24.06.2013 Views

GM Moutsopoulos

GM Moutsopoulos

GM Moutsopoulos

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

Le modèle empédocléen de pureté élémentaire<br />

Evanghélos A. <strong>Moutsopoulos</strong><br />

LE MODÈLE EMPÉDOCLÉEN DE PURETÉ ÉLÉMENTAIRE<br />

ET SES FONCTIONS<br />

Giornale di Metafisica - Nuova Serie - XXI (1999), pp. 127-132.<br />

127<br />

La pensée d’Empédocle constitue une première tentative de<br />

synthèse des cosmologies ioniennes. La pensée d’Anaxagore lui<br />

fait pendant sur ce plan, la présuppose et la complète, pour<br />

ainsi␣ dire, bien que dans une perspective toute différente. Tout<br />

compte fait, la cosmologie empédocléenne se développe dans<br />

deux directions convergentes qui définissent deux domaines<br />

bien distincts, mais qui sont loin d’être indépendants l’un de<br />

l’autre, à savoir un domaine relatif à la statique universelle, qui a<br />

trait à l’étude du système complet des éléments; et un domaine<br />

relatif à la dynamique universelle, et qui a trait à l’étude du système<br />

des forces d’attraction et de répulsion exercées sur le système<br />

précédent.<br />

Il va de soi que c’est chez Empédocle que l’on trouve, exposée<br />

pour la première fois sous son aspect le plus intégral une<br />

théorie compréhensive et synthétique des quatre éléments, et<br />

aux termes de laquelle les noyaux des premières cosmologies<br />

sont repris et agencés selon une modalité rattachée à une formule<br />

de fonctionnalité combinatoire: ainsi, de principes fondamentaux<br />

qu’ils étaient dans les philosophies de Thalès, d’Anaximène<br />

et d’Héraclite, respectivement, l’eau, l’air et le feu, auxquels<br />

vient se joindre la terre, sont réduits à de simples éléments,<br />

importants, certes, mais tout de même tributaires l’un de<br />

l’autre, dans la mesure où ils sont susceptibles de se composer<br />

entre eux.<br />

Qu’il me soit permis de procéder ici à une digression. Les


128<br />

Evanghélos A. <strong>Moutsopoulos</strong><br />

hypothèses gratuites relatives à des considérations d’ordre historique<br />

n’ont certes pas manqué. Ainsi, un jeune penseur grec,<br />

disparu prématurément, et qui, il y a quelques années encore,<br />

enseignait dans une université de province, avait-il tenté, avec<br />

beaucoup d’imprudence, de compléter la série d’apparition des<br />

trois principes: eau, air, feu, moyennant la série d’apparition des<br />

cosmologies ioniennes, en interpolant, entre l’eau et l’air, l’apeiron<br />

d’Anaximandre. Il accomplissait ainsi un travail de réduction<br />

semblable à celui auquel Empédocle s’était livré, mais poussait,<br />

de la sorte, l’analogie jusqu’à identifier un principe à un élément:<br />

notamment, afin de justifier sa position plus que téméraire,<br />

il en était arrivé à une interprétation plus que fantaisiste,<br />

du genre de celles dont Platon se sert dans le Cratyle, du terme<br />

d’apeiron, qu’il envisageait comme la forme dorienne du terme<br />

d’épeiros (continent, terre ferme, par opposition à océan. Or, dans<br />

son enthousiasme, il avait oublié de noter, en l’occurrence, ce<br />

que, naguère encore, tout élève de troisième à l’école élémentaire<br />

était censé connaître, c’est-à-dire que l’alpha privatif<br />

d’apeiron est bref, et que, de ce seul fait, il ne saurait correspondre<br />

à l’éta long d’épeiros. Du coup, toute cette théorie, pour<br />

le moins séduisante, mais formaliste à l’extrême, et manifestement<br />

arbitraire, s’effondre, nous épargnant ainsi la peine de<br />

procéder à une critique plus substantielle de ses fondements.<br />

Tant qu’une interprétation définitivement satisfaisante de l’apeiron<br />

d’Anaximandre n’aura pas été avancée, on devra s’interdire<br />

tout rapprochement abusif de ce terme, d’un autre terme quelconque:<br />

l’apeiron demeure un principe irréductible à tout élément<br />

que ce soit.<br />

Pour en revenir à notre problématique initiale, signalons que,<br />

d’après Empédocle, les quatre éléments se combinent selon des<br />

rapports variées, sous le signe de l’activité attractive de la philotès,<br />

en un nombre illimité de corps, alors que ceux-ci se désagrègent<br />

en leurs éléments constitutifs sous le signe de l’activité répulsive<br />

du neikos. C’est notamment la variété des rapports de combinaison<br />

qui est, dans ce cas, responsable de la variété des corps obtenus.<br />

Dans cette fonction ils sont supplantés par les principes<br />

d’attraction et de répulsion, de composition et de désagrégation.<br />

D’où l’importance de l’existence des deux domaines distincts, signalée<br />

au début, à savoir d’un domaine d’équilibres, statique; et


Le modèle empédocléen de pureté élémentaire<br />

129<br />

d’un domaine de tendances, dynamique, dans lesquels la pensée<br />

empédocléenne se meut simultanément.<br />

Il existe toutefois une interprétation toute différente, et à laquelle<br />

je ne saurais me rallier: elle fait de philotès l’amour, bien<br />

entendu, mais de neikos, la haine. Ainsi neikos ne serait plus une<br />

répulsion, mais bien un accablement destructif d’un élément par<br />

un autre, avec toutes les conséquences que cela implique. Autrement<br />

dit, il serait question, dans ce cas, non plus de la mise au<br />

point d’une fonction cosmologique d’après un modèle, disons,<br />

mathématique, puis de la destruction, de l’anéantissement, de<br />

cette fonction par un procédé de destruction séparative, mais<br />

plutôt de l’essai de constitution d’une fonction impossible à<br />

constituer, car elle reposerait sur une situation contradictoire,<br />

donc impossible à réaliser.<br />

En ce sens, il me semble qu’on ne saurait concevoir neikos<br />

que comme un principe et comme un processus de séparation à la<br />

fois, non d’absorption anéantissante; sans quoi, si les éléments devaient<br />

s’anéantir les uns les autres, comment pourraient-ils se reconstituer<br />

au cours de la phase suivante? Quant à philotès, il s’agirait<br />

plutôt d’un rapprochement, d’un agrégat, d’un mélange,<br />

que d’une union complète, suivi, lui, d’une séparation qui rendrait<br />

aux éléments agrégés leur pureté première.<br />

Imitant le discours mythoplastique continu de Protagoras<br />

dans son dialogue homonyme, Platon procède à une mention<br />

anticipée de ce qui, dans ses dialogues dits “métaphysiques”, deviendra<br />

sa doctrine des mixtes: quand, fixé par le destin, le moment<br />

de la création des espèces mortelles fût arrivé, les dieux les<br />

auraient modelés à l’intérieur de la terre en mélangeant terre et<br />

feu entre eux et avec tout ce dont ceux-ci tolèrent le mélange.<br />

Rappelons au passage qu’à l’encontre de ce que Protagoras prétendrait,<br />

à savoir que ce sont les dieux qui façonnent le mélange<br />

dont les mortels sont issus, chez Empédocle les dieux eux-mêmes<br />

n’échappent pas au déterminisme qui régit l’Univers 1 . Devrait-on<br />

voir dans ce double mélange indiqué par Platon une<br />

préfiguration du processus de mélange, en deux phases, pour<br />

être plus complet, du Même et de l’Autre avec leur propre mé-<br />

1 ␣ Cf. E. <strong>Moutsopoulos</strong>, Les origines de l’homme, Univ. de Nice, Sophia-<br />

Antipolis 1998, pp. 125-132 (Publications de la Fac. des Lettres, Arts et<br />

Sciences Humaines de Nice, n.s. n° 48).


130<br />

Evanghélos A. <strong>Moutsopoulos</strong><br />

lange, préconisé dans le Timée? Des deux éléments nommément<br />

cités dans le Protagoras platonicien, l’un se présente comme le<br />

plus palpablement matériel; l’autre, comme le moins corporel:<br />

s’agirait-il des deux termes extrêmes d’une série d’éléments?<br />

Par ailleurs, ne devrait-on pas voir dans l’expression “tout ce<br />

qui est susceptible d’être mélangé à la terre et au feu” une indication<br />

littéraire compréhensive des deux autres éléments, l’air<br />

et l’eau? Cela paraît bien vraisemblable, du fait que nul autre<br />

élément pouvant participer dans ce genre de mélange n’est<br />

mentionné ailleurs par Platon. Le système des cinq corps respectivement<br />

représentés par les cinq solides géométriques réguliers<br />

dans le Timée semble constituer plus qu’un simple élargissement<br />

du système classique des quatre éléments, et procéder d’une<br />

conception cosmologique entièrement différente, influencée par<br />

la spéculation mathématique. En effet, chez Empédocle l’éther<br />

se présente comme une simple variation du feu, alors qu’à l’existence<br />

d’un cinquième solide régulier dans le Timée suppose<br />

l’existence d’un cinquième corps autonome.<br />

Dans la philosophie d’Empédocle toute existence représente,<br />

à des degrés divers, la composante de l’union des quatre éléments.<br />

Dans le même ordre d’idées, toute inexistence résulterait<br />

de leur décomposition. Existence et inexistence ne seraient nullement<br />

des états stables, définitifs et inaltérables, mais de simples<br />

éventualités qui passeraient sans cesse d’un état de latence à un<br />

état de réalisation, et vice-versa 2 . Il va sans dire que chacun des<br />

quatre éléments (dont le système est d’ailleurs fortement hiérarchisé,<br />

puisque le feu, par exemple, est considéré comme étant<br />

supérieur aux trois autres éléments qui, par conséquent, présentent<br />

des caractères communs, malgré les différences essentielles<br />

qui les séparent) ne s’unit aux autres que selon une faible partie<br />

de sa totalité, et qu’en définitive il demeure fondamentalement<br />

pur et homogène. Cette constatation entraîne deux conséquences:<br />

d’une part, le modèle de mélange préconisé par Empédocle<br />

n’est vraisemblablement pas étranger au modèle de base du processus<br />

d’incorporation tel qu’il est défini par les Atomistes;<br />

d’autre part, le modèle de pureté élémentaire appliqué à la<br />

2 ␣ Cf. E. <strong>Moutsopoulos</strong>, “Kairos et alternance: d’Empédocle à Platon”, in Id.,<br />

Philosophie de la culture grecque, Académie d’Athènes, Athènes 1998, pp. 49-56.


Le modèle empédocléen de pureté élémentaire<br />

131<br />

masse résiduelle de chaque élément est un modèle d’inspiration<br />

pour ainsi dire essentialiste.<br />

Ces deux constatations demeurent également valables du<br />

point de vue de la dynamique de la cosmologie empédocléenne,<br />

notamment du point de vue de la dialectique qui engendre l’alternance<br />

non point des états de mélange et de séparation, mais<br />

bien des principes de philotès et de neikos, dialectique applicable<br />

au niveau de la transcendance, et capable d’assurer, de par l’alternance<br />

de leur prédominance, une sorte d’équilibre de l’univers<br />

dans sa propre rotation. Philotès et neikos ne sont nullement<br />

des principes absolus quant à leurs natures et à leurs fonctions,<br />

respectives; ils agissent tous les deux, à la fois et alternativement,<br />

comme principes d’union plus que de désunion, et inversement.<br />

C’est ce double rôle qui assure l’existence de l’unité dans la diversité<br />

(comme, par exemple, dans le cas du corps vivant dont<br />

les parties sont à la fois semblables et dissemblables les unes par<br />

rapport aux autres), chacun continuant d’exercer sa fonction<br />

principale, bien que de façon atténuée, tout au long de la période<br />

de prédominance de l’autre.<br />

On retrouvera cette dialectique, au niveau du rapprochement<br />

des principes contraires, dans la théorie platonicienne exposée<br />

dans le Sophiste, où l’être et le non être, jugés auparavant irréductibles<br />

par Parménide, tendent à se réconcilier moyennant le<br />

développement de valeurs ontologiques intermédiaires, tel l’être<br />

non étant et le non être étant. On la retrouvera également au<br />

niveau du rapprochement des états contraires, dans la doctrine<br />

anaxagoréenne des homœoméries, aux termes de laquelle au désordre<br />

initial, après l’apparition du Noûs, principe décidément<br />

transcendant, succède un ordre où rien cependant ne s’unit totalement<br />

à ce qui lui est semblable, et où les parties homogènes<br />

coexistent et se côtoient sans fusionner pour autant, mais en formant<br />

des ensembles.<br />

L’existence d’un modèle de pureté élémentaire dans l’univers<br />

empédocléen suppose que la masse de chaque élément, qui ne<br />

se prête pas au processus de mélange, demeure imperturbable,<br />

et que, par contre, elle exerce une sorte d’attraction sur les particules<br />

de même nature qu’elle, en voie de se libérer du mélange<br />

qu’elles constituaient avec celles des autres éléments. Une fois<br />

dégagées, ces particules rejoignent précisément la totalité élé-


132<br />

Evanghélos A. <strong>Moutsopoulos</strong><br />

mentaire à laquelle elles n’ont cessé d’appartenir, du fait que<br />

leur mélange n’était que temporaire. Il en est, toute proportion<br />

gardée, de même dans l’univers anaxagoréen. Le modèle de<br />

pureté y est, en quelque sorte, à l’état latent, et c’est par l’action<br />

du Noûs qu’il se trouve être actualisé.<br />

Ce n’est donc qu’au niveau de la qualité que cette actualisation<br />

se différencie: chez Anaxagore elle est absolument kairique,<br />

puisqu’elle est unique, et n’intervient qu’à un moment extrêmement<br />

opportun; en revanche, chez Empédocle elle ne l’est que<br />

relativement; elle est périodique, puisqu’elle se manifeste dans<br />

le cadre du mouvement dialectique qui qualifie le rapport entre<br />

deux principes opposés. Le modèle de pureté élémentaire<br />

opère, à l’intérieur de ce schéma, comme un modèle catalytique.<br />

La nature de chaque élément est bien plus pure que celle de<br />

chacun des principes à l’action desquels elle obéit, ceux-ci étant<br />

opposés, mais nullement incompatibles. Toutefois, le modèle de<br />

pureté élémentaire, qui exprime cette nature, sert de facteur<br />

d’orientation lors de la dissolution d’un mélange.<br />

Ces constatations permettent de conclure que la structure statique<br />

de l’univers empédocléen se présente sous le signe de<br />

l’identité fondamentale, rigoureusement permanente, de chacune<br />

de ses composantes, alors que sa structure dynamique atteste<br />

une fonctionnalité dialectique, non seulement au niveau<br />

des rapports entre principes ou forces agissantes, mais aussi au<br />

niveau de l’action de ces dernières sur les composantes en question,<br />

et que la pureté de celles-ci agit, à son tour, d’une part<br />

comme entrave à leur union complète; d’autre part, comme soutien<br />

dans le processus de leur désagrégation: fonctions qui élèvent<br />

le modèle en cause lui même au rang de force agissante.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!