn?<br />
« Par-en-bas » de la cascade il y a le Bassin-Louloup: un trou noir, entre des rochers droits.<br />
Jamais le Bassin-Louloup, ne rend ce qui y est tombé; ça, tout le monde le sait bien, c'est très<br />
sûr. On dit qu'il y a des cavernes sous l'eau; et le jour on voit de grands tourbillons d'écume,<br />
de l'eau qui bout comme dans une marmite sur le feu; et l'on devine aussi des herbes qui<br />
nagent, des lianes d'eau, qui doivent vous amarrer comme des bras d’hourite. Le soir,<br />
heureusement, on ne voit rien; le croissant n'est pas assez haut dans le ciel, au-dessus des<br />
murailles de jamrosas.<br />
On ne voit rien. On entend seulement l'eau qui pleure… ou qui se moque. Comme il fait<br />
froid !... Le froid de la nuit, le froid du Bassin-Lonloup!... Mais on ne voit rien. Alors,<br />
pourquoi trembler si fort ?... Puisqu'il est décidé qu'on ne peut plus vivre, voyons !...<br />
Un galet qui glisse sous le pied. Ploc!<br />
Baghann bondit en arrière. Ce bruit mou, si ordinaire, si petit, lui entre dans les oreilles, lui<br />
entre dans la tête, descend jusqu'au fond de son cœur.<br />
Allons, Bagahnn! Un petit moment de courage ... un « petit moment même »!<br />
Un corps glisse dans l'ombre; une ramille se casse, où s'accrochait au passage une main<br />
désespérée, révoltée contre la mort. ....<br />
19
Le bourreau n'est plus. Le crime de la Société est noyé dans le Bassin-Louloup, qui ne rend<br />
jamais ses morts.<br />
Le bouc émissaire a disparu : Azazel s'est perdu dans le désert.<br />
20
BONHOMME DAVID<br />
21<br />
POUR MA PARRAINE DONT LE CŒUR<br />
EST SI TENDRE AUX MALHEUREUX<br />
BON HOMME David était bien las. Il venait de loin: de l'Immigration. Il poussait une<br />
charrette vide qui trébuchait aux crevasses du Pont Nicolay; les roues, rondes à peu près,<br />
voilées, mal suiffées, titubaient en grinçant; et les cahots lui secouaient les bras, lui cassaient<br />
les épaules. Ç'avait été encore plus dur à l'aller, pour transporter là-bas la bière de sa défunte<br />
bonne femme... Mais la douleur du moment n'est-elle pas toujours la plus cuisante, surtout<br />
pour les simples, qui ne se rappellent pas, qui ne comparent pas, qui souffrent seulement ?<br />
D'ailleurs, depuis des jours et des jours, soucis, chagrins, fatigues pleuvaient sur le pauvre<br />
vieux; ce n'était pas seulement la souffrance présente qu'il portait, mais aussi souffrance<br />
d'hier et la souffrance de l'autre jour et la souffrance de la semaine passée: une somme de<br />
souffrance sans cesse accrue.<br />
Il avait traversé un Port-Louis désert. Autour de la mosquée, les rez-de-chaussée<br />
claquemuraient leurs magasins tandis que les harems, à l'étage, semblaient encore plus dos<br />
que de coutume, plus défendus, plus hermétiques derrière les paupières abaissées de leurs<br />
jalousies. Dans le quartier chinois, même silence désolé; rue de l'Hôpital, rue de la Petite<br />
Montagne, rue Royale, tout était fermé: petites épiceries et grands bureaux, hôtels, fumeries<br />
d'opium, maisons de jeux. Les « compères» s'étaient repliés dans leurs arrière-boutiques où ils<br />
mouraient comme mouches.<br />
Jamais, même les dimanches, Bonhomme David n'avait connu la partie commerciale de Port-<br />
Louis si morne, si morte... Ah! Si fait cependant: ce soir de janvier où il l'avait entrevue en<br />
rentrant chez lui après l'Émeute, il y a bien neuf ans. Attiré au centre de la ville, il avait<br />
d'abord assisté aux événements en spectateur presque indifférent, amusé pourtant de voir en-<br />
foncer les bureaux des « grands-blancs, » casser leur plancher, jeter à la rue les beaux meubles<br />
vernis et des papiers qui valaient peut-être beaucoup d'argent, et que l'on déchirait à pleines<br />
mains. Peu à peu, l'âme contagieuse de la foule l'avait gagné; à son tour, il avait saccagé,<br />
brisé.
Mais la volupté de l'émeute ne s'était vraiment manifestée que l'après-midi, à l'heure du<br />
pillage des boutiques de Chinois ; ici, pas de rancune politique: l'assouvissement d'une haine<br />
de race et de classe -- haine du créole bon enfant et bon vivant, noceur, violent, gaspilleur,<br />
pour le Céleste cupide, énigmatique, dont les yeux bridés, gouailleurs, ne peuvent même pas<br />
vous regarder en grand; haine du client indigent à perpétuité pour le fournisseur lentement<br />
enrichi, nécessaire à son imprévoyance, providentiel même, et d'autant plus détesté;<br />
représailles des sous, des cinq sous, des dix sous, de toute la misérable richesse du pauvre<br />
accrochée par les ongles pointus au bout des longs doigts jaunes, grattée miette à miette, len-<br />
tement disparue par la fente du tiroir qui jamais ne s'entrouvre plus qu'une paupière -- une<br />
étroite paupière de Chinois! Et tout cet argent, en échange de mauvaise marchandise débitée<br />
avec parcimonie!<br />
C'était aussi l'accès gratuit aux barriques de rhum, aux bouteilles d'eau-de-vie: les libations à<br />
gueule que veux tu. Bonhomme David n'est pas un ivrogne; il « prend » bien un petit coup<br />
par-ci par-là, aux veillées, mais il ne se soûle qu'une fois l'an, religieusement: à la banannée.<br />
Ce soir de ribote, il était rentré complètement «dérangé» et bonne femme Phémie l'avait bien<br />
grondé.<br />
Arrivé à la rue Alépo, il déposa chez son propriétaire la charrette empruntée; puis s'en fut vers<br />
Saint-François, à travers cette partie bizarre du Faubourg de l'Est où des emplacements<br />
congestionnés, des bousculades de cahanons voisinent avec des terrains vagues envahis de<br />
pignons d'Inde et de raquettes.<br />
Ici, même vide, même silence que dans les quartiers de négoce : seulement, au bord du<br />
trottoir, un chien maigre assis sur son derrière; plus loin, vers la rue Bornéo, un groupe de<br />
ménagères guettant le passage problématique du marchand de lait, qu'il faut arrêter, dévaliser<br />
avant que son bidon soit tari. Elles ne bavardent pas; elles semblent inquiètes, étonnées d'être<br />
dehors; l'une tient une boîte vide de cigarettes, une autre, une casserole dont l'émail se<br />
craquelle.<br />
Bonhomme David demeure rue Coton, pas loin de l'église. Quatre murs lézardés, lépreux,<br />
crénelés par les éboulis, enclosent une assez vaste cour; au fond s'affaisse la maison<br />
principale, qui fut une « maison de maîtres» ; le toit a les reins cassés: on dirait une grande<br />
barque chavirée sur les brisants, la quille en l'air et rompue. L'armée des bardeaux est en<br />
déroute: ce ne sont plus des petits soldats bien disciplinés, bien alignés coude à coude, pour<br />
faire front aux intempéries ... Beaucoup ont déserté; ceux qui tiennent encore sont des<br />
vétérans barbus de mousse, déjetés, caducs: le premier souffle les emportera. Certains<br />
locataires ont remplacé les fuyards par des morceaux de fer-blanc pris à des bidons d'huile, et<br />
22
les grandes marques en vogue historient d'une chimère rouge ou d'une étoile verte la toiture<br />
ruineuse. D'autres, plus paresseux, plus bohèmes, ont négligé de boucher les trous et il arrive<br />
que, par les nuits claires, la lune vienne argenter leurs pauvres rêves. La varangue, dont deux<br />
colonnes trapues supportent l'argamasse a été compartimentée : cela a fait trois pièces qui<br />
privent d'air et de lumière les chambres intérieures; mais chaque mois, neuf roupies de plus<br />
tombent: dans le tiroir du logeur.<br />
Ceux qui habitent la grand'case sont les moins pauvres d'entre les pauvres; le loyer est plus<br />
cher: presque chaque chambre possède un lit en papier-maché, parfois une chaise ... Mais<br />
Bonhomme David sait bien que sur chaque lit sont étendus en travers trois, quatre malades:<br />
l'un appelle l'air avec des halètements de soufflet, l'autre délire; un troisième, n'en pouvant<br />
plus de vivre, se laisse glisser à la mort sans résistance, sans épouvante, sans anxiété, sans<br />
intérêt... Ah! Il n'y a que des degrés dans la misère : pour les malheureux, ce sera toujours le<br />
temps margose, ce temps margose que David a presque connu et dont son «grand-monde» avait<br />
conservé un souvenir si amer.<br />
Par la brèche d'entrée, depuis longtemps veuve de «porte-d'entourage,» le vieux pénètre sur le<br />
pavage inégal jointoyé d'herbes folles. Contre les murs de clôture s'appuient des cageots<br />
édifiés au hasard des matériaux de rencontre. A les regarder, soudain Bonhomme David se<br />
rappelle un voyage qu'il fit à Curepipe, (oh! il y a bien longtemps) lorsqu'il était pion dans un<br />
bureau: il avait été « souhaiter l'année » à son, bourgeois et il avait vu là-bas des choses qu'il<br />
ne croyait pas possibles; il se souvient maintenant que les chiens de son blanc étaient mieux<br />
logés que les pauvres gens d'ici.<br />
Sa case est toute en fer-blanc rouillé; on y rôtit le jour, le soir on y grelotte; il faut qu'il se<br />
baisse pour y entrer, bien qu'il ne soit pas très grand, et que l'âge J'ait cabossé. Dans la<br />
chambre unique, une paillasse est posée à-même le pavé; sa fille Zélie l'occupe. Elle l'occupe<br />
seule, maintenant, puisque la vieille Phémie est partie ce matin et que son enfant à elle, Mimi,<br />
une belle jeunesse de dix-huit ans, est morte la semaine passée. Zélie est en convalescence et<br />
le bonhomme s'assure que rien ne lui manque: à son chevet, sur une caisse, sont disposés un<br />
bol et une assiette creuse ; le bol contient une infusion de thé faite à froid c'est plus<br />
économique: les pailles peuvent servir un plus grand nombre de fois; et puis comme il est<br />
difficile de trouver du bois, de faire du feu quand tout le monde est à terre! Dans l'assiette,<br />
une bouillie d'arrow-root à l'eau, une bouillie si claire qu'elle laisse transparaître les gerçures<br />
de la faïence.<br />
23
C'est là bien piètre chère pour vous remettre sur pied après cette terrible grippe qui vous vide<br />
comme un sac ... mais Zélie n'est quand même pas à plaindre, tant d'autres n'en ont pas autant<br />
qu'elle!<br />
La route, les émotions, ont fait à Bonhomme David un grand trou dans l'estomac; il atteint sur<br />
une tablette la demi-assiettée de riz froid économisée sur la faim d'hier au soir; il lui reste<br />
aussi deux piments et un peu de sel, qu'il écrase ensemble en y ajoutant beaucoup d'eau et il<br />
répand sur son riz la liqueur brûlante. Assis sur une autre caisse vide, le bonhomme mange; il<br />
mange posément, lentement, comme quelqu'un qui sait le prix du manger el qui veut jouir de<br />
son plaisir. D'un geste non dépourvu d'élégance les doigts de la main droite, rassemblés en<br />
cuiller, puisent le riz et le portent à la bouche; entre les lèvres énormes, d'un palissandre à<br />
peine moins brun que celui de la face, les grains blancs glissent, que conduit le pouce replié.<br />
Son repas fini et son ventre encore creux, la moque d'eau bue, Bonhomme David se<br />
préoccupe de serrer les habits de dimanche qu'il porte depuis ce matin: ce sont une vieille<br />
jaquette décolorée, un pantalon rapiécé, reprisé, mais proprement tenu; combien d'hommes<br />
les ont usés avant lui ? Une seule fois, il s'est fait faire des frusques neuves: un complet en<br />
conjon reluisant, pour son mariage. Mais depuis, il s'est toujours vêtu de la friperie mise au<br />
rebut par les riches, fatiguée longtemps par les « créoles» du faubourg, et rachetée d'eux<br />
quand ils n'en voulaient plus.<br />
Les hardes ne sont pas commodes à plier bien; ça, c'était le travail de Phémie.<br />
Et, tout d'un coup David sent s:accentuer sa peine: il perçoit mieux l'absence de la vieille; ce<br />
n'est pas un grand chagrin... Non, un malaise plutôt, une inquiétude vague devant l'avenir,<br />
compliqué de menus soins dont il n'avait jamais eu le souci… une très vieille habitude dont il<br />
faut se déshabituer ... Il a éprouvé à peu près la même chose, il y a une dizaine de jours<br />
lorsque, l'argent se faisant trop rare, il a dû renoncer à chiquer.<br />
Étendu sur sa natte de vaquais, Bonhomme David se repose... Mais ce n'est plus ce repos<br />
hébété, blanc de pensée, auquel il était accoutumé. Les événements de ces derniers jours l'ont<br />
changé. Sous son crâne dur, feutré d'une courte toison spiralée comme de la bourre d'acier,<br />
quelque chose remue obscurément ... Il se souvient, il réfléchit. .. II revit ces quinze derniers<br />
jours d'angoisse.<br />
Zèlie a été la première atteinte, au début même de l'épidémie. A ce moment, un monsieur<br />
passait dans le quartier deux fois par jour, distribuant nourriture, médicaments et consolations.<br />
Personne ne le connaissait... d'où venait-il? Il arrivait le matin, portant de la graine de lin pour<br />
les cataplasmes, de la moutarde, de la térébenthine pour les frictions, de la quinine; il donnait<br />
aussi de la potion du « Board», qui réchauffait la poitrine et faisait cracher; et il exigeait que<br />
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l'on boive ça devant lui, car des gens sans scrupule avaient parfois volé les malades pour se<br />
soûler de la médecine, qui contient beaucoup de rhum. L'après-midi, il revenait avec de la<br />
soupe qu'il allait chercher à l'École de la Route des Pamplemousses transformée en<br />
dispensaire; avec du lait qu'il achetait près d'Abercrombie, à l'entrée de la ville. De temps en<br />
temps, il laissait derrière lui un peu d'argent... C'est lui qui avait soigné Zélie, et elle avait<br />
guéri.<br />
Pourquoi ce monsieur venait-il? Est-ce que les Blancs et les Noirs ont rien de commun?<br />
Bonhomme David avait toujours cru que non. Il avait toujours cru que le Blanc ne regarde<br />
pas le Noir, ne sait pas qu'il existe; à moins que ce soit pour cracher dessus. Ses chiens, ses<br />
chevaux, l'intéressent, il les soigne; mais pas le Noir ... Voilà ce que le vieux avait toujours<br />
pensé. Lui-même, n'aimait pas les Blancs; il n'était pas fâché, s'il arrivait malheur à<br />
quelqu'un d'eux. Ce n'était pas un mauvais homme; volontiers, il rendrait service à un voisin<br />
-- jamais à un Blanc, sans être payé ou sans espérer l'être --. Il rampait devant les Blancs, par<br />
atavisme d'esclave, mais il ne les aimait pas, ah non! Il ne les laissait pas non plus: c'était un<br />
effort trop grand pour lui, incapable de sentiments ou très hauts ou très bas. Des Blancs, il ne<br />
se rappelait que des duretés, des apostrophes comme « sale nègre», « bougre de noir », jetées<br />
à tout propos, sans méchante intention peut-être, mais qui portent, qui font mal, comme un<br />
doigt pressé sur une plaie toujours douloureuse, sur une marque au fer rouge, jamais<br />
cicatrisée ..<br />
Ce monsieur qui est venu à lui -- à eux, les Noirs- si simplement. .. Ça trouble sa vieille<br />
notion: chacun chez soi, chacun pour soi. Maintenant que son lourd cerveau se met lentement<br />
au travail, il perçoit qu'il n'a peut-être pas toujours été juste. Son bourgeois du bureau, par<br />
exemple: il était bien grognon, bien dur en paroles, c'est vrai... mais a-t-il jamais retenu une<br />
seule des amendes qu'il infligeait presque chaque jour à son pion trop bête et -- oui, c'est vrai -<br />
- bien paresseux? Et puis, lors de ce voyage à Curepipe, ne lui a-t-on pas servi une belle<br />
assiettée de riz, une de ces assiettées en pyramide que l'on donne aux nainaines dans les<br />
grandes maisons; et le « bouillon, » succulent cachait complètement le riz. De plus, il est<br />
revenu, le soir, avec deux roupies toutes neuves dans la: poche.<br />
Peu à peu, le vieux Mozambique est arrivé à réviser ses jugements ... tout cela, parce qu'un<br />
Blanc s'est enfin penché sur sa détresse.<br />
Pourquoi faut-il que le monsieur ait cessé de les secourir? II ne vient plus, on croit qu'il est<br />
lui-même malade ... Ah! S’il était venu, Phémie serait peut-être encore vivante -- et peut-être<br />
aussi Mimi, peut-être ...<br />
25
La grand'mère et la petite fil1e sont tombées en même temps.<br />
Lorsque Mimi a commencé de délirer, au troisième jour de sa maladie, son fiancé a trouvé<br />
trois roupies pour faire venir le Docteur. Le Docteur a hoché la tête d'un air peu rassurant; il a<br />
recommandé une bonne nourriture, beaucoup d'air, de la lumière, des couvertures épaisses ...<br />
Est-ce que les pauvres gens peuvent avoir tout ça?<br />
Avant qu'il parte, on l'a supplié de « constater» la bonne femme Phémie, qui battait la<br />
breloque elle aussi; il refusa: on ne l'avait payé que pour un malade… C'était juste, il avait<br />
raison, en somme ... Tout de même un conseil aurait peut-être sauvé la vieille !...<br />
Mimi avait été vite troussée; Phémie, faite d'un vieux bois plus résistant, a traîné davantage.<br />
Sa fin a été très douce; elle est morte sans qu'on s'en aperçoive.<br />
C'est avec les démarches pour l'enterrement qu'a commencé le cauchemar. Il fallut d'abord se<br />
procurer une brouette, puis obtenir un cercueil de la Commission des Pauvres. Ce n'était pas<br />
facile; les bières se faisaient rares; les charpentiers du gouvernement, décimés eux aussi, ne<br />
suffisaient plus à la demande et le bois était au moment de manquer. Le bonhomme roula de<br />
bureau en bureau. Les fonctionnaires grincheux se le renvoyaient comme une balle; on tâchait<br />
de l'éconduire. Mais David ne se laissait pas faire; il était tenace, accroché à son idée fixe:<br />
Phémie aurait une bière, il le fallait. Il fut si opiniâtre, si embêtant, que, pour se débarrasser de<br />
lui, on lui donna un cercueil de singapour, un des derniers qui restassent. Il remporta chez lui<br />
sur sa charrette à bras et, ce soir-là, exténué par les courses de la journée, il lui fallut veiller<br />
seul le corps de sa bonne femme, jusqu'au matin.<br />
Veiller seul: c'était monstrueux, cela, mofine, contraire à l'ordre des choses. II ne se consolait<br />
pas encore de cette veillée solitaire et silencieuse. Ce lui était un gros chagrin que Phémie s'en<br />
fût allée de chez elle, les pieds en avant, sans avoir, dans l'immobilité de la mort, sur le canapé<br />
d'emprunt, passé cette dernière nuit au milieu des voisins loquaces. Il lui semblait qu'un rite<br />
essentiel avait été omis. Sa vieille l'avait quitté pour toujours sans qu'autour de sa dépouille<br />
aient coulé le café noir et le rhum, sans que les cartes noircies et les dominos crasseux se<br />
soient abattus sur les tables sonores! C'était le renversement de tout, et l'on vivait -- l'on<br />
mourait aussi -- dans des temps bien étranges, vraiment, pour que de pareilles choses fussent<br />
possibles! ... De partir ainsi, on devait se sentir plus désolé, plus esseulé dans la mort!<br />
Ce matin, le corps n'a pas, non plus, passé à l'église; les prêtres qui ne sont pas couchés ont à<br />
peine le temps d'aider les gens à mourir: comment diraient-ils des prières sur les morts? De<br />
cela, David prend plus facilement son parti: c'est, après tout, un paquet de bougies économisé.<br />
26
Avec des douleurs dans les reins, geignant à l'unisson de l'essieu, il avait poussé la bonne<br />
femme jusqu'au dépôt de l'Immigration. C'était un dernier devoir qu'il lui rendait, un devoir<br />
bien dur: la remontée de l'autre côté des rails, au bas de la rue de la Corderie avait été pénible!<br />
Bohomme David avait bien cru qu’il ne réussirait jamais. Enfin, par petites bordées,<br />
zigzaguant pour couper la rampe en biais, s'arrêtant dix fois, dix fois repartant d'un effort<br />
désespéré, il avait fini par atteindre le sommet. Il avait déposé sa bière auprès de beaucoup<br />
d'autres bières; tantôt, on les chargerait dans des wagons à marchandises et le funèbre convoi<br />
partirait pour le cimetière de Bois Marchand. Le pauvre vieux avait du renoncer à aller jusque<br />
là-bas; il était trop cassé, il avait les jambes trop faibles, les pieds trop lourds. Ce qu'il avait<br />
fait, c'était tout ce qu'il avait la force de faire. Même ainsi, il était épuisé; il laissait là sa<br />
bonne femme, ne pouvant plus rien pour elle; et il s'en était revenu machinalement, les<br />
membres rompus, le cerveau plus actif qu'il ne l'avait jamais été ...<br />
Sur le tard de l'après-midi, comme il avait transporté son siège dans la cour, à l'endroit que le<br />
grand tamarinier saupoudre d'ombre violette, Nénesse vint s'asseoir sur une des racines<br />
saillantes de l'arbre; c'était un locataire de la grand'case, un ouvrier en pleine jeunesse et en<br />
pleine force. Il revenait de Bois Marchand; il y avait accompagné son frère qui portait là-bas<br />
un enfant de dix-huit mois.<br />
Nénesse donnait des détails horribles: bientôt les morts manqueraient de sépulture ; sur cinq<br />
fossoyeurs embauchés, deux étaient morts, un malade; les autres étaient débordés et, à prix<br />
d'argent, on ne trouvait pas de suppléants. Le convoi de la journée était arrivé pendant qu'il<br />
était là: la fosse commune se comblait plus vite qu'on ne parvenait à l'élargir; la mort gagnait<br />
sur les fossoyeurs. La besogne était d'ailleurs mal faite ... il avait vu des cercueils qui<br />
éventraient la terre, comme un toit de paille crève parfois la masse des lianes-d'argent qui ont<br />
submergé la case.<br />
Il dit aussi la chronique du jour; c'était invariablement des bulletins de santé, ou un obituaire<br />
entrecoupé de laconiques et pittoresques oraisons funèbres. Monsieur Gilbert allait un peu<br />
mieux mais son gendre, Gabriel, était mort -- vous savez bien: Gabriel, qui, les jours de paie,<br />
était le premier accoudé au comptoir du Chinois.<br />
-- Ah! Msié David, c'est maintenant qu'on est content d'être des hommes sobres! Tous les<br />
soulards sont partis les premiers!... Joséphine, la femme de ce faraud de Jules, est morte en<br />
couches; sa maman, déjà alitée, a voulu se lever pour la soigner. Elle est morte aussi.<br />
Moutien, dit « Gratte-la-gale» s'est sauvé hier au soir de l'hôpital, enroulé dans un drap du<br />
gouvernement; il manquait de tout, là-bas: on ne lui donnait ni riz, ni piment, ni tabac! Et<br />
27
Polydore! C'est à lui qu'il est arrivé un drôle d'affaire! Il avait été bien touché; mais, se<br />
sentant mieux, il s'était levé ce matin, il avait été chercher de l'eau au robinet. Deux heures<br />
après être rentré chez lui, il tombait sec!<br />
« Il est vrai qu'il ne faut pas sortir avec cette sacrée maladie-là, tout le monde sait ça... mais,<br />
le moyen de rester chez soi quand on n'a personne pour vous servir ! Pauvre Polydore! À quoi<br />
ça lui a-t-il servi d'être façonné comme un bœuf? Les plus gros coffres ne sont pas les plus<br />
solides, pas vrai Msié David?<br />
En route, Nénesse avait acheté des patates toutes bouillies; pour cinq sous, il en céda<br />
quelques-unes à Bonhomme David et le vieux put se mettre quelque chose sous la dent avant<br />
de se coucher sur sa natte pour la nuit.<br />
Ce n'est pas pour la nuit seulement qu'il s'est couché, Bonhomme David. Lendemain, il ne put<br />
se lever; la fièvre le brûlait, sa gorge était sèche, l'air manquait à ses poumons. Il dut partager<br />
la paillasse avec sa fille Zélie.<br />
Les voisins, une ou deux fois dans la journée, vinrent s'enquérir de lui, donner aux deux<br />
malades une gorgée d'eau.<br />
Le soir, Nénesse le frictionna avec de l'essence de térébenthine dans laquelle on avait délayé<br />
de la moutarde -- le monsieur, avant de disparaître, avait heureusement laissé line petite<br />
provision des deux remèdes. Et pendant qu'on le frictionnait, les commères expérientes lui<br />
firent aussi ingurgiter une cuillerée du mélange, afin que cela agît de l'intérieur et de l'exté-<br />
rieur à la fois.<br />
Le second jour, son état s'aggrava: la fièvre montait. David n'avait plus bien ses idées. Zélie,<br />
un peu plus forte, se levait de temps en temps pour le soigner.<br />
Le jour suivant, ce fut encore pire: le pauvre vieux étouffait, il lui fallait de l'air à tout prix; on<br />
ne put plus le maintenir dans son torride galetas. Un peu après midi, il sortit malgré tout le<br />
monde; il avait la tête en feu; sa chemise déboutonnée laissait sa poitrine à nu ; il tenait des<br />
propos décousus; ses regards étaient fous.<br />
Nénesse lui installa un fauteuil sous le tamarinier. C’était un étrange fauteuil: naguère rotiné,<br />
il avait orné quelque varangue bourgeoise; un de ses pieds, brisé, était éclissé par des attelles<br />
de bois blanc; il lui manquait un bras, qu'avait remplacé un bâton fixé par deux clous ; au<br />
rotin pourri depuis longtemps, s'étaient substitués de vieux gonis très sales, probablement<br />
chapardés à l'Atelier; cet entoilage faisait vaguement ressembler le siège hétéroclyte à un<br />
fauteuil de bord. Hélas! Pour quelle longue traversée Bohomme David est-il donc embarqué?<br />
28
Vers quatre heures, un Inspecteur visita l'immeuble; il voulut emporter David à l'hôpital. Le<br />
Bohomme y consentit. Il consentait à tout... Il avait un délire bénévole. Zélie protesta avec<br />
indignation: ne voyait-on pas que c'était un consentement « comme ça même »? Que son papa<br />
n'avait plus sa tête? Toutes les ménagères de la maison firent chorus.<br />
-- A l'Hôpital! Est-ce qu'on en revient, de l'Hôpital? Où est Mâ-Thérésine? Et Petit-Pierre, où<br />
est-il ? Et Jean, et Ladégourdi ? Est-ce qu'ils en sont revenus?<br />
Pauvres gens! C'est vrai qu'on meurt, à l'Hôpital; mais n’est-ce qu’on ne meurt pas partout,<br />
ces temps-ci? Et peut-être, tout de même, un peu moins là-bas qu'ailleurs?<br />
Une remarque de Zélie a raison des dernières hésitations de l'Inspecteur.<br />
-- T-à-l'heure vous allez venir chercher les cadavres même, pour soigner dans vos hôpitaux!<br />
Vous ne voyez pas que si vous l'enlevez aujourd'hui, demain il faudra nous rapporter son<br />
corps?<br />
Ça, c'est vrai: le vieux est fichu, bien fichu, il n'en a que pour quelques heures encore à<br />
aspirer de toutes ses forces l'air qui ne veut pas descendre dans ses poumons!<br />
Le lendemain matin les voisines prévinrent le Bureau Médical; on dépêcha de là-bas deux<br />
croque-morts. Ils portaient avec eux un cercueil aux angles émoussés, un cercueil qui avait<br />
déjà beaucoup servi car, les bières manquantes, on était réduit à les prêter aux malheureux. --<br />
Ils étaient aussi munis de deux gonys tout neufs. Ils y cousirent la statue de palissandre<br />
qu'était devenu Bonhomme David dans l'austère majesté de la mort; pour la première fois<br />
depuis son mariage, le vieux Mozambique fut vêtu d'une toile que d'autres n'avaient pas usée<br />
avant lui.<br />
On l'emporta tout de suite; la besogne pressait. Pas plus que sa bonne femme, il n'aura, au-<br />
delà de la mort, connu la consolation de la veillée autour de son cadavre, la consolation du<br />
rite observé, des cartes qui tombent, des dominos qui tournent, du rhum qui circule à la<br />
ronde, du café brûlant qui filtre dans la grecque sans cesse remplie.<br />
Comme sa vieille Phémie, Bonhomme David, épave rejetée par la cité des vivants, vient<br />
échouer à la nécropole de Bois Marchand. Seulement, on déballe aujourd’hui le macabre colis<br />
et le cadavre, à peine protégé par son linceul grossier, est livré à la fosse commune qui, plus<br />
étroitement encore en ces jours sinistres, amalgame dans la fraternité du dénuement suprême,<br />
la foule des morts anonymes ... Et cela est bien! N'est-ce pas là votre dû, pauvres trépassés,<br />
qui fûtes de si pauvres vivants! Un Bonhomme David une Bonne femme Phémie, est-ce que<br />
ça compte, est-ce que ça vit, est-ce que ça souffre?<br />
29
Leurs misères? Qui connaît ça, excepté eux-mêmes, fourmis semblables à toutes les autres<br />
fourmis de cette dense fourmilière de misère que l'on ne regarde pas, que l'on voit de si haut et<br />
de si loin? Connaît-on une canne, parmi toutes les cannes qui passent au moulin? Et ne con-<br />
vient-il pas que les cylindres, en la broyant, en fassent une parcelle plus inconnaissable encore<br />
de la bagasse finale?<br />
L'atmosphère du cimetière est plus suffocante de jour en jour. Sur les fosses fraîchement<br />
emplies, on ne voit plus de cercueils qui crèvent le sol comme un toit de chaume éventre une<br />
tonnelle de lianes-d'argent ; mais, sous une parcimonieuse couche de terre, se devinent des<br />
crânes, des orteils, des mains jointes ...<br />
-- Le champ de la mort semble une glèbe en gésine -- convulsée, effervescente d'une vie<br />
intense et cachée, impatiente de jaillir en quelque étrange, et soudaine, et gigantesque<br />
floraison.<br />
30
CONOCONO<br />
31<br />
LE SEIGNEUR DIT ALORS A CAÏN :<br />
« OU EST ABEL TON FRÈRE ? »<br />
GENÈSE, IV, 9.<br />
SI vous avez hanté les bains de Souillac, ces dernières années, vous l'avez sûrement connu: un<br />
Malabare, vieux et presque idiot.<br />
La face, aplatie et large, est envahie de poils blanchâtres, durs comme du chiendent pique-<br />
fesse; au bord de cette broussaille, les yeux mornes et sans regard, les yeux malsains: deux<br />
letchis pourrissants dont le noyau commencerait de transparaître à travers la pulpe. Il s'appuie<br />
à un gourdin qui le précède sur la route. La jambe gauche, inerte, massive et cylindrique --<br />
une jambe sans cheville -- traîne, péniblement tirée par la jambe droite; à chaque pas on<br />
croirait que, trop lourde, elle va se détacher, tomber. A ses cuisses s'enroule un langouti<br />
couleur de boue. Un pardessus dilacéré, rubaneux, lui couvre les épaules sans prétendre le<br />
vêtir ; un sac de vaquois, retourné et replié en capuchon, le protège du soleil et des averses.<br />
Les petits noirs lui jettent des pierres et l'appellent Conocono. Vous savez bien: c'est aussi le<br />
nom de ce coquillage que l'on trouve sur les brisants, en quantités. Une coquille grossière,<br />
sans brillant, fruste tant les ras-de-marée l'ont roulée- et souvent couverte de goémons. Le<br />
mollusque qui l'habite s'enferme chez lui en appliquant contre l'opercule une massive calotte<br />
de porcelaine. Il se déplace peu, et lentement, et péniblement. Conocono: le sobriquet n'est<br />
pas mal trouvé.<br />
Deux fois la semaine, si ce n'est trois, Conocono «fait» la plage. Quand vous lui avez donné la<br />
pièce de cuivre, il ne s'en va point mais tourne autour du campement à petits pas lents et<br />
difficiles. Il s'arrête aux portes, dont il examine les fissures; devant les fenêtres, il se redresse<br />
et guigne l'intérieur des chambres, en soulevant à peine ses paupières. Vous lui criez « Va-t-<br />
en!» Il reste. Il continue de tourner. Après les sous, il réclame du thé, un peu de riz. Il tourne<br />
encore après avoir empoché la poignée de riz. On dirait un aï aveugle et balourd qui<br />
s'opiniâtre à chercher l'entrée d'une ruche.<br />
Or, un beau jour, Monsieur Percier découvre que Conocono il fait de la prison, il n'y a pas<br />
bien longtemps. La nouvelle se répand vite, reprise, commentée, précisée: la plage est<br />
bavarde. Madame Eydousse met son mari en campagne: son mari «est très bien» avec un petit
commis du Parquet; qu'il se débrouille, qu'il obtienne des renseignements! La vieille<br />
Mademoiselle Kerdubec rappelle à qui veut l'entendre, qu'elle s'est toujours méfiée, elle! Et<br />
que depuis longtemps elle a dénoncé le manège de ce Conocono. Quant à Madame des<br />
Vergnes elle était sûre, vous entendez: sûre! Que le vieux Malabare est de ces faiseurs de<br />
grigris qui, à la marée noire, visitent les tombes fraîches du cimetière!<br />
Enfin, avant-hier, mon ami Gobelin me prit par le bras:<br />
-- Tu sais, Conocono ?<br />
-- Eh bien?<br />
-- A l'époque, il a tué une fillette de trois ans. On n'a pas pu le pendre, faute de preuves<br />
suffisantes; mais tu devrais faire attention, tu as de jeunes enfants.<br />
J'ai « fait attention»: j'ai chassé Conocono. Je lui ai montré mon revolver en lui disant que<br />
désormais une balle serait sa seule aumône, s'il revenait.<br />
J'ai fait cela, moi. Et je suis chrétien; et je prêche la miséricorde, j'essaye de pratiquer la<br />
bonté. Mais j'ai une petite fille de quatre ans, vous comprenez?<br />
Il est parti en tremblant; avait-il peur Vraiment? Jouait-il la comédie?<br />
Mes voisins ont fait comme moi, tous.<br />
Alors, il se peut très bien que Conocono meure de faim. Il se peut encore qu'il apprenne à<br />
voler, ou qu'il s'y remette si c'est son ancien gagne-pain?<br />
Peut-être après tout, n'a-t-il tué personne? Peut-être même n'a-t-il jamais été en prison? Et<br />
puis... Et puis, un homme qui a commis un crime et qui l'a expié…<br />
Je ne sais pas, moi! Je sais seulement que Conocono n’emportera pas notre petite fille de<br />
quatre ans.<br />
Mais je me demande-la nuit, quand se réveillent les voix qui dorment tout le jour -- je me<br />
demande qu'est-ce qu’il emportera, cet autre Mystérieux qui doit venir comme un Voleur, et<br />
qui depuis si longtemps a crié vers mon avenir cette dénonciation terrible: « J'avais froid, et tu<br />
M'as laissé nu; J'avais faim, et tu ne M’as pas nourri,»?<br />
32<br />
25 Août 1929.
CES GENS-LA !<br />
A peine l'auto arrêtée, Nainaine Joséphine avait suivi sur la plage Mamzelle Solange qui la<br />
tirait par la main.<br />
Deux enfants s'amusaient à « fouiller » des trous dans le sable; ils étaient bruns avec, sur la<br />
tête, une vraie paillasse de cheveux crépus; ils manœuvraient une pelle et une pioche qui<br />
faisaient merveille dans le sable mou. Mamzelle Solange les rejoignit et, d'autorité, s'empara<br />
de la pelle. Les enfants étaient un peu plus grands qu'elle; le petit garçon se laissa dépouiller<br />
en riant de bon cœur, Joséphine regardait la mer. Au bout d'un moment elle se dit à elle-<br />
même:<br />
-- Mâtin! Les noirs d'ici, là ! ...<br />
C'est qu'elle venait d'apercevoir, debout sur une roche en surplomb, un beau noir qui scrutait<br />
l'eau à ses pieds; il portait seulement un caleçon autour des hanches et le soleil coulait comme<br />
une huile chaude sur ses muscles; sa peau était de la couleur des vieux cinq sous, qui ont<br />
passé entre beaucoup de doigts et qui sont devenus foncés comme la terre ou la mélasse ...<br />
-- Mâtin! Les noirs d'ici, là !<br />
La nainaine des enfants crépus s'approchait. On fit connaissance. Elle s'appelait Philomène et<br />
habitait Beau-Bassin. Joséphine à son tour raconta que Monsieur était administrateur d'une<br />
propriété sucrière, Vaucouleur; qu'il n'avait pas accompagné la famille parce qu'il était trop<br />
occupé; qu'il viendrait les samedis ...<br />
Mais la voix de Madame retentit, irritée:<br />
-- Joséphine, ramène Mamzelle Solange ici, tout de suite!<br />
Madame était très mécontente, comme d'habitude -- plus mécontente encore que d'habitude --<br />
et il y avait bien de quoi. D'abord, il aurait fallu changer Marnzelle Solange avant de la mener<br />
sur la plage. Et puis, surtout, qu'est-ce que c'était, cette manière de laisser jouer Mamzelle<br />
avec toute sorte de monde? Ça, Madame n'en voulait pas, absolument pas, que Joséphine se le<br />
tînt pour dit!<br />
Le soir, autre sermon: de Nainaine Roselma, cette fois. (Nainaine Roselma se donne de<br />
l'importance parce qu'elle a élevé Madame et qu'on lui confie les clefs du buffet et du godon).<br />
Nainaine Roselma s'est déjà enquêtée: non seulement les voisins de droite sont des gens de<br />
couleur, mais c'est misère comme pas possible. On se demande qu'est-ce que c'est venu faire<br />
au bord de la mer? Les marchands de poisson et de homards ne s'arrêtent même plus à leur<br />
33
campement; ça n'achète jamais rien; ça mange des petsaï et du poisson salé tous les jours! Et<br />
Nainaine Roselma conclut:<br />
-- Des domestiques de bonne maison n'ont pas besoin de fréquenter des gens comme ça!<br />
Elle insiste:<br />
-- Qu'on te reprenne à laisser Mamzelle Solange s'approcher de cette racaille-là, tu verras!<br />
C'est bon: Joséphine ne laissera plus Mamzelle Solange s'approcher des enfants crépus. On ne<br />
regardera Philomène que de loin ... pendant le travail. Mais l'heure de manger c'est bien à elle,<br />
ça, hein? Elle verra si on peut l'empêcher d'aller rejoindre son amie... Car Philomène est déjà<br />
son amie, puisqu'on veut les séparer!<br />
Donc, on prit l'habitude de se retrouver le plus souvent possible. Malheureusement les heures<br />
de liberté ne se correspondaient pas tous les jours. Une petite-nainaine, tout Je monde sait<br />
bien qu'elle n'a pas le droit d'avoir faim avant que son ouvrage soit terminé et Mamzelle<br />
Solange endormie!<br />
Quand ça pouvait s'arranger, on se réunissait sous les filaos autour des assiettes pleines d'un<br />
riz aussi blanc que l'écume sur le brisant. On causait avec entrain tout en faisant honneur au<br />
cary ou au rougail.<br />
Dès la seconde fois, le gars couleur de vieux cinq sous avait accompagné Philomène.<br />
Joséphine n'en croyait pas ses yeux: elle avait ri de tout son cœur en apprenant que ce n'était<br />
pas un noir de Souillac, mais Bergicourt, le frère de Philomène. Il était chauffeur de son état;<br />
il se trouvait actuellement sans place -- oh! Ça devenait rare, les places! -- son dernier<br />
bourgeois ayant préféré vendre son auto à un Lascar plutôt que payer les nouvelles taxes<br />
imposées par le gouvernement!<br />
Joséphine n'eut pas besoin d'interroger, pour savoir que les locataires d'à-côté n'étaient pas<br />
riches: l'assiette de Philomène était si maigrement servie! Et comme Joséphine, au contraire,<br />
avait toujours des tas de bonnes choses, il fut convenu qu'on partagerait le « bouillon», sans<br />
façons.<br />
On s'échangeait aussi les petits potins, les nouvelles du jour: Mamzelle Valérie -- oui, la<br />
grande, qui est jolie comme un ange -- s'est écorché le pied contre un corail; ç'a été toute une<br />
affaire; on a fait venir le docteur pour ça, un simple bobo !... Madame est furieuse parce que<br />
Monsieur a « envoyé» Un télégramme: il ne viendra pas samedi -- « sensé» à cause de<br />
l'usine qui « roule», mats Madame sait bien que c'est pour ne pas manquer une partie de<br />
chasse!<br />
34
Philomène raconte les gentillesses de ses deux « petits»; ce sont de vrais jakos, malins, malins<br />
même!... Pauvre .Monsieur, il a l’air d'aller un peu mieux; c'est pour lui qu'on est venu ici; il<br />
est bien malade depuis trois mois. Madame a dit qu'on ne partira pas avant la fin de<br />
septembre, peut-être même d'octobre. Madame est bien fatiguée, bien tracassée; alors elle<br />
gronde souvent.<br />
-- C'est comme chez nous, fait Joséphine. Madame ne peut pas « causer » avec le monde sans<br />
crier. Mais ce n'est pas méchanceté ni colère: l'habitude simplement; et elle ne crie pas plus<br />
fort avec moi qu'avec ses filles.<br />
Joséphine ne comprend pas bien les blancs. Ses bourgeois par exemple, ne sont pas de<br />
méchantes personnes. Madame a même bon cœur: jamais elle ne laisse partir un mendiant<br />
sans lui avoir donné une petite «monnaie». Quant à ces demoiselles, toute la journée elles<br />
fabriquent des lots pour les fêtes de charité et Mamzelle Valérie communie deux fois par<br />
semaine ... Seulement, voilà: bien souvent, on se demanderait si les bourgeois savent que<br />
Joséphine existe. Oui, c'est ça : on ne sait pas qu'elle existe, elle ne compte pas pour eux et le<br />
chat Domino tient certainement une plus grande place qu'elle dans la vie de la famille.<br />
Philomène réfléchit. Jamais elle n'avait pensé à tout ça. Orpheline bien jeune, elle avait grandi<br />
au milieu de l'indifférence, sans songer que les choses pussent s'arranger autrement, sans<br />
remarquer même cette indifférence ... Mais ce que disait Joséphine, c'était « vrai même». Elle<br />
conclut, avec philosophie:<br />
-- Pour tous les serviteurs, ça doit être pareil ... On nous paye, tu comprends ?<br />
Huit ou dix jours passèrent.<br />
Un matin, Joséphine annonça à Philomène:<br />
-- Mes demoiselles ont enfin fait connaissance avec les demoiselles Martel: tu sais, les blancs<br />
du campement au « soleil levé. »<br />
Ça n'avait l'air de rien; mais, entre les jeunes filles, ce fut le coup de foudre. Joséphine et<br />
Philomène les voyaient tout le temps ensemble au bord de l'eau ou les unes chez les autres.<br />
Mamzelle Claire, surtout, ne quittait plus l'aînée des demoiselles Martel. On se prenait à la<br />
taille pour arpenter la pelouse sous les filaos ou pour contourner, sur le sable, la trace de la<br />
dernière marée. Les petites nainaines suivaient ce manège d'un œil amusé mais sympathique;<br />
elles se racontaient les mots tendres surpris quand les jeunes filles s'arrêtaient pour caresser<br />
Mamzelle Solange, ou quand elles passaient près des enfants crépus sans les voir.<br />
35
-- Elles s'appellent: «Ma chérie chérie».<br />
-- Mamzelle Martel a dit à Mamzelle Claire: « Tu es mon ange d'amour ».<br />
Un soir, comme Joséphine allait rincer son assiette dans la mer, elle aperçut les deux amies<br />
assises sur la grosse roche où un ministre protestant a fait peindre des mots anglais. Les bras<br />
aux cous, elles regardaient les reflets de la lune dansant sur l'eau. Joséphine pensa qu'il devait<br />
être doux de rester comme ça, serrée contre son amie dans le clair de lune, et de se parler tout<br />
doucement... ou même de se taire. Et tout d'un coup elle songea aussi que Mamzelle Martel<br />
avait un frère, un beau jeune homme qui était venu en auto, le dernier dimanche.<br />
Joséphine rentra vers les dépendances, du clair de lune dans l'âme. Comme elle passait près de<br />
la cuisine, elle entendit de grands rires qui ne couvraient pas complètement la voix de<br />
Nainaine Roselma :<br />
-- Mais oui, ces deux petites folles croient qu'elles sont des mamzelles ... Vous ne les avez pas<br />
vues se promener en se tenant la main? Ce soir même, Mamzelle Claire se tordait de rire en<br />
disant: « Elles font notre écho,»<br />
Joséphine passa. Elle était à la fois furieuse et meurtrie. «Leur écho! » Est-ce que Philomène<br />
et elle ont pris plus d'une semaine pour se connaître, pour s'aimer? S'il y a un écho, c'est<br />
Mamzelle Claire et sa Mamzelle Martel. .. Mais enfin, on a toujours tort, quand on est misère,<br />
et Joséphine sait bien que c'est des petites nainaines qu'on se moquera toujours, et pas des<br />
demoiselles blanches ...<br />
Alors il faudra se cacher, comme si on faisait mal... Joséphine n'ignore point qu'il y a<br />
beaucoup de choses qui ne sont pas pour les petites négresses. Elle pense, par exemple, aux<br />
bains profonds qui reçoivent et bercent la chair des blanches, au meilleur de la marée. Les<br />
petites nainaines, elles, eh! bien, elles se baignent entre deux roches, quand elle peuvent, s'il<br />
reste un peu d'eau.<br />
Est-ce que ça aussi, une tendre amitié de jeunes filles, c'est un luxe pour blanches seules?<br />
Le temps passe.<br />
On travaille beaucoup, on s'amuse un peu, on mange, on boit; on est grondée plus ou moins<br />
fort. C’est comme la marée qui succède à la marée, avec des houles plus colères ou des houles<br />
plus molles. La mer monte, la mer baisse.<br />
Le temps passe.<br />
36
La saison touche à satin.<br />
Les Martel sont les premiers à partir.<br />
Joséphine a conduit Solange leur dire adieu, avec toute la famille.<br />
On s'étreint, on échange des promesses:<br />
-- Tu m'écriras, chérie?<br />
-- Oui, chérie.<br />
-- Bien sûr?<br />
-- Bien sûr, chérie!<br />
Madame Martel fait observer que de Curepipe à Vaucouleurs, la distance n'est pas grande:<br />
-- Avec les autos!...<br />
-- Mais oui ... Alors, à dimanche?<br />
-- A dimanche!<br />
Mamzelle Claire est sur le marchepied de l'auto; elle embrasse une dernière fois l'aînée des<br />
demoiselles Martel.<br />
L'auto démarre; Mamzelle Martel agite son mouchoir; Manuelle Claire s'essuie les yeux; une<br />
voix crie encore:<br />
-- A dimanche!<br />
On rentre au campement. Joséphine est triste. Après-demain, ce sera son tour de partir.<br />
Vaucouleur, c'est bien loin de Beau Bassin et les petites nainaines n'ont pas d'autos. Est-ce<br />
qu'on se reverra jamais, Philomène et elle? On s'écrira un peu, de temps en temps, pas trop<br />
souvent: un timbre coûte cinq sous... Bergicourt a promis qu'il s'arrangerait pour venir quel-<br />
quefois à l'établissement; comme chauffeur, ou même comme «enflé», il trouverait bien un<br />
sèke par-ci par-là... il a promis ... Mais est-ce qu'on tient toutes ces promesses là?<br />
Depuis le matin, Joséphine n'a pas eu une minute. Il a fallu trier du linge, remplir les malles el<br />
Mamzelle Solange s'est accrochée à ses jupes.<br />
Pourtant elle se jure bien qu'elle ne partira pas comme ça, sans avoir embrassé Philomène<br />
une dernière fois ... Peut-être Bergicourt se trouvera-t-il sur son chemin?<br />
L'auto est sortie du garage. Et c'est encore: « Joséphine! » par ici, « Joséphine ! » par là.<br />
Joséphine n'a même pas le temps de sentir son gros chagrin; mais son inquiétude augmente;<br />
les mamzelles sont coiffées de leurs bonnets de route, elles ont passé leurs capes.<br />
Tant pis; il arrivera ce qui arrivera. Joséphine se sauve; elle court à toute jambes jusqu'au<br />
campement voisin.<br />
37
A la dernière minute, on la cherche. Le chauffeur quitte son volant pour explorer le<br />
campement, les dépendances. Nainaine Roselma descend à son tour en criant:<br />
-- Vous verrez qu'elle aura été encore rejoindre cette horreur de Philomène!<br />
Roselma rencontre à mi-chemin la petite nainaine qui s'en venait, le cœur bien gros, près<br />
d'éclater. Philomène est au Bain-des-Dames, à laver du linge... Bergicourt ne s'est pas trouvé<br />
sur le chemin…<br />
Ah! La bonne, l'adorable violence de Nainaine Roselma, la bourrade soignée dont on a<br />
prétexte pour éclater en sanglots pendant que Madame, les yeux à la capote de l'auto, prend le<br />
ciel à témoin que « ces gens-là deviennent impossibles ! »<br />
38<br />
12 Septembre 1929
BOURGEOIS ?<br />
L’ÉVEILLÉ<br />
Monsieur Dubosc s'arrêta, un pied sur le marchepied de la taxi. Alors le chauffeur, enhardi:<br />
I<br />
-- Bourgeois, j'ai un service à vous demander. C'est pour mon petit frère, Mamode. Je<br />
voudrais lui donner un état...<br />
-- Bon! Envoie-le moi, Abdoul ; je verrai à le prendre comme apprenti, à l'Atelier.<br />
-- Ah! Non, pas ça, bourgeois!... Il n'aime pas le travail des mains… Ce n’est pas qu'il soit<br />
paresseux. Seulement, vous comprenez, il a été à l'École ...<br />
-- Et alors?<br />
-- Eh ! bien, il a appris à lire dans les livres, à écrire; il sait un tas de choses ... Alors, il n'aime<br />
pas le travail des mains. Il voudrait être domestique... Si Madame consentait. ..<br />
-- Mais pourquoi n'en fais-tu pas un chauffeur, de ton Mamode? Ça paye bien, tu en sais<br />
quelque chose…<br />
-- Aouah ! Bourgeois… L'auto, ça vous donne juste une demi-livre de riz pour ne pas mourir<br />
de faim ... Et puis, Ma mode, il ne veut pas ... Trop beaucoup d'autos appartiennent à des<br />
lascars ... Vous comprenez, le cœur de ce petit-là est fier: il travaillerait avec des blancs, oui...<br />
pas avec des lascars comme lui...<br />
Monsieur Dubosc ne put s'empêcher de rire:<br />
-- Mais toi, Abdoul, tu conduis une taxi. Tout le monde est ton maître!<br />
-- Oh! Moi, ce n'est pas pareil, bourgeois ; je ne sais pas lire dans les livres. Je suis bête- bête.<br />
Mais Mamode ! Aïa ! Le jour qu'il faudrait conduire des noirs dans sa voiture, il mourrait de<br />
honte !<br />
-- C'est bon, c'est bon! Nous verrons ça ... Je parlerai à Madame.<br />
Madame Dubosc accueillit sans enthousiasme la requête de son mari. D'abord, elle avait une<br />
aversion particulière pour les lascars ...<br />
-- Tu n'as peut-être pas tort, ma chère amie. Ils sont souvent insolents, arrogants même... Mais<br />
note bien qu'il s'agit du frère d'Abdoul...<br />
-- Oui, sans doute, Abdoul, nous le connaissons de longue date... Lui, pas son frère.<br />
39
Et Madame Dubosc haussait les épaules. Il ne fallait pas perdre de vue, non plus, que dans un<br />
mois on partait pour la mer ...<br />
-- Eh ! bien, nous emmènerions Mamode. Il nous serait très utile, là-bas! - Oh ! Très utile ... Il<br />
faudra le nourrir, cet enfant... Et c'est un lascar ... Il ne mange pas comme nous. Quelle<br />
complication !<br />
Monsieur Dubosc ne voyait pas grande difficulté à ce régime spécial ... Mais enfin, il valait<br />
mieux ne plus parler de tout cela, si ça ennuyait sa femme. Il lui semblait pourtant, à lui,<br />
qu'avec Mamode à Souillac, on pourrait laisser le grand domestique à Curepipe, où il<br />
entretiendrait les meubles, aérerait la maison ... Après tout, Monsieur Dubosc n'y tenait pas ...<br />
Qu'il n'en fut plus question.<br />
Du moment que Monsieur n'y tenait pas du tout, Madame se mit à réfléchir «que la<br />
combinaison envisagée offrait bien des avantages ... Des inconvénients aussi, certainement;<br />
mais, en somme, de sérieux avantages.<br />
Tant et si bien que, le lundi suivant, Mamode commença, chez Madame Dubosc, son<br />
apprentissage du métier de domestique.<br />
C'était un garçon plutôt petit et de proportions massives; la face toute ronde, les yeux<br />
absolument quelconques, le nez retroussé un peu, le teint d'acajou sombre, ne laissaient rien<br />
deviner de l'origine arabe. Le vêtement : pantalon et dolman kaki, ne se distinguait point de<br />
celui des « créoles»; mais la coiffure marquait Mamode du signe des croyants -- du signe des<br />
élus: la toque de velours noir, constamment portée, emboîtée à la tête, ne couronnant pas<br />
simplement l'individu mais faisant partie de lui, le complétant, lui donnant son sens et sa<br />
valeur.<br />
Dès le premier jour, Nainaine Émilie entreprit de lui enseigner la minutieuse chorégraphie des<br />
cireurs de parquet: trois petits pas saccadés du pied droit pressant la brosse-coco, puis une<br />
longue glissade, et le pied gauche vivement ramené, entraînant avec lui le carré de drap.<br />
Mamode exécutait docilement chaque mouvement; mais il n'avait pas le coup de rein du vrai<br />
cireur et Nainaine décréta tout de suite, avec une moue, qu'on n'en ferait jamais rien de bon. Il<br />
continua quand même de s'escrimer mollement sur les parquets; il s'attardait à inscrire sur les<br />
planches avec la cire, comme avec un crayon, des lignes sinueuses qu'il regardait longuement<br />
avant de les effacer sous le va-et-vient de sa brosse machinale. Thérèse, la petite servante,<br />
surveillait son manège et riait de lui. Lorsqu'il avait «fini» la pièce le parquet ne reluisait pas;<br />
et parfois Madame lui désignait avec humeur quelque brin de fil qu'il avait oublié derrière lui,<br />
40
au balayage. Il se baissait, ramassait le brin de fil sans rien dire.<br />
A l'office, le grand domestique l'avait pris sous sa protection. Il lui expliquait en détail les<br />
rites du service et lui recommandait, au moment des repas, de bien observer, dans l'embrasure<br />
de la porte, comment lui-même portait un plat, changeait les assiettes, versait le vin. Mamode<br />
restait là, puisqu'on lui avait dit d'observer: et il voyait les maîtres se nourrir de chaires<br />
impures cuites dans de la graisse de porc, boire abondamment des boissons fermentées.<br />
Michel, le cuisinier, détestait franchement le jeune lascar; sa haine procédait du mépris et du<br />
malaise. Songez donc: un galopin assez inepte pour dédaigner ses sauces; et il sentait un tel<br />
air de supériorité chez ce galopin qui le regardait de haut, maniant des viandes que n'a point<br />
sanctifiées le halal, découpant porc, lard ou jambon, recevant sur les mains des éclaboussures<br />
de saindoux! Il se vengea en lui imposant d'écrire, tous les jours, ses comptes de «bazar».<br />
Quand on ne peut pas écraser une supériorité, n'est-ce pas, on s'en sert !<br />
De la cuisine à l'office, de l'office au salon ou' aux chambres, Mamode exécutait docilement<br />
toutes les besognes qu'on lui assignait. Seulement, il y mettait le temps; et maintes fois, il en<br />
oubliait quelque détail. Madame n'avait aucune raison précise de se plaindre de lui. Mais clic<br />
constatait que les parquets, sans être ternes, refusaient toujours leur maximum d'éclat à l'effort<br />
trop mou de sa brosse et que même les couverts qu'il passait au blanc d'Espagne brillaient<br />
moins que les autres.<br />
Il amusait follement Mademoiselle Paule et Mademoiselle Jeanne, les deux filles de la<br />
maison. Plus d'une fois, alors qu'il « faisait» le bureau de Papa, elles l'avaient surpris arrêté<br />
devant une bibliothèque et déchiffrant les titres des livres. Il ne s'était pas déconcerté; il<br />
reprenait son plumeau sans se presser, le plus naturellement du monde, et Jeanne assurait<br />
qu'elle mourait d'envie de lui offrir à lire quelque bon ouvrage.<br />
Un matin qu'il cirait la chambre des jeunes filles, Mademoiselle Paule le vit penché sur une<br />
robe de bal qui traînait au dos d'une chaise. Il caressait du bout des doigts la douceur du tissu;<br />
il semblait en aspirer le parfum; il se redressa lentement, puis reprit ses glissades jusqu'à<br />
l'autre bout de la pièce, où l'Escalier d'Or de Burne Jones, accroché au mur, le retint un long<br />
moment.<br />
Cependant, le départ pour Souillac approchait.<br />
Emmènerait-on Mamode ?<br />
Madame hésitait. Mademoiselle Jeanne le trouvait «tordant». Mademoiselle Paule le craignait<br />
sournois, capable de quelque mauvais coup.<br />
-- Oh ! Ça, objectait Monsieur Dubosc, ça, c'est impossible. Nous connaissons Abdoul<br />
depuis des années.<br />
41
-- Abdoul n'est pas Mamode, précisait Mademoiselle Paule.<br />
-- Il y a cette question de nourriture, songeait tout haut Madame ...<br />
-- Surtout, qu'il ne chasse pas bien avec Michel, renchérissait Mademoiselle Paule.<br />
Enfin, un beau soir, Madame dit à Mamode:<br />
-- Nous partons après-demain pour Souillac. Tu viens avec nous. Il faudra que tu sois dans la<br />
cour à sept heures, avec tes affaires.<br />
Bien entendu, jamais avant ce moment, on n'avait dit à Mamode qu'il devrait accompagner la<br />
famille à Souillac. Cela pouvait lui convenir; cela pouvait aussi le gêner beaucoup. Mais s'il<br />
fallait compter avec les convenances d'un boy!<br />
Après-demain matin, Mamode serait là, avec « ses affaires »: quelques hardes, un bol, une<br />
cuiller, dans une vieille caisse de Texaco.<br />
42
II<br />
MAMODE arriva par le camion, avec les autres bagages.<br />
Tandis que le cuisinier, le gardien et sa femme s'activaient à tout déballer, à tout ranger, lui alla<br />
reconnaître les lieux. D'abord son logis. Il y avait six dépendances; il lui resterait un certain<br />
choix, même après que le cuisinier et les servantes se fussent installés à leur gré. Le cadre des<br />
lits, fixé au sol, était solide, les paillasses en bon état, bourrées d'une paille qui ne sentait pas<br />
le fermenté, La « longère » des cases de serviteurs se terminait par le logement du gardien. Sous<br />
la petite varangue un ancêtre noueux, à barbe blanche, chauffait ses rhumatismes au soleil.<br />
Mamode revint vers le campement. Armée d'un balai de coco, une fillette débarrassait la<br />
petite esplanade, autour de la chaumière luxueuse, des feuilles tombées de la nuit. Il fallait,<br />
n'est-ce pas, que Madame trouvât tout bien net!<br />
Le boy continua du côté de la mer. La marée était basse. Partout des roches crevaient l'eau.<br />
Les brisants, à nu, tendaient un arc brun, veuf d'écume, derrière lequel les vagues se cabraient.<br />
Des masses d'eau retombaient avec un énorme fracas; c'était le bruit même des grands paniers<br />
pleins de charbon, quand ils se déversent d'un seul coup dans les cales béantes, au Port. Le<br />
soleil faisait fondre le bleu du ciel au-dessus des têtes et des nuages lourds se traînaient à<br />
l'horizon.<br />
La trompe de la Renault annonça l'arrivée des bourgeois.<br />
Comme Mamode parvenait à la varangue, le cuisinier déjà prévenait Madame:<br />
-- Il faudra m'excuser si le déjeuner est en retard ... j'ai eu tout à faire; le boy n'a pas voulu me<br />
donner la main ...<br />
Mais Madame l'arrêtait d'un geste impérieux.<br />
-- Tais-toi, Michel. Toi, Mamode, je te préviens que tu auras de mes nouvelles si tout ne<br />
marche pas sur des roulettes ... Mais, surtout, je ne veux pas de criailleries. Arrangez-vous<br />
entre vous.<br />
Madame tourna les talons et Michel sans perdre une minute:<br />
-- Tu as entendu? « Arrangez-vous entre vous»! Ça veut dire que tu iras immédiatement me<br />
remplir un séau au robinet. File!<br />
43
On avait retrouvé au bord de la mer les Ménestrel, des amis de toujours.<br />
Tout de suite, Mimie Ménestrel, s'était informée:<br />
-- Qu'est-ce que vous apportez de neuf, cette année?<br />
Et Jeanne de répondre:<br />
-- Ah! Ma chère, un numéro unique: un boy-phénomène, comme on n'en a jamais vu.<br />
Mamode était, du premier coup, devenu le point de mire du groupe malicieux et perspicace.<br />
La vie à la mer, c'est le congé, la détente, le bon temps ...<br />
Oui, pour les maîtres.<br />
Mais, pour les serviteurs c'est, à certains jours, la saison des corvées multipliées avec un<br />
personnel réduit.<br />
Bah! Il y en a qui savent prendre leur temps, sans trop s'inquiéter de tout ce que peut dire<br />
Madame, ou Monsieur, ou Mademoiselle!<br />
La table desservie, Mamode allait s'asseoir sous un cocotier, face à la met. Selon les phases<br />
de la lune et les caprices du vent, les vagues franchissaient d'un bond les récifs ou bien<br />
s'étiraient derrière la barrière de corail, jusqu'à la passe. Certains jours, un grand combat les<br />
dressait l’une contre l'autre, échevelées, frissonnantes, heurtées puis confondues en des<br />
torrents d'écume que la brise Couronnait d'aigrettes: ces jours-là, des houles couraient sur<br />
l'eau morte, entre les brisants et la terre; elles se déchiraient aux pointes de roches<br />
innombrables, encore émergées, se plissaient au-dessus de minuscules écueils à peine<br />
couverts; enfin leur effort lassé rampait sur la plage étroite et bavait une mousse blanche, vite<br />
bue par le sable, avec un crépitement menu.<br />
D'autres fois, une puissance sourde, mais calme et sûre d'elle-même, soulevait l'eau et la<br />
versait en fleuves énormes par-dessus la digue impuissante des récifs; en déferlant, la lame<br />
prenait des transparences vertes; ou bien, si le temps était un peu sombre, la volute creuse se<br />
glaçait de reflets de verre bouteille. D'autres fois encore, c'était le calme hargneux du premier<br />
jour.<br />
Quel que fût, d'ailleurs, l'état de l'air et de l'eau, Mamode restait là, les genoux dans les mains,<br />
immobile contre le fût du cocotier, jusqu'à l'heure où on lui criait, du campement, qu'il était<br />
plus que temps de venir servir le thé.<br />
Il restait là, immobile ... à moins qu'il préférât, ce qui lui arrivait de plus en plus souvent, aller<br />
rejoindre sous la varangue des gardiens le grand-père qui racontait des histoires; tout le temps<br />
que parlait le vieux, la maman épouillait la petite Minatchie, soigneusement, cons-<br />
44
ciencieusement, écrasant chaque insecte entre les ongles de ses deux pouces, avec un petit<br />
éclatement sec.<br />
-- Je t'assure, Paulette, que cela finira par un conjungo !<br />
-- Tu es folle, Mimie !... Cette petite Minatchie n'a pas douze ans.<br />
-- La belle affaire! Combien de petites Indiennes sont déjà mariées, à son âge?<br />
-- Pauvre l'Éveillé, laisse-le! Ce n'est pas bon de se moquer de lui comme ça, tout le temps!<br />
Pour la moqueuse Mimie Ménestrel, Mamode était vite devenu l’Éveillé; le nom avait fait<br />
fortune et les parents eux-mêmes se surprenaient à appeler ainsi l’indolent et langoureux<br />
Mamode.<br />
Que l'Éveillé y fût ou non pour quelque chose, il était bien certain que Minatchie vivait<br />
maintenant dans l'office. Madame Dubosc avait beau l'éloigner; elle se retrouvait là, cinq<br />
minutes après, les cheveux toujours répandus sur les épaules et luisants d'huile de coco.<br />
Jeanne affirmait qu'après la vision constante de ces cheveux huileux, elle ne pouvait plus<br />
manger de salade ... On chassait Minatchie; elle revenait, sous prétexte d'aider à écosser les<br />
petits pois ou d'emporter des restes de table pour le cochon de sa maman. Il fallut sévir et<br />
mettre les gardiens en demeure de retenir leur fille chez eux ...<br />
-- Tu vois bien! disait Mimie Ménestrel à Paulette ... Tu vois bien, ce n'est pas pour des<br />
prunes, qu'elle colle dans l'office, comme ça!<br />
-- Et les ananas qui disparaissent, ajoutait Jeanne, qui continuent de disparaître même depuis<br />
qu'on s'est débarrassé de cette petite échevelée ! ... N'y a pas à dire: l'Éveillé avait ses défauts,<br />
mais il était honnête ... Pour qu'il se soit mis à voler ... L'amour, ma chère, le grrrand<br />
Amour !... Sa zézère aime les fruits!<br />
L'Éveillé habitait les nuages avec une assiduité sereine qui désarmait la colère. Les repas<br />
traînaient en longueur; de l'office à la salle à manger, le boy semblait inventer des détours; et<br />
il lui arrivait de passer le plat de poisson avant d'avoir enlevé les assiettes à soupe.<br />
Quant aux courses au-dehors, Madame voyait arriver le moment où il faudrait y renoncer : un<br />
parcel à prendre à la gare, c'était une demi-heure; une commission dans le village, une heure.<br />
Une fois qu'on l'avait envoyé à la poste, ces demoiselles l'avaient retrouvé assis sur les<br />
escarpements du Grigri, contemplant de haut la mer qui, ce jour-là, jaillissait en fusées<br />
derrière la Roche qui pleure et se ruait vers les Cavernes-Roses en coulées écumantes.<br />
45
Tout le monde en avait assez. Monsieur Dubosc seul prêchait encore l'indulgence et Madame,<br />
pour complaire à Monsieur, réprimait à grand peine une furieuse envie de congédier l'Éveillé<br />
sans plus attendre.<br />
Un après-midi, les demoiselles préparaient dans l'office des beignets de banane; Mimie ne<br />
découvrit sur une tablette, derrière une botte de poireaux, un petit livre à couverture blanche<br />
devenue crémeuse. Elle l'aveignit prestement: c'était Les Méditations Poétiques, dans la<br />
Collection Nelson. Justement, on avait aperçu ces temps derniers l'Éveillé lisant dans un coin<br />
de la cuisine.<br />
-- Ma chère, s'écria Mimie, voici le livre de l’Éveillé !... L'Éveillé lit les Méditations<br />
poétiques!<br />
Les jeunes filles s'esclaffèrent.<br />
Mimie ouvrit le livre, le tint à longueur de bras et se mit à déclamer, emphatique, exagérant<br />
encore la « manière» qu'on lui avait enseignée à l'école :<br />
« O lac, rochers muets, grotteu, forêt obscure,<br />
Vous queu le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,<br />
Gardez de cetteu nuit, gardez, belleu nature,<br />
Au moins leu souveunir! »<br />
La petite servante Thérèse était accourue au bruit. Michel, qui cassait une briquette de<br />
charbon sur le seuil de sa cuisine, avait dressé la tête.<br />
Jeanne, regardant vers la rue, donna l'alarme:<br />
-- Il vient, toi!<br />
Mimie jeta le livre sur la tablette et les jeunes filles s'envolèrent. En même temps le cuisinier<br />
pénétra dans l'office et, saisissant le petit volume blanc entre ses doigts charbonneux, le lança<br />
parmi les épluchures;<br />
-- Tiens, lascar, mangeur de cochon, voilà ce que Mamzelle Jeanne a' fait de ton livre!<br />
L'Éveillé ramassa le livre, l'essuya du coin de sa veste et le mit dans sa poche.<br />
-- Mamzelles, dit Thérèse qui avait rejoint les jeunes filles, Mamzelles, vous savez: il y a<br />
d'autres livres dans sa case. Michel pourra les voler pour vous.<br />
-- Occupe-toi de tes affaires, Thérèse!<br />
-- Il écrit des lettres, Mamzelles… Et il reçoit aussi des lettres de Curepipe .<br />
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-- Te tairas-tu ? On t'a déjà dit...<br />
Thérèse se retira, un peu confuse. Et tout de suite, les jeunes filles de donner libre cours à leur<br />
curiosité et à leur malice: -- La bibliothèque de Monsieur l'Éveillé ! Ce serait amusant, quand<br />
même, à inventorier !...<br />
-- Tous les poètes, toutes les Muses!<br />
-- Qui sait? Il commet peut-être des vers lui-même!<br />
-- Et ces lettres de L'Éveillé ! Tu sais, toi, quels chefs-d'œuvre ça doit être?<br />
Quelques jours plus tard, comme les jeunes filles étaient penchées sur leurs travaux d'aiguille,<br />
la petite servante s'approcha, un peu gauche. Elle tendait deux volumes.<br />
-- Deux autres livres du boy, Mamzelles ...<br />
-- Ah! Ça, on ne t'a pas dit ? ...<br />
Déjà elle battait en retraite; mais Paule la rappela:<br />
-- Donne!<br />
Les broderies délaissées, les trois amies se jetèrent avec avidité sur les livres. On allait bien<br />
s'amuser ...<br />
-- Voyons ?<br />
-- Ah! Les Mystères de New-York!<br />
Bon ...<br />
-- Et puis?<br />
-- Résurrection, de Tolstoї...<br />
Ah ! Zut!... Ce n'était pas amusant du tout ... Tolstoï! Les jeunes filles se regardaient,<br />
interdites ...<br />
Un papier bleu, plié, avait glissé d'entre les pages du Tolstoï; Mimie le ramassa ... Hésitantes,<br />
elles se consultaient des yeux. Les longs doigts aristocratiques esquissèrent le geste de déplier<br />
la lettre ... Mais non ... Une gêne -- une sorte de respect, peut-être ? -- Ah ! Non : du respect,<br />
ça serait trop bête -- une gêne, une simple gêne, leur était venue. Mimie remit le billet dans le<br />
livre, rendit les deux volumes à la petite Thérèse qui ne comprenait pas.<br />
47
Septembre était tout proche.<br />
Les Dubosc et les Ménestrel étaient allés ensemble passer l'après-midi à la Pointe du<br />
Cimetière.<br />
Pendant des heures, illassablement, on s'était grisé d'air iodé; on s'était empli les oreilles de la<br />
grande mélopée des vagues qui, parce qu'il le faut, se jettent à l'attaque des rochers, puis<br />
retombent, se redressent, recommencent l'assaut inutile et grandiose. Les embruns avaient<br />
saturé de selles chevelures court-tondues; les yeux s'étaient brûlés à la trop blanche lumière<br />
qu'emprisonne la mousse des écumes.<br />
Puis, petit à petit, on s'était éloigné vers Riambel. Bientôt on ne percevait plus les éclats<br />
distincts des coups de lame contre le roc, mais seulement une canonnade ininterrompue. Aux<br />
sauvages avancées de lave succédait le déroulement d'un sable profond, moelleux, léché par<br />
des vagues d'amusette qui hésitent, qui jouent, qui de temps en temps se haussent jusqu'à la<br />
plage égalisée, laissent passer un filet d'écume -- une écume qui court comme une petite bête<br />
vite disparue, vite cachée en un recul espiègle.<br />
Ensuite, ç'avait été la tombée du soleil derrière la Pointe-aux-Roches. Une profusion d'ors et<br />
de feux, le ciel saignant d'un horizon à l'autre, des nuages pourpres s'entr'ouvrant comme des<br />
blessures. De l'or et du sang partout. Même vers l'orient, le poudroiement d'or vaporisé qui<br />
noie les contours, la buée d'or rose où flottent, indécis, les filaos lointains.<br />
Quand les autos s'arrêtèrent chez les Ménestrel, les jeunes filles étaient encore imbuées de<br />
calme presque religieux. Elles revinrent jusque chez les Dubosc par la plage, se tenant par la<br />
main, silencieuses, réfléchies, mélancoliques encore davantage dans le calme de la nuit<br />
descendante.<br />
II faisait très doux. Au ciel, pas de lune; mais des milliers d'étoiles, qui se penchaient sur<br />
l'eau.<br />
II faisait très doux. Et l'on entendait le clapotis des brisants, on percevait leur luisance<br />
blanche; c'étaient les brisants des mers très calmes, à marée basse. Un cercle de vieilles<br />
marquises charmantes, en bonnets de dentelle, qui papotent en tirant les mailles blanches de<br />
leur crochet.<br />
Il faisait très doux. Les jeunes filles marchaient en silence, se tenant par la main.<br />
Tout à coup arrêtée, Mimie Ménestrel désigna du doigt une ombre debout sous la varangue du<br />
campement, appuyée à une colonne.<br />
-- L'Éveillé!<br />
Oui, l'Éveillé, un torchon à la main, le visage tendu vers le large, au-delà des petites vagues<br />
où dansent les étoiles, au-delà des brisants qui blanchissent dans l'apaisement nocturne.<br />
48
-- L'Éveillé qui rêve aux étoiles! C’est trop comique!<br />
Adieu, sérénité de la nuit tropicale; adieu, fête des étoiles ivres; adieu, chanson de l'eau qui<br />
caresse le corail! L'Éveillé qui rêve aux étoiles... Et voilà les trois jeunes filles, amusées<br />
comme de la plaisanterie la plus cocasse, riant aux larmes et remontant la rampe, vers le<br />
campement, en chantant à pleine gorge la Fille du Bédouin.<br />
Le couvert n'était pas mis.<br />
Madame était au bout de sa patience. Elle signifia à Mamode, brutalement, qu'il eut à chercher<br />
une autre place dès le retour à Curepipe.<br />
-- J’ai besoin d'un domestique, répétait-elle dans sa colère ... J'ai besoin d'un domestique ... Je<br />
n'ai pas besoin d'un poète!<br />
« Un poète »… La petite-servante Thérèse ne comprenait pas ce que ça voulait dire, mais elle<br />
riait bien, derrière la porte. « Poète! » ça devait être une fière injure ...<br />
Et Michel, le cuisinier, retenait aussi ce mot-là ... « Poète! Poète!» c'était sûrement plus<br />
blessant encore que « mangeur de cochon ».<br />
49
III<br />
FRAGMENT d'une lettre de Mimie Ménestrel à ses amies Dubosc :<br />
« Malgré mon chagrin, le départ de la taxi avec les serviteurs m'égaya. L'Éveillé s'était installé<br />
devant, près du chauffeur. Je t'assure, il avait les yeux pleins de larmes; c'était à payer sa<br />
place !<br />
« Les gardiens étaient rangés devant la varangue, la famille au complet: le grand-père,<br />
cabossé en trompette de ghoon et appuyé sur son bâton, le papa, la maman, puis la petite<br />
Minatchie, les cheveux en salade inévitablement étalés sur les épaules -- j'ai pensé à toi,<br />
Jeanne.<br />
« La taxi -- un vieux cadenas -- a démarré avec un bruit de ferraille. Comme elle faisait le<br />
contour, au bout de l'allée, l'Éveillé s'est penché un peu en dehors; et Minatchie a éclaté en<br />
sanglots.<br />
« J'étais cachée dans la haie de feuilles rouges; je n'ai pu retenir une fusée de rire. Je crois<br />
qu'il m'a entendue. Ah! Zut! Tant pis pour Monsieur l'Éveillé … »<br />
50<br />
6 Mai 1930
SECONDE COMMUNION<br />
MAMÈRE Brigitte a donné le voile et la couronne de petites roses en mousseline raide,<br />
Mamzelle Cécile la robe et le jupon blancs. Alors, Rosemai a pu faire sa première communion<br />
comme les autres, décemment, sans malhonnêteté pour le bon Dieu et sans humiliation pour<br />
sa maman.<br />
Il faisait beau temps, ce jeudi matin, et l'église était accueillante comme la vraie maison du<br />
bon Dieu et des pauvres gens. Pour la première fois de sa vie, Rosemai y avait sa place<br />
marquée, retenue, sans qu'il fût besoin de se faufiler entre les fidèles qui grognent parce qu'on<br />
les dérange ni de venir, une demi-heure avant l'office, s'assurer un petit bout de banc. Elle<br />
avait sa place, dans la grande nef, entre les colonnes enguirlandées de gâte ménage et ornées<br />
d'oriflammes où brûle le Cœur de Jésus.<br />
Il est vrai que la place de Rosemai fut un peu vers le fond de l'église et que, par dessus la<br />
foule des voiles, elle n'a rien vu des gestes du prêtre à l'autel. Alors, n'est-ce pas, les<br />
distractions l'ont piquée comme des mouches importunes: elle a remarqué que Fifine et Agnès<br />
ont des souliers blancs alors qu'elle-même va pieds nus -- et cela l'a un peu mortifiée. Mais<br />
elle s’est vite recueillie, pour faire une bonne première communion, afin que Mamère Brigitte<br />
soit contente d'elle. Oui, Agnès porte des souliers blancs... Mais à trois bancs en avant, il y a<br />
une petite fille qui, sur ses boucles crépues, ne porte qu'un voile sans couronne ... Rosemai,<br />
elle, a une couronne: une couronne de six roses en mousseline raidie de cange... Voyons, il ne<br />
faut pas penser à ces choses-là; il faut prier, prier de toute son âme, et se laisser bercer par les<br />
cantiques que de belles mamzelles sont en train de soupirer à la tribune.<br />
La tête lui tournait un peu; c'était peut-être le jeûne après son maigre dîner de la veille? Mais<br />
non... Rosemai est habituée à avoir faim. Ce qui l'a tourmentée, serait-ce plutôt un appétit<br />
mystique, une aspiration vers ce Pain Eucharistique dont Mamère Brigitte lui a infusé l'amour,<br />
de son mieux? Et puis, ces fumées d'encens qui, du sanctuaire, filtrent quand même jusqu'au<br />
bas de la nef, mariées aux relents de sueur et d'huile de coco ...<br />
La clochette avait sonné souvent sur des rythmes divers; Rosemai s'embrouillait dans ces<br />
tintements, tantôt égrenés comme une poignée de grain jetée aux colombes, tantôt insistants,<br />
vibrants, continus, vraie pluie sonore retombant de la voûte sur les têtes penchées.<br />
51
Enfin les garçons, du côté droit, s'étaient mis en mouvement. Elle avait vu les enfants des<br />
Frères, à même hauteur qu'elle, se lever banc par banc et marcher vers le chœur; certains<br />
riaient et poussaient leurs camarades, d'autres baissaient les yeux et croisaient sur leur poitrine<br />
des bras où, quelquefois, brillait le luxe d'un brassard.<br />
Puis, une houle souleva les voiles; ce fut comme une écume sur de l'eau remuée. De sa place,<br />
Rosemai ne voyait pas les détails et elle se prit à envier Jeanine qui avait le bout du banc;<br />
mais non, il ne fallait pas; Mamère Brigitte lui avait bien expliqué qu'en ce moment même<br />
son Ange Gardien devait l'envelopper du doux battement de ses ailes. Elle se recueillit, elle<br />
appela dans son cœur les pieuses pensées et les tendres désirs qui font au Petit-Jésus un nid<br />
tiède où se reposer.<br />
Son tour vint. Elle fut une unité de la double file de communiantes qui coulait vers la Table<br />
Sainte. Elle fut l'élue du Bon Dieu qui appelle aussi à Lui les petits enfants noirs dont l'âme<br />
est blanche comme une fleur de neige.<br />
Revenue à sa place, elle s'était prise la tête entre les mains pour essayer de comprendre ce qui<br />
se passait en elle. Une grande douceur l'habitait; mais aussi une sorte de déception, un<br />
sentiment d'attente non comblée. Ce n'était que cela? C'était si simple!... Elle savait, de<br />
science absolue, que les Anges du ciel s'étaient tus pour écouter le bonheur qui chantait en<br />
elle ... Cependant, elle-même ne distinguait pas bien la voix de son bonheur ...<br />
Elle se plongea dans la prière -- dans les prières, ce qui est autre chose, et qui suffit aux<br />
petites âmes simples.<br />
Des voix lointaines, vers le sanctuaire, disaient des mots qui devaient être les « Actes après la<br />
Communion ». Plus tard, les voix s'étant tues, l'harmonium, presque au-dessus de la tête de<br />
Rosemai, s'était mis à bourdonner doucement.<br />
Et Rosemai se souvenait tout d'un coup que le prêtre, dans la chaire, avait dit qu'il ne faut pas<br />
attendre trop longtemps pour faire la seconde communion, et que des enfants bien sages<br />
doivent communier souvent, souvent... tous les jours, même!<br />
Cette idée, maintenant, l'occupait: quand ferait-elle sa seconde communion ? Il fallait que ce<br />
soit très tôt Peut-être le dimanche qui venait ?... Maman consentirait-elle?<br />
Voici que la prenait line grande impatience de cette cérémonie renouvelée. Elle espérait, sans<br />
en être sûre, que cette seconde fois le Mystère, plus familiarisé, l'envelopperait plus<br />
doucement, se révèlerait mieux. Et elle songea aussi que, pour la seconde communion, on<br />
remet la robe et le jupon blancs, la couronne, le voile ... Oui, ce serait bien, dimanche, quand<br />
l'église est pleine de monde, comme aujourd'hui.<br />
52
D'abord, Maman n'avait pas consenti. Traîner sa bonne robe blanche à la messe de quatre<br />
heures, dans la boue de Curepipe, ce n'était pas chose à faire; après ça, la robe serait « finie» !<br />
Mais ce matin, en rentrant de la première messe pour se changer avant d'aller au travail,<br />
Maman s'était tout d'un coup ravisée ... Le temps était si beau! Rosemai pourrait faire sa<br />
seconde communion à la messe de sept heures. Par exemple, elle aurait à se débrouiller toute<br />
seule; mais ça ne devait pas l'embarrasser -- une grande fille de huit ans!<br />
Ah! Non, ça ne l'embarrassait pas du tout!<br />
Elle se mit en route de bonne heure, « bonne-heure-même ». Et, bien longtemps avant que la<br />
grosse cloche eût sonné, elle se trouvait installée dans le troisième banc du côté de l'Évangile.<br />
L'église est encore toute décorée; les murs, les colonnes ont gardé leur toilette de première<br />
communion -- telle Rosemai, dont les yeux luisent de plaisir et d'attente, sous l'humble<br />
floraison de ses roses bon marché.<br />
Voici qu'arrive toute une famille, escortant une communiante comme Rosemai. Le monsieur<br />
entre le premier dans le banc, et fait doucement signe à la petite négresse de s'en aller, de<br />
céder la place. Tiens! il semblait à Rosemai que ,sa toilette blanche, son voile, sa couronne,<br />
lui donnent le droit, aujourd'hui, de se mettre n'importe où ; et que l'église, toute la grande<br />
église, appartient à celles que Jésus lui-même convie à Sa Table ... Enfin, la petite demoiselle<br />
aussi est une communiante, et sa famille l'accompagne; il est naturel, après tout, qu'une<br />
communiante noire soit déplacée par une communiante blanche... Rosemai se lève; elle<br />
choisira un autre banc, un peu plus loin, un peu plus bas; elle laissera beaucoup de place pour<br />
les petites demoiselles à voile et à couronne. Elle en voit, d'ailleurs, un peu partout dans<br />
l'église: auprès des fonts baptismaux aussi bien que vers le sanctuaire.<br />
Elle avise un banc encore vide, s'y glisse, essaie de prier, distraite malgré elle par les belles<br />
toilettes qui l'entourent et grisée par le parfum des mouchoirs de fine batiste. Elle sait: il faut<br />
se mettre la tête dans les mains, et ne plus penser à rien qu'au Petit-Jésus qui va venir; Ma-<br />
mère Brigitte lui a bien expliqué comment il faut se réfugier ainsi dans l'ombre chaude de ses<br />
mains ...<br />
Quelque chose la touche à l'épaule: c'est l'ombrelle d'une vieille dame. Rose..., mai regarde,<br />
stupide, la « madame », qui a l'air méchant et scandalisé. Scandalisée de' quoi? Avec elle, il<br />
n'y a pas de première communiante; elle est seule et le banc est vide. Qu'est-ce que Rosemai a<br />
fait? Mais la dame, voyant qu'elle ne bouge pas encore, s'impatiente et lui crie oui, c'est un<br />
chuchotement agressif qui vraiment crie: «Allez!»<br />
53
L'église s'est emplie peu à peu. Où Rosemai trouvera-t-elle une place, maintenant, une petite<br />
place ? Naturellement, c'est vers la porte qu'elle s'en va.<br />
Auprès du bénitier, dans un coin, voilà un banc qui n'est pas plein: une communiante, sa<br />
grande sœur, sa maman; des gens pauvres, à en juger par leurs toilettes. Us ne doivent pas<br />
avoir le cœur dur, comme les autres; sûrement, ils accueilleront Rosemai, petite fiancée noire<br />
du Petit-Jésus, à côté de la fiancée blanche, ou presque blanche ...<br />
Rosemai s'approche. La dame, qui priait penchée sur son livre, se redresse. Un regard<br />
d'indignation cloue sur place la pauvre petite communiante d'ébène, qui ne saurait plus où<br />
aller si la mauvaise dame n'avait soin de lui indiquer: « Là-bas, au fond de l'église, contre le<br />
mur !» ...<br />
Rosemai est allée contre le mur. C'est déjà plein de monde: des jeunes gens blancs qui restent<br />
là pour pouvoir plus commodément sortir pendant le sermon, forment une haie; derrière eux,<br />
des mendiants, des servantes qui ont manqué la messe de quatre heures, une femme avec son<br />
bébé sur le bras, des « créoles » farauds, des ouvriers qui, pour une fois, se sont attardés au lit.<br />
Il y a même dans cette foule quelques communiants, vestes noires et voiles blancs. D'autres<br />
gens arrivent, qui bousculent la petite fille, la refoulent au second rang, puis au troisième.<br />
Tout cela rit, se donne des coups de coude, s'insulte sous cape, se pince, s'amuse, en somme --<br />
sans songer à prier. Comment Rosemai pourra-t-elle, dans ce tumulte en sourdine, rappeler à<br />
elle et ramener vers Jésus sa pensée qui se disperse?<br />
La clochette sonne, tinte, carillonne, tinte de nouveau, comme l'autre jour. Quelques noirs ont<br />
réussi à se faire une place suffisante pour poser un genou en terre, sur leur mouchoir plié. Le<br />
bébé, sur le bras de sa maman, s'est mis à crier si fort que la femme a dit sortir. Rosemai<br />
essaie de comprendre ce qui se passe. Elle est perdue comme une pauvre petite herbe au<br />
milieu des broussailles. Elle ne voit rien ... Est-il temps d'aller à la Sainte-Table? Elle ne sait<br />
pas; entre les jupes elle ne voit rien; ah ! Si fait quand même: voici un voile blanc qui revient<br />
vers les fonts baptismaux; le moment est donc venu. A grand effort, elle se fraie un chemin<br />
jusqu'au premier rang, débouche de la foule comme d'un taillis, se dépêche vers le chœur.<br />
Elle se dépêche; elle court presque; l'inquiétude a mis en fuite les haillons de piété dont la<br />
petite âme se drapait encore.<br />
A l'instant où Rosemai atteint la balustrade, Mon-père remonte les marches de l'autel, le<br />
ciboire d'or aux mains. L'aura-t-il vue? Quelqu'un lui fera-t-il signe ? Reviendra-t-il pour elle?<br />
Non. Mon-père ferme la petite armoire de marbre au-dessus de l'autel -- l'armoire qui est la<br />
maison de Jésus: Sa prison d'amour, dit Mamère Brigitte!<br />
54
Rosemai demeure étourdie. Est-ce vraiment possible que Mon-père ne s'aperçoive pas qu'elle<br />
est là, ne revienne pas vers elle?<br />
Tout d'un coup, elle se sent toute, toute petite, le front dépassant à peine la nappe blanche qui<br />
s'étend très loin, à droite et à gauche. Il lui semble que l'église entière l'observe, se moque de<br />
sa déconvenue.<br />
Est-ce qu'il va falloir se lever, sous le poids de tous ces regards, regagner le fond de l'église à<br />
travers les bancs garnis de blancs qui vont sourire, sans doute, sur son passage?<br />
Peut-être, quand Mon-père va se retourner pour bénir la foule ... peut-être apercevra-t-il sa<br />
couronne, son voile ...<br />
Mais un enfant-de-chœur vient enlever la nappe. C'est un petit blanc en surplis de dentelle. Il<br />
a la démarche désinvolte, légère, des gens qui sont sûrs d'eux; son geste arrache d'un seul<br />
coup, sur la demi-longueur de la balustrade, la toile blanche qui se tord et retombe, comme<br />
violentée.<br />
Une servante se détache d'un pilier, se penche sur Rosemai, lui explique qu'il faut se lever,<br />
partit.<br />
C'est bien fini. Rosemai a raté sa seconde communion. Elle revient, intimidée et comme<br />
contrite vers le fond de l'église, vers le bas, près de la porte, là où les noirs sont tolérés. Il lui<br />
semble que le Bon-Jésus lui-même n'a pas voulu d'elle, et qu'il a fermé la porte de Sa maison<br />
comme elle arrivait vers Lui... Oui, la porte dorée a claqué sec -- aussi sec que les « Allez» de<br />
la madame mulâtresse, au bas de l'église. En passant entre les bancs elles voit, recueillies, les<br />
petites demoiselles aux voiles soyeux. Celle-ci lit dans un livre, des prières que sa maman lui<br />
indique de l'ongle; cette autre égrène un chapelet dont les perles sont reliées par une chaînette<br />
dorée.<br />
Ah! Les heureuses petites filles! Leurs paupières sont abaissées sur la joie que Rosemai<br />
attendait aujourd'hui, et qui s'est refusée.<br />
Est-ce qu'il y a deux Jésus, un Jésus de la messe de quatre heures pour les pauvresses, un<br />
Jésus de la messe de sept heures pour les seules demoiselles à chapelets de nacre et à beaux<br />
paroissiens? Et ce second Jésus-là repousse-t-il les petites négresses qui se fourvoient dans<br />
Son temple, aux heures qu'il ne faut pas?<br />
Mamère Brigitte n'a jamais dit des choses comme ça; ça ne doit pas être, voyons! C'est<br />
impossible ... Et pourtant...<br />
Pourtant, Rosemai a bel et bien manqué sa seconde communion. Et le père a dit qu'il faut la<br />
faire tout de suite ...<br />
55
Eh! bien, ce sera quand Maman voudra; un jour de semaine, lundi ou mardi, n’importe. Ces<br />
jours-là, l'église est à tout le monde.<br />
Et Rosemai mettra de nouveau sa robe blanche, son voile et sa couronne. Elle sourit,<br />
consolée. Oui, elle portera encore une fois la jolie couronne de Mère Brigitte, avant de la<br />
«rendre» à la Vierge, selon l'usage ...<br />
Elle a vu, dans le morceau de glace de maman, qu'elle est jolie comme tout sous les roses de<br />
mousseline raide et le voile léger, léger, qui mousse sur ses cheveux crépus…<br />
56<br />
Fête-Dieu 1930
BETHSAÏDA<br />
57<br />
A HENRI BERGER<br />
Or, il y avait dans Jérusalem une piscine,<br />
appelée la piscine des brebis, et surnommée<br />
en hébreu Bethsaïda, qui avait cinq galeries<br />
Dans lesquelles étaient couchés un<br />
grand nombre de malades, etc.…<br />
St. Jean V.2 et seg.<br />
SON nom était Joël. La force entière des hommes de vingt-cinq ans habitait ses muscles et ses<br />
veines.<br />
Il vivait petitement du produit de ses oliviers et du troupeau qu'il paissait lui même, tantôt sur<br />
le penchant de la colline vers le Cédron, tantôt de l'autre côté du torrent et jusqu'aux rampes<br />
qui portent le Tombeau des Prophètes. Le soir, ses brebis rentrées, il aimait s'étendre sur le<br />
toit plat de sa maison. L'ombre descendait au creux des vallons, noyait sa terrasse. Mais, par-<br />
delà le Gé-ben-hinnom, la Cité recueillait encore la caresse du soleil tombant; la muraille de<br />
Sion devenait un manteau de lumière rose serré contre le rocher; vers Siloé elle s'enroulait en<br />
un repli de nuit, reparaissait plus loin, semblait un piédestal abrupt et sombre offert au Mont<br />
Moria; et tout en haut, flanqué de ses deux tours massives, le Portique Royal brûlait dans le<br />
ciel.<br />
Or, ce soir-là, Joël se coucha tôt; car il voulait lendemain se lever au déjuc pour aller à la foire<br />
de Béthel vendre une couple d'agneaux,<br />
Il dormit pesamment.<br />
Le premier chant du coq troua l'ouate épaisse de son sommeil. D'autres cocoricos suivirent,<br />
qui s'ouvraient un difficile chemin jusqu'à sa conscience. Le sommeil résistait, refusait ce<br />
matin de se laisser dissiper, comme tous les jours, en flocons légers. Joël ne parvenait pas à<br />
secouer l'étrange cauchemar qui lui alourdissait les membres. Enfin ses paupières<br />
s'entr'ouvrirent; il voulut porter la main à son front, écarter la somnolence comme une charge<br />
trop pesante; il ne pouvait pas.
Pourtant, il était sûr de ne plus dormir maintenant; il percevait la fraîcheur du matin jeune et,<br />
par la fenêtre ouverte, ce premier frisson de lumière, qui précède l'aurore. Il connut que ses<br />
mains étaient gourdes et presque en même temps il comprit qu'elles s'échauffaient peu à peu,<br />
qu'elles allaient vivre de nouveau et sans retard. Mais ses pieds restaient de plomb; de même,<br />
ses jambes; et il lui était impossible de remuer la tête, son cou étant durci, comme figé.<br />
Ses mains enfin ranimées, il essaya de se dresser sur les coudes, de soulever ses jambes<br />
mortes. Il n'y réussit pas. Alors, l'épouvante l'envahit et il se mit à crier dans la nuit sans<br />
savoir quel secours il implorait.<br />
A la première heure seulement, son voisin le potier ayant ouvert sa porte, entendit des<br />
clameurs qui l'attirèrent hors de sa maison.<br />
Il vint jusqu'à Joël, s'informa de sa male fortune, s'en étonna grandement. A la demande de<br />
l'impotent, il le retourna sur sa natte, mit à portée de sa main une cruche d'eau et un pain levé;<br />
et promit de lui envoyer plus tard le guérisseur lorsqu'il irait lui-même à sa boutique de la<br />
Porte-aux-Fumiers, vers la troisième heure. Il préviendrait aussi les fils de la sœur de Joël, au<br />
quartier des Fromagers.<br />
Le voisin partit. A grande dépense d'énergie, suant de douleur et de fatigue, Joël finit par<br />
atteindre la bourse de cuir cachée sous sa natte. Il n'en défit pas la courroie; il savait le détail<br />
de son contenu: mines et sicles, drachmes et deniers, jusqu'à la dernière obole. Il glissa la<br />
saccoche sous sa tête, puis il attendit.<br />
Le rebouteux arriva à l'heure où les figuiers ramassent leur ombre sur leurs racines. Il parla<br />
longuement et méticuleusement. Le mal pouvait sans doute être guéri: mais il faudrait pour<br />
cela un onguent des graisses les plus rares et un électuaire très excellent. Il expliqua que lui-<br />
même n'avait ni goût ni besoin d'argent et qu'il se contenterait d'un sicle pour ses peines; mais<br />
les remèdes coûteraient beaucoup: au moins vingt-cinq drachmes. Joël rechigna, marchanda;<br />
il finit par donner quatre sicles d'argent pour le tout.<br />
L'homme revint sur la fin du jour; il administra l'électuaire et, de l'onguent précieux, porté<br />
dans une corne de bélier, il oignit les membres inertes.<br />
Il reparut le matin suivant; des insultes l'accueillirent: la nuit avait été atroce, et voici que les<br />
mains elles-mêmes de Joël ne remuaient plus. Le meige hocha la tête: c'était un mal étrange,<br />
vraiment, qui résistait au galbanum et à la cendre d'onocrotale ! Peut-être un esprit mauvais<br />
avait-il fait sa demeure dans le corps de Joël? Ou bien peut-être la malédiction du Très-Haut<br />
était-elle sur lui pour certain devoir négligé? Il devrait consulter quelque docteur, quelque<br />
prince des scribes… Joël supplia le guérisseur d'en aller quérir aucun.<br />
58
Entre temps, ses neveux survinrent; ils avaient appris que le troupeau était sans pasteur, et ils<br />
accouraient soigner leur héritage.<br />
A la tombée du soir, le guérisseur amena un pharisien schammaïte ; il portait une tiare haute<br />
et magnifique; les franges de sa tunique et de son manteau mesuraient plus de deux empans.<br />
Il interrogea Joël avec minutie, tant sur les commandements que sur les interdictions. Il<br />
s'assura que le malade n'avait pas triché sur les prémices, qu'il avait acquitté régulièrement la<br />
dîme de la menthe et de l'anis, qu'il avait offert les holocaustes prescrits. Restaient ces mille<br />
points où le fidèle peut trébucher sans le savoir, ces riens qui sont l'essentiel même de la Loi...<br />
Le schammaïte parcourut de nouveau le champ des transgressions et des omissions. Sa<br />
manière n'était point celle des moissonneurs, qui scient l'éteule à pleine poignée, ni même des<br />
mendiantes relevant les glanes oubliées; mais bien plutôt du passereau dont l'œil rond, au ras<br />
du sol, recherche entre les mottes les grains mêmes tombés de l'épi. Ce fut en vain.<br />
Le Sage demeurait perplexe.<br />
Les neveux, rentrés dans la maison, s'étaient groupés autour du lit; leurs regards étaient<br />
mauvais, leurs traits durcis.<br />
Le Docteur doutait que cet estropiement fût l'œuvre d'un esprit :<br />
-- Béelzébub et ses enfants, fit-il observer, ont accoutumé d 1 agiter ceux qu'ils possèdent; non<br />
de les réduire en telle langueur et immobilité.<br />
Il réfléchit encore et exposa que, de toutes façons, un sacrifice serait d'agréable odeur au<br />
Seigneur Dieu d'Israël; et plus propitiatoire encore, un don substantiel au Trésor. Pour<br />
l'oblation, il conseilla deux agneaux sans tache, l'un pour le péché et l'autre comme hostie<br />
pacifique; quant au don, deux mines suffiraient peut-être.<br />
Les fils de la sœur de Joël se récrièrent. On voulait les ruiner, et tout le monde sait bien où<br />
vont les offrandes même de la veuve et de l'orphelin, quand c'est un pharisien qui s'en est<br />
chargé.<br />
Le paralytique les fit taire; puis, le visage tourné vers le Docteur:<br />
-- Choisis toi-même parmi les petits de mes brebis, dit-il; et voici ma bourse.<br />
Il se trouva que la bourse ne contenait que de la monnaie des gentils: drachmes grecques,<br />
deniers à l'effigie de César. Mais le bon pharisien entreprit de changer les pièces contre des<br />
sicles dans les galeries extérieures du Temple; seulement, il fallut ajouter à la somme l'agio<br />
des changeurs.<br />
59
Malgré tous ces sacrifices, Joël ne se remettait pas. Au bout de trois jours, la paralysie des<br />
mains et des avant-bras se relâcha; mais les épaules demeuraient soudées.<br />
Les fils de sa sœur ne quittaient pas la place. Avec une impatience bourrue, ils venaient à<br />
l'appel de l'infirme, le retournaient, lui portaient un peu de lait caillé ou une galette cuite dans<br />
la cendre. Ils s'indignaient entre eux de cette maladie qui semblait devoir durer.<br />
Un matin, Joël- il était couché depuis plus d'une semaine- Joël appela ses neveux et leur dit :<br />
-- J'ai vu en songe le lieu de mon salut.<br />
Portez-moi vers la Piscine-aux-Brebis.<br />
Mais les gars, se détournant:<br />
-- Tout travail mérite salaire. Quelle sera notre récompense?<br />
Joël tressaillit d'une grande colère. Il aurait voulu les maudire ... Mais, ayant réfléchi un peu<br />
de temps, et mesuré son impuissance, il demanda:<br />
-- Qu'exigez-vous?<br />
-- Toi parti, ô frère de notre mère, qui mènera paître tes ouailles? Le troupeau sans maître<br />
périt. Donne-nous donc ton troupeau, et nous ferons ce que tu désires.<br />
-- Bien, repartit Joël; vous prendrez mes béliers et mes brebis avec leurs agneaux, j'y consens;<br />
mais vous jurerez devant le Seigneur Très-Haut de ne pas m'abandonner là où vous m'aurez<br />
déposé. Chaque jour, un de vous me portera un pain d'orge et renouvellera l'eau de ma<br />
cruche. De plus, vous me fournirez d'une tunique neuve à chaque été nouveau et d'un<br />
manteau de laine brune au commencement de chaque hiver.<br />
Les jeunes gens acceptèrent le marché, firent le serment.<br />
Puis ils enlevèrent le lit sur leurs épaules. Entre ses mains, Joël pressait le cuir aplati de sa<br />
bourse.<br />
Remontant de la Vallée, ils pénétrèrent dans la Cité par la Porte des Troupeaux et furent tout<br />
de suite à Bethsaïda.<br />
La Piscine était encombrée. Ses cinq portiques regorgeaient de malades: aveugles, boiteux,<br />
grabataires aux membres arides, toutes les misères du corps humain s'étalaient sans honte,<br />
emplissaient les arcades rondes, débordaient aux alentours.<br />
Les neveux de Joël posèrent le lit et dirent:<br />
-- Voici qu'il n'y a plus une place sous les galeries. Où faut-il encore vous porter?<br />
Mais lui, répondit :<br />
60
-- Rangez mon lit aussi près que vous le pourrez de la Piscine, car je sais qu'ici est le lieu de<br />
mon salut et que pour moi Bethsaïda sera vraiment la demeure des miséricordes. Que seul le<br />
ciel s'étende au-dessus de ma tête! Pour vous, n'oubliez point votre serment et soyez attentifs<br />
à renouveler mon pain et mon cali.<br />
Des jours passèrent. C'était tantôt la brûlure du soleil où bourdonnent les mouches, tantôt la<br />
pluie ou la bruine, la moisissure des journées grises, le frisson des nuits maussades qui<br />
rampent sur la terre, de l'orient à l'occident.<br />
Des malades perdaient patience, s'en allaient; d'autres arrivaient de la Samarie ou de la<br />
Décapoie; des incurables se faisaient porter du pays de Tyr et de Sidon. Un hydropique<br />
abandonnait-il sa niche, cinq paires de béquilles se précipitaient pour en prendre possession.<br />
Un matin, on vit un goitreux essayer de soulever son front pour hurler des injures contre le<br />
ciel: Jéhovah dormait vraiment, et son ange était mort! L'eau de la Piscine n'était plus bonne<br />
qu'à laver les sabots fendus des brebis! Il partit, ployé vers le sol par le poids de sa difformité.<br />
Une autre fois, une femme couverte d'ulcères fut cause d'un grand tumulte:<br />
-- Impure! Impure! Criaient ensemble les malades. Un muet faisait des gestes d'imprécation;<br />
et toutes les mains valides cherchaient des pierres.<br />
L'u1céreuse tenait tête à la foule. Elle eut beaucoup de peine à prouver qu'elle s'était montrée<br />
aux prêtres; et, qu'après l'avoir enfermée pendant sept jours et encore sept jours, comme il est<br />
écrit dans la Loi, les fils d'Aaron ne l'avaient point séparée, mais l'avaient déclarée pure, lui<br />
commandant seulement de laver ses vêtements.<br />
Des gens mouraient. Leur place était vite prise et Joël demeurait au bord de l'eau: il n'avait<br />
personne qui pût, l'occasion offerte, le porter tout de suite dans l'arcade inoccupée.<br />
A la saison des olives mûres, le potier vint le voir.<br />
-- Voisin, lui dit-il, tes olives sont en passe de se gâter; il serait grand temps de les cueillir et<br />
de les presser.<br />
Joël céda sa récolte et loua son champ d'oliviers, pour un faible prix.<br />
Les saisons succédaient aux saisons.<br />
Deux fois déjà ses neveux lui avaient fourni des tuniques neuves, et il usait le troisième de<br />
leurs manteaux de laine brune. Les jeunes gens ne venaient plus à la piscine<br />
qu'irrégulièrement; ils lui portaient une grosse miche, pour plusieurs jours; quant à l'eau de sa<br />
cruche, quelque compagnon de misère se trouverait bien pour la renouveler ...<br />
61
Le septième mois de l'année se terminait, laissant traîner après lui le souvenir des grandes<br />
fêtes: la Fête des Trompettes, la Fête de l'Expiation, la Fête des Tabernacles. Une bise aigre<br />
sifflait à travers les pilastres des galeries; les malades tremblaient de fièvre et de froid. Et<br />
voici qu'un matin, à l'heure où le soleil pâle plonge encore aux profondeurs des arcades, la<br />
Piscine se mit à bouillonner. Une douzaine d'expectants furent tout de suite dans l'eau agitée.<br />
Un bossu tout d'un coup se dressa hors de l'onde; il érigeait un torse neuf, et levait vers le ciel<br />
deux mains naguère desséchées, où la vie maintenant mettait des frémissements, un besoin<br />
d'étreinte et d'activité. De sa poitrine monta un hosanna puissant; mille hosanna répondirent<br />
en écho. Mais quand il sortit de la piscine, l'émerveillement fit taire les louanges et les<br />
bénédictions: celui qu'on avait toujours connu déjeté et que l'on avait cru petit montrait sous le<br />
ruissellement de l'eau fangeuse et divine, une stature de quatre coudées. Embelli, ennobli par<br />
le toucher de la Grâce, il marcha vers le Temple en glorifiant le Seigneur Dieu d'Israël.<br />
Des foules accoururent vers Bethsaїda. Des curieux se faisaient conter le prodige, voulaient<br />
voir le miraculé, lui parier, le toucher; des marchands étalaient leur pacotille; des moribonds<br />
venaient mourir au bord de la Piscine les yeux tournés vers le Mystère.<br />
Puis, le calme retomba, comme une pluie de cendre sur des laves éteintes.<br />
Les neveux de Joël l'avaient oublié; il les maudit dans son cœur. Et il dut payer en oboles<br />
trébuchantes le pain rassis que lui cédait une mégère, même les petits services que ses voisins<br />
lui rendaient.<br />
Le potier, qui était un homme juste, acquittait régulièrement son loyer; et cela suffisait<br />
presque à Joël pour vivre d'une récolte à l'autre. Mais vint une année où le potier se plaignit<br />
que la saison était mauvaise; les fruits refusaient de mûrir et pourrissaient sur leur tige; la<br />
récolte ne valait pas la moitié des précédentes.<br />
Alors Joël s'ouvrit d'une idée qui, depuis longtemps, lui était venue.<br />
-- Voisin, dit-il, mon champ jouxte ton champ et l'ombre de nos deux maisons n'en fait<br />
qu'une, lorsque le soleil levant l'allonge vers Siloë. Pourquoi n'achèterais tu pas mon bien?<br />
Le marché fut conclu. Joël reçut trente pièces d'argent qu'il serra dans sa saccoche; et il<br />
enferma aussi dans son cœur la joie de savoir' que les fils de sa sœur seraient frustrés de leur<br />
héritage.<br />
Il atteignait maintenant sa trentième année, mais on l'eût pris pour un vieillard: une barbe<br />
irrégulière mangeait son visage, qui seul avec ses mains demeurait animé. Il n'avait aucun<br />
soin de sa personne, vivant dans l'attente du miracle et dans la certitude.<br />
62
Il fit le compte de sa richesse: cinq pièces d'argent, et les trente que venait de lui verser le<br />
potier. En en dépensant une par an, cela le mènerait jusqu'aux portes de la vieillesse: plus de<br />
neuf fois sept ans. Il sut qu'il ne vivrait pas au-delà; d'ailleurs, il serait guéri avant ce terme.<br />
Donc, il échangerait une pièce d'argent à chaque retour de la Pâque; et, du même coup, il<br />
tiendrait compte de l'écoulement du temps: car dans sa misère immobile, rien ne distinguait<br />
un jour d'un autre jour.<br />
Les années s'ajoutaient aux années.<br />
Il arrivait que la Piscine dormît pendant un long temps sous la torpeur des étés et la hargne<br />
des hivers; alors on eût pu croire que le Seigneur vraiment oubliait les malheurs de ses<br />
enfants. Puis elle connaissait d'admirables réveils: l'un après l'autre, des Privilégiés en<br />
sortaient lavés de leurs misères; les arcades retentissaient d'alléluia et de cris, les victimes<br />
fumaient sur l'autel de l’holocauste et leur sang inscrivait la gloire du Très-Haut sur l'autel du<br />
sacrifice.<br />
Les hommes venaient, les hommes partaient, battant les portiques d'un flux et d'un reflux de<br />
confiance ou de doute. Joël demeurait.<br />
Il avait vu, après le bossu aux bras desséchés, il avait vu un bancal guéri, et deux aveugles;<br />
puis l'u1céreuse, d'autres encore, enfin un muet.<br />
Lorsque le muet avait crié: « Gloire au Très-Haut, au Très-Saint, au Très-Puissant! Gloire au<br />
plus haut des cieux!» Joël venait d'échanger la seizième pièce de sa bourse.<br />
Après ce soir-là, le prodige tarda beaucoup à se renouveler. La foi s'éteignit ; l'incrédulité<br />
commença de vider les arches et Joël put enfin se faire hisser à l'abri des averses et du soleil<br />
A peine installé, il entendit un long murmure dans l'arcade prochaine. Il s'informa: son voisin<br />
récitait les Écritures. C'était ce scribe très savant qui jadis avait été chassé de la synagogue de<br />
Capharnaüm. Joël savait son histoire: malhabile à manœuvrer entre les intrigues des pha-<br />
risiens et les entreprises des saducéens, il avait dû fuir dans la nuit et s'était rompu les deux<br />
jambes en tombant entre des racines.<br />
-- Frère, cria Joël, frère, veux-tu parler plus haut, afin que j'entende la parole et que je la<br />
répète après toi dans mon cœur?<br />
-- Je veux bien, répondit le scribe; mais sache que ma bouche remâche toujours les mêmes<br />
mots: ce sont les plaintes terribles de Jérémie, les malheurs du saint homme Job et sa<br />
perdurable constance.<br />
63
Donc, au long des saisons, Joël se mit à redire les Versets, s'efforçant à les retenir dans sa<br />
mémoire inexercée; et cela tissait sur les jours un manteau qui cachait la marche du temps. Sa<br />
barbe descendait en ondes grises sur sa poitrine; son visage s'était creusé sous les pommettes<br />
et l'on eût pu écrire, sur le parchemin de ses joues, les textes qu'il enfonçait à grande peine<br />
dans son souvenir. Le livre de Job le ravissait. Il en eut assez vite appris par cœur le début: «<br />
Il y avait un homme dans la terre de Hus, du nom de Job; et cet homme était simple, droit,<br />
craignant le Seigneur et s'éloignant du mal.» Mais il aimait surtout la douleur profonde du<br />
patriarche, son vœu de mourir plutôt que de pécher contre la sainte patience, son inébranlable<br />
fermeté, son humilité, sa foi...<br />
Les portiques continuaient de perdre leur misérable clientèle; enfin il ne resta plus que<br />
quelques habitués qui oubliaient de partir, parce qu'ils n'avaient où aller. Ils ne songeaient<br />
même plus au Très-Haut et à ses miracles, et tournaient parfois le dos à la margelle de<br />
Bethsaїda. Seul Joël veillait, tout en laissant couler entre ses lèvres les syllabes sacrées.<br />
Trois ans ou quatre passèrent encore; puis de nouveau l'ange du Seigneur descendit en la<br />
Piscine et l'eau fut agitée par la miséricorde de Dieu. C'était à la cinquième heure. Voyant le<br />
prodige, Joël poussa un grand cri; mais son ami, perdu dans sa psalmodie, ne l'entendit pas.<br />
Un mendiant boiteux qui montait vers le Temple ravit l'aumône insigne du miracle.<br />
Après cela, la Piscine des Brebis connut un retour de la faveur populaire. Mais ce n'étaient<br />
plus ces grands enthousiasmes de jadis; le négoce occupait les cœurs, les disputes stériles<br />
desséchaient les esprits.<br />
Quelques désespérés vinrent garnir les galeries pour un peu de temps. Ceux-là, ils<br />
n'attendaient pas le salut; leur scepticisme voulait bien essayer de cette dernière ressource,<br />
comme d'un emplâtre quelconque ou de quelque pratique des nécromanciens. Leur patience<br />
était courte. Ils quittaient Bethsaїda en ricanant, et après avoir moqué Joël.<br />
Qu'espérait-il donc, celui-là, qui tant de fois avait vu se produire le miracle, sans seulement<br />
pouvoir remuer un membre pour se jeter à l'eau?<br />
Le vieil homme demeurait inflexible.<br />
Il répondait simplement:<br />
-- Je sais qu'ici est le lieu de mon salut; fallût-il pour cela que l'eau montât jusqu'à moi qui ne<br />
puis descendre vers elle.<br />
Les gens riaient et lui tournaient le dos.<br />
64
Le scribe mourut en murmurant :<br />
-- Je dois le voir moi-même, et non un outre, et mes yeux doivent le contempler; c'est là mon<br />
espérance ; elle repose dans mon sein.<br />
Mais les Paroles du Livre étaient demeurées en la tête obstinée de Joël; et seul, maintenant, il<br />
continuait de les dire dans Bethsaïda presque déserte.<br />
-- Vive Dieu qui a écarté mon jugement et le Tous-Puissant qui a plongé mon âme dans<br />
l’amertume !<br />
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------<br />
Si nous avons reçu les biens de la main de Dieu, pourquoi n'en recevrions nous pas les maux<br />
?...<br />
----------------------------------------------------------------------------------------<br />
Je sais que vous pouvez toutes choses, et qu'aucune pensée ne vous est cachée…<br />
Jéhovah semblait avoir abandonné son peuple. La chicane avait envahi le Lieu Saint et le<br />
bruit des disputes venait jusqu'à Bethsaïda.<br />
L'eau de la Piscine n'était plus remuée que par l'ongle double des brebis; et les gentils qui<br />
venaient laver les victimes avant de les offrir en vente dans les galeries extérieures du Temple<br />
insultaient aux enfants d'Israël:<br />
-- Votre Dieu est sourd et le bras de son ange est paralysé. Sa puissance a passé dans le sabot<br />
de nos agnelles et de nos béliers. Voyez comme ils agitent bien l'eau miséricordieuse de<br />
Bethsaïda !<br />
Le crâne de Joël était un globe d'ivoire jauni; ses yeux sans éclat abaissaient leur regard vers<br />
le fleuve blanc de sa barbe; et ses lèvres, pauvres de couleur, remuaient doucement en<br />
répétant;<br />
-- Je sais que vous pouvez toutes choses.<br />
Dans sa bourse, avec de la menue monaie, restaient deux pièces d'argent.<br />
65
En ce temps, une vendeuse de tourterelles qui portait sa marchandise au Temple demanda en<br />
passant:<br />
-- Avez-vous entendu les nouvelles étranges qui nous viennent du Jourdain et de Bétharaba ?<br />
Une vingtaine d'éclopés traînaient encore autour de la Piscine; aucun d'eux ne savait les<br />
nouvelles; alors la femme raconta. Un homme, venu du désert, prêchait la pénitence et<br />
baptisait dans l'eau du fleuve; il était vêtu d'une peau de bouc; sa parole était austère mais son<br />
regard d'enfant attirait les foules.<br />
-- Un prophète sans doute?<br />
-- Peut-être Élie revenu, suivant la promesse?<br />
-- Un homme de Dieu assurément; on s'attend qu'il fasse des prodiges; déjà les malades<br />
viennent vers lui...<br />
Bientôt l'histoire grossit; des détails, vrais ou faux, se groupaient autour du fait principal.<br />
Le Baptiste n'était autre que Jean, le fils du prêtre Zacharie et d'Elizabeth la Stérile; on<br />
rappelait les circonstances surnaturelles de sa naissance. Joël lui-même se souvenait: dès ce<br />
temps, il habitait la Piscine et les clameurs du peuple étaient venues jusqu'à lui, quand<br />
Zacharie prophétisa, les lèvres soudain descellées.<br />
On attribuait des miracles au Baptiste; d'autres criaient à l'imposture.<br />
Mais non: un imposteur soigne sa propre gloire et ne proclame point: « Celui qui doit venir<br />
après moi est plus puissant que moi... Je ne suis pas digne de délier les courroies de sa<br />
chaussure ... Rendez droit le chemin du Seigneur!..»<br />
Les gens bien informés assuraient qu'il avait désigné Celui-là qui devait venir; on le<br />
connaissait: c'était tel grand d'Israël. - Non, tel autre !...<br />
Mais des contradicteurs s'écriaient aussi tôt: « Il n'a nommé personne, il s'enveloppe de<br />
mystère et sa langue ne parle que par images!»<br />
Joël ne prit aucun intérêt à tous ces contes; que lui importait, après tout? Avec une force<br />
accrue, il murmurait: « Ici est le lieu de mon salut ... Je crois que vous pouvez toutes choses,<br />
Seigneur, ô Seigneur mon Dieu! »<br />
L'hiver fut rude.<br />
Joël songeait qu'il lui faudrait bientôt échanger son avant-dernière pièce d'argent, lorsque des<br />
rumeurs encore plus incroyables atteignirent Jérusalem.<br />
Un autre prophète avait paru venant, lui, du désert de Jéricho. A des noces, chez un riche<br />
habitant de Cana, il avait changé en vin l'eau des bassins de purification. Puis il avait disparu,<br />
silencieusement, suivi de quelques pêcheurs de Génézareth.<br />
66
Qui était ce Prophète ? Sa renommée était-elle exacte? Les Docteurs et les Scribes en<br />
doutaient; le peuple, au contraire, avide de merveilleux, prenait violemment parti pour<br />
l'Envoyé de Dieu.<br />
Des caravanes se mirent en route pour la région de Tibériade. Des curieux descendaient des<br />
montagnes de Judée. Des malades en litière arrivaient de l'Idumée et du pays des Amalécites;<br />
ils contournaient Jérusalem par le couchant et s'engageaient dans les défilés, vers le nord.<br />
Mais l'Homme semblait se cacher ou retenir la puissance de son bras. Les miracles ne se<br />
produisaient plus; il n'enseignait pas le peuple, parlant à ses seuls disciples, soit qu'il fût à<br />
Capharnaüm chez la mère d'André et de Simon, soit qu'il parcourût les bords du Lac.<br />
Les pèlerins reprirent la route du sud, déçue et mécontente. La légende de l'Homme pâlissait;<br />
d'ailleurs, la vérité se faisait jour. Ce n'était rien de plus que le fils du charpentier de Nazareth;<br />
tels se rappelaient l'avoir vu pousser la varlope, tandis qu'ils attendaient à la porte de Joseph<br />
pour quelque réparation à leur chariot; tels autres l'avaient rencontré, menant paître un âne<br />
pelé. Les Juifs haussaient les épaules. Ils répétaient: « Peut-il rien nous venir de bon de<br />
Nazareth ?»<br />
Cependant, la voix publique attestait de plus en plus fort que, devant le Fils du charpentier, le<br />
Baptiste lui-même s'était humilié, disant: « Je l'ai vu, et j'ai rendu témoignage que c'est lui qui<br />
est le Fils de Dieu.»<br />
Non plus un seul faux prophète, mais deux! Ceux qui avaient été le plus crédules furent les<br />
plus irrités .... Beaucoup avaient cru que le Baptiste annonçait le Messie, Libérateur et Roi<br />
d'Israël... Et voici qu'il déclarait Fils de Dieu un Galiléen, l'enfant d'un pauvre charpentier de<br />
Nazareth !<br />
La mystification paraissait si évidente, que scribes et docteurs de la Loi se sentirent rassurés.<br />
Ils se préparèrent dans la paix à célébrer la Pâque prochaine.<br />
Et Joël échangea l'avant-dernière pièce de sa bourse.<br />
Le temps des azymes étant venu, un matin Joël entendit un grand bruit dans les galeries du<br />
Temple. Il vit des marchands qui se pressaient à la Porte du Nord, emportant leurs éventaires<br />
et leurs corbeilles pleines d'oiseaux, poussant devant eux les moutons et le gros bétail. Il sut,<br />
un peu plus tard, que vendeurs et changeurs de monnaie avaient fui devant la colère du<br />
Nazaréen soudain dressé dans les parvis extérieurs. Il se réjouit dans son cœur, car il avait<br />
toujours méprisé les trafiquants: et il méprisait aussi l'argent, maintenant qu'il ne lui en restait<br />
plus.<br />
67
L'esclandre s'étant calmé, Joël n'entendit plus parler du Galiléen; il ignorait même qu'Il<br />
s'appelât Jésus, bien que son nom fût devenu célèbre dans toute la Judée.<br />
Plus de huit mois passèrent et l'hiver était près de finir; des gens qui venaient du nord par la<br />
Porte d'Ephraim s'arrêtèrent à la Piscine pour laver les victimes pacifiques qu'ils portaient au<br />
Temple. Ils s'entretenaient des événements de Galilée. Jésus le Nazaréen occupait tous les<br />
esprits, soit qu'on s'attachât à sa doctrine révolutionnaire, soit qu'il fût objet de scandale.<br />
On se plaignait qu'il eût guéri le fils d'un officier de César: c'était un mauvais patriote,<br />
assurément, un mauvais Juif, traître à la semence royale de David. D'ailleurs, il mangeait avec<br />
les publicains, les pêcheurs, les gentils; bien mieux, n'avait-il pas poussé l'impudence jusqu'à<br />
s'entretenir, au bord du puits, avec une Samaritaine, une fille perdue de la ville de Sichar?<br />
Oui, mais qu'importait tout cela? Ses miracles étaient indéniables; il commandait à la maladie,<br />
il chassait les esprits immondes. Sur les routes et sur les sentiers avait recommencé la<br />
procession des infirmes, des incurables qui venaient vers Capharnaüm implorer le Fils de<br />
David, l'envoyé du Seigneur. Des foules accouraient à lui de la Décapole, de la Trachonitide,<br />
de la Pérée et même de la Syrie. Il ne se lassait pas de guérir, de consoler, de délivrer.<br />
D'autres voyageurs et d'autres pèlerins affluèrent à mesure que la saison devenait plus douce;<br />
et tous parlaient de Jésus, le thaumaturge. Ceux-ci l'avaient entendu à Corozaïn, ces autres à<br />
Sephoris ou à Jezraël. Car il parcourait la Galilée, faisant le bien et enseignant dans les<br />
synagogues. Et ceux de Tibériade comme ceux de Safed, d'une même voix proclamaient que<br />
son enseignement ne ressemblait point à l'enseignement des scribes et des pharisiens qui<br />
sassent et ressassent les textes, criblant les beth et les caph; mais lui, simplement, déclarait:<br />
« Cela est, cela n'est pas », vivifiant la lettre morte comme il vivifiait les membres malades, et<br />
affirmant la Loi en toute autorité.<br />
De sa niche dans le portique, Joël vit partir les Pharisiens et les Docteurs qui, inquiets de ses<br />
doctrines subversives, avaient résolu d'interroger l'imposteur et de le confondre.<br />
Quelques semaines plus tard un homme, en venant purifier un agneau à la Piscine, remarqua<br />
Joël et lui dit:<br />
-- Comme toi, j'étais le prisonnier de mes membres sans vie; et voici que de Capharnaüm j'ai<br />
marché jusqu'ici, car le Seigneur a regardé ma misère. Écoute mon histoire.<br />
Joël murmura simplement:<br />
-- Loué soit le Seigneur, Dieu d'Israël! Puis il reprit, où il les avait laissées, les Lamentations<br />
de Jérémie. Mais le miraculé raconta quand même:<br />
68
-- Il était dans la demeure de ses amis Simon et André; les Docteurs venus de Jérusalem se<br />
tenaient à ses côtés; la foule entourait la maison et je désespérais de parvenir jusqu'à lui. Alors<br />
ceux qui portaient mon lit montèrent sur la terrasse et, pratiquant une ouverture dans le<br />
clayonnage, ils me descendirent dans la salle où Il se trouvait. Et Lui, ayant jeté les yeux sur<br />
moi, me dit: « Aie confiance, tes péchés te sont remis ». Puis: « Lève toi, prends ton lit, et<br />
marche ! »<br />
Le Capharnaïte ajouta:<br />
-- Fais-toi porter vers Lui! Il est la vérité et la vie, Il emplira tes os d'une moelle neuve et la<br />
vie circulera dans tes veines.<br />
Mais Joël, plus ferme que jamais, refusa, disant:<br />
-- Je sais qu'ici est le lieu de mon salut et que pour moi Bethsaïda sera vraiment la maison des<br />
miséricordes.<br />
Puis il ajouta, le regard de son âme tourné vers le Seigneur:<br />
-- Je sais que vous pouvez toutes choses!<br />
Le paralytique de Capharnaüm partit; mais les marchands, les pèlerins, les voyageurs qui<br />
passaient par Bethsaїda continuaient de parler du Galiléen, de sa doctrine, de ses merveilles.<br />
Un jour, Joël fut distrait de sa psalmodie par les exclamations de deux marchands de bœufs<br />
qui lavaient leur aumaille.<br />
-- Qu'il délivre les possédés, et qu'il chasse les démons, fort bien! Mais s'il commence à<br />
toucher à nos troupeaux !...<br />
-- Aussi, les gens de Cérasa ont failli le lapider?<br />
-- Par Mercure! Il l'aurait mérité!<br />
Une commère qui passait s'informa. On lui conta que le Galiléen avait délivré deux furieux<br />
d'une légion de démons qui les possédaient; qu'il avait permis aux esprits impurs de se loger<br />
en un troupeau de deux mille pourceaux qui se trouvait là ; et que les bêtes s'étaient tout de<br />
suite jetées au lac et noyées.<br />
-- Deux mille cochons! Se récriait la ménagère en levant au ciel des bras indignés; deux mille<br />
cochons!<br />
Mais d'autres récits plus surprenants encore arrivaient de Galilée. Voici que le Nazaréen<br />
s'attaquait victorieusement à la mort elle-même. Il avait pris par la main la fille morte de Jaїre,<br />
le chef de la synagogue, et l'enfant s'était levée!<br />
Les derniers miséreux désertèrent Bethsaïda, en route pour Capharnaüm, la cité des prodiges.<br />
Joël demeurait seul.<br />
69
Il était connu maintenant pour son extrême obstination et pour sa misère; les passants le<br />
raillaient; on lui demandait des nouvelles de l'Ange; on lui prédisait un tremblement de terre<br />
qui le précipiterait dans la piscine. Les sages secouaient la tête en regardant le fou qui<br />
refusait de se faire porter au-devant du miracle. Les petits enfants observaient avec un<br />
mélange de curiosité et de terreur superstitieuse ces jambes pétrifiées, ces mains noueuses,<br />
ces paupières toujours mi-closes, cette barbe blanche qui vraiment fluait, animée d'un frisson<br />
de source par le perpétuel balbutiement des lèvres.<br />
Un matin, un homme qui portait deux agneaux blancs s'assit au bord de la Piscine et regarda<br />
le paralytique; son regard sortait du fond d'orbites profondes; de fraîches cicatrices<br />
rosissantes marquetaient sa peau.<br />
Il dit:<br />
-- Va vers Lui. Je gémissais dans l'impureté de la lèpre. Il m'a guéri. Et voici que sur Son<br />
ordre je suis venu me montrer aux prêtres et offrir les victimes prescrites par la loi! Va vers<br />
lui.<br />
-- C'est ici le lieu de mon salut, répondit Joël.<br />
Il semblait que ce fût la seule parole qu'il pouvait encore dire aux hommes. Cependant, après<br />
un moment, il ajouta – car le Seigneur l'animait à parler ainsi<br />
-- Qui donc est-il, celui qui t'a guéri?<br />
-- Celui qui m'a guéri est le Bien-Aimé des nations, le Sauveur promis à notre père Abraham<br />
et chanté par David, notre roi. Il est le Fils de Dieu, Dieu du ciel et de la terre comme celui<br />
qui L'a envoyé!<br />
Puis l'homme du miracle s'assit; et longuement il parla de la doctrine nouvelle que prêchait<br />
Jésus.<br />
-- Le Baptiste disait: « Que Celui qui possède deux tuniques en donne une à celui qui n'en a<br />
point.» Le Maître nouveau exige qu'avant de Le suivre on vende tous ses biens et qu'on en<br />
distribue le prix entre les pauvres. Il proclame que bienheureux sont les humbles, et les<br />
misérables, et les miséricordieux. « Aimez-vous les uns les autres », crie t-il, « aimez vos<br />
ennemis eux mêmes»; et encore: « Si au moment d'offrir le sacrifice vous vous souvenez que<br />
votre frère a quelque chose contre vous, laissez là la victime et courez vous réconcilier avec<br />
votre frère ».<br />
II continua jusqu'aux heures où le soleil s'incline vers la muraille extérieure d'Acra; car de son<br />
cœur débordait la Parole de vérité et de vie. Il conclut:<br />
-- Viens, fais-toi porter vers Lui. Il est la santé du corps et la paix de l'âme. Je suis pauvre,<br />
mais j'ai encore quelques deniers qui paieront le loyer de tes porteurs.<br />
70
Joël secoua la tête, sans prononcer de vaines paroles. L'autre monta vers le Temple après<br />
avoir dit :<br />
-- Pèse mes propos, ô mon frère. Je reprendrai demain, à la nuit, le chemin de la Samarie et tu<br />
m'accompagneras. Le temps des azymes est proche et le Maître doit être en route. Il marche à<br />
notre encontre.<br />
Lendemain soir, le voyageur revint. Joël lui tendit sa bourse:<br />
-- Il y reste une pièce d'argent, dit-il; fais-moi la grâce de l'échanger et d'en distribuer la<br />
monnaie aux pauvres que tu rencontreras sur ton chemin.<br />
Il y avait longtemps qu'il n'avait prononcé tant de mots. Il était fatigué. Il se tut et ferma les<br />
yeux, pendant que l'autre s’éloignait.<br />
Il essaya de reprendre la psalmodie intérieure des Plaintes du Prophète ou des sublimes<br />
discours du Patriarche. Mais d'autres paroles germaient en son âme, y levaient comme un<br />
grain précoce. Et c'est la Bonne-Nouvelle transmise par le lépreux guéri, qui tout le long du<br />
jour occupa sa pensée.<br />
Le Maître de la Parole nouvelle ordonnait le pardon des injures, el cela le bouleversait. La Loi<br />
ne disait-elle pas: « Oeil pour œil, dent pour dent»? Tout de suite il avait songé aux fils de sa<br />
sœur, à leur abandon et à leur parjure. Fallait-il pardonner cela aussi? Il se souvenait qu'il les<br />
avait maudits dans son cœur et sa conscience lui rendait témoignage qu'il avait bien agi...<br />
Non, il ne pouvait pas pardonner.<br />
Il avait faim; depuis la veille il n'avait point mangé. Une Samaritaine passa vers la dixième<br />
heure et, sans qu'il eût rien sollicité, elle lui donna quelques figues sèches et renouvela l'eau<br />
de sa cruche; il se, demanda si, elle aussi, cette femme avait entendu la Parole du Maître.<br />
Sa faim apaisée, il put s'endormir. A son réveil, il connut qu'une sérénité toute neuve<br />
embaumait son âme; et il comprit que c'était la vertu du pardon et qu'il n'avait plus aucune<br />
colère contre ses neveux.<br />
Alors, il ne douta plus que la guérison de ses membres perclus fût aussi toute proche. Il<br />
songea au sacrifice pacifique qu'il offrirait au Seigneur et déjà il prévoyait :<br />
-- Comme je suis très pauvre, ce sera deux petits de colombe.<br />
Mais une pensée soudain l'arrêta. Le Maître n'a-t-il pas dit: « Si ton frère a quelque chose<br />
contre toi, laisse là l'hostie et va te réconcilier avec ton frère? ». Et voici que lui revenait le<br />
souvenir de cet autre jour où il avait vendu son champ, et de la joie mauvaise qu'il avait eue<br />
de penser à la rage impuissante de ses neveux, dépouillés de leur héritage. Il faudrait donc<br />
aller vers les fils de sa sœur et s'humilier devant eux?<br />
71
Il irait.<br />
Avant de permettre à la gratitude de rompre les barrières le son silence, avant de se prosterner<br />
pour toucher la poussière devant les pieds du Maître, avant toutes choses, il descendrait à<br />
l'Enfoncement des Fromagers, près de la Porte des Jardins ; il dirait à ses neveux ...<br />
Mais des voix envahirent la place. On courait vers lui. On criait:<br />
-- Il vient, Il est à la Porte d'Ephraїm!<br />
Laisse-toi porter vers Lui.<br />
Joël ouvrit les yeux. Il vit la foule en délire et un instant sa volonté vacilla; mais tout de suite<br />
raffermi, il prononça -- et il savait qu'il disait ces mots pour la dernière fois:<br />
-- Ici est le lieu de mon salut et Bethsaïda sera vraiment pour moi la maison des miséricordes.<br />
Puis il referma les yeux sur sa méditation.<br />
-- Crie au moins vers Lui, disaient les gens. Crie vers Lui, Il t'entendra, Il te guérira comme Il<br />
a guéri cet aveugle qui l'appelait près de Jéricho.<br />
-- Non, répondit le vieillard, non; Il est le Dieu puissant; Il connaît ma misère et, s'Il veut, Il<br />
peut la guérir. Soit accomplie la Volonté du Très-Haut!<br />
Il sentit qu'une chaleur très douce coulait comme du lait dans ses reins, dans ses jambes<br />
mortes. C'était l'heure où l'ombre du temple se retirait de lui; mais le soleil de tous les jours<br />
n'avait pas cette bénéficience. Il souleva de nouveau ses paupières.<br />
Devant lui, au milieu d'un groupe, il Le vit. Il reconnut Celui qu'il n'avait jamais connu. Le<br />
Nazaréen portait une tunique de lin blanc, un manteau grossier. Ses yeux posaient sur le<br />
paralytique un regard où la compassion adoucissait la lumière du Ciel.<br />
-- Mon ami, dit le Galiléen, veux-tu être guéri?<br />
-- Seigneur, répondit Joël, Vous savez bien que depuis trente-huit ans je Vous ai attendu.<br />
-- Lève-toi, emporte ton lit et marche. Le paralytique obéit. Son buste se redressa en faisant<br />
craquer les vertèbres rouillées; ses pieds retrouvèrent le sol et il fut là, debout, telle une<br />
maigre statue de pierre soudain érigée. Vacillant, les yeux extasiés, il tendit les bras vers le<br />
Sauveur, ouvrit la bouche pour clamer sa reconnaissance ... Mais le calme Regard l'enve-<br />
loppait, le noyait. Alors il comprit, il se souvint: l'hosanna mourut sur ses lèvres; il ploya son<br />
échine raidie, souleva son lit, le chargea sur son dos et marcha vers le quartier d'Acra, et la<br />
Porte des Jardins, et l'Enfoncement des Fromagers, malgré les Juifs qui voulaient l'empêcher,<br />
criant:<br />
-- C'est aujourd'hui le Sabbat; il ne t'est pas permis de porter ton lit.<br />
Mais lui répondait:<br />
72
-- Celui qui m'a guéri m'a ordonné de porter mon lit.<br />
Et il passait outre.<br />
Or, les disciples et les amis de Jésus murmuraient contre Joël, l'accusant d'ingratitude; mais le<br />
.Maître les fit taire, disant:<br />
-- Il sait où il va, et vous l'ignorez; mais apprenez que le chemin qu'il suit est la droite route<br />
vers .Moi et vers le Royaume de .Mon Père.<br />
NOTES<br />
73<br />
31 Juillet 1929<br />
I. L'auteur s'excuse d'avoir pris quelques libertés avec le texte et avec la chronologie<br />
bibliques. Il estime que la vérité philosophique prévaut à la vérité historique. Il n'ignore pas<br />
que le Sermon sur la Montagne et la guérison du lépreux sont postérieurs au miracle de la<br />
Piscine Probatique, mais combien d'autres lépreux ont pu être guéris parmi la foule des<br />
malades qui de toutes parts accouraient vers Capharnaüm? Et nous est-il défendu de penser<br />
qu'avant de résumer son enseignement moral en la Doctrine des Béatitudes, le Sauveur en ait<br />
fait confidence à ceux qui le suivaient à travers la Galilée?<br />
II. Une âme pieuse s'est offusquée en lisant mon manuscrit, des épithètes SUBVERSIVE et<br />
RÉVOLUTIONNAIRE appliquées à la doctrine du Christ-Sauveur. Je fais mon mea culpa : j'ai<br />
transigé avec ma pensée: la peur de l'anachronisme m'a fait reculer il écrire BOLCHÉVISTE<br />
et COMMUNISTE, comme je l'aurais dû, en me plaçant au point de vue des Caïphe, et des<br />
Pilate, et des Hérode, des changeurs du Temple et des porchers de Gésara -- au point de vue<br />
de l'éternel Bourgeois, qui fut le contemporain du Divin Méconnu comme il est le<br />
contemporain de Léon Bloy et de George Lansbury de Madeleine Stade et des vendeurs de<br />
porc de Chicago.
LABEC-BOULOIRE<br />
EH! ces-messiés, cria Zidore, après cette ligne-là on arrête, hein!<br />
I<br />
74<br />
A CLÉMENT CHAROUX,<br />
FRATERNELLEMENT<br />
Il se dressa, debout sur l'échafaud-volant. C'était un homme jeune, à la mine délurée, de petite<br />
taille, mais robuste, bien râblé, bien musclé; il fouilla dans son tablier de goni, prit «<br />
l'échantillon » et repéra, sur le dernier bardeau du bout, le point de départ de la prochaine<br />
rangée.<br />
La ligne mordait dans le blanc-d'Espagne passé de main en main; lorsque le cordeau eut été<br />
bien blanchi sur toute sa longueur, Zidore à une extrémité, un camarade à l'autre, le tendirent;<br />
soulevée au milieu, pincée comme une corde de guitare trop longue et muette, la ligne s'abattit<br />
sur le toit et marqua d'un trait blanchâtre le bistre des bardeaux frais-posés.<br />
Les petites haches reprirent leur besogne; le coin de la lame dessinait dans le teck l'amorce<br />
d'un trou, pour la pointe galvanisée; puis, la hachette retournée, deux ou trois coups un peu<br />
sourds tombaient sur le clou, l'enfonçaient graduellement jusqu'à ce que, l'outil atteignant le<br />
bois lui-même, éclatât un tintamarre de grosse caisse; et, le travail bien en train, ces chocs<br />
amortis et ces heurts brutaux se mariaient, se fondaient en un crépitement qui courait le long<br />
du toit, qui ondulait, qui montait ou descendait en festons sonores.<br />
Pendant ce temps, dans la cour, en bas, le père Gorette prépare les pans-debois des<br />
dépendances; à califourchon sur un cinq-cinq, le vieil entrepreneur achève de tracer lui-même<br />
un trait-de-Jupiter. Un «demi-castor» verdi s'enfonce jusqu'à ses oreilles, dérobe le peu que<br />
l'on pourrait voir de son visage, penché bas sur le travail. En une écume sale, les cheveux<br />
moussent sous le bord du chapeau, s'y collent, semblent avoir peine à rouler jusqu'à la nuque<br />
ou à descendre se mêler, devant les oreilles, à la bourre blanchâtre des carabis.<br />
Le père Gorette est content: l'ouvrage avance bien; si ça continue comme ça, on peut compter<br />
qu'avant un mois ....<br />
Mais il n'a pas rêvé !... Bien qu'un peu sourd, il reconnaît très bien que le bruit des haches a<br />
diminué, va s'éteindre. Il se dépêche: la « jauge» maintenue de biais par la main gauche, il<br />
marque de chaque côté de la réglette une des « tables» de son trait-de-Jupiter. Puis il relève la<br />
tête.
Alors se découvre une face toute en largeur, que la bouche coupe d'une ligne mince, au-<br />
dessous de la moustache demeurée grise. Le nez en queue-d'aronde s'épanouit entre la double<br />
mortaise des yeux, maintenant levés vers le toit.<br />
Sous son regard étonné d'abord, puis furieux, les hommes, un derrière l'autre, se dirigent vers<br />
l'échelle. Il les interpelle rudement:<br />
-- Eh ! Là-haut! Qu'est-ce que vous imaginez? Je vais vous envoyer des parasols, si le soleil<br />
sur votre dos vous fait trop chaud!<br />
Un ouvrier aussi vieux que lui, sec et tortu comme une branche de campêche -- un camarade<br />
moins chanceux qui n'a pas réussi à sortir du rang -- s'arrête, le pied sur le premier échelon:<br />
-- Reste tranquille, Théogène! Reste tranquille, don! Ce n'est pas à la toise que tu nous payes?<br />
-- Après? Hurle Gorette, après !... De travailler à la façon, ça vous dispense peut-être de me «<br />
rendre» une tâche raisonnable, hein? Je n'ai que faire d'une bande de vagabonds qui partent<br />
vacarner quand le soleil est encore au-dessus de leurs têtes! Si vous êtes pour vous gratter les<br />
cuisses, prenez vos paletots, et foutez-moi le camp pour tout de bon!<br />
Ces colères du père Gorette, Zidore les connaissait bien; sans s'émouvoir, et même rigolant un<br />
peu, il intervint:<br />
-- Pas tous lézours lafête zacots, Missié Théozène! Nous allons voir le débarquer des Macololos à<br />
la gare de Phœnix ... Quand ça qu'on verra ça encore?<br />
-- Toi! Cria Gorette en le menaçant de sa jauge avec une fureur comique, toi, sale bougre de<br />
Zidore, quand il y a quelque chose de travers, on peut être sûr que c'est une invention de ta<br />
tête!<br />
Le bonhomme rageait.<br />
-- Les Macololos! M’en fous pas mal, moi, des Macololos !... J'ai promis la maison pour le<br />
quinze septembre, et jamais Gorette n'a manqué parole... Si vous croyez que c'est vous qui<br />
allez me faire commencer! Bande d'enfants-de-chien, va!<br />
Les charpentiers avaient déposé haches et poches à clous dans la cabane aux outils. Ils<br />
défilaient en saluant le patron d'un bonsoir obséquieux, ironique ou sec, selon les<br />
tempéraments -- d'un bonsoir auquel Gorette, bouillant dans sa colère comme un pot de colle<br />
dans son bain-marie, ne répondait même pas.<br />
Un des derniers, Zidore arrivait; il s'arrêta et, délibérément:<br />
-- Assez mâcher des piquants de raquette, mon père! Vous savez bien que vos enfants-là,<br />
c'est une bande à qui l'ouvrage ne fait pas peur. Cette semaine qui vient, on va « nommer»<br />
même, sans regarder dans la mare si les lys de l’eau, en refermant leurs fleurs, annoncent<br />
75
l'heure de ramasser les outils.<br />
-- Laisse tranquilles les fleurs ramassezoutils! Va-t-en! Tu as du miel sur tes lèvres, mais tu<br />
ne sais pas, hein ? Qu’en ce temps de l'année, la nuit se fout du soleil !... Encore un bougre de<br />
fainéant, celui-là, un sale bougre de fainéant!... En juin, gagner sur la longueur des<br />
journées !... Non !... Va-t-en une fois, Zidore! Va-t-en! Tu sais que Théogène Gorette est<br />
patient tout juste!<br />
Demeuré seul sur le chantier, bonhomme Gorette continuait de maugréer.<br />
-- Les ouvriers, ce qui s'appelle des ouvriers, aïah! Où ça qu'on en trouverait aujourd'hui? Ça<br />
ne sait plus tirer une épure, ça ne sait plus couper un joint, ça ne sait plus rien !... Rien que<br />
gâcher le travail et foutre le camp au moindre prétexte !... Les Macololos !... Je vous demande<br />
un peu, si de mon temps ...<br />
Il se mit debout, fit virer sur une de ses arêtes la lourde pièce de bois, afin d'en tracer le<br />
dernier parement. Puis il se rassit et, en quatre lignes colères, quatre balafres qui<br />
déchargeaient sa rage sur le bois innocent, il marqua le «nez» de son assemblage. Et il<br />
grondait entre ses dents:<br />
-- Des bons à rien, tous, tous! Quand les hommes de mon âge seront morts, il faudra chercher<br />
sous les roches, pour trouver des chefs!<br />
Il marchait maintenant vers la case aux outils. Sa colère s'était un peu apaisée; mais il ne<br />
voulait pas encore la laisser tomber tout à fait; il l'entretenait, il s'y entêtait, par line sorte de<br />
délectation perverse.<br />
Quand il eut fermé le cadenas et mis la clef dans sa poche, et seulement alors, un sourire<br />
bourru plissa ses joues de quelques petites rides parallèles à la bouche, parallèles aux yeux en<br />
fente, parallèles aux rides du front. Et d'une voix encore grondeuse, mais où vibrait une<br />
espèce de tendresse contenue, il se dit à lui-même:<br />
-- Tous, oui, tous des faillis chiens !...<br />
Tous ?... Hé-hé !... Il y aurait peut-être bien ce petit jean-foutre de Zidore !<br />
76
II<br />
PAR petits groupes formés au hasard des rencontres, les badauds descendaient vers Phénix.<br />
Ils longeaient le chemin de fer; les pieds nus claquaient sur le sentier qui tantôt côtoie les<br />
rails, tantôt, grimpe sur le bord d'une tranchée. Les langues s'activaient autant que les pieds;<br />
on se demandait ce que seraient ces sauvages transportés d'un pays inconnu, pour des motifs<br />
qui semblaient eux-mêmes très obscurs; on hasardait des suppositions, on lançait de trop<br />
faciles lazzis ; d'aucuns -- c'étaient ceux dont un cousin ou un frère avait entrevu les<br />
Macololos au Port -- d'aucuns donnaient des renseignements d'une fantaisiste précision. Et à<br />
mesure qu'on s'éloignait de Curepipe, langues et jambes allaient plus vite en une fièvre accrue<br />
de bavardage et de curiosité.<br />
Passé le pont de la Rivière-Sèche Zidore, abandonnant la voie ferrée, obliqua vers le village<br />
de la Caverne à travers les champs de cannes.<br />
Il ne s'arrêta pas aux premières maisons, assises à l'aise au bord de la route; prenant une<br />
venelle étroite, il s'enfonça vers ces petits terrains où les cases pauvres semblent s'accroupir<br />
au milieu de leurs carreaux de patate ou de manioc, pour mieux cacher l'humble paille ou le<br />
fer-blanc rouillé de leur toit.<br />
Il atteignit enfin une brèche dans un mur de pierres sèches; et il héla vers la maison basse,<br />
entièrement recouverte d'une liane de chouchoute:<br />
- Hé ! Maria !<br />
Une vieille femme qui, dans la cour, lavait, accroupie devant une « roche» galeuse et un<br />
baquet, leva la tête:<br />
-- Ah ! Zidore ?... Qu'est-ce que tu veux, Zidore?<br />
-- Bonjour, Mâme Valzoy; je ne vous avais pas vue. Je viens chercher Maria, pour aller<br />
ensemble voir les Macololos.<br />
-- Tu es fou, Zidore ! Tu sais bien que c'est l'heure pour elle de rentrer faire les chambres.<br />
-- Aouha, grand-mamman, laissez, don! Une fois, elle peut bien caper. Elle d'ira qu'elle était<br />
malade. Pas vrai, Maria? Ajouta-t-il en s'adressant à une jeune fille qui venait de paraître au<br />
seuil de la case.<br />
A son tour, Maria s'étonna:<br />
-- Mais j'ai mon travail, Zidore !<br />
77
Le jeune homme insistait. Une fois n'est pas coutume et les conséquences de cette escapade<br />
ne pouvaient pas être bien graves. Oui, les « bourgeois » grogneraient. .. Un peu plus, un peu<br />
moins ! ...<br />
-- Allons, Maria, dis oui!<br />
Ce fut la grand-mère qui prononça:<br />
-- C'est bon !... que Maria aille avec toi; moi je n'ai plus rien à faire ce soir: une fois mon linge<br />
étendu sur la corde, j'irai la remplacer chez Madame Juville.<br />
-- Je vais m'habiller et je reviens te prendre, Maria!<br />
Zidore s'est fait faraud; il a enfilé son pantalon de coutil à petits carreaux noirs et blancs, sa<br />
veste d'alpaga brillant, croisant très bas pour bien laisser admirer la cravate; un moment, il a<br />
pensé mettre ses souliers des dimanches; mais il a réfléchi que ça serait faire affront à Maria<br />
qui marche nu-pieds, ainsi que toutes les filles de sa condition. Alors il s'est promis de lui<br />
offrir, dès qu'ils seraient fiancés pour de bon, une belle paire de bottines lacées, comme il en a<br />
vu au Magasin de l'Arabe Daoudji. Pour l'instant, il termine sa toilette en se lustrant la<br />
chevelure soigneusement, à la pommade Jamaica; dans la glace de sa blague à tabac, il<br />
constate qu'après tout il n'a pas trop la mine d'un « plongeur à sec». Puis, laissant de nouveau<br />
à son roquet la garde de ses trois poules et de son petit carré de lianes de patate il va, le<br />
canotier posé sur l'oreille gauche, il s'en va rejoindre Maria, sa voisine et sa promise.<br />
Elle l'attendait au bord de la varangue, dans l'ombre fraîche et verte des feuilles de<br />
chouchoute. C'est une grande fille très simple et très pauvre: jupe noire et camisole blanche,<br />
châle noir à franges, posé sur la tête et retombant en pointe dans le dos. Cette coiffure quasi-<br />
monacale encadre de sérénité sa figure déjà paisible. La lumière adoucie de la tonnelle glisse<br />
sans ricocher sur ce visage tendu d'une peau soyeuse et mate, sans grain, d'un noir profond --<br />
si profond que s'y perdent lèvres et sourcils. Elle accuse sans violence la planitude du front<br />
bas tout d'un coup rabattu vers les tempes; modèle la saillie un peu forte des pommettes;<br />
accompagne la fuite en triangle des maxillaires jusqu'au menton.<br />
De loin, les yeux calmes de Maria ont souri à Zidore et voici que la jeune fille descend vers<br />
lui. Il est très fier de la prendre par le bras. Plus petit qu'elle, il doit lever un peu la tête pour<br />
lui parler; mais cela ne le gêne pas du tout; rien ne le gêne, Zidore: il est aussi aventureux,<br />
aussi effronté devant la vie, que Maria est calme et résignée. Du reste, il ne lui ressemble en<br />
rien. Sa tête est toute ronde, sa peau a la couleur et le luisant d'une aile de cancrelat ; et ses<br />
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yeux ne sont jamais en repos: ils dansent tout le temps, du ciel à la route, du visage tranquille<br />
de Maria aux ombres qui se poursuivent entre les branches.<br />
Et l’on jase en descendant le chemin des Vergues, vers la gare de Vaquois. Zidore raconte ce<br />
qu'il a entendu au chantier de M. Maille (il y va souvent choisir du bois pour le père Gorette).<br />
Beaucoup de messieurs se réunissent là pour causer; ils sont excités, parce que les Anglais<br />
vont avoir la guerre, paraît-il, au Transvaal (le Transvaal, où c'est ça?) et Zidore a compris<br />
que les Macololos viennent ici remplacer les cipayes, dont les Anglais auront besoin:<br />
« Cipayes, miraille Anglais ! »<br />
Zidore ajoute que les Anglais veulent prendre ce pays-là parce qu'il s'y trouve des diamants,<br />
-- Ah? Fait Maria. Ce n'est pas ça, qu'elle a entendu dire chez les Juville: il parait, au<br />
contraire, que les gens du Trans ... du Trans ... comment, ça? Enfin, les Boérs, qu'on les<br />
appelle -- il paraît que les Boërs ont trompé les Anglais, pas une fois, mais dix fois, et qu'ils se<br />
moquent d'eux, et que, pour ne pas les punir, il faudrait avoir perdu tout amour-propre.<br />
-- Peut-être bien? Avec les blancs, on ne sait jamais; chacun à son idée. Ce qu'il y a de sur<br />
c'est qu'ils vont se disputer entre eux, comme chats et chiens ... Déjà ça a commencé. Au<br />
chantier, on matapane raide ceux qui sont pour les Anglais. Tiens, ton bourgeois, tu sais<br />
comment on l'appelle? .... « Djiouville escouaillère : »<br />
-- Oui, ça en fera des histoires! Je vais te dire: dans les familles même, il y aura la guerre;<br />
chez nous, Mamzelle Louise, tu sais, qui est fiancée à M. Dobillard ...<br />
-- Les Dobillard, ça c’est des blancs français même! Le bonhomme, au chantier !...<br />
-- Eh ! Ben, Mamzelle Louise, avec son frère qui fume la pipe et qui veut épouser la petite<br />
Philipson, ça fait des chamailles pas causées!<br />
Zidore conclut, philosophiquement:<br />
-- Les blancs sont bêtes ... N'est pas nous qui nous disputerions pour ces histoires-là, hein,<br />
Maria?<br />
Maria rit franchement: -- Ah! Ça, non!<br />
Ils suivaient à présent la voie ferrée entre Vaquois et Phénix; Zidore, avec une mobilité<br />
d'esprit qui correspondait bien à la mobilité de son regard, passa brusquement à un autre<br />
entretien.<br />
-- Tu sais, Maria, j'ai presque terminé notre commode ; elle est d'un macaque comme on n'en<br />
trouve plus à cette heure: un macaque d'un rouge chaud qui réjouit l'œil, sans gerçures ni<br />
contre fil, doux au rabot comme du cawry-pine, veiné comme du palissandre de Madagascar!<br />
Bientôt je vais commencer l'armoire. Ça, ça sera un meuble! Il me manquait du bois bien sec<br />
79
pour le fond; la semaine passée, j'ai acheté du bonhomme Narainn des planches de lilas,<br />
larges comme ça!... Elles continuent de sécher tout doucement sous les chevrons de mon toit.<br />
Vers l'époque de « l'année », le bon Dieu m'aidant, tout sera prêt; et j'aurai même acheté le lit<br />
à ciel. Si ton grand monde veut bien ...<br />
-- Je ne suis pas sûre que nous aurons fini le trousseau; tu sais qu'à nous deux grand-maman,<br />
nous ne gagnons pas beaucoup de monnaie.<br />
Zidore siffla entre ses dents quelques mesures de l'air à la mode: « A là ballon monté ! » puis:<br />
-- Maria, Maria, je t'ai dit de laisser ça tranquille. Quand tu seras ma femme, tu ne manqueras<br />
de rien.<br />
-- Qu'est-ce que tu veux, Zidore! Grand-maman a son amour-propre… Et je ne peux pas dire<br />
que je la désapprouve, ajouta la raisonnable Maria.<br />
On approchait de Phénix; le flot des curieux grossissait; les groupes s'agglutinaient en longues<br />
files; et chaque file était une bête-à-mille-pattes qui ondulait, qui se hâtait, pressée de se<br />
souder à la file de devant et de distancer la file de derrière.<br />
Zidore et Maria, l'un devant l'autre, étaient maintenant deux anneaux de ces longues bêtes; le<br />
jeune homme ne discourait plus pour sa seule promise, mais aussi pour ses voisins immédiats,<br />
petit public bénévole et gouailleur.<br />
Il étendit la main vers un village de paillottes rondes et pointues, dont le véti-vert neuf se<br />
dorait aux caresses du soleil descendant:<br />
-- Regardez-moi toutes ces cases qu'on a prises la peine de construire pour ces messieurs-là et<br />
leurs « madames». Et penser qu'il y avait à côté, « là-même-là », ces grandes baraques en<br />
tôle! Mais il paraît que les Macololos ne veulent habiter que sur la terre battue et sous la<br />
paille!<br />
Le charpentier ne comprenait pas, n'acceptait pas, que l'on pût dédaigner de bonnes maisons<br />
bien bâties et bien closes, des maisons sérieuses. II continua:<br />
-- Si ce n'est pas pitié! Il y a tant de pauvres bougres qui se mettraient à genoux pour dire<br />
merci, si on leur prêtait ces demeures là!...Dans ce temps où nous vivons, surtout: avec le<br />
Gouvernement qui fait brûler des tas de cases à cause de la peste!<br />
Aux abords de la gare, grouillait une dense cohue; Maria et son prétendant arrivaient bien<br />
tard; mais Zidore n'était pas homme à s'embarrasser de si peu. Un coup d’épaule par ci, un<br />
coup de coude par là, il avançait tout doucement, tantôt poussant Maria devant lui, tantôt la<br />
tirant par le bras. On l'insultait? La belle affaire! Il répondait par une blague et son bagout de<br />
gavroche noir avait vite fait de désarmer la foule débonnaire; et, par petites pesées, par une<br />
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intrusion lente mais méthodique, le couple progressait. Si bien que Zidore et Maria se<br />
trouvaient au second rang des spectateurs quand la locomotive siffla au dernier tournant des<br />
rails, avant les mât-des-signaux.<br />
Le train stoppa; les wagons ne se vidèrent pas tout de suite. On entendit des cris, un baragouin<br />
d'ordres qui se croisaient; les Cipayes en faction sur le quai ouvrirent quelques voitures; alors,<br />
d'un seul coup, les portes claquèrent et ce fut un jaillissement de ménagerie, une joie rauque<br />
de bétail libéré, gesticulations et gambades, cris encore et rires, rires à toutes dents et à toute<br />
gorge.<br />
Les hommes étaient grands; ils ne portaient point d'armes, mais seulement un bâton ou<br />
quelque ballot de hardes. Leur couleur était bien différente de celle d'aucun des noirs de<br />
Maurice: on ne retrouvait sur leur peau ni des luisances de cuivre ou de bronze, ni l'onctuosité<br />
du chocolat, ni l'or du safran; leur visages évoquaient plutôt l'idée d'une terre rugueuse, d'une<br />
boue sombre grossièrement modelée. Ils étaient affublés d'un tricot, d'un pantalon bleu, court<br />
et large qui s'arrêtait au-dessus des genoux; un fez complétait l'uniforme. Mais quelques-uns<br />
des hommes s'étaient décoiffés laissant voir la tête oblongue et plate, la chevelure matelassée,<br />
feutrée, s'attachant au crâne comme un fourré de « vieilles-filles» s'accroche à un rocher.<br />
Le trait dominant du visage, c'était la bouche; lorsque les Soudaniens riaient, on était ébloui<br />
par l'émail de leurs dents: de vraies dents de cannibales, larges, solides, plantées en avant<br />
comme pour mordre à même la cuisse d'antilope ou la côte d'hippopotame; dès que la figure<br />
retombait au repos, les dents disparaissaient derrière des lèvres énormes, rouges comme de la<br />
viande de bœuf, pliées et conformées de telle sorte que, tout de suite, Zidore trouva le quolibet<br />
qu'il fanait, et cria à pleins poumons:<br />
-- Hé! labec bouloire!<br />
Le sobriquet fit fortune. Il courut, en traînée de poudre; et tout le long de la ligne les badauds,<br />
Indiens et Créoles, criaient à l'envi:<br />
-- Labec bouloire! Labec bouloire!<br />
Les Africains riaient aussi comme des grands enfants effrayants mais point méchants. Et leurs<br />
femmes riaient encore plus fort, goûtant la joie de la détente après l'inhabituel voyage par le<br />
chemin de fer. Elles étaient grandes, mamelues, peu vêtues: chemise bleue comme la culotte<br />
de leurs hommes, ou simple pièce de cotonnade nouée en pagne sous les aisselles. Il en était<br />
aucunes qui portaient des bébés dans une poche de toile sur leur dos.<br />
Cependant, les chefs essayaient d'organiser cette masse grouillante; des Cipayes, dirigés par<br />
des sergents anglais, aidaient de leur mieux, courant après les égaillés, comprimant les fronts<br />
prêts à craquer, redressant les lignes à tout instant disloquées. Des officiers regardaient de<br />
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haut, aussi méprisants pour leur propre racaille militaire que pour la racaille civile des<br />
spectateurs.<br />
Enfin, quand la troupe houleuse eut été organisée que bien que mal, la porte de la gare<br />
s'ouvrit, telle une écluse, et le régiment coula vers la plaine herbeuse du « Camp.»<br />
Quelques gamins encadrèrent la tête du défilé; et comme les Africains étaient précédés d'un<br />
superbe colonel à cheval, les petits créoles se mirent à scander sur un rythme de marche:<br />
-- Larmée coulous, zénéral marteau!<br />
Larmée coulous, zénéral marteau!<br />
Le refrain fut repris par d'autres enfants qui flanquaient la colonne torrentueuse, par d'autres<br />
encore qui traînaient en arrière garde; et c'est au son de cette bienvenue un peu ironique, mais<br />
cordiale quand même, que les British Central African Rifles marchèrent vers l'illusion d'une<br />
patrie retrouvée -- d'une patrie mal reconnue dans la silhouette de ces huttes trop parfaitement<br />
rondes, trop neuves, trop bien alignées.<br />
Auprès de la gare, les curieux se dispersaient sans hâte; une joie leur restait, de l'après-midi<br />
claire, du bavardage en plein vent, du coudoiement et de la poussée d'une foule fraternelle;<br />
peut-être aussi un autre contentement plus obscur d'avoir connu qu'il est des nègres plus<br />
humbles, plus faibles dans leur force brutale, plus noirs, pour tout dire, que les pauvres noirs<br />
du Pays-Maurice.<br />
Quand Zidore eut ramené Maria chez elle et que la grand-mère demanda quelques détails, le<br />
jeune homme lui dit seulement, en se grattant les cheveux au-dessus de l'oreille droite:<br />
-- Aïo Grand-manman! Zacots Sept Cascades qui pour contents! Ça zot famille même!<br />
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III<br />
ON rencontrait les barbares à tout bout de chemin. Tantôt, par trois ou par quatre, ils des-<br />
cendaient la grand-route jusqu'à Saint-Jean ou au-delà; ils déambulaient à longues enjambées<br />
paresseuses, riant de toutes leurs dents, et chantonnant sur deux notes des sortes de mélopées<br />
gutturales qu'ils accompagnaient du heurt de deux bouts de bois:<br />
-- Ouaille-lô-lô !-Métaniko! ... Ouaille lô-lô, miti-ouail-lô-lô!<br />
Souvent Zidore, revenant du travail, les croisait dans les rues de Curepipe ; il leur arrivait de<br />
se tenir par la main et de former des chaînes qui menaçaient les passants pour, au dernier<br />
moment, se disloquer en gambades de singes.<br />
Leurs officiers les dressaient par escouades, par bataillons; on les voyait manœuvrer dans les<br />
plaines du «Camp» ; et parfois ils se risquaient sur route en des marches encore mal<br />
cohérentes, où le rythme des pieds nus demeurait incertain.<br />
Des Macololos isolés erraient au hasard à travers les carreaux de cannes d'henrietta ou de<br />
Highlands. D'abord Indiennes et « créoles» redoutèrent ces rencontres; elles évitaient de trop<br />
s'éloigner des cases et formaient des troupes nombreuses pour se rendre à la lessive, au bord<br />
des rivières. Mais à la longue on s'aperçut que les Macololos n'étaient pas des hommes<br />
terribles; même ils s'avéraient moins dangereux que les troupiers irlandais qui ne savent plus<br />
ce qu'ils font, dès qu'ils ont bu trop de bière ou de gin. Et, petit à petit, les femmes<br />
recommencèrent d'aller laver leur linge ou couper l'herbe de leurs vaches sans plus se<br />
préoccuper de ces grands sauvages, que l'on s'était maintenant accoutumé de voir partout,<br />
comme des mulets sur la route ou comme des arbres dans le paysage.<br />
Le «créole» avait accepté l'Africain; il trouvait enfin quelqu'un qu'il put mépriser sans<br />
ménagement et dans toute la sincérité de son jugement. Certes, jamais il ne s'est fait faute<br />
d'aiguiser son ironie aux dépens du Malabare ou du Chinois; mais ce sont là des sarcasmes un<br />
peu artificiels et personne, pas même notre bon «créole,» ne se méprend sur leur portée<br />
véritable. On a quand même du respect pour qui tient la clé de votre gardemanger; et tous les<br />
gouailleurs des Vaquois ou de n'importe où savent bien que le Compère, derrière son<br />
comptoir, est plus fort qu'eux, puisqu'il leur fait payer en gros cinq-sous bien sonnants, non<br />
seulement le coût d'une marchandise frelatée, mais, par-dessus le marché, le prix de sa<br />
patience et de son mince sourire.<br />
83
Quant à l’Indien, on a beau jeu de le jober, de le dédaigner parce qu'il vit ployé en deux sur la<br />
terre; et que, dans la terre encore, il enfouit les roupies qu'il a gagnées. Qu'est-ce que ça peut<br />
lui faire? Son épargne grossit, semble pousser, se gonfler, à la bonne chaleur de la glèbe,<br />
comme cambarre, patate ou manioc. La terre est fidèle, la terre est généreuse. Voici que des<br />
petits lopins s'agrandissent; des langoutis propres et de gros souliers prennent, de ci, de là, des<br />
allures de propriétaires. Le bonhomme Narainn possède dix arpents à La Louise;<br />
Ramsoundhar fait la pluie et le beau temps à Solférino. On peut cracher dans la poussière en<br />
parlant du Malabare ... Ça ne fait rien, il suit son chemin, et son chemin le conduit un peu<br />
partout. Ne parle-t-on pas de ce marchand-de-lait qui a fait fortune en achetant, pour rien, les<br />
laissés-pour-compte après la construction des casernes? Oui, on peut continuer de rire de tous<br />
ces ayas qui finissent d'user les vieilles tuniques rouges des Anglais et qui triment sur les<br />
fossés de cannes ... on peut rire, mais c'est un rire jaune.<br />
Les Macololos, au contraire offrent, matière aux comparaisons les plus avantageuses. Zidore a<br />
vu bien juste dès le premier soir: des jacots, les «familles» même des jacots des Sept-<br />
Cascades.<br />
Ça ne sait rien faire; ça n'a pas de métier; ça mange, ça boit, ça dort; et puis ça marche<br />
bêtement dans le grand soleil comme des animaux qui ne savent pas où il faut aller.<br />
Leur seul travail? Essayer de devenir des soldats! Ah ben, oui! Les Anglais auront beau<br />
vouloir les dompter comme Monsieur Gaspard dompte les chevaux nouveaux dans sa lourde<br />
voiture à deux roues: jamais ils ne sauront trotter dans les brancards! Trop bêtes! Bêtes<br />
comme le petit-doigt de leur pied gauche, bêtes « jusqu'à tant-pire» !<br />
Bons bougres, avec ça. On peut les moquer ; il ne comprennent pas, il rient; qu'on leur<br />
prodigue les injures amicales, ils rient encore plus fort. Pour un peu, on serait tenté de leur «<br />
taper» des claques en travers des épaules et des coups de poing dans le ventre.<br />
Même quand ils ont bu l'arack, ils ne deviennent pas méchants; ils rient plus épais qu'avant,<br />
voilà tout!<br />
Il leur arrive cependant d'entrer en fureur: c'est lorsqu'ils ont pu se soûler de sang chaud, sucé<br />
à la gorge pantelante de quelque poule ou de quelque cabri. Pour satisfaire leur vice, ils<br />
essaient quelquefois, de défoncer une case dont le propriétaire est au travail ou de piller, la<br />
nuit, la basse-cour de quelque habitant.<br />
C'est ainsi que l'autre jour même, deux Africains ont fait une razzia chez Charlot, le<br />
ferblantier; mais des voisins sont arrivés à temps, et en nombre; ils sont tombés sur les<br />
Macololos, et les ont rudement corrigés ... En voilà deux qui n'y reviendront pas!<br />
84
Ils n'y reviendront pas, à moins qu'ils soient trop bébêtes pour comprendre, pour se rappeler.<br />
Si vous voulez qu'un chat renonce à salir la case, il faut lui frotter le nez dans son ordure plus<br />
d'une fois!<br />
Quand même, on dirait qu'ils commencent un peu à devenir du monde. Ils vous regardent<br />
avec des yeux moins vides, ils vous cèdent moins vite le chemin.<br />
Peut-être qu'après cinq mois passés à Maurice, ils s'habituent au pays; peut-être encore<br />
qu'après le froid, le brouillard, les pluies de la mauvaise saison, ils ont retrouvé le soleil de<br />
leur pays, les journées torrides où l'herbe craque et où l'air tremble au-dessus des chemins?<br />
85
QUI porta la nouvelle?<br />
IV<br />
Lorsque, plus tard, Zidore chercha au fond de sa mémoire, il n'y retrouva ni un nom, ni un<br />
visage. Il lui sembla que cela était arrivé charrié par la brise, comme la pluie ou comme<br />
1'orage, comme ces choses soudaines -- et inévitables qui vous accablent sans qu'on les ait<br />
vues venir.<br />
« Les Macololos sont en train de saccager les villages de Vaquois et de la Caverne !»<br />
Zidore s'est trouvé au bas de l'échelle, serrant dans sa main sa petite hache à bardeaux. Sans<br />
même s'attarder à prendre sa veste, il s'est jeté vers Vaquois, d'une course folle -- comme une<br />
bête fonce.<br />
Au bout de quelques minutes seulement, lorsque son souffle s'accourcit, il réfléchit qu’il ne<br />
pourrait jamais tenir cette allure depuis le Pont Carbonnel jusqu'à chez lui; alors, par un<br />
violent effort de volonté, il disciplina ses nerfs et prit, en l'allongeant seulement un peu, son<br />
pas d'infatigable marcheur -- son pas souple et un peu fléchi.<br />
On rencontrait des gens qui donnaient des détails; petit à petit, le drame de cette journée, le<br />
drame de ces quelques heures rouges, se reconstituait.<br />
Un peu après midi, les sauvages étaient sortis en troupe de leur « camp » ; ils pouvaient être<br />
cinq cents; chacun était armé d'une trique de bois vert.<br />
Ils s'étaient répandus dans Vaquois, frappant, blessant les gens sur la route, pillant les maisons<br />
défoncées, égorgeant les animaux pour se soûler de sang chaud, outrageant les femmes et les<br />
filles, n'épargnant même pas les enfants. Rien ne leur résistait, car tous les hommes étaient au<br />
travail.<br />
La demeure de M. Dugland, l'employé du Trésor, avait été pillée; heureusement, sa «<br />
madame» et ses demoiselles avaient pu se sauver, par l'arrière-cour. D'autres dames avaient<br />
réussi à se barricader.<br />
Telle une marée montante, les diables noirs avaient déferlé sur la Caverne; leur rage s'exaltait<br />
par leurs excès mêmes. Le petit Bébert Lagirafe, un gamin de dix ans, avait le crâne fendu. Le<br />
ferblantier Charlot avait été laissé pour mort dans sa boutique. On parlait d'une centaine de<br />
blessés, dont beaucoup grièvement.<br />
Quelqu'un lui demanda:<br />
-- Tu sais ce qui est arrivé chez bonne-femme Valzoy ?<br />
86
Non, il ne savait rien; alors on lui raconta: la case envahie, la grand-mère attachée au pied du<br />
lit et Maria violée sous ses yeux par cinq Africains, par six, on ne savait plus combien.<br />
Zidore ne dit pas un mot; il serra seulement plus fort le manche de sa hache à bardeaux, le<br />
manche de sa bonne petite-hache solide, tranchante, lourde de la tête, bien balancée ...<br />
Maintenant c'était fini. Les Macololos étaient rentrés chez eux, sous la garde de leurs<br />
officiers et sous la protection d'artilleurs anglais installés aux abords du Camp, leurs canons<br />
de campagne en batterie.<br />
Zidore n'obliqua pas vers La Caverne; il ressentait une sorte de honte à l'idée de revoir<br />
Maria; et puis, la rage, une rage farouche, une rage puissante, le poussait vers le Camp de<br />
Phénix.<br />
Près de la gare de Vaquois, il fut arrêté par des rassemblements tumultueux.<br />
On criait que les officiers étaient plus coupables encore que leurs hommes. Est-ce que le<br />
capitaine Plunkett n'avait pas ri, quand M. Fadier, M. Varin et M. Tourteau avaient couru<br />
l'avertir, dès le commencement des désordres? Oui, et il avait dit que ses hommes avaient bien<br />
raison, qu'ils se vengeaient parce qu'on les avait bafoués, battus, brimés!<br />
-- Il avait dit ça, vrai même? Eh ! Ben, on allait voir ! La vengeance appelait une autre<br />
vengeance !<br />
Des énergumènes voulaient marcher sur le camp, tout de suite! D'autres conseillaient<br />
d'attendre que l'on soit en nombre. Les soldats tireraient sur eux? Tant pis! Il y en aurait vingt,<br />
il y en aurait cinquante, il y en aurait cent de tués? Tant pis, les autres passeraient.<br />
Le bon Père Chalvet s'employait de son mieux à calmer les esprits; il était secondé par les<br />
notables du quartier, des blancs que tous les bons noirs connaissaient, respectaient.<br />
La violence ne produirait rien de bon.<br />
Il fallait attendre l'arrivée de M. Guibert, le député du district. On obtiendrait justice; les<br />
barbares seraient châtiés, leurs officiers punis.<br />
D'autres messieurs se montraient moins modérés; certes, ils n'excitaient pas à la haine, ils ne<br />
conseillaient pas la rébellion; mais ils discutaient entre eux, sans contrainte, soulevés<br />
d'indignation et bouillant d'une haine longtemps contenue, et leurs paroles fusaient sur cette<br />
foule furieuse comme des jets de pétrole sur un incendie:<br />
-- Vous ne voyez donc pas, criait M. Olivier de Villesauve, vous ne voyez donc pas que tout<br />
ça, ç'a été machiné par leurs officiers? Est-ce que cinq cents hommes trouvent seuls et tout<br />
d'un coup cinq cents gourdins fraîchement coupés? Est-ce que cinq cents hommes, cinq cents<br />
87
soldats, sortent en masse de leurs baraquements sans être vus, sans être suivis?<br />
Et son frère, M. Adrien, criait plus fort que lui:<br />
-- Ils ont parlé de vengeance! Savez-vous qui se venge, et de quoi? Ce sont représailles des<br />
officiers, des représailles contre nous, contre nous tous, à cause de notre sympathie pour les<br />
Boers! Ce que nous payons, ce sont les défaites du général Methuen; et pendant que M.<br />
Chamberlain menace la France -- des menaces de mirliton -- parce que la presse française a<br />
attaqué la Reine, M. Plunkett, lui, décide le sac de nos maisons!<br />
M. Tourteau les adjurait de se taire: il leur représentait en vain que de tels excès nuisent aux<br />
meilleures causes et qu'il n'est pas raisonnable de prêter des sentiments aussi inhumains à des<br />
officiers anglais, qui sont après tout des gentils-hommes -- ou même tout uniment des hom-<br />
mes.<br />
Tout à coup, il se fit de grands remous et la foule flua vers un point unique, vers un centre<br />
d'attraction soudain dessiné: le gouverneur venait d'arriver.<br />
Il remontait en hâte de Rose-Hill, ayant abandonné une partie de cricket; il avait amené avec<br />
lui le colonel qui commandait les troupes, et plusieurs autres officiers.<br />
Zidore se poussa jusque tout près d'eux, aux premiers rangs de la cohue. On conspuait les<br />
officiers. Le gouverneur avait l'air indigné, et disait au colonel des paroles violentes que l'on<br />
ne comprenait pas.<br />
Puis il s'est tourné vers la foule; il a promis aux habitants qu'ils seraient indemnisés.<br />
Zidore, qui se trouvait à deux pas, lui cria dans la figure:<br />
-- Des dommages, oui, on pourra nous indemniser... Mais l'honneur? L'honneur ne se paye<br />
pas!*<br />
On entraîna Zidore; le gouverneur promit d'autres choses; il promit qu'une enquête serait faite,<br />
non point par les militaires, mais par la police; il promit que les coupables, que tous les<br />
coupables seraient punis, sans distinction, sans faiblesse.<br />
Il partit, laissant les têtes moins chaudes; on ne se dispersa pas encore; mais on ne parlait plus<br />
de marcher tout de suite sur le Camp. Seuls, quelques forcenés dont Zidore, s'obstinaient à<br />
réclamer une action immédiate, brutale; on ne les écoutait plus.<br />
Zidore ne voulait pas rentrer à la Caverne; il lui semblait impossible de revoir Maria. Et puis<br />
il fallait rester là, au cœur des événements, prêt à souffler sur les braises, prêt à profiter de<br />
n'importe quel<br />
* Historique. Voir la relation des événements, dans le Cernéen du 12 Décembre 1899.<br />
88
sursaut imprévu de la haine populaire et à se jeter en avant, la hache levée.<br />
Un camarade offrait de l'emmener chez lui. Il résista d'une résistance violente et fragile<br />
d'homme ivre ... car vraiment l'avait soûlé la fureur qui fermentait en lui. A la fin il se laissa<br />
entraîner, consentit à manger quelques poignées de riz, à s'étendre sur une natte.<br />
Il fut levé avec le soleil. Toute la matinée, il erra dans Vaquois, sur que tôt ou tard les cases<br />
se videraient dans la rue.<br />
C'était un dimanche. Les blancs l'employèrent à discuter; ils s'assemblèrent chez M. Dugland,<br />
sous la présidence du Père Chalvet. Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien avoir à se dire, à arranger,<br />
à préparer? Zidore bouillait: l'essentiel, Bon Dieu! L’essentiel c'était de se ruer sur le camp<br />
des Macololos, de tout mettre à feu et à sang, de tuer, de tuer, de se laver les mains et les bras<br />
dans le sang!<br />
De leur côté les noirs, réunis par groupes aux carrefours des chemins, sous la varangue des<br />
boutiques, tenaient des discours enflammés; la rage de chacun se rengrégeait de la rage des<br />
autres; et des paroxysmes de fureur soulevaient les poitrines, des poings se tendaient vers le<br />
Camp, des bouches frénétiques criaient, hurlaient des menaces.<br />
Mais Zidore sentait que c'était autant de colère -- de bonne colère -- gaspillée en palabres. Il<br />
devinait aussi, confusément, que jamais ces passions houleuses, démontées, ne sauraient<br />
s'organiser d'elles-mêmes, qu'elles ne prendraient cohérence qu'à la faveur de quelque<br />
événement extraordinaire: la venue d'un chef, une nouvelle provocation, qui sait? Pourtant, il<br />
ne se décourageait pas; il attendait ce qui devait arriver.<br />
Il attendit jusqu'aux premières heures de l'après-midi.<br />
Alors, par toutes les routes commencèrent d'affluer des troupes d'Indiens; c'étaient des<br />
colonnes plus denses que celles qui reviennent du Grand-Bassin, à l'époque de la Fête-de-<br />
l'Eau. Elles arrivaient de partout: des Malabares remontaient de Bassin et de Palma, de la<br />
Louise, de Solférino et de Pierrefonds; d'autres descendaient de La Forêt, de la Marie, d'Hen-<br />
rietta, et de Réunion, et de Mill-Vale, et du Mondrain; Bagatelle, Trianon, Highlands,<br />
fournissaient leurs contingents, et aussi L’Hermitage, le Camp Fouquereaux et le Petit-Camp,<br />
Bonne-Terre, et Clairfond, et l'Allée-Brillant. Ils portaient des pioches et des serpes; ils étaient<br />
graves, résolus, insoucieux des conséquences, car ce qui est écrit doit arriver.<br />
Les notables sont accourus; ils recommencent de prêcher l'apaisement. Ils vont de groupe en<br />
groupe, expliquant que ce serait folie de rien tenter contre les militaires: les militaires sont les<br />
plus forts, et ne manqueront pas de se revancher sur la population des villages, bientôt réduite<br />
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à l'impuissance; la loi, le bon droit sera de leur côté, si l'on s'est laissé entraîner à des sottises.<br />
Il faut se disperser, il faut partir. Ils parlent, ils parlent, ils s'épuisent à parler. On les écoute<br />
sans murmurer, par vieille habitude de déférence; mais leurs paroles ne franchissent pas la<br />
porte des oreilles: le chemin des cœurs leur reste fermé.<br />
Les Indiens sont venus; ils ne repartiront pas « comme-ça-même ». Ils sont venus parce que,<br />
parmi les autres, avec les autres, des Malabares ont été pillés, blessés; leurs femmes ont été<br />
violées, leurs cases «cassées», leurs lotas pleins de souverains volés, leurs vaches massacrées<br />
... Alors, tous les Indiens des Plaines- Wilhems se sont levés. Ils veulent des choses simples:<br />
la nuit venue, marcher sur le Camp des hommes d’Afrique, mettre le feu à leurs paillottes, les<br />
enfumer comme des mouches à miel dans leurs bombardes, les tuer, tuer leurs femmes, à la<br />
lueur des grandes torches de chaume; et aussi brûler leurs hardes, tous leurs « paquets », tous<br />
leurs trésors, et briser, écraser, piler, tout ce qui échappera à l'incendie.<br />
Bientôt, leur masse compacte avait empli la place de la gare et ses abords, s'allongeait en<br />
tributaires dans les routes, dans les ruelles, dans les sentes qui n'avaient pu se déverser<br />
entièrement au lac houleux de la foule centrale. Ils étaient plus de trois mille qui, silencieux,<br />
les yeux allumés de fanatisme, pénétraient, submergeaient sans s'y fondre les groupes<br />
vociférants des noirs.<br />
Vers l'heure où le soleil allait toucher la cime de la Montagne Saint-Pierre, une rumeur<br />
circula: Edgard Antelme venait; il avait quitté en hâte sa solitude de la Plaine Sophie, et<br />
bientôt il serait là.<br />
Edgard Antelme ! Le grand tribun, l'ami des pauvres bougres, l'homme dont la voix était la<br />
voix même de la colère populaire, dont l'éloquence était l'éloquence de la tempête et du ras de<br />
marée!<br />
Zidore sentit grandir sa confiance: certes, les Malabares avaient l'air bien décidé; mais sait-on<br />
jamais?... Maintenant la révolte aurait un chef; tous ces bras armés obéiraient à une tête!<br />
Edgard Antelme arriva.<br />
Bondissant sur le mur bas, devant la campagne Fadier, il offrit à l'acclamation de la foule sa<br />
face large, puissante, un peu lourde, encore élargie par l'ample broussaille noire de la barbe; la<br />
tête rejetée en arrière, en une attitude de lutteur, il semblait mesurer cette cohue, la peser,<br />
évaluer l'effort qu'il faudrait dépenser pour la conquérir. Il se mit à parler.<br />
90
Il parlait d'une voix profonde, bronzée ainsi que son teint, d'une voix qui portait bien. Il avait<br />
de grands gestes des bras, tantôt ouverts puis refermés, comme pour ramener à lui l'adhésion<br />
de ses auditeurs, tantôt jetés en avant et repoussant de toute leur énergie quelque imaginaire<br />
objection, ou brusquement rabaissés afin d'enfoncer un argument dans tous ces crânes<br />
obstinés.<br />
Il parla. Il ne dit pas les paroles qu'attendait Zidore.<br />
Il était venu pour les préserver d'un grand danger. Attaquer le Camp, c'était une entreprise au-<br />
dessus de leurs forces. Il fallait le croire: jamais il ne leur avait menti. S'ils marchaient contre<br />
les Soudanais, les artilleurs anglais les balaieraient avec leurs canons Maxim; la mitraille les<br />
coucherait, tel un cyclone de mars couche les cannes déjà grandes. Ils n'arriveraient même pas<br />
jusqu'aux cases rondes des Macololos; et leur déconfiture serait une nouvelle victoire pour les<br />
hommes d'Afrique.<br />
Les Indiens secouaient la tête, de droite à gauche, et s'obstinaient dans leur propos; même les<br />
créoles, sur qui Edgard avait plus de prise, ne se résolvaient pas à abandonner les projets de<br />
vengeance.<br />
Mais lui, continuait de les haranguer.<br />
Et, parce qu'il avait été longtemps le frère des foéneurs d'hourite et des pêcheurs de corail, le<br />
confident des braconniers et le compagnon des gardiens-de-cerfs, il savait les mots qu'il faut<br />
dire et les idées que l'on peut faire cheminer, passé la barrière des oreilles, et malgré le<br />
tumulte de la colère, jusqu'au cœur des pauvres gens.<br />
Il parla longtemps.<br />
Enfin, à une minute précise, il connut que la volonté unanime de la foule vacillait. Alors, d'un<br />
élan brusque et fraternel, il saisit par les épaules un grand gaillard que son infaillible instinct<br />
lui avait révélé comme un chef; il le retourna, le dos élu Camp de Phénix; et, le poussant<br />
douce'ment, il lui disait :<br />
-- Va-t-en! Rentre chez toi, il le faut!<br />
Rentrez tous chez vous!<br />
Quelques secondes... L'hésitation d'un équilibre qui va se rompe, sans que l'on puisse deviner<br />
de quel côté se fera la chute.<br />
Puis, l'âme de la foule s'émietta. Lentement, dans le bref crépuscule, les ruisseaux humains<br />
commencèrent de remonter vers leurs sources, vers les cases bien ordonnées des,<br />
établissements sucriers et vers les cases basses égrenées au long des routes, blotties dans les<br />
villages lointains, ou plantées au coin d'un arpent de légumes.<br />
91
Zidore aurait pu pleurer.<br />
Il continua de traîner dans les environs immédiats du Camp.<br />
Il était de tous les groupes où l'on se repassait, en les déformant peut-être un peu, les<br />
nouvelles de la ville et les commentaires de la gazette, et aussi les réflexions des bourgeois --<br />
réflexions, commentaires et nouvelles surpris au hasard du service ou du métier.<br />
On savait que M. Leclézio, M. Newton et M. Guibert exigeaient du gouverneur que l'on<br />
renvoie tout de suite de Maurice les Macololos. Il se racontait qu'au Port de grandes foules<br />
avaient assiégé l'Hôtel du Gouvernement. Dès le premier jour, le Cernéen avait encouragé la<br />
population à « prendre la loi entre ses mains» et à se faire justice, si on ne lui donnait pas<br />
satisfaction. Ça, oui, c'était causer!<br />
Au Conseil, Émile Sauzier avait donné de la voix. Il en avait dit, hein! Au secrétaire colonial<br />
qui avait dû tout avaler, lui, ancien officier d'on ne savait quel grand général anglais: quelque<br />
chose comme Jamieson ou Cecil Rhodes! Émile Sauzier devenait l'idole de l'Ile entière.<br />
Une autre fois, la gazette racontait qu'à Madagascar, un régiment de Sénégalais ayant commis<br />
des désordres dans un village indigène, les Français avaient aligné les hommes, en avaient<br />
pris un sur dix et les avait fusillés; on réclamait même traitement pour les Africains du Roi.<br />
D'autres publiaient que les autorités seraient moins calmes, si les Vaquois étaient habités par<br />
des darnes anglaises; on demandait au gouverneur d'agir comme il aurait agi si sa « madame»<br />
était en cause.<br />
Un après-midi, Zidore rôdait du côté du Pont-en-Fer, en compagnie de deux Malabares; ils<br />
virent venir un officier, dans son américaine. Ce pouvait être un officier des Soudanais, ou<br />
bien d'un autre régiment. Cela n'importait pas: c'était un officier anglais. Résolument, les trois<br />
hommes lui barrèrent la route, des pierres dans les mains. L'officier tourna bride; son cheval<br />
trottait bien et distança ses agresseurs qui s'étaient mis en chasse.<br />
Des groupes continuaient de se former, tous les soirs, après les heures de travail; les<br />
discussions entretenaient la haine: une haine stérile, faute de direction. Les pauvres noirs ne<br />
savaient qu'entreprendre ; et peut-être n'y avait-il rien qui pût être entrepris.<br />
Les jours s'ajoutaient aux jours; des jours de stagnation hargneuse; des jours où l'on remâche<br />
une vaine colère qui vous brouille le sang et vous alourdit la tête.<br />
Le vendredi, il se murmura que bientôt les officiers feraient sortir leurs hommes;<br />
immédiatement, le mécontentement reprit de la cohésion; on parla de leur tomber dessus,<br />
coûte que coûte, s'ils paraissaient sur les chemins de Vaquois. Les blancs firent cause<br />
92
commune avec le peuple; ils s'étaient armés: Chez Monsieur Colot, l'armurier, il ne restait<br />
plus un revolver, plus un pistolet, plus une carabine. On avait percé des meurtrières aux<br />
contrevents de toutes les villas; s'il le fallait, les messieurs ne descendraient pas pour le Port,<br />
ils resteraient à défendre leurs maisons et le village.<br />
Le lendemain, on affirma que les barbares révoltés avaient massacré leurs officiers, qu'ils<br />
préparaient une autre sortie contre les habitants.<br />
Zidore fut soulevé d'une espérance nouvelle: enfin les choses allaient marcher vers un<br />
dénouement; enfin, l'on pourrait dégorger sa fureur, taper devant soi, taper comme une brute,<br />
quitte à se faire crever.<br />
Mais tout s'arrangea. Les Macololos ne s'étaient pas révoltés; le gouverneur promit qu'ils ne<br />
sortiraient pas, que bientôt même ils quitteraient définitivement le Camp de Phénix.<br />
On continuait de s'agiter au Port; des échos de ce tapage parvenaient jusqu'aux Vaquois;<br />
mais qu'est-ce que ça pouvait faire à Zidore, à tous les Zidores des Vaquois et de la Caverne,<br />
que le gouverneur soit brouillé avec les officiers de la garnison, ou bien que l'on se dispute<br />
pour savoir si les sauvages seraient envoyés à l'Ile Plate ou parqués dans les grandes<br />
Casernes, au Port même?<br />
Enfin le mardi, dans la nuit, on embarqua le troupeau nègre dans un train.<br />
Qu'importe où ils allaient?<br />
Ils n'étaient plus là; le cauchemar était dissipé.<br />
Pour Zidore, c'était sa vengeance, son mince espoir de vengeance, qui s'était évanoui.<br />
Il finit par regagner la Caverne; mais en faisant un détour, pour ne pas passer devant la case<br />
de Maria.<br />
93
V<br />
DANS le cœur de Zidore, il n'y a pas de mépris pour Maria ; seulement le désir de ne plus la<br />
voir, de ne plus rien savoir d'elle.<br />
Cette dizaine de jours, c'est plus long, plus confus, plus lourd dans la vie de Zidore, que dix<br />
années. Est-ce possible que Maria ait jamais été sa « prétendue » ? Est-ce que Maria Valzoy a<br />
jamais existé?<br />
S'il rencontrait Maria, lui dirait-il bonjour? Il ne sait pas. Peut-être ?... pourquoi pas ? .. Sa chance<br />
a voulu qu'il ne la rencontre point.<br />
Mais vous n'empêcherez pas les langues de battre dans les bouches. Par les voisins, Zidore a<br />
su que Maria a été chassée de chez Madame Juville-on ne conserve pas une servante souillée!<br />
-- et qu'elle a pu trouver une place à Curepipe, où on ne la connaît pas. Une longue trotte, le<br />
matin; une autre le soir; ça doit être bien dur ...<br />
Mais qu'est-ce que ça fait donc à Zidore?<br />
Il a repris le travail, parce qu'il est un bon noir, et que c'est dans sa nature de travailler;<br />
pourtant, gagner de l'argent ne l'intéresse plus. De l'argent? A quoi bon, maintenant?... Pour<br />
quoi faire, de l'argent?<br />
Un jour, il a eu envie de casser par petits morceaux la commode qu'il avait œuvrée pour son<br />
entrée en ménage -- la belle commode en macaque doux à l'outil, et d'un rouge si chaud. Mais<br />
non, ç'aurait été bête. Il l'a vendue. Il ne travaille plus à l'armoire presque achevée; et les<br />
dimanches lui paraissent longs.<br />
La «police » est venue chez Maria; c'était pour le procès des Macololos qu'elle a identifiés, et<br />
qui vont passer en jugement. Mon Dieu, ne peut-on pas laisser les pauvres gens tranquilles?<br />
Pour le noir, aller en cour, que ce soit comme témoin ou comme accusé, c'est presque la<br />
même chose: c'est avoir une affaire de police et même, dans le cas de Maria, une affaire<br />
d'assises. La condamnation des bandits? Beau dédommagement! Ne sera-ce pas plutôt la<br />
consécration officielle du déshonneur de Maria?<br />
Ah! Comme Zidore a bien fait de se détourner d'elle, de la rejeter de sa vie!<br />
La rejeter? Même pas : la laisser tomber!<br />
94
Il a fait cela sans calcul, sans délibération ; simplement pour obéir à un ressort intérieur qui le<br />
poussait, et auquel on ne résiste pas: l'instinct de défense sociale. Il ne le sait pas: mais à<br />
travers lui, par lui, c'est un groupe humain qui s'est défendu -- peut-être au prix d'Une<br />
injustice, au prix d'une cruauté? Cela ne compte pas!<br />
Et n'est-ce pas l'approbation même de la société qui lui est venue par la voix du Père Gorette :<br />
-- Tu ne pouvais pas continuer avec Maria, mon petit! Ce qui lui est arrivé, ce n'est pas de sa<br />
faute; mais que veux-tu? C'est comme si ces gaillards-là lui avaient donné la maladie; ça, non<br />
plus, ça ne serait pas sa faute; mais malheur au bougre qui l'aurait épousée!<br />
Oui, la honte, la déconsidération, c'est peut-être, pour l'honneur, ce que la maladie est pour le<br />
corps?<br />
Et puis, voilà qu'on a raconté que Maria est enceinte ...<br />
Comme les journées de dimanche sont lourdes d'ennui, lourdes de désœuvrement! Zidore a<br />
voulu terminer l'armoire de ses noces; il n'a pas eu le courage. Il a entrepris de fréquenter la<br />
boutique; mais il n'aime plus la compagnie; il a perdu son bon bagout qui naguère faisait de<br />
lui le «coq» des discoureurs de Vaquois.<br />
Alors, il a emporté dans sa case des topettes de rhum. Ce n'est pas qu'il ait jamais eu le goût<br />
de boire: mais il faut bien inventer quelque chose, n'importe quoi, pour faire passer ces<br />
interminables dimanches ...<br />
Hélas! Zidore s'est aperçu qu'il a la soûlaison triste; il a essayé deux fois, trois fois; à chaque<br />
fois, dans son hallucination d'ivrogne, il revoyait là, devant lui, la scène du viol; il aurait<br />
voulu prendre sa petite-hache, fendre des crânes, ouvrir des poitrines; il aurait peut-être fait<br />
des malheurs, si là boisson ne l'assommait si complètement. Le lundi il se réveillait les jambes<br />
molles, le cœur lourd, une grande douleur dans la tête; et dans sa bouche un goût de<br />
vomissement retenu, qui le rendait malade toute la journée. II renonça au rhum: ce n'était pas<br />
la peine!<br />
Maintenant, le dimanche, il siffle son roquet, et part chasser les tendracs dans les « murailles»<br />
des champs de cannes, ou les singes sur les remparts des cascades.<br />
Un jour, il a rencontré Maria portant sur le bras un bébé très noir, avec des lèvres, -- oh! Des<br />
lèvres ! -- un vrai bec de bouilloire. Il a salué Maria de loin; ça ne lui a rien fait, à Zidore, de<br />
saluer Maria.<br />
95
Du temps a passé, beaucoup de temps : des mois dont Zidore ne sait plus le compte.<br />
II a risqué quelques entreprises; il a réussi; maintenant c'est lui le patron qui trace des traits-<br />
de-Jupiter et qui appelle de tous ses vœux, comme jadis le père Gorette, les journées d'été, les<br />
longues journées où le soleil ne triche pas.<br />
Il n'évite plus Maria; il ne la recherche pas non plus; et souvent il rencontre l'enfant, qui trotte<br />
maintenant par les sentiers, devant les cases: c'est un vrai petit Macololo, et tout le monde<br />
l'appelle Labec-Bouloire.<br />
Mais même la vue de Labec-Bouloire ne réveille rien du passé. C'est ainsi. C'est ainsi, parce<br />
que la vie roule, roule, comme une grande meule qui use tout -- une meule qui, après avoir<br />
aiguisé pendant un temps le fer-à-rabot, lui mange tout son acier, toute son âme; c'est ainsi,<br />
parce qu'il faut bien que la mousse insidieuse pousse sur la mémoire des hommes, comme elle<br />
pousse partout: sur les roches au bord du chemin, sur les murailles des maçons, et même sur<br />
les toits en bardeaux!<br />
Est-ce qu'il y a jamais rien eu entre Zidore et Maria?<br />
96
BONNEFEMME Valzoy est morte.<br />
VI<br />
Les devoirs de la vie, bon Dieu! Ils ne sont pas toujours bien définis; et même quand ils sont<br />
clairs comme le soleil dans le ciel de midi, on réussit à les éluder, à biaiser: la vie peut<br />
attendre. La mort n'attend pas: on lui obéit tout de suite, ou bien point du tout; et les devoirs<br />
qu'elle dicte sont nets, impérieux, indiscutables; un bon noir ne les discute pas.<br />
Aussi Zidore, un des premiers, s'est rendu à la petite case basse, écrasée sous ses lianes de<br />
chouchoute. Il n'y était pas revenu, depuis le jour, depuis ... ça.<br />
Il a vu la grand-mère sur son canapé; son visage est calme; elle a fini sa tâche. Fermés sont<br />
ses yeux qui, dans l'horreur et l'épouvante, ont subi le spectacle de la scène infâme.<br />
Il a vu Maria, dont le regard s'est levé vers son regard, avec une sorte de gratitude ; elle n'avait<br />
pas été sûre qu'il viendrait, en bon voisin, comme cela se doit; il était venu, c'était bien.<br />
Il lui toucha la main; il lui dit :<br />
-- Ne te tracasse pas de la bière, Maria; c'est moi qui la ferai.<br />
Il fut étonné d'entendre sa propre voix.<br />
Qui lui avait soufflé ces paroles? Quel son étrange elles rendaient dans cette chambre étroite?<br />
Étaient-ce elles qui faisaient trembler la flamme des deux bougies?<br />
Il fut encore plus étonné d'entendre la voix de Maria qui le remerciait; c'était une voix<br />
grave, différente de celle qu'il avait connue, avec, dans le timbre, quelque chose de cassé et<br />
de mouillé.<br />
Au bout de quelque temps, Zidore partit. Rentrer chez lui, il descendit les planches de mas<br />
qui séchaient depuis longtemps? Depuis si longtemps, sur les entraits de son toit; elles non<br />
plus, il ne les reconnaissait, sous leur épaisse couche de poussière.<br />
La poussière s'envola, chassée par un plumeau de bambou. Dans le pan de soleil qui tombait<br />
sur l'établi, ce fut la danse des atomes dorés, la pluie d'étoiles filantes minuscules. Ainsi, pour<br />
un peu de lumière venue du ciel, s'opérait le miracle: la cendre grise des années se ranimait en<br />
pluie d'étincelles.<br />
La « galère», graissée d'huile de coco, mordait allègrement dans le bois sec. Les premiers<br />
copeaux furent sales, déchirés, effiloqués. Penché sur l'établi, Zidore poussait son fer avec<br />
constance, les muscles tout à l'ouvrage, mais l'esprit distrait. Bientôt vinrent des copeaux plus<br />
réguliers, puis des rubans larges et souples, des rubans de soie blonde arrachée de la surface<br />
97
londissante et soyeuse du bois... Et la galère rabotait en même temps le passé de Zidore,<br />
enlevant un à un, comme des copeaux, les jours mauvais, les jours de rancœur et de nausée.<br />
Il se sentait de nouveau pour le travail un goût depuis longtemps perdu.<br />
Les ais soigneusement blanchis et dressés sur un bord, il en jumela deux pour tracer le fond<br />
de la boîte. Ce n'était que cela! Comme un cadavre tient peu de place!<br />
Tout en bûchant les planches, Zidore revoyait grand-maman Valzoy sur son canapé. Oui,<br />
c'était peu de chose, une chose légère, le cadavre de cette vieille femme cassée, aplatie,<br />
desséchée par la vie! Elle ne pèserait pas beaucoup aux épaules des camarades, demain ! Elle<br />
emportait avec elle, derrière ses paupières à jamais closes, la vision du drame atroce ... Cette<br />
pensée revenait dans les méditations de Zidore. Il ne la chassait point. Sans qu'il pût s'ex-<br />
pliquer pourquoi, il lui semblait qu'une situation pénible venait de se dénouer ... et que<br />
l'opprobre ne pesait plus si lourdement sur Maria.<br />
Il allait clouer la caisse, lorsque l'arrêta une idée de coquetterie: finir, fignoler ce cercueil,<br />
comme on fignole un meuble. Donc, il se mit à raboter aussi les extrémités des planches, à les<br />
polir soigneusement à travers-fils. Il lui semblait équitable que .la mère-grand, qui avait tant<br />
peiné, privée du nécessaire, eût aujourd'hui ce luxe d'un beau cercueil irréprochable.<br />
Le marteau sonna sur les clous, avec un bruit mat, un peu triste.<br />
Zidore élégit les bords de la caisse pour le portage du couvercle, qu'il ajusta avec un soin<br />
extrême. C'était fini.<br />
Il était satisfait de sa besogne. Il regardait avec un peu de regret les planches si larges, d'un<br />
grain si heureusement satiné; il songeait à l'armoire abandonnée, à l'armoire qu'il n'avait pas<br />
voulu, qu'il n'avait pas pu achever; à l'armoire de ses noces, qui jamais plus maintenant ne<br />
pourrait être achevée -- du moins, avec ces planches-là.<br />
Mais, à contempler ainsi le beau cercueil, soudain lui revint dans les oreilles le glas du<br />
marteau sur les clous. Ah! Non, il ne fallait pas! Une fois, il avait vu une pauvre maman se<br />
tordre les bras pendant qu'on fermait la bière de son petit, il l'avait entendue hurler que les<br />
clous s'enfonçaient dans son cœur, à elle ... Maria n'aurait pas cette peine, ajoutée à toutes les<br />
autres peines.<br />
Il s'en fut à Curepipe acheter des vis à la quincaillerie de M. Cardy. Et, rendu là- bas, il passa<br />
aussi chez l'Arabe et fit emplette de quelques aunes de satinette noire. Pourquoi la grand-<br />
maman n'aurait-elle pas une bière vêtue de noir, comme les gens qui peuvent payer?...<br />
Pourquoi pas ?<br />
98
Sous l'étoffe tendue, disparut le bois couleur de miel, si pieusement œuvré. Zidore en éprouva<br />
d'abord une petite déception: alors, à quoi bon tout ce soin, cette tendre attention au moindre<br />
détail-? Mais bientôt il se rasséréna; même il sourit, ayant compris que c'était mieux ainsi et<br />
qu'il y aurait maintenant, entre la grand-maman et lui, entre eux seuls, un secret délicat et<br />
puéril, une sorte de complicité dans l'offrande et dans l'acceptation d'un don mystérieux.<br />
En ce jour, lui survenaient, avec un souci des petites choses, des pensées affinées et subtiles<br />
comme il ne s'en était jamais connu.<br />
Le soir, ce fut la veillée.<br />
Les commères bavardaient dans la case. Sous les arbres de la petite cour, on avait disposé des<br />
tables, des chaises, des tabourets prêtés par les voisins; et des bougies, se consumant à<br />
l'intérieur de bouteilles défoncées, luttaient avec le clair d'étoiles. Les hommes battaient les<br />
cartes, remuaient les dominos, buvaient des tournées alternées de rhum et de café brûlant.<br />
Zidore s'était assis à l'écart, sur la pierre à laver; il ne jouait pas, il ne causait pas; il fumait; il<br />
fumait sans « arrêter»; et, jusqu'au milieu de la nuit, il avait accepté seulement une tasse de<br />
café.<br />
Mais les autres ne se privaient guère; le rhum échauffait les têtes, déliait les langues.<br />
Sur un banc, au pied du gros jaquier de l'entrée, trois gars de Vaquois s'amusaient à des<br />
pronostics:<br />
-- La grand-maman disparue, que veux-tu que Maria devienne? ... Plus personne pour la<br />
surveiller.<br />
-- Et puis, ce n'est pas ça: mais qui garderait Labec ... Bouloire, pendant qu'elle irait à son<br />
travail? Elle ne pourra plus s'employer.<br />
-- Et il faut bien vivre ... Alors, le premier qui passera !...<br />
-- C'est plus facile d'ailleurs, et elle a bien commencé, prononça Popol avec un mauvais rire.<br />
Ils parlaient haut, sans se gêner; Zidore aurait pu les entendre; mais il était perdu dans quelque<br />
rêve lointain.<br />
Alors, Popol l'interpella:<br />
-- Et ! Toi, Zidore ! Je crois que maintenant, si tu as toujours envie de Maria, tu n'auras pas<br />
besoin de la mener à l'église!<br />
D'un bond, Zidore fut debout; il dégraffa sa bonne « sangle» de cuir et, la faisant siffler au-<br />
dessus de sa tête, marcha sur Popol.<br />
On s'interposa; Popol balbutia:<br />
99
-- Je ne savais pas, moi!<br />
Personne ne savait. Zidore lui-même ne savait pas. Il se calma, mais avant de se rasseoir, il<br />
crut bon d'affirmer:<br />
-- Le premier qui dit un mot de travers sur Maria, je lui coupe la figure!<br />
Les funérailles, à midi le lendemain. Des funérailles de pauvre. Le drap mortuaire et le<br />
brancard loués: bois blanc mal noirci, passementeries dont le cuivre crève l'argenture usée.<br />
La brève cérémonie à La Visitation, puis la marche si longue jusqu'au cimetière de Saint-<br />
Jean!<br />
Auprès de Maria, pas un frère, pas un parent; c'est du reste pourquoi elle avait décidé qu'elle<br />
devait elle-même conduire le deuil. Elle marchait derrière le cercueil et, tout contre elle, son<br />
petit qui n'avait pas voulu la quitter. C'était bien, ainsi: elle et lui, seuls désormais; seuls, mais<br />
ensemble.<br />
Les amis se relayaient pour porter la bière. A son tour, Zidore quittait le cortège, venait glisser<br />
son épaule sous le brancard. Non, grand-maman Valzoy ne pesait pas lourd, vraiment; mais le<br />
soleil était très chaud, et la poussière soulevée vous entrait dans la gorge. Au bout de cinq<br />
minutes, ou de dix, un camarade poussait Zidore du coude et prenait sa place.<br />
Du bord de la main, Zidore raclait la sueur de son front, remettait son chapeau; et, en rentrant<br />
dans les rangs, il regardait Labec-Bouloire qui, accroché à la jupe de sa maman, multipliait<br />
ses petits pas pour suivre la marche, pourtant lente, des grandes personnes.<br />
Une grande pitié levait dans le cœur de Zidore; une grande pitié, et une bonté toute neuve, un<br />
peu attendrie.<br />
Au cimetière, ce fut simple, brutalement simple: l'enfouissement qui se répète on ne sait<br />
combien de fois par jour. Un convoi venait de partir, un autre attendait; les fossoyeurs étaient<br />
pressés.<br />
Labec-Bouloire se mit à pleurer; ses pauvres petites jambes étaient fourbues, il n'en pouvait<br />
plus; et la route Saint-Jean allongeait sa perspective rectiligne, implacable, interminable.<br />
Maria se baissa pour prendre son petit; mais elle avait elle-même l'air si lasse, si<br />
misérablement lasse!<br />
Alors, Zidore s'approcha; il l'écarta d'un geste doux; et il enleva dans ses bras Labec-Bouloire,<br />
l'enfant du crime et de la honte.<br />
100
Il comprit tout de suite qu'il pourrait le porter ainsi bien plus loin que La Caverne -- bien plus<br />
loin et bien plus longtemps: jusqu'au bout de la vie.<br />
Et d'avoir posé ce fardeau sur sa poitrine, il sentit son cœur allégé d'un grand poids.<br />
101<br />
Mai 1928
Aï, ou AIL. -- Nom patois des sphinx.<br />
GLOSSAIRE<br />
ALÀ BALLON MONTÉ. -- Chanson populaire composée à l'occasion des ascensions en<br />
ballon, organisées à Maurice par l'aéronaute anglais, Price (1890)<br />
ARGAMASSE. -- Toit plat, couvert de fer-blanc et bordé d’un attique.<br />
AYA. -- Paysan indien.<br />
BAILLE. -- Sens local restreint à celui de tinette.<br />
BALAI DE COCO. -- Balai fait des nervures centrales des feuilles du cocotier, et propres à<br />
balayer les allées, les esplanades.<br />
BANANNÉE.- Bonne-année: le premier de l'an, les étrennes; par extension, ène banannée =<br />
un an.<br />
BARKA-SAHEP. -- Indien: grand monsieur -- l'administrateur (ou, plus simplement, le<br />
gérant) d'un établissement sucrier.<br />
BAZAR. -- Marché; les légumes qui s'y vendent, l'approvisionnement quotidien de la cuisine.<br />
BITACOIS. -- Habitant, c.a.d. campagnard. A la Martinique, on dit bitaco.<br />
BOARD. -- Anglais: comité, conseil de direction.<br />
Pour les noirs, board=Board-of-Health, Comité de la santé publique; puis, bureau de ce<br />
comité et même service de la santé.<br />
BOUILLON. -- Tout ce qui se mange avec le riz: brédes, cary, ragout etc.<br />
BOMBARDE. -- Ruche.<br />
BONAVINI. -- A la bonne venue, au hasard, à la bonne franquette, sans soin, sans<br />
discernement.<br />
BROSSE-COCO. -- Brosse à parquet, constituée par le demi bourre d'une noix de coco,<br />
sciée perpendiculairement aux fibres. Par extension: tête crépue.<br />
CAMBARE. -- Dioscorée ou igname. (Malg. Kanmbarina)<br />
CAMELI. -- Couverture grossière.<br />
CAMPEMENT. -- Chaumière plus ou moins luxueuse édifiée au bord de la, mer et<br />
occupée à la saison des bains.<br />
CANGE. -- Empois d'amidon.<br />
102
CAPER. -- Manquer l'école ou le travail.<br />
CASH. -- Mot indien: pièce de billon. ‘Un avocat de quatre cashs’, c'est un avocat de<br />
rien du tout.<br />
CARABIS. -- Favoris.<br />
CARY. -- Mets indien au safran.<br />
CASIER. -- Nasse en bambous tressés.<br />
CASSER MACADAM. -- Casser du caillou, au bord du chemin; c'était l'occupation<br />
classique des condamnés "aux travaux forcés".<br />
CERNÉEN. -- Le plus ancien journal de l'Ile, fondé en 1832. (Journal de l'Ile de Cerné.)<br />
CHIENDENT PIQUE-FESSE. -- Abondant sur le littoral, où il pousse en matelas<br />
épais, invitant le passant à s'asseoir ... quitte à le repousser par la rudesse de ses feuilles<br />
en aiguilles. S'appelle aussi "chiendent-ou gazon-matelas." (Soysia pungens)<br />
COLOMBE. -- Employé principal. (Corruption de économe).<br />
COMME-ÇA-MÊME. -- En l'air, pas sérieux. -- Aussi, "sans avoir rien fait".<br />
COMPÈRE. -- Un des noms que le créole donne à l'épicier chinois.<br />
CONJON. -- Toile bleue grossière.<br />
CONOCONO. -- Strictement, c'est la fasciolaire robe-de-Perse (Fasciolaria trapezium).<br />
Dans notre texte, elle est confondue, comme cela arrive souvent, avec le bigorneau-des-<br />
brisants, ou bouche-d'argent. (Turbo argyrostontus).<br />
CONSTATER. – Examiner ; le patois dit, dans le même sens, "consulter".<br />
DEMI-CASTOR. -- Chapeau cylindrique en feutre dur, rappelant la forme du chapeau<br />
de soie, ou castor.<br />
DILEAUÇAUD. -- Eau chaude, eau bouillante (de-l'eau-chaude). Ce sobriquet a été<br />
réellement appliqué, il y a un demi-siècle, à un officier de police, le sergent Schroeder.<br />
ÉCHANTILLON. -- Réglette à talon, dont les couvreurs se servent pour mesurer le<br />
"découvert" des rangs successifs de bardeaux.<br />
ENFLÉ. -- En patois l'assistant d'Un conducteur d'auto.<br />
ESCOUAILLÈRE. -- Transcription patoise de l'anglais esquire -- monsieur.<br />
FAMILLE. -- Parents.<br />
FÉLONE. -- Un repris de justice. (Anglais felon)<br />
103
GALÈRE. -- Nom créole de la demi-varlope.<br />
GATEAU POUTOU. -- Gâteau de riz pilé, cuit à l'eau.<br />
GATE-MÉNAGE. -- Lycopodiacée employée pour la décoration des salles de fête -- surtout<br />
à l'occasion des mariages. (Lycopodium cernuum)<br />
GHOON. -- Fête indienne.<br />
GODON. -- Anglais go-down=cambuse -- par extention, petite pièce où se conserve la<br />
réserve de vivres, d'épicerie etc.<br />
GONY. -- Sac de jute (indien)<br />
GRAND-MONDE. -- Les vieux ; spécifiquement, le grand-père ou la grand-mère.<br />
GRECQUE. -- Filtre à café.<br />
HALAL. -- Prière dite par le prêtre musulman sur la bête qui va être égorgée, pour la purifier<br />
et en permettre la consommation aux mahométans.<br />
HOURITE. -- Pieuvre ou poulpe (malgache).<br />
JAKO. -- Singe. (Congolais jocko).<br />
JAUGE. -- Réglette dont la largeur représente une unité constante pour le traçage des tenons,<br />
mortaises etc.<br />
LANGOUTI. -- Mot indien: pièce de toile passée entre les cuisses et enroulée aux reins;<br />
remplace pour l'Indien, notre pantalon.<br />
LARGUER. -- En patois, lâcher, libérer.<br />
LASCAR. -- Indien musulman.<br />
LETCHI. -- Litchi.<br />
LONGÈRE. -- Suite de chambres alignées en une construction longue et étroite.<br />
LONGTEMPS. -- En patois: autrefois (sc. il y a longtemps).<br />
LOTA. -- Vase de cuivre.<br />
MADRASSE. -- Habitant ou originaire de la province de Madras.<br />
MAHR. -- Frappez! Tuez! (Indien)<br />
MARGOSE. -- Légume très amer (Momordica charantia). Le temps margose -- temps amer<br />
de l'esclavage. (Origine portugaise).<br />
M.ATAPANER. -- Tourner en ridicule, jouer des tours de mata pan, i.e. de loup-garou.<br />
104
MOFINE, qui porte malheur, qui est tabou. Malheur! (Portugais)<br />
NAINAINE. -- Breton, nain-nain= bonne d'enfants.<br />
NATION-TRIPE. -- Race de tripes, race molle et sans ressort; le "créole" appelle ainsi<br />
l'Indien.<br />
PARCEL. -- Mot anglais du jargon administratif: colis expédié par le chemin de fer, en<br />
grande vitesse.<br />
PETSAÏ. -- "Brèdè" de chine. (Brassica chinensis)<br />
PIGNON-D'INDE. -- Médicinier (Jatrophus curcas).<br />
PION. -- Anglo-indien peon ; garçon de bureau, planton.<br />
PLONGEUR-A-SEC. -- Sobriquet des noirs à cheveux très crépus, qui retiennent l'huile et<br />
restent secs, même si la tête est plongée sous l'eau.<br />
ROCHE. -- Pierre ; roche galeuse, lave mal vitrifiée, foraminée.<br />
ROUGAIL -- Mets créole, aux pommes-d'amour et au piment.<br />
SANGLE. -- S'emploie, en créole, pour ceinture ; particulièrement, ceinture de cuir.<br />
SEC. -- Être sec, c'est être sans le sou. Rester sec, e' est rester coi.<br />
SÉKÉ. -- Chance, occasion favorable.<br />
SINGAPOUR. -- Bois commun, (variété de lilas) importé en planches, de la Malaisie et d'au-<br />
delà.<br />
TANTE. -- Sac en lanières tressées d'après une technique particulière. (Malgache)<br />
TCHIOU. -- Cri de dérision.<br />
TELFAIRIA. -- Ehretia serrata.<br />
TEXACO. -- Marque très connue d'essence pour autos.<br />
VACARNER. -- Faire la noce, vadrouiller.<br />
VARANGUE. -- Vérendah.<br />
VIEILLE-FILLE. -- Le lantana, qui prospère à Maurice, à l'état de broussaille épineuse.<br />
105
ZACOT -- Jocko, singe.<br />
ZÉZÈRE. -- (Breton Zeuzeur). Amoureux, amoureuse. La toile-zézère est une sorte de coutil<br />
bon marché, de couleur bleuâtre.<br />
106
TABLE<br />
AZAZEL 1<br />
BONHOMME DAVID 41<br />
CONOCONO 71<br />
CES GENS-LA 77<br />
L’ÉVEILLÉ 93<br />
SECONDE COMMUNION 127<br />
BETHSAÏDA 145<br />
LABEC BOULOIRE 195<br />
GLOSSAIRE<br />
107<br />
277
ACHEVÉ D’IMPRIMER<br />
LE 25 OCTOBRE 1930<br />
SUR LES PRESSES DE<br />
T. G. P. & S. CY LD.<br />
T. Escalapon, Administrateur.<br />
108