24.06.2013 Views

Fantastique et description chez les symbolistes Villiers de l'Isle ...

Fantastique et description chez les symbolistes Villiers de l'Isle ...

Fantastique et description chez les symbolistes Villiers de l'Isle ...

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

<strong>Fantastique</strong> <strong>et</strong> <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>chez</strong> <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong><br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam,<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, Gourmont, Schwob<br />

Tsuyoshi AINO


Introduction<br />

Depuis <strong>les</strong> années 1950 où Castex a publié son Conte fantastique en France <strong>de</strong> Nodier<br />

à Maupassant, jusqu’à Bozz<strong>et</strong>to, si nous nous limitons à la pério<strong>de</strong> contemporaine, la<br />

littérature fantastique en France fait l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> nombreuses discussions <strong>chez</strong> <strong>les</strong> chercheurs <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> critiques. Toutefois, en dépit d’abondantes <strong>et</strong> érudites étu<strong>de</strong>s, un domaine <strong>de</strong>meure encore<br />

inexploré : celui <strong>de</strong>s écrivains <strong>symbolistes</strong>.<br />

Comme nous allons le voir dans notre premier développement, qui constitue un bilan<br />

critique <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s sur la littérature fantastique, la plupart <strong>de</strong>s chercheurs ont négligé ou, au<br />

moins, peu considéré le cas <strong>de</strong> ces écrivains dont pourtant une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> la production<br />

relève du genre en question. Soit ils ont exclu ces écrivains <strong>de</strong> la catégorie du genre<br />

fantastique pour ménager la pur<strong>et</strong>é théorique <strong>de</strong> leur définition du fantastique, comme<br />

Todorov, soit ils <strong>les</strong> ont inclus, mais se sont cantonnés aux étu<strong>de</strong>s historiques, en laissant <strong>de</strong><br />

côté l’analyse approfondie du fonctionnement du fantastique dans le texte.<br />

C<strong>et</strong>te situation peut s’expliquer par l’intérêt porté exclusivement au narratif, <strong>et</strong> ce au<br />

détriment du <strong>de</strong>scriptif, alors qu’il s’agit précisément d’œuvres où le <strong>de</strong>scriptif est plutôt<br />

prépondérant. C’est justement ce qui nous a incité à compléter <strong>les</strong> étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> nos<br />

prédécesseurs en nous fondant sur la théorie <strong>de</strong> médiation rhétorique du Groupe , en sorte<br />

d’élargir l’analyse au système <strong>de</strong>scriptif dans le genre fantastique. À partir <strong>de</strong> là, nous<br />

examinerons le fantastique dans <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong>s <strong>symbolistes</strong>, en l’occurrence, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong><br />

L’Isle-Adam, Georges Ro<strong>de</strong>nbach, Remy <strong>de</strong> Gourmont <strong>et</strong> Marcel Schwob. C<strong>et</strong>te démarche<br />

nous perm<strong>et</strong>tra, en outre, <strong>de</strong> préciser ce que ces trois <strong>de</strong>rniers écrivains doivent, dans le<br />

domaine fantastique, à la génération précé<strong>de</strong>nte, incarnée par <strong>Villiers</strong> ou Poe.<br />

Dans la présente étu<strong>de</strong>, nous allons d’abord faire une rétrospective <strong>de</strong>s principaux<br />

ouvrages portant sur la littérature fantastique <strong>de</strong>puis Castex jusqu’à Bozz<strong>et</strong>to pour examiner<br />

leur définition du fantastique <strong>et</strong> leurs attitu<strong>de</strong>s envers <strong>les</strong> écrivains <strong>symbolistes</strong>. Nous<br />

voudrions ainsi clarifier la raison <strong>de</strong> la négligence envers ces écrivains <strong>chez</strong> certains<br />

chercheurs. Puis, nous nous efforcerons d’élaborer une nouvelle métho<strong>de</strong> en nous fondant sur<br />

la rhétorique générale <strong>de</strong> Groupe . Enfin, nous examinerons <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong>s écrivains dont<br />

nous venons <strong>de</strong> citer le nom. Mais avant d’y procé<strong>de</strong>r, nous <strong>de</strong>vons justifier le choix <strong>de</strong> notre<br />

corpus.<br />

Page 1


Nous allons abor<strong>de</strong>r dans un premier temps <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam qui est un auteur<br />

traité par beaucoup <strong>de</strong> critiques ont. Il figure sur notre liste parce qu’il nous semble se situer à<br />

l’intermédiaire <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux systèmes prépondérants, du narratif <strong>et</strong> du <strong>de</strong>scriptif, <strong>et</strong> nous pourrons<br />

observer une interaction dynamique entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux systèmes. En outre, il avait une gran<strong>de</strong><br />

influence dont nous évoquerons ultérieurement l’intérêt, sur <strong>les</strong> jeunes écrivains <strong>de</strong> l’époque.<br />

De <strong>Villiers</strong>, nous r<strong>et</strong>iendrons d’abord <strong>les</strong> Contes cruels, <strong>et</strong> nous y ajouterons quelques contes<br />

connus comme exemplaires du genre. Nous ne pourrons pas exclure ni L’Ève future ni Axël<br />

qui ne sont pas <strong>de</strong>s contes mais qui occupent néanmoins une place importante parmi <strong>les</strong><br />

œuvres fantastiques <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> dans le sens où le premier est un aboutissement <strong>de</strong>s divers<br />

procédés fantastiques que c<strong>et</strong> auteur utilise <strong>et</strong> que le <strong>de</strong>rnier nous propose un problème <strong>de</strong><br />

topos du fantastique.<br />

Pour <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong> au sens propre 1 , nous avons choisi <strong>de</strong>s auteurs qui ont un rapport<br />

plus ou moins étroit avec <strong>Villiers</strong> toujours en prenant en compte <strong>les</strong> facteurs théoriques<br />

associés : avec Ro<strong>de</strong>nbach nous abor<strong>de</strong>rons le problème du réalisme, avec Remy <strong>de</strong><br />

Gourmont <strong>et</strong> Schwob celui <strong>de</strong> la prose poétique. Remy <strong>de</strong> Gourmont n’est pas un auteur bien<br />

étudié, ni Schwob. Pour Gourmont, nous r<strong>et</strong>iendrons <strong>les</strong> Histoires magiques 2 , Proses moroses<br />

<strong>et</strong> quelques autres contes. Pour Schwob, Le Roi au masque d’or 3 <strong>et</strong> le Cœur double 4 . En<br />

revanche, Ro<strong>de</strong>nbach nous semble un peu mieux étudié. De c<strong>et</strong> auteur, nous r<strong>et</strong>enons Brugesla-morte<br />

<strong>et</strong> Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes dont le fantastique réaliste est souvent discuté.<br />

Nous avons également pris en considération l’ouvrage collectif intitulé Le Roman<br />

célibataire d’« À rebours » à « Palu<strong>de</strong>s » 5 . Son corpus qui consiste <strong>de</strong> 13 romans<br />

d’Huysmans à Gi<strong>de</strong> recouvre largement <strong>les</strong> auteurs que nous traitons. Et c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> a inspiré,<br />

directement ou indirectement l’ouvrage récent portant sur la littérature fantastique <strong>de</strong><br />

l’époque comme Les Célibataires du fantastique <strong>de</strong> Nathalie Prince 6 . Mais, faudrait-il le<br />

souligner, contrairement aux auteurs du Roman célibataire, nous nous intéressons au conte <strong>et</strong><br />

non pas au roman. Nous pensons que, <strong>de</strong>vant c<strong>et</strong>te « Crise du roman », la réponse que ces<br />

auteurs (nos auteurs) ont trouvée, c’est c<strong>et</strong>te forme <strong>de</strong> récit bref. Nous m<strong>et</strong>tons ces écrivains<br />

dans la lignée qui mène à Apollinaire, à Artaud ou à Yourcenar <strong>et</strong> non pas dans celle qui<br />

merveilleux1<br />

Pour <strong>les</strong> générations <strong>symbolistes</strong>, voir Citti, Pierre, « Symbolisme (Littérature) », CD Encyclopædia Universalis<br />

version 7, Pais, ENCYCLOPÆDIA UNIVERSALIS S.A, 2001.<br />

2<br />

Gourmont, <strong>les</strong> Histoires magiques <strong>et</strong> autres récits, 1982.<br />

3<br />

Schwob, Le Roi au masque d'or / Vies imaginaires / La croisa<strong>de</strong> <strong>de</strong>s enfants, 1979.<br />

4<br />

Schwob, Cœur double / Mimes, 1979.<br />

5<br />

Bertrand, <strong>et</strong> al., Le Roman célibataire d' « À rebours » à « Palu<strong>de</strong>s », 1996.<br />

6<br />

Prince, Nathalie, Les Célibataires du fantastique, Paris, L'Harmattan, 2002.<br />

Page 2


mène <strong>de</strong> Gi<strong>de</strong> aux nouveaux romanciers en passant par Proust. Si l’Ève future <strong>et</strong> Bruges-la-<br />

Morte figurent dans notre corpus, c’est parce que nous <strong>les</strong> considérons comme <strong>de</strong>s contes<br />

allongés <strong>et</strong> non pas comme <strong>de</strong>s romans.<br />

Les écrivains que nous avons choisis ont tous subi une forte influence d’Edgar Poe. Il<br />

nous semble, en eff<strong>et</strong>, impossible <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s œuvres fantastiques sans parler <strong>de</strong> Poe 7 .<br />

Comme il ne s’agit pas d’une étu<strong>de</strong> comparative, nous ne nous y attardons pas longtemps <strong>et</strong><br />

laissons <strong>les</strong> aspects proprement comparatistes <strong>de</strong> côté 8 pour ne r<strong>et</strong>enir que <strong>de</strong>s facteurs qui<br />

seraient essentiels pour nous. Nous abor<strong>de</strong>rons à ce pour chaque écrivain.<br />

Dans le chapitre consacré au renouveau du fantastique vers 1850, Castex écrit :<br />

Mais l’événement principal <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong>, pour l’historien du conte fantastique,<br />

est la diffusion en France <strong>de</strong>s contes d’Edgar Poe 9 .<br />

Et en comparant Poe <strong>et</strong> Hoffmann, il définit la nouveauté <strong>de</strong> Poe :<br />

Mais il va plus loin que son <strong>de</strong>vancier, car il écarte délibérément <strong>les</strong> inventions<br />

féeriques ou légendaires auxquel<strong>les</strong> Hoffmann ne se privait pas <strong>de</strong> recourir 10 .<br />

Selon Castex, Poe a eu une influence considérable sur la littérature fantastique <strong>de</strong> l’époque,<br />

dont <strong>les</strong> écrivains <strong>symbolistes</strong>, en y introduisant un aspect plus mo<strong>de</strong>rne.<br />

En France, le nom <strong>de</strong> Poe est toujours associé à celui <strong>de</strong> Bau<strong>de</strong>laire. Nos auteurs sont<br />

aussi ses discip<strong>les</strong> en quelque sorte. Parmi <strong>les</strong> divers aspects qui auraient influencé ceux-ci,<br />

nous abor<strong>de</strong>rons à l’aspect <strong>de</strong> traducteur <strong>de</strong> Poe. Tout <strong>de</strong> même, il est à r<strong>et</strong>enir <strong>de</strong> ces paro<strong>les</strong><br />

<strong>de</strong> Gourmont :<br />

Bau<strong>de</strong>laire, l’un <strong>de</strong>s cinq ou six grands poètes du dix-neuvième siècle, est peut-être<br />

supérieur encore comme prosateur 11 .<br />

7<br />

Schnei<strong>de</strong>r, Histoire <strong>de</strong> la littérature fantastique en France, 1985, p.254, Steinm<strong>et</strong>z, La littérature fantastique, 1990, p.77.<br />

8<br />

Voir Lemonnier, L'influence d'Edgar Poe sur <strong>les</strong> conteurs français, 1947.<br />

9<br />

Castex, Le Conte fantastique en France <strong>de</strong> Nodier à Maupassant, 1951, p.102.<br />

10<br />

Ibid., p.103.<br />

11<br />

Gourmont, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 1ère série, 1904, p.370<br />

Page 3


I. Bilan critique <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s sur la littérature fantastique<br />

Nous allons, tout d’abord, faire une rétrospective <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s antérieures, à fin d’en<br />

dégager le fon<strong>de</strong>ment théorique <strong>et</strong> examiner <strong>les</strong> différentes positions qu’ont adoptées <strong>les</strong><br />

critiques à l’égard <strong>de</strong>s écrivains qui nous occupent.<br />

Le Conte fantastique en France <strong>de</strong> Nodier à Maupassant <strong>de</strong> Castex est le point <strong>de</strong><br />

départ <strong>de</strong> notre discussion. Les étu<strong>de</strong>s suivantes nous semblent, en eff<strong>et</strong>, plus ou moins<br />

orientées par c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong>. Castex a, certes, essayé <strong>de</strong> plai<strong>de</strong>r pour la littérature fantastique<br />

française contre Henri Heine :<br />

Français, vous <strong>de</strong>vriez enfin vous rendre compte que l’horrible n’est pas votre<br />

domaine <strong>et</strong> que la France n’est pas un sol favorable aux fantômes <strong>de</strong> ce genre. Quand<br />

vous évoquez <strong>de</strong>s fantômes, nous ne pouvons nous empêcher <strong>de</strong> rire 12 .<br />

Pour souligner l’importance <strong>de</strong> la littérature fantastique en France, il a été nécessaire,<br />

peut-être, d’insister sur la différence entre le fantastique <strong>et</strong> ce que Todorov appellerait plus<br />

tard le merveilleux 13 . Mais ce faisant, l’auteur a donné à la portée du fantastique <strong>de</strong>ux limites,<br />

l’une historique, l’autre théorique, étroitement liées l’une avec l’autre.<br />

La limite historique est indiquée par le titre « Le Conte fantastique en France <strong>de</strong> Nodier<br />

à Maupassant ». Castex évoque cependant son intention d’élargir son objectif jusqu’aux<br />

écrivains <strong>symbolistes</strong>, voire jusqu’aux surréalistes :<br />

De fait, Guy <strong>de</strong> Maupassant n’est, certes, pas le <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong> nos écrivains<br />

fantastiques. Dans <strong>les</strong> années mêmes où s’accentuent <strong>les</strong> menaces qui pèsent sur sa raison<br />

se lève une nouvelle génération <strong>de</strong> conteurs qui, fidè<strong>les</strong> à l’esprit <strong>de</strong> leur temps, cherchent<br />

à suggérer l’existence d’une réalité transcendante. Appliquée aux <strong>de</strong>rnières années du<br />

XIXe siècle <strong>et</strong> à la première moitié du XXe, une enquête analogue à celle que nous avons<br />

menée perm<strong>et</strong>trait sans doute, entre autres résultats, <strong>de</strong> préciser la continuité historique<br />

entre l’inspiration du symbolisme <strong>et</strong>, notamment, celle du surréalisme 14 .<br />

Toutefois, c<strong>et</strong>te intention n’a pas été réalisée par lui-même. Ceci est d’autant plus important<br />

que, comme nous l’avons dit, la limite historique est étroitement liée à la limite théorique.<br />

12 Cité par Castex, Le Conte fantastique en France <strong>de</strong> Nodier à Maupassant, 1951, p.397.<br />

13 « Le fantastique, en eff<strong>et</strong>, ne se confond pas avec l’affabulation conventionnelle <strong>de</strong>s récits mythologiques ou <strong>de</strong>s féeries,<br />

qui implique un dépaysement <strong>de</strong> l’esprit. Il se caractérise au contraire par une intrusion brutale du mystère dans le cadre <strong>de</strong><br />

la vie réelle; il est lié généralement aux états morbi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la conscience qui, dans <strong>les</strong> phénomènes <strong>de</strong> cauchemar ou <strong>de</strong><br />

délire, proj<strong>et</strong>te <strong>de</strong>vant elle <strong>de</strong>s images <strong>de</strong> ses angoisses ou <strong>de</strong> ses terreurs », ibid., p.8.<br />

14 Ibid., p.404.<br />

Page 4


Nous pensons en eff<strong>et</strong> qu’en utilisant l’expression « une intrusion brutale du mystère<br />

dans le cadre <strong>de</strong> la vie réelle », Castex introduit en même temps une limite théorique ; en<br />

s’attachant ainsi non pas au fonctionnement du texte mais directement au mon<strong>de</strong> décrit, il<br />

recourt, <strong>de</strong> fait, à une définition plutôt ontologique. Ici, nous voudrions m<strong>et</strong>tre en question<br />

l’implication du fait que Castex réfère au « cadre <strong>de</strong> la vie réelle ».<br />

Premièrement, c<strong>et</strong>te manière d’envisager le texte favorise le narratif au détriment <strong>de</strong>s<br />

autres composants textuels 15 . En insistant sur ce qui est décrit, il écarte <strong>les</strong> spécificités au<br />

niveau <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> el<strong>les</strong>-mêmes <strong>de</strong> toute considération. Il ne reste que le narratif, ce qui<br />

se passe dans ce mon<strong>de</strong> décrit. Deuxièmement, comme il i<strong>de</strong>ntifie ce mon<strong>de</strong> décrit au mon<strong>de</strong><br />

réel, cela nous enferme dans la notion réaliste du texte. C<strong>et</strong>te position théorique orientera plus<br />

ou moins <strong>les</strong> étu<strong>de</strong>s qui le suivent.<br />

Sa limitation théorique n’est pas sans relation avec la limitation historique où il est<br />

enfermé. D’une part, <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong> que nous traitons luttaient contre c<strong>et</strong>te conception<br />

réaliste <strong>de</strong> la littérature, en revendiquant un autre principe d’écrire. Nous en verrons un<br />

exemple avec Schwob. D’autre part, comme Hamon l’indique 16 , la <strong>de</strong>uxième moitié du XIXe siècle connaît un regain du <strong>de</strong>scriptif. Les <strong>symbolistes</strong> partageaient c<strong>et</strong>te tendance <strong>de</strong> l’époque<br />

avec <strong>les</strong> autres. Le fait que Castex ait terminé son ouvrage avec Maupassant est très<br />

compréhensible <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue. Maupassant aurait marqué la limite historique pour c<strong>et</strong>te<br />

conception réaliste <strong>de</strong> la littérature.<br />

La <strong>de</strong>uxième contribution que nous examinons est celle <strong>de</strong> Caillois. Le chapitre<br />

consacré à la littérature fantastique d’Images, Images 17 <strong>de</strong> Caillois est pertinemment intitulé<br />

« De la féerie à la science-fiction », ce qui reflète l’intention <strong>de</strong> l’auteur d’élargir le champ<br />

d’étu<strong>de</strong>s jusqu’à la science-fiction qui succè<strong>de</strong> à la littérature fantastique. Or, le fon<strong>de</strong>ment<br />

logique reste le même que celui <strong>de</strong> Castex, en particulier s’agissant <strong>de</strong> la différence entre le<br />

fantastique <strong>et</strong> la féerie.<br />

La différence est éclatante, dès qu’il s’agit <strong>de</strong> fantômes ou <strong>de</strong> vampires. Certes, ce<br />

sont aussi <strong>de</strong>s êtres d’imagination, mais c<strong>et</strong>te fois l’imagination ne <strong>les</strong> situe pas dans un<br />

mon<strong>de</strong> lui-même imaginaire ; elle se <strong>les</strong> représente ayant leurs entrées dans le mon<strong>de</strong><br />

réel ; qui plus est, entrées incompréhensib<strong>les</strong>, inexpiab<strong>les</strong>, invariablement funestes. Elle<br />

conçoit ces êtres, non pas confinés dans Brocélian<strong>de</strong> ou Walpurgis, mais traversant <strong>les</strong><br />

15 Jean-Michel Adam adm<strong>et</strong> cinq types <strong>de</strong> texte : narratif, <strong>de</strong>scriptif, argumentatif, explicatif <strong>et</strong> dialogal, Adam, Jean-Michel,<br />

Les textes : types <strong>et</strong> prototypes, Paris, Nathan, 1997, p.33. Nous voudrions souligner surtout l’importance du <strong>de</strong>scriptif.<br />

16 Hamon, Du Descriptif, 1993, p.28-36<br />

17 Caillois, Images, Images, (Essais sur le rôle <strong>et</strong> <strong>les</strong> pouvoirs <strong>de</strong> l'imagination), 1966.<br />

Page 5


murs <strong>de</strong> châteaux loués par <strong>de</strong>vant notaire <strong>et</strong> <strong>les</strong> miroirs ach<strong>et</strong>és à la salle <strong>de</strong>s ventes ou<br />

<strong>chez</strong> un brocanteur <strong>de</strong> quartier <strong>et</strong> dont la provenance <strong>de</strong>meure ainsi incertaine 18 .<br />

Dans l’expression « ayant leurs entrées dans le mon<strong>de</strong> réel », nous pouvons trouver la<br />

même volonté <strong>de</strong> référer à la réalité décrite dans le texte pour distinguer le fantastique <strong>de</strong> la<br />

féerie. D’autre part, il présente la même limitation historique. Caillois prolonge l’objectif<br />

jusqu’à la science-fiction <strong>et</strong> en ce faisant, il marque la fin <strong>de</strong> l’époque fantastique. Il<br />

circonscrit assez n<strong>et</strong>tement le fantastique dans le temps. Après avoir énuméré <strong>les</strong> auteurs qu’il<br />

considère comme étant fantastiques, <strong>et</strong> ce <strong>de</strong> Cazotte à Tolstoï, il écrit :<br />

De la Russie à la Pennsylvanie, en Irlan<strong>de</strong> <strong>et</strong> en Angl<strong>et</strong>erre comme en Allemagne<br />

<strong>et</strong> en France, c’est-à-dire sur toute l’étendue <strong>de</strong> la culture occi<strong>de</strong>ntale, la Méditerranée<br />

exceptée, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> l’Atlantique, en l’espace d’une trentaine d’années, <strong>de</strong> 1820 à<br />

1850 environ, ce genre inédit donne ses chefs-d’œuvre 19 .<br />

Enfin Todorov vint. Son Introduction à la littérature fantastique a suscité beaucoup <strong>de</strong><br />

réactions parfois négatives. À la première vue, il semble marquer une rupture n<strong>et</strong>te avec <strong>les</strong><br />

critiques précé<strong>de</strong>nts, mais en fait, il s’inscrit dans la lignée directe d’un Castex y compris<br />

dans ses défauts. Ainsi, quand ce disciple <strong>de</strong> Barthes définit le fantastique, il recourt au même<br />

critère <strong>de</strong> la réalité que Castex.<br />

Le fantastique, nous l’avons vu, ne dure que le temps d’une hésitation : hésitation<br />

commune au lecteur <strong>et</strong> au personnage, qui doivent déci<strong>de</strong>r si ce qu’ils perçoivent relève<br />

ou non <strong>de</strong> la « réalité », telle qu’elle existe pour l’opinion commune 20 .<br />

Néanmoins, au lieu d’i<strong>de</strong>ntifier à la réalité ce qui est décrit dans le texte, il introduit la<br />

notion <strong>de</strong> « vraisemblance ». Dans ce sens, son attitu<strong>de</strong> est plus mo<strong>de</strong>rne, mais la limitation<br />

<strong>de</strong>vient alors plus n<strong>et</strong>te, puisque la notion <strong>de</strong> vraisemblance littéraire elle-même est une<br />

notion historique. Todorov, lui-même, semble conscient <strong>de</strong> ce fait <strong>et</strong> écrit :<br />

Le XIX e siècle vivait, il est vrai, dans une métaphysique du réel <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’imaginaire,<br />

<strong>et</strong> la littérature fantastique n’est rien d’autre que la mauvaise conscience <strong>de</strong> ce XIX e<br />

siècle positiviste. Mais aujourd’hui, on ne peut plus croire à une réalité immuable,<br />

externe, ni à une littérature qui ne serait que la transcription <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te réalité. Les mots ont<br />

gagné une autonomie que <strong>les</strong> choses ont perdue. La littérature qui a toujours affirmé c<strong>et</strong>te<br />

autre vision est sans doute un <strong>de</strong>s mobi<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’évolution. La littérature fantastique elle-<br />

18 Ibid., p.20-21.<br />

19 Ibid., p.31.<br />

20 Todorov, Introduction à la littérature fantastique, 1970, p.46.<br />

Page 6


même, qui subvertit, tout au long <strong>de</strong> ses pages, <strong>les</strong> catégorisations linguistiques, en a reçu<br />

un coup fatal ; mais <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te mort, <strong>de</strong> ce suici<strong>de</strong>, est née une littérature nouvelle 21 .<br />

Ici, Todorov nous paraît comm<strong>et</strong>tre une erreur en écrivant « Mais aujourd’hui ». Déjà dans la<br />

<strong>de</strong>uxième moitié du XIX e siècle, <strong>les</strong> écrivains <strong>symbolistes</strong> luttaient contre le positivisme <strong>et</strong> la<br />

conception réaliste <strong>de</strong> la littérature. Pour eux, la littérature n’était plus « que la transcription<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te réalité ». L’époque à laquelle le fantastique qu’il définit s’applique est plus courte<br />

qu’il ne pensait. D’après son critère, la littérature fantastique serait morte au milieux du XIXe siècle. Mais ceci serait <strong>de</strong> négliger tous ces contes « fantastiques » écrits par <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong>.<br />

Outre c<strong>et</strong>te limitation à la fois théorique <strong>et</strong> historique du domaine fantastique, Todorov<br />

a également hérité <strong>de</strong> Castex la tendance à éclipser <strong>les</strong> autres facteurs du texte, en n’abordant<br />

que seule question du système narratif. Selon lui, l’essentiel du fantastique rési<strong>de</strong> dans<br />

l’ambiguïté, dans l’hésitation entre <strong>de</strong>ux interprétations <strong>de</strong>s faits ; par conséquent, seule la<br />

narration est prise en considération. Le récit fantastique est, pour lui, exclusivement une<br />

narrativisation <strong>de</strong> l’explication <strong>de</strong>s faits rapportés. Ainsi, il n’y a pas <strong>de</strong> place pour le<br />

<strong>de</strong>scriptif.<br />

C<strong>et</strong>te tendance théorique est aussi celle <strong>de</strong> son époque où l’étu<strong>de</strong> syntaxique du récit<br />

faisait l’obj<strong>et</strong> d’une attention particulière <strong>chez</strong> <strong>de</strong> nombreux chercheurs. Todorov lui-même a<br />

publié sa Grammaire du Décaméron 22 , où il propose la classification <strong>de</strong>s prédicats <strong>de</strong> la<br />

proposition dans la grammaire du récit, à l’instar <strong>de</strong>s catégories grammatica<strong>les</strong><br />

traditionnel<strong>les</strong> : le substantif, l’adverbe, le verbe <strong>et</strong> l’adjectif. Pour lui, l’adverbe est une<br />

catégorie secondaire <strong>et</strong> le substantif est transformable en un ou plusieurs adjectifs. Alors, il<br />

écrit :<br />

Les parties du discours traditionnel<strong>les</strong> se réduisent donc à <strong>de</strong>ux seulement : <strong>les</strong><br />

adjectifs <strong>et</strong> <strong>les</strong> verbes. Ces <strong>de</strong>ux classes ne sont d’ailleurs pas irréductib<strong>les</strong> l’une à<br />

l’autre : comme on l’a souvent noté, l’opposition entre verbe <strong>et</strong> adjectif n’est pas celle<br />

d’une ACTION sans commune mesure avec une QUALITÉ, mais avec celle <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

ASPECTS, probablement itératif <strong>et</strong> non-itératif. Certaines raisons toutefois nous obligent<br />

à gar<strong>de</strong>r <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux catégories séparées 23 .<br />

Ce n’était pas Todorov seul qui a essayé <strong>de</strong> faire une pareille classification. Dans son<br />

« Introduction à l’analyse structurale <strong>de</strong>s récits » 24 , Roland Barthes propose « <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s<br />

21<br />

Ibid., p.176-177.<br />

22<br />

Todorov, Grammaire du Décaméron, 1969<br />

23<br />

Ibid., p.31.<br />

24<br />

Barthes, Introduction à l'analyse structurale <strong>de</strong>s récits, 1966<br />

Page 7


classes <strong>de</strong> fonctions, <strong>les</strong> unes distributionnel<strong>les</strong>, <strong>les</strong> autres intégratives » 25 : <strong>les</strong> fonctions <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

indices. Barthes dit <strong>de</strong> ne pas réduire « <strong>les</strong> Fonctions à <strong>de</strong>s actions (verbes) <strong>et</strong> <strong>les</strong> Indices à <strong>de</strong>s<br />

qualités (adjectifs), car il y a <strong>de</strong>s actions qui sont indiciel<strong>les</strong> » 26 , mais à quelques nuances près,<br />

nous pouvons y trouver <strong>de</strong>ux séries <strong>de</strong> classes, l’une (fonction-action-verbe) correspondant à<br />

une fonctionnalité du faire, l’autre à une fonctionnalité <strong>de</strong> l’être 27 : l’une concerne la narration,<br />

l’autre la <strong><strong>de</strong>scription</strong>.<br />

C<strong>et</strong>te manière <strong>de</strong> classification semble venir <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Tomachevski.<br />

Les motifs d’une œuvre sont hétérogènes. Un simple exposé <strong>de</strong> la fable nous<br />

révèle que certains motifs peuvent être omis sans pour autant détruire la succession <strong>de</strong> la<br />

narration, alors que d’autres ne peuvent l’être sans que soit altéré le lien <strong>de</strong> causalité qui<br />

unit <strong>les</strong> événements. Les motifs que l’on ne peut exclure sont appelés motifs associés ;<br />

ceux que l’on peut écarter sans déroger à la succession chronologique <strong>et</strong> causale <strong>de</strong>s<br />

événements, sont <strong>de</strong>s motifs libres 28 .<br />

Le verbe ou la fonction <strong>chez</strong> <strong>les</strong> structuralistes français correspondraient aux motifs<br />

associés <strong>et</strong> l’adjectif ou l’indice aux motifs libres. Tant que Todorov cherche la définition du<br />

fantastique par rapport à l’explication <strong>de</strong>s événements surnaturels, <strong>les</strong> motifs libres sont<br />

négligés <strong>et</strong> seuls <strong>les</strong> motifs associés restent dans sa considération, parce qu’on peut, comme<br />

Tomachevski le dit, écarter ceux-là « sans déroger à la succession chronologique <strong>et</strong> causale<br />

<strong>de</strong>s événements. »<br />

De plus, selon Barthes, « <strong>les</strong> Fonctions impliquent <strong>de</strong>s relata métonymiques, <strong>les</strong> Indices<br />

<strong>de</strong>s relata métaphoriques » 29 . D’Autre part, Jakobson relie la relation métonymique à l’axe<br />

syntaxique <strong>et</strong> la relation métaphorique à l’axe paradigmatique 30 . Ainsi, nous pourrons déduire<br />

<strong>de</strong> la prédominance <strong>de</strong> la fonction, celle <strong>de</strong> la métonymie <strong>et</strong> celle du syntaxique. Ce qui était<br />

d’ailleurs le chemin suivit par <strong>les</strong> narratologues.<br />

C<strong>et</strong> intérêt exclusif à la syntaxe du récit est sans aucun doute la raison pour laquelle la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> a été si longtemps négligée rendant pauvres, par la même occasion, <strong>les</strong><br />

commentaires d’ordre sémantique. Il ne r<strong>et</strong>ient que le thème <strong>de</strong> « Je » <strong>et</strong> celui <strong>de</strong> « Tu ». Il est<br />

compréhensible que Todorov ait voulu éviter <strong>de</strong> se perdre dans l’océan <strong>de</strong>s thèmes<br />

fantastiques, mais n’y a-t-il pas d’autres chemins à prendre ? Dans le chapitre intitulé « Le<br />

discours fantastique », ses remarques sur un trait <strong>de</strong> l’énoncé du discours fantastique<br />

25 Ibid., p.8.<br />

26 Ibid., p.9.<br />

27 Ibid., p.9.<br />

28 Ducrot <strong>et</strong> Todorov, Dictionnaire encyclopédique <strong>de</strong>s Sciences du Langage, 1972, p.282.<br />

29 Barthes, op. cit., p.9.<br />

30 Jakobson, op. cit., p.43-67.<br />

Page 8


présentent un intérêt indéniable, mais nous paraissent toutefois contestab<strong>les</strong>. Il s’agit <strong>de</strong><br />

l’usage, en eff<strong>et</strong>, <strong>de</strong>s figures rhétoriques. Nous abor<strong>de</strong>rons ce suj<strong>et</strong>, ainsi que celui <strong>de</strong> la<br />

poésie <strong>et</strong> l’allégorie, à la lumière <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> rhétorique du Groupe dans le chapitre<br />

suivant.<br />

Pour Vax, il faudrait parler <strong>de</strong> l’avant <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’après. Dans L’Art <strong>et</strong> la littérature<br />

fantastiques 31 , il évite d’abord <strong>de</strong> proposer une définition précipitée <strong>et</strong> reste empirique :<br />

Les dictionnaires donnent du fantastique <strong>de</strong>s définitions qui tirent à hue <strong>et</strong> à dia.<br />

Nous abor<strong>de</strong>rons le problème dans la conclusion. Contentons-nous d’abord <strong>de</strong> délimiter<br />

le territoire du fantastique en précisant ses relations avec <strong>les</strong> domaines voisins, le féerique,<br />

le poétique, le tragique, <strong>et</strong>c. Chacun pourra lui annexer ou non telle ou telle province<br />

contestée. Nous étudierons ensuite l’organisation interne du mon<strong>de</strong> fantastique en<br />

examinant <strong>les</strong> motifs angoissants 32 .<br />

Ici, l’idée <strong>de</strong> définir le fantastique par rapport à « ses relations avec <strong>les</strong> domaines<br />

voisins » a un point commun avec l’idée <strong>de</strong> Todorov qui définit le fantastique par rapport aux<br />

<strong>de</strong>ux genres voisins, le merveilleux <strong>et</strong> l’étrange. Todorov hérite c<strong>et</strong>te définition « négative »<br />

<strong>de</strong> Vax avec d’autres notions qui se trouvent dans La Séduction <strong>de</strong> l’étrange 33 , bien qu’il <strong>les</strong><br />

utilise d’une autre manière 34 . Mais, c’est dans Les Chefs-d’œuvre <strong>de</strong> la littérature<br />

fantastique 35 que Vax exprime sa position, différente <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Todorov :<br />

S’il est permis <strong>de</strong> parler du fantastique comme un genre particulier, il faut bien<br />

convenir que la notion <strong>de</strong> genre littéraire n’est pas <strong>de</strong>s plus claires. En dépit <strong>de</strong>s<br />

théoriciens, historiens <strong>et</strong> dramaturges adm<strong>et</strong>tent avec Racine que « comédie <strong>et</strong> tragédie<br />

est du même genre ». Écartant donc la notion <strong>de</strong> genre, nous distinguerons ces formes<br />

littéraires que sont le sonn<strong>et</strong>, la balla<strong>de</strong>, le roman ou la nouvelle, <strong>et</strong> ces catégories ou<br />

valeurs esthétiques que constituent le tragique, le comique, le fantastique ou l’élégiaque 36 .<br />

Dans ce passage <strong>de</strong> la section intitulée « Le fantastique genre littéraire ou catégorie<br />

esthétique », en définissant le fantastique comme une catégorie esthétique, Vax s’oppose<br />

manifestement à Todorov qui le définit comme un genre littéraire. C<strong>et</strong>te position le distingue<br />

<strong>de</strong> Castex, <strong>de</strong> Caillois ou d’autres chercheurs qui considèrent le fantastique sous le même<br />

angle <strong>de</strong> Todorov.<br />

31 Vax, L'Art <strong>et</strong> la littérature fantastiques, 1960<br />

32 Ibid., p.5. Mais ses définitions du fantastique dans la conclusion ne nous semblent pas très précises.<br />

33 Vax, La Séduction <strong>de</strong> l'étrange. Étu<strong>de</strong> sur la littérature fantastique, 1987. C<strong>et</strong> ouvrage a été publié d’abord en 1967.<br />

34 Par exemple, la notion <strong>de</strong> l’« ambiguïté » ou celle du « surnaturel ». Le chapitre intitulé « Le Mystère <strong>et</strong> l’Explication »<br />

nous intéresse, parce que l’ambiguïté <strong>chez</strong> Todorov existe entre <strong>de</strong>ux explications.<br />

35 Vax, Les Chefs-d'œuvre <strong>de</strong> la littérature fantastique, 1979.<br />

36 Ibid., p.33.<br />

Page 9


Il consacre d’ailleurs la majeure partie du premier chapitre à la critique <strong>de</strong> la théorie<br />

avancée par Todorov. Il rem<strong>et</strong> ainsi en question la notion d’ambiguïté <strong>et</strong> l’usage du mot<br />

surnaturel. Ses remarques sur le naturel nous intéressent.<br />

Naturel est en somme synonyme d’explicable. Nous qualifions un fait d’explicable<br />

si son existence résulte, à notre, sens <strong>de</strong> l’application à <strong>de</strong>s données avérées d’une loi que<br />

nous tenons pour établie ou recevable, d’inexplicable dans le cas contraire 37 .<br />

Nous pouvons y r<strong>et</strong>rouver la notion <strong>de</strong> l’explication qui était déjà dans La Séduction <strong>de</strong><br />

l’étrange. Il dit en même temps qu’il oppose le naturel au surnaturel :<br />

Enfin naturel est le contraire <strong>de</strong> surnaturel. C’est évi<strong>de</strong>mment c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière<br />

opposition que nous r<strong>et</strong>iendrons 38 .<br />

Nous y trouvons le parallélisme naturel-explicable vs surnaturel-inexplicable sur lequel nous<br />

reviendrons quand nous proposerons notre propre définition.<br />

Comme Todorov toutefois, Vax évoque également très peu <strong>les</strong> écrivains qui nous<br />

concernent, <strong>et</strong> même quand il traite <strong>de</strong> Barrès, c’est pour le déprécier 39 . Malgré la différence<br />

théorique, nous y trouvons ainsi la même négligence envers la littérature fantastique <strong>de</strong>s<br />

<strong>symbolistes</strong>.<br />

Dans le Récit fantastique 40 , Bessière critique Todorov ainsi :<br />

Il échappe à Todorov que le surnaturel introduit dans le récit fantastique un second<br />

ordre possible, mais aussi inadéquat que le naturel. Le fantastique ne résulte pas <strong>de</strong><br />

l’hésitation entre ces <strong>de</strong>ux ordres, mais <strong>de</strong> leur contradiction <strong>et</strong> <strong>de</strong> leur récusation<br />

mutuelle <strong>et</strong> implicite 41 .<br />

Devant c<strong>et</strong>te critique, nous restons perplexes. L’idée du « second ordre possible, mais<br />

aussi inadéquat que le naturel » <strong>et</strong> <strong>de</strong> « leur contradiction <strong>et</strong> <strong>de</strong> leur récusation mutuelle <strong>et</strong><br />

implicite » est plausible. Mais c<strong>et</strong>te hésitation elle-même ne vient-elle pas <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

contradiction <strong>et</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te récusation mutuelle ? Ne dit-elle pas la même chose que Todorov<br />

mais dans une expression différente ou d’un point <strong>de</strong> vue nouveau ?<br />

La considération historique <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage est assez particulière. Dans le chapitre<br />

intitulé « Genèse <strong>et</strong> renouvellement du récit fantastique », l’auteur suit l’histoire du récit<br />

37 Ibid., p.18.<br />

38 Ibid., p.17.<br />

39 Ibid., p.190-191.<br />

40 Bessière, Le Récit fantastique La poétique <strong>de</strong> l'incertain, 1974<br />

41 Ibid., p.20-21.<br />

Page 10


fantastique, du <strong>de</strong>rnier tiers du XVI e siècle. Elle m<strong>et</strong> la section « Renouvellement du<br />

fantastique » après la présentation <strong>de</strong> Poe <strong>et</strong> écrit :<br />

Le fantastique renouvelle ses éléments objectifs au gré <strong>de</strong>s découvertes<br />

scientifiques, <strong>et</strong> reconstitue, à partir du discours <strong>de</strong> l’objectivité, la convergence du<br />

thétique <strong>et</strong> du non-thétique 42 .<br />

Mais elle occulte la <strong>de</strong>uxième moitié du XIXe siècle <strong>et</strong> passe directement à Cortázar <strong>et</strong><br />

à Borges <strong>et</strong> n’évoque à aucun moment <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong> français.<br />

L’Histoire <strong>de</strong> la littérature fantastique en France <strong>de</strong> Schnei<strong>de</strong>r 43 semble synthétique<br />

plutôt qu’analytique. Il s’agit d’une véritable « histoire <strong>de</strong> la littérature fantastique » du XIIe siècle au XX e . Au lieu <strong>de</strong> chercher une homogénéité théorique, il rassemble <strong>les</strong> écrivains <strong>les</strong><br />

plus divers possible tout en faisant appel aux étu<strong>de</strong>s précé<strong>de</strong>ntes 44 . C<strong>et</strong>te impartialité<br />

historique lui perm<strong>et</strong> d’inclure <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong> sur la liste ; un chapitre est ainsi consacré aux<br />

<strong>symbolistes</strong> <strong>et</strong> aux déca<strong>de</strong>nts :<br />

Pour tous ceux qui ne confinent pas le fantastique au frisson <strong>de</strong> la terreur ou du<br />

démoniaque, mais qui le conçoivent comme un acheminement vers <strong>les</strong> choses qui sont<br />

au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la logique discursive <strong>et</strong> <strong>de</strong>s apparences sensib<strong>les</strong>, pour ceux enfin qui en font<br />

une sorte <strong>de</strong> rite initiatique, toute la littérature symboliste pourrait se ranger sous c<strong>et</strong>te<br />

rubrique 45 .<br />

C<strong>et</strong>te attitu<strong>de</strong> nous semble indispensable pour éviter le purisme qui enferme le<br />

fantastique dans une pério<strong>de</strong> historique très limitée <strong>et</strong> qui conduit Todorov jusqu’à dire :<br />

Le fantastique pur serait représenté, dans le <strong>de</strong>ssin, par la ligne médiane, celle qui<br />

sépare le fantastique-étrange <strong>et</strong> du fantastique-merveilleux ; c<strong>et</strong>te ligne correspond bien à<br />

la nature du fantastique, frontière entre <strong>de</strong>ux domaines voisins 46 .<br />

Ce qui nous paraît remarquable est le fait que Schnei<strong>de</strong>r utilise l’expression « <strong>les</strong> choses<br />

qui sont au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la logique discursive ». Car, la définition du fantastique qui exclut <strong>les</strong><br />

<strong>symbolistes</strong> <strong>de</strong> ce domaine est précisément fondée, comme nous allons le voir, sur la logique<br />

discursive.<br />

Ainsi, Schnei<strong>de</strong>r englobe diverses tendances <strong>de</strong> la littérature fantastique dans son<br />

ouvrage. Mais sa position théorique nous paraît un peu plus compliquée. Sans nous y attar<strong>de</strong>r<br />

42 Ibid., p.144.<br />

43 Schnei<strong>de</strong>r, Histoire <strong>de</strong> la littérature fantastique en France, 1985. Nous utilisons la nouvelle édition.<br />

44 « J’ai choisi comme dénominateur commun le mot FANTASTIQUE en le prenant dans son acception la plus étendue<br />

[…]. » ibid., 1985, p.8.<br />

45 Ibid., p.291.<br />

46 Todorov, op. cit., p.49.<br />

Page 11


trop longuement, précisons qu’il partage son ouvrage en trois parties en <strong>les</strong> intitulant<br />

respectivement « Avant le fantastique », « Le fantastique » <strong>et</strong> « Après le fantastique ».<br />

L’époque traitée dans la <strong>de</strong>uxième partie correspond à celle qui a été considérée comme<br />

fantastique par Castex, Caillois ou Todorov. Et pour Schnei<strong>de</strong>r aussi, le fantastique comme<br />

genre propre est assez limité.<br />

En tant que genre littéraire possédant ses lois, son esthétique <strong>et</strong> son atmosphère<br />

propres, le fantastique en France est née vers 1852 <strong>et</strong> cela sous l’ascendant <strong>de</strong> Hoffmann<br />

qui a orienté <strong>de</strong> façon décisive la génération romantique.<br />

Ce genre, en tant que tel, a duré une quarantaine d’années. Ses ultimes<br />

représentants se nomment Erckmann <strong>et</strong> Chatrian.<br />

Dès le milieu du siècle, sous l’influence d’Edgar Poe <strong>et</strong> <strong>de</strong> Bau<strong>de</strong>laire qui le<br />

naturalise, s’instaure un nouveau genre, logique, scientifique qui prend ses distances avec<br />

le précé<strong>de</strong>nt. Les histoires <strong>de</strong> Poe sont « extraordinaires », <strong>les</strong> contes <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong><br />

L’Isle-Adam sont « cruels », ceux <strong>de</strong> Barbey d’Aurevilly « diaboliques », ceux <strong>de</strong> Remy<br />

<strong>de</strong> Gourmont « magiques » 47 .<br />

Schnei<strong>de</strong>r distingue le fantastique pur, qui commence en 1852 <strong>et</strong> finit vers la fin du<br />

XIX e, <strong>et</strong> le fantastique « renouvelé » <strong>de</strong> l’époque symboliste. Nous pourrions adm<strong>et</strong>tre, avec<br />

lui, qu’il y a une différence entre le fantastique symboliste <strong>et</strong> le précé<strong>de</strong>nt. Mais ce partage<br />

nous semble présenter quelques points faib<strong>les</strong>. La traduction <strong>de</strong>s Histoires extraordinaires par<br />

Bau<strong>de</strong>laire paraît déjà en 1856 <strong>et</strong> Schnei<strong>de</strong>r lui-même adm<strong>et</strong> que le nouveau genre commence<br />

au milieu du siècle <strong>et</strong> cite <strong>les</strong> noms <strong>de</strong> Poe, <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, <strong>de</strong> Barbey, <strong>de</strong> Gourmont. Il présente<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam dans le chapitre intitulé « <strong>Fantastique</strong> revu <strong>et</strong> corrigé (1856-1890) » 48<br />

<strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong> dans « <strong>Fantastique</strong> symboliste <strong>et</strong> déca<strong>de</strong>nt (1884-1912) » 49 <strong>de</strong> la troisième<br />

partie « Après le fantastique ». Alors, l’époque du fantastique pur, ne serait-elle pas trop<br />

limitée ? Au moins, il faudrait dire que ces <strong>de</strong>ux genres, alors qu’il <strong>les</strong> distingue n<strong>et</strong>tement,<br />

coexistaient durant plus <strong>de</strong> trente ans. Et outre, Schnei<strong>de</strong>r ne clarifie ni la différence ni le<br />

point commun entre ces <strong>de</strong>ux genres. Ne vaudrait-il pas mieux <strong>de</strong> <strong>les</strong> considérer comme <strong>de</strong>ux<br />

différentes phases mais d’un même genre ? Une partie <strong>de</strong> l’objectif <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong> est <strong>de</strong><br />

clarifier <strong>les</strong> caractéristiques <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te nouvelle phase <strong>et</strong> cela à la lumière <strong>de</strong> la nouvelle<br />

définition du fantastique que nous proposerons après la révision <strong>de</strong> la définition <strong>de</strong> Todorov.<br />

Nous annonçons déjà que le mot-clef serait « <strong>les</strong> choses qui sont au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la logique<br />

discursive » que Schnei<strong>de</strong>r écrit lui-même. Nous en discuterons dans le chapitre suivant.<br />

47 Schnei<strong>de</strong>r, op. cit., p.9.<br />

48 Schnei<strong>de</strong>r, op. cit., p.263.<br />

49 Ibid., p.283.<br />

Page 12


Baronian, lui aussi, est plus tolérant que puriste. Il cherche comme Schnei<strong>de</strong>r à prendre<br />

le mot fantastique dans son sens le plus large. Pour lui le fantastique est « une notion plus<br />

qu’une définition 50 » <strong>et</strong> comme nous allons le voir, ses arguments sont, <strong>de</strong> fait, convaincants :<br />

Les mutations successives du genre, le fait qu’il lui [= au fantastique] arrive<br />

parfois d’emprunter quelques traits aux autres formes <strong>de</strong> la littérature <strong>de</strong> l’étrange,<br />

l’impossibilité <strong>de</strong> le mesurer avec <strong>de</strong>s règ<strong>les</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong>s critères définitifs, au risque <strong>de</strong> lui ôter<br />

sa part inhérente <strong>de</strong> poésie, me poussent naturellement à accueillir dans <strong>les</strong> pages qui<br />

suivent <strong>de</strong>s œuvres que certains pourraient qualifier <strong>de</strong> margina<strong>les</strong> mais qui, à mes yeux,<br />

font partie <strong>de</strong> ce vaste corpus romanesque où prime l’idée fantastique. Il apparaîtra par là<br />

même qu’il n’existe pas un fantastique mais bien un ensemble <strong>de</strong> figures fantastiques 51 .<br />

Nous partageons son attitu<strong>de</strong>, ouverte <strong>de</strong>vant la diversité du genre, qui écarte le purisme<br />

insistant sur une définition étroite pour l’unique but <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r la pur<strong>et</strong>é théorique. Baronian<br />

nous semble ici abandonner toutes <strong>les</strong> tentatives <strong>de</strong> théoriser.<br />

Il consacre largement un chapitre au fantastique « fin <strong>de</strong> siècle » <strong>et</strong> au début du chapitre,<br />

après avoir indiqué l’empreinte <strong>de</strong>s ésotériques sur <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> l’époque, il dit que ces<br />

œuvres « tournent le dos au réalisme <strong>et</strong> au naturalisme » <strong>et</strong> « annoncent un r<strong>et</strong>our à une<br />

écriture à la fois plus instinctive, plus élaborée <strong>et</strong> plus esthétique. 52 » Baronian est donc tout à<br />

fait conscient du fait que ces écrivains adoptaient un principe d’écriture différent <strong>de</strong> celui du<br />

réalisme.<br />

Sous le titre du « renouveau <strong>de</strong> l’occultisme » 53 , il souligne l’importance du l’influence<br />

<strong>de</strong>s occultistes <strong>de</strong> l’époque comme Éliphas Lévi <strong>et</strong> Stanislas <strong>de</strong> Guaïta sur <strong>les</strong> écrivains <strong>de</strong><br />

l’époque, Hugo, Gautier, <strong>Villiers</strong>, Huysmans, Gourmont, Mallarmé, <strong>et</strong> présente Péladan.<br />

Ensuite, il traite Barbey d’Aurevilly, Huysmans, Wil<strong>de</strong>, Jean Lorrain, Schwob, Gourmont,<br />

Régnier, Richepin <strong>et</strong> dans la section intitulée « symbolisme, allégorie <strong>et</strong> fantastique », livre<br />

une considération intéressante sur le fantastique symboliste :<br />

Un large secteur du fantastique « fin <strong>de</strong> siècle » entr<strong>et</strong>ient <strong>de</strong>s rapports étroits avec<br />

la fable surnaturelle <strong>et</strong> l’allégorie. En soi, la chose est parfaitement explicable, si l’on<br />

veut bien considérer que, par son proj<strong>et</strong>, le symbolisme constitue une tentative<br />

d’approprier le mystère <strong>et</strong> l’inconnu, <strong>de</strong> préférer <strong>les</strong> réalités secon<strong>de</strong>s au lieu <strong>de</strong> se<br />

conformer, plus simplement, à l’immédiat<strong>et</strong>é. Que dans <strong>de</strong> tel<strong>les</strong> conditions <strong>de</strong><br />

nombreuses œuvres <strong>symbolistes</strong> puissent être perçues, sinon <strong>de</strong> manière totalement<br />

fantastique, du moins dans un esprit fantastique, voilà qui entre dans la logique du<br />

système 54 .<br />

50 Baronian, Panorama <strong>de</strong> la littérature fantastique <strong>de</strong> langue française, 2000, p.27.<br />

51 Ibid., p.28.<br />

52 Ibid., p.117.<br />

53 Ibid., p.130.<br />

54 Ibid., p.137.<br />

Page 13


Il adm<strong>et</strong> une sorte <strong>de</strong> fantastique dans <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong>s <strong>symbolistes</strong> <strong>et</strong> y voit <strong>de</strong>s rapports<br />

entre le fantastique <strong>et</strong> la fable surnaturelle <strong>et</strong> l’allégorie. C<strong>et</strong>te remarque attire notre attention<br />

dans la mesure où la fable <strong>et</strong> l’allégorie relèvent <strong>de</strong> la métaphore 55 <strong>et</strong> que c’est justement la<br />

relation entre l’eff<strong>et</strong> fantastique <strong>et</strong> la structure métaphorique que nous considérerons dans le<br />

chapitre suivant.<br />

Mais son analyse s’arrête là. Baronian n’examine ni le fonctionnement du texte qui rend<br />

possible c<strong>et</strong>te « tentative d’approprier le mystère <strong>et</strong> l’inconnu », ni la relation <strong>de</strong> ce<br />

fonctionnement <strong>et</strong> du fantastique. Tout en soulignant l’importance <strong>de</strong> l’occultisme, il<br />

n’analyse pas non plus l’interférence <strong>de</strong> l’écriture occultiste sur l’écriture fantastique. Ne<br />

faudrait-il pas clarifier la relation entre c<strong>et</strong>te écriture « plus esthétique » qui « tourne le dos au<br />

réalisme » <strong>et</strong> le genre fantastique ?<br />

La Littérature fantastique <strong>de</strong> Finné ne manque pas <strong>de</strong> suggestions. Il critique vivement<br />

Todorov, mais comme il l’exprime, tout en soutenant néanmoins son entreprise :<br />

Le but <strong>de</strong> Todorov est digne d’éloge : chercher à extraire <strong>de</strong>s récits fantastiques<br />

non un catalogue d’images, mais bien une structure qui <strong>les</strong> caractériserait tous. Si l’on<br />

accepte ses postulats <strong>et</strong> si l’on ferme <strong>les</strong> yeux <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> multip<strong>les</strong> erreurs <strong>de</strong> détail, force<br />

est <strong>de</strong> reconnaître que son ouvrage est d’une rare cohérence <strong>et</strong> que la maïeutique <strong>de</strong> son<br />

auteur pourrait bien impressionner plus d’un néophyte 56 .<br />

Nous n’examinons pas ce qu’il dit sur ces « multip<strong>les</strong> erreurs <strong>de</strong> détail ». C’est le<br />

fon<strong>de</strong>ment théorique qui nous intéresse. Soulignons, dans c<strong>et</strong>te perspective, qu’il partage non<br />

seulement le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> Todorov, mais également sa limitation historique <strong>et</strong> théorique.<br />

D’ailleurs, <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong> ne figurent pas dans sa bibliographie. Mais restons au niveau<br />

théorique. Son étu<strong>de</strong> s’articule autour <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> l’explication. C<strong>et</strong>te idée elle-même nous<br />

semble intéressante parce qu’elle nous ramène à la notion <strong>de</strong> « compatibilité logique » qui<br />

concerne la continuité <strong>de</strong> l’isotopie. Mais quand il cite le P<strong>et</strong>it Robert ou Larousse pour<br />

préciser le sens d’explication, nous pouvons y trouver une notion qui éclaire le problème.<br />

À l’article explication, le P<strong>et</strong>it Robert écrit : « Développement <strong>de</strong>stiné à éclaircir le<br />

sens <strong>de</strong> quelque chose. » Presque semblable, Larousse livre : « Développement pour<br />

faire comprendre. » 57<br />

L’expression développement est « à la fois peu <strong>et</strong> beaucoup. » Ne pourrions-nous pas<br />

considérer le récit fantastique comme « développement [narratif] pour faire comprendre » un<br />

55 Voir Groupe , Rhétorique générale, 1970, p.139-140. Nous discuterons sur l’allégorie dans <strong>les</strong> chapitres suivants.<br />

56 Finné, La Littérature fantastique (Essai sur l'organisation surnaturelle), 1980, p.33.<br />

57 Ibid., p.47.<br />

Page 14


fait donné comme mystérieux ? Au moins, nous pouvons dire que la notion <strong>de</strong> l’explication<br />

comporte une orientation syntaxique sur le plan narratif. De plus, avec l’idée <strong>de</strong> l’explication,<br />

nous pouvons observer la même attitu<strong>de</strong> que Todorov.<br />

Ou bien :<br />

Un récit fantastique est formé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux vecteurs <strong>de</strong> longueurs inéga<strong>les</strong> : un vecteurtension,<br />

qui accumule <strong>les</strong> mystères <strong>et</strong> un vecteur-détente qui, lui, supprime la tension<br />

grâce à l’explication, charnière entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux vecteurs 58 .<br />

Tous <strong>les</strong> récits fantastiques se composeraient donc d’une somme <strong>de</strong> faits <strong>de</strong><br />

mystères aboutissant à une explication 59 .<br />

Todorov dit « ambiguïté » <strong>et</strong> Finné « tension », mais la logique nous semble la même.<br />

La tension subsiste, comme l’ambiguïté, jusqu’à ce que une explication soit apportée. Nous<br />

pouvons y observer la même prédominance du narratif. « Une somme <strong>de</strong> faits » n’est rien<br />

d’autre qu’une succession d’événements, organisée dans une structure narrative. Nous<br />

pensons que c<strong>et</strong>te attitu<strong>de</strong> le mène à exclure le symbolisme fantastique <strong>de</strong> son domaine tout à<br />

fait comme <strong>chez</strong> Todorov.<br />

Le miroir <strong>de</strong> sorcière <strong>de</strong> Fabre contient une analyse intéressante <strong>de</strong> l’<strong>et</strong>hos du<br />

fantastique. Sa discussion sur la mentalité archaïque <strong>et</strong> la conscience positive fondée sur la<br />

dichotomie entre la « verticalité » <strong>et</strong> l’« horizontalité » est d’autant plus intéressante pour<br />

nous que c<strong>et</strong>te dichotomie est mise en parallèle avec une autre dichotomie, <strong>de</strong> la métaphore <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> la métonymie, qui nous renvoie à la fameuse opposition jakobsonienne. Ceci nous<br />

conduira à considérer la relation qu’entr<strong>et</strong>iennent fantastique <strong>et</strong> poétique.<br />

En revanche, sa manière <strong>de</strong> distinguer <strong>les</strong> concepts <strong>de</strong> merveilleux <strong>et</strong> <strong>de</strong> fantastique<br />

nous semble discutable. Premièrement, il classe le merveilleux du côté <strong>de</strong> la verticalité. 60<br />

D’autre part, le fantastique serait pour lui « cathartique ». C’est en eff<strong>et</strong> le terme qu’il utilise<br />

quand il réfère à la notion <strong>de</strong> « Diurne » <strong>chez</strong> Gilbert Durand. 61 Donc, le fantastique serait<br />

classé du côté <strong>de</strong> l’horizontalité. Alors, quelle serait la relation entre le fantastique <strong>et</strong> le<br />

réalisme ? Le réalisme, dont il souligne l’importance pour le fantastique 62 , « n’est rien d’autre<br />

58 Ibid., p.38.<br />

59 Ibid., p.43.<br />

60 Fabre, Le miroir <strong>de</strong> sorcière. Essai sur la littérature fantastique, 1992, p.80. Durand, Les Structures anthropologiques <strong>de</strong><br />

l'imaginaire (Introduction à l'archétypologie générale), 1973.<br />

61 Ibid., p.53<br />

62 Ibid., p.101-103<br />

Page 15


que la représentation textuelle, la projection <strong>de</strong> l’horizontalité. » 63 Où est la différence entre<br />

une œuvre fantastique <strong>et</strong> une œuvre réaliste ?<br />

Il fait d’abord la distinction entre le réel <strong>et</strong> le surnaturel <strong>et</strong>, à l’intérieur du surnaturel, le<br />

merveilleux <strong>et</strong> le fantastique. Ce procédé nous semble une complication inutile. Il serait plus<br />

simple <strong>de</strong> <strong>les</strong> diviser en trois genres dans un même temps comme Todorov. D’ailleurs, il y a<br />

une contradiction dans ce que Fabre dit. Pour La chambre ar<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> J.D. Carr, il accepte une<br />

explication par le surnaturel, la réincarnation <strong>de</strong> la Brinvilliers. Puis, il soutient qu’il y a une<br />

<strong>de</strong>uxième hésitation qui constitue le fantastique 64 . Mais dans le chapitre concernant la lecture<br />

<strong>et</strong> <strong>les</strong> croyances, il définit le fantastique comme « ne pas croire <strong>et</strong> avoir peur » 65 . Alors,<br />

accepte-t-il ce qu’il ne croit pas ?<br />

Il nous semble que Fabre confond le réalisme <strong>et</strong> la réalité. Il se réfère à la définition que<br />

donne Bessière du merveilleux comme « non thétique » <strong>et</strong> du fantastique comme<br />

« thétique » :<br />

[…] elle [=Bessière] marque le récit merveilleux comme “non thétique” : “Il ne<br />

pose pas la réalité <strong>de</strong> ce qu’il représente” au contraire du <strong>Fantastique</strong> qui “pose la réalité<br />

<strong>de</strong> ce qu’il représente” 66 .<br />

Mais là encore, l’explication <strong>de</strong> Todorov nous semble plus valable. Todorov dit : « La<br />

littérature [=fiction] n’est pas représentative, au sens où certaines phrases du discours<br />

quotidien peuvent l’être, car elle ne se réfère (au sens précis du mot) à rien qui lui soit<br />

extérieur. » 67 Dans ce sens, Emma <strong>de</strong> Mme Bovary est aussi irréelle que Blanche-Neige, c’est-<br />

à-dire, un roman réaliste est aussi « non-thétique » qu’un conte <strong>de</strong> fée. Nous pourrions<br />

contredire c<strong>et</strong>te position en affirmant qu’il ne s’agit pas <strong>de</strong> la réalité dans le mon<strong>de</strong> extérieur<br />

mais <strong>de</strong> la réalité dans le mon<strong>de</strong> décrit. Mais si nous adm<strong>et</strong>tons là une fonction thétique, <strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>ux genre, le merveilleux <strong>et</strong> le réaliste, sont aussi « thétiques ». Il ne s’agit pas <strong>de</strong> la réalité<br />

mais <strong>de</strong> la vraisemblance.<br />

Todorov cherche le critère dans l’explicabilité à l’intérieur du texte <strong>et</strong> nous pensons que<br />

c’est une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s contributions qu’il a apportées aux étu<strong>de</strong>s du genre fantastique. Mais<br />

pour comprendre mieux la position <strong>de</strong> Fabre, faisons appel brièvement à la théorie plus<br />

référentielle <strong>de</strong> Ryan fondée sur la notion <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>s possib<strong>les</strong> 68 . C<strong>et</strong>te théorie adm<strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

63<br />

Ibid., p.104<br />

64<br />

Ibid.,p.87-88.<br />

65<br />

Ibid., p.91<br />

66<br />

Ibid., p.103-104, Bessière, Le Récit fantastique La poétique <strong>de</strong> l'incertain, 1974, p.36<br />

67<br />

Todorov, op. cit., p.64<br />

68<br />

Ryan, Possible World, Artificial Intelligence, and Narrative Theory, 1991<br />

Page 16


éférents pour la fiction, mais dans un mon<strong>de</strong> possible. Nous pouvons définir <strong>les</strong> genres<br />

littéraires selon <strong>les</strong> différentes compatibilités entre ce mon<strong>de</strong> possible du texte <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong><br />

réel. Traduisons ce que dit Fabre. Si un texte est écrit dans un style réaliste, c’est-à-dire,<br />

quand il y a beaucoup <strong>de</strong> compatibilités entre le mon<strong>de</strong> possible du texte <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> réel, le<br />

lecteur a une tendance à i<strong>de</strong>ntifier ce mon<strong>de</strong> possible au mon<strong>de</strong> réel. Alors, quand il doit<br />

accepter une solution surnaturelle, qu’il n’accepte pas dans le mon<strong>de</strong> réel, dans ce mon<strong>de</strong><br />

possible, il épreuve une certaine résistance parce qu’il <strong>de</strong>vrait l’accepter dans le mon<strong>de</strong> réel<br />

aussi. Pour Favre, c<strong>et</strong>te résistance constitue le fantastique.<br />

Ainsi, la position <strong>de</strong> Fabre serait plus compréhensible <strong>et</strong> elle clarifierait bien l’<strong>et</strong>hos du<br />

fantastique dans le sens où elle nous ai<strong>de</strong> à comprendre la réaction du lecteur <strong>de</strong>vant un texte<br />

fantastique. Mais ne serait-il pas plus simple <strong>de</strong> dire que <strong>de</strong>vant un texte fantastique le lecteur<br />

n’accepte pas la solution surnaturelle <strong>et</strong> qu’il hésite. Fabre nous semble diviser le processus<br />

en <strong>de</strong>ux sta<strong>de</strong>s inutilement. Dans le cas <strong>de</strong> La chambre ar<strong>de</strong>nte que nous venons <strong>de</strong> citer<br />

également, nous pouvons dire que le lecteur hésite encore parce qu’il peut revenir toujours à<br />

la première hésitation : « Est-ce vrai ? ».<br />

À présent, reconsidérons la relation entre le merveilleux <strong>et</strong> la verticalité. Une fois<br />

acceptée une solution surnaturelle, le texte ne nous semble différer beaucoup <strong>de</strong> celui <strong>de</strong><br />

réaliste. Certaines adaptations cinématographiques <strong>de</strong> Dracula ne seraient-el<strong>les</strong> pas que <strong>de</strong>s<br />

films d’aventure ? Il nous semble difficile d’y trouver une fonction totalisante que Fabre lie<br />

au merveilleux 69 . Les phénomènes surnaturels n’y interviennent que comme « outils » pour<br />

faire marcher l’histoire <strong>et</strong> nous pourrions <strong>les</strong> remplacer par <strong>les</strong> autres outils, par <strong>les</strong> machines<br />

futuristes par exemple, sans en changer <strong>les</strong> fonctions narratives.<br />

Enfin, Fabre semble suivre Todorov pour distinguer poésie <strong>et</strong> fantastique. Il nous<br />

semble excessif <strong>de</strong> nier toute référence à la poésie comme Todorov le fait. Quant à Fabre, il<br />

réduit la poésie à la verticalité en faisant référence à Jakobson 70 . Mais citons exactement<br />

celui-ci : « La fonction poétique proj<strong>et</strong>te le principe d’équivalence <strong>de</strong> l’axe <strong>de</strong> la sélection sur<br />

l’axe <strong>de</strong> la combinaison 71 . » La verticalité, si nous utilisons l’expression <strong>de</strong> Fabre, à elle seule<br />

ne peut pas constituer une poésie. Il faut toujours l’horizontalité. Et dans un autre sens, s’« il<br />

n’y a pas <strong>de</strong> poésie sans métaphore » 72 , un roman réaliste sans aucune métaphore serait aussi<br />

69 Fabre, op. cit., p.79-80.<br />

70 Ibid., p.143-146.<br />

71 Jakobson, Essais <strong>de</strong> linguistique générale, 1963, p.220.<br />

72 Fabre, op. cit., p.148.<br />

Page 17


peu concevable. Même La Bête humaine <strong>de</strong> Zola contient <strong>de</strong>s passages métaphoriques,<br />

d’ailleurs, tout acte langagier a la fonction poétique. Seulement, elle peut être plus ou moins<br />

dominante. C<strong>et</strong>te exclusion <strong>de</strong> la métaphore l’amène à nier le fantastique dans <strong>les</strong> œuvres où<br />

la structure métaphorique est prépondérante comme cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> Schwob 73 . Pour lui, « la poésie<br />

est par essence opposée du <strong>Fantastique</strong> », <strong>et</strong> si ces <strong>de</strong>ux genres sont assimilés, c’est un<br />

résultat <strong>de</strong> « confusions <strong>de</strong>s genres ». Les textes <strong>de</strong> Schwob dont « le style est remarquable,<br />

remarquablement poétique » ne font que <strong>de</strong> « créer l’illusion du fantastique » 74 .<br />

Malgré cela, il n’exclut pas complètement la poésie <strong>de</strong>s œuvres fantastiques :<br />

Cependant il se peut qu’elle reflète dans la convexité centrale <strong>et</strong> vienne y renforcer<br />

<strong>les</strong> eff<strong>et</strong>s fantastiques. Mais il lui faut beaucoup <strong>de</strong> discrétion. Pas question pour elle <strong>de</strong><br />

rompre la narrativité nécessaire… 75<br />

Son opinion est, selon nous, trop restrictive. En insistant sur la narrativité intacte, sa<br />

définition du fantastique ne s’applique pas à l’écriture où la narrativité linéaire <strong>et</strong> complète ne<br />

s’impose plus. Et, à notre avis, cela a déjà commencé dans la <strong>de</strong>uxième moitié du XIX e<br />

siècle.<br />

Ainsi, ne trace-t-il que la limitation historique qu’a apportée Todorov au fantastique. Mais il<br />

apprécie encore une fois la contribution <strong>de</strong> la poésie aux eff<strong>et</strong>s fantastiques dans le passage<br />

suivant :<br />

C<strong>et</strong>te magie [<strong>de</strong> métaphore ?] semble culminer dans l’apparition du phénomène<br />

surnaturel. Sans doute la poésie <strong>de</strong> l’horreur n’est pas le <strong>Fantastique</strong>, mais si l’horreur est<br />

surnaturelle <strong>les</strong> données changent 76 .<br />

Et en analysant un passage du Tour d’écrou, il célèbre la collaboration <strong>de</strong> la poésie <strong>et</strong><br />

du fantastique :<br />

C’est le moment où la narratrice <strong>de</strong> Trou d’écrou voit apparaître le fantôme <strong>de</strong><br />

Quint ; où l’alliance d’écriture romanesque <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’écriture poétique produit ce miracle <strong>de</strong><br />

la prose jamesienne telle que la traduction la laisse encore intacte, avec son équilibre<br />

fragile <strong>et</strong> sa pénétrante vibration 77 .<br />

Mais le fantastique ne serait-il pas dans c<strong>et</strong>te « alliance d’écriture romanesque <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’écriture<br />

poétique » ? Ne faudrait-il pas voir dans le fantastique plutôt le point d’intersection <strong>de</strong> la<br />

poésie <strong>et</strong> la narration qui parvient parfois à rompre la linéarité du discours narratif ? Le fait <strong>de</strong><br />

73 Ibid., p.151.<br />

74 Ibid.<br />

75 Ibid., p.153.<br />

76 Ibid., p.155.<br />

77 Ibid., p.156-157.<br />

Page 18


efuser à la poésie toute forme <strong>de</strong> narrativité <strong>et</strong> au fantastique toute poésie, au simple prétexte<br />

que celui-ci est avant tout un genre narratif, nous semble, en eff<strong>et</strong>, excessif.<br />

<strong>Fantastique</strong>-fiction <strong>de</strong> Grivel 78 nous paraît, plutôt qu’une étu<strong>de</strong> systématique, un<br />

ensemble d’aphorismes portant sur le fantastique. Nous pouvons y voir un refus <strong>de</strong> toute<br />

systématisation annoncé explicitement dès le premier chapitre : « Le fantastique, introduction<br />

au non-système ». En outre, son but semble fondamentalement différent du nôtre. L’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

son étu<strong>de</strong> n’est pas le texte fantastique lui-même mais l’usage que le lecteur en fait.<br />

Le fantastique est une activité imaginaire, sans doute, à partir d’un texte, ou <strong>de</strong>dans<br />

une image ; je le compare au ludique, qui est la capacité <strong>de</strong> combiner, <strong>de</strong> solutionner, <strong>de</strong><br />

vaincre, <strong>et</strong> à la fantaisie, qui est la capacité <strong>de</strong> produire <strong>de</strong> l’inattendu, dans <strong>les</strong> limites <strong>de</strong><br />

l’agréable 79 .<br />

Néanmoins, efforçons-nous d’en dégager quelques traits caractéristiques. D’abord, une<br />

<strong>de</strong> ses définitions du fantastique paraît proche <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Finné qu’il critique cependant :<br />

<strong>Fantastique</strong> : quelque chose <strong>de</strong> tout à fait inexplicable intervient. « Seu<strong>les</strong>, après<br />

quelques minutes, ces paro<strong>les</strong> filtrèrent plus hermétiques encore que le mystère même :<br />

Les choses invraisemblab<strong>les</strong> ne s’expliquent que par <strong>de</strong>s choses encore plus<br />

invraisemblab<strong>les</strong>. 80 » 81<br />

Pour Finné, la tension <strong>et</strong> le fantastique durent tant que l’explication n’est pas donnée.<br />

Pour Grivel, le fantastique est quelque chose d’inexplicable. Apparemment, la logique est<br />

semblable. Mais en fait, elle exerce dans le sens inverse. Pour Finné, le texte organisé ainsi<br />

crée le fantastique, <strong>chez</strong> Grivel c’est l’obj<strong>et</strong> fantastique qui refuse l’explication. Pour celui-ci,<br />

l’obj<strong>et</strong> fantastique précè<strong>de</strong> le texte. Une telle attitu<strong>de</strong> n’est pas, selon nous, recevable, car elle<br />

nous fait revenir à une époque, antérieure à celle <strong>de</strong> Todorov, où <strong>les</strong> étu<strong>de</strong>s consacrées au<br />

genre qui nous intéresse s’en tenaient à l’unique question du rapport entre fantastique <strong>et</strong><br />

réalité.<br />

Ce défaut, appelons-le « ontologique », accompagne tout le texte <strong>de</strong> Grivel. En<br />

repoussant l’idée d’« hésitation » todorovienne, il écrit :<br />

On opposera donc pas, une fois <strong>de</strong> plus, le registre <strong>de</strong> la connaissance, <strong>de</strong> la vérité<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> la nature, à celui <strong>de</strong>s croyances libres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s superstitions débridées. Il faut partir <strong>de</strong><br />

78<br />

Grivel, <strong>Fantastique</strong>-fiction, 1992<br />

79<br />

Ibid., p.30<br />

80<br />

Ray, Jean, Les Cerc<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’épouvante, p.99, cité par Grivel.<br />

81 Grivel ; op. cit., p.33.<br />

Page 19


l’unité d’un esprit divisé, poussé malgré lui peut-être à se préoccuper <strong>de</strong> ce qu’il ne désire<br />

pourtant pas <strong>de</strong> prendre en compte 82 .<br />

Il n’était déjà plus question <strong>de</strong> croyances ; en eff<strong>et</strong>, <strong>et</strong> comme Fabre l’explique fort bien,<br />

croire <strong>et</strong> avoir peur sont <strong>de</strong>ux autres choses 83 .<br />

Nous pouvons observer le même défaut dans ses remarques sur la représentation :<br />

<strong>Fantastique</strong> est ce que l’on se représente. Qu’on ne voit pas, mais qu’on se<br />

représente : le trop, le pas assez, le double <strong>et</strong> le manque 84 .<br />

Mais toutes <strong>les</strong> œuvres littéraires ne sont-el<strong>les</strong> pas la représentation plus ou moins réaliste <strong>de</strong><br />

quelque chose ?<br />

Outre un manque <strong>de</strong> système global que l’on r<strong>et</strong>rouve fréquemment dans ce genre<br />

d’étu<strong>de</strong>s, son étu<strong>de</strong> thématique souffre, elle aussi ce défaut ontologique. Parmi <strong>les</strong> différents<br />

thèmes, il choisit celui <strong>de</strong> monstre <strong>et</strong> lui consacre un chapitre intitulé « La face du monstre »<br />

où il écrit :<br />

Ceci ne doit pas faire illusion : le monstre a beau être la métaphore du mal, il est<br />

essentiellement irreprésentable 85 .<br />

Et il cite Arrouyes :<br />

« Monstrum non monsrandum est. Le monstre, obj<strong>et</strong> ou moment crucial <strong>de</strong><br />

l’aventure, est par définition in<strong>de</strong>scriptible, tout comme <strong>les</strong> lieux inquiétants où parfois le<br />

héros va le traquer, l’horreur ressort du fantastique, s’accommodant davantage <strong>de</strong> la litote<br />

ou <strong>de</strong> la prétérition qui laissent l’imaginaire libre <strong>de</strong> fantasmer que <strong>de</strong> l’inventaire<br />

<strong>de</strong>scriptif qui tourne facilement à l’insolite bric-à-brac ou à l’étrange capharnaüm 86 . »<br />

Il nous semble important d’examiner <strong>les</strong> caractéristiques <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> dans le texte<br />

fantastique. Nous ne rem<strong>et</strong>tons pas en question ce que Arroyes écrit, mais en conclure que<br />

« Le monstre est obscur, opaque, incompréhensible autant qu’inévitable » 87 paraît cependant<br />

contestable. La remarque suivante <strong>de</strong> Bellemin-Noël nous semble ainsi plus raisonnable :<br />

Un <strong>de</strong>rnier trait, concernant justement le « monstre », <strong>et</strong> sans entrer dans le détail<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te fonction. Obj<strong>et</strong> ou moment central <strong>de</strong> l’aventure, il est par définition<br />

in<strong>de</strong>scriptible. Monstre immontrable ; représentation irreprésentable. Néanmoins le récit<br />

est contraint <strong>de</strong> le m<strong>et</strong>tre en scène. Une rhétorique particulière se trouve alors mobilisée<br />

pour l’évoquer ; le suggérer, imposer sa « présence » à travers <strong>les</strong> mots, au-<strong>de</strong>là d’eux.<br />

Mais <strong>les</strong> mots n’ont pas d’au-<strong>de</strong>là. […] L’auteur <strong>de</strong> fantastique doit <strong>les</strong> obliger cependant,<br />

82 Ibid., p.94.<br />

83 Fabre, op. cit., p.90.<br />

84 Grivel, op. cit., p.107.<br />

85 Ibid., p.153<br />

86 Arrouye, « L’Illustration fantastique », Europe, nº611, 1980, p.124-125, cité par Grivel, op. cit., p.153.<br />

87 Grivel, ibid.<br />

Page 20


durant un certain moment, à produire un non-encore-dit, à signifier un indésignable :[…].<br />

Pour cela, l’auteur recourt soit au néologisme (baptême pur <strong>et</strong> simple à l’ai<strong>de</strong> d’un nom<br />

propre, modification <strong>de</strong> l’usage d’un nom commun), soit à une sorte <strong>de</strong> litote<br />

(substantivation d’un pronominal : Cela, c<strong>et</strong>te chose…) ; <strong>et</strong> fréquemment il souligne ce<br />

malaise en avouant son impuissance (« cela ne se pouvait décrire ») tout en utilisant<br />

l’arsenal <strong>de</strong>s tropes, essentiellement la comparaison (« c’était comme… »), mais obligée,<br />

<strong>et</strong> prolongée quelquefois par son réemploi dans la suite du discours narratif 88 .<br />

À partir <strong>de</strong> la même idée <strong>de</strong> « monstre immontrable », Bellemin-Noël arrive à montrer<br />

la particularité rhétorique du discours fantastique.<br />

En ce qui concerne <strong>les</strong> écrivains <strong>symbolistes</strong> ou leurs contemporains, Grivel inclut dans<br />

sa bibliographie <strong>Villiers</strong> <strong>et</strong> Jean Lorrain, mais ni Ro<strong>de</strong>nbach, ni Gourmont, ni Schwob. Et<br />

même quand il cite <strong>Villiers</strong>, il ne fait que d’utiliser <strong>de</strong>s passages fragmentaires pour appuyer<br />

son argument 89 . Pour <strong>les</strong> autres auteurs également, il utilise <strong>les</strong> passages <strong>de</strong> leurs textes<br />

principalement comme matières <strong>de</strong> son étu<strong>de</strong> thématique sans en donner une présentation<br />

globale. Par conséquent, nous nous ne pouvons pas dire quelle position il prend envers <strong>les</strong><br />

<strong>symbolistes</strong>.<br />

D’autre part, il consacre le quatrième chapitre à Max Ernst. Une étu<strong>de</strong> sur la<br />

représentation visuelle du fantastique semblait présenter un intérêt certain. Malheureusement<br />

il ne cesse <strong>de</strong> tourner autour <strong>de</strong> la représentation <strong>de</strong> l’irreprésentable au lieu <strong>de</strong> proposer une<br />

analyse systématique <strong>de</strong>s procédés qu’utilise Ernst pour justement représenter c<strong>et</strong><br />

irreprésentable. Pour accé<strong>de</strong>r à c<strong>et</strong>te question <strong>de</strong> représentation visuelle, nous pourrions<br />

recourir à Traité du signe visuel <strong>de</strong> Groupe 90 , mais cela dépasserait l’objectif <strong>de</strong> la présente<br />

étu<strong>de</strong>.<br />

La littérature fantastique 91 <strong>de</strong> Steinm<strong>et</strong>z est aussi un ouvrage <strong>de</strong> synthèse. La première<br />

partie porte sur le « sens » <strong>et</strong> <strong>les</strong> « thèmes ». Dans le premier chapitre intitulé « Le sens », il<br />

initie d’abord <strong>les</strong> lecteurs aux étymologies du mot fantastique qui commencent par<br />

« phantastiké » d’Aristote <strong>et</strong> qui recouvrent son équivalent en japonais « Genso ». Puis, après<br />

avoir expliqué la distinction traditionnelle du fantastique, du merveilleux <strong>et</strong> <strong>de</strong> la sciencefiction,<br />

il présente <strong>les</strong> « Théories », principalement <strong>de</strong> Castex, <strong>de</strong> Caillois <strong>et</strong> <strong>de</strong> Todorov. Il<br />

évoque également <strong>les</strong> réflexions issues <strong>de</strong> la psychanalyse en n’oubliant pas <strong>de</strong> citer le nom<br />

<strong>de</strong>s auteurs <strong>de</strong> récentes étu<strong>de</strong>s comme Cixous, Kofman ou Bellemin-Noël. Le <strong>de</strong>uxième<br />

chapitre est consacré aux étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> thèmes. Il articule le champ thématique en trois<br />

88 Bellemin-Noël, Jean, « Notes sur le fantastique », Littérature, nº 8, 1972, p.5.<br />

89 Par exemple, il cite « Le fantastique n’existe pas ! » <strong>de</strong> L’Ève future, ibid., p.19.<br />

90 Groupe , Traité du signe visuel, Paris, Seuil, 1992.<br />

91 Steinm<strong>et</strong>z, La littérature fantastique, 1990<br />

Page 21


catégories : « Être <strong>et</strong> formes », « Actes » <strong>et</strong> « Principes causatifs ». C<strong>et</strong>te volonté <strong>de</strong><br />

systématiser <strong>les</strong> étu<strong>de</strong>s thématiques nous semble plausible.<br />

Steinm<strong>et</strong>z propose une rétrospective dans la <strong>de</strong>uxième partie qui début par<br />

« Commencements », à partir <strong>de</strong>s Métamorphoses, se poursuit par « Fantaisies <strong>de</strong><br />

l’Allemagne romantique », du Märchen à Hoffmann, du « romantisme français à l’heure du<br />

fantastique », d Nodier à Mérimée, <strong>de</strong> « Sous le signe d’Edgar Poe », qui concerne l’époque<br />

symboliste, <strong>et</strong> se clôt sur <strong>les</strong> « voies mo<strong>de</strong>rnes du fantastique », <strong>de</strong> l’expressionnisme<br />

allemand à Borges <strong>et</strong> à Ray. C’est une p<strong>et</strong>ite introduction à la littérature fantastique bien<br />

équilibrée qui ne se limite pas au domaine français. Mais quand il consacre une section aux<br />

« Contes fin du siècle », il est loin d’être généreux.<br />

Nombreuses alors <strong>les</strong> « Histoires » qui paraissent accompagnées d’épithètes à<br />

sensation : « magiques » pour Remy <strong>de</strong> Gourmont, « incroyab<strong>les</strong> » pour William Cobb<br />

(Ju<strong>les</strong> Lermina) ; « vertigineuses » pour Laurent Montesiste ; « incertaines » pour Henri<br />

<strong>de</strong> Régnier. Autant <strong>de</strong> cantons sériant l’imaginaire, après la magistrale exploration <strong>de</strong> Poe.<br />

L’annonce tient rarement ses promesses 92 .<br />

Il traite <strong>de</strong> Régnier <strong>et</strong> <strong>de</strong> Jean Lorrain, mais reste restrictif. En général, il suit à peu près<br />

l’articulation historique <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s précé<strong>de</strong>ntes mis à part le <strong>de</strong>rnier chapitre sur « Les voies<br />

mo<strong>de</strong>rnes du fantastique ». Il semble partager la même limitation historique que Castex ou<br />

Todorov.<br />

La folie dans la littérature fantastique <strong>de</strong> Ponnau 93 traite non pas la littérature<br />

fantastique tout entière, mais un <strong>de</strong>s thèmes ou <strong>de</strong>s motifs du fantastique, qui est la folie. Le<br />

point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> est assez différent du nôtre, mais il ne serait pas sans intérêt <strong>de</strong><br />

voir la définition qu’il fait du fantastique, parce que c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> porte exactement sur la<br />

<strong>de</strong>uxième moitié du XIX e siècle. En se fondant largement sur l’articulation historique <strong>de</strong><br />

Caillois 94 , Ponnau définit le fantastique comme suit :<br />

Alors que le merveilleux traditionnel <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fées <strong>et</strong> <strong>de</strong>s légen<strong>de</strong>s se déploie,<br />

dans une large mesure, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> toute référence à l’univers réel, le fantastique oppose<br />

le surnaturel au mon<strong>de</strong> quotidien à l’intérieur duquel un fait insolite <strong>et</strong>, apparemment,<br />

inexplicable vient rem<strong>et</strong>tre en cause <strong>les</strong> lois réputées stab<strong>les</strong> définies par <strong>les</strong> hommes <strong>de</strong><br />

science 95 .<br />

92 Ibid.. p.89.<br />

93 Ponnau, La folie dans la littérature fantastique, 1997.<br />

94 « Or <strong>les</strong> premiers récit fantastiques commencent à paraître à l’époque où la science positive démystifie le merveilleux<br />

traditionnel tandis que, parallèlement, l’approche nosologique <strong>de</strong>s phénomène morbi<strong>de</strong>s a pour eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> constituer la folie<br />

en obj<strong>et</strong> d’observations méthodologiques. », ibid. p.3.<br />

95 Ibid., p.4.<br />

Page 22


Sa définition ne diffère pas beaucoup <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Caillois ou <strong>de</strong> Castex, mais il souligne<br />

ses rapports avec <strong>les</strong> sciences <strong>et</strong> sa fonction dans l’esprit du lecteur :<br />

Le fantastique, par conséquent, historiquement déterminé par ses relations étroites<br />

avec <strong>les</strong> sciences <strong>et</strong> <strong>les</strong> phénomènes psychiques, est essentiellement appréhension,<br />

révélation <strong>et</strong> exploration <strong>de</strong>s abîmes <strong>de</strong> l’esprit. Forme résolument mo<strong>de</strong>rne du surnaturel,<br />

il tend à suggérer le caractère peut-être morbi<strong>de</strong> <strong>et</strong> hallucinatoire <strong>de</strong>s faits insolites<br />

évoqués dans ces récits déroutants pour la raison 96 .<br />

L’explication par l’hésitation <strong>de</strong> Todorov est valable pour lui par rapport à c<strong>et</strong>te<br />

fonction, parce que « le fantastique entraîne — parfois — le lecteur à s’interroger <strong>et</strong> à hésiter<br />

sur la véritable signification <strong>de</strong>s faits rapportés à l’intérieur <strong>de</strong> certaines œuvres, c<strong>et</strong>te tension<br />

entre le surnaturel <strong>et</strong> l’univers psychopathologique a pour eff<strong>et</strong>, <strong>de</strong> creuser le mystère luimême<br />

<strong>de</strong> la folie. 97 » Pourtant il pense que c<strong>et</strong>te définition <strong>de</strong> Todorov n’est pas suffisante<br />

parce qu’« il est […] <strong>de</strong>s récits […] qui ne sauraient […] provoquer […] une véritable<br />

hésitation <strong>de</strong> la part du lecteur. 98 »<br />

Dans la première partie <strong>de</strong> l’ouvrage, il esquisse <strong>les</strong> rapports réciproques qui unissent la<br />

psychiatrie <strong>et</strong> la littérature au courant du XIX e siècle. Entre autres, ses remarques sur <strong>les</strong><br />

diverses recherches psychiatriques <strong>de</strong> l’époque nous donneront un appui historique pour<br />

considérer le rôle du discours scientifique dans <strong>les</strong> œuvres fantastiques. Dans sa <strong>de</strong>uxième<br />

partie, où il présente « <strong>les</strong> figures <strong>de</strong> la folie dans la littérature fantastique », sous le titre <strong>de</strong><br />

« mythe du savant fou », il cite, avec Van Helsing <strong>de</strong> Dracula, Edison <strong>de</strong> L’Ève future<br />

comme un « homme <strong>de</strong> science génial, qui tente <strong>de</strong> porter remè<strong>de</strong> à la sottise du positivisme à<br />

courte vue, échoue finalement à l’issue d’une expérience à la fois sublime <strong>et</strong> folle. » 99 En<br />

outre, il consacre à <strong>Villiers</strong> un chapitre <strong>de</strong> la troisième partie 100 , qui consiste en étu<strong>de</strong>s portant<br />

sur « la poétique <strong>de</strong> la folie » dans <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> différents auteurs, <strong>de</strong> Nerval à Henry James.<br />

Pour <strong>les</strong> écrivains <strong>de</strong> l’époque symboliste, il étudie l’œuvre <strong>de</strong> Jean Lorrain dans le<br />

troisième chapitre <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te troisième partie. Le nom <strong>de</strong> c<strong>et</strong> auteur ; qui a écrit beaucoup sur<br />

l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’éther <strong>et</strong> sur l’hallucination, apparaît plusieurs fois dans c<strong>et</strong> ouvrage, mais Ponnau<br />

mentionne nos écrivains très rarement. Le nom <strong>de</strong> Gourmont n’est apparemment jamais cité.<br />

Seulement, L’Ami <strong>de</strong>s miroirs <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach est présenté comme un exemple <strong>de</strong> « récits <strong>de</strong><br />

96 Ibid.<br />

97 Ibid., p.5.<br />

98 Ibid., p.6.<br />

99 Ibid., p.130-131.<br />

100 Chapitre II « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam : la théocrate <strong>de</strong> la raison <strong>et</strong> <strong>de</strong> la folie », ibid., p.233-258.<br />

Page 23


l’étrang<strong>et</strong>é psychique » 101 <strong>et</strong> Machine à parler <strong>de</strong> Schwob, comme une histoire d’un savant<br />

fou 102 . Toutefois, comme nous allons le voir, Gourmont serait un suj<strong>et</strong> intéressant pour<br />

Ponnau parce qu’il m<strong>et</strong> souvent sur la scène <strong>les</strong> personnages victimes <strong>de</strong> névrose ou <strong>de</strong><br />

démonomanie <strong>et</strong> <strong>de</strong> même que Ro<strong>de</strong>nbach, qui use volontiers <strong>de</strong>s thèmes <strong>de</strong> la suggestion ou<br />

<strong>de</strong> l’hypnotisme.<br />

Bozz<strong>et</strong>to critique Todorov pour sa généralisation excessive :<br />

Ce fut le cas, en particulier, <strong>de</strong> ce qui <strong>de</strong>meure une <strong>de</strong>s pierres <strong>de</strong> touche <strong>de</strong> la<br />

vulgate critique en ce domaine : L’introduction à la littérature fantastique. Pourtant<br />

chacun sait qu’il est absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> vouloir généraliser à l’ensemble du domaine qu’il<br />

recouvre le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> compréhension d’un genre à une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’histoire littéraire. Les<br />

concepts critiques, dès qu’ils se proj<strong>et</strong>tent dans l’universel, cessent d’ailleurs d’être<br />

productifs, ils <strong>de</strong>viennent canoniques <strong>et</strong> servent simplement d’appui à <strong>de</strong>s arguments<br />

d’autorité. On notera d’ailleurs que la valeur prédictive <strong>de</strong> l’ouvrage <strong>de</strong> T. Todorov est —<br />

entre autres — suj<strong>et</strong>te à caution, puisqu’il prévoyait une raréfaction, puis une extinction<br />

du genre, <strong>de</strong>venu inutile <strong>et</strong> remplacé dans ses fonctions par la psychanalyse. Tout montre<br />

à l’inverse que le genre se développe essaime <strong>et</strong> prolifère, en somme, qu’il évolue, en<br />

fonction <strong>de</strong>s époques, <strong>de</strong>s cultures, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s contextes. 103<br />

Sa critique rejoint la nôtre dans le sens où la définition du fantastique todorovienne est<br />

doublement limitée par le temps <strong>et</strong> par la culture. Toutefois, contrairement à lui, qui nous<br />

paraît d’abandonner un critère n<strong>et</strong> <strong>et</strong> cohérent pour accepter un plus large domaine <strong>de</strong><br />

fantastique, nous voudrions trouver une définition plus « générale » en élargissant celle <strong>de</strong><br />

Todorov.<br />

D’autre part, il attire l’attention sur l’importance <strong>de</strong> la textualité :<br />

Allons plus loin. Todorov n’envisageait le fantastique que sous l’angle <strong>de</strong> la<br />

narration <strong>et</strong> non <strong>de</strong> la textualité, or c<strong>et</strong>te approche par la textualité semble bien plus<br />

prom<strong>et</strong>teuse. 104<br />

C<strong>et</strong> avis, lui aussi, rejoint le nôtre, mais il ne développe pas suffisamment c<strong>et</strong>te idée <strong>et</strong><br />

se dirige dans un autre sens, soit historique soit anthropologique.<br />

Ce qui expliquerait, nous semble-t-il, qu’après avoir évoqué <strong>de</strong>s écrivains comme<br />

Maupassant, il envisage directement le cas <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>rnes tels que <strong>les</strong> surréalistes ou Stephen<br />

King, laissant <strong>de</strong> côté <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> déca<strong>de</strong>nts, excepte Ro<strong>de</strong>nbach. Or, <strong>les</strong><br />

<strong>symbolistes</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> déca<strong>de</strong>nts ne sont-ils pas <strong>de</strong>s écrivains où l’opacité du texte est la plus<br />

épaisse ?<br />

101 Ibid., p.166.<br />

102 Ibid., p.120-122.<br />

103 Bozz<strong>et</strong>to, Territoires <strong>de</strong>s fantastiques. Des romans gothique aux récits d'horreur mo<strong>de</strong>rne., 1998, p.9.<br />

104 Ibid., p.214.<br />

Page 24


Ainsi, après un examen attentif <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> nos prédécesseurs, une observation se<br />

dégage : la plupart semble avoir largement occulté le cas <strong>de</strong>s écrivains <strong>symbolistes</strong>. Voici<br />

quelques caractéristiques <strong>de</strong> ces étu<strong>de</strong>s :<br />

1) Des étu<strong>de</strong>s puristes excluent <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong> : Castex, Caillois, Todorov, Finné <strong>et</strong> Fabre.<br />

Ces auteurs enferment la littérature fantastique dans le cadre <strong>de</strong> la littérature réaliste <strong>et</strong><br />

considèrent exclusivement le côté narratif du texte. Nous pensons que c<strong>et</strong>te limitation<br />

théorique entraîne la limitation historique qui enferme la littérature fantastique dans une<br />

pério<strong>de</strong> restreinte.<br />

2) Des étu<strong>de</strong>s indulgentes incluent <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong> : Vax, Baronian <strong>et</strong> Bozz<strong>et</strong>to. Ils ne<br />

cherchent pas à définir clairement la littérature fantastique. Comme il manque <strong>de</strong><br />

critères précis, ils ne peuvent pas situer <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong> dans l’histoire <strong>de</strong> la littérature<br />

fantastique en clarifiant la différence avec <strong>les</strong> autres sortes d’écrivains.<br />

3) Des étu<strong>de</strong>s synthétiques incluent <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong> : Schnei<strong>de</strong>r <strong>et</strong> Steinm<strong>et</strong>z. Ils nient le<br />

caractère fantastique <strong>de</strong>s œuvres <strong>symbolistes</strong>. Comme ils ne définissent pas le<br />

fantastique au sens large, la différence entre ce fantastique <strong>de</strong>s <strong>symbolistes</strong> <strong>et</strong> le<br />

fantastique « au sens propre » reste obscure.<br />

Lorsqu’elle est replacée dans une perspective d’ensemble, l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Todorov prend<br />

toute son importance, particulièrement dans le sens où celui-ci a mis en évi<strong>de</strong>nce certains<br />

problèmes théoriques qui sont en jeu. Il fait comprendre combien la notion <strong>de</strong> fantastique<br />

<strong>chez</strong> beaucoup <strong>de</strong> critiques est liée à celle <strong>de</strong> vraisemblance <strong>et</strong> assuj<strong>et</strong>tie ainsi à la limitation<br />

historique. Mais en orientant expressément sa propre définition vers la vraisemblance <strong>et</strong> à la<br />

narration, il s’est créé lui-même une limitation théorique qui l’empêche d’analyser <strong>les</strong><br />

particularités textuel<strong>les</strong> <strong>de</strong>s écrivains comme <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong>, <strong>les</strong> particularités qui rési<strong>de</strong>nt,<br />

croyons-nous, dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong>. Mais <strong>les</strong> étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> nos <strong>de</strong>vanciers ne sont sans nous<br />

apporter <strong>de</strong> précieuses informations pour notre propre cheminement intellectuel : « <strong>les</strong> choses<br />

qui sont au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la logique discursive » (Schnei<strong>de</strong>r), l’usage <strong>de</strong>s figures rhétoriques<br />

(Todorov, Bellemin-Noël), « la fable surnaturelle <strong>et</strong> l’allégorie » (Baronian), la relation avec<br />

la poésie (Todorov, Fabre) en sont <strong>de</strong>s exemp<strong>les</strong>. À nous <strong>de</strong> construire un système cohérent<br />

en suivant ces indices dispersés çà <strong>et</strong> là.<br />

Dans le chapitre suivant, nous considérons d’abord la relation entre le fantastique <strong>et</strong> la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> dans la <strong>de</strong>uxième moitié du XIX e siècle, puis la relation entre <strong>les</strong> théories portant<br />

Page 25


sur le texte <strong>de</strong>scriptif <strong>et</strong> la théorie <strong>de</strong> médiations du Groupe , pour enfin reconsidérer<br />

certaines problématiques proposées par Todorov sous la lumière <strong>de</strong> ces théories.<br />

Page 26


II. Rhétorique <strong>et</strong> signification : discussion <strong>et</strong> élaboration d’une<br />

métho<strong>de</strong><br />

Dans le chapitre précé<strong>de</strong>nt, nous avons constaté plusieurs fois que la limitation<br />

théorique est liée à la limitation historique <strong>chez</strong> divers chercheurs qui ont proposé leur<br />

définition du fantastique. Nous essayons maintenant <strong>de</strong> clarifier la relation entre le fantastique<br />

<strong>et</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong>, puis, nous examinons le fonctionnement <strong>de</strong> la médiation rhétorique dans le<br />

texte <strong>de</strong>scriptif en nous appuyant sur <strong>les</strong> propositions théoriques faites dans <strong>les</strong> ouvrages <strong>de</strong><br />

Hamon, <strong>de</strong> Jean-Michel Adam <strong>et</strong> du Groupe . Ainsi nous reconsidérons <strong>les</strong> problématiques<br />

<strong>de</strong> signification <strong>et</strong> <strong>les</strong> particularités <strong>de</strong>s figures rhétoriques dans <strong>les</strong> textes fantastiques pour<br />

élaborer une nouvelle métho<strong>de</strong> qui nous servira pour analyser <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> nos écrivains<br />

dans <strong>les</strong> chapitres suivants.<br />

II.I Le fantastique <strong>et</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong><br />

Avant d’entrer dans <strong>les</strong> détails <strong>de</strong> notre analyse <strong>et</strong> <strong>de</strong> notre proposition théorique, il<br />

faudrait constater que la <strong>de</strong>uxième moitié du XIX e siècle était une époque <strong>de</strong>scriptive, dans le<br />

sens où Philippe Hamon dit, dans son étu<strong>de</strong> théorique intitulée Du Descriptif, qu’il y avait un<br />

regain du <strong>de</strong>scriptif à c<strong>et</strong>te époque 105 . C<strong>et</strong>te tendance est représentée, toujours selon Hamon,<br />

par <strong>les</strong> critiques comme Francis Wey, par le nouveau système d’éducation qui fait recours<br />

souvent à la <strong><strong>de</strong>scription</strong> comme morceau détachable pour l’explication <strong>de</strong> texte <strong>et</strong> « stockable<br />

dans <strong>de</strong>s Anthologies », <strong>et</strong> aussi par <strong>les</strong> écrivains tels Flaubert, Zola… À titre <strong>de</strong> l’exemple,<br />

voici un passage <strong>de</strong> Véra <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam. Pour dire simplement que l’apparition <strong>de</strong><br />

Véra s’est évanouie, <strong>Villiers</strong> déploie une <strong><strong>de</strong>scription</strong> assez longue.<br />

Comme ces larmes <strong>de</strong> verre, agrégées illogiquement, <strong>et</strong> cependant si soli<strong>de</strong>s qu’un<br />

coup <strong>de</strong> maill<strong>et</strong> sur leur partie épaisse ne <strong>les</strong> briserait pas, mais qui tombent en une subite<br />

<strong>et</strong> impalpable poussière si l’on en casse l’extrémité plus fine que la pointe d’une aiguille,<br />

tout s’était évanoui 106 .<br />

Donc nous ne pouvons pas négliger le rôle <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> pour étudier <strong>les</strong> écrivains<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te époque, <strong>et</strong> ce surtout pour <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong>.<br />

Une autre raison pour souligner l’importance <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> à l’époque <strong>de</strong>s<br />

<strong>symbolistes</strong> est l’influence <strong>de</strong> Poe. Comme nous venons <strong>de</strong> l’indiquer plus haut, Schnei<strong>de</strong>r<br />

105 Hamon, Du Descriptif, 1993, p.28-36<br />

Page 27


pense que c<strong>et</strong>te influence <strong>de</strong> Poe différencie <strong>les</strong> écrivains <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième moitié du XIXe siècle <strong>de</strong> leurs prédécesseurs 107 . En ce qui concerne la différence entre Poe <strong>et</strong> Hoffman<br />

étrangers, Schnei<strong>de</strong>r donne une remarque suivante :<br />

Il va sans dire que <strong>les</strong> Histoires <strong>de</strong> Poe ne font jamais appel aux fées, aux<br />

magiciens, ni aux démons, à tous ces êtres surnaturels que Hoffmann d’ailleurs n’a pas<br />

souvent utilisés non plus. Si le fantastique <strong>de</strong> Poe parut « intérieur, simple, naturel, allant<br />

<strong>de</strong> soi, vraisemblable », c’est que l’Américain ne pose que <strong>de</strong>s faits tandis que l’Allemand<br />

cherche à nous persua<strong>de</strong>r que le Diable a fait main basse sur le mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> qu’il y sévit<br />

toujours 108 .<br />

Les <strong>symbolistes</strong> auraient hérité ce fantastique où l’explication explicite <strong>et</strong> la narration<br />

importent moins que la <strong><strong>de</strong>scription</strong>.<br />

Or, comme nous l’avons vu <strong>chez</strong> certains critiques, <strong>et</strong> comme nous en examinerons<br />

l’enjeu théorique, le fantastique a été traité toujours dans le cadre <strong>de</strong> la narration, <strong>et</strong> le<br />

<strong>de</strong>scriptif a été ignoré. Nous pensons que la principale raison, pour laquelle <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong><br />

n’ont pas été suffisamment étudiés même par <strong>les</strong> critiques qui <strong>les</strong> considèrent fantastiques,<br />

vient <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te prédominance du narratif dans <strong>les</strong> étu<strong>de</strong>s du fantastique. Et ce défaut n’a pas été<br />

corrigé par <strong>les</strong> étu<strong>de</strong>s après Todorov. Nous cherchons une explication théorique pour y<br />

apporter un remè<strong>de</strong> en faisant une révision <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> Todorov plus précisément.<br />

II.II Théories du texte <strong>de</strong>scriptif<br />

Michael Riffaterre esquisse le système <strong>de</strong>scriptif dans une page <strong>de</strong> Semiotics of Po<strong>et</strong>ry<br />

comme suit :<br />

Le système <strong>de</strong>scriptif est un réseau <strong>de</strong> mots associés l’un à l’autre autour du mot<br />

nucléaire conformément au sémème du noyau. Chaque élément du système fonctionne<br />

comme terme métonymique <strong>de</strong> ce noyau 109 .<br />

C<strong>et</strong>te considération théorique a été élargie <strong>et</strong> complétée par Hamon <strong>et</strong> par Adam 110 .<br />

106 <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, Véra, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, Œuvres complètes, 1986, p.561.<br />

107<br />

« Edgar Poe tient dans la secon<strong>de</strong> moitié du XIXe siècle la place <strong>de</strong> que Hoffmann dans la première », Schnei<strong>de</strong>r, op. cit.,<br />

p.255.<br />

108<br />

Ibid., p.260.<br />

109<br />

« The <strong>de</strong>scriptive system is a n<strong>et</strong>work of words associated with one another around kernel word in accordance with the<br />

sememe of the nucleus. Each component of the system functions as a m<strong>et</strong>onym of the nucleus. », Riffaterre, Michael,<br />

Semiotics of Po<strong>et</strong>ry, Bloomington, Indiana UP, 1978, p.39<br />

110<br />

Nous référons aussi à une œuvre <strong>de</strong> Weinrich <strong>et</strong> un article <strong>de</strong> Benveniste : Weinrich, Le Temps, 1973 <strong>et</strong> Benveniste, Les<br />

relations <strong>de</strong>s temps dans le verbe français, 1966.<br />

Page 28


La théorie d’Hamon est principalement exprimée dans Du Descriptif 111 . Son ouvrage<br />

est riche <strong>et</strong> comprend <strong>de</strong>puis l’histoire du <strong>de</strong>scriptif jusqu’au topos <strong>de</strong>scriptif. Mais le système<br />

<strong>de</strong>scriptif lui-même qu’il propose est assez clair <strong>et</strong> relativement simple. Examinons un peu le<br />

schéma suivant 112 .<br />

Figure 1<br />

Il s’agit ici <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> d’une maison. Il désigne le suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>scription</strong> « maison »<br />

par un néologisme pantonyme.<br />

Déclinaison (actualisation) <strong>de</strong> paradigmes latents, un système <strong>de</strong>scriptif (S. D.) est<br />

un jeu d’équivalences hiérarchisées : équivalence entre une dénomination (un mot) <strong>et</strong> une<br />

expansion (un stock <strong>de</strong> mots juxtaposés en liste, ou coordonnés <strong>et</strong> subordonnés en un<br />

texte) ;la dénomination, qui peul être simplement implicite, non actualisée dans la<br />

manifestation textuelle, qui peut être assurée par un déictique (« cela »), par un lexème<br />

(« maison ») ou par un métalexème (« paysage », « <strong><strong>de</strong>scription</strong> », « tableau »,<br />

« portrait »), assure la permanence <strong>et</strong> la continuité <strong>de</strong> l’ensemble, servant <strong>de</strong> terme à la<br />

fois régisseur, syncrétique, mis en facteur commun mémoriel à l’ensemble du système, <strong>de</strong><br />

pantonyme (P.) à la <strong><strong>de</strong>scription</strong>, <strong>et</strong> pouvant entrer dans <strong>de</strong>s énoncés métalinguistiques du<br />

type : « Ce texte est la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> P » ; le pantonyme est donc, en quelque sorte, le<br />

« nom propre » <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong>, <strong>et</strong> il peut entrer ensuite comme centre <strong>de</strong> référence, dans<br />

un réseau d’anaphoriques, <strong>et</strong> par sa simple répétition, économiser le rappel <strong>de</strong> la somme<br />

<strong>de</strong> ses parties dénombrab<strong>les</strong> (P est composé <strong>de</strong> : NI, N2, N3, N4... Nn ... ), <strong>de</strong> la somme<br />

<strong>de</strong> ses qualités (P est Pr1, Pr2, Pr3, Pr4... Prn ... ), ou <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux à la fois. L’expansion peut<br />

donc prendre la forme soit <strong>de</strong> l’inventaire <strong>de</strong>s parties isolab<strong>les</strong> d’un même tout (elle est<br />

alors configuration d’un référent), soit <strong>de</strong> l’inventaire <strong>de</strong>s traits distinctifs d’un terme ou<br />

d’une notion (elle est alors définition), N jouant le rôle d’une structure relais entre P <strong>et</strong> Pr<br />

(P est composé <strong>de</strong> NI qui est PrI, <strong>de</strong> N2 qui est Pr2, <strong>de</strong> N3 qui est Pr3... <strong>de</strong> Nn qui est<br />

Prn ... ) ; en tant que mot, le pantonyme est dénomination commune au système ; en tant<br />

111 Hamon, Du Descriptif, 1993.<br />

112 Ibid., p.128.<br />

Page 29


que sens, il en est le dénominateur commun ; il est foyer (focalisé <strong>et</strong> focalisant) du<br />

système : 113<br />

Quant à la théorie d’Adam, elle s’exprime par une série d’ouvrages 114 dont nous<br />

référons aux textes : types <strong>et</strong> prototypes.<br />

Figure 2 115<br />

Il approfondit l’analyse <strong>de</strong> Hamon. Déjà Hamon distinguait <strong>de</strong>ux sortes d’inventaires<br />

pour l’expansion : « L’expansion peut donc prendre la forme soit <strong>de</strong> l’inventaire <strong>de</strong>s parties<br />

isolab<strong>les</strong> d’un même tout (elle est alors configuration d’un référent), soit <strong>de</strong> l’inventaire <strong>de</strong>s<br />

traits distinctifs d’un terme ou d’une notion. Adam formule c<strong>et</strong>te différence clairement dans<br />

son schéma en utilisant <strong>de</strong>ux termes, « Pd.PROPR » <strong>et</strong> « Pd.PART » . Il distingue en plus<br />

l’aspectualisation qui porte sur <strong>les</strong> éléments qui composent <strong>les</strong> obj<strong>et</strong>s eux-mêmes <strong>et</strong> la mise en<br />

relation qui porte sur d’autres obj<strong>et</strong>s.<br />

Il faut ajouter que le système <strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>scription</strong> d’Adam se situe dans sa théorie sur <strong>les</strong><br />

types <strong>et</strong> <strong>les</strong> prototypes <strong>de</strong>s textes qui comprennent, d’une part, le texte narratif (le récit), le<br />

texte argumentatif, le texte explicatif <strong>et</strong> le dialogue <strong>et</strong> d’autre part, s’insère dans sa théorie <strong>de</strong><br />

la linguistique textuelle fondée sur la séquencialité. Son approche aux autres sortes <strong>de</strong> textes<br />

113<br />

Ibid., p.127.<br />

114<br />

Adam, Le texte <strong>de</strong>scriptif, 1989, Adam, La <strong><strong>de</strong>scription</strong>, 1993, Adam, Les textes : types <strong>et</strong> prototypes, op. cit., 1997, Adam,<br />

Linguistique textuelle, 1999.<br />

115<br />

Adam, Les textes : types <strong>et</strong> prototypes, op. cit., 1997, p.84.<br />

Page 30


nous intéresse fort. Parce que cela nous perm<strong>et</strong>trait d’abor<strong>de</strong>r le fantastique dans diverses<br />

sortes <strong>de</strong> textes.<br />

II.III Rhétorique <strong>de</strong> la poésie du Groupe <br />

Entrer dans <strong>les</strong> détails <strong>de</strong> la Rhétorique <strong>de</strong> la poésie 116 du Groupe n’est pas le but <strong>de</strong><br />

la présente étu<strong>de</strong>, mais il faudrait en confirmer <strong>de</strong>ux notions essentiel<strong>les</strong>.<br />

La première notion porte sur la relation entre <strong>les</strong> isotopies 117 <strong>et</strong> la lecture rhétorique.<br />

Dans une expression figurée, une rupture <strong>de</strong> l’isotopie, que le Groupe appelle allotopie,<br />

déclenche le décodage du trope. Alors, c<strong>et</strong>te figure ou unité rhétorique joue le rôle <strong>de</strong><br />

connecteur susceptible d’être lu sur plus d’une isotopie à la fois. S’il y a plusieurs unités<br />

rhétoriques qui font office <strong>de</strong> termes connecteurs entre <strong>de</strong>ux ou plusieurs isotopies, ces<br />

isotopies s’installent en se superposant. Ainsi, avec une lecture rhétorique, l’allotopie génèr<strong>et</strong>-elle<br />

la poly-isotopie 118 .<br />

La <strong>de</strong>uxième notion porte sur la médiation. Après avoir dit « L’éthos poétique, avonsnous<br />

dit, implique d’une part l’opposition fondamentale <strong>et</strong> d’autre part la médiation <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

opposition » 119 , Groupe distingue trois sortes <strong>de</strong> médiations :<br />

a) médiation référentielle : le texte comporte explicitement <strong>de</strong>s termes qui désignent <strong>de</strong>s<br />

procès médiateurs ;<br />

b) médiation discursive : <strong>de</strong>ux isotopies sont explicitement mises en relation, au fil du<br />

syntagme, sur la base <strong>de</strong> rapports entre <strong>les</strong> signifiés <strong>et</strong>/ou entre <strong>les</strong> signifiants ;<br />

c) médiation rhétorique : une isotopie ou une unité <strong>de</strong> signification est rendue lisible selon<br />

une autre isotopie ou comme une autre unité <strong>de</strong> signification (non manifestée) grâce à<br />

<strong>de</strong>s opérations rhétoriques faisant usage <strong>de</strong> leurs propriétés communes 120 .<br />

Klinkenberg y apporte une précision. Il préfère, pour la première classe <strong>de</strong> médiations,<br />

<strong>les</strong> médiations symboliques, qui sont soit archétypiques ou référentiel<strong>les</strong> 121 . Les exemp<strong>les</strong><br />

typiques en sont la chasse, le sport <strong>et</strong>c. Les médiations discursives sont soit par argumentation,<br />

dans le discours scientifique, par exemple, soit par narration, dans le conte merveilleux. La<br />

médiation rhétorique peut être fournie instantanément. Elle l’est par un usage très particulier<br />

116<br />

Groupe , Rhétorique <strong>de</strong> la poésie, 1977. Nous trouvons le prolongement <strong>et</strong> la précision dans Klinkenberg, Le Sens<br />

rhétorique, 1990 <strong>et</strong> Klinkenberg, Précis <strong>de</strong> Sémiotique générale, 1996 dont l’auteur est un <strong>de</strong>s membre du Groupe .<br />

117<br />

Pour l’isotopie, voir Greimas, Sémantique structurale, 1966.<br />

118<br />

Ibid., p.50-60.<br />

119<br />

Ibid., p.94.<br />

120<br />

Ibid., p.96.<br />

121<br />

Klinkenberg, Précis <strong>de</strong> Sémiotique générale, 1996, p.134-135.<br />

Page 31


<strong>de</strong>s signes, un usage qui semble contrevenir aux règ<strong>les</strong> en vigueur dans le co<strong>de</strong>, par exemple<br />

la figure ou le trope.<br />

II.IV Types <strong>de</strong> textes <strong>et</strong> médiations<br />

Ici, il serait légitime <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en relation chaque type <strong>de</strong> textes avec une sorte <strong>de</strong><br />

médiation. Ainsi, pourrions-nous parler <strong>de</strong> la médiation discursive par narration pour le texte<br />

narratif 122 . La médiation discursive par argumentation correspondrait aux textes argumentatif<br />

ou explicatif 123 . Klinkenberg ne distingue pas n<strong>et</strong>tement l’argumentation <strong>de</strong> l’explication,<br />

tandis que Adam donne un statut à part <strong>et</strong> entière à celle-ci. Enfin, nous voudrions relater au<br />

texte <strong>de</strong>scriptif, la médiation rhétorique. Cela ne veut pas dire qu’il y a une médiation<br />

rhétorique dans tout texte <strong>de</strong>scriptif. Mais le texte <strong>de</strong>scriptif a une relation étroite avec la<br />

médiation rhétorique. Riffaterre assimile le système <strong>de</strong>scriptif à la définition dans le<br />

dictionnaire du mot nucléaire 124 . Nous utilisons plutôt le mot « encyclopédie » parce que le<br />

réseau évoqué ici ne reste pas simplement grammatical mais se répand sur <strong>les</strong> connaissances<br />

encyclopédiques. Ainsi, un écart introduit dans un texte <strong>de</strong>scriptif se répercute au système<br />

encyclopédique quand le message est accepté tel quel 125 . Alors, le lecteur peut prendre <strong>de</strong>ux<br />

réactions. Il peut réévaluer le résultat <strong>de</strong> l’écart pour l’intégrer dans le système entier. Ainsi,<br />

l’encyclopédie sera reconstruite conformément ce résultat. Mais cela déclenche un processus<br />

<strong>de</strong> la médiation discursive narrative ou argumentative. Parce que pour réorganiser<br />

l’encyclopédie, il faut discuter, prouver <strong>et</strong> convaincre.<br />

D’autre part, le lecteur peut se m<strong>et</strong>tre au processus <strong>de</strong> la production d’un sens<br />

rhétorique en déclenchant la médiation rhétorique. Comme nous venons <strong>de</strong> le voir, Riffaterre<br />

désigne la structure métonymique du système <strong>de</strong>scriptif. Dans le schéma d’Adam,<br />

l’aspectualisation ou la mise en relation se font soit par synecdoque, soit par métonymie, soit<br />

par métaphore, soit par comparaison, en terminologie <strong>de</strong> Groupe , soit selon la relation ,<br />

soit selon la relation . Évi<strong>de</strong>mment, la procédure d’aspectualisation du découpage en parties<br />

s’effectue sur la relation synecdoquique du mo<strong>de</strong> , alors que celle <strong>de</strong> mise en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s<br />

122 « Le conte pose toujours une opposition que le récit vient résoudre. Prenons pour exemple l’opposition entre le pauvre <strong>et</strong><br />

le riche : c<strong>et</strong>te opposition est surmontée si l’intrigue fait par exemple apparaître que le pauvre est en réalité le fils du roi<br />

déguisé, ou le prince dérobé à ses parents dans son enfance...», ibid. p.134.<br />

123 « Ce type <strong>de</strong> discours scientifique établit en eff<strong>et</strong> que <strong>de</strong>s entités jusque là disjointes peuvent être conjointes grâce à une<br />

nouvelle interprétation qu’on en donne. Par exemple, la biologie a dû argumenter pour faire adm<strong>et</strong>tre que l’homme <strong>et</strong><br />

l’animal, <strong>de</strong>ux catégories jusque là opposées, pouvaient être justiciab<strong>les</strong> <strong>de</strong> la même approche. », ibid., p.134<br />

124 « Similarly, the <strong>de</strong>scriptive systems are more complex than the presupposition n<strong>et</strong>works, but in their simpler form they are<br />

very close to the dictionary <strong>de</strong>finition of their kernel words », Riffaterre, op. cit., p.39.<br />

Page 32


propriétés est basée sur la relation synecdoquique du mo<strong>de</strong> (synecdoque généralisante). Le<br />

système <strong>de</strong>scriptif dépend beaucoup <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te structure canonique <strong>et</strong> tout écart introduit sur ce<br />

niveau peut produire un trope.<br />

II.V Médiation <strong>et</strong> la théorie <strong>de</strong> Todorov<br />

Nous commençons la révision <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> Todorov par le problème du sens propre<br />

parce que c’est le moment qui déclenche tout le système. Todorov m<strong>et</strong> fortement l’accent sur<br />

le sens propre <strong>et</strong> cela au détriment du sens figuré. Ceci est très clair quand il parle <strong>de</strong><br />

l’allégorie. Il interdit la lecture allégorique en disant :<br />

Si ce que nous lisons décrit un événement surnaturel, <strong>et</strong> qu’il faille pourtant<br />

prendre <strong>les</strong> mots non au sens littéral mais dans un autre sens qui ne renvoie à rien <strong>de</strong><br />

surnaturel, il n’y a plus lieu pour le fantastique 126 .<br />

Il est vrai qu’un genre qui invite plutôt à lire le texte dans le sens allégorique comme la<br />

fable existe <strong>et</strong> ce genre diffère du fantastique. Mais comme Todorov l’adm<strong>et</strong>, lui-même,<br />

l’allégorie n’implique-t-elle pas « l’existence d’au moins <strong>de</strong>ux sens pour <strong>les</strong> mêmes<br />

mots » 127 ? Même s’il arrive qu’« on nous dit que le sens premier doit disparaître » 128 , ce n’est<br />

pas toujours le cas. Et même dans ce cas-là, le sens premier ne disparaît pas forcément.<br />

Comme dit Molinié, « tout discours allégorique peut être lu non allégoriquement, tout en<br />

restant tout à fait acceptable <strong>et</strong> cohérent » 129 . Todorov situe le fantastique <strong>et</strong> l’allégorie pure<br />

aux <strong>de</strong>ux extrémités :<br />

Il existe donc une gamme <strong>de</strong> sous-genres littéraires, entre le fantastique (lequel<br />

appartient à ce type <strong>de</strong> textes qui doivent être lus au sens littéral) <strong>et</strong> l’allégorie pure qui ne<br />

gar<strong>de</strong> que le sens second, allégorique ; gamme qui se constituera en fonction <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

facteurs : le caractère explicite <strong>de</strong> l’indication, <strong>et</strong> la disparition du sens premier 130 .<br />

Mais c<strong>et</strong>te gamme ne couvre-t-elle pas tous <strong>les</strong> textes, ou au moins tous <strong>les</strong> textes littéraires ?<br />

Ces <strong>de</strong>ux extrémités nous semblent <strong>de</strong>ux axes conceptuels pour situer <strong>les</strong> textes plutôt que<br />

<strong>de</strong>ux genres qui consistent <strong>de</strong>s œuvres réel<strong>les</strong>.<br />

125<br />

Sinon, le lecteur ne s’aperçoit pas <strong>de</strong> l’écart, il pense qu’il y a une erreur ou il ne comprend pas le message, Klinkenberg,<br />

op. cit., p.270.<br />

126<br />

Todorov, op. cit., 1970, p.69.<br />

127<br />

Ibid., p.68.<br />

128<br />

Ibid., p.68.<br />

129<br />

Molinié, Georges, Dictionnaire <strong>de</strong> rhétorique, p.42.<br />

130<br />

Todorov, op. cit., 1970, p.69.<br />

Page 33


C<strong>et</strong>te prédominance du sens littéral apparaît aussi quand Todorov exclut la lecture<br />

poétique. Il distingue attentivement <strong>de</strong>ux usages du mot littéral : l’un en opposition au<br />

représentatif, quand il parle <strong>de</strong> la poésie, l’autre en opposition au figuré, quand il parle <strong>de</strong><br />

l’allégorie. Mais cela n’empêche qu’il exclut le sens figuré en réduisant <strong>les</strong> images poétiques<br />

« au pur niveau <strong>de</strong> la chaîne verbale qu’el<strong>les</strong> constituent » 131 . Nous voudrions qualifier cela<br />

d’un défaut sérieux parce qu’il s’agit là <strong>de</strong> la polysémie qui constitue l’essentiel du texte<br />

littéraire. En plus, il nie ici, complètement la fonction représentative dans le texte poétique, ce<br />

qui nous semble trop exclusif.<br />

De même, quand il parle du discours fantastique, il exclut le sens figuré en disant : « Le<br />

surnaturel naît souvent <strong>de</strong> ce qu’on prend le sens figuré à la l<strong>et</strong>tre ». Il est bien plausible <strong>de</strong><br />

signaler l’importance <strong>de</strong> la rhétorique, mais nous pouvons trouver là une méconnaissance du<br />

processus rhétorique. Nous ne pouvons pas réduire le sens d’une expression figurée au sens<br />

figuré ni le limiter au sens littéral. Confirmons ici, le principe <strong>de</strong> la figure rhétorique avec<br />

Klinkenberg, en utilisant le mot « <strong>de</strong>gré conçu » pour ce que Todorov désigne par le « sens<br />

figuré » <strong>et</strong> le « <strong>de</strong>gré perçu » pour le « sens propre ». Le <strong>de</strong>gré conçu qui est un ensemble flou<br />

d’interprétations se superpose au <strong>de</strong>gré perçu, <strong>et</strong> « l’eff<strong>et</strong> rhétorique provient en eff<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l’interaction dialectique entre le <strong>de</strong>gré perçu <strong>et</strong> l’ensemble flou dit <strong>de</strong>gré conçu » 132 . Le sens<br />

surnaturel ne cè<strong>de</strong> pas la place au sens non-surnaturel, mais ces <strong>de</strong>ux sens coexistent. Ne<br />

faudrait-il pas plutôt faire plus <strong>de</strong> places aux récits « où le lecteur va jusqu’à hésiter entre<br />

interprétation allégorique <strong>et</strong> lecture littérale » 133 ? Todorov lui-même parle du cas où « la<br />

figure <strong>et</strong> le surnaturel sont présents au même niveau » 134 . Ne faudrait-il pas plutôt m<strong>et</strong>tre plus<br />

d’importance sur c<strong>et</strong>te sorte d’ambiguïté ?<br />

Le problème s’aggrave quand Todorov parle <strong>de</strong> l’irréversibilité <strong>de</strong> la lecture 135 . Il<br />

applique la monosémie qui naît <strong>de</strong> la prédominance du sens littéral au texte entier. Mais un<br />

texte littéraire n’est-il pas toujours polysémique ? Dont la lecture ne serait jamais irréversible.<br />

Il écrit que si on lit le cinquième chapitre d’un roman <strong>de</strong> Balzac avant le quatrième chapitre,<br />

« la perte subie n’est aussi gran<strong>de</strong> que s’il s’agissait d’un récit fantastique » 136 . Mais il ne<br />

précise pas la différence. De même, « la première lecture <strong>et</strong> la secon<strong>de</strong> lecture d’un conte<br />

fantastique donnent <strong>de</strong>s impressions très différentes (beaucoup plus que pour un autre type <strong>de</strong><br />

131 Ibid., p.65.<br />

132 Klinkenberg, op. cit., p.262.<br />

133 Ibid., p.74.<br />

134 Ibid., p.84.<br />

135 Ibid., p.91-96.<br />

136 Ibid., p.95.<br />

Page 34


écit) 137 », mais sans préciser combien. En tout cas, n’est-ce pas une question <strong>de</strong> <strong>de</strong>grés ? La<br />

différence nous semble graduelle <strong>et</strong> insuffisante pour distinguer n<strong>et</strong>tement <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux genres, le<br />

fantastique <strong>et</strong> le non-fantastique.<br />

La prédominance du sens littéral aboutit à celle <strong>de</strong> l’intrigue, <strong>de</strong> l’action ou du narratif.<br />

Ici, le problème du sens littéral rejoint celui <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong>. Todorov insiste sur le sens<br />

littéral <strong>et</strong> celui-ci cause une contradiction dans le contexte. Alors, il cherche à résoudre c<strong>et</strong>te<br />

contradiction dans l’intrigue ou dans la narration. La contradiction résolue, le récit tombe,<br />

selon <strong>les</strong> manières <strong>de</strong> solution, ou bien dans l’étrange ou bien dans le merveilleux. Tant que la<br />

contradiction dure, le fantastique dure. Voilà la stratégie <strong>de</strong> Todorov. Il faudrait réviser ceci<br />

fondamentalement pour sinon ôter complètement la limite historique <strong>de</strong> sa théorie au moins<br />

trouver une réponse plus modérée.<br />

Reconsidérons maintenant la définition du fantastique dans le cadre <strong>de</strong> <strong>de</strong>s médiations<br />

du Groupe . Nous proposons <strong>de</strong> définir le surnaturel comme une sorte d’allotopie. C<strong>et</strong>te idée<br />

n’est pas loin <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Vax quand il dit « Naturel est en somme synonyme<br />

d’explicable. » 138 Si on prend le mot surnaturel pour inexplicable, celui-ci exprime bien l’état<br />

<strong>de</strong> l’allotopie où il manque la continuité sémantique. L’ambiguïté <strong>de</strong> Todorov, elle aussi,<br />

porte sur <strong>de</strong>ux explications à propos <strong>de</strong> c<strong>et</strong> événement contradictoire <strong>et</strong> Finné cherche<br />

toujours une explication. Deuxièmement, nous pensons que le problème du fantastique est un<br />

problème <strong>de</strong> médiation sans oublier qu’il y a plusieurs sortes <strong>de</strong> médiations.<br />

Alors, <strong>de</strong>vant une allotopie, qui se trouve dans une séquence <strong>de</strong>scriptive, Todorov<br />

insiste sur le sens littéral, <strong>et</strong> ainsi, il empêche le décodage du trope. La poly-isotopie ne se<br />

génère pas. Ensuite, il cherche à réduire l’allotopie dans <strong>les</strong> médiations discursives surtout par<br />

narration 139 . Tant que le lecteur n’arrive pas à réduire l’allotopie, l’ambiguïté subsiste. Et c<strong>et</strong>te<br />

allotopie une fois réduite, il n’y a plus d’ambiguïté.<br />

Dans c<strong>et</strong>te manière <strong>de</strong> lire, le texte est compris toujours d’une façon monosémique <strong>et</strong> il<br />

n’y a pas <strong>de</strong> place pour la polysémie. Nous <strong>de</strong>vons constater que c’est une manière assez<br />

pauvre <strong>de</strong> lire un texte. Et il est facile <strong>de</strong> comprendre que c’est parce que Todorov ne<br />

considère que <strong>les</strong> médiations discursives. Nous proposons, donc, <strong>de</strong> réintroduire <strong>les</strong> autres<br />

137 Ibid.<br />

138 Supra.<br />

139 En fait, ce qui se passe dans un texte réel est plus complexe. C’est la quête d’une explication qui propulse le récit. Mais,<br />

comme Adam le montre bien, la structure argumentative est souvent narrativisée (Adam, Les textes : types <strong>et</strong> prototypes,<br />

1997, p.108-110) <strong>et</strong> il est difficile <strong>de</strong> dissocier ces <strong>de</strong>ux médiation au niveau <strong>de</strong> texte réel.<br />

Page 35


médiations, notamment <strong>les</strong> médiations rhétoriques dans la lecture du texte fantastique 140 . Et<br />

nous examinerons aussi, <strong>les</strong> cas où la médiation est faite plutôt dans un texte argumentatif ou<br />

explicatif.<br />

Nous ne pensons pas que ces mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> médiations soient exclusifs. Ces médiations<br />

coexistent souvent <strong>et</strong> collaborent parfois. Nous le verrons au fur <strong>et</strong> à mesure dans <strong>les</strong> chapitres<br />

suivants. Ici, il faut remarquer que même dans un texte comme Le Horla (première version)<br />

<strong>de</strong> Maupassant, où le narratif l’importe sur le <strong>de</strong>scriptif, se trouve une médiation rhétorique.<br />

En occurrence, elle est obtenue par une comparaison utilisant « comme si » <strong>et</strong> l’usage du<br />

subjonctif imparfait, « eût cueillie » <strong>et</strong> du conditionnel passé, « aurait décrite » .<br />

L’hiver était passé, le printemps commençait. Or, un matin, comme je me<br />

promenais près <strong>de</strong> mon parterre <strong>de</strong> rosiers, je vis, je vis distinctement, tout près <strong>de</strong> moi, la<br />

tige d’une <strong>de</strong>s plus bel<strong>les</strong> roses se casser comme si une main invisible l’eût cueillie puis<br />

la fleur suivit la courbe qu’aurait décrite un bras en la portant vers une bouche, <strong>et</strong> resta<br />

suspendue dans l’air transparent, toute seule, immobile, effrayante, à trois pas <strong>de</strong> mes<br />

yeux. 141<br />

Il y a <strong>de</strong>ux isotopies, une compatible avec le contexte, celle d’un matin près du parterre <strong>de</strong><br />

rosiers, mais qui contient un écart logique. La fleur ne suit pas une courbe dans l’air ni ne<br />

reste pas seule, immobile, dans l’air transparent. D’autre part, il y a une autre isotopie,<br />

présentée ici provisoirement comme irréelle, celle <strong>de</strong> la main invisible. Il y a une certaine<br />

cohérence parmi <strong>les</strong> composants ; « une main invisible », « un bras », « une bouche ». Donc il<br />

est fort possible <strong>de</strong> lire le texte selon c<strong>et</strong>te isotopie, mais elle est aussi problématique parce<br />

qu’« une main invisible » est inacceptable.<br />

Or, c<strong>et</strong>te séquence est intégrée dans une séquence narrative qui se résume en « je vis ».<br />

Celle-ci est à son tour intégrée dans la séquence narrative supérieure qui consiste d’une série<br />

d’action du narrateur qui essaie <strong>de</strong> réduire <strong>les</strong> écarts logiques qu’il subit, dont un exemple est<br />

présenté dans la présente séquence. Le rôle <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> ici est plutôt secondaire dans la<br />

mesure où elle propose <strong>de</strong>ux isotopies qui seraient médiées narrativement dans l’ensemble du<br />

texte. Mais si nous ne prenons ce passage que pour le sens littéral comme Todorov, la tension<br />

serait diminuée.<br />

Le rôle <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>et</strong> l’usage particulier <strong>de</strong>s procédés rhétoriques ne se limite pas<br />

<strong>chez</strong> <strong>symbolistes</strong>. L’usage <strong>de</strong>s énoncés figurés est fréquent dans <strong>les</strong> œuvres fantastiques <strong>et</strong><br />

140 Les médiations symboliques seront l’obj<strong>et</strong> d’une autre étu<strong>de</strong> intéressante, mais nous ne <strong>les</strong> abordons pas dans c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong>.<br />

Nous signalons simplement qu’il s’agirait <strong>de</strong>s topos <strong>et</strong> <strong>de</strong>s thèmes.<br />

Page 36


nous adm<strong>et</strong>tons qu’il s’agit justement d’une rhétorique <strong>de</strong> l’indicible 142 . Mais <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong><br />

ont surtout développé ce rôle <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>et</strong> cela parfois au détriment <strong>de</strong> la structure<br />

narrative, nous en examinerons <strong>les</strong> réalisations diverses dans <strong>les</strong> chapitres suivants.<br />

141 Nous soulignons. Maupassant, Le Horla <strong>et</strong> autres Contes cruels <strong>et</strong> fantastiques, 1976, p.415. Ici, nous pensons qu’il s’agit<br />

une <strong><strong>de</strong>scription</strong> d’une action.Une mise en relation est introduite par « comme si ».<br />

142 Voir, Bellemin-Noël, Jean, « Des formes fantastiques aux thèmes fantasmatiques », Littérature, nº 2, 1971, p.111-112.<br />

Page 37


III. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam<br />

Le premier écrivain que nous abordons est <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam. Nous avons déjà<br />

signalé que l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> nous semble le point <strong>de</strong> convergence entre le fantastique <strong>de</strong><br />

l’époque romantique <strong>et</strong> celui, renouvelé, <strong>de</strong> l’époque symboliste. Aussi étudions-nous la<br />

coexistence du fantastique narratif <strong>et</strong> du fantastique <strong>de</strong>scriptif, ainsi que diverses variations<br />

sur quelques motifs fantastiques : comme l’usage du texte argumentatif ou l’interférence entre<br />

occultisme <strong>et</strong> discours scientifique. Nous verrons enfin que la richesse <strong>de</strong> l’écriture<br />

fantastique <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> ne restera pas l<strong>et</strong>tre morte ; elle contribuera en eff<strong>et</strong> à faire naître une<br />

nouvelle forme <strong>de</strong> la littérature fantastique auprès <strong>de</strong> la génération suivante. Éclaircir le<br />

fantastique <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong> revient à m<strong>et</strong>tre la lumière sur la source du fantastique symboliste.<br />

III.I État <strong>de</strong>s recherches sur <strong>Villiers</strong><br />

Examinons d’abord, ce que <strong>les</strong> étu<strong>de</strong>s qui nous précè<strong>de</strong>nt désignent comme<br />

caractéristiques du fantastique <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>. Sans doute influencée par le titre <strong>de</strong>s Contes cruels,<br />

la critique s’est longtemps concentrée sur le rapport entre le genre fantastique <strong>et</strong> la cruauté.<br />

Ainsi, dans son Conte fantastique en France <strong>de</strong> Nodier à Maupassant, Castex consacre à<br />

<strong>Villiers</strong> un chapitre intitulé « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> sa cruauté ». Le comparant à Barbey,<br />

il écrit ainsi que :<br />

Barbey précise, il est vrai, que <strong>les</strong> Diaboliques ne sont pas <strong>de</strong>s « diableries ». Nous<br />

n’y rencontrons pas <strong>de</strong> spectres ; aucune <strong>de</strong>s situations qui y sont décrites n’est<br />

matériellement invraisemblable, <strong>et</strong> nous pouvons hésiter à ranger <strong>les</strong> nouvel<strong>les</strong> <strong>de</strong> son<br />

recueil parmi <strong>les</strong> œuvres fantastiques. Au contraire, <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, qui<br />

désigne lui-même la cruauté comme le caractère essentiel <strong>de</strong> son inspiration, <strong>les</strong><br />

manifestations d’au-<strong>de</strong>là sont fréquentes <strong>et</strong> éclatantes, surtout dans ses premiers contes,<br />

Claire Lenoir, L’Intersigne ou Véra. 143<br />

Par ailleurs, l’argument <strong>de</strong> Castex sur la frontière entre la cruauté <strong>et</strong> le fantastique n’est<br />

pas sans intérêt pour notre réflexion :<br />

Néanmoins, la limite entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux domaines <strong>de</strong> la cruauté <strong>et</strong> du fantastique<br />

apparaît parfois difficile à déterminer. Le langage commun en fait foi : lorsque nous<br />

qualifions <strong>de</strong> monstres <strong>de</strong>s criminels éhontés, n’adm<strong>et</strong>tons-nous pas implicitement qu’au<strong>de</strong>là<br />

d’un certain <strong>de</strong>gré l’horreur ne semble plus à l’échelle humaine ? Les docteurs du<br />

143 Castex, Le Conte fantastique en France <strong>de</strong> Nodier à Maupassant, 1951, p.347.<br />

Page 38


christianisme vont plus loin : ils discernent, dans certaines catégories <strong>de</strong> forfaits, <strong>les</strong><br />

signes d’une intervention démoniaque, justiciable <strong>de</strong> l’exorcisme. 144<br />

Par contraste, ce qui distinguerait <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> Barbey est que le premier en appelle aux<br />

phénomènes surnaturels.<br />

Le Secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Echafaud est dans c<strong>et</strong>te perspective un exemple intéressant <strong>de</strong> récit où<br />

<strong>Villiers</strong> recourt à la cruauté pour prouver l’existence d’une vie d’au-<strong>de</strong>là :<br />

Après le passage du couteau, la Pommerais, au prix d’un grand effort, parvient à<br />

cligner <strong>de</strong> l’œil : c’en est assez, peut-être, pour prouver que l’âme possè<strong>de</strong> une vie<br />

autonome. <strong>Villiers</strong> le suggère, en tout cas : Le Secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Echafaud répond bien à une<br />

« exigence <strong>de</strong> tout son esprit ». 145<br />

Toujours selon Castex, le fantastique Claire Lenoir est également utilisé « comme<br />

moyen » <strong>de</strong> prouver l’existence <strong>de</strong> l’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> même que l’organisation générale <strong>de</strong> l’œuvre,<br />

entièrement dirigée vers l’accomplissement <strong>de</strong> ce but :<br />

Dans c<strong>et</strong>te offensive idéologique du spiritualisme, le fantastique est utilisé comme<br />

un moyen, décisif à vrai dire. Bonhom<strong>et</strong> a trop mauvaise foi pour s’avouer vaincu par <strong>de</strong>s<br />

raisonnements ; pour triompher <strong>de</strong> sa résistance, il faut l’attaquer sur son propre terrain <strong>et</strong><br />

le contraindre à vérifier <strong>de</strong> ses yeux, plus précisément avec l’un <strong>de</strong> ses appareils,<br />

l’ophtalmoscope, l’évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te réalité qu’il s’obstine à nier. C’est pour préparer ce<br />

dénouement que l’écrivain a semé dans la première partie du récit, non sans maladresse,<br />

diverses indications étranges dont le lecteur ne voit pas immédiatement la portée. 146<br />

Le fantastique fonctionne au service d’une illustration <strong>de</strong> l’au-<strong>de</strong>là. Ajoutons que<br />

Castex va jusqu’à affirmer que la question <strong>de</strong> vraisemblance n’a plus <strong>de</strong> sens :<br />

Certes, le lecteur n’est pas dupe d’inventions aussi laborieuses <strong>et</strong> aussi<br />

extravagantes. Mais l’écrivain ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas qu’on le croie à la l<strong>et</strong>tre. Il s’est borné à<br />

poser <strong>de</strong>s problèmes <strong>et</strong> à battre en brèche la sotte obstination du sens commun à <strong>les</strong> nier.<br />

L’essentiel est pour lui d’arracher <strong>les</strong> esprits à une dangereuse indifférence <strong>et</strong> à une<br />

morne torpeur, d’y éveiller ce trouble ou c<strong>et</strong>te angoisse qui <strong>les</strong> disposent à <strong>de</strong> fécon<strong>de</strong>s<br />

réflexions. 147<br />

Castex conclut ainsi qu’il s’agit d’une œuvre non réaliste, qu’il convient <strong>de</strong> ne pas prendre au<br />

pied <strong>de</strong> la l<strong>et</strong>tre.<br />

144 Ibid.<br />

145 Ibid., p.362.<br />

146 Ibid., p.353.<br />

147 Ibid., p.354.<br />

Ainsi, Castex rapproche L’Intersigne <strong>de</strong> Clair Lenoir :<br />

Page 39


L’Intersigne est inséparable <strong>de</strong> Claire Lenoir, car il existe entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux œuvres<br />

une continuité absolue <strong>de</strong> préoccupations. 148<br />

La continuité consiste à ce souci <strong>de</strong> l’au-<strong>de</strong>là :<br />

Il s’agit, une <strong>de</strong>uxième fois, <strong>de</strong> montrer par un exemple frappant l’aveuglement du<br />

scepticisme <strong>et</strong> <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en lumière l’une <strong>de</strong> ces « coïnci<strong>de</strong>nces » qui font réfléchir <strong>les</strong><br />

« gens <strong>de</strong> pensée » sur l’existence possible <strong>de</strong> communications entre la Terre <strong>et</strong> l’au<strong>de</strong>là.<br />

149<br />

Mais c’est L’Intersigne que Castex apprécie particulièrement, au point d’employer le<br />

superlatif :<br />

D’un point <strong>de</strong> vue dramatique, L’Intersigne nous apparaît comme l’une <strong>de</strong>s plus<br />

bel<strong>les</strong> réussites <strong>de</strong> l’écrivain <strong>et</strong> comme l’un <strong>de</strong>s chefs-d’œuvre <strong>de</strong> la littérature fantastique<br />

française. 150<br />

Un autre conte qu’il présente est Véra. Il s’agit, c<strong>et</strong>te fois, <strong>de</strong> fixer l’image <strong>de</strong> l’amour<br />

idéal. Le fantastique n’est qu’un moyen <strong>de</strong> le réaliser dans le récit :<br />

Pour y parvenir, il recourt, une fois <strong>de</strong> plus, à une affabulation fantastique. Véra<br />

revient dans la <strong>de</strong>meure <strong>de</strong> celui qui s’est obstiné à la croire vivante <strong>et</strong> laisse sur le lit<br />

nuptial, comme un témoignage irrécusable <strong>de</strong> son passage, la clef <strong>de</strong> son tombeau. 151<br />

La fin <strong>de</strong> Véra est souvent discutée 152 , mais pour Castex, l’explication par<br />

l’hallucination est insuffisante :<br />

Nous trahirions l’intention <strong>de</strong> l’écrivain si nous expliquions ce phénomène par une<br />

hallucination : dans c<strong>et</strong>te chambre où le comte avait creusé la forme <strong>de</strong> son amour […]. 153<br />

Mais il n’oublie pas <strong>de</strong> critiquer le caractère abstrait <strong>de</strong> ce conte <strong>et</strong> n’accepte pas<br />

l’apparition <strong>de</strong> Véra :<br />

Nous <strong>de</strong>vons reconnaître aussi que l’abstraction philosophique gâte un peu l’eff<strong>et</strong><br />

cherché, que le récit ne nous conquiert pas entièrement <strong>et</strong> que la présence <strong>de</strong> Véra dans la<br />

chambre ne s’impose pas à nous comme elle s’impose au comte d’Athol. Nous acceptions<br />

volontiers le postulat <strong>de</strong> L’Intersigne ; mais nous résistons aux sophismes <strong>de</strong> Véra. 154<br />

148 Ibid., p.355.<br />

149 Ibid., p.356.<br />

150 Ibid., p.356-357.<br />

151 Ibid., p.359.<br />

152 Nous reprenons l’argument <strong>de</strong> Todorov ci-<strong>de</strong>ssous, voir infra p.49.<br />

153 Ibid., p.360.<br />

154 Ibid.<br />

Page 40


L’Ève future est aussi traitée <strong>de</strong> la même manière. Pour Castex, c<strong>et</strong>te œuvre ne doit<br />

même pas être lue comme un roman d’anticipation :<br />

L’Eve future ne doit donc pas être considérée comme un roman d’anticipation<br />

scientifique, mais, selon la formule même <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, comme une « œuvre d’art<br />

métaphysique » <strong>de</strong>stinée à illustrer, une fois <strong>de</strong> plus, <strong>les</strong> principes fondamentaux d’une<br />

philosophie spiritualiste. 155<br />

Pour Castex, l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> est toujours « <strong>de</strong>stinée à illustrer » quelque chose d’idéal <strong>et</strong> il<br />

résume lui-même sa position en comparant c<strong>et</strong>te œuvre à Claire Lenoir <strong>et</strong> à Véra comme suit :<br />

Ainsi s’affirme <strong>de</strong> nouveau c<strong>et</strong> idéalisme qui, dans Claire Lenoir <strong>et</strong> dans Véra,<br />

tentait <strong>de</strong> justifier dialectiquement <strong>les</strong> plus étranges phénomènes. 156<br />

Nous y voyons bien que Castex abor<strong>de</strong> le fantastique <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong> toujours suivant l’équation<br />

« <strong>Villiers</strong> = écrivain idéaliste ». Le fantastique serait ainsi un moyen pour plai<strong>de</strong>r l’idéal.<br />

Dans ce sens-là, <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> seraient en quelque sorte <strong>de</strong>s œuvres allégoriques. Ce<br />

qui est intéressant dans la mesure où c’est justement ce dédoublement <strong>de</strong> sens réalisé par <strong>les</strong><br />

procédés allégoriques qui produit l’eff<strong>et</strong> fantastique. Mais il faudrait toutefois insister sur le<br />

fait que pour nous, l’en-<strong>de</strong>ça ne s’efface pas complètement pour laisser la place à l’au-<strong>de</strong>là.<br />

L’au-<strong>de</strong>là est superposé sur la réalité <strong>et</strong> le lecteur hésite sans cesse entre ces <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s.<br />

Marcel Schnei<strong>de</strong>r présente <strong>Villiers</strong> dans le chapitre « <strong>Fantastique</strong> revu <strong>et</strong> corrigé (1856-<br />

1890) ». La section qui lui est consacrée a pour titre « PAR LA CRUAUTÉ : VILLIERS DE<br />

L’ISLE-ADAM » 157 . Il situe <strong>Villiers</strong> dans le fantastique <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième moitié du XIXe siècle <strong>et</strong> pour lui aussi, la cruauté est une caractéristique importante du fantastique <strong>de</strong> c<strong>et</strong><br />

auteur. Pourtant il ne définit pas c<strong>et</strong>te cruauté clairement <strong>et</strong> seule la référence au Tueur <strong>de</strong><br />

cygnes dans Tribulat Bonhom<strong>et</strong> nous le suggère vaguement :<br />

C’est aussi un expérimentateur sans pitié qui, mécène à rebours, réduit <strong>les</strong> artistes à<br />

la misère pour <strong>les</strong> entendre chanter plus purement […]. 158<br />

D’ailleurs, le personnage <strong>de</strong> Bonhom<strong>et</strong> semble l’intéresser beaucoup. Il le présente assez<br />

longuement en le comparant soit à Prudhomme, soit à Homais. En revanche, il n’apprécie pas<br />

Claire Lenoir. Il commence par critiquer la structure générale <strong>de</strong> Tribulat Bonhom<strong>et</strong> :<br />

155 Ibid., p.363.<br />

156 Ibid.<br />

157 Schnei<strong>de</strong>r, Histoire <strong>de</strong> la littérature fantastique en France, 1985, p.263.<br />

158 Ibid., p.264.<br />

Page 41


Le livre qui s’intitule Tribulat Bonhom<strong>et</strong> réunit maladroitement trois nouvel<strong>les</strong>, un<br />

mémorandum du docteur qui n’est autre que la première <strong>de</strong>s Histoires moroses <strong>de</strong> 1867,<br />

Claire Lenoir, un épilogue enfin. 159<br />

Il continue à critiquer le manque <strong>de</strong> totalité <strong>de</strong> ce livre :<br />

Ces différents morceaux ne forment pas un roman ; forment-ils même un livre ? On<br />

dirait plutôt un livr<strong>et</strong> pour théâtre d’ombres ou <strong>de</strong> marionn<strong>et</strong>tes. Les trois personnages<br />

principaux manquent <strong>de</strong> vérité <strong>de</strong> présence <strong>et</strong> d’épaisseur romanesques, mais proj<strong>et</strong>és sur<br />

une scène, réduits à leur signification symbolique, Claire Lenoir au spiritualisme chrétien,<br />

son mari à l’idéalisme hégélien <strong>et</strong> Bonhom<strong>et</strong> au matérialisme, ils nous intéressent alors,<br />

par le heurt <strong>de</strong>s idées qu’ils ont mission <strong>de</strong> représenter. 160<br />

Ce qui est plus grave est l’invraisemblance. Il nous semble que la vraisemblance est la<br />

chose la plus importante pour Schnei<strong>de</strong>r :<br />

Afin <strong>de</strong> confondre son sinistre Bonhom<strong>et</strong>, <strong>Villiers</strong> invente une fiction touffue,<br />

laborieuse <strong>et</strong> souvent incohérente : il estime peut-être que l’important n’est pas d’être cru,<br />

mais <strong>de</strong> donner à penser <strong>et</strong> que, si le charme opère, si l’état <strong>de</strong> grâce se produit, le lecteur<br />

ne se pose pas <strong>de</strong> questions. 161<br />

Rappelons ici que Castex dit à peu près la même chose dans une nuance contraire 162 . Pour lui,<br />

l’invraisemblance <strong>de</strong> l’œuvre est <strong>de</strong> l’ordre secondaire. Claire Lenoir nous présente un aspect<br />

très intéressant en ce qui concerne l’usage <strong>de</strong>s différents types <strong>de</strong> textes pour créer un eff<strong>et</strong><br />

fantastique. Remarquons que Schnei<strong>de</strong>r mentionne « le heurt <strong>de</strong>s idées qu’il ont mission <strong>de</strong><br />

représenter » <strong>et</strong> affirme que <strong>Villiers</strong> veut « donner à penser ». Schnei<strong>de</strong>r, lui-même, serait<br />

conscient <strong>de</strong> l’importance <strong>de</strong> la structure argumentative du texte, mais à force d’insister sur la<br />

vraisemblance, il ne développe pas l’analyse dans ce sens.<br />

En revanche, Schnei<strong>de</strong>r a une opinion n<strong>et</strong>tement plus favorable pour L’Intersigne <strong>et</strong><br />

Véra :<br />

159<br />

Ibid., p.264-265.<br />

160<br />

Ibid., p.265.<br />

161<br />

Ibid.<br />

162<br />

Voir supra p.39.<br />

163<br />

Ibid., p.267.<br />

Avec L’Intersigne <strong>et</strong> Véra on quitte le bur<strong>les</strong>que pour le lyrique : ce sont <strong>de</strong>ux<br />

contes fantastiques émouvants, sincères, qui tranchent sur <strong>les</strong> autres récits <strong>de</strong> ton âcre,<br />

agressif, dont l’humour est comme une b<strong>les</strong>sure. Dans L’Intersigne comme dans Véra,<br />

<strong>Villiers</strong> exprime ce qui lui tient le plus à cœur : il ne songe plus à être cruel, il a oublié le<br />

mon<strong>de</strong> ingrat, le siècle exécré, le bourgeois stupi<strong>de</strong>. C’est à lui-même qu’il raconte ces<br />

histoires <strong>et</strong>, dans la solitu<strong>de</strong>, il est doux, tendre <strong>et</strong> secourable. 163<br />

Page 42


Comme « [l]es <strong>de</strong>ux contes sont trop célèbres », il n’insiste guère sur ces contes, mais son<br />

appréciation arrive au somm<strong>et</strong> :<br />

Grâce à L’Intersigne <strong>et</strong> à Véra, nous pouvons définir l’univers <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> :<br />

précellence <strong>de</strong> l’amour, <strong>de</strong> l’idéalisme, du mystérieux, du surnaturel. Les ténèbres ne<br />

nient pas le jour lumineux, el<strong>les</strong> n’en sont que l’envers, une autre forme, un aspect<br />

différent, mais el<strong>les</strong> affirment la même chose : au commencement était le Verbe,<br />

profession <strong>de</strong> foi qui <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong> ressortit à la fois au catholicisme <strong>et</strong> à la philosophie<br />

idéaliste. 164<br />

Il nous semble que ces <strong>de</strong>ux contes remplissent la condition <strong>de</strong> vraisemblance <strong>de</strong><br />

Schnei<strong>de</strong>r. C’est-à-dire, ce sont <strong>de</strong>s œuvres fantastiques au point <strong>de</strong> vue narratif. Pour nous,<br />

ce qui est intéressant est plutôt <strong>de</strong> savoir comment fonctionne la <strong><strong>de</strong>scription</strong> dans ce genre <strong>de</strong><br />

textes.<br />

Pour Schnei<strong>de</strong>r, L’Ève future est fantastique parce que c’est une œuvre <strong>de</strong><br />

« [m]erveilleux transposé dans le réel grâce aux découvertes <strong>de</strong> la science ». À propos du<br />

personnage d’Edison il écrit :<br />

<strong>Villiers</strong> a utilisé la légen<strong>de</strong> qui, du vivant d’Edison, avait transformé ce savant en<br />

sorcier, en mage <strong>de</strong>s temps mo<strong>de</strong>rnes : c’est un personnage déjà agrandi <strong>et</strong> simplifié par<br />

l’imagination épique <strong>de</strong>s fou<strong>les</strong> que <strong>Villiers</strong> délibérément tire vers le fantastique. Vers le<br />

fantastique, mais non vers l’occulte, vers le démoniaque ; jamais son Edison ne se pose<br />

en émule <strong>de</strong> Dieu. Il ne prétend pas créer une âme <strong>et</strong> reste un homme pieux tout en<br />

accomplissant ce que le peuple appelle une action diabolique, puisqu’il parvient à animer<br />

une créature artificielle, Hadaly. 165<br />

Il nous semble que Schnei<strong>de</strong>r situe, ici, le fantastique en œuvre entre le merveilleux <strong>et</strong><br />

l’imagination scientifique. Edison n’est pas Merlin lui-même. Le merveilleux transposé ainsi<br />

n’est plus le merveilleux pur, mais quelque chose d’entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux domaines. Où naît le<br />

fantastique villiérien. Schnei<strong>de</strong>r qualifie le fantastique dans L’Ève future ainsi :<br />

<strong>Villiers</strong> va user du raisonnement par l’absur<strong>de</strong> — nier le fantastique <strong>et</strong> par une<br />

dialectique <strong>de</strong> l’ironie le réaliser. 166<br />

Malheureusement, il ne pousse pas l’analyse plus loin pour expliquer la manière dont est<br />

réalisé le fantastique.<br />

164 Ibid.<br />

165 Ibid., p.268.<br />

166 Ibid.<br />

Page 43


Un autre point qui attire notre attention dans l’appréciation <strong>de</strong> Schnei<strong>de</strong>r vient du fait<br />

qu’il cite Axël qui n’est pourtant pas considéré ordinairement comme une œuvre fantastique :<br />

Hadaly parle comme parlera la fugitive amante d’Axël, Sara, Axël, le sublime Axël<br />

qui tient dans l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> la place <strong>de</strong> Faust dans l’œuvre <strong>de</strong> Go<strong>et</strong>he, à la fois<br />

poème, tragédie, méditation philosophique, <strong>et</strong> que <strong>Villiers</strong> acheva l’année <strong>de</strong> sa mort, en<br />

1889, est fantastique par le ton, par l’atmosphère, par la beauté définitive <strong>et</strong> spectrale,<br />

sinon par le suj<strong>et</strong> même. 167<br />

C<strong>et</strong>te idée <strong>de</strong> « fantastique par le ton, par l’atmosphère, par la beauté définitive <strong>et</strong> spectrale »<br />

présente un grand intérêt pour notre réflexion. Nous pensons qu’il a une relation entre ce<br />

« fantastique par le ton » <strong>et</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> fantastique, mais malheureusement, Schnei<strong>de</strong>r ne la<br />

définit pas clairement.<br />

Généralement, Schnei<strong>de</strong>r nous semble rester dans le cadre qui définit le fantastique par<br />

rapport au réalisme, cadre que nous essayons <strong>de</strong> dépasser. Mais la relation entre le fantastique<br />

<strong>et</strong> l’imagination scientifique qu’il désigne dans L’Ève future <strong>et</strong> le fantastique par le ton qu’il<br />

perçoit dans Axël seront dans l’objectif <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong>.<br />

Ce que Baronian écrit porte sur <strong>les</strong> sources du fantastique <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong>. Dans son<br />

chapitre sur <strong>Villiers</strong> intitulé « <strong>les</strong> mystères désincarnés » 168 , il trouve trois sources principa<strong>les</strong><br />

aux œuvres fantastiques <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> ; Poe, le scientisme, <strong>et</strong> le spiritisme :<br />

Poe, le scientisme, le spiritisme. <strong>Villiers</strong>, il ne fait aucun doute, s’est enfiévré en <strong>les</strong><br />

découvrant. Mais, à dire vrai, pour tout fondre dans une langue éthylique, à cheval entre<br />

le romantisme <strong>et</strong> le symbolisme avec <strong>de</strong>s accents rares, fastueux, luminescents, vieillis,<br />

avec <strong>de</strong>s élans “ fin <strong>de</strong> siècle ” bizarres <strong>et</strong> graves dont <strong>les</strong> résonances ne sont comparab<strong>les</strong><br />

ni à cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> ses prédécesseurs ni à cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> ses successeurs. 169<br />

Il inventorie <strong>les</strong> œuvres où l’influence <strong>de</strong> Poe est n<strong>et</strong>te:<br />

C<strong>et</strong>te filiation est très n<strong>et</strong>te dans <strong>de</strong>s contes comme Véra (qui rappelle Ligeia), La<br />

Torture par l’espérance (qui rappelle, par son développement narratif, Le Puits <strong>et</strong> le<br />

pendule), Le Convive <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières fêtes (qui rappelle Le Chat noir), ainsi que dans <strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>rniers chapitres <strong>de</strong> Tribulat Bonhom<strong>et</strong> (1887). Même séduction pour ce qui se détériore,<br />

même goût <strong>de</strong> l’horreur <strong>et</strong> <strong>de</strong> la cruauté, même stratagème dans ce qui règle le suspense<br />

d’un récit, même désillusion <strong>de</strong>vant l’amour — même logique surnaturelle. 170<br />

Lui aussi, il attribue la cruauté, que Castex <strong>et</strong> Schnei<strong>de</strong>r citent comme caractéristique<br />

<strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, à l’influence <strong>de</strong> Poe en en évoquant la logique surnaturelle qui est du<br />

167 Ibid., p.269.<br />

168 Baronian, Panorama <strong>de</strong> la littérature fantastique <strong>de</strong> langue française, 1978, p.105-109.<br />

169 Ibid., p.108.<br />

170 Ibid., p.107.<br />

Page 44


même domaine que la <strong>de</strong>uxième source ; le spiritisme. Nous pouvons trouver la trace <strong>de</strong> c<strong>et</strong><br />

auteur américain dans Véra <strong>et</strong> voudrions ajouter que le spiritisme est aussi un <strong>de</strong>s thèmes<br />

favoris <strong>de</strong> Poe. Pour le spiritisme, Baronian continue :<br />

Autres sources d’inspiration tout aussi patentes : le spiritisme <strong>et</strong>, d’une manière<br />

plus générale, la plupart <strong>de</strong>s doctrines occultes. C’est en ce sens qu’il y a lieu <strong>de</strong><br />

comprendre Claire Lenoir, publié d’abord en 1867 avant <strong>de</strong> former la première partie <strong>de</strong><br />

Tribulat Bonhom<strong>et</strong>, <strong>et</strong> L’Intersigne, un <strong>de</strong>s textes <strong>les</strong> plus saisissants <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, une<br />

histoire où il est question “ <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> ces coïnci<strong>de</strong>nces extraordinaires, stupéfiantes,<br />

mystérieuses, qui surviennent dans l’existence <strong>de</strong> quelques personnes ”. 171<br />

Il apprécie beaucoup L’Intersigne comme Castex. Comme d’autres contes <strong>de</strong> la même<br />

tendance, il cite L’Annonciateur <strong>et</strong> Le Chant du coq.<br />

Pour Baronian, <strong>Villiers</strong> doit le scientisme plutôt à « Hawthorne <strong>de</strong>s contes pseudoscientifiques<br />

tels que L’Expérience du Dr Hei<strong>de</strong>gger <strong>et</strong> Le Nouvel Adam dont on relève<br />

l’empreinte dans le conte L’Amour du naturel <strong>et</strong> le roman L’Ève future (1886) » 172 . Baronian<br />

considère ce <strong>de</strong>rnier, à la différence <strong>de</strong> Castex, comme une œuvre d’anticipation :<br />

Et, chose qui ne laisse pas <strong>de</strong> surprendre, ce familier <strong>de</strong> la tradition annonce<br />

l’anticipation mo<strong>de</strong>rne avec L’Ève future qui donne au mythe conjugué <strong>de</strong> Faust <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

Frankenstein une crédibilité scientifique que <strong>les</strong> auteurs <strong>de</strong> science-fiction affineront<br />

davantage, mais seulement quarante ans plus tard 173 .<br />

Baronian envisage le rapport entre fantastique <strong>et</strong> science comme le signe <strong>de</strong> l’appartenance <strong>de</strong><br />

l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> au genre <strong>de</strong> la science-fiction. C<strong>et</strong> aspect est certes indéniable, mais il<br />

faudrait insister sur la coexistence <strong>de</strong> l’imaginaires scientifique <strong>et</strong> occultiste. C<strong>et</strong>te troisième<br />

source n’est pas, elle non plus, sans relation avec Poe.<br />

Et pour terminer son chapitre, Baronian souligne l’importance <strong>de</strong> l’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong><br />

<strong>chez</strong> <strong>les</strong> écrivains déca<strong>de</strong>nts ainsi que la mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> ses œuvres. 174 Ce qui encourage notre<br />

propos, parce que nous pensons que c<strong>et</strong>te génération est « sous l’ombre <strong>de</strong> Poe » <strong>et</strong> aussi <strong>de</strong><br />

<strong>Villiers</strong>.<br />

Après avoir fait c<strong>et</strong>te rétrospective <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s sur le fantastique <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong>, nous<br />

pouvons dégager <strong>les</strong> points suivants :<br />

1) Il y a <strong>de</strong>s contes largement admis comme fantastiques ; Véra, L’Intersigne…. Nous<br />

examinerons la relation entre le <strong>de</strong>scriptif <strong>et</strong> le narratif dans ces œuvres.<br />

171 Ibid., p.108.<br />

172 Ibid., p.107.<br />

173 Ibid., p.108.<br />

174 Ibid., p.109.<br />

Page 45


2) Les critiques sont conscients au moins vaguement <strong>de</strong> l’importance <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong><br />

ce qui dépasse le cadre du fantastique défini par rapport à la vraisemblance, sans le<br />

définir clairement. Nous le cherchons dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>et</strong> la médiation rhétorique<br />

qui s’y exerce.<br />

3) L’appréciation <strong>de</strong> Clair Lenoir. Nous examinerons la structure argumentative <strong>et</strong> la<br />

structure narrative dans c<strong>et</strong>te œuvre ainsi que <strong>les</strong> différents discours.<br />

4) L’imaginaire scientifique dans L’Ève future. Ce suj<strong>et</strong> sera abordé en relation avec<br />

l’occultisme dans le cadre du texte argumentatif.<br />

5) L’apport éthique du fantastique <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong>. Selon Castex, le fantastique est<br />

toujours au service <strong>de</strong> l’idéal. À la différence <strong>de</strong> Castex, nous nous intéressons plus<br />

au fonctionnement du texte que à l’engagement idéaliste <strong>de</strong> l’auteur. Mais<br />

n’oublions pas que le fonctionnement du texte n’est cependant pas sans rapport avec<br />

une forme d’idéologie ; il nous semble en eff<strong>et</strong> que l’anti-réalisme dans la création<br />

littéraire <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong> n’est rien d’autre que la manifestation <strong>de</strong> son anti-positivisme.<br />

Il faudrait y ajouter l’influence <strong>de</strong> Poe, mais comme c’est un suj<strong>et</strong> qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une<br />

discussion approfondie, nous avons préféré la développer à part, dans la section suivante.<br />

III.II <strong>Villiers</strong> <strong>et</strong> Poe<br />

Comme nous l’avons vu précé<strong>de</strong>mment, l’influence <strong>de</strong> Poe est clairement présente dans<br />

la littérature fantastique <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième moitié du XIXe siècle en France <strong>et</strong> notamment <strong>chez</strong><br />

<strong>Villiers</strong>, au-<strong>de</strong>là même <strong>de</strong>s récits fantastiques. Lemonnier, par exemple, y consacre un<br />

chapitre <strong>de</strong> son Edgar Poe <strong>et</strong> <strong>les</strong> conteurs français. Et Raitt, dans un ouvrage d’étu<strong>de</strong> sur<br />

<strong>Villiers</strong> 175 , consacre un chapitre dans lequel il affirme que :<br />

La d<strong>et</strong>te <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> envers Poe, telle qu’elle se révèle dans Claire Lenoir, est<br />

importante <strong>et</strong> multiple. Ce fut l’exemple <strong>de</strong> Poe qui amena <strong>Villiers</strong> à s’essayer au conte ;<br />

ce fut Poe qui donna à <strong>Villiers</strong> l’idée d’employer la peur comme un <strong>de</strong> ses principaux<br />

eff<strong>et</strong>s ; ce fut en partie Poe qui révéla à <strong>Villiers</strong> ses dons d’auteur humoristique. Ce fut<br />

donc Poe, après Bau<strong>de</strong>laire, qui lui montra la voie qu’il <strong>de</strong>vait suivre comme écrivain. 176<br />

Toutefois, l’étu<strong>de</strong> approfondie <strong>de</strong>s diverses fac<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te influence ne s’inscrit pas<br />

dans notre proj<strong>et</strong>. Nous voulons nous en tenir à <strong>de</strong>s remarques très généra<strong>les</strong> <strong>et</strong> commençons<br />

par situer <strong>Villiers</strong> dans le contexte <strong>de</strong> l’influence en général <strong>de</strong> Poe sur <strong>les</strong> écrivains <strong>de</strong> la<br />

175 Raitt, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam <strong>et</strong> le mouvement symboliste, 1965.<br />

176 Ibid., p.92.<br />

Page 46


<strong>de</strong>uxième moitié du XIX e siècle en France. Sur ce suj<strong>et</strong>, ce que dit Lemonnier est<br />

représentatif :<br />

Plus que <strong>les</strong> romanciers naturalistes, <strong>les</strong> conteurs <strong>symbolistes</strong> <strong>et</strong> déca<strong>de</strong>nts ont subi<br />

l’influence <strong>de</strong> Poe. Ici, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam joue un rôle <strong>de</strong> maître qu’assuraient, pour<br />

la poésie, Verlaine, Rimbaud <strong>et</strong> Mallarmé 177 .<br />

<strong>Villiers</strong> aurait ainsi servi <strong>de</strong> médiateur entre l’œuvre <strong>de</strong> Poe <strong>et</strong> <strong>les</strong> écrivains <strong>symbolistes</strong><br />

<strong>et</strong> déca<strong>de</strong>nts, à qui il aurait fait connaître l’œuvre <strong>de</strong> l’américain. Sur ce point-là, l’opinion <strong>de</strong><br />

Raitt ne diffère pas :<br />

En tout cas, pour <strong>les</strong> conteurs <strong>symbolistes</strong>, tels Dujardin, Mauclair, Gourmont,<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, le cas n’est pas douteux : ils connurent l’œuvre <strong>de</strong> Poe à travers la vision que<br />

leur en livrait <strong>Villiers</strong>. C’est <strong>Villiers</strong> qui le premier en France sut adapter la métho<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

Poe à ses propres besoins, <strong>et</strong> c’est lui qui montra le chemin à ses successeurs du<br />

mouvement symboliste 178 .<br />

Nous ajoutons qu’il est parfois même difficile <strong>de</strong> discerner ce qui est transmis par<br />

intermédiaire <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> ce qui est transmis directement <strong>de</strong> Poe. Par exemple, l’influence<br />

<strong>de</strong> Ligeia est visible dans plusieurs œuvres <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, notamment dans Claire Lenoir. 179<br />

D’autre part, dans la Bruges la Morte, où il est question <strong>de</strong> la résurrection <strong>de</strong> la morte bien<br />

aimée, c<strong>et</strong>te influence est aussi visible, mais <strong>chez</strong> c<strong>et</strong> auteur belge, ces <strong>de</strong>ux sources se<br />

mélangent tellement que nous ne pouvons pas dire quel élément vient <strong>de</strong> Poe <strong>et</strong> quel élément<br />

vient <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>. 180 .<br />

Une autre remarque est que le nom <strong>de</strong> Poe est toujours associé à celui <strong>de</strong> son traducteur,<br />

celui <strong>de</strong> Bau<strong>de</strong>laire. Toujours selon Lemonnier :<br />

C’est tout au début <strong>de</strong> sa carrière que <strong>Villiers</strong> connut l’œuvre d’Edgar Poe. Il avait<br />

dix-neuf ans quand il vint à Paris, en 1857, l’année même où paraissaient <strong>les</strong> Fleurs du<br />

Mal <strong>et</strong> <strong>les</strong> Nouvel<strong>les</strong> Histoires extraordinaires. Il n’avait guère écrit que Morgane qu’il<br />

<strong>de</strong>vait remanier, <strong>et</strong> quelques premières poésies. Il ne savait pas l’anglais <strong>et</strong> c’est dans <strong>les</strong><br />

traductions qu’il a lu Poe. Il l’a vu à travers <strong>les</strong> préfaces <strong>de</strong> Bau<strong>de</strong>laire, sous l’influence<br />

<strong>de</strong>squel<strong>les</strong> il resta toujours 181 .<br />

La traduction <strong>de</strong> Poe par Bau<strong>de</strong>laire est aussi importante en ce qui concerne le principe<br />

<strong>de</strong> la création dans c<strong>et</strong>te époque. Nous examinerons ce problème lorsque nous ferons le<br />

parallélisme <strong>de</strong> Poe <strong>et</strong> <strong>de</strong> Schwob. Le champ d’investigation <strong>de</strong>meure néanmoins restreint,<br />

177<br />

Lemonnier, L'influence d'Edgar Poe sur <strong>les</strong> conteurs français, 1947, p.71.<br />

178<br />

Raitt, op. cit., p.100.<br />

179<br />

Lemonnier, op. cit., p.83., Raitt, op. cit., p.92.<br />

180<br />

« Plus fréquente est l’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> », ibid., p.102.<br />

181 Ibid., p.71.<br />

Page 47


dans la mesure où <strong>Villiers</strong> n’a laissé aucun écrit théorique, aucun témoignage explicitant son<br />

processus créatif. Mais il conviendrait déjà d’annoncer ici que dans Philosophy of<br />

composition lui-même <strong>et</strong> dans le commentaire sur la poétique <strong>de</strong> Poe par Bau<strong>de</strong>laire, ni le<br />

poète américain ni le poète français ne faisaient pas la différence entre la poésie <strong>et</strong> la prose.<br />

Le fameux principe <strong>de</strong> composition <strong>de</strong> Poe s’applique à ces <strong>de</strong>ux genres.<br />

Résumons ; <strong>les</strong> écrivains fantastiques <strong>de</strong> l’époque symboliste étaient bien sous<br />

« l’ombre d’Edgar Poe », mais cela dans la version bau<strong>de</strong>lairienne <strong>et</strong> à travers <strong>Villiers</strong>. Tel est<br />

le contexte dans lequel se situe l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>.<br />

III.III Les Contes cruels<br />

Parmi <strong>les</strong> étu<strong>de</strong>s consacrées aux œuvres fantastiques <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, Le Merveilleux dans<br />

l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>de</strong> Maria Deenen 182 nous fournit <strong>de</strong> nombreuses<br />

informations sur <strong>les</strong> sources pour <strong>les</strong> éléments fantastiques (ou merveilleux) <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong><br />

<strong>Villiers</strong>. En ce qui concerne le fantastique <strong>chez</strong> c<strong>et</strong> écrivain, il le place sous l’influence <strong>de</strong> Poe<br />

à l’instar <strong>de</strong> Castex :<br />

Nous concluons que <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam a beaucoup aimé le genre fantastique.<br />

Plus sobre que le maître américain, il introduit la peur. 183<br />

Nous pouvons dire que c<strong>et</strong>te position reste dans le cadre proposé par Castex. C’est plutôt sa<br />

classification <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> qui nous intéresse. Il <strong>les</strong> classifie par <strong>les</strong> sources du<br />

merveilleux ; le merveilleux romanesque, le „Noir”, le merveilleux <strong>de</strong> l’or, le merveilleux<br />

archéologique, le merveilleux ésotérique, le merveilleux <strong>et</strong> l’amour, le merveilleux<br />

scientifique, le fantastique. C<strong>et</strong>te classification est largement thématique, mais il donne<br />

parfois <strong>de</strong>s remarques intéressantes quant à la relation entre ésotérisme <strong>et</strong> science.<br />

Le livre <strong>de</strong> Jean-Paul Gourévitch 184 attire aussi notre attention. Il fait une allusion à<br />

Todorov, mais très brièvement 185 . Sa classification <strong>de</strong>s contes nous paraît également<br />

intéressante. Il classifie <strong>les</strong> contes <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la transgression qui porte sur<br />

six facteurs : espace, temps, conventions mora<strong>les</strong> ou appareil social, possibilités actuel<strong>les</strong> <strong>de</strong><br />

182<br />

Deenen, Merveilleux dans l'œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, 1939<br />

183<br />

Ibid., p.178-179.<br />

184<br />

Gourévitch, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam : Tableau synoptique <strong>de</strong> sa vie <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses œuvres, suite iconographique, étu<strong>de</strong>, choix <strong>de</strong><br />

textes, bibliographie, 1971<br />

185 Ibid., p.55.<br />

Page 48


l’homme, nature <strong>de</strong>s choses, nature <strong>de</strong>s êtres 186 . C<strong>et</strong>te notion <strong>de</strong> transgression rejoint celle <strong>de</strong><br />

notre allotopie, parce qu’il s’agit d’une rupture dans le contexte. Il nous présente un tableau<br />

qui décrit la nature <strong>de</strong> la transgression, <strong>les</strong> personnages qui incarnent c<strong>et</strong>te transgression <strong>et</strong> le<br />

sens dans lequel elle conduit. Selon ce tableau, dans Véra par exemple, la transgression, porte<br />

sur l’espace <strong>et</strong> le temps, elle est incarnée par Véra <strong>et</strong> par d’Athol qui sont <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux<br />

protagonistes du conte, <strong>et</strong> elle conduit à la victoire allégorique <strong>de</strong> l’un.<br />

Selon le tableau, comme dans L’Intersigne, la transgression conduit parfois à<br />

l’ambiguïté. Dans ce cas, nous sommes très proche du fantastique <strong>de</strong> Todorov. Mais <strong>les</strong><br />

contes comme Deux Augures, où la transgression porte sur <strong>les</strong> conventions mora<strong>les</strong> ou<br />

l’appareil social, ne nous donnent pas l’impression d’être fantastique. Il semble que toute<br />

allotopie ne concerne pas le surnaturel. Il vaudrait mieux exclure c<strong>et</strong>te sorte <strong>de</strong> transgression,<br />

au moins au niveau narratif. Quand la transgression porte sur <strong>les</strong> possibilités actuel<strong>les</strong> <strong>de</strong><br />

l’homme, <strong>les</strong> contes penchent vers la science-fiction. C’est le cas, par exemple, <strong>de</strong> L’affichage<br />

cé<strong>les</strong>te. Dans <strong>les</strong> autres cas, la transgression porte sur <strong>les</strong> facteurs qu’on appelle naturels, <strong>et</strong> il<br />

est compréhensible que c<strong>et</strong>te sorte <strong>de</strong> ruptures donne une impression surnaturelle au niveau<br />

narratif.<br />

Nous allons examiner d’abord <strong>les</strong> contes où le fantastique narratif est manifeste. Puis,<br />

ceux, pour répéter l’expression <strong>de</strong> Deenen, relevant du « merveilleux scientifique », <strong>et</strong> enfin,<br />

<strong>les</strong> contes où le surnaturel n’est pas évi<strong>de</strong>nt.<br />

Les fantastiques<br />

Véra<br />

Commençons notre analyse par Véra. Nous ne nous attar<strong>de</strong>rons pas sur l’intrigue <strong>de</strong> ce<br />

conte sur lequel Todorov déploie une discussion sur l’appartenance <strong>de</strong> l’œuvre au genre<br />

fantastique-merveilleux en écrivant comme suit :<br />

Un exemple semblable se trouve dans Véra <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam. Ici encore,<br />

tout au long <strong>de</strong> la nouvelle, on peut hésiter entre : croire à la vie après la mort ; ou penser<br />

que le comte qui y croit est fou. Mais à la fin, le comte découvre dans sa chambre la clé<br />

du tombeau <strong>de</strong> Véra ; or c<strong>et</strong>te clé, il l’avait j<strong>et</strong>ée lui-même à l’intérieur du tombeau ; il<br />

faut donc que ce soit Véra, la morte, qui l’ait apportée 187 .<br />

186 Ibid., p.70-81.<br />

187 Todorov, Introduction à la littérature fantastique, 1970, p.59.<br />

Page 49


Il classe ainsi ce conte comme fantastique-merveilleux, mais il y a lieu d’en discuter.<br />

Nous y voyons l’illustration d’une tendance typique <strong>chez</strong> Todorov à la simplification.<br />

Todorov écrit : « il faut donc que ce soit Véra, la morte, qui l’ait apportée » ; or le texte ne le<br />

dit pas. Le lecteur a toute liberté <strong>de</strong> faire une supposition sur ce « qui a j<strong>et</strong>é la clé ». Cela peut<br />

être aussi le serviteur du comte d’Athol, par exemple. Todorov cherche ainsi à simplifier pour<br />

rendre le texte monosémique.<br />

C<strong>et</strong>te sorte <strong>de</strong> simplification est assez fréquente <strong>chez</strong> Todorov. Il cite ce conte à propos<br />

<strong>de</strong> l’allégorie :<br />

« On eût dit que la mort jouait <strong>de</strong> l’invisible comme une enfant. Elle se sentait<br />

aimée tellement ! C’était bien naturel » (p. 151-152). « Ah <strong>les</strong> Idées sont <strong>de</strong>s êtres<br />

vivants !... Le comte avait creusé dans l’air la forme <strong>de</strong> son amour, <strong>et</strong> il fallait bien que ce<br />

vi<strong>de</strong> fût comblé par le seul être qui lui fût homogène, autrement l’Univers aurait croulé »<br />

(p. 154). Toutes ces formu<strong>les</strong> indiquent clairement le sens <strong>de</strong> l’événement surnaturel à<br />

venir, la résurrection <strong>de</strong> Véra.<br />

Et le fantastique s’en trouve très affaibli ; d’autant que la nouvelle commence par<br />

une formule abstraite qui l’apparente, elle, au premier groupe d’allégories ; « L’Amour<br />

est plus fort que la Mort, a dit Salomon : oui, son mystérieux pouvoir est illimité » (p.<br />

143). Tout le récit apparaît ainsi comme l’illustration d’une idée ; <strong>et</strong> le fantastique en<br />

reçoit un coup fatal 188 .<br />

Là encore, Todorov conclut que « Toutes ces formu<strong>les</strong> indiquent clairement le sens <strong>de</strong><br />

l’événement surnaturel à venir » ou que « le récit apparaît ainsi comme l’illustration d’une<br />

idée ». Est-ce vraiment si évi<strong>de</strong>nt ? Examinons la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la chambre <strong>de</strong> Véra<br />

précédant le récit <strong>de</strong> son « apparition ».<br />

188 Ibid., p.74.<br />

Il se leva, <strong>et</strong>, dans la glace bleuâtre, il se vit plus pâle qu’à l’ordinaire. Il prit un<br />

bracel<strong>et</strong> <strong>de</strong> per<strong>les</strong> dans une coupe <strong>et</strong> regarda <strong>les</strong> per<strong>les</strong> attentivement. Véra ne <strong>les</strong> avaitelle<br />

pas ôtées <strong>de</strong> son bras, tout à l’heure, avant <strong>de</strong> se dévêtir ? Les per<strong>les</strong> étaient encore<br />

tiè<strong>de</strong>s <strong>et</strong> leur orient plus adouci comme par la chaleur <strong>de</strong> sa chair. Et l’opale <strong>de</strong> ce collier<br />

sibérien, qui aimait aussi le beau sein <strong>de</strong> Véra jusqu’à pâlir, maladivement dans son<br />

treillis d’or, lorsque la jeune femme l’oubliait pendant quelque temps ! Autrefois, la<br />

comtesse aimait pour cela c<strong>et</strong>te pierrerie fidèle !… Ce soir l’opale brillait comme si elle<br />

venait d’être quittée <strong>et</strong> comme si le magnétisme exquis <strong>de</strong> la belle morte la pénétrait<br />

encore. En reposant le collier <strong>et</strong> la pierre précieuse, le comte toucha par hasard le<br />

mouchoir <strong>de</strong> batiste dont <strong>les</strong> gouttes <strong>de</strong> sang étaient humi<strong>de</strong>s <strong>et</strong> rouges comme <strong>de</strong>s œill<strong>et</strong>s<br />

sur <strong>de</strong> la neige !… Là, sur le piano, qui donc avait tourné la page finale <strong>de</strong> la mélodie<br />

d’autrefois ? Quoi ! la veilleuse sacrée s’était rallumée, dans le reliquaire ! Oui, sa<br />

flamme dorée éclairait mystiquement le visage, aux yeux fermés, <strong>de</strong> la Madone ! Et ces<br />

fleurs orienta<strong>les</strong> nouvellement cueillies, qui s’épanouissaient là, dans <strong>les</strong> vieux vases <strong>de</strong><br />

Saxe, quelle main venait <strong>de</strong> <strong>les</strong> y placer ? La chambre semblait joyeuse <strong>et</strong> douée <strong>de</strong> vie,<br />

d’une façon plus significative <strong>et</strong> plus intense que d’habitu<strong>de</strong>. Mais rien ne pouvait<br />

Page 50


surprendre le comte ! Cela lui semblait tellement normal, qu’il ne fit même pas attention<br />

que l’heure sonnait à c<strong>et</strong>te pendule arrêtée <strong>de</strong>puis une année.<br />

Ce soir-là, cependant, on eût dit que, du fond <strong>de</strong>s ténèbres, la comtesse Véra<br />

s’efforçait adorablement <strong>de</strong> revenir dans c<strong>et</strong>te chambre tout embaumée d’elle ! Elle y<br />

avait laissé tant <strong>de</strong> sa personne ! Tout ce qui avait constitué son existence l’y attirait. Son<br />

charme y flottait ; <strong>les</strong> longues violences faites par la volonté passionnée <strong>de</strong> son époux y<br />

<strong>de</strong>vaient avoir <strong>de</strong>sserré <strong>les</strong> vagues liens <strong>de</strong> l’Invisible autour d’elle ! … 189<br />

Une série <strong>de</strong> comparaisons introduites par « comme… » ou « on eût dit » aboutit à<br />

l’apparition elle-même <strong>de</strong> Véra : « Véra s’efforçait […] <strong>de</strong> revenir ». L’emploi <strong>de</strong> l’imparfait<br />

tend à suggérer le caractère hypothétique du fait décrit. Il y a une ambiguïté <strong>et</strong> ainsi, une<br />

médiation rhétorique s’établit entre le réel <strong>et</strong> l’irréel, qui produit l’eff<strong>et</strong> fantastique <strong>de</strong> ce<br />

passage. Le passage que Todorov cite s’inscrit dans le prolongement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>et</strong><br />

accepte ces possibilités <strong>de</strong> lecture. Il est donc loin d’être clair. Il est plein d’ambiguïté.<br />

D’une part, c<strong>et</strong>te ambiguïté est intégrée dans la structure narrative du récit <strong>et</strong> renforce<br />

l’ambiguïté au niveau narratif où le fantastique consiste, l’adm<strong>et</strong>tons-nous, <strong>de</strong> la question<br />

proposée par Todorov : « croire à la vie après la mort ; ou penser que le comte qui y croit est<br />

fou ». Mais d’autre part, <strong>et</strong> c’est là que nous voudrions insister, malgré c<strong>et</strong>te intégration, la<br />

médiation rhétorique fonctionne. Dans ce passage, la médiation s’établit entre <strong>de</strong>ux termes<br />

antinomiques ; la vie <strong>et</strong> la mort. Tout un système <strong>de</strong>scriptif concernant Véra est convoqué<br />

dans ce but. Rappelons que le système <strong>de</strong>scriptif consiste en « un réseau <strong>de</strong> mots associés l’un<br />

à l’autre autour du mot nucléaire conformément au sémème du noyau » <strong>et</strong> que « chaque<br />

élément du système fonctionne comme terme métonymique <strong>de</strong> ce noyau » 190 . La médiation<br />

s’établit sur tous ces termes métonymiques ; le bracel<strong>et</strong> <strong>de</strong> per<strong>les</strong>, l’opale du collier, la page<br />

<strong>de</strong> la mélodie, <strong>les</strong> fleurs, la chambre. C<strong>et</strong> ensemble <strong>de</strong> procédés conduit à l’établissement <strong>de</strong> la<br />

médiation sur le terme noyau qui est la morte. Nous pensons que c<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong> est<br />

fantastique dans le sens où elle porte une tension semblable à celle à laquelle Finné se référait.<br />

Le lecteur hésite entre <strong>de</strong>ux acceptations, entre <strong>de</strong>ux systèmes <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> superposés<br />

par le biais <strong>de</strong> la médiation rhétorique. L’irréel est superposé sur le réel <strong>et</strong> c’est l’écriture <strong>de</strong><br />

<strong>Villiers</strong> qui a ressuscité Véra. Nous y insistons car c’est précisément par c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> que se<br />

rejoignent la pensée idéaliste <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>et</strong> son écriture fantastique qui évoque l’irréel dans le<br />

réel.<br />

189<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, tome 1, p.559. Nous soulignons,<br />

190<br />

Riffaterre, Michael, op.cit.,, p.39.<br />

Page 51


C<strong>et</strong>te superposition peut bien être considérée comme un cas <strong>de</strong> la multiplication <strong>de</strong><br />

l’isotopie <strong>et</strong> <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong>, ce procédé ne se limite pas à la superposition <strong>de</strong> l’irréel sur le réel.<br />

Examinons un autre passage illustrant ce phénomène <strong>de</strong> multiplication <strong>de</strong> l’isotopie.<br />

Il regardait, par la croisée, la nuit qui s’avançait dans <strong>les</strong> cieux : <strong>et</strong> la Nuit lui<br />

apparaissait personnelle ; — elle lui semblait une reine marchant, avec mélancolie, dans<br />

l’exil, <strong>et</strong> l’agrafe <strong>de</strong> diamant <strong>de</strong> sa tunique <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil, Vénus, seule, brillait, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s<br />

arbres, perdue au fond <strong>de</strong> l’azur.<br />

« C’est Véra », pensa-t-il.<br />

À ce nom, prononcé tout bas, il tressaillit en homme qui s’éveille, puis, se dressant,<br />

regarda autour <strong>de</strong> lui.<br />

Les obj<strong>et</strong>s, dans la chambre, étaient maintenant éclairés par une lueur jusqu’alors<br />

imprécise, celle d’une veilleuse, bleuissant <strong>les</strong> ténèbres, <strong>et</strong> que la nuit montée au<br />

firmament, faisait apparaître ici comme une autre étoile. C’était la veilleuse, aux senteurs<br />

d’encens, d’une iconostase, reliquaire familial <strong>de</strong> Véra. Le triptyque, d’un vieux bois<br />

précieux, était suspendu, par sa sparterie russe, entre la glace <strong>et</strong> le tableau. Un refl<strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

ors <strong>de</strong> l’intérieur tombait, vacillant, sur le collier, parmi <strong>les</strong> joyaux <strong>de</strong> la cheminée 191 .<br />

La manière d’introduire la personnification dans ce passage fait gran<strong>de</strong> impression sur<br />

le lecteur. Elle est déclenchée par « la nuit qui s’avançait dans <strong>les</strong> cieux ». L’expression la<br />

nuit s’avance n’est pas en soi très originale, comme l’indique sa présence dans le P<strong>et</strong>it Robert.<br />

Mais à partir <strong>de</strong> là, la personnification s’établit peu à peu, d’abord avec l’usage <strong>de</strong> majuscule :<br />

« la Nuit », puis avec l’explicitation : « apparaissait personnelle ». La comparaison femme-<br />

nuit progresse : « elle lui semblait une reine marchant » ; s’ajoutent une autre comparaison<br />

entre « l’agrafe <strong>de</strong> diamant » <strong>et</strong> « Vénus », <strong>et</strong> encore une autre entre « sa tunique <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil » <strong>et</strong><br />

« au fond <strong>de</strong> l’azur ». La superposition entre <strong>de</strong>ux séries d’isotopies s’établit ici : celle <strong>de</strong> la<br />

nuit <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> la femme. Et à l’apogée, d’Athol dit le nom <strong>de</strong> sa femme morte : « C’est<br />

Véra. » C<strong>et</strong>te action nous renvoie au passage <strong>de</strong> la résurrection <strong>de</strong> Véra que nous venons<br />

d’examiner plus haut <strong>et</strong>, en même temps, elle nous laisse diverses possibilités <strong>de</strong> l’explication.<br />

Il s’agirait d’une simple comparaison ; ce serait réellement Véra ; d’Athol qui pense ainsi<br />

serait fou ; d’Athol aurait ainsi ressuscité Véra <strong>et</strong>c. Il conviendrait d’expliquer un peu la<br />

<strong>de</strong>rnière interprétation. Selon <strong>les</strong> spécialistes <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, ce conte est écrit conformément aux<br />

préceptes « énoncés par Éliphas Lévi, dans le Dogme <strong>et</strong> rituel <strong>de</strong> la haute magie » 192 pour<br />

ressusciter la personne morte par l’amour. Or, prononcer le nom <strong>de</strong> la personne constitue le<br />

sta<strong>de</strong> final <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te nécromancie. D’Athol aurait complété sa tâche avec c<strong>et</strong>te action. Ainsi, ce<br />

passage est important dans la mesure où il est intégré dans la structure narrative pour<br />

maintenir le lecteur dans l’hésitation.<br />

Page 52


D’autre part, à l’instar du passage précé<strong>de</strong>nt, la personnification est réalisée par la<br />

superposition <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux systèmes <strong>de</strong>scriptifs dont l’un est constitué <strong>de</strong>s termes métonymiques<br />

autour <strong>de</strong> la femme, notamment <strong>de</strong>s termes qui désignent <strong>de</strong>s « obj<strong>et</strong>s ». En même temps, la<br />

réaction <strong>de</strong> d’Athol , « À ce nom, […] il […] regarda autour <strong>de</strong> lui » 193 , introduit la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s ci-après :<br />

Les obj<strong>et</strong>s, dans la chambre, étaient maintenant éclairés par une lueur jusqu’alors<br />

imprécise, celle d’une veilleuse, bleuissant <strong>les</strong> ténèbres, <strong>et</strong> que la nuit montée au<br />

firmament, faisait apparaître ici comme une autre étoile. C’était la veilleuse, aux senteurs<br />

d’encens, d’un iconostase, reliquaire familial <strong>de</strong> Véra. Le triptyque, d’un vieux bois<br />

précieux, était suspendu, par sa sparterie russe, entre la glace <strong>et</strong> le tableau. Un refl<strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

ors <strong>de</strong> l’intérieur tombait, vacillant, sur le collier, parmi <strong>les</strong> joyaux <strong>de</strong> la cheminée. 194<br />

Ce passage reprend en fait la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s qui commence le conte 195 . La<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> est suspendue par une rétrospection <strong>de</strong> ce qui s’était passé dans la journée,<br />

reprise 196 <strong>et</strong> suspendue encore une fois par une autre rétrospection 197 . La personnification du<br />

passage précé<strong>de</strong>nt est prolongée par la comparaison entre une veilleuse <strong>et</strong> une étoile : « ici<br />

comme une autre étoile ». Ce qui nous semble d’autant plus important que ce passage nous<br />

renvoie à la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s mêmes obj<strong>et</strong>s lors <strong>de</strong> l’apparition <strong>de</strong> Véra. C’est-à-dire, le<br />

système <strong>de</strong>scriptif présente une autre structure plus ou moins indépendante <strong>et</strong> parallèle <strong>de</strong> la<br />

structure narrative.<br />

Alors, l’étoile qui reprend l’isotopie <strong>de</strong> la nuit, attire notre attention. Ici, l’étoile est un<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux termes du connecteur rhétorique entre l’isotopie /nuit/ <strong>et</strong> l’isotopie /chambre/ (ou<br />

celle <strong>de</strong> /femme/ qui est liée avec celle-ci sans rupture). C’est aussi Vénus que l’on voit<br />

comparée au diamant lequel appartient, lui aussi, à l’isotopie /femme/. Ce terme est utilisé<br />

ainsi <strong>de</strong>ux fois comme connecteur rhétorique. D’autre part, ce mot se trouve au début du<br />

conte dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s armes <strong>de</strong> d’Athol :<br />

191<br />

<strong>Villiers</strong>, op.cit., p.557.<br />

192<br />

Ibid., p.1266.<br />

193<br />

Ibid., p.556.<br />

194<br />

Ibid.<br />

195<br />

« Tous <strong>les</strong> obj<strong>et</strong>s étaient à la place où la comtesse <strong>les</strong> avait laissés la veille. La Mort, subite, avait foudroyé. », ibid., p.553.<br />

196<br />

«Et maintenant il revoyait la chambre veuve […]. Le comte regarda, autour <strong>de</strong> lui, la robe j<strong>et</strong>ée, la veille, sur un fauteuil,<br />

sur la cheminée <strong>les</strong> bijoux, le collier <strong>de</strong> per<strong>les</strong>, l’éventail à <strong>de</strong>mi fermé, <strong>les</strong> lourds flacons <strong>de</strong> parfums qu’elle ne respirerait<br />

plus. », ibid., p.554.<br />

197<br />

« Il songeait à toute l’existence passée. », ibid., p.555.<br />

Page 53


[ …] le cintre était surmonté <strong>de</strong> l’écusson <strong>de</strong> pierre, aux armes <strong>de</strong> l’antique famille<br />

<strong>de</strong>s comtes d’Athol, savoir : d’azur, à l’étoile abîmée d’argent avec la <strong>de</strong>vise Pallida<br />

Victrix, sous la couronne r<strong>et</strong>roussée d’hermine au bonn<strong>et</strong> princier 198 .<br />

Nous pouvons y trouver toujours l’image du ciel nocturne <strong>et</strong> la <strong>de</strong>vise « Pallida<br />

Victrix » peut nous faire penser à la résurrection <strong>de</strong> Véra. Qui est pâle victorieuse ? La Nuit,<br />

la Mort ou la Morte ? D’ailleurs, d’Athol se dit : « C’est Véra ». Une autre remarque à faire,<br />

c’est que la clef que d’Athol r<strong>et</strong>rouve à la fin du conte <strong>et</strong> que Todorov m<strong>et</strong> en question est<br />

aussi d’argent. D’abord, d’Athol la j<strong>et</strong>te dans le tombeau <strong>de</strong> Véra.<br />

En refermant le sépulcre, il avait arraché <strong>de</strong> la serrure la clef d’argent, <strong>et</strong>, se<br />

haussant sur la <strong>de</strong>rnière marche du seuil, il l’avait j<strong>et</strong>ée doucement dans l’intérieur du<br />

tombeau. Il l’avait lancée sur <strong>les</strong> dal<strong>les</strong> intérieures par le trèfle qui surmontait le<br />

portail. — Pourquoi ceci ?… À coup sûr d’après quelque résolution mystérieuse <strong>de</strong> ne<br />

plus revenir 199 .<br />

Et c’est c<strong>et</strong>te clef qui ramène Véra <strong>de</strong> son tombeau :<br />

La douce morte, là-bas, avait tressailli, certes, dans ses viol<strong>et</strong>tes, sous <strong>les</strong> lampes<br />

éteintes ; la divine morte avait frémi, dans le caveau, toute seule, en regardant la clef<br />

d’argent j<strong>et</strong>ée sur <strong>les</strong> dal<strong>les</strong>. Elle voulait s’en venir vers lui aussi 200 !<br />

Le mouvement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te clef d’argent correspond au mouvement du récit structuré<br />

autour <strong>de</strong> l’apparition (possible) <strong>de</strong> Véra.<br />

La veilleuse aussi correspond au mouvement du conte. Elle est d’abord présentée<br />

comme liée à Véra.<br />

Depuis l’enfance, Véra plaignait, <strong>de</strong> ses grands yeux, le visage maternel <strong>et</strong> si pur <strong>de</strong><br />

l’héréditaire madone, <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa nature, hélas ne pouvant lui consacrer qu’un superstitieux<br />

amour, le lui offrait parfois, naïve, pensivement, lorsqu’elle passait <strong>de</strong>vant la veilleuse 201 .<br />

Elle se rallume avec l’apparition <strong>de</strong> Véra.<br />

Quoi ! la veilleuse sacrée s’était rallumée, dans le reliquaire ! Oui, sa flamme<br />

dorée éclairait mystiquement le visage, aux yeux fermés, <strong>de</strong> la Madone 202 !<br />

Et elle s’éteint avec sa disparition.<br />

198 Ibid., p.553.<br />

199 Ibid., p.554.<br />

200 Ibid., p.559.<br />

201 Ibid., p.556.<br />

202 Ici, le mot « mystiquement » nous invite à une interprétation surnaturelle, ibid., p.559.<br />

Page 54


À l’instant même, à c<strong>et</strong>te parole, la mystique veilleuse <strong>de</strong> l’iconostase s’éteignit 203 .<br />

Précisons que ces termes, étoile, argent <strong>et</strong> veilleuse, scan<strong>de</strong>nt le conte dans la mesure où,<br />

d’une part, l’usage répétitif <strong>de</strong> ces termes donne un certain rythme au conte <strong>et</strong> correspond,<br />

d’autre part, au mouvement narratif. En même temps ces termes sont liés entre eux <strong>et</strong><br />

concernent la médiation entre <strong>les</strong> isotopies /nuit/ <strong>et</strong> /femme/.<br />

Nous observons ainsi que le système <strong>de</strong>scriptif dont le noyau est Véra répand sur le<br />

conte entier pour présenter l’isotopie /femme/ <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te isotopie est médiée avec l’isotopie<br />

/nuit/. D’autre part, Véra appartient aussi à l’isotopie /mort/ qui est médiée avec l’isotopie<br />

/vie/. Véra se trouve en quelque sorte au carrefour <strong>de</strong>s isotopies médiées. C<strong>et</strong>te structure<br />

<strong>de</strong>scriptive <strong>de</strong> l’œuvre nous semble déjà fantastique. Elle suspend le lecteur entre le réel <strong>et</strong><br />

l’imaginaire. Elle concerne la mort qui est une peur fondamentale pour <strong>les</strong> hommes. Et elle<br />

sublime <strong>et</strong> mythifie le personnage en le liant ce qui est cé<strong>les</strong>te. Mais il conviendrait <strong>de</strong><br />

constater que, dans c<strong>et</strong>te œuvre, c<strong>et</strong>te structure <strong>de</strong>scriptive, sinon intégrée, correspond à la<br />

structure narrative <strong>et</strong> renforce l’eff<strong>et</strong> fantastique du récit. Dans ce sens-là, nous pouvons dire<br />

que le narratif <strong>et</strong> le <strong>de</strong>scriptif collaborent pour créer l’eff<strong>et</strong> fantastique. Cela nous semble une<br />

<strong>de</strong>s raisons pour <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> ce conte est accepté comme une œuvre fantastique par beaucoup<br />

<strong>de</strong> critiques. Mais nous voudrions insister sur le fait que le fantastique est déjà dans la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong>.<br />

L’Intersigne<br />

Nombreux sont <strong>les</strong> critiques qui reconnaissent la nature fantastique <strong>de</strong> L’Intersigne.<br />

Toutefois c<strong>et</strong>te œuvre <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une analyse un peu plus approfondie. Il nous semble que le<br />

fantastique <strong>de</strong> l’œuvre vient <strong>de</strong> la répétition d’une même action. Résumons un peu l’histoire.<br />

Le personnage principal, Xavier, rend visite à l’abbé Maucombe. Il passe la nuit <strong>chez</strong> ce<br />

<strong>de</strong>rnier <strong>et</strong> fait un rêve affreux où un prêtre lui tend <strong>les</strong> bras comme pour lui offrir son manteau.<br />

La <strong>de</strong>uxième nuit, il doit repartir, <strong>et</strong> l’abbé lui prête son manteau comme le prêtre du rêve.<br />

Xavier arrive <strong>chez</strong> lui <strong>et</strong> reçoit une l<strong>et</strong>tre qui dit que l’abbé est mort <strong>de</strong>puis son départ.<br />

La peur <strong>de</strong> Xavier représente celle du lecteur. Qu’est-ce qui lui fait peur ? Il a peur <strong>de</strong>ux<br />

fois : la première nuit <strong>et</strong> la <strong>de</strong>uxième nuit : « Paralysé par une frayeur qui s’enfla<br />

instantanément jusqu’au paroxysme » 204 , « avec un râle d’angoisse », « j’étais glacé », « dans<br />

203 Ibid., p.560-561.<br />

204 Ibid., p.702.<br />

Page 55


mon angoisse » 205 , « Ma foi, j’eus peur », « j’ai eu peur, ici » 206 . Mais dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux cas, il ne<br />

sait pas pourquoi : « je cherchai à me raisonner, à me prouver que tout cela n’était qu’un<br />

accès <strong>de</strong> somnambulisme très luci<strong>de</strong>, mais je me rassurai <strong>de</strong> moins » 207 , « Ma foi, j’eus peur.<br />

Pourquoi ? Qui me le précisera jamais 208 ? » Comme nous avons résumé, nous pouvons<br />

observer la <strong><strong>de</strong>scription</strong> d’un manteau dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux passage :<br />

Tout à coup, le prêtre éleva le bras, avec lenteur, vers moi. Il me présentait une<br />

chose lour<strong>de</strong> <strong>et</strong> vague. C’était un manteau. Un grand manteau noir, un manteau <strong>de</strong> voyage.<br />

Il me le tendait, comme pour me l’offrir 209 !<br />

L’abbé, en prononçant ces paro<strong>les</strong>, me tendait son manteau noir 210 .<br />

L’acte <strong>de</strong> donner le manteau est ainsi répété. Mais ce n’est pas le seul élément : le cri d’un<br />

oiseau est également obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> réitération :<br />

Mais un oiseau <strong>de</strong> nuit, avec un cri affreux, passa entre nous, <strong>et</strong> le vent <strong>de</strong> ses ai<strong>les</strong>,<br />

m’effleurant <strong>les</strong> paupières, me <strong>les</strong> fit rouvrir 211 .<br />

[…] j’entendis, au loin, un cri affreux : l’aigre <strong>et</strong> alarmant fauss<strong>et</strong> <strong>de</strong> la freusée.<br />

Une chou<strong>et</strong>te aux yeux <strong>de</strong> phosphore, dont la lueur tremblait sur le grand bras d’une<br />

yeuse, s’envola <strong>et</strong> passa entre nous, en prolongeant ce cri 212 .<br />

Nous avons ici trois facteurs qui sont répétés : l’acte <strong>de</strong> passer son manteau, un cri<br />

affreux d’un oiseau <strong>et</strong> la peur du personnage principal. Le suspense est augmenté par le fait<br />

que le manteau <strong>de</strong> l’abbé a « touché LE TOMBEAU » lors <strong>de</strong> son pèlerinage en Terre sainte.<br />

Ce manteau est attribué du trait sémantique <strong>de</strong> /mort/ d’une part ; il s’agit du « tombeau », <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> /surnaturel/ <strong>de</strong> l’autre; le mot « TOMBEAU » écrit en majuscule suggère que c’est le<br />

tombeau d Jésus Christ. Notons que c<strong>et</strong>te attribution est réalisée littéralement par la<br />

contiguïté ; « touché ». Nous pouvons penser que ce manteau annonce la mort finale <strong>de</strong><br />

Maucombe. Le titre Intersigne viendrait bien <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te répétition <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort finale. Chaque<br />

fait désigne l’autre <strong>et</strong> <strong>de</strong>vient Inter-signe. Est-ce qu’il y a un rapport mystérieux entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux<br />

événements ? Ces <strong>de</strong>ux événements ne constituent-ils pas un signe pour prévoir la mort <strong>de</strong><br />

Maucombe ? Et comme l’indique la parole <strong>de</strong> Xavier que nous citons ci-<strong>de</strong>ssous, la<br />

205 Ibid., p.703.<br />

206 Ibid., p.707.<br />

207 Ibid., p.703.<br />

208 Ibid., p.707.<br />

209 Ibid., p.702.<br />

210 Ibid., p.707.<br />

211 Ibid., p.702-703.<br />

212 Ibid., p.706-707.<br />

Page 56


conclusion n’est pas donnée : « Voici une histoire, nous dit-il, que je n’accompagnerai<br />

d’aucun commentaire. » Dans ce sens, c’est un conte très proche <strong>de</strong> la définition par Todorov<br />

<strong>de</strong> l’œuvre. La ressemblance entre <strong>de</strong>ux faits est présentée par la répétition <strong>de</strong>s facteurs que<br />

nous venons <strong>de</strong> démontrer. Le caractère surnaturel <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> Maucombe est suggéré parce<br />

que le lecteur est suspendu entre une explication naturelle <strong>et</strong> une explication surnaturelle sur<br />

la nature <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> Maucombe.<br />

Examinons maintenant la structure spatio-temporelle du conte. Le temps le plus<br />

extérieur est le temps où Xavier raconte son histoire au narrateur ; « Un soir d’hiver qu’entre<br />

gens <strong>de</strong> pensée nous prenions le thé […]. 213 » À ce niveau, la caractéristique <strong>de</strong> l’histoire qui<br />

va suivre est assez n<strong>et</strong>tement marquée.<br />

[…] la conversation tomba sur un suj<strong>et</strong> <strong>de</strong>s plus sombres : il était question <strong>de</strong> la<br />

nature <strong>de</strong> ces coïnci<strong>de</strong>nces extraordinaires, stupéfiantes, mystérieuses, qui surviennent<br />

dans l’existence <strong>de</strong> quelques personnes 214 .<br />

Ceci est un peu modifié dans la parole <strong>de</strong> Xavier.<br />

Voici une histoire, nous dit-il, que je n’accompagnerai d’aucun commentaire. Elle<br />

est véridique. Peut-être la trouverez-vous impressionnante 215 .<br />

À l’intérieur <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> Xavier, la structure temporelle est symétrique. Xavier part<br />

à neuf heures 216 <strong>et</strong> rentre à neuf heures 217 . L’histoire se passe, donc, entre ces <strong>de</strong>ux neuf<br />

heures. En outre, le train que prend Xavier part aussi à neuf heures 218 . L’histoire est donc<br />

scandée par <strong>les</strong> neuf heures.<br />

Le len<strong>de</strong>main, il est à R***, il a passé la nuit à l’auberge le Soleil d’or qu’il quitte vers<br />

cinq heures du soir, <strong>et</strong> il arrive <strong>chez</strong> Maucombe où il passe la nuit. Le jour suivant, il se lève à<br />

dix heures, il quitte le presbytère à sept heures du soir, il passe par le Soleil d’or <strong>et</strong> prend<br />

l’express <strong>de</strong> neuf heures. Il passe six jours à Chartres <strong>et</strong> rentre <strong>chez</strong> lui à neuf heures. Comme<br />

il n’y a presque pas <strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>scription</strong> extérieure <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux occurrences <strong>de</strong> Soleil d’or, il nous<br />

permis <strong>de</strong> croire que le récit se situe entre ces <strong>de</strong>ux moments. Au centre, se situe le matin <strong>de</strong><br />

la <strong>de</strong>uxième journée :<br />

213 Ibid., p.694.<br />

214 Ibid., p.694.<br />

215 Ibid., p.694.<br />

216 «La pendule sonna neuf heures. », ibid., p.694.<br />

217 «J'arrivai directement <strong>chez</strong> moi, sur <strong>les</strong> neuf heures. », ibid., p.709.<br />

Page 57


« Quand je me réveillai, un bon soleil jouait dans la chambre.<br />

« C’était une matinée heureuse. Ma montre, accrochée au chev<strong>et</strong> du lit, marquait<br />

dix heures. Or, pour nous réconforter, est-il rien <strong>de</strong> tel que le jour, le radieux soleil ?<br />

Surtout quand on sent <strong>les</strong> <strong>de</strong>hors embaumés <strong>et</strong> la campagne pleine d’un vent frais dans <strong>les</strong><br />

arbres, <strong>les</strong> fourrés épineux, <strong>les</strong> fossés couverts <strong>de</strong> fleurs <strong>et</strong> tout humi<strong>de</strong>s d’aurore ! 219<br />

Ce moment diurne est heureux. Ce temps heureux se place entre <strong>de</strong>ux nuits que nous<br />

avons vues <strong>et</strong> qui étaient saturées d’effroi. Nous pouvons y percevoir une antithèse, entre le<br />

jour <strong>et</strong> la nuit, la vie <strong>et</strong> la mort.<br />

Or après le <strong>de</strong>uxième moment nocturne, Xavier arrive au Soleil d’or.<br />

« — Enfin ! je voyais <strong>de</strong>s maisons ! <strong>de</strong>s boutiques éclairées ! <strong>les</strong> figures <strong>de</strong> mes<br />

semblab<strong>les</strong> <strong>de</strong>rrière <strong>les</strong> vitres ! Je voyais <strong>de</strong>s passants ! … Je quittais le pays <strong>de</strong>s<br />

cauchemars !<br />

« À l’auberge, je m’installai <strong>de</strong>vant le bon feu. La conversation <strong>de</strong>s rouliers me j<strong>et</strong>a<br />

dans un état voisin <strong>de</strong> l’extase. Je sortais <strong>de</strong> la Mort. Je regardai la flamme entre mes<br />

doigts. J’avalai un verre <strong>de</strong> rhum. Je reprenais, enfin, le gouvernement <strong>de</strong> mes facultés.<br />

« Je me sentais rentré dans la vie réelle 220 .<br />

Le temps (ou plutôt l’espace-temps) <strong>de</strong> l’auberge s’oppose à la temporalité précé<strong>de</strong>nte.<br />

En tenant compte du nom <strong>de</strong> l’auberge : Soleil d’or, qui est mis en italique, nous pouvons<br />

considérer c<strong>et</strong> espace-temps comme diurne. Et comme le mot <strong>de</strong> Xavier « Je me sentais rentré<br />

dans la vie réelle » l’indique bien, c’est aussi l’espace qui communique avec la vie extérieure,<br />

la vie réelle.<br />

Ce conte consiste en l’alternance <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux espaces-temps antithétiques, l’un diurne,<br />

euphorique <strong>et</strong> lié à la vie, l’autre nocturne, dysphorique <strong>et</strong> lié à la mort. Reste à situer<br />

l’espace-temps du presbytère <strong>de</strong> Maucombe par rapport à eux. Dans un premier temps, la<br />

maison <strong>de</strong> Maucombe semble un espace euphorique.<br />

L’aspect champêtre <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te maison, <strong>les</strong> croisées <strong>et</strong> leurs jalousies vertes, <strong>les</strong> trois<br />

marches <strong>de</strong> grès, <strong>les</strong> lierres, <strong>les</strong> clématites <strong>et</strong> <strong>les</strong> roses-thé qui s’enchevêtraient sur <strong>les</strong><br />

murs jusqu’au toit, d’où s’échappait, d’un tuyau à girou<strong>et</strong>te, un p<strong>et</strong>it nuage <strong>de</strong> fumée,<br />

m’inspirèrent <strong>de</strong>s idées <strong>de</strong> recueillement, <strong>de</strong> santé <strong>et</strong> <strong>de</strong> paix profon<strong>de</strong>. Les arbres d’un<br />

verger voisin montraient, à travers un treillis d’enclos, leurs feuil<strong>les</strong> rouillées par<br />

218 «Mon ami, l’express part à neuf heures précises. », ibid., p.706.<br />

219 Ibid., p.703-704.<br />

220 Ibid., p.708.<br />

Page 58


l’énervante saison. Les <strong>de</strong>ux fenêtres <strong>de</strong> l’unique étage brillaient <strong>de</strong>s feux <strong>de</strong> l’occi<strong>de</strong>nt ;<br />

une niche où se tenait l’image d’un bienheureux était creusée entre el<strong>les</strong> 221 .<br />

Mais tout d’un coup, la maison change d’aspect.<br />

Était-ce bien la maison que j’avais vue tout à l’heure ? Quelle ancienn<strong>et</strong>é me<br />

dénonçaient, maintenant, <strong>les</strong> longues lézar<strong>de</strong>s, entre <strong>les</strong> feuil<strong>les</strong> pâ<strong>les</strong> ? — C<strong>et</strong>te bâtisse<br />

avait un air étranger ; <strong>les</strong> carreaux illuminés par <strong>les</strong> rayons d’agonie du soir brûlaient<br />

d’une lueur intense ; le portail hospitalier m’invitait avec ses trois marches ; mais, en<br />

concentrant mon attention sur ces dal<strong>les</strong> grises, je vis qu’el<strong>les</strong> venaient d’être polies, que<br />

<strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres creusées y restaient encore, <strong>et</strong> je vis bien qu’el<strong>les</strong> provenaient du<br />

cim<strong>et</strong>ière voisin, — dont <strong>les</strong> croix noires m’apparaissaient, à présent, <strong>de</strong> côté, à une<br />

centaine <strong>de</strong> pas. Et la maison me sembla changée à donner le frisson, <strong>et</strong> <strong>les</strong> échos du<br />

lugubre coup du marteau, que je laissai r<strong>et</strong>omber, dans mon saisissement, r<strong>et</strong>entirent, dans<br />

l’intérieur <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>meure, comme <strong>les</strong> vibrations d’un glas 222 .<br />

<strong>Villiers</strong> introduit ici merveilleusement l’isotopie <strong>de</strong> /mort/ via <strong>les</strong> termes d’agonie, <strong>de</strong><br />

cim<strong>et</strong>ière, <strong>de</strong> croix noir ou <strong>de</strong> glas, en y ajoutant un sentiment <strong>de</strong> peur avec frisson ou lugubre.<br />

Ici aussi, il faut remarquer la présence <strong>de</strong> la comparaison telle que « la maison me sembla »,<br />

« comme <strong>les</strong> vibrations d’un glas ». <strong>Villiers</strong> superpose ainsi c<strong>et</strong>te isotopie dysphorique <strong>et</strong><br />

nocturne <strong>et</strong> l’isotopie euphorique afin <strong>de</strong> rendre ambiguë l’espace du presbytère où se déroule<br />

l’histoire.<br />

Nous avons dit que ce conte confirmerait la définition <strong>de</strong> Todorov dans la mesure où<br />

l’hésitation du lecteur est maintenue le long du développement du récit <strong>et</strong> c’est toujours une<br />

<strong>de</strong>s raisons pour <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> ce conte est accepté comme fantastique par <strong>les</strong> critiques comme<br />

Castex. Mais l’ambiguïté vient aussi <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux <strong><strong>de</strong>scription</strong>s <strong>de</strong> la maison où la vie est<br />

dédoublée par la mort comme le suggèrent <strong>les</strong> procédés rhétoriques. <strong>Villiers</strong> n’introduit pas le<br />

surnaturel dans la vie quotidienne, mais il le superpose au réel.<br />

À s’y méprendre<br />

Nous avons abordé la question <strong>de</strong> la répétition dans l’Intersigne, qui établit parfois la<br />

ressemblance entre <strong>de</strong>ux choses qui sont normalement éloignées. Ce procédé constitue le<br />

noyau <strong>de</strong> À s’y méprendre. Il conviendrait d’abord <strong>de</strong> constater que la structure narrative <strong>de</strong><br />

ce conte est très sobre. Le narrateur avait un ren<strong>de</strong>z-vous d’affaire <strong>et</strong> se dirigeait au café. Sur<br />

la route, il entre dans un bâtiment. C’était la morgue. Il prend un fiacre <strong>et</strong> arrive au café. Mais<br />

ce qui l’attendait était la même scène que dans la morgue. Le narrateur rentre <strong>chez</strong> lui sans<br />

221 Nous soulignons, ibid., p.697.<br />

Page 59


encontrer ses hommes d’affaires. Il n’y a presque pas <strong>de</strong> transformations <strong>de</strong> la situation,<br />

nécessaires pourtant pour qu’il y ait du narratif, sinon ce n’est le déplacement du narrateur. La<br />

dimension narrative est tellement réduite qu’il nous semble que la forme <strong>de</strong> récit que ce texte<br />

prend n’est qu’un prétexte pour lier <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux espaces par la narration.<br />

Dans ce conte, un long passage est entièrement répété. Il s’agit <strong>de</strong> justement <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong>, l’une <strong>de</strong> la morgue <strong>et</strong> l’autre du café :<br />

[…] a)j’entrai, souriant, <strong>et</strong> me trouvai, <strong>de</strong> plain-pied, <strong>de</strong>vant une espèce <strong>de</strong> salle à<br />

toiture vitrée, d’où le jour tombait, livi<strong>de</strong>.<br />

À <strong>de</strong>s colonnes étaient appendus <strong>de</strong>s vêtements, <strong>de</strong>s cache-nez, <strong>de</strong>s chapeaux.<br />

Des tab<strong>les</strong> <strong>de</strong> marbre étaient disposées <strong>de</strong> toutes parts.<br />

Plusieurs individus, <strong>les</strong> jambes allongées, la tête élevée, <strong>les</strong> yeux fixes, l’air positif,<br />

paraissaient méditer.<br />

Et <strong>les</strong> regards étaient sans pensée, <strong>les</strong> visages couleur du temps.<br />

Il y avait <strong>de</strong>s portefeuil<strong>les</strong> ouverts, <strong>de</strong>s papiers dépliés auprès <strong>de</strong> chacun d’eux<br />

b)Et je reconnus, alors, que la maîtresse du logis, sur l’accueillante courtoisie <strong>de</strong><br />

laquelle j’avais compté, n’était autre que la Mort.<br />

Je considérai mes hôtes.<br />

Certes, pour échapper aux soucis <strong>de</strong> l’existence tracassière, la plupart <strong>de</strong> ceux qui<br />

occupaient la salle avaient assassiné leurs c)corps, espérant, ainsi, un peu plus <strong>de</strong> bien-être.<br />

Comme j’écoutais le bruit <strong>de</strong>s robin<strong>et</strong>s <strong>de</strong> cuivre scellés à la muraille <strong>et</strong> <strong>de</strong>stinés à<br />

l’arrosage quotidien <strong>de</strong> ces restes mortels, d)j’entendis le roulement d’un fiacre. Il<br />

s’arrêtait <strong>de</strong>vant l’établissement 223 .<br />

Nous avons souligné <strong>les</strong> différences entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux passages, dont a) <strong>et</strong> d) représentent<br />

respectivement le début <strong>et</strong> la fin. La <strong><strong>de</strong>scription</strong> n’est pas tout à fait la même, mais il nous<br />

semble que c’est pour coïnci<strong>de</strong>r le passage avec le contexte. b) n’existe pas dans le <strong>de</strong>uxième<br />

passage. Comme il indique qu’il s’agit <strong>de</strong> la morgue, par conséquent il est inutile dans le<br />

<strong>de</strong>uxième passage. En revanche, la modification sur c) nous semble significative. Dans le<br />

<strong>de</strong>uxième passage, au lieu du mot corps le mot âmes est utilisé. En outre, il est mis entre<br />

parenthèse. Le contraste est évi<strong>de</strong>nt. Il s’agit <strong>de</strong> l’antithèse entre <strong>les</strong> corps <strong>et</strong> <strong>les</strong> âmes. C’est<br />

aussi l’antithèse entre la mort <strong>et</strong> la vie, l’un se situant dans la morgue, l’autre dans un café.<br />

Dans ce conte, <strong>de</strong>ux espaces antithétiques, espace <strong>de</strong> la mort <strong>et</strong> espace <strong>de</strong> la vie, sont médiés<br />

par la répétition <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>et</strong> ce procédé détruit la logique spatiale pour produire un<br />

eff<strong>et</strong> fantastique. L’écart est amplifié par l’usage du fiacre qui lie logiquement (c’est-à-dire<br />

narrativement) ces <strong>de</strong>ux espaces. Le déplacement implique le changement <strong>de</strong> l’espace. Si le<br />

narrateur quitte la morgue <strong>et</strong> se dirige au café, le lecteur attend une <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la scène<br />

222 Nous soulignons, ibid., p.698.<br />

223 Ibid., p.628-629.<br />

Page 60


« animée », mais il trouve la même <strong><strong>de</strong>scription</strong> morbi<strong>de</strong>. Cela ressemble au labyrinthe<br />

gothique où le personnage erre sans pourvoir s’en sortir. Bien qu’il marche, le même coin <strong>de</strong><br />

couloir se répète. Le lecteur lui-même dit ainsi :<br />

À coup sûr, me dis-je il faut que ce cocher ait été frappé à la longue, d’une sorte<br />

l’hébétu<strong>de</strong>, pour m’avoir ramené après tant <strong>de</strong> circonvolutions, simplement à notre point<br />

<strong>de</strong> départ 224 ?<br />

D’autre part, si nous nous focalisons sur l’espace du café, nous pouvons dire que<br />

<strong>Villiers</strong> superpose l’isotopie <strong>de</strong> la mort sur celle <strong>de</strong> la vie par le procédé <strong>de</strong> médiation<br />

rhétorique comme il le fait avec la maison <strong>de</strong> Maucombe. C<strong>et</strong>te superposition <strong>de</strong> la mort sur<br />

la vie nous semble constituer le principe <strong>de</strong> production du fantastique villiérien.<br />

Enfin, ce conte se clôt sur une conclusion, qui in fine, diminue quelque peu l’eff<strong>et</strong><br />

fantastique :<br />

« À coup sûr, me dis-je, il faut que ce cocher ait été frappé à la longue, d’une sorte<br />

d’hébétu<strong>de</strong>, pour m’avoir ramené après tant <strong>de</strong> circonvolutions, simplement à notre point<br />

<strong>de</strong> départ ? — Toutefois, je l’avoue (s’il y a méprise), LE SECOND COUP D’ŒIL EST<br />

PLUS SINISTRE QUE LE PREMIER !… »<br />

Je renfermai donc, en silence, la porte vitrée <strong>et</strong> je revins <strong>chez</strong> moi, — bien décidé,<br />

au mépris <strong>de</strong> l’exemple, — <strong>et</strong> quoi qu’il pût m’en advenir, — à ne jamais faire<br />

d’affaires 225<br />

Non seulement le narrateur valorise le premier espace en disant « LE SECOND COUP<br />

D’ŒIL EST PLUS SINISTRE QUE LE PREMIER ! », il donne une leçon avec « à ne jamais<br />

faire d’affaires », toujours souligné avec la typographie. Certes, c<strong>et</strong>te fin nous conduit à une<br />

lecture allégorique, mais nous voudrions remarquer qu’il nous reste néanmoins un sentiment<br />

« sinistre » engendré par ce procédé. En revanche, ce passage nous semble intéressant parce<br />

qu’il montre l’encrage idéologique <strong>de</strong> l’écriture <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong>. Le narratif, très sobre d’ailleurs,<br />

<strong>et</strong> le <strong>de</strong>scriptif sont ainsi intégrés dans le texte argumentatif qui encadre le conte pour étayer<br />

c<strong>et</strong>te constatation antipositiviste. Nous pourrions dire que <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong>, le fantastique est ainsi<br />

au service <strong>de</strong> l’idéalisme en (dé)montarnt la fragilité <strong>de</strong> ce que l’on appelle la réalité. C<strong>et</strong>te<br />

intégration <strong>de</strong> la narration <strong>et</strong> <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> dans l’argumentation nous invite à considérer la<br />

relation entre <strong>les</strong> différents types <strong>de</strong> textes par rapport au genre fantastique. La considération<br />

que nous développerons quand nous examinerons Claire Lenoir.<br />

224 Ibid., p.630.<br />

225 Ibid., p.630.<br />

Page 61


Fleurs <strong>de</strong> ténèbres<br />

<strong>Villiers</strong> utilise un procédé semblable dans <strong>les</strong> Fleurs <strong>de</strong> ténèbres. Il relie <strong>de</strong>ux espaces<br />

antithétiques <strong>de</strong> la mort <strong>et</strong> <strong>de</strong> la vie <strong>et</strong> transforme le <strong>de</strong>rnier en y superposant l’isotopie <strong>de</strong><br />

/mort/. Bien que Gourévitch rej<strong>et</strong>te l’idée d’une transgression, il nous semble qu’il s’agit bien<br />

d’une transgression spatiale comme dans À s’y méprendre. Nous résumons l’histoire :<br />

C’est une histoire <strong>de</strong> fleurs. Les croque-morts ramassent <strong>les</strong> fleurs laissées sur <strong>les</strong><br />

sépultures <strong>et</strong> <strong>les</strong> ven<strong>de</strong>nt aux fleuristes. Les fleuristes <strong>les</strong> ven<strong>de</strong>nt aux marchan<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s<br />

fleurs. El<strong>les</strong> <strong>les</strong> ven<strong>de</strong>nt aux jeunes hommes qui <strong>les</strong> offrent aux dames.<br />

Par l’intermédiaire <strong>de</strong> ces fleurs <strong>et</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te explication du narrateur, ces <strong>de</strong>ux espaces,<br />

<strong>les</strong> cim<strong>et</strong>ières <strong>et</strong> <strong>les</strong> terrasses <strong>de</strong>s glaciers, sont liés, narrativement 226 médiés. Comme c’est<br />

une médiation narrative, la logique spatiale ne semble pas brisée. C’est peut-être pour cela<br />

que Gourévitch ne reprend pas ce conte.<br />

Ce fait nous semble bien expliquer la différence <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux procédés. L’objectif restant le<br />

même, la médiation rhétorique transgresse la logique spatio-temporelle, en revanche, la<br />

médiation narrative ne transgresse pas la logique spatio-temporelle. Mais il faut remarquer<br />

que <strong>Villiers</strong> ne s’arrête pas là. Car il a recours à la médiation rhétorique en même temps. Il<br />

s’agit <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> finale <strong>de</strong>s femmes qui reçoivent <strong>les</strong> fleurs.<br />

Cel<strong>les</strong>-ci, toutes blanches <strong>de</strong> fard, <strong>les</strong> acceptent avec un sourire indifférent <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

gar<strong>de</strong>nt à la main, — ou <strong>les</strong> placent au joint <strong>de</strong> leur corsage.<br />

Et <strong>les</strong> refl<strong>et</strong>s du gaz ren<strong>de</strong>nt <strong>les</strong> visages blafards.<br />

En sorte que ces créatures-spectres, ainsi parées <strong>de</strong>s fleurs <strong>de</strong> la Mort, portent, sans<br />

le savoir, l’emblème <strong>de</strong> l’amour qu’el<strong>les</strong> donnent <strong>et</strong> <strong>de</strong> celui qu’el<strong>les</strong> reçoivent 227 .<br />

Avec la couleur blafard que donne <strong>les</strong> refl<strong>et</strong>s du gaz, une comparaison est introduite par « En<br />

sorte que ». Les femmes <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong>s créatures-spectres dans l’isotopie ainsi introduite <strong>de</strong><br />

la mort. Si nous ne regardons que le narratif, nous ne comprendrons pas ce qui donne l’eff<strong>et</strong><br />

fantastique à c<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong>.<br />

Vox populi<br />

Vox populi présente également une structure narrative très réduite. Presque rien ne se<br />

passe. Il n’y a que la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la voix d’un mendiant aveugle qui ne change pas malgré<br />

le passage du temps <strong>et</strong> malgré le mon<strong>de</strong> qui évolue. Mais le titre <strong>de</strong> ce conte est très éloquent.<br />

226<br />

Nous utilisons ici plutôt le terme « discursive » que « narrative » parce qu’il s’agit plutôt <strong>de</strong> l’explication que <strong>de</strong> la<br />

narration.<br />

Page 62


Ce titre vient bien sûr <strong>de</strong> l’adage latin Vox populi, vox <strong>de</strong>i <strong>et</strong> suggère la <strong>de</strong>uxième partie <strong>de</strong><br />

l’adage qui n’est pas explicitée. En nous renvoyant au contexte mythique, donc surnaturel, il<br />

détermine une <strong>de</strong>s structures <strong>de</strong> base qui est celle <strong>de</strong> l’antithèse, contraste entre ce qui est <strong>de</strong><br />

l’ordre <strong>de</strong>s hommes <strong>et</strong> ce qui est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> Dieu <strong>et</strong> constitue le noyau <strong>de</strong> ce conte. Le<br />

premier est changeant, le <strong>de</strong>rnier stable. L’un est manifesté par la voix <strong>de</strong> la masse, l’autre par<br />

celle d’un mendiant aveugle, non explicite comme dans le titre. Et l’histoire se termine en<br />

valorisant le <strong>de</strong>rnier. Le premier terme est associé aux bruits, aux voix, à la fumée au tumulte,<br />

à l’allégresse, bref, au mondain.<br />

Autour <strong>de</strong> lui, sous <strong>les</strong> puissantes vibrations tombées du beffroi, — <strong>de</strong>hors, là-bas,<br />

au-<strong>de</strong>là du mur <strong>de</strong> ses yeux — , <strong>de</strong>s piétinements <strong>de</strong> cavalerie, <strong>et</strong>, par éclats, <strong>de</strong>s sonneries<br />

aux champs, <strong>de</strong>s acclamations mêlées aux salves <strong>de</strong>s Invali<strong>de</strong>s, aux cris fiers <strong>de</strong>s<br />

comman<strong>de</strong>ments, <strong>de</strong>s bruissements d’acier, <strong>de</strong>s tonnerres <strong>de</strong> tambours scandant <strong>de</strong>s<br />

défilés interminab<strong>les</strong> d’infanterie, toute une rumeur <strong>de</strong> gloire lui arrivait 228 !<br />

En revanche, la <strong>de</strong>uxième série est associée au sacré. L’aveugle est « assis, <strong>de</strong>vant la<br />

grille du parvis Notre-Dame », il est « le centenaire Mendiant » (usage <strong>de</strong> la majuscule),<br />

« doyen <strong>de</strong> la Misère <strong>de</strong> Paris » 229 . Énumérons <strong>les</strong> expressions : « ses prunel<strong>les</strong> mortes vers le<br />

ciel », « sa phrase maintenant mystérieuse » 230 , « du côté du seuil sublime », « la voix<br />

solitaire <strong>de</strong> Lazare. », « Le Diseur <strong>de</strong> l’arrière-pensée populaire », « Âme sincère <strong>de</strong> la fête »,<br />

« la voix du séculaire Élu <strong>de</strong> l’Infortune », « la Voix lointaine, la Voix vraie, l’intime Voix du<br />

symbolique Mendiant terrible », « Pontife inflexible <strong>de</strong> la Fraternité » 231 . Et à la fin du conte,<br />

ce contraste atteint au paroxysme.<br />

Et, lorsque enivré <strong>de</strong> fanfares, <strong>de</strong> cloches <strong>et</strong> d’artillerie, le Peuple, troublé par ces<br />

vacarmes flatteurs, essaye en vain <strong>de</strong> se masquer à lui-même son vœu véritable, sous<br />

n’importe quel<strong>les</strong> syllabes mensongèrement enthousiastes, le Mendiant, lui, la face au<br />

Ciel, <strong>les</strong> bras levés, à tâtons, dans ses gran<strong>de</strong>s ténèbres, se dresse au seuil éternel <strong>de</strong><br />

l’Église, — <strong>et</strong> d’une voix <strong>de</strong> plus en plus lamentable, mais qui semble porter au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />

étoi<strong>les</strong>, continue <strong>de</strong> crier sa rectification <strong>de</strong> prophète 232 :<br />

Le mendiant est appelé maintenant prophète. <strong>Villiers</strong> n’introduit-il pas ici, non pas par<br />

un procédé narratif mais par un procédé rhétorique, le surnaturel dans la vie quotidienne. Le<br />

surnaturel est représenté par la voix <strong>de</strong> l’aveugle, <strong>et</strong> la vie quotidienne par la voix du peuple.<br />

227<br />

Nous soulignons, ibid., p.667.<br />

228<br />

Ibid., p.563.<br />

229<br />

Ibid., p.562.<br />

230<br />

Ibid., p.563.<br />

231<br />

Ibid., p.564.<br />

232<br />

Ibid., p.565.<br />

Page 63


L’interférence du <strong>de</strong>scriptif ne s’arrête pas ici. Selon Gourévitch, dans ce conte, la<br />

transgression porte sur le temps. Or, c<strong>et</strong>te transgression est réalisée par une autre structure<br />

rhétorique du conte. C’est la répétition. Ici, aucun événement qui brise la logique <strong>de</strong><br />

temporalité ne se produit. Mais, la temporalité est brisée par la répétition <strong>de</strong>s mêmes<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong>s. La phrase qui commence le conte, « Gran<strong>de</strong> revue aux Champs-Élysées, ce jour-<br />

là ! », est répétée trois fois, la <strong>de</strong>uxième phrase « Voici … ans <strong>de</strong> supportés … », trois fois,<br />

« Vive la …! », quatre fois, la voix <strong>de</strong> l’aveugle « Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous<br />

plaît ! », six fois <strong>et</strong> le mot voix lui-même est répété dix fois. Le mot même explicite c<strong>et</strong>te<br />

répétitivité : « Mêmes bruits, mêmes voix, même fumée ! » 233 , « Oh ! mêmes rumeurs !<br />

mêmes fracas d’armes ! mêmes hennissements ! » 234 . Dans ce conte, ces <strong>de</strong>ux procédés<br />

rhétoriques travaillent au niveau <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> pour produire un eff<strong>et</strong> fantastique.<br />

Les scientifiques<br />

Sous le titre <strong>de</strong> scientifiques, nous rassemblons <strong>les</strong> contes que Deenen classifierait dans<br />

le merveilleux scientifique 235 . Mais Deenen elle-même, en consacrant la plupart <strong>de</strong> ses pages<br />

à l’Ève future, n’en parle pas beaucoup. Ces contes sont intéressants pour nous dans la mesure<br />

où nous pouvons y observer le rôle du texte argumentatif ou explicatif. Adam distingue, avec<br />

raison, le texte explicatif du texte argumentatif, mais en fait, nous avons souvent à faire avec<br />

une structure hybri<strong>de</strong> où se combinent ces <strong>de</strong>ux sortes <strong>de</strong> textes <strong>et</strong> le texte narratif, l’un<br />

enchâssant l’autre. Et la séquence explicative <strong>et</strong> la séquence argumentative dont <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux<br />

structures fondamenta<strong>les</strong>, celle <strong>de</strong> « A alors B » <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> « A, pourquoi, parce que B », se<br />

ressemblent fort, sont liées parfois si étroitement qu’il nous semble difficile <strong>de</strong> <strong>les</strong> distinguer<br />

l’une <strong>de</strong> l’autre. Nous utilisons parfois le terme « argumentatif » ou « argumentation » pour<br />

désigner un texte à la fois argumentatif <strong>et</strong> explicatif. Mais n’oublions pas qu’il s’agit ici d’un<br />

problème essentiel pour nous parce que, comme nous venons <strong>de</strong> le voir avec Finné par<br />

exemple, l’explication d’un phénomène mystérieux constitue le noyau du fantastique. Les<br />

contes scientifiques <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> nous montrent le fonctionnement <strong>de</strong> l’explication scientifique<br />

par rapport au fantastique.<br />

233 Ibid., p.563.<br />

234 Ibid., p.564.<br />

235 En ce qui concerne la relation entre la création <strong>et</strong> la science <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong>, nous référons aussi à trois autres artic<strong>les</strong> :<br />

Cipriani, Le mythe <strong>de</strong> l'artificiel dans l'œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, 1990, Johnson, Machines and malaise.<br />

Technology and the comic in <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam and Alais, 1995-1996, Louâpre, «L'Eve future», <strong>de</strong> la «machine à<br />

fabriquer <strong>de</strong> l'idéal» à la «Walkyrie <strong>de</strong> science», 1998.<br />

Page 64


La plupart <strong>de</strong>s thèmes <strong>de</strong> ces contes sont indiqués à l’intérieur même d’un conte : Le<br />

Traitement du docteur Tristan.<br />

1° Poudre <strong>de</strong> riz noire, pour éclairer le teint <strong>de</strong>s nègres marrons ;<br />

2° Réflecteurs du Dr Grave, qui vont, dès <strong>de</strong>main, couvrir d’affiches le vaste mur<br />

du ciel nocturne ;<br />

3° Toi<strong>les</strong> d’araignée artificiel<strong>les</strong> pour chapeaux <strong>de</strong> savants ;<br />

4° Machine-à-Gloire <strong>de</strong> l’illustre Bathybius Bottom, le parfait baron mo<strong>de</strong>rne :<br />

5° L’Ève-nouvelle, machine électro-humaine (presque une bête !…), offrant le<br />

clichage du premier amour, — par l’étonnant Thomas Alva Edison, l’ingénieur américain,<br />

le Papa du Phonographe 236 .<br />

Le 2º est le thème <strong>de</strong> L’Affichage cé<strong>les</strong>te, le 4° est celui <strong>de</strong> La Machine à gloire. Le 5° sera<br />

celui <strong>de</strong> L’Ève future que nous traiterons plus tard.<br />

Nous voudrions, d’abord, signaler qu’une rupture est souvent contenue dans le titre luimême<br />

: L’Affichage cé<strong>les</strong>te, La Machine à gloire, L’Appareil pour l’analyse chimique du<br />

<strong>de</strong>rnier soupir. Il y a une combinaison <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux termes dont l’un appartient à l’isotopie<br />

scientifique comme Affichage, Machine, Appareil, l’autre à l’isotopie plutôt spirituelle<br />

comme cé<strong>les</strong>te, gloire, <strong>de</strong>rnier soupir. Le procédé <strong>de</strong>s contes consiste, alors, à réduire c<strong>et</strong><br />

écart avec une médiation par explication ou par argumentation en faisant recours au discours<br />

scientifique.<br />

Mais ce qui est intéressant est le fait que <strong>Villiers</strong> n’utilise presque pas <strong>de</strong> narration.<br />

Dans ce genre <strong>de</strong> contes, la narration ou l’histoire n’existe quasiment pas. L’explication est<br />

donnée dans une forme brute sans expansion par la narration. Prenons L’Affichage cé<strong>les</strong>te<br />

comme exemple. L’isotopie <strong>de</strong> /science/ se constitue <strong>de</strong>s expressions comme « <strong>les</strong> lentil<strong>les</strong><br />

énormes <strong>et</strong> <strong>les</strong> gigantesques réflecteurs <strong>de</strong>s ingénieurs américains », « <strong>de</strong> puissants j<strong>et</strong>s <strong>de</strong><br />

magnésium ou <strong>de</strong> lumière électrique » 237 , « la photographie sur verre <strong>et</strong> le procédé du<br />

Lampascope » 238 . Mais ce qui nous semble intéressant, c’est sa structure argumentative. Nous<br />

trouvons <strong>de</strong>s expressions comme « De prime abord…» 239 , « Il suffit <strong>de</strong> réfléchir… » 240 ,<br />

« Bref,… » 241 , « Supposons qu’… » 242 , qui articulent <strong>et</strong> contrôlent le mouvement <strong>de</strong><br />

l’argumentation.<br />

236 Ibid., p.730<br />

237 <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, tome 1, p.578.<br />

238 Ibid., p.579.<br />

239 Ibid., p.578.<br />

240 Ibid., p.579.<br />

241 Ibid., p.579.<br />

242 Ibid., p.580.<br />

Page 65


Ajoutons enfin que c<strong>et</strong>te médiation fonctionne dans le sens contraire comparée avec <strong>les</strong><br />

contes plus fantastiques que nous venons <strong>de</strong> considérer. Au lieu d’introduire le surnaturel<br />

dans un contexte banal, elle banalise ce qui passe pour surnaturel. Le mot cé<strong>les</strong>te <strong>et</strong> « Eritis<br />

sicut dii » <strong>de</strong> l’épigraphe tirée <strong>de</strong> l’Ancien Testament annoncent quelque chose <strong>de</strong> surnaturel,<br />

mais le mouvement <strong>de</strong> l’argumentation va dans le sens <strong>de</strong> la banalisation, comme le manifeste<br />

ce passage.<br />

À quoi bon, en eff<strong>et</strong>, ces voûtes azurées qui ne servent à rien, qu’à défrayer <strong>les</strong><br />

imaginations maladives <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers songe-creux ? Ne serait-ce pas acquérir <strong>de</strong> légitimes<br />

droits à la reconnaissance publique, <strong>et</strong>, disons-le (pourquoi pas?), à l’admiration <strong>de</strong> la<br />

Postérité, que <strong>de</strong> convertir ces espaces stéri<strong>les</strong> en spectac<strong>les</strong> réellement <strong>et</strong> fructueusement<br />

instructifs, que <strong>de</strong> faire valoir ces lan<strong>de</strong>s immenses <strong>et</strong> <strong>de</strong> rendre, finalement, d’un bon<br />

rapport, ces Solognes indéfinies <strong>et</strong> transparentes ? 243<br />

Mais l’argumentation faisant recours au discours scientifique ne fonctionne pas toujours pour<br />

annuler l’eff<strong>et</strong> fantastique. Que ce soit dans Claire Lenoir ou dans L’Ève future, toutes <strong>les</strong><br />

œuvres <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> ne vont pas dans ce sens. Il y a <strong>de</strong>s œuvres où l’argumentation scientifique<br />

sert à introduire le surnaturel dans la vie quotidienne. Nous le verrons plus tard.<br />

Les réalistes<br />

Nous respectons à peu près la classification <strong>de</strong> Gourévitch <strong>et</strong> considérons comme<br />

réalistes <strong>les</strong> contes où la transgression ne porte pas sur <strong>les</strong> ordres naturels selon la<br />

classification <strong>de</strong> celui-ci. Mais en fait, parmi ces contes, il en existe quelques-uns qui<br />

contiennent néanmoins <strong>de</strong>s facteurs insolites. Nous pouvons <strong>les</strong> ranger dans l’étrange ou le<br />

fantastique-étrange selon Todorov. Et si nous examinons la <strong><strong>de</strong>scription</strong> dans <strong>de</strong>s contes, nous<br />

pouvons remarquer qu’il y a <strong>de</strong>s facteurs qui <strong>les</strong> rapprochent <strong>de</strong>s contes plus fantastiques.<br />

Selon Gourévitch, la transgression dans Le Convive <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières fêtes porte sur <strong>les</strong><br />

« conventions mora<strong>les</strong> ou appareil social 244 » <strong>et</strong>c. <strong>et</strong> non pas sur <strong>les</strong> ordres naturels. Mais dans<br />

ce conte aussi, <strong>Villiers</strong> introduit bien l’isotopie <strong>de</strong> /mort/ dans un contexte plutôt mondain du<br />

souper après le bal <strong>de</strong> l’Opéra. Et comme dans Fleurs <strong>de</strong> ténèbres, c<strong>et</strong>te médiation est réalisée<br />

par la narration. C’est un baron qui a la manie <strong>de</strong> remplacer le bourreau qui introduit l’idée <strong>de</strong><br />

la mort dans la soirée. À partir du moment où le narrateur commence à soupçonner son<br />

i<strong>de</strong>ntité, le récit tourne autour <strong>de</strong> la question : « Qui est-ce ? » Et la réponse définitive est<br />

donnée dans l’histoire racontée par un autre personnage qui arrive à la fin du conte. Ceci nous<br />

243 Ibid., p.577.<br />

Page 66


appelle l’idée <strong>de</strong>s Homme-Récits <strong>de</strong> Todorov : « le personnage, c’est une histoire virtuelle<br />

qui est l’histoire <strong>de</strong> sa vie. 245 » Et l’histoire ainsi convoquée médie le contexte <strong>et</strong> l’isotopie<br />

que ce personnage introduit. Tant qu’il s’agit d’une médiation discursive (par narration, c<strong>et</strong>te<br />

fois-ci), le conte ne contient pas <strong>de</strong> transgressions du naturel.<br />

Mais il faut toujours remarquer que la médiation rhétorique fonctionne elle aussi<br />

parallèlement. Elle est réalisée, d’une part, par <strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong> mots parsemés çà <strong>et</strong> là. Le titre Le<br />

Convive <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières fêtes contient le mot convive, qui désigne un convive pour le souper.<br />

Mais <strong>de</strong>rnières fêtes peut être compris comme <strong>les</strong> exécutions, <strong>et</strong> dans ce contexte, convive<br />

peut être exécuteur. Ou bien, le personnage s’appelle momentanément « le baron Saturne 246 »<br />

<strong>et</strong> le mot Saturne a une connotation sinistre. Enfin, il doit partir pour « un intérêt vraiment<br />

capital 247 » dont le mot capital peut signifier qu’il s’agit <strong>de</strong> la tête.<br />

D’autre part, la médiation rhétorique est réalisée par <strong>les</strong> détails <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> aussi. Il<br />

s’agit par exemple d’une <strong><strong>de</strong>scription</strong> du baron :<br />

Ses traits <strong>et</strong> son maintien ne manquaient point, sans doute, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te distinction<br />

convenue qui fait tolérer <strong>les</strong> personnes : son accent n’était point fastidieux comme celui<br />

<strong>de</strong> quelques étrangers ; — seulement, en vérité, sa pâleur prenait, par interval<strong>les</strong>, <strong>de</strong>s tons<br />

singulièrement blêmes — <strong>et</strong> même blafar<strong>de</strong>s ; ses lèvres étaient plus étroites qu’un trait<br />

<strong>de</strong> pinceau ; <strong>les</strong> sourcils <strong>de</strong>meuraient toujours un peu froncés même dans le sourire. 248<br />

C<strong>et</strong>te série <strong>de</strong> mots <strong>de</strong> couleurs, pâleur, blêmes, blafards, nous évoque le teint <strong>de</strong>s morts <strong>et</strong> le<br />

mot « singulièrement » ou l’expression « ses lèvres étaient plus étroites qu’un trait <strong>de</strong><br />

pinceau » lui donnent un caractère étrange. Et, quand le narrateur se rappelle qu’il avait vu le<br />

baron à l’occasion d’une exécution, la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la chambre change :<br />

[…] je venais <strong>de</strong> me rappeler où j’avais vu c<strong>et</strong> homme pour la première fois !<br />

Et il me sembla, brusquement, que <strong>les</strong> cristaux, <strong>les</strong> figures, <strong>les</strong> draperies, que le<br />

festin <strong>de</strong> la nuit s’éclairaient d’une mauvaise lueur, d’une rouge lueur sortie <strong>de</strong> notre<br />

convive, pareille à certains eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> théâtre 249 .<br />

Regardons également la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la chambre à la fin du conte :<br />

244 Gourévitch, op. cit., p.70.<br />

245 Todorov, Grammaire du Décaméron, 1969, p.88.<br />

246 <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, tome 1, p.608.<br />

247 Ibid., p.609.<br />

248 Ibid., p.611.<br />

249 Ibid., p.617-618.<br />

Page 67


Au sixième coup, tout le mon<strong>de</strong> tressaillit profondément, — <strong>et</strong> je regardai, pensif,<br />

la tête d’un démon <strong>de</strong> cuivre, aux traits crispés, qui soutenait, dans une patère, <strong>les</strong> flots<br />

sanglants <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux rouges 250 .<br />

L’exécution à laquelle le baron participe a lieu à six heures. Et avec le son <strong>de</strong> l’horloge qui<br />

sonne six heures, le mon<strong>de</strong> tressaillit. Le « démon <strong>de</strong> cuivre » qui n’est qu’un instrument pour<br />

porter <strong>les</strong> ri<strong>de</strong>aux suggère dans ce contexte avec ses « traits crispés » une présence infernale <strong>et</strong><br />

le mot sanglants récupère son sens morbi<strong>de</strong>. Ainsi, l’isotopie /mort/ se superpose à celle <strong>de</strong><br />

festin.<br />

La réflexion sur c<strong>et</strong>te lueur rouge nous renvoie au Désir d’être un homme. Chaudval,<br />

comédien, incendie la ville avant <strong>de</strong> prendre sa r<strong>et</strong>raite dans un phare, pour le désir <strong>de</strong> se<br />

sentir un homme, pour éprouver le remords, pour voir <strong>de</strong>s spectres. Avant <strong>de</strong> prendre c<strong>et</strong>te<br />

décision, il se regar<strong>de</strong> dans une glace :<br />

Il s’enivra quelque temps <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te vision, mais le réverbère qui rougissait la bruine<br />

froi<strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière lui, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête, lui sembla, répercuté au fond <strong>de</strong> la terrible glace,<br />

comme la lueur d’un phare couleur <strong>de</strong> sang qui indiquait le chemin du naufrage au<br />

vaisseau perdu <strong>de</strong> son avenir 251 .<br />

Le rouge du réverbère, est-ce le rouge du sang, ou le rouge <strong>de</strong>s flammes qu’il a<br />

attisées ? C<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong> introduit brusquement <strong>de</strong>s facteurs sinistres dans le cadre <strong>de</strong> la<br />

glace <strong>et</strong> intervient dans la narration. L’expression « sembla » dans ce passage lie ici <strong>et</strong> là. La<br />

« couleur <strong>de</strong> sang » qui correspond à « rougissait » nous renvoie au contexte <strong>de</strong> la mort.<br />

Tandis que « le phare » introduit son isotopie maritime avec <strong>les</strong> termes aussi sinistres comme<br />

« naufrage » <strong>et</strong> « vaisseau perdu ». Et ces traits <strong>de</strong>scriptifs se répercutent sur la narration.<br />

Comme guidé par « qui indiquait le chemin du naufrage », le protagoniste suit le chemin<br />

catastrophique. Ceci est explicité ainsi :<br />

Et, tiens ! je comprends l’eff<strong>et</strong> bizarre que m’a produit ce réverbère dans c<strong>et</strong>te<br />

glace !… C’était mon arrière-pensée. — Pinson va m’envoyer mon brev<strong>et</strong>, c’est sûr. Et<br />

j’irai donc me r<strong>et</strong>irer dans mon phare comme un rat dans un fromage 252 .<br />

Après avoir pris sa décision, il brise le miroir comme pour supprimer un témoin :<br />

250 Ibid., p.627.<br />

251 Ibid., p.659.<br />

252 Ibid., p.660.<br />

« C’est dit. — Et maintenant — acheva le grand artiste en ramassant un pavé après<br />

avoir regardé autour <strong>de</strong> lui pour s’assurer <strong>de</strong> la solitu<strong>de</strong> environnante — <strong>et</strong> maintenant, toi,<br />

tu ne refléteras plus personne. »<br />

Page 68


Et il lança le pavé contre la glace qui se brisa en mille épaves rayonnantes 253 .<br />

Ce moment est littéralement décisif dans la narration puisque désormais le récit ne fait que<br />

suivre ce « chemin <strong>de</strong> naufrage ». Nous voudrions dire qu’il s’agit <strong>de</strong> la narrativisation <strong>de</strong> la<br />

structure <strong>de</strong>scriptive dans le sens où <strong>les</strong> termes utilisés ici sont développés dans la narration.<br />

Le rouge nous oriente vers un autre conte, La Reine Ysabeau qui n’a apparemment pas<br />

<strong>de</strong> facteur surnaturel. Ysabeau <strong>de</strong> Bavière, pour punir son amant infidèle, provoque un<br />

incendie. Il doit être exécuté, mais son avocat le remplace. La reine fait accomplir l’exécution<br />

<strong>et</strong> l’amant meurt en exil. Un épiso<strong>de</strong> qui illustre la cruauté <strong>de</strong> la femme en amour.<br />

Nous pouvons trouver c<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la chambre <strong>de</strong> la reine, quand elle fait savoir<br />

son proj<strong>et</strong> à son amant.<br />

Le vidame regarda autour <strong>de</strong> lui, en silence.<br />

Les lueurs d’un sinistre lointain éclairaient, en eff<strong>et</strong>, <strong>les</strong> vitraux <strong>de</strong> la chambre; <strong>de</strong>s<br />

refl<strong>et</strong>s <strong>de</strong> pourpre faisaient saigner <strong>les</strong> hermines du lit royal; <strong>les</strong> fleurs <strong>de</strong> lys <strong>de</strong>s écussons<br />

<strong>et</strong> cel<strong>les</strong> qui achevaient <strong>de</strong> vivre dans <strong>les</strong> vases d’émail rougeoyaient ! Et rouges, aussi,<br />

étaient <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux coupes, sur une cré<strong>de</strong>nce chargée <strong>de</strong> vins <strong>et</strong> <strong>de</strong> fruits 254 .<br />

Le même genre <strong>de</strong> jeu du sens littéral <strong>et</strong> du sens figuré est en vigueur. Certes, <strong>les</strong><br />

hermines du lit ne saignent pas réellement, mais le sens littéral suggère toujours une scène<br />

sanglante. C<strong>et</strong>te scène qui nous rappelle Le masque <strong>de</strong> la Mort rouge d’Edgar Poe. Dans ce<br />

conte, le rouge est donné d’abord comme le thème principal du conte :<br />

La Mort Rouge avait pendant longtemps dépeuplé la contrée. Jamais peste ne fut si<br />

fatale, si horrible. Son avatar, c’était le sang, — la rougeur <strong>et</strong> la hi<strong>de</strong>ur du sang. 255<br />

Une <strong>de</strong>s sal<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’abbaye où Prospero s’est réfugié est décrite ainsi :<br />

La septième salle était rigoureusement ensevelie <strong>de</strong> tentures <strong>de</strong> velours noir qui<br />

revêtaient tout le plafond <strong>et</strong> <strong>les</strong> murs, <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ombaient en lour<strong>de</strong>s nappes sur un tapis <strong>de</strong><br />

même étoffe <strong>et</strong> <strong>de</strong> même couleur. Mais, dans c<strong>et</strong>te chambre seulement, la couleur <strong>de</strong>s<br />

fenêtres ne correspondait pas à la décoration. Les carreaux étaient écarlates, — d’une<br />

couleur intense <strong>de</strong> sang. 256<br />

Le sinistre <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te salle est souligné ailleurs :<br />

253 Ibid., p.662.<br />

254 Ibid., p.683.<br />

255 Poe, op.cit., p.392.<br />

256 Ibid., p.393.<br />

Page 69


Ainsi se produisaient une multitu<strong>de</strong> d’aspects chatoyants <strong>et</strong> fantastiques. Mais,<br />

dans la chambre <strong>de</strong> l’ouest, la chambre noire, la lumière du brasier qui ruisselait sur <strong>les</strong><br />

tentures noires à travers <strong>les</strong> carreaux sanglants était épouvantablement sinistre, <strong>et</strong> donnait<br />

aux physionomies <strong>de</strong>s impru<strong>de</strong>nts qui y entraient un aspect tellement étrange, que bien<br />

peu <strong>de</strong> danseurs se sentaient le courage <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre <strong>les</strong> pieds dans son enceinte magique. 257<br />

C’est dans c<strong>et</strong>te salle que Prospero meurt <strong>et</strong> la fin du conte est aussi colorée <strong>de</strong> rouge :<br />

On reconnut la présence <strong>de</strong> la Mort Rouge. […] Et tous <strong>les</strong> convives tombèrent un<br />

à un dans <strong>les</strong> sal<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’orgie inondées d’une rosée sanglante. […] Et <strong>les</strong> Ténèbres, <strong>et</strong> la<br />

Ruine, <strong>et</strong> la Mort Rouge établirent sur toutes choses leur empire illimité. 258<br />

<strong>Villiers</strong> utilise ce procédé qu’il aurait appris <strong>de</strong> Poe dans ces <strong>de</strong>ux contes, qui nous semblent<br />

correspondre assez bien aux critères du fantastique.<br />

L’Épilogue<br />

Intitulé Épilogue, L’Annonciateur est un conte qui ne manque pas <strong>de</strong> facteurs<br />

merveilleux. Le décor est le temple du roi Salomon. Les <strong>de</strong>ux autres personnages principaux<br />

sont le Grand Initié Helcias <strong>et</strong> l’ange Azraël. L’intrigue aussi est d’ordre merveilleux.<br />

Poursuivi par Azraël, Helcias disparaît soudain pour fuir son <strong>de</strong>stin. Donc, si nous ne tenons<br />

pas compte <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong>, il s’agit d’un conte mythique, merveilleux <strong>et</strong> rien <strong>de</strong> plus.<br />

Mais la <strong><strong>de</strong>scription</strong> règne le conte entier. D’abord, en ce qui concerne le volume, 7<br />

pages <strong>et</strong> <strong>de</strong>mie sur 18 pages au total sont consacrées à la <strong><strong>de</strong>scription</strong> du temple avant le<br />

commencement <strong>de</strong> l’histoire proprement dit. Ce long prologue <strong>de</strong> l’épilogue est écrit dans un<br />

style, disons bau<strong>de</strong>lairien, plein d’énumérations.<br />

Du côté <strong>de</strong> l’Hébron, entrée <strong>de</strong> ceux qui viennent du Jourdain, fument <strong>les</strong> tuyaux<br />

<strong>de</strong> brique <strong>de</strong>s armuriers, <strong>de</strong>s fabricants d’aromates <strong>et</strong> <strong>de</strong>s orfèvres. — Plus loin, <strong>les</strong><br />

habitations aux ceintures <strong>de</strong> vigne, maisons nata<strong>les</strong> <strong>de</strong>s riches d’Israël étagent leurs<br />

terrasses, leurs bains contigus à <strong>de</strong> frais vergers. Au septentrion s’allonge le quartier <strong>de</strong>s<br />

tisserands où <strong>les</strong> dromadaires, montés par <strong>les</strong> marchands d’Asie, viennent, chargés <strong>de</strong><br />

bois <strong>de</strong> sétim, <strong>de</strong> pourpre <strong>et</strong> <strong>de</strong> fin lin, plier d’eux-mêmes, <strong>les</strong> genoux 259 .<br />

Et le fait que la plupart <strong>de</strong>s paragraphes commencent par <strong>les</strong> expressions comme « Au<br />

pied <strong>de</strong>… », « Avoisinant », « Vers », « Du côté <strong>de</strong> », « Là », « Au-<strong>de</strong>là », ou « Sur », pour ne<br />

citer que <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux premières pages, indiquent bien le caractère topographique <strong>de</strong> ce passage.<br />

Il s’agit <strong>de</strong> l’espace <strong>et</strong> non pas du temps, <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>et</strong> non pas <strong>de</strong> la narration.<br />

257 Ibid., p.394.<br />

258 Ibid., p.398.<br />

259 Ibid., p.744.<br />

Page 70


Mais c<strong>et</strong>te prépondérance du <strong>de</strong>scriptif ne s’arrête pas là. Même après que le récit a<br />

commencé, ce conte abon<strong>de</strong> en divagations <strong>de</strong>scriptives.<br />

Ou bien :<br />

Cependant, <strong>de</strong> même qu’en un miroir d’airain, posé à terre, se reproduisent, en leur<br />

illusion, <strong>les</strong> profon<strong>de</strong>s solitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la nuit <strong>et</strong> ses mon<strong>de</strong>s d’étoi<strong>les</strong>, ainsi <strong>les</strong> Anges, à<br />

travers <strong>les</strong> voi<strong>les</strong> transluci<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la vision, peuvent impressionner <strong>les</strong> prunel<strong>les</strong> <strong>de</strong>s<br />

pré<strong>de</strong>stinés, <strong>de</strong>s saints, <strong>de</strong>s mages ! 260<br />

Déjà <strong>les</strong> doutes l’assaillent; déjà, pareils à la fumée d’une torche, <strong>les</strong> hor<strong>de</strong>s<br />

inquiètes <strong>de</strong>s samaëls qui importunent <strong>les</strong> accesseurs du Parvis-Occulte s’émeuvent,<br />

tentateurs aux suggestions désolatrices, autour <strong>de</strong> lui : son front s’enténèbre au frôler <strong>de</strong><br />

leurs ai<strong>les</strong> mortes. 261<br />

En outre, comme nous pouvons le constater dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux passages cités, ce conte<br />

contient beaucoup <strong>de</strong> comparaisons. Nous pouvons compter sept autres occurrences <strong>de</strong><br />

comparaisons avec pareil(<strong>les</strong>) à 262 , <strong>et</strong> quatorze occurrences avec comme 263 . C<strong>et</strong>te abondance<br />

<strong>de</strong> comparaisons reflèteraient la prépondérance <strong>de</strong> la structure métaphorique <strong>de</strong> ce conte.<br />

De là, nous pouvons dire qu’il y a une tension entre une lecture poétique selon la<br />

structure métaphorique <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>et</strong> une lecture merveilleuse selon la structure<br />

narrative.<br />

Mais examinons quelques-unes <strong>de</strong> ces comparaisons :<br />

Avoisinant <strong>les</strong> fosses d’animaux féroces, <strong>les</strong> cénac<strong>les</strong> <strong>de</strong> justice, bâtis sous le règne<br />

<strong>de</strong> Schaôul, apparaissent, blancs <strong>et</strong> carres, aux ang<strong>les</strong> <strong>de</strong>s chemins, comme <strong>de</strong>s<br />

sépulcres 264 .<br />

260 Nous soulignons, ibid., p.758.<br />

261 Nous soulignons, ibid., p.759.<br />

262 « pareil au désert. », ibid., p.747. « toutes pareil<strong>les</strong> à cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> la pâle épousée du Sir-Hasirim », ibid., p.748. « pareil au<br />

murmure lointain du tonnerre passe », ibid., p.751. « pareil<strong>les</strong> a sept épées brûlantes. », ibid., p.752. « pareille à la queue<br />

d’un paon », ibid., p.756. « pareil à ces grands oiseaux solitaires », ibid., p.758. « Il est pareil à une pierre volcanique »,<br />

ibid., p.759.<br />

263 « comme <strong>de</strong>s sépulcres », ibid., p.744. « comme l’arbre du Liban parfume la hache », ibid., p.747. « blanches comme <strong>de</strong>s<br />

brebis sortant du bain », ibid., p.748. « mangeant comme <strong>les</strong> pèlerins », ibid., p.748. « inviolées comme le lis <strong>de</strong> leurs<br />

seins », ibid., p.749. « blanches comme <strong>les</strong> narcisses <strong>de</strong> Schârons », ibid., p.749. « el<strong>les</strong> s’épaississent <strong>et</strong> s’émeuvent<br />

comme sous l’action d’un soudain prodige », ibid., p.750. « nombreux comme le sable, évanouis comme lui », ibid., p.751.<br />

« Comme aux soirs du Déluge », ibid., p.753. « Salomon n'est plus dans l’Univers que comme le jour est dans un édifice »,<br />

ibid., p.756. « comme le feuillage <strong>de</strong>s sau<strong>les</strong> sur <strong>les</strong> eaux d’argent », ibid., p.757. « comme sous le poids <strong>de</strong>s sièc<strong>les</strong> », ibid.,<br />

p.757. « Le voici hal<strong>et</strong>ant comme une victime », ibid., p.760. « comme <strong>les</strong> flèches qui volent dans le soleil », ibid., p.760.<br />

264 Ibid., p.744.<br />

Page 71


Il s’agit <strong>de</strong> la première occurrence <strong>de</strong> comme <strong>et</strong> nous y trouvons l’isotopie <strong>de</strong> /mort/<br />

introduite par la médiation rhétorique. Nous avons observé le même phénomène dans<br />

L’Intersigne. Dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux autres exemp<strong>les</strong>, nous avons l’association <strong>de</strong>s fleurs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

femmes que nous avons pu observer dans Antonie ou Maryelle :<br />

Mais, voici: <strong>les</strong> Musiciennes <strong>de</strong>s Chants-défendus, objuratrices d’amour, inviolées<br />

comme le lis <strong>de</strong> leurs seins s’avancent, pâ<strong>les</strong> sous leurs pierreries, au son <strong>de</strong>s kinnors, <strong>de</strong>s<br />

tymbrils <strong>et</strong> <strong>de</strong>s cymba<strong>les</strong> 265 .<br />

Au loin, <strong>les</strong> Charmeuses-nephtaliennes, aux tresses rousses, <strong>les</strong> vierges <strong>de</strong> la<br />

Pa<strong>les</strong>tine, <strong>les</strong> Hébreuses, blanches comme <strong>les</strong> narcisses <strong>de</strong> Schârons […] 266 .<br />

Que ce conte soit intitulé L’Épilogue nous semble significatif. Nous pouvons y<br />

r<strong>et</strong>rouver <strong>les</strong> facteurs <strong>de</strong>scriptifs <strong>de</strong>s autres contes ; l’introduction <strong>de</strong> la mort dans un autre<br />

contexte. Nous <strong>les</strong> r<strong>et</strong>rouvons dans ce conte très poétique <strong>et</strong> d’une manière rétroactive, cela se<br />

répercuterait sur la lecture <strong>de</strong>s autres contes y compris sur <strong>les</strong> plus réalistes. Les courtisanes<br />

que <strong>Villiers</strong> décrit, dans Antonie ou dans Le Convive <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières fêtes par exemple, ne sont<br />

plus seulement cel<strong>les</strong> du dix-neuvième siècle à Paris : ce sont aussi cel<strong>les</strong> qui dansent dans le<br />

temple <strong>de</strong> Salomon.<br />

III.IV Claire Lenoir <strong>et</strong> L’Ève future<br />

Claire Lenoir<br />

Si nous examinons ces <strong>de</strong>ux œuvres ensemble dans c<strong>et</strong>te section, c’est qu’el<strong>les</strong> ont<br />

toutes <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux comme point commun <strong>de</strong> recourir largement au jeu entre discours scientifique<br />

<strong>et</strong> discours occultiste. Nous pensons que ce procédé concerne l’exploitation du texte<br />

argumentatif <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> que nous avons déjà observée dans <strong>les</strong> contes scientifiques, comme<br />

L’Affichage cé<strong>les</strong>te.<br />

Commençons par l’analyse <strong>de</strong> la structure temporelle <strong>de</strong> Claire Lenoir à partir <strong>de</strong><br />

laquelle nous allons examiner, une par une, <strong>les</strong> séquences textuel<strong>les</strong> en jeu dans l’œuvre.<br />

Avant tout, il convient <strong>de</strong> préciser que ce conte, bien qu’il soit traité comme « conte » <strong>de</strong>puis<br />

<strong>les</strong> premières étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Drougard 267 , par exemple, est assez long. Il compte 80 pages en<br />

version Pléia<strong>de</strong> <strong>et</strong> 233 pages dans la version originale du recueil <strong>de</strong> Tribulat Bonhom<strong>et</strong>. La<br />

principale partie <strong>de</strong> c<strong>et</strong> important volume est occupée par une longue conversation rapportée<br />

265 Ibid., p.749.<br />

266 Ibid., p.749.<br />

Page 72


au style direct du chapitre V au chapitre XIV. C<strong>et</strong>te conversation rapportée (ou « scène ») a<br />

pour eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> ralentir le récit 268 . Le fait que c<strong>et</strong>te œuvre est un conte allongé <strong>et</strong> ralenti par la<br />

conversation insérée est significative ; nous pensons en eff<strong>et</strong> que L’Ève futur aussi est un<br />

conte allongé dans une autre façon. Nous indiquons la structure temporelle du conte dans la<br />

Figure 3 qui constituera le grand cadre <strong>de</strong> notre analyse <strong>de</strong>s séquences textuel<strong>les</strong>. Nous nous<br />

référons aux légen<strong>de</strong>s pour <strong>les</strong> détails.<br />

A<br />

Figure 3<br />

B<br />

C D E<br />

conversation rapportée<br />

A : Le cadre extérieur du récit. Le présent où Bonhom<strong>et</strong> raconte le récit, qui apparaît dans le<br />

Ch. I.<br />

B : Le temps du récit raconté par Bonhom<strong>et</strong> qui continue du Ch. II au Ch. XX (jusqu’à la fin),<br />

qui se divise par interruptions en :<br />

B1 : du Ch. II au Ch. III : rencontre avec Clifton : « Vers la fin du mois <strong>de</strong> juill<strong>et</strong> 1866… » 269 :<br />

qui contient :<br />

C : le temps du récit enchâssé <strong>de</strong> Clifton <strong>et</strong> <strong>de</strong> Claire vaguement suggérée par celui-ci<br />

B2 : Ch. IV : arrivée à Saint Malo, le rapport <strong>de</strong> l’Académie : « La cloche d’arrivée me<br />

réveilla. » 270<br />

B3 : du Ch. V au Ch. XIV : arrivée <strong>chez</strong> Lenoir <strong>et</strong> la soirée : « Une <strong>de</strong>mi-heure après… » 271 :<br />

qui contient une série <strong>de</strong> conversation rapportée en style directe il y <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its récits <strong>de</strong><br />

voyages <strong>de</strong> Bonhom<strong>et</strong> que nous ne r<strong>et</strong>enons pas parce qui n’apportent pas <strong>de</strong><br />

changements <strong>de</strong> situation.<br />

B4 : du Ch. XV au Ch. XVI : la mort <strong>de</strong> Lenoir : « Je passe rapi<strong>de</strong>ment sur l’existence<br />

charmante <strong>et</strong> r<strong>et</strong>irée que nous menâmes tous trois pendant une dizaine <strong>de</strong> jour… » 272<br />

B5 : <strong>de</strong> Ch. XVII au Ch. XX : rencontre avec Claire, la mort <strong>de</strong> celle-ci <strong>et</strong> la fin : « Une année<br />

après… » 273 qui contient :<br />

D : le temps du récit enchâssé sur la mort <strong>de</strong> Clifton rapporté par une l<strong>et</strong>tre<br />

267 <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Les Trois Premiers Contes. éd. critique <strong>de</strong> E. Drougard, 1931.<br />

268 Gen<strong>et</strong>te examine <strong>les</strong> relations entre le temps d’histoire <strong>et</strong> le pseudo-temps <strong>de</strong> récit dans le chapitre intitulé « Durée » du<br />

Discours du récit. Gen<strong>et</strong>te, Figure III, 1972, p.122-143.<br />

269 Claire Lenoir, Tribulat Bonhom<strong>et</strong>, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, tome 2, p.152.<br />

270 Ibid., p.159.<br />

271 Ibid., p.161.<br />

272 Ibid., p.201.<br />

273 Ibid., p.206<br />

Page 73


E : le temps du récit enchâssé sur l’adultère <strong>et</strong> la mort <strong>de</strong> Lenoir rapporté par la confession <strong>de</strong><br />

Claire<br />

Examinons d’abord la structure textuelle du plan A, la plus extérieure, dans laquelle<br />

Bonhom<strong>et</strong> raconte c<strong>et</strong>te histoire. On peut affirmer que c<strong>et</strong>te structure la plus extérieure du<br />

texte peut être considérée comme argumentative. Nous nous référons au schéma <strong>de</strong> J.-M.<br />

Adam dans la Figure 4. C<strong>et</strong>te séquence argumentative n’est pas complète. La conclusion qu’il<br />

veut en tirer n’est pas clairement indiquée. Il dit : « La Science, la véritable Science, est<br />

inaccessible à la pitié : où en serions-nous sans cela ? » 274 , mais il lasse le lecteur conclure :<br />

Je vais me borner au rapi<strong>de</strong> exposé <strong>de</strong>s faits, tels qu’ils se sont présentés <strong>et</strong> classés<br />

d’eux-mêmes. Commentera l’histoire qui voudra, je ne la surchargerai d’aucunes théories<br />

scientifiques : ainsi son impression générale dépendra <strong>de</strong>s proportions intellectuel<strong>les</strong><br />

fournies par le Lecteur. 275<br />

Le fantastique <strong>de</strong> l’œuvre dépend <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te indécision dans la séquence argumentative<br />

sans laquelle le lecteur aurait une explication définitive qui pourrait, sinon effacer<br />

complètement, du moins affaiblir le fantastique.<br />

Le récit <strong>de</strong> Claire Lenoir (plan B) est enchâssé comme SUPPORT pour c<strong>et</strong>te<br />

argumentation. Ce SUPPORT est donné par le Moral (Pn) 276 du récit qui est indiqué à la fin<br />

du récit (à la fin <strong>de</strong> B) :<br />

Et la Science, la souriante vielle aux yeux clairs, à la logique un peu trop<br />

désintéressé, à la fraternelle embrassa<strong>de</strong>, me ricanait à l’oreille qu’elle n’était, elle aussi,<br />

qu’un leurre <strong>de</strong> l’Inconnu qui nous gu<strong>et</strong>te <strong>et</strong> nous attend. 277<br />

Dans ce récit principal, dont le fantastique est l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong>, trois séquences <strong>de</strong><br />

récits (C, D <strong>et</strong> E), ou trois fragments <strong>de</strong> la même séquence, qui se complètent. Et ce qui attire<br />

notre attention est, comme nous venons <strong>de</strong> l’indiquer, la présence <strong>de</strong> la conversation rapportée.<br />

Or c<strong>et</strong>te partie peut être abordée comme séquence argumentative. Donc, il s’agit d’une<br />

séquence argumentative enchâssée dans une séquence narrative.<br />

274 Ibid., p.152.<br />

275 Ibid.<br />

276 Voir infra, p.260, Figure 8.<br />

277 Ibid., p.220.<br />

Page 74


Figure 4 278<br />

Examinons <strong>de</strong> plus près c<strong>et</strong>te séquence argumentative intérieure. En fait, un texte réel<br />

est hybri<strong>de</strong> <strong>et</strong> consiste <strong>de</strong> plusieurs micro-séquences, soit argumentatives, soit dialogiques,<br />

soit <strong>de</strong>scriptives, soit narratives, soit explicatives. Comme il s’agit d’une discussion entre trois<br />

personnages, <strong>les</strong> séquences argumentatives <strong>et</strong> <strong>les</strong> séquences dialogiques sont fortement<br />

mélangées. Pour simplifier, nous n’en r<strong>et</strong>iendrons que <strong>les</strong> facteurs argumentatifs. Nous<br />

estimons que cela n’entamera en rien la perspective d’ensemble <strong>de</strong> l’œuvre. En revanche, il ne<br />

serait pas inutile <strong>de</strong> consacrer ici quelques paragraphes aux facteurs narratifs afin <strong>de</strong> bien<br />

considérer la relation entre la narration <strong>et</strong> l’argumentation. En ce qui concerne <strong>les</strong> séquences<br />

<strong>de</strong>scriptives, au centre <strong>de</strong> notre préoccupation, nous leur laisserons une place à part.<br />

Comme c<strong>et</strong>te séquence argumentative est enchâssée dans un récit, elle est scandée par<br />

<strong>de</strong>s éléments narratifs pour que le récit continue parallèlement à l’argumentation. Ce qui est<br />

caractéristique <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te séquence est le fait que ces éléments relèvent souvent <strong>de</strong> l’isotopie <strong>de</strong><br />

/dîner/, ce qui donne au texte un certain humour par contraste avec le contenu <strong>de</strong><br />

l’argumentation. Le chapitre V qui commence par : « Une <strong>de</strong>mi-heure après, j’étais <strong>de</strong>vant<br />

une maison <strong>de</strong> campagne isolée, l’habitation du bon docteur Césaire, mon meilleur ami » 279<br />

en marquant l’arrivée <strong>de</strong> Bonhom<strong>et</strong> <strong>chez</strong> Lenoir, se termine par ce paragraphe qui prépare le<br />

dîner :<br />

Il appela <strong>les</strong> domestiques, en s’essoufflant, pendant que sa femme me remplissait<br />

un verre <strong>de</strong> madère ; il fit monter mes eff<strong>et</strong>s dans la chambre qui m’était <strong>de</strong>stinée. Après<br />

quoi, nous passâmes au salon <strong>et</strong> nous nous mimes à causer 280 .<br />

Au chapitre VI, le commencement du dîner est déclaré par l’habituel « Madame est<br />

servie » <strong>et</strong> le chapitre se termine par effectuer le repas :<br />

278 Adam, Les textes : types <strong>et</strong> prototypes, 1997, p.108.<br />

279 <strong>Villiers</strong>, op.cit., p.161.<br />

280 Ibid., p.163.<br />

Page 75


Nous nous assîmes ; nous déployâmes nos servi<strong>et</strong>tes, avec une certaine solennité<br />

silencieuse due à l’atmosphère <strong>de</strong> ma conversation, <strong>et</strong>, après le premier verre <strong>de</strong> bor<strong>de</strong>aux,<br />

nous eûmes un sourire général 281 .<br />

Le chapitre VII commence par ce paragraphe qui résume ce chapitre entier :<br />

À table, Claire parla musique avec une science que, vraisemblablement, je ne<br />

pouvais attendre d’une malheureuse femme 282 .<br />

Césaire Lenoir qui « dévorait un râble aux tomates en roulant <strong>de</strong>s yeux noyés dans<br />

l’extase » 283 dans ce chapitre ne se concentre au plat au début du chapitre VIII :<br />

Toutefois, comme l’intellect <strong>de</strong> Césaire, — <strong>et</strong> même toutes <strong>les</strong> facultés <strong>de</strong> son âme,<br />

— me paraissaient, pour le moment, absorbées par un plat <strong>de</strong> paupi<strong>et</strong>tes, son m<strong>et</strong>s favori,<br />

<strong>et</strong> que la sensation du goût, primant provisoirement <strong>les</strong> autres, <strong>de</strong>vait, à coup sûr —<br />

étouffer en lui, (présumai-je en le regardant), toute notion <strong>de</strong> justice divine <strong>et</strong> humaine, je<br />

jugeai pru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> laisser, comme on dit, passer l’orage — <strong>et</strong> même <strong>de</strong> me régler <strong>de</strong> mon<br />

mieux sur le stoïcisme exemplaire <strong>de</strong> sa conduite 284 .<br />

C’est après le repas proprement dit que la principale partie <strong>de</strong> la conversation commence :<br />

Ce fut donc aux discrètes lueurs <strong>de</strong> la lampe que Césaire, s’estimant repu, se<br />

renversa, classique, sur le dossier <strong>de</strong> son fauteuil, <strong>et</strong>, do<strong>de</strong>linant <strong>de</strong> la tète, posa<br />

bruyamment ses <strong>de</strong>ux mains sur la table où le domestique venait <strong>de</strong> placer le café <strong>et</strong> la<br />

liqueur. […] Puis il savoura l’arôme d’une première lampée <strong>de</strong> la fève <strong>de</strong> Moka, posa sa<br />

tasse, tourna ses pouces, <strong>et</strong>, <strong>les</strong> regards au ciel, laissa tomber ce mot d’une voix grasse,<br />

gutturale <strong>et</strong> enrouée par la nourriture : 285<br />

Le chapitre IX commence également dans le même contexte :<br />

Nous allumâmes <strong>de</strong>s cigares <strong>et</strong> passâmes au salon 286 .<br />

Quant au chapitre X, il commence avec <strong>de</strong> semblab<strong>les</strong> allusions à la consommation :<br />

Le domestique nous apporta le thé.<br />

Claire, avec un doux sourire, que ses lun<strong>et</strong>tes rendaient légèrement sinistre,<br />

m’offrit une tasse <strong>de</strong> la chau<strong>de</strong> infusion chinoise, sucrée <strong>et</strong> aromatisée <strong>de</strong> kirsch, par ses<br />

soins prévenants 287 .<br />

Nous pouvons r<strong>et</strong>rouver dans le chapitre X <strong>et</strong> XII aussi une i<strong>de</strong>ntique allusion au thé :<br />

281 Ibid., p.165.<br />

282 Ibid.<br />

283 Ibid., p.169.<br />

284 Ibid., p.170.<br />

285 Ibid., p.171.<br />

286 Ibid., p.174<br />

287 Ibid., p.179.<br />

Page 76


Je me versai donc une secon<strong>de</strong> tasse <strong>de</strong> thé 288 .<br />

Nous remplîmes, <strong>de</strong> nouveau, nos tasses <strong>de</strong> thé, <strong>et</strong>, entre <strong>de</strong>ux cuillerées <strong>de</strong><br />

kirsch : 289<br />

Ainsi, on mange, on boit <strong>et</strong> on cause. Mais sur quoi ? Deux dédicaces concernant le<br />

dîner se trouvent dans c<strong>et</strong>te œuvre. L’une se trouve au chapitre VII <strong>et</strong> est <strong>de</strong> Mme <strong>de</strong><br />

Sévigné ; l’autre, au chapitre VIII, mérite d’être citée :<br />

Dans <strong>les</strong> dîners d’hommes, il y a une tendance à parler <strong>de</strong> l’immortalité <strong>de</strong> l’âme<br />

au <strong>de</strong>ssert. E. <strong>et</strong> J. DE GONCOURT 290 .<br />

Le thème <strong>de</strong> l’argumentation intérieure correspond à celui <strong>de</strong> l’argumentation extérieure dans<br />

le plan A.<br />

Analysons maintenant le système argumentatif <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te conversation. Comme l’indique<br />

le titre « On cause musique <strong>et</strong> littérature 291 », la discussion du chapitre VII porte sur la<br />

musique <strong>et</strong> la littérature notamment sur Poe. Claire annonce le thème par : « Pulcher hymnus<br />

Dei homo immortalis ! ... 292 »<br />

Le chapitre VIII est plus narratif qu’argumentatif. Au lieu <strong>de</strong> la conversation rapportée,<br />

c’est Bonhom<strong>et</strong> qui raconte <strong>et</strong> décrit. L’argumentation est, pour une large part, présentée en<br />

résumé par celui-ci. Voici une <strong>de</strong>s paro<strong>les</strong> <strong>de</strong> Lenoir en style direct :<br />

— « Sommes-nous appelés à <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> chaînes d’existences ou c<strong>et</strong>te vie est-elle<br />

définitive ? La somme <strong>de</strong> nos actions <strong>et</strong> <strong>de</strong> nos pensées constitue-t-elle un nouvel être<br />

intérieur soluble dans la Mort ? » — En d’autres termes: « Notre chétif quotient mérite-til<br />

immédiatement, après dissolution <strong>de</strong> l’organisme, après désagrégation <strong>de</strong> la forme<br />

actuelle, <strong>les</strong> honneurs <strong>de</strong> l’Immodifiable ? » 293<br />

Et ce chapitre résume à peu près toute la discussion. C<strong>et</strong>te fois-ci, c’est Bonhom<strong>et</strong> qui parle :<br />

Il [Lenoir] prétendait, en riant sous son nez <strong>de</strong> Canaque, qu’il y avait en lui du<br />

vampire velu. […] Le tout semblait se fondre dans une bourgeoiserie bonasse, mais<br />

lorsqu’il s’évertuait sur son thème favori : — « La forme que peut prendre le flui<strong>de</strong><br />

nerveux d’un défunt, le pouvoir physique <strong>et</strong> temporaire <strong>de</strong>s mânes sur <strong>les</strong> vivants » — ses<br />

yeux brillaient <strong>de</strong> flammes superstitieuses ! 294<br />

Dans le chapitre IX, Lenoir commence la discussion ainsi :<br />

288 Ibid., p.182.<br />

289 Ibid., p.186.<br />

290 Ibid., p.170.<br />

291 Ibid., p.165.<br />

292 Ibid., p.169.<br />

293 Ibid., p.171.<br />

294 Ibid., p.172.<br />

Page 77


Avant <strong>de</strong> vous répondre, me dit-il sans s’émouvoir, je serais heureux <strong>de</strong> connaître<br />

ce que vous enten<strong>de</strong>z par ce mot : la Réalité ? 295<br />

Nous soulignons ce qui nous semble « connecteur <strong>de</strong> l’argumentation » pour montrer le<br />

déroulement <strong>de</strong> l’argumentation. Il continue :<br />

Je suis prêt à prouver, que l’enten<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’Homme, s’analysant lui-même, doit<br />

découvrir, en <strong>et</strong> par lui seul, la stricte nécessité <strong>de</strong> sa raison d’être, la Loi qui fait<br />

apparaître <strong>les</strong> choses <strong>et</strong> le principe <strong>de</strong> toute réalité. 296<br />

Et il essaie <strong>de</strong> conclure :<br />

— Je conclus que l’Esprit fait le fonds <strong>et</strong> la fin <strong>de</strong> l’Univers. 297<br />

Ce qu’il veut soutenir est une sorte d’idéalisme. En revanche, Bonhom<strong>et</strong> entend<br />

soutenir le contraire en se fondant sur <strong>les</strong> théories matérialistes :<br />

— Je veux dire, criai-je, que si j’appuie mon pouce sur un lobe du cerveau, si je<br />

touche une partie quelconque <strong>de</strong> la pulpe cérébrale, je paralyse instantanément soit la<br />

volonté, soit le discernement, soit la mémoire, soit quelque autre faculté <strong>de</strong> ce que vous<br />

appelez l’âme. D’où je conclus que l’âme n’est qu’une sécrétion du cerveau, un peu <strong>de</strong><br />

phosphore essentiel, <strong>et</strong> que l’idéal est une maladie <strong>de</strong> l’organisme, rien <strong>de</strong> plus. 298<br />

Lenoir continue la discussion dans le chapitre X <strong>et</strong> revient à la question du début :<br />

— Je n’ai qu’à j<strong>et</strong>er c<strong>et</strong>te bûche dans le feu, pour l’effacer : voilà votre BÛCHE<br />

disparue, <strong>de</strong>venue autre qu’elle-même. — Qu’est-ce qu’une réalité pareille, qui s’efface,<br />

qui est <strong>et</strong> n’est pas à la fois ? qui dépend du hasard extérieur ? Peut-on bien appeler cela<br />

“ réalité ” ?… Allons ! C’est du Devenir, c’est du Possible, — ce n’est pas du Réel ; car<br />

cela peut être aussi bien que ne pas être. La Réalité est donc autre chose que c<strong>et</strong>te<br />

contingence, <strong>et</strong> nous voilà revenus c<strong>et</strong>te fois, logiquement, à la question posée au début ;<br />

“ Qu’est-ce que la RÉALITÉ ? ” 299<br />

Le passage suivant est riche <strong>de</strong> connecteurs :<br />

— Si <strong>les</strong> choses sont, si l’Apparaître <strong>de</strong> l’Univers se produit, ce ne peut être qu’en<br />

vertu d’une Nécessité-absolue. Il y a une raison à cela ! Eh bien, que c<strong>et</strong>te raison soit<br />

l’Idée ou autre chose que l’Idée, c’est bien plutôt <strong>de</strong> l’être-sensible qu’il faudra douter,<br />

puisque tout ce qu’il possè<strong>de</strong> <strong>de</strong> réalité lui vient nécessairement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te raison-vive, <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te Loi-créatrice, <strong>et</strong> que c<strong>et</strong>te raison, c<strong>et</strong>te loi, ne peut être saisie <strong>et</strong> pénétrée que par<br />

l’Esprit. — L’IDÉE est donc la plus haute forme <strong>de</strong> la Réalité: — <strong>et</strong> c’est la Réalité<br />

même, puisqu’elle participe <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong>s lois suréternel<strong>les</strong>, <strong>et</strong> pénètre <strong>les</strong> éléments <strong>de</strong>s<br />

295 Nous soulignons, ibid., p.175.<br />

296 Ibid., p.176.<br />

297 Ibid., p.179.<br />

298 Ibid., p.178.<br />

299 Ibid., p.180.<br />

Page 78


choses. D’où il suit qu’en étudiant simplement <strong>les</strong> filiations <strong>de</strong> 1’Idée, j’étudierai <strong>les</strong> lois<br />

constitutives <strong>de</strong>s choses, <strong>et</strong> mon raisonnement COINCIDERA, s’il est strict, avec<br />

l’ESSENCE même <strong>de</strong>s choses, puisqu’il impliquera, en contenu, c<strong>et</strong>te NECESSITÉ qui<br />

fait le fonds <strong>de</strong>s choses 300 .<br />

Et il essaie <strong>de</strong> conclure encore une fois :<br />

« En un mot, je suis, en tant que pensée, le miroir, la Réflexion, <strong>de</strong>s lois<br />

universel<strong>les</strong>, ou, selon l’expression <strong>de</strong>s théologiens, “ je suis FAIT à l’image <strong>de</strong> Dieu ” !<br />

Comprendre, c’est le refl<strong>et</strong> <strong>de</strong> créer. » 301<br />

Bonhom<strong>et</strong> qui parle au nom du « Sens-commun » 302 , lui aussi, essaie <strong>de</strong> conclure :<br />

« En résumé, dis-je, à quoi, dans le domaine pratique <strong>et</strong> positif, peuvent servir<br />

toutes ces bel<strong>les</strong> spéculations ? » 303<br />

Au chapitre XII, c’est Claire qui prend la parole :<br />

— Oh ! monsieur, répondit, en souriant, la belle Claire, vous savez bien que <strong>les</strong><br />

arguments qui ont suffi jusqu’à présent pour confondre la dialectique <strong>de</strong> notre ami ne sont<br />

pas absolus, — <strong>et</strong> je ne suis pas jalouse d’achever sa triste défaite 304 .<br />

Elle parle au nom <strong>de</strong> la foi :<br />

— Mais nous serons toujours en dépendance, reprit-elle, par cela seul que nous<br />

sommes forcés <strong>de</strong> penser. Il faut croire à la Pensée : nier ceci n’étant qu’une pensée<br />

encore. Et c’est pourquoi nous n’avons pas une action, pas une idée, pas un raisonnement,<br />

qui n’ait son principe dans la Foi. Nous croyons en nos sens, en notre doute, en notre<br />

progrès, en notre néant, bien que cela soit douteux, rigoureusement parlant, puisque rien<br />

ne se prouve. Le scepticisme le plus profond débute par un acte <strong>de</strong> foi.<br />

« Or, puisqu’il faut que nous choisissions, choisissons le mieux possible ! Et<br />

puisque la Croyance est la seule base <strong>de</strong> toutes <strong>les</strong> réalités, préférons Dieu. La Science<br />

aura beau m’expliquer à sa façon <strong>les</strong> lois <strong>de</strong> tel phénomène, je veux continuer, à ne voir,<br />

moi, dans ce phénomène, que ce qui peut M’AUGMENTER l’âme <strong>et</strong> non ce qui peut<br />

l’amoindrir. Si <strong>les</strong> mystiques s’illusionnent, qu’est-ce qu’un Univers inférieur même à<br />

leur pensée? Dans la Mort, est-ce la logique <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux abstractions qui me rendra mon<br />

propre Infini-divin perdu 305<br />

Ce qui attire notre attention dans le chapitre XIII est un micro-récit que nous n’avons<br />

pas r<strong>et</strong>enu, quand nous avons parlé <strong>de</strong> la structure <strong>de</strong> l’œuvre :<br />

300 Ibid., p.181-182.<br />

301 Ibid., p.182.<br />

302 Ibid., p.183.<br />

303 Ibid., p.183.<br />

304 Ibid., p.188.<br />

305 Ibid., p.191.<br />

Page 79


« Si j’ouvre <strong>les</strong> anna<strong>les</strong> médica<strong>les</strong>, touchant la réalité presque pondérable <strong>de</strong> l’Idée,<br />

tenez, je trouverai, à chaque instant, <strong>de</strong>s faits comme celui-ci : je cite le texte même : —<br />

“ Une femme, dont le mari fut tué à coups <strong>de</strong> couteau, mit au mon<strong>de</strong>, cinq mois après,<br />

une fille qui, à sept ans, tombait dans <strong>de</strong>s accès d’hallucination. Et l’enfant s’écriait<br />

alors : — ‘Sauvez-moi voici <strong>de</strong>s hommes armés <strong>de</strong> couteaux qui vont me tuer !’ — C<strong>et</strong>te<br />

p<strong>et</strong>ite fille mourut pendant l’un <strong>de</strong> ces accès, <strong>et</strong> l’on trouva sur son corps <strong>de</strong>s marques<br />

noirâtres, pareil<strong>les</strong> à du sang meurtri, <strong>et</strong> qui correspondaient, sur le cœur, malgré <strong>les</strong><br />

dissemblances sexuel<strong>les</strong>, aux b<strong>les</strong>sures que son père avait reçues sept ans auparavant,<br />

pendant qu’elle était encore en <strong>de</strong>çà <strong>de</strong>s mortels. ” 306<br />

Lenoir a voulu utiliser ce récit enchâssé comme SUPPORT pour son argument, mais, en fin<br />

<strong>de</strong> compte, il ne réussit pas à convaincre Bonhom<strong>et</strong>. Donc il faut un autre support plus<br />

convaincant qui sera le récit enchâssant. D’autre part, c<strong>et</strong>te séquence sert <strong>de</strong> pivot au<br />

déplacement du suj<strong>et</strong> : Lenoir se m<strong>et</strong> à parler <strong>de</strong> la mort plus concrètement :<br />

Et ce que nous appelons la Mort, n’est, en eff<strong>et</strong>, que le moyen terme, ou, si vous<br />

préférez, la négation nécessaire, posée par l’Idée pour se développer jusqu’à l’Esprit, à<br />

travers la Pensée 307 .<br />

Il poursuit son argument :<br />

La vraie question n’est donc pas <strong>de</strong> savoir si “ l’âme est immortelle ”, puisque c’est<br />

d’une évi<strong>de</strong>nce qui ne se prouve pas plus qu’aucune autre. La question est <strong>de</strong> savoir <strong>de</strong><br />

quelle nature peut être c<strong>et</strong>te immortalité <strong>et</strong> si nous pouvons, d’ici-bas, influer sur elle 308 .<br />

Dans le chapitre XIV, Lenoir avance un nouvel élément dans l’argumentation en parlant<br />

<strong>de</strong> corps sidéral :<br />

— À ceci, que ce compagnon intérieur, c<strong>et</strong> être occulte, est le Seul RÉEL ! <strong>et</strong> que<br />

c’est celui-là qui constitue la personnalité. Le corps apparent n’est que le repoussé <strong>de</strong><br />

l’autre, c’est un voile qui s’épaissit ou s’éclaire selon <strong>les</strong> <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> translucidité <strong>de</strong> qui le<br />

regar<strong>de</strong>, <strong>et</strong> l’être-occulte ne s’y laisse <strong>de</strong>viner <strong>et</strong> reconnaître que par l’expression <strong>de</strong>s<br />

traits du masque mortel. — L’organisme, enfin, n’est qu’un prétexte au corps lumineux<br />

qui le pénètre ! 309<br />

Il ajoute encore une autre notion, celle <strong>de</strong> l’animalité intérieure <strong>de</strong> l’homme, fondée sur celle<br />

du corps sidéral :<br />

Le corps apparent est même si peu le réel que, fort souvent, ce n’est pas un homme<br />

qui habite dans la forme humaine 310 .<br />

Ensuite, il l’enchaîne avec la mort :<br />

306 Ibid., p.194.<br />

307 Ibid., p.195.<br />

308 Ibid., p.195.<br />

309 Ibid., p.198.<br />

Page 80


Oui, vous dis-je, <strong>et</strong> croyez-le bien, le corps apparent n’est pas le réel ; […]. C’est<br />

sa forme, son idée, son unité impalpable qui est, <strong>et</strong> sur laquelle se superpose son<br />

Apparaître. Et l’une <strong>de</strong>s preuves physiques <strong>de</strong> ceci, c’est que <strong>les</strong> physionomies se<br />

bestialisent ou s’illuminent aux approches <strong>de</strong> la Mort, d’une manière frappante, pour qui<br />

a, dans <strong>les</strong> prunel<strong>les</strong>, <strong>de</strong> quoi regar<strong>de</strong>r ! 311<br />

Ainsi, arrive-t-il enfin à sa propre animalité <strong>et</strong> à sa peur <strong>de</strong> la mort, noyau <strong>de</strong> l’œuvre.<br />

« Et moi, <strong>et</strong> moi-même, s’écria-t-il tout à coup, tenez! le croiriez-vous jamais ? Je<br />

sens en moi <strong>de</strong>s instincts dévorateurs ! J’éprouve <strong>de</strong>s accès <strong>de</strong> ténèbres, <strong>de</strong> passions<br />

furieuses !… <strong>de</strong>s haines <strong>de</strong> Sauvage, <strong>de</strong> farouches soifs <strong>de</strong> sang inassouvies, comme si<br />

j’étais hanté par un cannibale !… Oui, c’est fou, mais c’est ainsi : <strong>et</strong> je connais bon<br />

nombre <strong>de</strong> docteurs aliénistes qui en pourraient avouer autant d’eux-mêmes, si leur<br />

gagne-pain ne <strong>les</strong> contraignait pas au calme, à la dissimulation <strong>et</strong> au silence. Et, lorsque je<br />

quitte le royaume <strong>de</strong> l’Esprit, je distingue très bien c<strong>et</strong>te nature infernale, en moi !…<br />

C’est la vraie ! Et toutes <strong>les</strong> spéculations métaphysiques me paraissent alors comme une<br />

filiation <strong>de</strong> miroitantes billevesées, incapab<strong>les</strong> non seulement <strong>de</strong> me rach<strong>et</strong>er <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

horrible forme intellectuelle, — presque diabolique — mais <strong>de</strong> me donner un seul instant<br />

<strong>de</strong> stable espérance ! C’est pourquoi je redoute ce vestiaire qu’on appelle la Mort. C’est<br />

pourquoi je ne suis pas tranquille, vous dis-je !... Non, je me connais trop pour l’être<br />

jamais ! » 312<br />

Dans c<strong>et</strong>te séquence argumentative, trois personnages essaient <strong>de</strong> se convaincre<br />

mutuellement l’un <strong>les</strong> autres. Tout le système argumentatif est structuré autour <strong>de</strong> l’opposition<br />

entre le matérialisme <strong>de</strong> Bonhom<strong>et</strong> <strong>et</strong> l’idéalisme <strong>de</strong>s Lenoir. Si nous utilisons <strong>les</strong> termes <strong>de</strong><br />

Groupe , il s’agit <strong>de</strong> médier c<strong>et</strong>te opposition dans le discours <strong>de</strong> chacun. Le <strong>de</strong>rnier argument<br />

<strong>de</strong> Césaire Lenoir a pour but <strong>de</strong> lier l’idéalisme du début à l’occultisme <strong>de</strong> la fin <strong>et</strong> d’en<br />

convaincre Bonhom<strong>et</strong>. Il réussit à enchaîner, mais sans parvenir à le convaincre : la médiation<br />

par l’argumentation n’a pas été réalisée. Le micro-récit du chapitre XIII ne suffit pas, il faut<br />

chercher, pour médier c<strong>et</strong>te fois-ci dans la narration, un autre récit qui serait le récit<br />

enchâssant.<br />

C’est dans le récit enchâssant que le support nécessaire sera donné. Il s’agit <strong>de</strong> notre<br />

plan B qui raconte l’histoire vécue par Bonhom<strong>et</strong>. Le texte sort du discursif pour laisser place<br />

au narratif à partir du chapitre XV. Ce paragraphe résume à peu près toute l’histoire :<br />

Je passe rapi<strong>de</strong>ment sur l’existence charmante <strong>et</strong> r<strong>et</strong>irée que nous menâmes tous<br />

trois pendant une dizaine <strong>de</strong> jours, après <strong>les</strong>quels mon pauvre ami, couché sans vie dans<br />

sa chambre <strong>et</strong> le drap mortuaire ramené sur le visage, reposait entre <strong>de</strong>ux cierges 313 .<br />

En fait, c’est Bonhom<strong>et</strong> qui empoisonne Lenoir pour le « guérir ».<br />

310 Ibid., p.198.<br />

311 Ibid., p.199.<br />

312 Ibid., p.199-200.<br />

313 Ibid., p.201.<br />

Page 81


Après cela, le texte montre une certaine linéarité, rompue toutefois entre <strong>les</strong> chapitres<br />

XVI <strong>et</strong> XVII :<br />

Une année après, je me trouvai dans le midi <strong>de</strong> la France 314 .<br />

C<strong>et</strong>te rupture d’un an dans le temps <strong>de</strong> l’histoire perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> présenter Claire étrangement<br />

vieillie.<br />

Je m’approchai, dans ma compassion, <strong>de</strong> ce spectre. J’hésitai vraiment à<br />

reconnaître la belle Claire Lenoir, en considérant <strong>les</strong> ravages causés sur ce visage,<br />

évi<strong>de</strong>mment par quelque angoisse mystérieuse ; elle était comme brusquement vieillie 315 .<br />

Et dans son lit <strong>de</strong> mort, Claire raconte son histoire <strong>et</strong> meurt. Avant d’examiner la fin du récit,<br />

observons le récit enchâssé.<br />

En revanche, le récit enchâssé est fragmenté <strong>et</strong> hétérogène. En fait il s’agit d’une<br />

histoire d’adultère <strong>et</strong> <strong>de</strong> vengeance racontée <strong>de</strong> trois façons différentes : plans C, D <strong>et</strong> E.<br />

D’abord, c’est Henry Clifton qui raconte son histoire d’amour à Bonhom<strong>et</strong> qui lui<br />

propose <strong>de</strong> le marier :<br />

« Je vous remercie <strong>de</strong> la bonne volonté, reprit Clifton ; <strong>et</strong> même, docteur, cela<br />

mérite une confi<strong>de</strong>nce. » 316<br />

Son histoire est courte, rudimentaire même, mais suffisante. Il aime une femme :<br />

Et c’est un adultère :<br />

« Eh bien ! je refuse vos offres excellentes parce qu’il est une femme dont je<br />

n’oublierai jamais <strong>les</strong> traits tant que mon être durera. » 317<br />

Enfin, elle est aveugle :<br />

314 Ibid., p.206.<br />

315 Ibid., p.209.<br />

316 Ibid., p.156.<br />

317 Ibid.<br />

318 Ibid.<br />

319 Ibid.<br />

« Et elle est mariée ! » 318<br />

« Merci, — mon ami, mon vieil ami, — finit-il par articuler d’un ton dont<br />

l’émotion violente fut douce à mon âme ; mais la pauvre femme ne doit plus me revoir.<br />

— Me revoir ! reprit-il avec amertume ; ses yeux mala<strong>de</strong>s ne me reconnaîtraient plus :<br />

elle est, sans doute, aveugle en ce moment où je parle ! Oui ! oui, c’en est fait <strong>de</strong> ses<br />

pauvres yeux !... » 319<br />

Page 82


Bonhom<strong>et</strong> lie c<strong>et</strong>te histoire à Claire Lenoir, mais c’est au niveau <strong>de</strong> plan B :<br />

À ces mots, j’ôtai avec lenteur mon cigare <strong>de</strong> ma bouche, — <strong>et</strong> je j<strong>et</strong>ai, dans<br />

l’ombre, à sir Henry Clifton, un coup d’œil horrible : car, — je ne sais pourquoi,<br />

vraiment ! — le jeune homme venait <strong>de</strong> me faire songer à ma belle <strong>et</strong> étrange amie, —<br />

aux yeux malheureux <strong>de</strong> ma digne amie, madame Claire Lenoir 320 .<br />

La <strong>de</strong>uxième version est transmise par une l<strong>et</strong>tre d’Angl<strong>et</strong>erre :<br />

Le post-scriptum ajoutait que — « à propos », un jeune Anglais <strong>de</strong> mes amis,<br />

officier <strong>de</strong> marine, venait <strong>de</strong> périr d’une mort <strong>de</strong>s plus tragiques, au cours d’une mission<br />

dans l’extrême Océanie 321 .<br />

C’est Henry Clifton qui est ainsi tué par « un grand insulaire noir ». <strong>Villiers</strong> consacre<br />

trois paragraphes à c<strong>et</strong>te histoire. Citons la fin :<br />

Comme l’escoua<strong>de</strong> se précipitait pour le massacrer, on le vit s’aventurer, à pas<br />

lents, sur <strong>les</strong> sab<strong>les</strong> mortels, où lui fut envoyé un feu <strong>de</strong> salve continu, qui éclaira le<br />

crépuscule, pendant que le fantastique indigène, se vouant lui-même à la mort, s’enlisait<br />

peu à peu, <strong>de</strong>vant l’équipage interdit, sous <strong>les</strong> dunes <strong>de</strong> ces plages fata<strong>les</strong> <strong>et</strong> disparaissait,<br />

dans l’étouffement, en agitant par <strong>les</strong> cheveux, en son poing levé tout droit, la tête<br />

sanglante qu’il avait l’air <strong>de</strong> montrer victorieusement aux étoi<strong>les</strong> 322 .<br />

C<strong>et</strong>te disparition laisse la possibilité <strong>de</strong> survie <strong>de</strong> l’indigène dont Bonhom<strong>et</strong> souligne le<br />

mystère <strong>de</strong> la mort à la page suivante :<br />

Aucun d’eux n’a été fait prisonnier, <strong>et</strong>, malgré <strong>les</strong> décharges, on ne <strong>les</strong> voit ni<br />

tomber ni fuir. « On ne sait ce qu’ils font <strong>de</strong> leurs morts, s’ils meurent, » dit assez<br />

étrangement le géographe danois Bjorn Zachnussëm ! 323<br />

La troisième version est l’histoire <strong>de</strong> Claire. Elle commence sa confession comme suit :<br />

— Eh bien, soit ! continua Mme Lenoir, — je ne vous raconterai pas <strong>les</strong><br />

circonstances inouïes <strong>de</strong> ma misérable chute ; enfin, je fus aimée ! Je suis coupable ! 324<br />

Puis elle dit qu’à la mort <strong>de</strong> Lenoir, celui-ci a rouvert <strong>les</strong> yeux <strong>et</strong> l’a maudite 325 . Et après, elle<br />

l’a revu en rêve <strong>et</strong> il ressemble « à ces êtres obscurs que l’on mentionne — vous savez, —<br />

dans <strong>les</strong> relations maritimes <strong>de</strong> l’Océanie. 326 » :<br />

320 Ibid., p.157.<br />

321 Ibid., p.206.<br />

322 Ibid., p.207.<br />

323 Ibid., p.208.<br />

324 Ibid., p.210.<br />

325 Ibid., p.212.<br />

326 Ibid., p.214.<br />

Page 83


Oui, continua la moribon<strong>de</strong> avec une solennité d’outre-tombe; il était semblable à<br />

l’un <strong>de</strong>s monstres familiers <strong>de</strong>s plages désertes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s vagues maudites. Son corps, velu <strong>et</strong><br />

farouche, se dressait, fumée plus foncée que l’ébène. Des plumes d’oiseaux <strong>de</strong> mer lui<br />

servaient <strong>de</strong> ceinture <strong>et</strong> <strong>de</strong> vêtements. — Autour <strong>de</strong> lui s’étendaient <strong>les</strong> espaces, peuplés<br />

par <strong>les</strong> Terreurs <strong>et</strong> l’infini <strong>de</strong>s songes. Des serpents <strong>de</strong> feu tatouaient l’apparition : <strong>les</strong><br />

cheveux, longs <strong>et</strong> gris, tombaient, hérissés, autour <strong>de</strong>s épau<strong>les</strong>. Oh ! par quelle suite <strong>de</strong><br />

pensées, d’impressions anciennes, pouvais-je en être venue à me le figurer, à le songer tel,<br />

si informe, si différent ! Il était <strong>de</strong>bout, seul, parmi <strong>de</strong>s rochers perdus, regardant au loin,<br />

sur la mer, comme attendant quelqu’un ; a son air impénétrable, je sentais que c’était le<br />

défunt plutôt que je ne le reconnaissais. Il aiguisait furtivement, <strong>de</strong>rrière lui, un grossier<br />

coutelas <strong>de</strong> pierre... ses yeux nocturnes faisaient frissonner mon âme d’une angoisse <strong>de</strong><br />

sang, d’enfer <strong>et</strong> d’agonie ; je me réveillai en sursaut, dans un grand cri, trempée <strong>et</strong> glacée<br />

<strong>de</strong> sueur... Jamais je n’ai réussi à oublier ce songe 327 .<br />

Enfin elle le voit en présence <strong>de</strong> Bonhom<strong>et</strong> :<br />

Ah ! cria-t-elle en un sursaut, eh bien ! qu’est-ce que je disais !... LE VOILÀ !<br />

Regar<strong>de</strong>z ! Là ! là ! le monstre <strong>de</strong> mes mauvais songes ! Le voilà — tel qu’il se rêvait, lui<br />

aussi, M. Lenoir ! Était-il donc un fils <strong>de</strong> Cham pour s’être, ainsi, RÉALISÉ dans la<br />

Mort? Pour qui aiguise-t-il si longtemps, — si froi<strong>de</strong>ment, — <strong>de</strong>vant la mer affreuse, —<br />

ce couteau ?... Ah ! vampire ! démon ! assassin !... râlait la malheureuse femme, — vat’en<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te muraille ! Laisse mes pauvres yeux ! 328<br />

Maintenant, l’histoire du récit enchâssé rejoint celle <strong>de</strong> l’enchâssant pour s’achever avec<br />

la mort <strong>de</strong> Claire :<br />

Ses mains se raidirent tout à coup en une crispation atroce <strong>et</strong> ses yeux mystérieux<br />

s’agrandirent : ce qu’elle voyait <strong>de</strong>venait, sans aucun doute, si épouvantable qu’elle ne<br />

trouvait même plus en sa poitrine la force d’un cri. Elle se débattit, puis r<strong>et</strong>omba, rigi<strong>de</strong>,<br />

toujours le regard tendu sur la muraille, avec une espèce <strong>de</strong> mauvais sanglot 329 .<br />

Mais sur le plan B, l’histoire continue <strong>et</strong> Bonhom<strong>et</strong> utilise son ophtalmoscope pour<br />

regar<strong>de</strong>r ce qu’il y a dans <strong>les</strong> yeux <strong>de</strong> Claire <strong>et</strong> y voit Lenoir :<br />

327 Ibid., p.214-215.<br />

328 Ibid., p.216.<br />

329 Ibid.<br />

— Oui!... <strong>de</strong>s cieux ! — <strong>de</strong>s flots lointains, un grand rocher, la nuit tombante <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> étoi<strong>les</strong> ! — Et, <strong>de</strong>bout, sur la roche lus grand que <strong>les</strong> vivants, un homme, pareil aux<br />

insulaires <strong>de</strong>s archipels <strong>de</strong> la Mer-dangereuse, se dressait ! Était-ce un homme, ce<br />

fantôme ? Il élevait d’une main, vers l’abîme, une tête sanglante, par <strong>les</strong> cheveux ! —<br />

Avec un hurlement que je n’entendais pas, mais dont je <strong>de</strong>vinais l’horreur à l’ignivome<br />

distension <strong>de</strong> sa bouche grand ouverte, il semblait la vouer aux souff<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’ombre <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l’espace ! De son autre main pendante, il tenait un coutelas <strong>de</strong> pierre, dégouttant <strong>et</strong> rouge.<br />

Autour <strong>de</strong> lui, l’horizon me paraissait sans bornes, — la solitu<strong>de</strong>, à jamais maudite ! Et,<br />

sous l’expression <strong>de</strong> furie surnaturelle, sous la contraction <strong>de</strong> vengeance, <strong>de</strong> solennelle<br />

colère <strong>et</strong> <strong>de</strong> haine, je reconnus, sur-le-champ, sur la face <strong>de</strong> l’Ottysor-vampire, la<br />

ressemblance inexprimable du pauvre M. Lenoir avant sa mort, <strong>et</strong>, dans la tête tranchée,<br />

Page 84


<strong>les</strong> traits, affreusement assombris, <strong>de</strong> ce jeune homme d’autrefois, <strong>de</strong> Sir Henry Clifton,<br />

le lieutenant perdu 330 .<br />

Enfin le récit se termine avec la morale dont nous avons déjà parlé. 331 Celui-ci sert<br />

comme SUPPORT à l’argumentation enchâssée dans la conversation <strong>de</strong>s trios personnage. Et<br />

c’est en même temps le SUPPORT pour l’argumentation <strong>de</strong> Bonhom<strong>et</strong> qui se trouve à<br />

l’extérieur du récit. Nous arrivons ainsi dans une médiation discursive avec l’image que<br />

Bonhom<strong>et</strong> a vue dans son ophtalmoscope où, semble-t-il, se trouvent médiés, eux aussi, la<br />

science <strong>et</strong> l’occultisme. Mais qu’est-ce qu’un ophtalmoscope ?<br />

Nous examinons maintenant la relation entre le discours occultiste <strong>et</strong> le discours<br />

scientifique parce que l’opposition entre l’argument <strong>de</strong> Lenoir <strong>et</strong> <strong>de</strong> Bonhom<strong>et</strong> rejoint<br />

l’opposition entre le discours occultiste <strong>et</strong> scientifique. Mais <strong>Villiers</strong> introduit une médiation<br />

entre ces <strong>de</strong>ux discours. L’auteur <strong>les</strong> oppose d’abord n<strong>et</strong>tement. L’argument <strong>de</strong> Lenoir dépend<br />

largement <strong>de</strong> la théorie occultiste d’Éliphas Lévi 332 . Nombreuses sont <strong>les</strong> allusions aux<br />

auteurs occultistes dans le chapitre VIII <strong>et</strong> Bonhom<strong>et</strong> se montre sarcastique en vers eux :<br />

Or, c’était vers c<strong>et</strong>te année, qu’au dire <strong>de</strong> ceux qui l’ont fréquenté, la foi dans <strong>les</strong><br />

doctrines <strong>de</strong> la Magie, du Spiritisme <strong>et</strong> du Magnétisme <strong>et</strong>, surtout, <strong>de</strong> l’Hypnotisme, avait<br />

atteint son maximum d’intensité <strong>chez</strong> mon pauvre ami. Les suggestions qu’il prétendait<br />

pouvoir inculquer aux passants étaient capab<strong>les</strong> d’alarmer <strong>et</strong> <strong>de</strong> j<strong>et</strong>er dans l’épouvante. Il<br />

soutenait avec aplomb <strong>de</strong>s théories à faire venir la chair <strong>de</strong> poule, dans toute la<br />

monstruosité <strong>de</strong> l’expression 333 .<br />

C’est ainsi qu’il décrit la chambre <strong>de</strong> Lenoir :<br />

Il avait, dans sa chambre, le Pentagramme d’or vierge <strong>et</strong> <strong>les</strong> attributs propices aux<br />

évocations noires <strong>et</strong> aux pactes. Il concevait le bouc baphométique, emblème prêté,<br />

comme on sait, aux anciens Templiers ; il commentait couramment <strong>les</strong> clavicu<strong>les</strong> <strong>de</strong><br />

Salomon <strong>et</strong> il croyait au corps sidéral enfermé en un chacun 334 .<br />

Bonhom<strong>et</strong> est matérialiste. Il est attiré par la science <strong>de</strong>puis sa naissance :<br />

Les mystères <strong>de</strong> la science positive ont eu, <strong>de</strong>puis l’heure sacrée où je vins au<br />

mon<strong>de</strong>, le privilège d’envahir <strong>les</strong> facultés d’attention dont je suis capable, souvent même<br />

à l’exclusion <strong>de</strong> toute préoccupation humaine 335 .<br />

Et l’opposition avec la foi <strong>de</strong> Claire est aussi indiquée :<br />

330 Ibid., p.220.<br />

331 Supra, p.74.<br />

332 Voir note pour Claire Lenoirpar Raitt <strong>et</strong> Castex, ibid., p.1181.<br />

333 Ibid., p.172-173.<br />

334 Ibid., p.173.<br />

335 Ibid., p.148.<br />

Page 85


— Mais vous m’avez attristée, — continua Claire, <strong>de</strong> sa belle voix grave <strong>et</strong><br />

mystique, — lorsque vous avez déclaré . tout à l’heure que la Science nous suffisait pour<br />

éclaircir l’énigme du mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> que <strong>de</strong> marcher à sa lueur d’emprunt suffisait aussi à<br />

l’homme juste pour s’acquitter envers Dieu 336 .<br />

Mais l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Lenoir n’est pas si simple. Lui aussi, il prétend se placer du côté <strong>de</strong> la<br />

« Science » :<br />

Aussitôt que nous r<strong>et</strong>rouvons <strong>les</strong> rapports d’un phénomène avec, notre logique,<br />

nous le classons, nous prononçons sur lui ce seul mot : la Science ; — <strong>et</strong>, à dater <strong>de</strong> ce<br />

moment, nous en sommes maîtres 337 .<br />

D’autre part, il dit qu’il est a<strong>de</strong>pte <strong>de</strong> « Sciences-noires » :<br />

Je parle, en ce moment, Philosophie : mais, ne croyant qu’aux Sciences-noires, je<br />

n’attribue qu’une importance douteuse, — <strong>et</strong>, en un mot, toute relative — aux principes<br />

que je soutiens en ce moment 338 .<br />

Ce terme désignerait l’occultisme. Donc, pour lui, c<strong>et</strong>te opposition n’existe pas, ou du<br />

moins, la relation entre la science <strong>et</strong> l’occultisme est assez ambiguë. <strong>Villiers</strong> n’exploite pas<br />

c<strong>et</strong>te ambiguïté dans Claire Lenoir, ce qu’il fera en revanche dans l’Ève future. En<br />

l’occurrence, c’est plutôt dans l’usage <strong>de</strong> la science qu’il s’intéresse. D’ailleurs, la fréquence<br />

<strong>de</strong> ce mot est assez élevée. Il y a 20 occurrences pour « science (s) », 8 pour « scientifique<br />

(s) » <strong>et</strong> une pour « sciences-noires ». Ce qui est considérable par rapport, par exemple, aux<br />

Contes cruels où il y a 14 pour « science », une pour « scientia », une pour « scientifique » <strong>et</strong><br />

une pour « scientifiquement » au total. Tout tend donc à faire penser que c<strong>et</strong>te œuvre est<br />

d’inspiration avant tout scientifique. <strong>Villiers</strong>, tout en opposant ces <strong>de</strong>ux notions, prépare déjà<br />

la résolution à l’intérieur du terme <strong>de</strong> « science » <strong>et</strong> arrive à la médiation finale dans<br />

l’ophtalmoscope.<br />

Examinons la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> Claire Lenoir, puisque c’est à ces yeux que c<strong>et</strong><br />

appareil est utilisé. Comme il est indiqué dans une note <strong>de</strong> l’édition <strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong> 339 , <strong>Villiers</strong><br />

insiste sur <strong>les</strong> yeux <strong>de</strong> Claire tout au long <strong>de</strong> l’histoire. La fréquence élevée <strong>de</strong> ce mot<br />

souligne son importance. Il y en a 65 occurrences dont 24 portent sur Claire. Plus <strong>de</strong> la moitié<br />

<strong>de</strong> ces cas, 15 précisément, se trouvent dans <strong>les</strong> chapitres XIX <strong>et</strong> XX où il s’agit d’examiner<br />

<strong>les</strong> yeux <strong>de</strong> la morte. Ce passage a d’ailleurs une importance dans la logique du récit. Mais <strong>les</strong><br />

336 Ibid., p.189.<br />

337 Ibid., p.186-187.<br />

338 Ibid., p.182.<br />

339 Note pour Claire Lenoir, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, p.1162<br />

Page 86


cas qui restent, avec 12 occurrences <strong>de</strong> « prunel<strong>les</strong> » dont 8 concernent Claire, nous semblent<br />

toujours significatifs.<br />

Ce sont tout d’abord ces yeux qui lient l’histoire <strong>de</strong> Henry Clifton <strong>et</strong> Claire :<br />

Me revoir ! reprit-il avec amertume ; ses yeux mala<strong>de</strong>s ne me reconnaîtraient plus :<br />

elle est, sans doute, aveugle en ce moment où je parle ! Oui ! oui, c’en est fait <strong>de</strong> ses<br />

pauvres yeux !… 340<br />

À ces mots <strong>de</strong> Clifton, Bonhom<strong>et</strong> pense aux yeux <strong>de</strong> Claire :<br />

À ces mots, j’ôtai avec lenteur mon cigare <strong>de</strong> ma bouche, — <strong>et</strong> je j<strong>et</strong>ai, dans<br />

l’ombre, à sir Henry Clifton, un coup d’œil horrible : car, — je ne sais pourquoi,<br />

vraiment ! — le jeune homme venait <strong>de</strong> me faire songer à ma belle <strong>et</strong> étrange amie, —<br />

aux yeux malheureux <strong>de</strong> ma digne amie, madame Claire Lenoir 341 .<br />

Voici la première <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> Claire :<br />

Leur fille unique était, lorsque <strong>les</strong> circonstances nous mirent en rapport, une fort<br />

belle personne <strong>de</strong> vingt ans, je crois, <strong>et</strong> dont le genre <strong>de</strong> beauté séduisait. Elle avait <strong>les</strong><br />

cheveux châtains ; la physionomie belle ; le teint d’une blancheur <strong>de</strong> ja<strong>de</strong> <strong>et</strong> d’une<br />

transparence parfois presque lumineuse 342 .<br />

Nous y trouvons un bon exemple d’aspectualisation. Après avoir décrit Claire comme<br />

« une fort belle personne <strong>de</strong> vingt ans », la <strong><strong>de</strong>scription</strong> passe par ses cheveux <strong>et</strong> le teint pour<br />

se focaliser sur ses yeux :<br />

Les yeux étaient d’un vert pâle. Des promena<strong>de</strong>s dans <strong>les</strong> montagnes <strong>et</strong> <strong>les</strong> rochers<br />

avaient exposé ses prunel<strong>les</strong> — ses gran<strong>de</strong>s prunel<strong>les</strong> ! — au vent sablonneux <strong>et</strong> ar<strong>de</strong>nt<br />

qui vient du Midi. Sa vue, déjà naturellement faible, s’était profondément altérée, <strong>et</strong><br />

bientôt le verdict unanime <strong>de</strong>s mé<strong>de</strong>cins l’avait condamnée à une cécité précoce 343 .<br />

Au début du chapitre V aussi, ces yeux attendaient Bonhom<strong>et</strong> :<br />

C’était une femme enveloppée d’une robe <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> velours vert, à glands<br />

grenat ; <strong>de</strong>ux longues bouc<strong>les</strong> <strong>de</strong> cheveux châtains tombaient, à la Sévigné, sur sa<br />

poitrine ; elle avait sur <strong>les</strong> yeux une paire <strong>de</strong> lun<strong>et</strong>tes d’or, dont —<strong>les</strong> énormes verres<br />

bleuâtres, — ronds comme <strong>de</strong>s écus <strong>de</strong> six livres, — cachaient presque ses sourcils <strong>et</strong> le<br />

haut <strong>de</strong> ses pomm<strong>et</strong>tes pâ<strong>les</strong> 344 .<br />

La <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> ses lun<strong>et</strong>tes nous semble aussi intéressante. Les lun<strong>et</strong>tes sont dans la<br />

relation avec <strong>les</strong> yeux <strong>et</strong> donc fortement liées à ces <strong>de</strong>rniers. Leur gran<strong>de</strong>ur est soulignée <strong>et</strong><br />

340<br />

Op. cit., p.156, nous soulignons.<br />

341<br />

Ibid., p.157.<br />

342<br />

Ibid.<br />

343<br />

Ibid., p.158.<br />

344<br />

Ibid., p.161-162.<br />

Page 87


sa couleur est aussi unique. Par exemple, le mot « bleuâtre » n’est utilisé que <strong>de</strong>ux fois <strong>et</strong><br />

seulement avec ces lun<strong>et</strong>tes. Nous r<strong>et</strong>rouvons à nouveau <strong>les</strong> lun<strong>et</strong>tes aussi dans l’occurrence<br />

suivante qui à propos <strong>de</strong>s yeux :<br />

Et, soulevant <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux mains <strong>les</strong> gran<strong>de</strong>s besic<strong>les</strong>, elle me laissa considérer ses<br />

Yeux.<br />

Ils étaient d’un éclat si, vitreux, si interne, que le regard avait le froid <strong>de</strong> la pierre ;<br />

ils faisaient mal. C’étaient <strong>de</strong>ux aigues-marines 345 .<br />

Ces yeux qui ressemblent à <strong>de</strong>s pierres précieuses font mal. C’est peut-être pour cela<br />

qu’elle doit toujours porter ses lun<strong>et</strong>tes :<br />

Je ne sais ce qu’ont mes yeux, dit-elle en m’obéissant ; mais je juge, aux<br />

clignements <strong>de</strong>s paupières, que c’est autant dans l’intérêt <strong>de</strong>s autres que dans le mien, que<br />

je dois porter ces lun<strong>et</strong>tes épaisses 346 .<br />

Ces yeux ont une faculté spéciale <strong>et</strong> malfaisante. Les lun<strong>et</strong>tes forme une barrière :<br />

Je me sentais observé par ses pénétrantes <strong>et</strong> inquisitoria<strong>les</strong> prunel<strong>les</strong> — dont ses<br />

lun<strong>et</strong>tes me dérobaient l’expression maudite 347 .<br />

Quand Bonhom<strong>et</strong> revoit Claire dans le chapitre XVII, ses lun<strong>et</strong>tes couvraient ses yeux :<br />

Une énorme paire <strong>de</strong> lun<strong>et</strong>tes bleuâtres lui couvrait <strong>les</strong> yeux 348 .<br />

Ce sont ces yeux que Lenoir viendra prendre :<br />

Dix heures vont sonner... oui, je crois qu’il va venir me prendre — par <strong>les</strong> yeux !<br />

vociféra-t-elle subitement 349 .<br />

Dans le passage suivant, Lenoir est désigné comme être surnaturel :<br />

Ah ! vampire ! démon ! assassin !... râlait la malheureuse femme, — va-t’en <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te muraille ! Laisse mes pauvres yeux ! 350<br />

Ce passage nous renvoie au Homme au sable d’Hoffmann <strong>et</strong> au genre fantastique. Ce sont ces<br />

yeux qui attirent une créature surnaturelle <strong>et</strong> malfaisante<br />

Revenons aux « lun<strong>et</strong>tes ». Ce mot a 13 occurrences. Et comme nous avons indiqué,<br />

el<strong>les</strong> interrompent ou laissent passer le regard :<br />

345 Ibid., p.162.<br />

346 Ibid.<br />

347 Ibid., p.188.<br />

348 Ibid., p.209.<br />

349 Ibid., p.211.<br />

350 Ibid., p.216.<br />

Page 88


Elle fixa, d’abord, sur moi ses aigues-marines à l’abri <strong>de</strong> ses lun<strong>et</strong>tes, <strong>et</strong> <strong>de</strong>meura<br />

comme saisie d’une vague stupeur 351 .<br />

Et son regard tourné vers sa femme alla se briser sur <strong>les</strong> lun<strong>et</strong>tes vertes <strong>et</strong> sur le<br />

visage terne 352 .<br />

Je lui fis sentir toutes ces choses avec ménagement. Elle commença à me regar<strong>de</strong>r<br />

<strong>de</strong>rrière ses lun<strong>et</strong>tes, dans un profond silence 353 .<br />

— Qu’est-ce alors que ceci, docteur ? » fit-elle en relevant ses lun<strong>et</strong>tes 354 .<br />

En même temps, el<strong>les</strong> sont liées à quelque chose <strong>de</strong> sinistre <strong>et</strong> <strong>de</strong> terrifiant :<br />

Claire, avec un doux sourire, que ses lun<strong>et</strong>tes rendaient légèrement sinistre,<br />

m’offrit une tasse <strong>de</strong> la chau<strong>de</strong> infusion chinoise, sucrée <strong>et</strong> aromatisée <strong>de</strong> kirsch, par ses<br />

soins prévenants 355 .<br />

À ce moment-là, comme j’allais me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce que j’avais, la jeune veuve se<br />

releva brusquement, <strong>les</strong> cheveux hérissés, la flamme <strong>de</strong>s cierges dans <strong>les</strong> verres <strong>de</strong> ses<br />

lun<strong>et</strong>tes, <strong>les</strong> bras dressés ! Terrifiante, elle poussa, dans le profond silence, un cri<br />

tellement imprégné <strong>et</strong> saturé d’une horreur folle, que je me sentis envahir, <strong>de</strong>s pieds à la<br />

tête, par l’effroi, — l’effroi sans autre qualification 356 .<br />

Le fait est que l’auberge déserte, <strong>les</strong> chan<strong>de</strong>l<strong>les</strong> qui menaçaient <strong>de</strong> s’éteindre<br />

bientôt, c<strong>et</strong>te idée d’anniversaire, <strong>et</strong>, par-<strong>de</strong>ssus tout, c<strong>et</strong>te moribon<strong>de</strong> en <strong>de</strong>uil <strong>et</strong> en<br />

lun<strong>et</strong>tes, commençaient à oblitérer la rectitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> mon jugement 357 .<br />

Ici, le mot « lun<strong>et</strong>tes » est mis en parallèle avec le mot « <strong>de</strong>uil » <strong>et</strong> introduit le contexte<br />

morbi<strong>de</strong>.<br />

Au <strong>de</strong>rnier moment, quand Claire meurt <strong>et</strong> que <strong>les</strong> « yeux » ne fonctionnent plus, <strong>les</strong><br />

« lun<strong>et</strong>tes », el<strong>les</strong> aussi, sont congédiées :<br />

« Je n’ai plus besoin <strong>de</strong> lun<strong>et</strong>tes pour y voir, maintenant ! » dit-elle 358 .<br />

Dans ce sens-là, la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s lun<strong>et</strong>tes reflète bien le mouvement narratif.<br />

D’autre part, nous pouvons définir <strong>les</strong> « lun<strong>et</strong>tes » comme un <strong>de</strong>s instruments optiques<br />

qui se trouvent à l’intersection <strong>de</strong>s « yeux » <strong>et</strong> <strong>de</strong> la science. L’ophtalmoscope, que Bonhom<strong>et</strong><br />

utilise pour examiner <strong>les</strong> yeux <strong>de</strong> Claire morte, est un instrument optique par excellence. En<br />

même temps, c<strong>et</strong>te notion nous conduit à une autre filiation. L’influence d’Hoffmann est en<br />

351 Ibid., p.168.<br />

352 Ibid., p.201.<br />

353 Ibid., p.209.<br />

354 Ibid., p.210.<br />

355 Ibid., p.170.<br />

356 Ibid., p.204.<br />

357 Ibid., p.213.<br />

358 Ibid., p.215.<br />

Page 89


eff<strong>et</strong> sensible dans l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> comme elle l’est dans toute la production fantastique<br />

française <strong>de</strong> l’époque. Son influence sur la littérature fantastique en France n’entre pas dans<br />

l’objectif <strong>de</strong> la présente étu<strong>de</strong>, mais il faudrait souligner son importance, surtout par rapport à<br />

l’Ève future. D’ailleurs, comme nous venons <strong>de</strong> mentionner, le cri final <strong>de</strong> Claire « Laisse<br />

mes pauvres yeux ! » 359 nous rappelle L’Homme au sable.<br />

Claire Lenoir est une œuvre fantastique plutôt discursive. Nous y trouvons l’interaction<br />

entre la narration <strong>et</strong> l’argumentation qui donne ensemble un eff<strong>et</strong> fantastique. Nous pouvons<br />

bien parler <strong>de</strong> « fantastique » parce que, malgré la constatation <strong>de</strong> Bonhom<strong>et</strong>, l’hésitation<br />

continue. L’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Bonhom<strong>et</strong> qui semble laisser au Lecteur la décision 360 . Et c<strong>et</strong>te<br />

ambiguïté vient <strong>de</strong> celle qui existe entre la science <strong>et</strong> l’occultisme, ambiguïté que <strong>Villiers</strong><br />

exploitera plus amplement dans l’Ève future, mais c<strong>et</strong>te fois, plutôt dans l’ordre <strong>de</strong> la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong>. Pourtant, le rôle <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> dans Claire Lenoir, bien que secondaire, n’est<br />

pas négligeable. C’est la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> Claire <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses lun<strong>et</strong>tes qui lie c<strong>et</strong>te œuvre<br />

au contexte surnaturel <strong>et</strong> contribue à créer un eff<strong>et</strong> fantastique.<br />

L’Ève future<br />

Nous examinons c<strong>et</strong>te œuvre dans le but premier d’éclaircir, d’une part, un autre<br />

procédé <strong>de</strong> médiation par <strong><strong>de</strong>scription</strong> mis en œuvre par l’auteur <strong>et</strong> d’autre part, le rôle <strong>de</strong> la<br />

médiation rhétorique.<br />

Structure <strong>de</strong> l’œuvre<br />

Nous pensons que le rôle <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> est très important dans ce texte ; toutefois, sa<br />

structure narrative n’est pas à négliger non plus. L’Ève future, souvent considérée comme<br />

« roman », se caractérise en eff<strong>et</strong> par une longueur <strong>et</strong> une structure narrative qui méritent une<br />

analyse spécifique. Pour mener à bien c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> qui nous servira <strong>de</strong> cadre <strong>de</strong>s considérations<br />

ultérieures, nous ferons appel à « La Grammaire du Décaméron » <strong>de</strong> T. Todorov 361 ; pour<br />

décrire la syntaxe du contenu narratif d’un texte d’une longueur aussi considérable que celle<br />

<strong>de</strong> L’Ève future qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rait une unité d’analyse plus gran<strong>de</strong>, le système établi par<br />

Todorov nous semble <strong>de</strong> fait plus pratique que celui proposé par J.-M. Adam, trop<br />

littéralement proche du texte.<br />

359 Op. cit., p.216.<br />

360 Supra, p.74.<br />

361 Todorov, Grammaire du Décaméron, 1969.<br />

Page 90


Ces quelques précisions préliminaires faites, examinons brièvement la structure du récit<br />

indiquée dans la Figure 5. Dans l’histoire principale, Ewald rencontre Alicia <strong>et</strong> tombe<br />

amoureux. Mais il se rend bientôt compte que la beauté <strong>de</strong> son âme est loin d’être comparable<br />

à celle <strong>de</strong> son corps : son âme vile se révèle en eff<strong>et</strong> en parfaite contradiction avec son<br />

physique admirable : X(YB)XA+YnonB. Il est malheureux <strong>et</strong> veut mourir :<br />

XnonA(XD)optx. Il se rend alors <strong>chez</strong> Edison <strong>et</strong> lui dit « Ah ! qui m’ôtera c<strong>et</strong>te âme <strong>de</strong> ce<br />

corps » 362 <strong>et</strong> Edison propose <strong>de</strong> le faire afin <strong>de</strong> le guérir <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te maladie d’amour : (Y–<br />

nonB)optx+(ZaY–nonBXA) predz. Edison crée ainsi une Andréi<strong>de</strong> prénommée Hadaly<br />

absolument i<strong>de</strong>ntique à Alicia : ZaY’–nonB. Mais dans Hadaly rési<strong>de</strong>, par l’intermédiaire<br />

<strong>de</strong> Sowana, une autre âme : Y’B. Ainsi, Ewald reçoit d’Edison Hadaly, sa femme idéale :<br />

XA+(XD)-optx. Ewald déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> ramener Hadaly dans son château, <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong><br />

l’Atlantique. Mais le navire qui <strong>les</strong> transporte sombre à cause d’un incendie <strong>et</strong> Ewald ne peut<br />

pas sauver le coffre où repose Hadaly : Va. Ewald s’enferme dans la solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> son château :<br />

X–A.<br />

Dans une certaine mesure, la création <strong>de</strong> Hadaly par Edison peut être considérée comme<br />

une sorte <strong>de</strong> sacrilège. Par conséquent, il doit être puni : Zb(VcZ) obl. Ainsi, <strong>et</strong> à l’instar d’une<br />

tragédie, l’hybris du scientifique appelle la punition <strong>et</strong> en l’occurrence la disparition <strong>de</strong> ce<br />

prodige <strong>de</strong> la science qu’est Hadaly : Va // VcZ.<br />

Parallèlement à l’histoire principale, trois épiso<strong>de</strong>s sont développés. Le premier<br />

explique ce qui motive Edison à sauver Ewald : le lecteur apprend en eff<strong>et</strong> qu’Ewald a aidé le<br />

savant quand il était dans la misère : Z–A+XaZA. C’est pourquoi Edison désire sauver à<br />

son tour Ewald : (ZaXA) obl.<br />

Le <strong>de</strong>uxième épiso<strong>de</strong> explique la raison <strong>de</strong> la création <strong>de</strong> Hadaly. An<strong>de</strong>rson, un ami<br />

d’Edison, comm<strong>et</strong> un adultère avec Evelyn : U(WB) UA. Mais quand il échoue dans <strong>les</strong><br />

affaires, elle l’abandonne : UnonC Wa UnonA. An<strong>de</strong>rson, désespéré, se suici<strong>de</strong> : UD.<br />

Edison examine Evelyn <strong>et</strong> trouve que sa beauté n’était que l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong>s artifices : ZaWnonB.<br />

En utilisant le résultat <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te analyse, il crée l’Andréi<strong>de</strong> afin <strong>de</strong> sauver <strong>de</strong>s hommes comme<br />

An<strong>de</strong>rson : (Za) optz.<br />

Le troisième épiso<strong>de</strong> est une conséquence <strong>de</strong> la bifurcation <strong>de</strong> UD. Mistress An<strong>de</strong>rson,<br />

consécutivement au décès <strong>de</strong> son époux, a été atteinte <strong>de</strong> la maladie du sommeil : SnonA.<br />

Edison utilise le magnétisme pour la guérir, mais suite à c<strong>et</strong>te expérience, une autre<br />

362 <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, L'Ève future, 1993, p.98. Nous nous référons à c<strong>et</strong>te édition la plus récente.<br />

Page 91


personnalité naît : Sowana : ZaS’. Sowana habite l’enveloppe corporelle <strong>de</strong> Hadaly, qui<br />

<strong>de</strong>vient ainsi la femme idéale, belle <strong>de</strong> corps <strong>et</strong> d’esprit : S’a Y’B. C<strong>et</strong>te analyse est non<br />

sans réserve. Il convient en eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> préciser que <strong>les</strong> notions <strong>de</strong> « sacrilège » <strong>et</strong> <strong>de</strong> « punition »<br />

relèvent d’une interprétation personnelle <strong>et</strong> par conséquent critiquable. Il en va <strong>de</strong> même <strong>de</strong><br />

la modification <strong>de</strong> Y’B.<br />

Figure 5<br />

C<strong>et</strong>te brève analyse rendra compte <strong>de</strong> la particularité <strong>de</strong> l’œuvre. Le contenu narratif est<br />

relativement simple <strong>et</strong> ne contient que très peu <strong>de</strong> modifications pour un texte <strong>de</strong> 314 pages<br />

dans la version que nous utilisons.<br />

Comme dans <strong>de</strong> nombreux autres ouvrages narratifs, le lieu <strong>et</strong> le temps du récit sont <strong>de</strong>s<br />

facteurs fondamentaux dans l’articulation narrative. Dans L’Ève future, le lieu ne change<br />

guère. Excepté au chapitre III du Livre VI, l’histoire se déroule dans le laboratoire d’Edison<br />

ou dans son jardin.<br />

Quant à la durée totale <strong>de</strong> l’histoire qui est à peu près <strong>de</strong> 6 semaines, elle se partage en<br />

<strong>de</strong>ux parties <strong>de</strong> 3 semaines : « À pareille heure, ici même, dans vingt <strong>et</strong> un jours, Miss Alicia<br />

Clary vous apparaîtra… » 363 , « Durant la quinzaine qui suivit c<strong>et</strong>te soirée… » 364 , « L’un <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>rniers soirs <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te troisième semaine… » 365 , « Environ trois semaines après ces<br />

événements… » 366 . La distribution du temps tout au long du texte est très inégale. Avant <strong>de</strong><br />

l’examiner, il nous faut préciser que la vitesse du récit est généralement assez lente. Ceci<br />

vient, en partie, <strong>de</strong> l’usage presque total <strong>de</strong> la conversation rapportée en style direct comme<br />

363 Ibid., p.108.<br />

364 Ibid., p.290.<br />

365 Ibid., p.297.<br />

366 Ibid., p.346.<br />

Page 92


dans Claire Noir 367 , sauf aux chapitres I.I-II (Livre I, chapitres I à II), I.VIII, IV.VII, V.IV,<br />

VI.III, VI.IV(partiel), VI.V, V-IX.<br />

Nous pouvons calculer la vitesse du récit à partir <strong>de</strong> quelques indices disséminés dans le<br />

texte. On peut ainsi relever dans le texte : « un soir <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers automnes, vers cinq<br />

heures » (p.40), « Il est, ici, disons-nous, huit heures trente-cinq minutes » (p.108), « Miss<br />

Alicia Clary, dans le loge nº 7, au Grand-Théâtre, quitte la salle <strong>et</strong> prendra l’expresse <strong>de</strong><br />

minuit <strong>et</strong> <strong>de</strong>mie » (p.137), « Edison regarda l’aiguille à secon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’horloge électrique : “Je<br />

vous offrirai un pistol<strong>et</strong>, moi-même, à neuf heures du soir, au jour convenu, si je ne vous<br />

gagne pas la vie, dit-il » (p.139), « C’était bien l’original humain <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te photographie qui<br />

avait rayonné, quatre heures auparavant, dans le cadre réflectif » (p.271), « c<strong>et</strong>te<br />

photographie » renvoie p.115-116. Si nous divisons le nombre <strong>de</strong> pages en nombre d’heures,<br />

nous obtiendrons : 19 pages par heure pour <strong>les</strong> pages 40 à 108, 74,4 pages par heure pour <strong>les</strong><br />

pages 108 à 139 <strong>et</strong> 38,8 pages par heure pour <strong>les</strong> pages 116 à 271. En revanche, trois<br />

semaines passent pendant VI.III (7,5 pages), une nuit pour VI.IV-XIV (49 pages) ; notons<br />

enfin l’ellipse <strong>de</strong> 3 semaines avant VI.XV. Pour résumer, l’histoire est très lente jusqu’au<br />

chapitre VI.II, puis marque une accélération au chapitre VI.III <strong>et</strong> ralentit à nouveau aux<br />

chapitres VI.IV-XIV.<br />

Nous proposons d’articuler le texte selon la distribution <strong>de</strong>s segments narratifs comme<br />

suite :<br />

1º I.I-I.X : présentation du personnage d’Edison <strong>et</strong> le lieu où se déroule l’action.<br />

L’histoire principale ne commence pas encore. Contient l’épiso<strong>de</strong> 1.<br />

2º I.XI-I.XIX : <strong>les</strong> séquences qui se terminent par la proposition d’Edison : (ZaY–<br />

nonBXA) predz.<br />

3º II.I-V.III : la modification par Edison : Za. Contient l’épiso<strong>de</strong> 2.<br />

4º VI.IV-VI.XI : la <strong>de</strong>uxième modification : Y’B.<br />

5º VI.XIII : l’épiso<strong>de</strong> 3.<br />

6º VI.XII <strong>et</strong> VI.XIV : le résultat <strong>de</strong> la modification : XA+(XD)-optx.<br />

7º VI.XV : la modification finale, la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> Hadaly : VaX–A.<br />

367 Bertrand Vibert indique : « On peut affirmer sans exagération que le dialogue marque <strong>de</strong> son mouvement propre la plupart<br />

<strong>de</strong>s grands récits villiériens : <strong>de</strong>s chapitres entiers d’Isis sont constitués <strong>de</strong> dialogues ; <strong>les</strong> chapitres centraux <strong>de</strong> « Claire<br />

Noire » (IX à XIV) constituent uniquement en discussions philosophiques : L’Ève future dans son ensemble peut être<br />

regardé principalement comme un long échange <strong>de</strong> paro<strong>les</strong> entre Edison <strong>et</strong> Lord Ewald. », Vibert, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam<br />

inquiéteur, 1995, p.219.<br />

Page 93


Le peu <strong>de</strong> modifications, la lenteur <strong>de</strong> l’histoire, un seul segment distribué sur plusieurs<br />

chapitre, tous ces éléments nous amènent à la conclusion qu’il s’agit plus d’un conte allongé<br />

que d’un roman 368 . Mais l’importance <strong>de</strong> la troisième partie se <strong>de</strong>vait d’être soulignée pour sa<br />

longueur <strong>et</strong> pour son contenu. Sa longueur fait d’ailleurs <strong>de</strong>puis longtemps l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

nombreuses discussions, soit pour la critiquer soit pour la soutenir 369 . Et d’autre part, c<strong>et</strong>te<br />

partie contient la transformation principale « Za », c’est-à-dire la création <strong>de</strong> l’andréi<strong>de</strong>, qui<br />

occupe le centre du récit ; c’est en eff<strong>et</strong> par elle qu’est introduite l’ambiguïté évoquée dans<br />

l’épiso<strong>de</strong> que nous avons interprété comme un sacrilège. C’est également autour d’elle que se<br />

crée le fantastique, puisque c’est à ce moment que le lecteur m<strong>et</strong> en doute la nature <strong>et</strong><br />

l’origine <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te transformation. C’est pourquoi notre objectif est principalement d’analyser<br />

c<strong>et</strong>te partie afin d’en dégager la caractéristique qui fait du texte <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> un récit fantastique.<br />

Mais avant d’abor<strong>de</strong>r c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong>, il serait utile, pensons-nous, <strong>de</strong> faire un parallèle avec un<br />

conte à la structure semblable, à savoir Véra.<br />

De quelques similitu<strong>de</strong>s entre l’Eve <strong>et</strong> Véra<br />

Pour pendre conscience <strong>de</strong> la particularité <strong>de</strong> L’Ève future, il nous semble fructueux <strong>de</strong><br />

m<strong>et</strong>tre c<strong>et</strong>te œuvre en parallèle avec Véra. Selon nous, ces textes s’organisent tous <strong>de</strong>ux<br />

autour du vi<strong>de</strong>. Sur ce suj<strong>et</strong>, nous nous référons à <strong>de</strong>ux étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> nos précurseurs : celle <strong>de</strong><br />

Ross Chambers 370 <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> Deborah Conyngham 371 . Citons d’abord Ross Chambers qui<br />

relie L’Ève future au « mythe <strong>de</strong> l’actrice » au XIX e siècle 372 . Selon lui, l’actrice est « la<br />

Muse <strong>de</strong> l’absence » :<br />

C’est donc en tant que Muse <strong>de</strong> l’absence qu’il faut comprendre la place qu’occupe<br />

l’actrice dans la littérature du XIX e siècle ; car avec sa proche parente, la cocotte, elle a<br />

bien été une <strong>de</strong>s principa<strong>les</strong> « Muses » <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te époque 373 .<br />

Il voit une femme vi<strong>de</strong> dans l’actrice :<br />

368<br />

Il nous semble important que c<strong>et</strong>te histoire soit d’abord conçue comme un <strong>de</strong>s contes cruels (voir Ponnau, L'Ève future ou<br />

l'œuvre en question, 2000, p.32), <strong>et</strong> Ponnau constate aussi que dans L’Ève future, « il ne se passe, sur le plan diégétique,<br />

sinon rien, du moins peu <strong>de</strong> choses », Ponnau, op. cit., p.52.<br />

369<br />

« On reproche à <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong>s erreurs du goût, un ton parfois léger ; mais surtout on l’accuse, implicitement, <strong>de</strong> ne pas<br />

structurer son livre. Les critiques parlent <strong>de</strong>s monologue “ sans saveur ” d’Edison, <strong>de</strong>s longs chapitres sur la construction<br />

<strong>de</strong> l’Andréi<strong>de</strong>, <strong>et</strong> l’appareil “ faussement scientifique ” dont <strong>Villiers</strong> “ encombre ” son roman », Conyngham, Le silence<br />

éloquent. Thèmes <strong>et</strong> structures <strong>de</strong> l'Ève future <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, 1975, p.9.<br />

370<br />

Chambers, L'ange <strong>et</strong> l'automate. Variations sur le mythe <strong>de</strong> l'actrice <strong>de</strong> Nerval à Proust, 1971.<br />

371<br />

Conyngham, op. cit.<br />

372<br />

Jouanny développe ce thème dans son livre Jouanny, L'Actrice <strong>et</strong> ses doub<strong>les</strong>, 2002. Nous y reviendrons quand nous<br />

parlons <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach. Sur Anna Eyre Powell à laquelle <strong>Villiers</strong> emprunte certains éléments d’Alicia, voir « l’Introduction<br />

pour Ève future », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, p.1431-1441 <strong>et</strong> Raitt, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, exorciste<br />

du réel, 1987, p.146-150.<br />

373<br />

Chambers, op. cit., p.12.<br />

Page 94


Comment « combler le vi<strong>de</strong> » ? Reprenons plus près la question, <strong>et</strong> commençons<br />

par noter que le mythe présente une curieuse polarité : l’actrice a <strong>de</strong>ux façons <strong>de</strong> d’être<br />

une femme vi<strong>de</strong>, actualiser l’absence 374 .<br />

L’Ève future occupe une place importante dans le mythe <strong>de</strong> l’actrice mais ce qui nous<br />

intéresse est plutôt le fait que Chambers y perçoit le problème du vi<strong>de</strong> :<br />

Mais si la place centrale dans notre étu<strong>de</strong> revient <strong>de</strong> droit à L’Ève future, c’est que<br />

le problème du vi<strong>de</strong> y est traité beaucoup plus explicitement qu’ailleurs. Les ponts y sont<br />

coupés d’une façon non équivoque entre une réalité vulgaire, désespérante même, dont<br />

Miss Alicia Clay est le symbole, <strong>et</strong> un mon<strong>de</strong> artificiel, i<strong>de</strong>ntifié à l’idéal, mais construit<br />

ex nihilo comme l’est l’automate Hadaly. Alicia possè<strong>de</strong> une forme divine, celle-là même<br />

<strong>de</strong> la Vénus Victrix, mais c<strong>et</strong>te forme recouvre une âme <strong>de</strong>s plus bassement<br />

matérialistes ; tandis qu’Hadaly, qui reproduit à la perfection c<strong>et</strong>te forme extérieure, n’est<br />

qu’une femme creuse, sans âme ni autre substance intérieure, la question étant, pour lord<br />

Ewald comme pour le lecteur, moins <strong>de</strong> savoir laquelle il faut préférer que <strong>de</strong> savoir si<br />

celle qu’on préfère peut remplacer l’autre comme obj<strong>et</strong> d’amour 375 .<br />

Quant à Conyngham, elle i<strong>de</strong>ntifie en quelque sorte l’Andréi<strong>de</strong> à l’œuvre elle-même <strong>et</strong><br />

y voit par conséquent une clé d’interprétation <strong>de</strong> l’œuvre entière.<br />

<strong>Villiers</strong> a su construire son œuvre avec la même logique <strong>et</strong> la même vision que<br />

cel<strong>les</strong> qui inspirent le protagoniste, Thomas Alva Edison, lors <strong>de</strong> la création <strong>de</strong><br />

l’Andréi<strong>de</strong> 376 , c<strong>et</strong>te machine électro-humaine qui est l’Ève future 377 .<br />

C<strong>et</strong>te i<strong>de</strong>ntification influencerait ce qu’elle dit à propos du vi<strong>de</strong> d’Hadaly :<br />

Hadaly, c’est un double ; c’est un vi<strong>de</strong> spécial ; c’est une œuvre d’art 378 .<br />

Pour Conyngham ce vi<strong>de</strong> d’Hadaly est le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’œuvre elle-même : l’andréi<strong>de</strong> est toujours<br />

une forme vi<strong>de</strong> par excellence. Elle intitule ainsi un <strong>de</strong>s chapitres « La forme creuse », dans<br />

lequel elle écrit :<br />

La forme copiée par la science est plus « sérieuse », car elle est vi<strong>de</strong>. La forme vi<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> la Vénus Victrix « contient la nuit étoilée », ce qui veut dire dans le langage villiérien<br />

qu’elle signifie quelque chose ; elle donne sur l’infini 379 .<br />

Pourquoi ? Parce que le vi<strong>de</strong> attire la signification :<br />

L’Andréi<strong>de</strong>, le vi<strong>de</strong> le plus vi<strong>de</strong> du mon<strong>de</strong>, est naturellement celui qui attire d’un<br />

autre mon<strong>de</strong> l’âme la plus chargée <strong>de</strong> signification. La suggestion, la possibilité,<br />

374 Ibid., p.13.<br />

375 Ibid., p.40.<br />

376 L’« andréi<strong>de</strong> » est une forme féminine <strong>de</strong> l’« androï<strong>de</strong> », inventée par <strong>Villiers</strong>.<br />

377 Conyngham, Le silence éloquent. Thèmes <strong>et</strong> structures <strong>de</strong> l'Ève future <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, 1975, p.10.<br />

378 Ibid., p.14.<br />

379 Ibid., p.131.<br />

Page 95


l’imagination ont une valeur suprême : le vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> le silence <strong>de</strong>viennent, par leur action, le<br />

lieu <strong>de</strong> genèse d’une œuvre d’art, car tout y est encore à l’état <strong>de</strong> pure virtualité 380 .<br />

Mais pour signifier, le vi<strong>de</strong> doit être comblé. Chambers écrit d’ailleurs ainsi :<br />

Pour répondre à c<strong>et</strong>te question 381 , le roman va proposer <strong>de</strong>ux solutions, la première<br />

par argumentation <strong>et</strong> la démonstration auxquel<strong>les</strong> se livre Edison, l’autre par un<br />

affabulation que l’auteur prend directement en charge <strong>et</strong> qui suppose l’existence <strong>de</strong><br />

phénomènes dont <strong>les</strong> théories <strong>de</strong> l’inventeur ne peuvent rendre compte 382 .<br />

Et justement c’est sur ce suj<strong>et</strong> que Conyngham se réfère à Véra :<br />

La nature a horreur du vi<strong>de</strong>. Fidèle à c<strong>et</strong>te loi naturelle, Véra, protagoniste d’un <strong>de</strong>s<br />

Contes cruels, revient <strong>de</strong> la mort pour remplir le vi<strong>de</strong> qu’elle avait laissé dans la vie <strong>de</strong><br />

son mari inconsolable. Ce n’est pas n’importe quel vi<strong>de</strong>, mais le vi<strong>de</strong> tout spécial formé<br />

d’une façon tellement unique qu’il n’y a que Véra qui puisse le remplir. Ce conte, qui<br />

illustre très bien <strong>les</strong> idées hégéliennes <strong>et</strong> illusionnistes <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, est une <strong><strong>de</strong>scription</strong> très<br />

claire du processus qui donnera à Hadaly une âme <strong>et</strong> la vie 383 .<br />

Nous pouvons dire que ces <strong>de</strong>ux œuvres ont une même structure que l’on peut ainsi<br />

décomposer : 1º Création d’une forme vi<strong>de</strong>. 2º Remplissage <strong>de</strong> ce vi<strong>de</strong>. 3º Destruction <strong>de</strong> la<br />

forme remplie. 384<br />

Par ailleurs, Conyngham explique la manière <strong>de</strong> créer le vi<strong>de</strong> dans Véra en détail.<br />

Comment former un vi<strong>de</strong> spécial ? Regardons <strong>les</strong> actions du mari <strong>de</strong> la belle morte,<br />

Véra. D’abord, il a choisi <strong>de</strong> se duper consciemment sur la présence <strong>de</strong> sa femme, <strong>et</strong> il<br />

exerce son imagination, son amour <strong>et</strong> sa volonté pour l’évoquer 385 .<br />

D’autre part, comme souvent indiqué 386 , le processus que d’Athol a suivi pour rappeler<br />

sa femme morte est conforme à ce qu’Éliphas Lévi écrit pour ressusciter un mort (ou une<br />

morte) par amour 387 . Nous pouvons dire que l’andréi<strong>de</strong> est une machine optimale <strong>de</strong> la<br />

résurrection en ce qu’elle remplace idéalement ce processus. Nous reviendrons à c<strong>et</strong>te relation<br />

entre l’andréi<strong>de</strong> <strong>et</strong> l’occultisme.<br />

380 Ibid., p.11.<br />

381 La question d’Ewald : « comment aimer zéro ? ».<br />

382 Chambers, op. cit., p.43.<br />

383 Conyngham, op. cit., p.132.<br />

384 La ressemblance va jusqu’au fait que ce troisième mouvement est ajouté à la <strong>de</strong>rnière version <strong>de</strong>s œuvres. La disparition<br />

<strong>de</strong> Véra a été ajoutée dans la version <strong>de</strong> 1876 dans Véra (<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, tome 1, p.1266-<br />

1267). La fin <strong>de</strong> L’Ève nouvelle, publiée dans L’Étoile française <strong>de</strong> 1880 à 1881, a été interrompue avant la fin <strong>et</strong> <strong>Villiers</strong><br />

prévoyait une fin plus ambiguë (<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p.375-376). Pour le thème du r<strong>et</strong>our <strong>de</strong> la<br />

morte aimée, voir Viegnes, Le r<strong>et</strong>our <strong>de</strong> la « chère morte ». Variations sur un thème orphique <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam<br />

<strong>et</strong> Mallarmé, 1996. Dans le même contexte, mais pour la féminité surnaturelle, voir Roll<strong>et</strong>, « Inflexions d'une féminité<br />

surnaturelle ». La voix résistante <strong>de</strong> L'Éve future <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, 1996. Vibert souligne plutôt l’aspect satanique,<br />

Vibert, L'Éve future ou l'ambiguïté. Contribution à une poétique du satanisme mo<strong>de</strong>rne, 1996.<br />

385 Conyngham, op. cit., p.132.<br />

386 Notice pour Véra, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, tome 1, p.1264.<br />

Page 96


Rappelons-nous ici que, dans Véra, l’eff<strong>et</strong> fantastique est produit par le procédé<br />

rhétorique. En d’autres termes, le vi<strong>de</strong> en question a été créé <strong>et</strong> rempli par la médiation<br />

rhétorique :<br />

Le comte avait creusé dans l’air la forme <strong>de</strong> son amour, <strong>et</strong> il fallait bien que ce vi<strong>de</strong><br />

fût comblé par le seul être qui lui fût homogène, autrement l’Univers aurait croulé 388 .<br />

C<strong>et</strong>te phrase, à elle seule, crée le vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> le remplit dans un contexte hypothétique. En<br />

revanche, dans L’Ève future, le vi<strong>de</strong> est créé d’une manière discursive, soit par<br />

l’argumentation, soit par la <strong><strong>de</strong>scription</strong>. La troisième partie prend en charge c<strong>et</strong>te création par<br />

le discursif. Ce qui explique d’ailleurs sa longueur. Examinons maintenant c<strong>et</strong>te création<br />

discursive.<br />

Description <strong>de</strong> l’Andréi<strong>de</strong><br />

La <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> l’Andréi<strong>de</strong> est d’abord annoncée comme une explication :<br />

« Eh bien! puisque c<strong>et</strong>te femme vous est si chère... JE VAIS LUI RAVIR SA<br />

PROPRE PRÉSENCE.<br />

« Je vais vous démontrer, mathématiquement <strong>et</strong> à l’instant même, comment, avec<br />

<strong>les</strong> formidab<strong>les</strong> ressources actuel<strong>les</strong> <strong>de</strong> la Science, — <strong>et</strong> ceci d’une manière glaçante<br />

peut-être, mais indubitable, — comment je puis, dis-je, me saisir <strong>de</strong> la grâce même <strong>de</strong> son<br />

geste, <strong>de</strong>s plénitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> son corps, <strong>de</strong> la senteur <strong>de</strong> sa chair, du timbre <strong>de</strong> sa voix, du<br />

ployé <strong>de</strong> sa taille, <strong>de</strong> la lumière <strong>de</strong> ses yeux, du reconnu <strong>de</strong> ses mouvements <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa<br />

démarche, <strong>de</strong> la personnalité <strong>de</strong> son regard, <strong>de</strong> ses traits, <strong>de</strong> son ombre sur le sol, <strong>de</strong> son<br />

apparaître, du refl<strong>et</strong> <strong>de</strong> son I<strong>de</strong>ntité, enfin. — Je serai le meurtrier <strong>de</strong> sa sottise, l’assassin<br />

<strong>de</strong> son animalité triomphante. Je vais, d’abord, réincarner toute c<strong>et</strong>te extériorité, qui vous<br />

est si délicieusement mortelle, en une Apparition dont la ressemblance <strong>et</strong> le charme<br />

HUMAINS dépasseront votre espoir <strong>et</strong> tous vos rêves! Ensuite, à la place <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te âme,<br />

qui vous rebute dans la vivante, j’insufflerai une autre sorte d’âme, moins consciente<br />

d’elle-même, peut-être (— <strong>et</strong> encore, qu’en savons-nous ? <strong>et</strong> qu’importe! —), mais<br />

suggestive d’impressions mille fois plus bel<strong>les</strong>, plus nob<strong>les</strong>, plus élevées, c’est-à-dire<br />

revêtues <strong>de</strong> ce caractère d’éternité sans lequel tout n’est que comédie <strong>chez</strong> <strong>les</strong> vivants 389 .<br />

La tournure « Je vais vous démontrer, […] comment » marque bien qu’il s’agit d’un<br />

texte explicatif. Mais ce passage lui-même montre l’hétérogénéité du texte dont parle J.-M.<br />

Adam, car, il montre aussi une structure <strong>de</strong>scriptive d’un texte procédural. L’opération est<br />

d’abord indiquée comme « JE VAIS LUI RAVIR SA PROPRE PRÉSENCE » <strong>et</strong>, ensuite,<br />

divisée en <strong>de</strong>ux parties : » Je vais, d’abord, réincarner » <strong>et</strong> « Ensuite, à la place <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te âme,<br />

qui vous rebute dans la vivante, j’insufflerai une autre sorte d’âme ». C<strong>et</strong>te sous-<br />

387<br />

« Les évocations d’amour exigent moins d’appareil <strong>et</strong> sont <strong>de</strong> toutes manières plus faci<strong>les</strong>… », Lévi, Dogmes <strong>et</strong> rituels <strong>de</strong><br />

Haute Magie, 1977, p.268-269.<br />

388<br />

Véra, op. cit., p.154, nous soulignons, voir supra, p.49.<br />

389<br />

L’Ève future, op. cit., p.124.<br />

Page 97


thématisation en parties est caractéristique d’un texte <strong>de</strong>scriptif. Le <strong>de</strong>scriptif <strong>et</strong> l’explicatif se<br />

mélangent. Nous pouvons dire la même chose pour le livre V tout entier, qui est scandé par<br />

<strong>les</strong> opérateurs comme « explique », « comment » ou « pourquoi » 390 .<br />

Précisons que le texte est ici doublement <strong>de</strong>scriptif. On relève ainsi une <strong><strong>de</strong>scription</strong><br />

procédurale expliquant comment créer l’Andréi<strong>de</strong> <strong>et</strong> une <strong><strong>de</strong>scription</strong> du corps <strong>de</strong> l’Andréi<strong>de</strong>.<br />

C<strong>et</strong>te double <strong><strong>de</strong>scription</strong> nous semble importante. Car, d’une part, elle s’intègre ainsi, dans la<br />

structure narrative en développant le segment <strong>de</strong> transformation Za que nous venons<br />

d’indiquer <strong>et</strong>, d’autre part, elle est une opération performative, non seulement parce qu’elle<br />

justifie Hadaly 391 mais aussi parce que c’est elle qui crée Hadaly pour le lecteur. Sa<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> est aussi sa création.<br />

Description-création<br />

Quand nous envisageons c<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong> comme création, l’ordre <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> du<br />

corps, indiqué au début du livre V, nous semble aussi significatif :<br />

« L’Andréi<strong>de</strong>, dit-il impassiblement, se subdivise en quatre parties :<br />

« 1º Le Système vivant, intérieur, qui comprend l’Équilibre, la Démarche, la Voix,<br />

le Geste, <strong>les</strong> Sens, <strong>les</strong> Expressions-futures du visage, le Mouvement-régulateur intime, ou,<br />

pour mieux dire, “l’Âme” .<br />

« 2º Le Médiateur-plastique, c’est-à-dire l’enveloppe métallique, isolée <strong>de</strong><br />

l’Épi<strong>de</strong>rme <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Carnation, sorte d’armure aux articulations flexib<strong>les</strong> en laquelle le<br />

système intérieur est soli<strong>de</strong>ment fixé.<br />

« 3º La Carnation (ou chair factice proprement dite) superposée au Médiateur <strong>et</strong><br />

adhérente à lui, qui, — pénétrante <strong>et</strong> pénétrée par le flui<strong>de</strong> animant, — comprend <strong>les</strong><br />

Traits <strong>et</strong> <strong>les</strong> Lignes du corps imité, avec l’émanation particulière <strong>et</strong> personnelle du corps<br />

reproduit, <strong>les</strong> repoussés <strong>de</strong> l’Ossature, <strong>les</strong> reliefs veineux, la Musculature, la Sexualité du<br />

modèle, toutes <strong>les</strong> proportions du corps, <strong>et</strong>c.<br />

« 4º L’Épi<strong>de</strong>rme ou peau humaine, qui comprend <strong>et</strong> comporte le Teint, la Porosité,<br />

<strong>les</strong> Linéaments, l’éclat du Sourire, <strong>les</strong> Plissements-insensib<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’Expression, le précis<br />

390 « Vous allez être le témoin <strong>de</strong> l'enfance d'un être idéal, puisque vous allez assister à l'explication <strong>de</strong> l'intime organisme <strong>de</strong><br />

Hadaly. » (p.214), « Examinons d'abord, à vol d'oiseau, pour ainsi dire, l'ensemble <strong>de</strong> c<strong>et</strong> organisme : je vous en<br />

expliquerai le détail ultérieurement. » (p.215), « C'est pourquoi je dis que Hadaly remplace une intelligence par<br />

l'Intelligence. » (p.216), « … <strong>et</strong> je vais vous dire comment » (p.217), « Avant <strong>de</strong> vous dire comment l'Andréi<strong>de</strong> se lève,<br />

supposons-la <strong>de</strong>bout <strong>et</strong> immobilisée. » (p.230), « Je vous dirai tout à l'heure pourquoi l'Andréi<strong>de</strong> ne tombe pas <strong>de</strong> côté ou<br />

d'autre. » (p.233), « 2º … voici pourquoi : » (p.237), « Je vais vous expliquer <strong>de</strong> quelle manière je dois procé<strong>de</strong>r pour<br />

transporter, sur c<strong>et</strong>te Possibilité mouvante, toute l'extériorité <strong>de</strong> votre favorite. » (p.241), « Vous seriez encore plus étonné<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te simplicité <strong>de</strong> leur explication, si je vous la donnais à l'instant, que vous ne l'êtes <strong>de</strong> leur apparent mystère. »<br />

(p.245), « C'est pourquoi, même si ce voile cachait le visage d'une Béatrix idéale, vous ne tenez pas à le voir — <strong>et</strong> vous<br />

avez raison. » (p.245), « Cela ne vous apprend pas pourquoi vous l'aimez. » (p.246), « Puisque vous avez ainsi la secon<strong>de</strong><br />

vue, Miss Hadaly, dit-il, seriez-vous assez aimable pour regar<strong>de</strong>r comment elle est vêtue ? » (p.254), « Remarquez-le, s'il<br />

vous plaît, milord, répondit Edison, je ne vous ai donné d'explications, plus ou moins concluantes, el<strong>les</strong>-mêmes, que<br />

touchant quelques premières énigmes physiques <strong>de</strong> Hadaly; » (p.256), « Je vous le prom<strong>et</strong>s elle aussi vous expliquera son<br />

mystère par quelque soir <strong>de</strong> silence <strong>et</strong> d’étoi<strong>les</strong>. » (p.258), « Jusqu’au rire que <strong>de</strong>vaient nécessairement entraîner <strong>de</strong>s<br />

explications aussi détaillées, aussi hosti<strong>les</strong> à toute illusion, il convient que je me tienne pour satisfait <strong>et</strong> que j'atten<strong>de</strong> le<br />

terme fixé avant <strong>de</strong> statuer sur votre ouvrage. » (p.265-266), « Eh bien! voici comment je vais procé<strong>de</strong>r. » (p.261).<br />

391 « Une opération performative puisque, comme on vient <strong>de</strong> le voir, dire, expliquer Hadaly cela revient à la justifier, mieux<br />

encore, à lui donner naissance », Ponnau, L'Ève future ou l'œuvre en question, 2000, p.64.<br />

Page 98


mouvement labial <strong>de</strong>s paro<strong>les</strong>, la Chevelure <strong>et</strong> tout le Système-pileux, l’Ensembleoculaire,<br />

avec l’individualité du Regard, <strong>les</strong> Systèmes <strong>de</strong>ntaires <strong>et</strong> ungulaires. 392 »<br />

Comme pour marquer qu’il s’agit d’une création, le sens <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> va <strong>de</strong><br />

l’intérieur à l’extérieur. Les chapitres du livre V suivent le même mouvement : I. Première<br />

apparition <strong>de</strong> la machine dans l’humanité / II. Rien <strong>de</strong> nouveau sous le soleil / III. La<br />

Démarche / IV. L’Éternel féminin / V. L’Équilibre / VI. Saisissement / VII. Nigra sum, sed<br />

formosa / VIII. La Carnation / IX. La Bouche <strong>de</strong> rose <strong>et</strong> <strong>les</strong> Dents <strong>de</strong> perle / X . Effluves<br />

corporels / XI. Uranie / XII. Les Yeux <strong>de</strong> l’esprit / XIII. Les Yeux physiques / XIV. La<br />

Chevelure / XV. L’Épi<strong>de</strong>rme / XVI. L’heure sonne.<br />

C<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong>-création fait contraste avec celle d’Evelyn qui est une <strong>de</strong>struction.<br />

Edison montre à Ewald la scène <strong>de</strong> sa danse en utilisant une sorte <strong>de</strong> cinéma :<br />

Une longue lame d’étoffe gommée, incrustée d’une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> verres exigus, aux<br />

transparences teintées, se tendit latéralement entre <strong>de</strong>ux tiges d’acier <strong>de</strong>vant le foyer<br />

lumineux <strong>de</strong> la lampe astrale. C<strong>et</strong>te lame d’étoffe, tirée à l’un <strong>de</strong>s bouts par un<br />

mouvement d’horloge, commença <strong>de</strong> glisser, très vivement, entre la lentille <strong>et</strong> le timbre<br />

d’un puissant réflecteur. Celui-ci, tout à coup, — sur la gran<strong>de</strong> toile blanche, tendue en<br />

face <strong>de</strong> lui, dans le cadre d’ébène surmonté <strong>de</strong> la rose d’or, — réfracta l’apparition en sa<br />

taille humaine d’une très jolie <strong>et</strong> assez jeune femme rousse.<br />

La vision, chair transparente, miraculeusement photochromée, dansait, en costume<br />

paill<strong>et</strong>é, une sorte <strong>de</strong> danse mexicaine populaire. Les mouvements s’accusaient avec le<br />

fondu <strong>de</strong> la Vie elle-même, grâce aux procédés <strong>de</strong> la photographie successive, qui, le long<br />

d’un ruban <strong>de</strong> six coudées, peut saisir dix minutes <strong>de</strong>s mouvements d’un être sur <strong>de</strong>s<br />

verres microscopiques, reflétés ensuite par un puissant lampascope 393 .<br />

Suit le commentaire d’Edison :<br />

« N’est-ce pas, mon cher lord; que c’était une ravissante enfant ? disait Edison. Eh.<br />

eh! À tout prendre, la passion <strong>de</strong> mon ami Edward An<strong>de</strong>rson ne fut pas inconcevable. —<br />

Quel<strong>les</strong> hanches! quels beaux cheveux roux! <strong>de</strong> l’or brûlé, vraiment! Et ce teint si<br />

chau<strong>de</strong>ment pâle ? Et ces longs yeux si singuliers ? Ces p<strong>et</strong>ites griffes en péta<strong>les</strong> <strong>de</strong> roses<br />

où l’aurore semble avoir pleuré, tant el<strong>les</strong> brillent ? Et ces jolies veines, qui s’accusent<br />

sous l’excitation <strong>de</strong> la danse? C<strong>et</strong> éclat juvénile <strong>de</strong>s bras <strong>et</strong> du col ? Ce sourire emperlé où<br />

se jouent <strong>de</strong>s lueurs mouillées sur ces jolies <strong>de</strong>nts! Et c<strong>et</strong>te bouche rouge ? Et ces fins<br />

sourcils d’or fauve, si bien arqués ? Ces narines si vives, palpitantes comme <strong>les</strong> ai<strong>les</strong> d’un<br />

papillon? Ce corsage, d’une si ferme plénitu<strong>de</strong>, que laisse <strong>de</strong>viner le satin qui craque! Ces<br />

jambes si légères, d’un mo<strong>de</strong>lé si sculptural ? Ces p<strong>et</strong>its pieds si spirituellement cambrés?<br />

— Ah .... conclut Edison avec un profond soupir, c’est beau la Nature, malgré tout ! Et<br />

voici bien un morceau <strong>de</strong> roi, comme disent <strong>les</strong> poètes! » 394<br />

392 L’Ève future, op. cit., p.213-214.<br />

393 Ibid., p.199.<br />

394 Ibid., p.200, nous soulignons.<br />

Page 99


Ce texte présente une structure typiquement <strong>de</strong>scriptive. Nous avons d’abord l’encrage par<br />

« c’était une ravissante enfant », ensuite, <strong>les</strong> diverses aspectualisations (surtout en parties) aux<br />

prédicats qualificatifs, <strong>et</strong> enfin la reformulation par « un morceau <strong>de</strong> roi » 395 .<br />

Puis, après c<strong>et</strong>te image ravissante, Edison montre la vraie Evelyn :<br />

Il se dirigea vers la tenture, fit glisser la coulisse du cordon <strong>de</strong> la lampe; le ruban<br />

d’étoffe aux verres teintés surmonta le réflecteur. L’image vivante disparut. Une secon<strong>de</strong><br />

ban<strong>de</strong> héliochromique se tendit, au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> la première, d’une façon instantanée,<br />

commença <strong>de</strong> glisser <strong>de</strong>vant la lampe avec la rapidité <strong>de</strong> l’éclair, <strong>et</strong> le réflecteur envoya<br />

dans le cadre l’apparition d’un p<strong>et</strong>it être exsangue, vaguement féminin, aux membres<br />

rabougris, aux joues creuses, à la bouche é<strong>de</strong>ntée <strong>et</strong> presque sans lèvres, au crâne à peu<br />

près chauve, aux yeux ternes <strong>et</strong> en vrille, aux paupières flasques, à la personne ridée,<br />

toute maigre <strong>et</strong> sombre. 396<br />

Ici, le mouvement va du beau au laid, <strong>de</strong> la valorisation à la dévalorisation. Mais la<br />

décomposition ne s’arrête pas là. Edison démonte littéralement Evelyn en appliquant la même<br />

procédure à chaque partie <strong>de</strong> son corps :<br />

« Voici d’abord, la chevelure ar<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> l’Hérodia<strong>de</strong>, le flui<strong>de</strong> métal stellaire, <strong>les</strong><br />

lueurs <strong>de</strong> soleil dans le feuillage d’automne, le prestige <strong>de</strong> l’ombre vermeille sur la<br />

mousse, — le souvenir d’Ève la blon<strong>de</strong>, l’aïeule jeune, l’éternellement radieuse! Ah!<br />

secouer ces rayons ! quelle ivresse ! Hein? »<br />

Et il secouait, en eff<strong>et</strong>, dans l’air, une horrible queue <strong>de</strong> nattes postiches <strong>et</strong><br />

déteintes, où l’on voyait <strong>de</strong>s fils d’argent réapparaître, <strong>de</strong>s crêpés violacés, un sordi<strong>de</strong> arcen-ciel<br />

<strong>de</strong> poils que travaillait <strong>et</strong> jaunissait l’action <strong>de</strong>s aci<strong>de</strong>s 397 .<br />

C<strong>et</strong>te même structure en « Voici…Et… » se répète jusqu’à ce qu’Edison en arrive à la<br />

clausule <strong>de</strong> sa démonstration :<br />

« Et, pour clore, ajouta Edison, voici quelques échantillons d’herboristerie dont <strong>les</strong><br />

vertus spécia<strong>les</strong> sont très connues; el<strong>les</strong> nous attestent que Miss Evelyn Habal, en sa<br />

mo<strong>de</strong>stie, ne se sentait pas faite pour <strong>les</strong> joies <strong>de</strong> la famille. » 398<br />

C’est ainsi que se termine sa « nomenclature » qui passe en revue <strong>les</strong> cheveux, le teint,<br />

<strong>les</strong> yeux, <strong>les</strong> <strong>de</strong>nts, le col, <strong>les</strong> seins, <strong>les</strong> hanches, <strong>les</strong> jambes, <strong>les</strong> ong<strong>les</strong>, <strong>les</strong> pieds, le sourire, la<br />

senteur, l’o<strong>de</strong>ur. Il s’agit d’une décomposition pour le moins impitoyable.<br />

C<strong>et</strong>te comparaison attire notre attention sur une autre différence entre ces <strong>de</strong>ux corps.<br />

Citons encore un autre exemple du corps d’Evelyn :<br />

395 Voir supra Figure 2, p.30.<br />

396 Ibid., p.201.<br />

397 Ibid., p.203-204.<br />

398 Ibid., p.206.<br />

Page 100


« Voici <strong>les</strong> beaux seins bondissants <strong>de</strong> la Néréi<strong>de</strong> ensalée <strong>de</strong>s vagues aurora<strong>les</strong>!<br />

Salut, dans l’écume <strong>et</strong> <strong>les</strong> rayons, à ces divins contours entrevus dans le cortège <strong>de</strong><br />

l’Anadyomène ! »<br />

Et il agitait <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> ouate grise, bombés, fuligineux <strong>et</strong> <strong>de</strong> très rance<br />

o<strong>de</strong>ur 399 .<br />

Ce qui constitue le corps d’Evelyn n’est que <strong>de</strong> la matière banale <strong>et</strong> qui est elle-même<br />

en état <strong>de</strong> dégradation à cause du temps. En revanche, pour décrire l’Andréi<strong>de</strong>, <strong>Villiers</strong> utilise,<br />

en puisant aux sources <strong>de</strong> la science <strong>de</strong> l’époque 400 , un langage scientifique particulier. Voici<br />

comment est décrite la chair <strong>de</strong> Hadaly :<br />

Les capillaires extrémités <strong>de</strong>s fils d’induction qui traversent <strong>les</strong> jours<br />

imperceptib<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’armure sont mêlées aux fibreuses applications <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te chair, — à<br />

laquelle la membrane diaphane <strong>de</strong> l’Épi<strong>de</strong>rme, qui lui est adhérente, obéit<br />

merveilleusement. De graduées <strong>et</strong> très impressives mobilités du courant émeuvent ces<br />

parcel<strong>les</strong> <strong>de</strong> fer; c<strong>et</strong>te chair <strong>les</strong> traduit alors, nécessairement, par <strong>de</strong>s rétractilités<br />

insensib<strong>les</strong>, selon tel<strong>les</strong> micrométriques incrustations du Cylindre; […]. C<strong>et</strong>te chair, qui<br />

se prête à la pénétration du tiè<strong>de</strong> calorique engendré par mes éléments, donne au toucher<br />

l’impression prestigieuse […].Comme elle doit transparaître, adoucie d’éclat par<br />

l’Épi<strong>de</strong>rme, sa nuance est celle d’une neige teintée d’une fumée d’ambre <strong>et</strong> <strong>de</strong> roses pâ<strong>les</strong><br />

[…]. 401<br />

L’usage <strong>de</strong> ces termes qui excè<strong>de</strong>nt « <strong>les</strong> normes <strong>et</strong> <strong>les</strong> platitu<strong>de</strong>s coutumières <strong>de</strong> la<br />

langue quotidienne » 402 , valorise par contraste l’Andréi<strong>de</strong> <strong>et</strong> lui donne « une forme subtile <strong>de</strong><br />

dépaysement “scientifique” <strong>et</strong> poétique » 403 .<br />

La valorisation ou la démarcation positive ont toutefois un autre aspect. Comme Noiray<br />

l’indique, Hadaly est composée d’or <strong>et</strong> d’argent 404 . L’usage <strong>de</strong> ces métaux est connu non<br />

seulement pour leur luxe qui fait <strong>de</strong> Hadaly un obj<strong>et</strong> d’art, mais aussi pour leur<br />

« inaltérabilité » 405 qui fait contraste avec <strong>les</strong> matières utilisées pour Evelyn, matières<br />

soumises à la dégradation du passage du temps. C<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s hanches <strong>de</strong> Hadaly en<br />

est un exemple :<br />

Les <strong>de</strong>ux hanches <strong>de</strong> Hadaly sont cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> la Diane chasseresse! — Mais leurs<br />

cavités d’argent contiennent ces <strong>de</strong>ux buires vasculaires, en platine, dont je vous<br />

spécifierai tout à l’heure l’utilité. […] Mais comme tout déplacement entraînerait une<br />

chute <strong>de</strong> côté ou d’autre, <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux larges <strong>et</strong> profonds vaisseaux <strong>de</strong> platine sont remplis<br />

exactement à moitié seulement, <strong>de</strong> la flottante pesanteur du vif-argent. Juste à moitié au-<br />

399<br />

Ibid., p.204-205.<br />

400<br />

Ponnau, L'Ève future ou l'œuvre en question, 2000, p.17-21, Noiray, Le Romancier <strong>et</strong> la machine (l'image <strong>de</strong> la machine<br />

dans le roman français : 1850-1900), 1982, tome 2, 281-288.<br />

401<br />

Ève future, op. cit., p.246-247.<br />

402<br />

Ponnau, op. cit., p.64.<br />

403<br />

Ibid., p.65.<br />

404<br />

Noiray, op. cit., p.321-320.<br />

405<br />

« […] l’or, métal symbolique, la platine, <strong>les</strong> joyaux, <strong>les</strong> cristaux sont, par essence, <strong>de</strong>s matières incorruptib<strong>les</strong> : le<br />

« fantôme » est « inaltérable », ibid., p.338.<br />

Page 101


<strong>de</strong>ssous du niveau <strong>de</strong> ce métal, ils sont reliés l’un à l’autre par l’entrecroisement<br />

horizontal <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux flexib<strong>les</strong> tubulures d’acier doublées <strong>de</strong> platine, que vous voyez<br />

placées sous le Cylindre-moteur 406 .<br />

Le mot « vif-argent » doit attirer notre attention. Ce mot, utilisé dans le contexte d’un<br />

discours scientifique, renvoie à la série <strong>de</strong>s métaux précieux comme « l’or ». D’autre part,<br />

<strong>Villiers</strong> a substitué ce mot au mot « mercure » 407 , qui appartient au vocabulaire <strong>de</strong> l’alchimie.<br />

C<strong>et</strong>te observation nous amène à considérer un autre type d’articulation, qui unit c<strong>et</strong>te fois<br />

science <strong>et</strong> occultisme.<br />

Science (<strong>et</strong>) occult(ism)e<br />

La relation particulière qui unit science <strong>et</strong> occultisme <strong>et</strong> que nous avons par ailleurs déjà<br />

observée brièvement dans Claire Lenoir joue un rôle important dans L’Ève future ; sans cela,<br />

c<strong>et</strong>te œuvre ne serait en eff<strong>et</strong> qu’une simple œuvre <strong>de</strong> l’anticipation. La médiation que nous<br />

venons d’observer est <strong>de</strong> l’ordre du discursif, soit dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong>, soit dans l’explication,<br />

soit dans la narration, dans la mesure où elle est effectuée au fil du syntagme du texte. C’est<br />

c<strong>et</strong>te ambiguïté entre science <strong>et</strong> occultisme qui rend possible la superposition <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux<br />

systèmes <strong>de</strong>scriptifs dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong> du corps <strong>de</strong> l’andréi<strong>de</strong>. Les mots clefs dans l’analyse<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te relation consistent en une série d’expressions concernant l’électricité <strong>et</strong> le spiritisme<br />

tel<strong>les</strong> que le « flui<strong>de</strong> », l’« électricité », le « magnétisme » <strong>et</strong>c. Ces termes, déjà incluses dans<br />

la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> l’Andréi<strong>de</strong>-forme vi<strong>de</strong>, rappellent ce qui sert à combler ce vi<strong>de</strong> en y<br />

évoquant une autre Âme. Ainsi, comme l’expression « un habitant <strong>de</strong>s royaumes <strong>de</strong><br />

l’Électricité », le décor <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre est parsemé d’« appareils électriques » 408 . Quand le<br />

mot « électricité » est utilisé pour l’Andréi<strong>de</strong>, il est souvent accompagné <strong>de</strong> « magnétique » ;<br />

on peut ainsi lire qu’elle est « une entité magnéto-électrique » 409 ou « un être<br />

électromagnétique » 410 , ou encore qu’elle a « le moteur électromagnétique <strong>de</strong>s plus<br />

puissants » 411 . Le substantif, associé aux « aimants » 412 <strong>et</strong> au « flui<strong>de</strong> » 413 parsemé dans le<br />

corps <strong>de</strong> Hadaly nous rapproche du concept ambigu <strong>de</strong> « magnétisme ». Nous en citons 2<br />

exemp<strong>les</strong> :<br />

406<br />

L’Ève future, op. cit., p.237-238.<br />

407<br />

Les notes pour L’Ève future, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, p.1619-1620.<br />

408<br />

Noiray, op. cit., p.307-308.<br />

409<br />

L’Ève future, op. cit., p.117.<br />

410<br />

Ibid., p.257.<br />

411<br />

Ibid., p.215.<br />

412<br />

9 occurrences au singulier <strong>et</strong> 10 au pluriel <strong>et</strong> 1 comme « électro-aimant ».<br />

413<br />

35 occurrences au singulier, 3 au pluriel <strong>et</strong> 1 comme « flui<strong>de</strong>-magnétique ».<br />

Page 102


Le flui<strong>de</strong> arrive à l’aimant <strong>de</strong> l’articulation crurale supérieure <strong>et</strong> en multiplie<br />

instantanément la puissance 414 .<br />

Tout d’abord, étant donnés le flui<strong>de</strong> électrique <strong>et</strong> <strong>les</strong> aimants, l’Équilibre était<br />

nécessairement possible 415 .<br />

À propos du magnétisme, quelques allusions à Crookes 416 , directes ou indirectes, nous<br />

semblent intéressantes à noter. Ces allusions s’expriment plus concrètement par l’expression<br />

« matière radiante », employée à quatre reprises dans le texte :<br />

Et, la proj<strong>et</strong>ant sur sa MATIÈRE RADIANTE, j’illuminerai <strong>de</strong> votre mélancolie<br />

l’âme imaginaire <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te créature nouvelle, capable d’étonner <strong>de</strong>s anges 417 .<br />

Avec l’Électromagnétisme <strong>et</strong> la Matière-radiante je tromperais le cœur d’une mère,<br />

à plus forte raison la passion d’un amant 418 .<br />

Ni moi non plus, dit Edison. Cependant le docteur William Crookes, — qui a<br />

découvert un quatrième état <strong>de</strong> la « Matière », l’état radiant, alors que nous n’en<br />

connaissions que le soli<strong>de</strong>, le liqui<strong>de</strong> <strong>et</strong> le gazeux, — nous raconte, appuyé par <strong>les</strong><br />

témoignages <strong>de</strong>s plus sérieux savants <strong>de</strong> l’Angl<strong>et</strong>erre, <strong>de</strong> l’Amérique <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Allemagne,<br />

ce qu’il a vu, touché <strong>et</strong> entendu, ainsi que la docte assemblée qui l’assistait en ses<br />

spiritualistes expériences; <strong>et</strong> ses récits, je trouve, donnent à réfléchir 419 .<br />

Je vous parlais, tout à l’heure, du phénomène récemment constaté <strong>de</strong> l’état radiant<br />

<strong>de</strong> la Matière: étant donné le vi<strong>de</strong> le plus parfait, presque absolu, que il on puisse produire<br />

(vi<strong>de</strong> obtenu dans tel sphéroï<strong>de</strong> dont l’air intérieur a été soumis à une température d’une<br />

élévation souveraine), il est avéré qu’il peut se révéler, en ce vi<strong>de</strong> aussi abstrait que<br />

possible, <strong>de</strong>s mouvements dus à la présence d’une Matière insaisissable 420 .<br />

C<strong>et</strong>te notion est intéressante dans la mesure où elle fait un pont entre la science <strong>et</strong><br />

l’occultisme à l’instar du magnétisme puisque l’hypnotisme serait dû à une supposée action<br />

sur le flui<strong>de</strong> magnétique. À partir <strong>de</strong> ces notions, un ensemble <strong>de</strong> facteurs sont convoqués<br />

pour rendre possible la médiation entre la science <strong>et</strong> l’occultisme. Mais le plus important reste<br />

dans l’ambiguïté du mot « flui<strong>de</strong> » :<br />

— Ce n’est pas du flui<strong>de</strong> électrique que vous parlez ?<br />

— Non, milord; c’est d’un autre flui<strong>de</strong> à l’action duquel l’Andréi<strong>de</strong> se trouve<br />

soumise en ce moment. Ce flui<strong>de</strong>, on le subit sans pouvoir l’analyser 421 .<br />

414 Ibid., p.232.<br />

415 Ibid., p.237.<br />

416 Voir Noiray, op. cit., p.307-308, note pour L’Ève future, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, L'Ève future, 1993, p.410, note pour<br />

L’Ève future, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, tome 1, p.1628. <strong>Villiers</strong> a écrit un article « Les Expériences<br />

du Dr.Crookes », recueilli dans L’Amour suprême.<br />

417 Ibid., p.125.<br />

418 Ibid., p.127.<br />

419 Ibid., p.257.<br />

420 Ibid., p.261.<br />

421 Ibid., p.257.<br />

Page 103


C<strong>et</strong>te ambiguïté rend également possible le remplissage du vi<strong>de</strong>. Premièrement,<br />

l’équivalence <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux flui<strong>de</strong>s est soulignée dans l’explication d’Edison :<br />

El<strong>les</strong> [ces nouvel<strong>les</strong> expériences] ont démontré, vous le savez, que la Science, à la<br />

fois ancienne <strong>et</strong> récente, du Magnétisme humain est une science positive, indiscutable, —<br />

<strong>et</strong> qu’en un mot la réalité <strong>de</strong> notre flui<strong>de</strong> nerveux n’est pas moins évi<strong>de</strong>nte que celle du<br />

flui<strong>de</strong> électrique. 422<br />

Puis, la correspondance entre ces <strong>de</strong>ux flui<strong>de</strong>s s’avère possible :<br />

J’en vins donc à établir un courant si subtil entre c<strong>et</strong>te rare dormeuse <strong>et</strong> moi,<br />

qu’ayant pénétré d’une accumulation <strong>de</strong> flui<strong>de</strong>-magnétique le métal congénère, <strong>et</strong> fondu<br />

par moi, <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux bagues <strong>de</strong> fer (n’est-ce point du magisme pur?), — il suffit à Mistress<br />

An<strong>de</strong>rson, — à Sowana, plutôt, — <strong>de</strong> passer l’une d’el<strong>les</strong> à son doigt (si j’ai l’autre bague,<br />

aussi, à mon doigt’), pour, non seulement subir, à l’instant même, la transmission,<br />

vraiment occulte! <strong>de</strong> ma volonté, mais pour se trouver, mentalement, fluidiquement <strong>et</strong><br />

véritablement, auprès <strong>de</strong> moi, jusqu’à m’entendre <strong>et</strong> m’obéir, — son corps endormi se<br />

trouvât-il à vingt lieues 423 .<br />

Sowana, la personnage né <strong>de</strong> la magnétisation <strong>de</strong> Mistress An<strong>de</strong>rson s’incorpore dans<br />

Hadaly par le flui<strong>de</strong> :<br />

Étendue à l’abri <strong>de</strong>s feuillées ombreuses <strong>et</strong> <strong>de</strong>s mille lueurs fleuries du souterrain,<br />

Sowana, <strong>les</strong> yeux fermés, perdue hors <strong>de</strong> la pesanteur <strong>de</strong> tout organisme, s’incorporait,<br />

vision flui<strong>de</strong>, en Hadaly ! 424<br />

Et c<strong>et</strong>te affinité va jusqu’à donner la clairvoyance à l’Andréi<strong>de</strong> :<br />

Oui : l’inquiétante songeuse, étendue sur <strong>de</strong>s coussins j<strong>et</strong>és sur une large planche<br />

<strong>de</strong> verre aux supports isolants, tenait le clavier d’induction dont <strong>les</strong> touches l’électrisaient<br />

doucement <strong>et</strong> entr<strong>et</strong>enaient un courant entre elle <strong>et</strong> l’Andréi<strong>de</strong>. Et j’ajouterai qu’il est <strong>de</strong><br />

tel<strong>les</strong> affinités entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux flui<strong>de</strong>s auxquels elle était soumise, qu’il ne me semble pas<br />

très surprenant, surtout dans la situation ambiante où nous nous trouvions, que le<br />

phénomène d’extra-voyance se soit accompli 425 .<br />

En somme, le contexte culturel <strong>de</strong> l’époque donne à <strong>Villiers</strong> la possibilité <strong>de</strong> détourner<br />

le discoures scientifique afin d’entrer insensiblement dans le surnaturel. Les <strong>de</strong>ux systèmes<br />

<strong>de</strong>scriptifs superposés reflètent bien c<strong>et</strong>te situation culturelle. Rappelons que le système<br />

<strong>de</strong>scriptif, en général, est structuré à la manière <strong>de</strong> dictionnaire, donc selon le cadre<br />

épistémologique. Par ailleurs, le fait que <strong>Villiers</strong> a r<strong>et</strong>enu le magnétisme comme facteur<br />

majeur est significatif <strong>de</strong> sa position dans l’histoire <strong>de</strong> la littérature fantastique en France ; il<br />

422 Ibid., p.332.<br />

423 Ibid., p.333.<br />

424 Ibid., p.336.<br />

425 Ibid., p.337-338.<br />

Page 104


semble en eff<strong>et</strong> que cela soit un élément emprunté <strong>de</strong> Révélation magnétique <strong>de</strong> Poe 426 , ce qui<br />

conforte l’idée que nous avions préalablement émise, à savoir que <strong>Villiers</strong> incarne une<br />

secon<strong>de</strong> génération fantastique, influencée par l’œuvre <strong>de</strong> Poe. G. Ponnau résume ainsi la<br />

situation :<br />

À l’instar <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Poe, en eff<strong>et</strong>, commencent à paraître <strong>de</strong>s récits qui<br />

témoignent <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te utilisation for documentée <strong>de</strong> la science à <strong>de</strong>s fins surnaturel<strong>les</strong>. Le<br />

magnétisme transformé par <strong>les</strong> découvertes <strong>de</strong> la physiologie <strong>et</strong> <strong>de</strong>s phénomènes liés à<br />

l’électricité, continue à inspirer un ensemble <strong>de</strong> récits à l’intérieur <strong>de</strong>squels le fantastique<br />

prend directement appui sur <strong>les</strong> données <strong>de</strong> la science. Ce renouvellement « positiviste »<br />

du magnétisme s’accompagne <strong>de</strong> la vogue du spiritisme qui considère <strong>les</strong> phénomène<br />

étudiés <strong>et</strong> mis en évi<strong>de</strong>nce dans <strong>les</strong> milieux médicaux <strong>et</strong> para-scientifiques par le<br />

magnétiseurs <strong>et</strong> par certains spécialistes <strong>de</strong> l’hypnose, comme autant <strong>de</strong> certitu<strong>de</strong>s à la<br />

fois supranorma<strong>les</strong> <strong>et</strong> empiriques 427 .<br />

Mais nous ne pouvons nous en tenir à c<strong>et</strong>te seule constatation car, comme l’indique<br />

Conyngham, ce qui est en jeu n’est pas seulement l’Andréi<strong>de</strong> en tant que personnage du récit,<br />

mais aussi l’interprétation <strong>de</strong> l’œuvre elle-même. Et par ailleurs, la médiation que nous avons<br />

décrite ne saurait être la seule du texte. C’est pourquoi il convient désormais <strong>de</strong> nous<br />

intéresser au thème <strong>de</strong> « la nuit étoilée ».<br />

La nuit étoilée<br />

Reprenons <strong>les</strong> propos <strong>de</strong> Conyngham sur la Venus Victorix. Selon elle, c<strong>et</strong>te Venus<br />

contiendrait « la nuit étoilée » :<br />

Je rentrai dans la salle sacrée! Et après un regard sur la Déesse, dont la forme<br />

contient la Nuit étoilée, ah! pour l’unique fois <strong>de</strong> ma vie, j’ai senti mon cœur se gonfler<br />

<strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s plus mystérieux sanglots qui aient étouffé un vivant 428 .<br />

Alicia était une copie humaine <strong>de</strong> Venus Victorix :<br />

C’est, en vérité, la splen<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la Venus victrix ! humanisée. Ses pesants cheveux<br />

bruns ont l’éclat d’une nuit du Sud. Souvent, au sortir du bain, elle marche sur c<strong>et</strong>te<br />

étincelante chevelure que l’eau même ne désondule pas <strong>et</strong> en j<strong>et</strong>te, <strong>de</strong>vant elle, d’une<br />

épaule à l’autre, <strong>les</strong> luxuriantes ténèbres comme le pan d’un manteau. 429<br />

Nous pouvons relever une comparaison entre la femme <strong>et</strong> la nuit déjà observée dans Véra où<br />

Vénus était comparée à l’agrafe <strong>de</strong> diamant 430 .<br />

L’Andréi<strong>de</strong> est d’abord présentée dans ces termes :<br />

426 <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, tome 1, p.1644.<br />

427 Ponnau, La folie dans la littérature fantastique, 1997, p.53 <strong>et</strong> passim.<br />

428 L’Ève future, op. cit., p.101.<br />

429 Ibid., p.75-76.<br />

Page 105


La vision semblait avoir un visage <strong>de</strong> ténèbres: un lacis <strong>de</strong> per<strong>les</strong> serrait, à la<br />

hauteur <strong>de</strong> son front, <strong>les</strong> enroulements d’un tissu <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil dont l’obscurité lui cachait<br />

toute la tête.<br />

Une féminine armure, en feuil<strong>les</strong> d’argent brûlé, d’un blanc radieux <strong>et</strong> mat,<br />

accusait, moulée avec mille nuances parfaites, <strong>de</strong> sveltes <strong>et</strong> virgina<strong>les</strong> formes.<br />

Les pans du voile s’entrecroisaient sous le col autour du gorgerin <strong>de</strong> métal; puis,<br />

rej<strong>et</strong>és sur <strong>les</strong> épau<strong>les</strong>, nouaient <strong>de</strong>rrière el<strong>les</strong> leurs prolongements légers. Ceux-ci<br />

tombaient ensuite sur la taille <strong>de</strong> l’apparition, pareils à une chevelure, <strong>et</strong>, <strong>de</strong> là, jusqu’à<br />

terre, mêlés à l’ombre <strong>de</strong> sa présence.<br />

Une écharpe <strong>de</strong> batiste noire lui enveloppait <strong>les</strong> flancs <strong>et</strong>, nouée <strong>de</strong>vant elle comme<br />

un pagne, laissait flotter, entre sa démarche, <strong>de</strong>s franges noires où semblait courir un<br />

semis <strong>de</strong> brillants.<br />

Entre <strong>les</strong> plis <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te ceinture était passé l’éclair d’une arme nue <strong>de</strong> forme oblique:<br />

la vision appuyait sa main droite sur la poignée <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te lame; <strong>de</strong> sa main gauche<br />

pendante, elle tenait une immortelle d’or. À tous <strong>les</strong> doigts <strong>de</strong> ses mains étincelaient<br />

plusieurs bagues, <strong>de</strong> pierreries différentes — <strong>et</strong> qui paraissaient fixées à ses fins<br />

gantel<strong>et</strong>s 431 .<br />

Nous y trouvons bien sûr l’image <strong>de</strong> la nuit étoilée, incarnée surtout dans la forme <strong>de</strong><br />

pierres précieuses. D’ailleurs, le texte est parsemé d’images <strong>de</strong> la nuit étoilée. D’abord, c’est<br />

la future scène au château avec l’Andréi<strong>de</strong> :<br />

Une légen<strong>de</strong> s’éveillera dans <strong>les</strong> plis <strong>de</strong> sa longue robe, lorsque, sur <strong>les</strong> herbes du<br />

parc, on l’aura vue passer, seule, aux rayons du soleil ou sous <strong>les</strong> clartés d’un ciel<br />

d’étoi<strong>les</strong> 432 .<br />

Voilà Edison <strong>et</strong> Ewald qui <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt sur le marbre mobile :<br />

Et la lumière d’en haut n’était plus qu’une étoile; ils <strong>de</strong>vaient être assez loin, déjà,<br />

<strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier feu <strong>de</strong> l’Humanité.<br />

L’étoile disparut : Lord Ewald se sentit dans un abîme 433 .<br />

Nous relevons l’image du ciel au souterrain :<br />

Et la voûte concave, d’un noir uni, d’une hauteur monstrueuse, surplombait, avec<br />

l’épaisseur du tombeau, la clarté <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te étoile fixe : c’était l’image du Ciel tel qu’il<br />

apparaît, noir <strong>et</strong> sombre, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> toute atmosphère planétaire 434 .<br />

Il y a aussi l’association <strong>de</strong>s étoi<strong>les</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Andréi<strong>de</strong> :<br />

« Eh bien! c<strong>et</strong> appareil, Milord Celian, est tellement sensible qu’il pèse la chaleur<br />

presque nulle, presque imaginaire, d’un rayon <strong>de</strong> ces sortes d’étoi<strong>les</strong>. Il en est même <strong>de</strong> si<br />

lointaines que leur lueur ne parviendra jusqu’à la Terre que lorsque celle-ci sera éteinte<br />

430 Véra, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, tome 1, p.557.<br />

431 L’Ève future, op. cit., p.114-115, nous soulignons.<br />

432 Ibid., p.146.<br />

433 Ibid., p.165.<br />

434 Ibid., p.166.<br />

Page 106


comme el<strong>les</strong> se sont éteintes, <strong>et</strong> qu’elle aura passé sans même avoir été connue <strong>de</strong> ce<br />

rayon désolé.<br />

« Pour moi, souvent, pendant <strong>les</strong> bel<strong>les</strong> nuits, quand le parc <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te habitation est<br />

solitaire, je me munis <strong>de</strong> c<strong>et</strong> instrument merveilleux; je viens en haut, je m’aventure sur<br />

l’herbe, je vais m’asseoir sur le banc <strong>de</strong> l’Allée <strong>de</strong>s chênes, — <strong>et</strong> là, je me plais, toute<br />

seule, à peser <strong>de</strong>s rayons d’étoi<strong>les</strong> mortes. » 435<br />

Notons par ailleurs que <strong>les</strong> bagues <strong>de</strong> Hadaly font l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> nombreuses <strong><strong>de</strong>scription</strong>s ;<br />

cel<strong>les</strong>-ci jouent en eff<strong>et</strong> un rôle important dans la narration, puisque ce sont el<strong>les</strong> qui<br />

comman<strong>de</strong>nt l’Andréi<strong>de</strong> :<br />

Or, Hadaly, si vous l’avez remarqué, a <strong>de</strong>s bagues à tous <strong>les</strong> doigts <strong>et</strong> <strong>les</strong> diverses<br />

pierreries <strong>de</strong> leurs chatons sont toutes sensib<strong>les</strong> 436 .<br />

El<strong>les</strong> sont décrites <strong>et</strong> soulignées en italique quand Hadaly révèle son i<strong>de</strong>ntité au livre VI :<br />

En même temps, Miss Alicia Clary se leva — <strong>et</strong>, appuyant sur <strong>les</strong> épau<strong>les</strong> du jeune<br />

homme ses pâ<strong>les</strong> mains chargées <strong>de</strong> bagues étincelantes, elle lui dit mélancoliquement,<br />

— mais <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te voix inoubliable <strong>et</strong> surnaturelle qu’il avait une fois entendue:<br />

« Ami, ne me reconnais-tu pas? Je suis Hadaly. » 437<br />

Les pierreries qu’elle porte ne sont pas seulement <strong>de</strong>s bagues :<br />

De plus, elle porte un collier dont toutes <strong>les</strong> per<strong>les</strong> ont chacune leur<br />

correspondance 438 .<br />

Ainsi, elle est parsemée <strong>de</strong>s bijoux, améthyste, rubis, turquoise, per<strong>les</strong>… Or, à l’instar<br />

du diamant <strong>de</strong> Véra, n’est-il pas loisible d’interpréter ces pierres comme <strong>de</strong>s métaphores <strong>de</strong>s<br />

étoi<strong>les</strong> ?<br />

De ce point <strong>de</strong> vue, <strong>les</strong> yeux <strong>de</strong> Hadaly semblent significatifs 439 . Quand Edison <strong>les</strong><br />

montre à Ewald, ils se trouvent dans un coffr<strong>et</strong> tels <strong>de</strong>s bijoux :<br />

« Voici <strong>les</strong> Yeux! » s’écria Edison en revenant vers Lord Ewald, un coffr<strong>et</strong> à la<br />

main 440 .<br />

Et voici la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s yeux :<br />

L’intérieur <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te boîte énigmatique sembla j<strong>et</strong>er mille regards sur le jeune<br />

Anglais.<br />

435 Ibid., p.255.<br />

436 Ibid., p.151.<br />

437 Ibid., p.306.<br />

438 Ibid., p.152.<br />

439 Rappelons-nous qu’il s’agissait aussi <strong>de</strong>s yeux dans Claire Lenoir.<br />

440 Ibid., p.256.<br />

Page 107


« Voici, certes, <strong>de</strong>s yeux que jalouseraient bien <strong>de</strong>s gazel<strong>les</strong> <strong>de</strong> la vallée <strong>de</strong><br />

Nourmajad, continuait Edison. Ce sont <strong>de</strong>s joyaux doués d’une sclérotique si pure, d’une<br />

prunelle si noyée, qu’ils en sont inquiétants, n’est-ce pas ? L’art <strong>de</strong>s grands ocularistes est<br />

parvenu aujourd’hui à dépasser la Nature 441 .<br />

Soulignons que l’explication du réalisme troublant <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> l’andréi<strong>de</strong> ici donnée se<br />

poursuit plus loin par l’évocation du concept <strong>de</strong> matière radiante <strong>de</strong> Crookes ; en d’autres<br />

termes, on r<strong>et</strong>rouve une nouvelle fois en arrière-plan le mélange <strong>de</strong> science <strong>et</strong> d’occultisme<br />

qui se <strong>de</strong>ssine en filigrane tout au long du récit. La <strong><strong>de</strong>scription</strong> suivante m<strong>et</strong> en scène l’image<br />

<strong>de</strong> la nuit étoilée :<br />

[…] au centre <strong>de</strong>s prunel<strong>les</strong>, à l’extrémité d’un inducteur <strong>de</strong> la capillarité la plus<br />

extrême, je ferai briller, en ce vi<strong>de</strong>, la piqûre d’éclair, — mais vague <strong>et</strong> presque invisible,<br />

— <strong>de</strong> l’Électricité : le merveilleux travail <strong>de</strong> l’iris confère à c<strong>et</strong>te piqûre vive l’illusion<br />

totale <strong>de</strong> la personnalité, dans le point visuel 442 .<br />

L’Andréi<strong>de</strong>, elle aussi, ne contient-elle pas la nuit étoilée en elle ? Nous r<strong>et</strong>rouvons<br />

c<strong>et</strong>te étincelle électrique à l’intérieur vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Andréi<strong>de</strong> :<br />

L’intérieur <strong>de</strong> l’armure sembla tout à coup un organisme humain, étincelant <strong>et</strong><br />

brumeux, tout diapré d’or <strong>et</strong> d’aciers 443 .<br />

Dans le Livre VI, c<strong>et</strong>te nuit étoilée est en quelque sorte extériorisée. C<strong>et</strong>te scène est déjà<br />

annoncée dans le Livre V par Edison :<br />

Je vous le prom<strong>et</strong>s elle aussi vous expliquera son mystère par quelque soir <strong>de</strong><br />

silence <strong>et</strong> d’étoi<strong>les</strong> 444 .<br />

C<strong>et</strong>te image peut accompagner Alicia pour sublimer la beauté <strong>de</strong> son apparence :<br />

Chez qui ai-je l’honneur d’être? ajouta-t-elle avec un sourire d’intention<br />

maugracieuse, mais qui, malgré l’intention, semblait comme une embellie <strong>de</strong> lumière<br />

d’étoi<strong>les</strong> sur un steppe glacé 445 .<br />

En apparence, Alicia est un être cé<strong>les</strong>te :<br />

Et sa voix articula c<strong>et</strong>te phrase avec une inflexion <strong>de</strong> contralto si riche <strong>et</strong> si pure, si<br />

cé<strong>les</strong>te même, qu’aux oreil<strong>les</strong> d’un étranger qui n’eût point parlé la langue en laquelle<br />

s’exprimaient <strong>les</strong> convives, Miss Alicia Clary eût semblé quelque fantôme sublime d’une<br />

441 Ibid., p.260, nous soulignons.<br />

442 Ibid., p.261-162.<br />

443 Ibid., p.236.<br />

444 Ibid., p.258.<br />

445 Ibid., p.271.<br />

Page 108


Hypatie, au visage athénien, errant la nuit, à travers la Terre sainte <strong>et</strong> déchiffrant, aux<br />

lueurs <strong>de</strong>s étoi<strong>les</strong>, sur <strong>les</strong> ruines <strong>de</strong> Sion, tel passage oublié du Cantique <strong>de</strong>s cantiques 446 .<br />

Il convient <strong>de</strong> faire attention à l’usage du subjonctif. C<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong> cé<strong>les</strong>te, faite donc dans<br />

une sorte <strong>de</strong> potentialité, est superposée à la réalité terrestre. Nous r<strong>et</strong>rouvons l’expression<br />

« la nuit étoilée » dans le passage suivant :<br />

La croisée était restée ouverte sur la nuit étoilée que pâlissait déjà l’Orient; une<br />

voiture, en s’approchant, faisait crier le sable <strong>de</strong>s allées du parc 447 .<br />

La scène entre Ewald <strong>et</strong> Hadaly se déroule également sous la nuit étoilée :<br />

La soirée était trouble encore; <strong>les</strong> longues lignes <strong>de</strong> feu rose venues du pôle boréal<br />

s’atténuaient sur l’horizon; quelques hâtives étoi<strong>les</strong> piquaient, entre <strong>les</strong> nuées, <strong>les</strong><br />

interval<strong>les</strong> bleuis <strong>de</strong> l’éther; <strong>les</strong> feuil<strong>les</strong> se froissaient avec un bruit plus âpre dans la<br />

voûte <strong>de</strong> feuillage <strong>de</strong> l’allée, l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l’herbe <strong>et</strong> <strong>de</strong>s fleurs était vivace, mouillée <strong>et</strong><br />

délicieuse 448 .<br />

Au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux amants, le ciel était re<strong>de</strong>venu clair <strong>et</strong> se chargeait d’étoi<strong>les</strong> à<br />

travers <strong>les</strong> feuillages <strong>de</strong> l’allée : l’ombre s’approfondissait <strong>et</strong> <strong>de</strong>venait sublime 449 .<br />

Le pays d’où Hadaly vient est celui du rêve, <strong>de</strong> la nuit. Elle est un <strong>de</strong> ces êtres<br />

nocturnes :<br />

N’importe; — ils te regar<strong>de</strong>nt par le chaton d’une bague, par le bouton <strong>de</strong> métal <strong>de</strong><br />

la lampe, par une lueur d’étoile dans la glace 450 .<br />

Notons à nouveau la présence <strong>de</strong> la « bague ». Dans le monologue suivant, Hadaly évoque la<br />

relation qui unit ses yeux aux étoi<strong>les</strong> :<br />

Nuit , dit-elle avec une simplicité d’accent presque familière, c’est moi, la fille<br />

auguste <strong>de</strong>s vivants, la fleur <strong>de</strong> Science <strong>et</strong> <strong>de</strong> Génie résultée d’une souffrance <strong>de</strong> six mille<br />

années. Reconnaissez dans mes yeux voilés votre insensible lumière, étoi<strong>les</strong> qui périrez<br />

<strong>de</strong>main; — <strong>et</strong> vous âmes <strong>de</strong>s vierges mortes avant le baiser nuptial, vous qui flottez,<br />

interdites, autour <strong>de</strong> ma présence, rassurez-vous! 451<br />

C’est Hadaly qui est associé aux étoi<strong>les</strong> :<br />

446 Ibid., p.277.<br />

447 Ibid., p.288.<br />

448 Ibid., p.301-302.<br />

449 Ibid., p.305.<br />

450 Ibid., p.311.<br />

451 Ibid., p.321.<br />

452 Ibid., p.322.<br />

Hadaly se tordait <strong>les</strong> bras sous <strong>les</strong> étoi<strong>les</strong> 452 .<br />

Page 109


Ainsi, par l’intermédiaire <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te image <strong>de</strong> la nuit étoilée, le mon<strong>de</strong> occulte évoqué dans <strong>les</strong><br />

propos <strong>de</strong> Hadaly <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> « réel » qui l’entoure se trouve médiés. Et enfin, Ewald<br />

invoque le nom <strong>de</strong> Hadaly :<br />

Fantôme ! Fantôme ! Hadaly ! dit-il, — c’en est fait 453 !<br />

Et conformément à la formule <strong>de</strong> Lévi, l’évocation s’accomplit.<br />

C<strong>et</strong>te sublimation par <strong>les</strong> bijoux <strong>et</strong> <strong>les</strong> étoi<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’être féminin comme déesse nocturne<br />

ou femme fatale est toutefois un lieu commun <strong>de</strong> l’époque. Citons pour exemple c<strong>et</strong>te<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> Salomé dansante dans À rebours d’Huysmans :<br />

Sous <strong>les</strong> traits ar<strong>de</strong>nts échappés <strong>de</strong> la tête du précurseur, toutes <strong>les</strong> fac<strong>et</strong>tes <strong>de</strong>s<br />

joailleries s’embrasent ; <strong>les</strong> pierres s’animent, <strong>de</strong>ssinent le corps <strong>de</strong> la femme en traits<br />

incan<strong>de</strong>scents ; la piquent au cou, aux jambes, aux bras, <strong>de</strong> points <strong>de</strong> feu, vermeils<br />

comme <strong>de</strong>s charbons, viol<strong>et</strong>s comme <strong>de</strong>s j<strong>et</strong>s <strong>de</strong> gaz, bleus comme <strong>de</strong>s flammes d’alcool,<br />

blancs comme <strong>de</strong>s rayons d’astre. 454<br />

Outre la médiation discursive <strong>et</strong> celle qui est établie par la relation entre la science <strong>et</strong><br />

l’occultisme, <strong>Villiers</strong> introduit la médiation entre le terrestre <strong>et</strong> le cé<strong>les</strong>te avec une procédure<br />

rhétorique, ce qui confirme bien l’appartenance <strong>de</strong> c<strong>et</strong> écrivain au contexte symboliste.<br />

La simplicité <strong>de</strong> la structure narrative <strong>de</strong> L’Ève future nous semble conditionner<br />

fortement le fantastique <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre. Le fantastique a partie liée à la nature <strong>de</strong> la<br />

transformation principale du récit. Créer un vi<strong>de</strong> pour le remplir avec l’idéal transgresse la loi<br />

naturelle <strong>et</strong> par conséquent <strong>de</strong>man<strong>de</strong> l’explication pour la rendre possible. Ordinairement,<br />

l’explication est donnée au fur <strong>et</strong> à mesure <strong>de</strong> l’action <strong>et</strong> le personnage réagit par rapport à<br />

elle. Mais Ewald ne réagit pas. Il ne fait que d’hésiter pour enfin accepter la proposition <strong>et</strong><br />

l’explication d’Edison. Pour Edison non plus, l’auteur ne nous montre pas le processus <strong>de</strong> la<br />

création <strong>et</strong> se concentre à la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> ce qui est déjà créé. La gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> l’œuvre<br />

est construite sur trois typologies discursives : l’explication, l’argumentation <strong>et</strong> surtout la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong>. Ce qui est donné comme impossible s’avère possible au fur <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>et</strong><br />

dans ce sens-là, la médiation est discursive. Mais nous ne pouvons pas oublier d’autres<br />

facteurs, auquel cas L’Ève future serait réduite à une simple œuvre <strong>de</strong> science fiction.<br />

D’une part, le fantastique naît dans l’ambiguïté du vocabulaire <strong>de</strong> « magnétisme » entre<br />

science <strong>et</strong> occultisme ; procédure dont nous avons vu le bourgeonnement dans Claire Lenoir.<br />

À ce qui relève du scientifique est superposé le surnaturel. Le lecteur hésite entre ces <strong>de</strong>ux<br />

453 Ibid., p.324.<br />

454 Huysmans, Joris-Karl, À rebours, Paris, Fasquelle, 1907, p.77.<br />

Page 110


lectures qui entraîneraient à la fin <strong>de</strong> l’histoire la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> l’andréi<strong>de</strong> comme punition au<br />

sacrilège dont elle est le fruit. D’autre part, la médiation se fait par la relation métaphorique<br />

entre <strong>les</strong> pierreries que porte l’Andréi<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> étoi<strong>les</strong>. Ainsi l’Andréi<strong>de</strong> peut être considérée<br />

comme une créature cé<strong>les</strong>te. Nous ne pouvons pas ignorer c<strong>et</strong>te relation métaphorique en<br />

particulier dans notre prochaine étu<strong>de</strong> du <strong>de</strong>uxième mouvement <strong>de</strong> l’histoire qui est le<br />

remplissage du vi<strong>de</strong>. Certes, par c<strong>et</strong>te œuvre, <strong>Villiers</strong> a contribué au renouveau du fantastique<br />

initié par Poe, comme le suggère la notion <strong>de</strong> magnétisme présente dans L’Ève future. Mais<br />

celle-ce est également une manifestation <strong>de</strong> l’esthétique symboliste, comme l’indique<br />

l’importante place accordée à la structure métaphorique, moyen <strong>de</strong> transcen<strong>de</strong>r la réalité par<br />

l’ordre idéologique <strong>et</strong> le réalisme par l’ordre artistique.<br />

III.V Le château d’Axël <strong>et</strong> <strong>les</strong> variations villiériennes sur <strong>les</strong> châteaux<br />

Nous allons examiner Axël en nous focalisant sur la structure spatiale <strong>de</strong> l’œuvre, en ce<br />

qu’elle nous semble déterminante dans la question <strong>de</strong> topos fantastique à laquelle nous avons<br />

accédé dans d’autres ouvrages 455 . Précisons d’emblée que le motif du château renvoie à<br />

l’intertexte <strong>de</strong> la génération fantastique précédante, celle <strong>de</strong>s romans gothiques 456 ; nous<br />

verrons plus loin en quoi c<strong>et</strong>te considération peut nous perm<strong>et</strong>tre <strong>de</strong> mieux comprendre non<br />

seulement <strong>les</strong> caractéristiques du fantastique <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong> mais également le rôle <strong>de</strong> la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> dans l’économie du récit, puisque, comme nous le verrons, la structure du texte<br />

<strong>de</strong>scriptif est rarement conditionnée par le cadre spatial. Nous envisagerons par la suite ce que<br />

nous appelons l’urbanisation <strong>de</strong> l’espace en question dans l’Ève future ou dans Véra à fin <strong>de</strong><br />

faire sentir combien <strong>Villiers</strong> a initié un changement décisif dans l’histoire du fantastique.<br />

Du point <strong>de</strong> vue du fantastique, Axël est une œuvre paradoxale. C<strong>et</strong>te œuvre contient<br />

beaucoup d’allusions occultistes, se rapportant notamment à Éliphas Lévi 457 , mais<br />

apparemment, rien <strong>de</strong> surnaturel arrive dans l’histoire. Est-ce une œuvre fantastique ?<br />

Autrement dit, si <strong>Villiers</strong> avait pu écrire « le mon<strong>de</strong> astral » 458 , aurait-il introduit <strong>de</strong>s facteurs<br />

surnaturels ? Ajoutons toutefois que <strong>les</strong> commentateurs <strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong> récusent l’idée qu’Axël<br />

soit une œuvre inachevée ; la question reste ainsi en suspens puisque aucun manuscrit autre<br />

455<br />

Aino, Tsuyoshi, « Du Château à l'Hôtel », The Force of Vision, éd. Gerald Gil<strong>les</strong>pie , Tokyo, A.I.L.C., 1991, p.200-209<br />

456<br />

Bakhtine, Mikhaïl, Esthétique <strong>et</strong> théorie du roman, p.387.<br />

457<br />

Dans l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Drougard, Drougard, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam <strong>et</strong> Eliphas Lévi, 1931, La plupart d’exemp<strong>les</strong> qu’il cite<br />

concernent Axël.<br />

458<br />

Certains critiques affirment qu’Axël aurait été un « drame en cinq mon<strong>de</strong>s, religieux, tragique, occulte, passionnel, astral »,<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, tome 2, p.1459-1460, Bornecque, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam créateur <strong>et</strong><br />

visionnaire. Nouvelle édition revue <strong>et</strong> augmentée, avec l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> documents inédits, 1974, p.172-176.<br />

Page 111


que le texte original imprimé ne nous est parvenu pour confirmer ou infirmer c<strong>et</strong>te<br />

interprétation.<br />

Les châteaux dans <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong><br />

Avant <strong>de</strong> pousser plus loin notre analyse, il nous semble pertinent <strong>de</strong> tracer un bref<br />

récapitulatif <strong>de</strong>s différents aspects que revêt le château dans l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>.<br />

Dans beaucoup d’œuvres <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, le château n’est qu’un point <strong>de</strong> référence lointain<br />

d’où viennent <strong>les</strong> protaginistes. Ainsi, dans L’Inconnue, Félicien, nouvellement arrivé à Paris,<br />

est originaire <strong>de</strong> Br<strong>et</strong>agne <strong>et</strong> y possè<strong>de</strong> un château :<br />

C’était un ado<strong>les</strong>cent sauvage, un orphelin seigneurial, — l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers <strong>de</strong> ce<br />

siècle, - un mélancolique châtelain du Nord échappé, <strong>de</strong>puis trois jours, <strong>de</strong> la nuit d’un<br />

manoir <strong>de</strong>s Cornouail<strong>les</strong>.<br />

Il s’appelait le comte Félicien <strong>de</strong> la Vierge ; il possédait le château <strong>de</strong> Blanchelan<strong>de</strong>,<br />

en Basse-Br<strong>et</strong>agne. Une soif d’existence brûlante, une curiosité <strong>de</strong> notre merveilleux<br />

enfer, avait pris <strong>et</strong> enfiévré, tout à coup, ce chasseur, là-bas !… Il s’était mis en voyage, <strong>et</strong><br />

il était là, tout simplement. Sa présence à Paris ne datait que du matin, <strong>de</strong> sorte que ses<br />

grands yeux étaient encore splendi<strong>de</strong>s 459 .<br />

Ewald <strong>de</strong> L’Ève future, lui aussi, il quitte son château pour Londres :<br />

J’habitais, <strong>de</strong>puis quelques années, l’un <strong>de</strong>s plus anciens domaines <strong>de</strong> ma famille,<br />

en Angl<strong>et</strong>erre, le château d’Athelwold, dans le Staffordshire, un très désert <strong>et</strong> très<br />

brumeux district. Ce manoir, l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers, environné <strong>de</strong> lacs, <strong>de</strong> forêts <strong>de</strong> pins <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

rochers, s’élève à quelques mil<strong>les</strong> <strong>de</strong> Newcastle un<strong>de</strong>r Lyme ; j’y vivais <strong>de</strong>puis mon<br />

r<strong>et</strong>our <strong>de</strong> l’expédition d’Abyssinie , d’une existence fort isolée, n’ayant plus <strong>de</strong> parents,<br />

avec <strong>de</strong> bons serviteurs vieillis à notre usage 460 .<br />

Cependant, à l’occasion d’un anniversaire du couronnement <strong>de</strong> l’Impératrice <strong>de</strong>s<br />

In<strong>de</strong>s, notre souveraine, <strong>et</strong> sur le rescrit officiel qui me convoquait avec <strong>les</strong> autres pairs, je<br />

dus quitter, un beau matin, ma baronnie <strong>et</strong> mes chasses <strong>et</strong> me rendre à Londres 461 .<br />

Les <strong>de</strong>ux châteaux sont <strong>de</strong>s espaces solitaires : « un très désert <strong>et</strong> très brumeux district » dans<br />

L’Ève future, « un mélancolique châtelain du Nord » dans L’Inconnue. Mais dans le <strong>de</strong>rnier,<br />

c’est plutôt l’espace urbain qui est souligné : « Une soif d’existence brûlante », « une curiosité<br />

<strong>de</strong> notre merveilleux enfer ». En tout cas, la solitu<strong>de</strong> du château s’oppose à l’animation <strong>de</strong><br />

l’espace urbain.<br />

Le héros (=le suj<strong>et</strong>) rencontre une femme (=l’obj<strong>et</strong>) dans c<strong>et</strong> espace urbain, en<br />

particulier dans un espace mondain comme le théâtre ou le bal :<br />

459 Contes cruels, op. cit., tome 1, p.711.<br />

460 L’Ève future, op. cit., p.73-74.<br />

461 Ibid., p.74.<br />

Page 112


Ce soir-là, tout Paris resplendissait aux Italiens. On donnait la Norma. C’était la<br />

soirée d’adieu <strong>de</strong> Maria-Felicia Malibran 462 .<br />

C<strong>et</strong>te rencontre dans l’espace mondain se r<strong>et</strong>rouve également dans Véra:<br />

Six mois s’étaient écoulés <strong>de</strong>puis ce mariage. N’était-ce pas à l’étranger, au bal<br />

d’une ambassa<strong>de</strong> qu’il l’avait vue pour la première fois 463 ?<br />

L’espace mondain est un espace <strong>de</strong> rencontres. Or, lors <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te rencontre, d’Athol reconnaît<br />

Véra d’un simple coup d’œil :<br />

Oui. C<strong>et</strong> instant ressuscitait <strong>de</strong>vant ses yeux, très distinct. Elle lui apparaissait là,<br />

radieuse. Ce soir-là, leurs regards s’étaient rencontrés. Ils s’étaient reconnus, intimement,<br />

<strong>de</strong> pareille nature, <strong>et</strong> <strong>de</strong>vant s’aimer à jamais 464 .<br />

Ils se reconnaissent dans c<strong>et</strong> espace mondain, parce qu’ils sont <strong>de</strong> même « nature ».<br />

Cela <strong>les</strong> rapproche <strong>et</strong> en même temps <strong>les</strong> oppose au reste du mon<strong>de</strong> qui <strong>les</strong> entoure. C’est<br />

c<strong>et</strong>te opposition qui associe Véra <strong>et</strong> d’Athol :<br />

Les propos décevants, <strong>les</strong> sourires qui observent, <strong>les</strong> insinuations, toutes <strong>les</strong><br />

difficultés que suscite le mon<strong>de</strong> pour r<strong>et</strong>ar<strong>de</strong>r l’inévitable félicité <strong>de</strong> ceux qui<br />

s’appartiennent, s’étaient évanouis <strong>de</strong>vant la tranquille certitu<strong>de</strong> qu’ils eurent, à l’instant<br />

même, l’un <strong>de</strong> l’autre.<br />

Véra, lassée <strong>de</strong>s fa<strong>de</strong>urs cérémonieuses <strong>de</strong> son entourage, était venue vers lui dès la<br />

première circonstance contrariante, simplifiant ainsi, d’auguste façon, <strong>les</strong> démarches<br />

bana<strong>les</strong> où se perd le temps précieux <strong>de</strong> la vie 465 .<br />

Et c’est par c<strong>et</strong>te même rencontre que Félicien est séparé du mon<strong>de</strong> qui l’entoure :<br />

Ni <strong>les</strong> visages radieux, ni <strong>les</strong> parures, ni <strong>les</strong> fleurs au front <strong>de</strong>s jeunes fil<strong>les</strong>, ni <strong>les</strong><br />

camails d’hermine, ni le flot éclatant qui s’écoulait <strong>de</strong>vant lui, sous <strong>les</strong> lumières, il ne vit<br />

rien 466 .<br />

Leur « nature » commune <strong>les</strong> rapproche <strong>et</strong> <strong>les</strong> oppose à la fois au « mon<strong>de</strong> ». Mais<br />

qu’est-ce que c<strong>et</strong>te « nature » ? C’est ici, nous semble-t-il, que l’espace d’origine <strong>de</strong>s<br />

personnages – le château – joue un rôle : ce qui <strong>les</strong> oppose à l’espace mondain, ne vient-il en<br />

eff<strong>et</strong> pas du fait qu’ils appartiennent tous <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux à l’espace du château ? Voici un passage <strong>de</strong><br />

Véra où se trouve l’unique référence au cadre spatial en question :<br />

462 Contes cruels, op. cit., tome 1, p.710.<br />

463 Ibid., p.555.<br />

464 Ibid.<br />

465 Ibid.<br />

466 Ibid., p.712.<br />

Page 113


Douschka, dit-il, te souviens-tu <strong>de</strong> la Vallée-<strong>de</strong>s-Roses, <strong>de</strong>s bords <strong>de</strong> la Lahn, du<br />

château <strong>de</strong>s Quatre-Tours?… C<strong>et</strong>te histoire te <strong>les</strong> a rappelés, n’est-ce pas 467 ?<br />

Ce passage semble montrer que <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux personnages appartiennent à l’espace du château. Le<br />

héros, après avoir rencontré la femme dans l’espace mondain, r<strong>et</strong>ourne ainsi à son château à la<br />

fin. C’est le cas <strong>de</strong> Félicien :<br />

M. le compte <strong>de</strong> la Vierge repartit, le len<strong>de</strong>main, pour son solitaire château <strong>de</strong><br />

Blanchelan<strong>de</strong>, — <strong>et</strong> l’on n’a plus entendu parler <strong>de</strong> lui 468 .<br />

Dans L’Ève future, Ewald rentre dans le château d’Athewold 469 . Ainsi le r<strong>et</strong>our à l’espace<br />

d’origine apparaît-il comme systématique. Comme l’espace du château est un espace gothique<br />

par excellence, ces personnages appartiendraient donc au contexte gothique. Or, dans ces<br />

œuvres, l’histoire se déroule principalement dans un espace urbain <strong>et</strong> <strong>les</strong> personnages en<br />

question sont perçus comme <strong>de</strong>s intrus. Dans ce sens, ils sont <strong>de</strong>s personnages fantastiques<br />

dans la mesure où ils sont <strong>de</strong>s intrusions dans le mon<strong>de</strong> ordinaire qui perturbent l’ordre <strong>de</strong><br />

celui-ci.<br />

Dans Duke of Portland, contrairement à la plupart <strong>de</strong>s œuvres villiériennes, le château<br />

occupe une place centrale. Le protagoniste ; « Duke of Portland » disparaît tout d’un coup :<br />

Sur la fin <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières années, à son r<strong>et</strong>our du Levant, Richard, duc <strong>de</strong> Portland,<br />

le jeune lord jadis célèbre dans toute l’Angl<strong>et</strong>erre pour ses fêtes <strong>de</strong> nuit, ses victorieux<br />

pur-sang, sa science <strong>de</strong> boxeur, ses chasses au renard, ses châteaux, sa fabuleuse fortune,<br />

ses aventureux voyages <strong>et</strong> ses amours, — avait disparu brusquement 470 .<br />

C<strong>et</strong>te fois, le château est la <strong>de</strong>stination <strong>et</strong> non l’origine ; le mouvement est par conséquent<br />

l’inverse <strong>de</strong> ceux que nous avons vus précé<strong>de</strong>mment :<br />

Puis, — réclusion aussi soudaine qu’étrange, — le duc s’était r<strong>et</strong>iré dans son<br />

familial manoir ; il s’était fait l’habitant solitaire <strong>de</strong> ce massif manoir à créneaux,<br />

construit en <strong>de</strong> vieux âges, au milieu <strong>de</strong> sombres jardins <strong>et</strong> <strong>de</strong> pelouses boisées, sur le cap<br />

<strong>de</strong> Portland 471 .<br />

Ce château a <strong>de</strong>s traits i<strong>de</strong>ntiques à ceux que nous avons examinés : « l’habitant<br />

solitaire », « au milieu <strong>de</strong> sombres jardins », « sur le cap <strong>de</strong> Portland ». Mais il est décrit <strong>de</strong><br />

l’extérieur <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’intérieur :<br />

467 Ibid., p.558-559.<br />

468 Ibid., p.721.<br />

469 L’Ève future, op. cit., p.345.<br />

470 Contes cruel ; op. cit., p.597.<br />

471 Ibid.<br />

Page 114


Sous le règne <strong>de</strong> Henri VI, <strong>de</strong>s légen<strong>de</strong>s se dégagèrent <strong>de</strong> ce château-fort, dont<br />

l’intérieur, au jour <strong>de</strong>s vitraux, resplendit <strong>de</strong> richesses féoda<strong>les</strong>.<br />

Sur la plate-forme qui en relie <strong>les</strong> sept tours veillent encore, entre chaque<br />

embrasure, ici, un groupe d’archers, là, quelque chevalier <strong>de</strong> pierre, sculptés, au temps<br />

<strong>de</strong>s croisa<strong>de</strong>s, dans <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> combat 472 .<br />

Ainsi, nous constatons bien qu’il appartient au contexte médiéval : « ce massif manoir à<br />

créneaux, construit en <strong>de</strong> vieux âges », « resplendit <strong>de</strong> richesses féoda<strong>les</strong> », « au temps <strong>de</strong>s<br />

croisa<strong>de</strong>s ».<br />

Mais l’histoire se déroule à l’extérieur du château :<br />

Une sorte <strong>de</strong> sentier, en pente vers la mer, une sinueuse allée, creusée entre <strong>de</strong>s<br />

étendues <strong>de</strong> roches <strong>et</strong> bordée, tout au long, <strong>de</strong> pins sauvages, ouvre, en bas, ses lour<strong>de</strong>s<br />

gril<strong>les</strong> dorées sur le sable même <strong>de</strong> la plage, immergé aux heures du reflux 473 .<br />

Il dit adieu à sa fiancée qu’il avait appelée sur c<strong>et</strong>te plage <strong>et</strong> meurt à cause <strong>de</strong> la lèpre qu’il<br />

avait contractée à l’étranger. L’histoire elle-même relève du domaine <strong>de</strong> l’étrange comme<br />

nous l’avons indiqué plus haut. Mais ici, il s’agit déjà <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong> la mort.<br />

Le château dans Axël<br />

Axël présente c<strong>et</strong>te particularité que l’histoire se déroule à l’intérieur du château, la<br />

première partie mise à part : « dans l’est <strong>de</strong> l’Allemagne septentrionale, en un très vieux<br />

château fort, le burg <strong>de</strong>s margraves d’Auërsperg, isolé au milieu du Schwarzwald. » 474 Les<br />

<strong>de</strong>uxième <strong>et</strong> troisième parties se déroulent dans « Une haute salle au plafond <strong>de</strong> chêne » 475 <strong>et</strong><br />

la quatrième dans « La galerie <strong>de</strong>s sépultures sous <strong>les</strong> cryptes du burg d’Auërsperg » 476 , donc,<br />

toujours à l’intérieur du château. Mais, comme c’est une pièce <strong>de</strong> théâtre, il y a peu <strong>de</strong><br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> du château sauf dans l’indication scénique. Et même dans l’indication scénique, il<br />

n’y a pas <strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> l’extérieur, celle <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième partie portant sur la salle <strong>et</strong> celle<br />

<strong>de</strong> la quatrième partie sur l’intérieur <strong>de</strong>s sépultures. Seulement la parole suivante d’Axël situe<br />

le château par rapport à l’extérieur :<br />

Vous êtes en c<strong>et</strong>te unique Forêt dont la nuit couvre cent lieues. Elle est peuplée <strong>de</strong><br />

vingt mille forestiers, aux dangereuses carabines, — anciens soldats nés d’un sang qui<br />

m’est héréditairement fidèle. — J’y veille, central, en un très vieux logis <strong>de</strong> pierre, qui<br />

repoussa trois sièges, déjà 477 .<br />

472 Ibid.<br />

473 Ibid.<br />

474 Axël, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, p.532.<br />

475 Ibid., p.562.<br />

476 Ibid., p.647.<br />

477 Ibid., p.622.<br />

Page 115


Ce passage souligne, avec l’expression « isolé » <strong>de</strong> l’indication, la séparation du château du<br />

mon<strong>de</strong> extérieur. Mais il n’y a pas <strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>scription</strong>s <strong>de</strong> l’extérieur du château. Alors, comment<br />

est l’intérieur ? Examinons l’indication scénique :<br />

Une haute salle au plafond <strong>de</strong> chêne ; — un lustre <strong>de</strong> fer pend du milieu <strong>de</strong>s<br />

poutres entrecroisées. — Au fond, gran<strong>de</strong> porte principale s’ouvrant sur un vestibule.<br />

C<strong>et</strong>te porte est surmontée <strong>de</strong> l’écusson d’Auërsperg, supportée <strong>de</strong> ses grands sphinx d’or.<br />

À gauche, gran<strong>de</strong> fenêtre gothique — laissant voir, à l’horizon, d’immenses <strong>et</strong><br />

brumeuses forêts.<br />

À droite, escalier <strong>de</strong> pierre construit dans la muraille : au somm<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’escalier,<br />

porte cintrée communiquant avec l’une <strong>de</strong>s tours.<br />

Crépuscule déjà sombre.<br />

La salle est d’une profon<strong>de</strong>ur qui donne l’impression d’une bâtisse colossale datant<br />

<strong>de</strong>s premiers temps du Moyen Âge 478 .<br />

C<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong> montre que ce château, comme celui <strong>de</strong> Portland, s’allie au contexte<br />

médiéval, notamment gothique. Et relevons toutefois une chose curieuse : « Au <strong>de</strong>uxième<br />

espace, à droite <strong>et</strong> à gauche, portes ; tentures en tapisseries <strong>de</strong> haute lice <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> portes » 479 .<br />

Nous r<strong>et</strong>rouvons <strong>les</strong> « tentures <strong>de</strong> haute lice » qui « séparaient, seu<strong>les</strong>, une enfila<strong>de</strong> <strong>de</strong> sal<strong>les</strong><br />

merveilleuses » 480 du Duc <strong>de</strong> Portland.<br />

Une <strong>de</strong>s caractéristiques d’Axël est l’isomorphisme entre le château <strong>et</strong> le cloître.<br />

L’isomorphisme est tout d’abord manifeste dans la narration. Axël <strong>et</strong> Sara, tous <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux, en<br />

répondant « Non » à la même question « Acceptes-tu la Lumière, l’Espérance <strong>et</strong> la Vie »,<br />

refusent leur initiation, l’un comme mage, l’autre comme religieuse 481 . Et pour c<strong>et</strong>te raison, le<br />

<strong>de</strong>rnier acte <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux parties porte le même titre : « LA RENONCIATRICE / LE<br />

RENONCIATEUR ». Examinons l’espace <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier acte :<br />

Au fond, gran<strong>de</strong> fenêtre à vitrail. — À gauche, <strong>les</strong> quatre rangs <strong>de</strong>s stal<strong>les</strong>. El<strong>les</strong><br />

s’élèvent insensiblement, en hémicycle, contre la haute grille circulaire fermée <strong>et</strong> voilée<br />

<strong>de</strong> draperies. Au fond, près <strong>de</strong> la grille, porte basse, aux <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> pierre, communiquant<br />

au cloître.<br />

À droite, faisant face aux stal<strong>les</strong>, <strong>les</strong> sept marches <strong>et</strong> le parvis du maître-autel<br />

invisible. — Le tapis se prolonge jusqu’au milieu du chœur, au bord <strong>de</strong>s dal<strong>les</strong><br />

tumulaires 482 .<br />

La présence <strong>de</strong> la « gran<strong>de</strong> fenêtre à vitrail » est un facteur commun avec le château: on<br />

r<strong>et</strong>rouve par conséquent un espace clos, à la différence près qu’il est c<strong>et</strong>te fois fermé <strong>de</strong><br />

478 Ibid., p.562.<br />

479 Ibid.<br />

480 Ibid., p.599<br />

481 Ibid., p.533 <strong>et</strong> p.644.<br />

482 Ibid., p.533.<br />

Page 116


l’intérieur : « Les barres <strong>de</strong> fer <strong>de</strong> l’église sont bien fixées » 483 . Et c’est pour enfermer Sara :<br />

« Elle se sent observée nuit <strong>et</strong> jour avec vigilance ; une tentative d’évasion l’exposerait à une<br />

réclusion plus sévère » 484 .<br />

C’est aussi l’espace <strong>de</strong> la mort qui contient <strong>les</strong> tombeaux (« dal<strong>les</strong> tumulaires ») <strong>et</strong> où<br />

sonne le glas. Ce qui est aussi un point commun entre le cloître <strong>et</strong> le château. Nous pensons<br />

que c<strong>et</strong> isomorphisme est une <strong>de</strong>s caractéristiques <strong>de</strong> l’espace du château que <strong>Villiers</strong> a hérité<br />

<strong>de</strong>s romans gothiques 485 .<br />

Selon c<strong>et</strong> isomorphisme, Sara quitte le cloître <strong>et</strong> s’adresse à l’autre espace jumeau. Mais<br />

qu’est-ce qui se passe dans le tombeau souterrain du château d’Axël ? Sara arrive au<br />

souterrain du château <strong>et</strong> trouve le trésor. Axël la voit <strong>et</strong> ils s’avouent leur amour, mais en<br />

refusant la richesse sur la terre, ils se suici<strong>de</strong>nt. Voilà Sara qui ouvre le mur :<br />

Enfin, joignant <strong>les</strong> mains sur le pommeau <strong>de</strong> son poignard, elle paraît rassembler<br />

toute sa juvénile force, <strong>et</strong> appuie la pointe <strong>de</strong> la lame entre <strong>les</strong> yeux <strong>de</strong> l’héraldique Tête<strong>de</strong>-mort.<br />

SARA : MACTE ANIMO ! ULTIMA...<br />

Soudain toute l’épaisseur du pan <strong>de</strong> mur, se scindant en une large ouverture voûtée,<br />

glisse <strong>et</strong> s’abîme, lentement, sous terre, au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong> Sara, laissant entrevoir <strong>de</strong> sombres<br />

galeries, aux spacieux arceaux, qui s’éten<strong>de</strong>nt au plus profond du souterrain 486 .<br />

C’est une scène proche du merveilleux <strong>et</strong> Sara dit en poursuivant : « … PERFURGET<br />

SOLA ». C’est la <strong>de</strong>vise <strong>de</strong> la famille Maupers :<br />

D’azur, — à la Tête-<strong>de</strong>-Mort ailée, d’argent, sur un septénaire d’étoi<strong>les</strong> <strong>de</strong> même,<br />

en abyme ; avec la <strong>de</strong>vise courant sur <strong>les</strong> l<strong>et</strong>tres du nom : MACTE ANIMO ULTIMA<br />

PERFULGET SOLA 487 .<br />

La <strong>de</strong>vise peut se traduire : « Courage ! La Dernière flamboie seule » 488 . Mais la <strong>de</strong>rnière<br />

quoi ? La femme ? La <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> l’écusson nous suggère une autre solution : « étoile ». Or,<br />

comme nous l’avons déjà souligné, l’association <strong>de</strong> la femme <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’étoile se trouvent<br />

fréquemment dans <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> à l’instar d’Axël :<br />

À travers ces vitraux, <strong>les</strong> astres la couvrent <strong>de</strong> rayons mystérieux 489 .<br />

Poursuivons l’acte <strong>de</strong> Sara :<br />

483 Ibid., p.543.<br />

484 Ibid., p.540.<br />

485 Par exemple, le château d’Otrante communique avec l’Église St. Nicolas par un passage souterrain. Nous avons étudié<br />

l’évolution <strong>de</strong> l’espace du château <strong>de</strong>puis Walpole jusqu’à <strong>Villiers</strong>, Aino, Du Château à l'Hôtel, 1991.<br />

486 Axël, op. cit., p.653.<br />

487 Ibid., p.539.<br />

488 Ibid., p.1546.<br />

Page 117


Et voici que, du somm<strong>et</strong> <strong>de</strong> la fissure cintrée <strong>de</strong> l’ouverture, — à mesure que celleci<br />

s’élargit plus béante, — s’échappe, d’abord, une scintillante averse <strong>de</strong> pierreries, une<br />

bruissante pluie <strong>de</strong> diamants <strong>et</strong>, l’instant d’après, un écroulement <strong>de</strong> gemmes <strong>de</strong> toutes<br />

couleurs, mouillées <strong>de</strong> lumières, une myria<strong>de</strong> <strong>de</strong> brillants aux fac<strong>et</strong>tes d’éclairs, <strong>de</strong> lourds<br />

colliers <strong>de</strong> diamants encore, sans nombre, <strong>de</strong> bijoux en feu, <strong>de</strong> per<strong>les</strong>. — Ce torrentiel<br />

ruissellement <strong>de</strong> lueurs semble inon<strong>de</strong>r, brusquement, <strong>les</strong> épau<strong>les</strong>, <strong>les</strong> cheveux <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

vêtements <strong>de</strong> Sara : <strong>les</strong> pierres précieuses <strong>et</strong> <strong>les</strong> per<strong>les</strong> bondissent autour d’elle <strong>de</strong> toutes<br />

parts, tintant sur le marbre <strong>de</strong>s tombes <strong>et</strong> rejaillissant, en gerbes d’éblouissantes étincel<strong>les</strong>,<br />

jusque sur <strong>les</strong> blanches statues, avec le crépitement d’un incendie 490 .<br />

Ne pourrions-nous pas voir dans c<strong>et</strong>te inondation <strong>de</strong> pierres précieuses l’aboutissement <strong>de</strong> la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> villiérienne <strong>de</strong>s pierres précieuses ? Sara meurt revêtue <strong>de</strong> diamants :<br />

SARA, toute étincelante <strong>de</strong> diamants, inclinant la tête sur l’épaule d’Axël <strong>et</strong><br />

comme perdue en un ravissement mystérieux : 491<br />

Les pierres précieuses sont souvent <strong>les</strong> équivalents <strong>de</strong>s étoi<strong>les</strong> <strong>et</strong> sont utilisées pour sublimer<br />

<strong>les</strong> personnages <strong>et</strong> il s’agit bien ici <strong>de</strong> la sublimation finale <strong>de</strong> Sara dans le To<strong>de</strong>sliebe. Sara<br />

était couverte jusqu’alors <strong>de</strong> « rayons mystérieux » <strong>de</strong>s astres <strong>et</strong> apparaît maintenant<br />

« étincelante <strong>de</strong> diamants ». Nous trouvons, d’ailleurs, une expression cé<strong>les</strong>te « ces astra<strong>les</strong><br />

pierreries » 492 . Or, la <strong>de</strong>vise <strong>de</strong> la famille d’Auërsperg est « ALTIUS RESURGERE SPERO<br />

GEMMATUS » 493 qui peut être lu comme « Orné <strong>de</strong> gemmes, j’espère ressusciter plus<br />

haut ! » 494 . N’est-ce pas aussi l’image du ciel étoilé que nous avons vue dans L’Ève future ?<br />

C<strong>et</strong>te œuvre se terminerait bien par « le mon<strong>de</strong> astral », mais d’une façon métaphorique. C’est<br />

c<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong> métaphorique qui donne une dimension surnaturelle <strong>et</strong> un eff<strong>et</strong> fantastique à<br />

l’œuvre.<br />

L’urbanisation du château<br />

Le château est un espace éloigné <strong>de</strong> la ville, or dans la plupart <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>,<br />

l’histoire se déroule dans la ville. Nous pouvons y voir l’espace gothique <strong>de</strong> château<br />

transformé dans un espace urbain. Sur ce suj<strong>et</strong>, le cottage d’Edison dans L’Ève future nous<br />

fournit un bon exemple :<br />

489 Ibid., p.657.<br />

490 Ibid. p.653.<br />

491 Ibid., p.677.<br />

492 Ibid., p.659.<br />

493 Ibid., p.539.<br />

494 Ibid., p.1546.<br />

495 L’Ève future, op. cit., p.56.<br />

En eff<strong>et</strong>, le grand cottage <strong>de</strong> Menlo Park, que ses attenances font ressembler à un<br />

château perdu sous <strong>les</strong> arbres, est un domaine isolé 495 .<br />

Page 118


Son cottage ressemble « à un château perdu sous <strong>les</strong> arbres » <strong>et</strong> est « un domaine isolé ». Il<br />

partage <strong>les</strong> caractéristiques du château. Il est appelé aussi le « château d’Edison » 496 . Nous<br />

pouvons y trouver également le tombeau. La chambre <strong>de</strong> Hadaly est au souterrain 497 <strong>et</strong> Edison<br />

<strong>et</strong> Ewald y vont sur une « pierre tombale » 498 . Hadaly a « un lourd cercueil d’ébène » <strong>et</strong> « ne<br />

voyage en mer qu’à la manière <strong>de</strong>s morts » 499 . La salle <strong>de</strong> Hadaly étant aussi un tombeau,<br />

c’est vraiment un château avec son sépulcre souterrain.<br />

Et dans c<strong>et</strong> « ÉDEN SOUS TERRE » 500 , nous trouvons le ciel comme dans le sépulcre du<br />

château d’Axël :<br />

Et la voûte concave, d’un noir uni, d’une hauteur monstrueuse, surplombait, avec<br />

l’épaisseur du tombeau, la clarté <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te étoile fixe : c’était l’image du Ciel tel qu’il<br />

apparaît, noir <strong>et</strong> sombre, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> toute atmosphère planétaire 501 .<br />

Bref ; Ewald part <strong>de</strong> son château pour arriver à celui d’Edison. Il y trouve Hadaly dans<br />

le tombeau souterrain <strong>et</strong> essaie <strong>de</strong> rentrer à son château avec elle. Le discours <strong>de</strong> Hadaly lui<br />

aussi concerne le château d’Ewald : « Souvent, là-bas, dans le vieux château, après une<br />

journée <strong>de</strong> chasses <strong>et</strong> <strong>de</strong> fatigues… » 502 L’histoire se situe toujours dans le château.<br />

De ce pont <strong>de</strong> vue, le passage suivant <strong>de</strong> Véra est aussi instructif :<br />

Vers midi, le comte d’Athol, après l’affreuse cérémonie du caveau familial, avait<br />

congédié au cim<strong>et</strong>ière la noire escorte. Puis, se renfermant, seul, avec l’ensevelie, entre<br />

<strong>les</strong> quatre murs <strong>de</strong> marbre, il avait tiré sur lui la porte <strong>de</strong> fer du mausolée. — De l’encens<br />

brûlait sur un trépied, <strong>de</strong>vant le cercueil ; — une couronne lumineuse <strong>de</strong> lampes, au<br />

chev<strong>et</strong> <strong>de</strong> la jeune défunte, l’étoilait.<br />

Lui, <strong>de</strong>bout, songeur, avec l’unique sentiment d’une tendresse sans espérance, était<br />

<strong>de</strong>meuré là, tout le jour. Sur <strong>les</strong> six heures, au crépuscule, il était sorti du lieu sacré. En<br />

renfermant le sépulcre, il avait arraché <strong>de</strong> la serrure la clef d’argent, <strong>et</strong>, se haussant sur la<br />

<strong>de</strong>rnière marche du seuil, il l’avait j<strong>et</strong>ée doucement dans l’intérieur du tombeau. Il l’avait<br />

lancée sur <strong>les</strong> dal<strong>les</strong> intérieures par le trèfle qui surmontait le portail 503 .<br />

Le cim<strong>et</strong>ière présente certaines caractéristiques du château, tel<strong>les</strong> que le « caveau familial »,<br />

le « sépulcre », la « porte <strong>de</strong> fer ». Et d’Athol s’y enferme, puis il ferme le sépulcre. Il faut<br />

remarquer qu’il a j<strong>et</strong>é « la clef d’argent » « par le trèfle » « dans l’intérieur du tombeau ».<br />

D’Athol rentre dans son hôtel :<br />

496<br />

Ibid., p.290.<br />

497<br />

« La salle habitée par Hadaly est située sous terre. », ibid., p.162.<br />

498<br />

Ibid., p.164.<br />

499<br />

Ibid., p.144.<br />

500<br />

Ibid., p.164.<br />

501<br />

Ibid., p.166.<br />

502<br />

Ibid., p.309.<br />

503<br />

Contes cruel, op. cit., p.554.<br />

Page 119


C’était à la tombée d’un soir d’automne, en ces <strong>de</strong>rnières années, à Paris. Vers le<br />

sombre faubourg Saint-Germain, <strong>de</strong>s voitures, allumées déjà, roulaient, attardées, après<br />

l’heure du Bois. L’une d’el<strong>les</strong> s’arrêta <strong>de</strong>vant le portail d’un vaste hôtel seigneurial,<br />

entouré <strong>de</strong> jardins séculaires ; le cintre était surmonté <strong>de</strong> l’écusson <strong>de</strong> pierre, aux armes<br />

<strong>de</strong> l’antique famille <strong>de</strong>s comtes d’Athol, savoir : d’azur, à l’étoile abîmée d’argent, avec<br />

la <strong>de</strong>vise PALLIDA VICTRIX, sous la couronne r<strong>et</strong>roussée d’hermine au bonn<strong>et</strong> princier.<br />

Les lourds battants s’écartèrent 504 .<br />

Soulignons par ailleurs que l’hôtel <strong>de</strong> d’Athol est « entouré <strong>de</strong> jardins séculaires » comme le<br />

cottage d’Edison ou le château <strong>de</strong> Portland <strong>et</strong> son « portail » « surmonté » <strong>de</strong> l’écusson<br />

correspond à celle du sépulcre.<br />

Il s’enferme dans l’hôtel avec sa femme morte comme il l’a fait dans le cim<strong>et</strong>ière. Et<br />

arrive la scène <strong>de</strong> résurrection que nous avons déjà examinée <strong>et</strong> dans laquelle nous pouvons<br />

voir un autre isomorphisme. Et comme nous l’avons vu, d’Athol r<strong>et</strong>rouve la clef :<br />

Soudain, comme une réponse, un obj<strong>et</strong> brillant tomba du lit nuptial, sur la noire<br />

fourrure, avec un bruit métallique : un rayon <strong>de</strong> l’affreux jour terrestre l’éclaira !...<br />

L’abandonné se baissa, le saisit, <strong>et</strong> un sourire sublime illumina son visage en<br />

reconnaissant c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> : c’était la clef du tombeau 505 .<br />

Qui a j<strong>et</strong>é c<strong>et</strong>te clef ? D’Athol lui-même ? En tout cas, l’hôtel correspond bien au sépulcre.<br />

N’est-il pas une autre forme <strong>de</strong> château ?<br />

Résumons. D’une part, l’espace <strong>de</strong> l’hôtel est plutôt un espace mondain qui s’oppose à<br />

celui du château qui est un espace solitaire. Mais d’autre part, dans certaines œuvres <strong>de</strong><br />

<strong>Villiers</strong>, nous trouvons <strong>de</strong>s hôtels dont l’espace possè<strong>de</strong> <strong>les</strong> mêmes caractéristiques que cel<strong>les</strong><br />

du château. Nous pensons qu’il s’agit d’une sorte <strong>de</strong> l’urbanisation <strong>de</strong> l’espace. Au fur <strong>et</strong> à<br />

mesure <strong>de</strong> l’urbanisation générale <strong>de</strong> l’espace littéraire, l’espace du château, qui était l’espace<br />

privilégié du fantastique dans <strong>les</strong> romans gothiques, a trouvé sa place dans l’hôtel, qui peut<br />

être aussi un espace clos comme lui mais gar<strong>de</strong>r certaines caractéristiques d’origine pour<br />

rendre possible le fantastique. Ceci nous paraît être un autre facteur du renouveau du<br />

fantastique dans la <strong>de</strong>uxième moitié du XIX e siècle.<br />

Il ne serait pas sans intérêt <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en parallèle c<strong>et</strong>te notion avec celle <strong>de</strong> l’espace<br />

célibataire <strong>de</strong> Nathalie Prince qui considère la relation entre le célibat <strong>et</strong> le fantastique <strong>et</strong> relie<br />

l’espace célibataire <strong>et</strong> l’espace fantastique :<br />

504 Ibid., p.553.<br />

505 Ibid., p.561.<br />

Certains lieux que privilégient <strong>les</strong> personnages célibataires sont déjà empreints<br />

d’une forte valeur symbolique, qu’il s’agisse <strong>de</strong> vieux châteaux isolés ou d’ancestra<strong>les</strong><br />

Page 120


<strong>de</strong>meures, à l’image du vieux burg édifié sur un « plateau isolé » <strong>et</strong> « inaccessible » que<br />

choisit d’habiter Rodolphe <strong>de</strong> Gortz dans Le château <strong>de</strong> Carpates : 506<br />

Il s’agit bien <strong>de</strong> l’espace que nous nommons l’espace du château. Les caractéristiques qu’elle<br />

en reprend correspon<strong>de</strong>nt largement à cel<strong>les</strong> que nous avons traitées :<br />

À ces espaces relativement traditionnels ou conventionnels <strong>de</strong> la littérature<br />

fantastique correspon<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s lieux absolument marginaux qui n’ont d’autre but que la<br />

rupture absolue <strong>et</strong> formelle avec le mon<strong>de</strong> extérieur : 507<br />

Elle parle d’espaces plus « mo<strong>de</strong>rne » aussi :<br />

Ces exils radicaux qui matérialisent <strong>les</strong> hantises <strong>de</strong>s célibataires restent toutefois<br />

rares dans <strong>les</strong> textes fantastiques, peut-être parce qu’ils évoquent trop <strong>les</strong> terres<br />

originaires <strong>de</strong> la littérature fantastique. À la réclusion totale <strong>les</strong> célibataires préfèrent <strong>de</strong>s<br />

espaces moins éloignés <strong>et</strong> plus ordinaires. La banlieue peut <strong>de</strong>venir alors l’étonnant<br />

séjour dans lequel s’inscrit leur différence ou leur marginalité 508 .<br />

Remarque qu’elle s’empresse cependant <strong>de</strong> nuancer :<br />

Le célibataire dans la littérature fantastique, cependant, choisit encore assez<br />

souvent d’habiter la ville parce qu’elle seule peut satisfaire ses désirs d’esthète : 509<br />

Il faudrait englober la banlieue sous le nom d’« urbain », malgré l’insistance <strong>de</strong> Prince<br />

sur l’ambiguïté <strong>de</strong> la banlieue. Certes, dire que l’espace fantastique a trouvé sa place dans<br />

l’espace célibataire <strong>et</strong> dire que le célibataire préfère l’espace fantastique serait le recto <strong>et</strong> le<br />

verso <strong>de</strong> la même feuille. Seulement nous y voyons l’urbanisation <strong>de</strong> l’espace fantastique 510<br />

qui est une affaire historique <strong>et</strong> qui marque la transition du fantastique <strong>de</strong> l’époque<br />

romantique au fantastique <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s <strong>symbolistes</strong>. De ce pont <strong>de</strong> vue aussi, <strong>Villiers</strong> marque<br />

un tournant.<br />

506<br />

Prince, Les Célibataires du fantastique, 2002, p.65-66.<br />

507<br />

Ibid., p.66.<br />

508<br />

Ibid.<br />

509<br />

Ibid., p.67.<br />

510<br />

Nous avons analysé le processus <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te urbanisation en utilisant le carré sémiotique <strong>de</strong> Greimas, Aino, « Du Château à<br />

l’Hôtel », art. cit., p.208. Dans la figure suivante, l’urbanisation se réalise le long <strong>de</strong> l’axe horizontale <strong>de</strong> l’« Intérieur ».<br />

Pour le carré sémiotique, voir l’article « Carré sémiotique » dans Greimas <strong>et</strong> Cortés, Sémiotique, dictionnaire raisonné <strong>de</strong><br />

la théorie du langage, 1993, p.29-33.<br />

Page 121<br />

Château<br />

Nature<br />

Intérieur<br />

Hôtel<br />

Rural{<br />

} Urbain<br />

Extérieur<br />

Ville


III.VI Conclusion<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam se trouve à une charnière <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la littérature<br />

fantastique en France. Il s’agissait d’y apporter un renouveau avec <strong>les</strong> facteurs autres que<br />

ceux du fantastique classique tels que Todorov a défini sur l’opposition du « merveilleux » <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> l’« étrange » en se basant sur la médiation discursive. <strong>Villiers</strong> a beaucoup contribué à ce<br />

renouveau <strong>et</strong> ce, <strong>de</strong> diverses façons : l’acception <strong>de</strong> l’influence <strong>de</strong> Poe, l’usage <strong>de</strong> la<br />

médiation rhétorique <strong>et</strong> <strong>de</strong> la structure métaphorique, l’exploitation <strong>de</strong> l’ambiguïté entre le<br />

discours scientifique <strong>et</strong> le discours occultiste, l’urbanisation <strong>de</strong> l’espace fantastique…<br />

Ces facteurs nouveaux qu’il a ajoutés, sans doute avec d’autres écrivains contemporains,<br />

ont été transmis à <strong>de</strong> plus jeunes écrivains <strong>et</strong> ont fait naître un ensemble <strong>de</strong> contes, ou <strong>de</strong><br />

nouvel<strong>les</strong>, dit fantastiques. Dans <strong>les</strong> chapitres suivants, nous allons examiner comment <strong>de</strong>s<br />

écrivains plus jeunes héritèrent <strong>et</strong> développèrent ces nouveaux facteurs.<br />

Page 122


IV. Ro<strong>de</strong>nbach<br />

L’objectif suivant <strong>de</strong> nos étu<strong>de</strong>s est d’examiner <strong>les</strong> œuvres fantastiques <strong>de</strong>s écrivains <strong>de</strong><br />

la génération plus jeune, la génération symboliste proprement parlant, pour y discerner la<br />

nature <strong>et</strong> le rôle <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> par rapport au fantastique. Nous voudrions ainsi revendiquer<br />

l’aspect fantastique, souvent sous estimé par <strong>les</strong> chercheurs <strong>de</strong> ces écrivains. Nous<br />

commençons par Ro<strong>de</strong>nbach, qui ont subi, comme nous le verrons tout <strong>de</strong> suite, <strong>de</strong>s<br />

influences très n<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> Poe.<br />

IV.I État <strong>de</strong>s recherches sur Ro<strong>de</strong>nbach 511<br />

Bien que L’Ami <strong>de</strong>s miroirs soit inclus dans l’Anthologie du Conte fantastique français<br />

<strong>de</strong> Castex 512 , <strong>les</strong> critiques <strong>de</strong> la littérature fantastique parlent très peu <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach. Citons<br />

ici Baronian qui en est une <strong>de</strong>s rares exceptions :<br />

Comme je l’ai dit plus haut, le symbolisme, par son proj<strong>et</strong> même, a une propension<br />

spéculative — refus délibéré <strong>de</strong> s’en tenir à ce qui tombe d’ordinaire sous le sens <strong>et</strong> qui<br />

forme l’immédiate <strong>et</strong> souvent abjecte réalité. C’est dire combien la démarche symboliste<br />

est, presque sans cesse, conduite à frôler l’irréel <strong>et</strong> le surnaturel pur, à pénétrer, par<br />

d’infimes analogies, <strong>de</strong>s zones d’ombre <strong>et</strong> <strong>de</strong> lumière où la réalité, sans être atteinte dans<br />

ses fon<strong>de</strong>ments, est peu ou prou mise en péril. Tout ici, en eff<strong>et</strong>, concourt à provoquer<br />

l’écroulement <strong>de</strong>s évi<strong>de</strong>nces, tout l’annonce, tout l’insinue, tout en accélère le processus,<br />

jusqu’aux parfums, aux simp<strong>les</strong> miroitements <strong>de</strong> l’eau d’un canal. Le Carillonneur (1894)<br />

mais, plus encore, Bruges-la-morte (1892) <strong>de</strong> Georges Ro<strong>de</strong>nbach (1855-1898) sont, à c<strong>et</strong><br />

égard, <strong>de</strong>s exemp<strong>les</strong> assez patents : l’allusion, portée à ses conséquences extrêmes,<br />

<strong>de</strong>vient le moteur <strong>de</strong> l’écriture 513 .<br />

Nous verrons comment, à partir <strong>de</strong>s « simp<strong>les</strong> miroitements <strong>de</strong> l’eau » naît l’eff<strong>et</strong> fantastique<br />

avec Bruges-la-Morte dans la présente étu<strong>de</strong>. D’autre part, Castex, en reprenant L’Ami <strong>de</strong>s<br />

miroirs du Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong> brumes, présente ce conte ainsi :<br />

Le mélancolique évocateur <strong>de</strong> Bruges-la-Morte nous apparaît, dans son recueil <strong>de</strong><br />

contes Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s Brumes, comme un esprit tout à la fois luci<strong>de</strong> <strong>et</strong> inqui<strong>et</strong>, curieux <strong>de</strong><br />

notations étranges, attiré par l’analyse <strong>de</strong>s vertiges <strong>de</strong> la conscience. Son Ami <strong>de</strong>s Miroirs<br />

ressemble au William Wilson d’Edgar Poe. Ro<strong>de</strong>nbach, cependant, ne donne pas<br />

l’impression, comme l’Américain, <strong>de</strong> participer à la manie <strong>de</strong> son personnage : il se borne<br />

à le regar<strong>de</strong>r vivre <strong>et</strong> décrit en clinicien, avec une lenteur minutieuse, <strong>les</strong> étapes<br />

successives <strong>de</strong> sa pathétique déchéance 514 .<br />

511<br />

Pour la réception <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach au Japon, voir Muramatsu, Nihon ni okeru Georges Ro<strong>de</strong>nbach (G. Ro<strong>de</strong>nbach au Japon),<br />

1998.<br />

512<br />

Castex, Anthologie du Conte fantastique français, 1963.<br />

513<br />

Baronian, op. cit., p.220-221.<br />

514<br />

Castex, Anthologie du Conte fantastique français , op. cit., p.311.<br />

Page 123


Nous trouvons ici, une allusion à l’influence <strong>de</strong> Poe. Comme nous le verrons ci-après, quand<br />

il s’agit <strong>de</strong> l’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> Poe, <strong>les</strong> critiques se réfèrent plutôt à ce recueil <strong>de</strong><br />

contes. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong> brumes qui contient L’Ami<br />

<strong>de</strong>s miroirs recueilli aussi dans La France fantastique1900 <strong>de</strong> Desbruères 515 .<br />

IV.II Ro<strong>de</strong>nbach <strong>et</strong> <strong>Villiers</strong><br />

L’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> sur Ro<strong>de</strong>nbach a été bien étudiée. Ro<strong>de</strong>nbach a connu <strong>Villiers</strong> en<br />

1886 :<br />

Ce ne fut qu’en juin 1886 qu’il fit la connaissance <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, <strong>et</strong> c’est peut-être<br />

aussi la date <strong>de</strong> son introduction à ses œuvres Grâce à Ma<strong>et</strong>erlinck <strong>et</strong> Le Roy, Ro<strong>de</strong>nbach<br />

participa à ces soirées fantastiques <strong>de</strong> la Brasserie Pouss<strong>et</strong> : 516<br />

Puis, c’est lui qui, en 1886, a d’abord essayé d’organiser une tournée <strong>de</strong> conférence <strong>de</strong><br />

<strong>Villiers</strong> en Belgique 517 , <strong>et</strong> qui n’a vu finalement le jour qu’en 1888 518 . C’est Ro<strong>de</strong>nbach qui<br />

prit <strong>Villiers</strong> comme témoin <strong>de</strong> son mariage <strong>et</strong> c’est lui qui a écrit le premier article sur sa mort<br />

dans Le Figaro dès le len<strong>de</strong>main. C<strong>et</strong> article qui a provoqué <strong>de</strong>s protestations passionnées <strong>de</strong>s<br />

amis <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> 519 . Il a aussi écrit une étu<strong>de</strong> sur lui dans L’Élite, bien qu’elle ne soit pas<br />

appréciée par Raitt :<br />

Même là, <strong>de</strong> façon assez bizarre, Ro<strong>de</strong>nbach néglige tout un côté — <strong>et</strong> même le<br />

plus important — du génie <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> en s’attachant exclusivement à sa qualité d’ironiste.<br />

Si ces pages sont admiratives, el<strong>les</strong> ne sortent guère du domaine <strong>de</strong>s idées rebattues <strong>et</strong><br />

n’ajoutent rien à la compréhension <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> 520 .<br />

Les influences <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> sur <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach el<strong>les</strong>-mêmes sont aussi<br />

reconnues par <strong>les</strong> chercheurs 521 . Selon Raitt, l’influence <strong>de</strong> Véra sur Bruges-la-Morte est<br />

manifeste 522 . Mais, c’est surtout dans Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes que l’influence serait la plus<br />

gran<strong>de</strong> :<br />

515<br />

Desbruières, La France fantastique 1900, 1978.<br />

516<br />

Raitt, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam <strong>et</strong> le mouvement symboliste, 1965, p.388.<br />

517<br />

Les l<strong>et</strong>tres <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> écrites dans c<strong>et</strong>te occasion sont présentées dans D<strong>et</strong>emmerman, Ro<strong>de</strong>nbach <strong>et</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-<br />

Adam. Documents inédits., 1993.<br />

518<br />

Raitt ; op. cit., p.388-389.<br />

519<br />

Ibid., p.389.<br />

520<br />

Ibid., p.341.<br />

521 Ibid.<br />

522 Ibid., p.342.<br />

Page 124


Mais c’est dans Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes que l’on trouve <strong>les</strong> cas d’imitation <strong>les</strong> plus<br />

flagrants — <strong>et</strong> qui sait si l’un ou l’autre <strong>de</strong> ces contes ne serait pas un <strong>de</strong> ces suj<strong>et</strong>s parlés<br />

<strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> qu’on a accusé Ro<strong>de</strong>nbach d’avoir plagiés ? 523<br />

Les œuvres que Raitt r<strong>et</strong>ient sont Un Déménagement, Les Chanoines, Coup<strong>les</strong> du soir,<br />

L’Amour <strong>et</strong> la Mort, L’Ami <strong>de</strong>s miroirs, Presque un conte <strong>de</strong> fées, Un Inventeur <strong>et</strong> L’Idéal.<br />

Mais <strong>chez</strong> Ro<strong>de</strong>nbach l’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> est mélangée à celle <strong>de</strong> Poe :<br />

Certes, Ro<strong>de</strong>nbach imite quelquefois <strong>les</strong> discip<strong>les</strong> plutôt que le maître lui-même.<br />

[…] Plus fréquente est l’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>. Dans l’Amour <strong>de</strong>s Yeux, Ro<strong>de</strong>nbach<br />

reprend un thème <strong>de</strong> Claire Lenoir : <strong>les</strong> yeux d’un mort ont conservé une image sur leur<br />

rétine. L’appareil <strong>de</strong>s pompes funèbres, qui hantait <strong>Villiers</strong>, se r<strong>et</strong>rouve dans Curiosité.<br />

Le cocher du corbillard, lassé <strong>de</strong> conduire <strong>de</strong>s cadavres, sans en voir jamais, entre un jour<br />

à la Morgue, <strong>et</strong> il est dégoûté pour toujours <strong>de</strong> son métier 524 .<br />

Et Lemonnier rapproche plutôt <strong>les</strong> œuvres comme Curiosité ou l’Idéal 525 <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong><br />

<strong>Villiers</strong>.<br />

Mais la plus importante serait la relation entre L’Ève future <strong>et</strong> Bruges-la-Morte.<br />

Jouanny traite ces <strong>de</strong>ux œuvres dans le contexte <strong>de</strong> l’évolution <strong>de</strong> l’imaginaire <strong>de</strong> l’actrice à la<br />

fin du XIX e siècle 526 . En héritant la thématique réaliste <strong>de</strong> l’actrice, ces <strong>de</strong>ux œuvres l’a<br />

développée dans une nouvelle perspective. Elle indique que, dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux œuvres, la mise en<br />

abyme introduit la théâtralité <strong>et</strong>, avec « une série <strong>de</strong> variation sur être/paraître,<br />

réalité/apparence, vérité/artifice, <strong>et</strong>c. », c<strong>et</strong>te théâtralité « formalise la problématique<br />

essentielle <strong>de</strong> l’œuvre » 527 .<br />

Mais, continue-t-elle : « En somme, L’Ève future commence là où finit Bruges-lamorte<br />

» 528 :<br />

Si <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux œuvres témoignent <strong>de</strong> la prégnance d’un imaginaire <strong>de</strong> la femme fatale,<br />

exploité par le roman réaliste, la représentation, malgré <strong>les</strong> apparences, varie<br />

sensiblement : tragique, <strong>chez</strong> Ro<strong>de</strong>nbach, qui s’inscrit dans la continuité du réalisme ;<br />

non tragique, voire anti-tragique <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong>, qui utilise le modèle réaliste pour le<br />

subvertir : la rhétorique du discours consiste à élaborer une thérapie contre le mensonge<br />

<strong>de</strong> l’amour. Il convient <strong>de</strong> s’interroger brièvement sur c<strong>et</strong>te rhétorique inversée 529 .<br />

Malgré ces différences, ces <strong>de</strong>ux œuvres s’organisent sur une même logique que<br />

Jouanny appelle « L’ALGÈBRE DE L’IDENTITÉ » :<br />

523 Ibid.<br />

524 Lemonnier, op. cit., p.102.<br />

525 Ibid. <br />

526 Jouanny, L'Actrice <strong>et</strong> ses doub<strong>les</strong>, 2002.<br />

527 Jouanny, op. cit., p.302-303.<br />

528 Ibid., p.308.<br />

529 Ibid.<br />

Page 125


Dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux romans, la représentation <strong>de</strong> l’actrice se fon<strong>de</strong> sur un problème<br />

i<strong>de</strong>ntitaire, qui induit <strong>de</strong>s dénouements comparab<strong>les</strong>. L’Ève future <strong>et</strong> Bruges-la-Morte<br />

s’appuient sur une acception nouvelle <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité. Non plus l’i<strong>de</strong>ntité à soi-même, mais<br />

une stratégie contre la métamorphose, due principalement au caractère « dissolvant » du<br />

désir (selon l’expression <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>). Le héros masculin, dont il est désormais<br />

uniquement question, <strong>de</strong>meure <strong>et</strong> souhaite <strong>de</strong>meurer fixe. La question <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité ne se<br />

pose plus dans l’absolu, mais dans la relativité : la correspondance <strong>de</strong> la femme aimée —<br />

l’actrice — au désir <strong>de</strong> l’homme 530 .<br />

C<strong>et</strong>te remarque nous semble intéressante parce que, d’une part, elle enchaîne la notion <strong>de</strong><br />

copie que nous avons vue avec L’Ève future <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> l’analogie que nous allons examiner<br />

avec Bruges-la-Morte, <strong>et</strong> d’autre part, elle nous renvoie à l’idée du « célibataire » puisqu’il<br />

s’agit du « désir <strong>de</strong> l’homme ».<br />

Enfin elle situe ces <strong>de</strong>ux œuvres dans l’évolution <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> l’actrice :<br />

Le roman sur l’actrice ne sera plus reproduction, mais suggestion poétique du<br />

mon<strong>de</strong> : création du mon<strong>de</strong> par l’art <strong>de</strong> la parole. La spécificité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux romans tient au<br />

fait que la création se fait au niveau du fond <strong>et</strong> <strong>de</strong> la forme. Edison <strong>et</strong> Hugues créent un<br />

mon<strong>de</strong> à l’image <strong>de</strong> leur désir ; <strong>Villiers</strong> invente un merveilleux qui réalise esthétiquement<br />

la transfiguration d’Hadaly, Ro<strong>de</strong>nbach une poésie analogique qui participe <strong>de</strong><br />

l’événement 531 .<br />

Nous allons tracer c<strong>et</strong> « itinéraire sémiotique » déclenché par l’actrice dans Bruges-la-Morte.<br />

IV.III Ro<strong>de</strong>nbach <strong>et</strong> Poe<br />

C<strong>et</strong>te phrase <strong>de</strong> Lemonnier résumerait bien l’influence <strong>de</strong> Poe sur Ro<strong>de</strong>nbach :<br />

Parmi <strong>les</strong> conteurs-poètes, celui qui a le plus subi l’influence <strong>de</strong> Poe est<br />

probablement Ro<strong>de</strong>nbach. Dans son Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, il n’est guère <strong>de</strong> récit qui soit<br />

d’une inspiration distincte <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> l’Américain 532 .<br />

L’expression « conteurs-poètes » désigne bien la caractéristique <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach que nous<br />

voudrions souligner. Lemonnier trouve l’influence directe <strong>de</strong> Poe dans l’Ami <strong>de</strong>s Miroirs qu’il<br />

rapproche du Cœur révélateur <strong>et</strong> du Chat Noir <strong>et</strong> dans Chanoines qu’il compare au Cadavre<br />

accusateur. Il trouve la combinaison <strong>de</strong> l’amour <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort, qui est un thème caractéristique<br />

<strong>de</strong> Poe selon lui, dans l’Amour <strong>et</strong> la Mort <strong>et</strong> dans Une passante, <strong>et</strong> l’inspiration <strong>de</strong> Ligeia dans<br />

<strong>les</strong> Grâces d’état. Mais très curieusement, la plupart <strong>de</strong> ces œuvres sont cel<strong>les</strong> que Raitt a<br />

citées comme ayant subi l’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>. Ceci montre bien la difficulté pour discerner<br />

<strong>les</strong> influences <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux auteurs sur Ro<strong>de</strong>nbach. Il faudrait ensuite remarquer que<br />

530 Ibid., p.310.<br />

531 Ibid., p.343.<br />

532 Lemonnier, op. cit., p.102.<br />

Page 126


Lemonnier ne cite aucunement Bruges-la-Morte dans son étu<strong>de</strong>. Serait-ce parce qu’il a<br />

considéré c<strong>et</strong>te œuvre comme un roman <strong>et</strong> non pas comme un conte ? Mais <strong>de</strong> l’autre côté, il<br />

reprend L’Ève future qui est beaucoup plus volumineux. Ajoutons pourtant que, comme nous<br />

venons <strong>de</strong> le voir avec Jouanny, ces <strong>de</strong>ux œuvres partagent beaucoup <strong>de</strong> points communs.<br />

D’autre part, Bozz<strong>et</strong>to fait une comparaison assez détaillée <strong>de</strong> Ligeia <strong>de</strong> Poe <strong>et</strong> Bruges-<br />

la-Morte 533 . Ce ne serait pas inutile <strong>de</strong> nous y attar<strong>de</strong>r un peu. Commençons par examiner <strong>les</strong><br />

points communs que relève Bozz<strong>et</strong>to. Il observe d’abord le changement <strong>de</strong> lieu :<br />

Dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux textes, le narrateur <strong>de</strong> Poe tout comme le personnage d’Hugues<br />

Viane ont, à la mort <strong>de</strong> l’aimée, changé <strong>de</strong> lieu <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce. Viane, qui vivait en<br />

cosmopolite, est venu s’installer à Bruges, ville qu’il estime, en vertu <strong>de</strong> la “ tristesse ”, <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> la mort qui est en elle, “ correspondre ” à l’état <strong>de</strong> son âme <strong>de</strong> veuf, après le “ grand<br />

désastre ” (p.25). Le narrateur <strong>de</strong> Ligeia abandonne <strong>les</strong> rives <strong>de</strong> Rhin pour s’installer dans<br />

une abbaye anglaise, qu’il transforme selon ses goûts, <strong>et</strong> dont la pièce centrale sera la<br />

chambre, que l’on peut avec Lady Rowena considérer comme nuptiale. Mais ce sera<br />

plutôt sa chambre mortuaire, puisqu’elle y laissera la vie sans y avoir connu l’amour 534 .<br />

C<strong>et</strong>te remarque convient à ce que nous avons déjà vu avec le château <strong>et</strong> son urbanisation <strong>chez</strong><br />

<strong>Villiers</strong>. Dans Ligeia, l’abbaye est l’espace jumeau du château cimme nous l’avons vu dans<br />

Axël <strong>et</strong> il s’agit toujours d’un espace clos mortuaire. Celui <strong>de</strong> Bruges-la-Morte est plus<br />

urbanisé <strong>et</strong> nous savons combien la maison <strong>et</strong> la ville sont liées à la mort.<br />

Il cite pour le <strong>de</strong>uxième point commun la chevelure :<br />

Les <strong>de</strong>ux textes insistent aussi sur la présence <strong>de</strong> la chevelure. Pour Viane, qui a<br />

coupé une tresse <strong>de</strong>s cheveux blonds <strong>de</strong> la morte, <strong>et</strong> l’a exposée dans une sorte <strong>de</strong> châsse,<br />

c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> est <strong>de</strong>venu l’“âme <strong>de</strong> la maison”, qu’il va chaque jour “honorer” (p. 22). La<br />

tresse est ce par quoi l’aimée “se survit” (p. 20) <strong>et</strong> qu’il est impensable <strong>de</strong> toucher,<br />

comme si c’était un “obj<strong>et</strong> tabou”, dont le contact engendre la mort. Le narrateur <strong>de</strong><br />

Ligeia la reconnaît à ses cheveux : “ masse énorme <strong>de</strong> longs cheveux désordonnés, plus<br />

noirs que <strong>les</strong> ai<strong>les</strong> <strong>de</strong> minuit, l’heure au plumage <strong>de</strong> corbeau ” (p. 374).<br />

Tous <strong>les</strong> rituels qui précè<strong>de</strong>nt impliquent la mise à mort, le sacrifice <strong>de</strong> la nouvelle<br />

épouse. Ils semblent n’avoir pour but que <strong>de</strong> faire revenir dans l’espace magique ainsi<br />

constitué, pour remplacer enfin pour le narrateur <strong>de</strong> Ligeia la blon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> Rowena. Pour<br />

Hugues Viane, ils ont pour but <strong>de</strong> tenter l’impossible adéquation <strong>de</strong> l’Épouse <strong>et</strong> <strong>de</strong> son<br />

“ double ” 535 .<br />

Nous allons examiner le rôle <strong>de</strong> la chevelure dans l’analogie entre <strong>de</strong>ux femmes.<br />

Enfin Bozz<strong>et</strong>to indique <strong>chez</strong> <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux auteurs la coexistence du vocabulaire religieux <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> celui <strong>de</strong> la folie.<br />

533 Bozz<strong>et</strong>to, Roger, « “ Peines d'amours perdues ”. De “ Ligeia ” à la “ Jane Scott ” <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach. », Bozz<strong>et</strong>to, Territoires<br />

<strong>de</strong>s fantastiques. Des romans gothique aux récits d'horreur mo<strong>de</strong>rne., 1998, p.141-151.<br />

534 Ibid., p.143-144, la pagination dans la citation est celle <strong>de</strong> Bruges la Morte, Actes sud/Labor, 1986.<br />

535 Ibid., p.144, la pagination <strong>de</strong> Ligeia dans la citation est celle <strong>de</strong> E.A. POE, Bouquin, Laffont, 1992.<br />

Page 127


Les <strong>de</strong>ux récits m<strong>et</strong>tent en scène <strong>de</strong>ux personnages qui, dans leurs discours, mêlent<br />

le vocabulaire religieux à celui <strong>de</strong> la folie. Il y est question d’obsession : Hughes se<br />

trouve “ tout hanté ” (p. 32). On parle d’hallucinations (Viane figé, puis halluciné p. 29).<br />

On peut par ailleurs se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce que voit Lady Rowena dans ces “ mouvements<br />

qu’elle venait d’apercevoir... ces sons que je ne pouvais pas entendre ” (p. 371) 536 ?<br />

C<strong>et</strong>te remarque est intéressante dans la mesure où <strong>de</strong> ce mélange naît l’ambiguïté qui fait<br />

hésiter le lecteur entre l’explication surnaturelle <strong>et</strong> la folie, un procédé souvent utilisé par <strong>les</strong><br />

écrivains qui viennent après Poe.<br />

IV.IV Bruges-la-Morte 537<br />

Avant d’entrer dans l’étu<strong>de</strong> concrète <strong>de</strong> l’œuvre, il conviendrait d’abor<strong>de</strong>r le problème<br />

<strong>de</strong> l’appartenance au genre romanesque du texte, problème que nous avons déjà rencontré<br />

avec L’Ève future. Malgré le sous-titre « Roman », Bruges-la-Morte présente la longueur <strong>et</strong> la<br />

structure d’une nouvelle ou d’un conte. Ce que <strong>les</strong> commentateurs <strong>de</strong> la récente édition<br />

adm<strong>et</strong>tent au moins pour la première version publiée dans le Figaro sous forme <strong>de</strong><br />

feuill<strong>et</strong>on 538 . Ro<strong>de</strong>nbach a essayé d’allonger c<strong>et</strong>te version. Il ajoute <strong>les</strong> chapitres VI <strong>et</strong> XI,<br />

insère trente-cinq photographies <strong>et</strong> utilise une gran<strong>de</strong> typographie. Ainsi :<br />

Ernest Flammarion est en mesure <strong>de</strong> faire paraître un ouvrage qui porte en toutes<br />

l<strong>et</strong>tres sur sa couverture l’appellation « roman » 539 .<br />

En plus, comme nous le verrons, l’intrigue elle-même nous semble assez simple. Ne<br />

pourrions-nous pas dire qu’il s’agit, tout au plus, d’une nouvelle allongée <strong>et</strong> non pas d’un<br />

roman ?<br />

L’intrigue <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre pose une autre question. Est-ce une œuvre fantastique ?<br />

Gorceix indique la banalité <strong>de</strong> l’intrigue :<br />

De fait, l’intrigue est conventionnelle. Elle semble directement inspirée par un fait<br />

divers. Quoi <strong>de</strong> plus banal en soi que la rencontre <strong>de</strong> Hugues Viane, aristocrate<br />

vieillissant avec une danseuse, Jane Scott, étrangement ressemblante à l’épouse morte ?<br />

Après l’abandon à l’enivrement <strong>de</strong> la passion, c’est le déroulement <strong>de</strong> l’inévitable<br />

programme : avec ses étapes, la découverte <strong>de</strong>s dissonances entre la vivante <strong>et</strong> la morte,<br />

536 Ibid., p.145.<br />

537 Nous avons déjà analysé ce conte dans : Aino, Fukanona baikai wo motom<strong>et</strong>e : Bruges-la-Morte no gensosei (À la<br />

recherche <strong>de</strong> la médiation impossible : le fantastique dans Bruges-la-Morte), 1997, <strong>et</strong> Aino, Écriture fin <strong>de</strong> siècle: le<br />

fantastique <strong>de</strong>scriptif, 1999.<br />

538 « Dans ce premier état, Bruges-la-Morte se présente comme une longue nouvelle qui ne dit pas son nom », Présentation,<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, Bruges-la-Morte, 1998, p.13. Nous utilisons c<strong>et</strong>te édition comme référence.<br />

539 Ibid.<br />

Page 128


trahison <strong>de</strong> Jane, incarnation vénéneuse <strong>de</strong> l’éternel féminin, <strong>et</strong> le meurtre final. Drame <strong>de</strong><br />

la jalousie, avec ses stéréotypes. De surcroît publié dans le feuill<strong>et</strong>on du Figaro ! 540<br />

Il n’y a pas beaucoup pour la distinguer <strong>de</strong>s autres romans réalistes sur l’actrice. D’ailleurs, à<br />

l’époque, c<strong>et</strong>te œuvre semble être reçue dans le contexte réaliste. Nous pouvons le confirmer<br />

par le fait même que la vraisemblance <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre était mise en question :<br />

Alphonse Daud<strong>et</strong> avoua à Georges Ro<strong>de</strong>nbach qu’il ne comprenait pas le meurtre<br />

<strong>de</strong> Jane. « Nous autres romanciers nous l’aurions évité », fit-il 541 .<br />

Et pourtant Maes, auteur d’un ouvrage biographique <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach, adm<strong>et</strong> dans c<strong>et</strong>te œuvre<br />

un certain mystère :<br />

L’amour du mystère <strong>et</strong> le réalisme le plus vibrant se sont toujours partagé l’âme<br />

flaman<strong>de</strong>, <strong>et</strong> l’on en trouve <strong>de</strong> nombreux exemp<strong>les</strong> dans <strong>les</strong> œuvres d’art <strong>de</strong>s créateurs<br />

septentrionaux 542 .<br />

Un autre spécialiste, Gorceix y trouve également du fantastique comme le titre <strong>de</strong> son étu<strong>de</strong><br />

« Réalités flaman<strong>de</strong>s <strong>et</strong> symbolisme fantastique » l’indique. Alors, il serait question <strong>de</strong> savoir<br />

comment le fantastique est possible dans c<strong>et</strong>te œuvre dont l’intrigue n’est que conventionnelle,<br />

question que nous allons examiner du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong>.<br />

La notion clef nous semble être l’analogie dont Gorceix souligne l’importance <strong>chez</strong><br />

Ro<strong>de</strong>nbach, notamment dans Bruges-la-Morte, sous divers aspects 543 . Ce <strong>de</strong>rnier écrit : « Le<br />

roman est construit sur le rapport analogique qui unit Jane, sa maîtresse, à l’épouse morte » 544 .<br />

Nous allons voir comment c<strong>et</strong>te analogie est réalisée <strong>et</strong> soutenue par la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>et</strong><br />

comment elle régit le mouvement du récit en lui donnant <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s fantastiques. Nous<br />

articulons d’abord le texte selon <strong>de</strong>ux analogies qui la structurent : celle d’entre la morte <strong>et</strong> la<br />

ville <strong>et</strong> celle d’entre la morte <strong>et</strong> la vivante :<br />

CH I-II Établissement <strong>de</strong> l’analogie entre la ville <strong>et</strong> la morte.<br />

CH II (fin) -VI Établissement <strong>de</strong> l’analogie entre la morte <strong>et</strong> la vivante.<br />

(CH V Germination <strong>de</strong> l’échec <strong>de</strong> l’analogie entre la morte <strong>et</strong> la vivante.)<br />

CH VII Commencement <strong>de</strong> l’échec <strong>de</strong> l’analogie entre la morte <strong>et</strong> la vivante.<br />

CH VIII Épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> Barbe.<br />

540<br />

Gorceix, Réalités flaman<strong>de</strong>s <strong>et</strong> symbolisme fantastique. Bruges-la-Morte <strong>et</strong> Le Carillonneur <strong>de</strong> Georges Ro<strong>de</strong>nbach,<br />

1992, p.13-14.<br />

541<br />

Maes, Georges Ro<strong>de</strong>nbach 1855-1898, 1952, p.205.<br />

542<br />

Ibid., p.205.<br />

543<br />

Gorceix, op. cit., p.19-35.<br />

544<br />

Gorceix, ibid., p.23. Et il écrit aussi à propos <strong>de</strong> la ville : « S’ajoute que dans Bruges-la-Morte le concept d’analogie<br />

remplit une fonction structurale. Il est à l’origine <strong>de</strong> l’aventure. […] La ville est le noyau autour duquel s’agglutinent <strong>les</strong><br />

analogies », ibid., p.29.<br />

Page 129


CH IX-XI Avancement <strong>de</strong> l’échec.<br />

CH XII-XIII Désillusion <strong>de</strong> Hugues <strong>et</strong> la ville morte.<br />

CH XIV Départ <strong>de</strong> Barbe.<br />

CH XV Paroxysme.<br />

La morte <strong>et</strong> la ville<br />

L’analogie entre la morte <strong>et</strong> la ville s’établit naturellement par la personnification qui<br />

médie en règle générale entre l’isotopie /humain/ <strong>et</strong> /non-humain/ (ici en occurrence /chose/).<br />

Elle commence dans le chapitre I avec « […] <strong>les</strong> cloches, dirait-on, sèment dans l’air <strong>de</strong>s<br />

poussières <strong>de</strong> sons, la cendre morte <strong>de</strong>s années. » 545 Au début, elle reste encore partielle <strong>et</strong> ne<br />

porte que sur « <strong>les</strong> cloches » qui sont une partie <strong>de</strong> la ville. Mais elle continue pour être<br />

soutenue par : « Mais il aimait cheminer aux approches du soir <strong>et</strong> chercher <strong>de</strong>s analogies à son<br />

<strong>de</strong>uil dans <strong>de</strong> solitaires canaux <strong>et</strong> d’ecclésiastiques quartiers. » 546 Les expressions, « cendre<br />

morte » <strong>et</strong> « <strong>de</strong>uil », qui appartiennent au terme /mort/ apparaissent déjà.<br />

Dans le chapitre II, la personnification s’applique à la ville entière avec « Et comme<br />

Bruges aussi était triste en ces fins d’après-midi » 547 . Ce qui est explicité tout <strong>de</strong> suite par<br />

« Une équation mystérieuse s’établissait. À l’épouse morte <strong>de</strong>vait correspondre une ville<br />

morte. » 548 Et comme guidé par c<strong>et</strong>te « équation », « [d]ans l’atmosphère mu<strong>et</strong>te <strong>de</strong>s eaux <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s rues inanimées » 549 , Hugues pense à sa femme morte, « r<strong>et</strong>rouvant au fil <strong>de</strong>s canaux son<br />

visage d’Ophélie en allée, écoutant sa voix dans la chanson grêle <strong>et</strong> lointaine <strong>de</strong>s<br />

carillons. » 550 Ainsi, <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux isotopies, /ville/ <strong>et</strong> /femme/, se superposent <strong>et</strong> l’équation s’y<br />

établit dans « Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. » 551 En même temps, c<strong>et</strong>te<br />

équation <strong>de</strong> tout est renforcée par <strong>les</strong> comparaisons <strong>de</strong> parties comme dans « C’était Brugesla-Morte,<br />

elle-même mise au tombeau <strong>de</strong> ses quais <strong>de</strong> pierre, avec <strong>les</strong> artères froidies <strong>de</strong> ses<br />

canaux, quand avait cessé d’y battre la gran<strong>de</strong> pulsation <strong>de</strong> la mer. » 552 C<strong>et</strong>te personnification<br />

continue comme dans « <strong>de</strong>s logis clos, <strong>de</strong>s vitres comme <strong>de</strong>s yeux brouillés d’agonie, <strong>de</strong>s<br />

pignons décalquant dans l’eau <strong>de</strong>s escaliers <strong>de</strong> crêpe » 553 .<br />

545 Ro<strong>de</strong>nbach, Bruges-la-Morte, op. cit., p.54.<br />

546 Ibid.<br />

547 Ibid., p.65.<br />

548 Ibid., p.66.<br />

549 Ibid., p.69.<br />

550 Ibid.<br />

551 Ibid.<br />

552 Ibid., p.69-70.<br />

553 Ibid., p.70.<br />

Page 130


La personnification <strong>de</strong> la ville correspond à la structure <strong>de</strong> l’histoire ; quand Jane<br />

apparaît à la fin du chapitre II <strong>et</strong> que l’analogie entre la morte <strong>et</strong> la vivante occupe le centre <strong>de</strong><br />

l’œuvre du chapitre III au chapitre VI, c<strong>et</strong>te personnification <strong>de</strong>vient dominante. Elle diminue<br />

sa fréquence au fur <strong>et</strong> à mesure que c<strong>et</strong>te analogie s’affaiblit. À la fin du chapitre IX, quand<br />

Hugues pense à sa femme morte, la personnification réapparaît :<br />

Comme la ville est loin ! On dirait qu’à son tour elle n’est plus, fondue, en allée,<br />

noyée dans la pluie qui l’a submergée toute... Tristesse appariée ! C’est pour Bruges-la-<br />

Morte que, <strong>de</strong>s plus hauts clochers survivants, une sonnerie <strong>de</strong> paroisse tombe encore, <strong>et</strong><br />

s’afflige 554 !<br />

Et tout au début du chapitre X, c<strong>et</strong>te relation est marquée :<br />

À mesure que Hugues sentait son touchant mensonge lui échapper, à mesure aussi<br />

il se r<strong>et</strong>ourna vers la Ville, raccordant son âme avec elle, s’ingéniant à c<strong>et</strong> autre parallèle<br />

dont déjà auparavant—dans <strong>les</strong> premiers temps <strong>de</strong> son veuvage <strong>et</strong> <strong>de</strong> son arrivée à<br />

Bruges—il avait occupé sa douleur. Maintenant que Jane cessait <strong>de</strong> lui apparaître toute<br />

pareille à la morte, lui-même recommença d’être semblable à la ville 555 .<br />

Et juste à ce moment, « l’influence <strong>de</strong> la ville » recommence :<br />

L’influence <strong>de</strong> la ville sur lui recommençait : leçon <strong>de</strong> silence venue <strong>de</strong>s canaux<br />

immobi<strong>les</strong>, à qui leur calme vaut la présence <strong>de</strong> nob<strong>les</strong> cygnes ; exemple <strong>de</strong> résignation<br />

offert par <strong>les</strong> quais taciturnes ; conseil surtout <strong>de</strong> piété <strong>et</strong> d’austérité tombant <strong>de</strong>s hauts<br />

clochers <strong>de</strong> Notre-Dame <strong>et</strong> <strong>de</strong> Saint-Sauveur, toujours au bout <strong>de</strong> la perspective 556 .<br />

Ici aussi, <strong>les</strong> figures sur <strong>les</strong> parties <strong>de</strong> la ville (« leçon <strong>de</strong> silence venue <strong>de</strong>s canaux<br />

immobi<strong>les</strong> », « exemple <strong>de</strong> résignation offert par <strong>les</strong> quais taciturnes », « conseil surtout <strong>de</strong><br />

piété <strong>et</strong> d’austérité tombant <strong>de</strong>s hauts clochers <strong>de</strong> Notre-Dame <strong>et</strong> <strong>de</strong> Saint-Sauveur »)<br />

s’ensuivent pour renforcer la personnification. Nous pouvons trouver la même sorte <strong>de</strong><br />

comparaisons également dans « la volonté latente <strong>de</strong>s choses » 557 ou « la désolante tristesse<br />

<strong>de</strong>s choses » 558 <strong>et</strong> il est souvent question <strong>de</strong> « cloches » ou <strong>de</strong> « clochers ». Nous y<br />

reviendrons.<br />

Or, si « [l]es vil<strong>les</strong> surtout ont ainsi une personnalité, un esprit autonome, un caractère<br />

presque extériorisé » 559 , la religiosité est soulignée avec Bruges :<br />

554 Ibid., p.186.<br />

555 Ibid., p.187-188.<br />

556 Ibid., p.188-189.<br />

557 Ibid., p.202.<br />

558 Ibid., p.222.<br />

559 Ibid., p.193.<br />

Page 131


Or la Ville a surtout un visage <strong>de</strong> Croyante. Ce sont <strong>de</strong>s conseils <strong>de</strong> foi <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

renoncement qui émanent d’elle, <strong>de</strong> ses murs d’hospices <strong>et</strong> <strong>de</strong> couvents, <strong>de</strong> ses fréquentes<br />

églises à genoux dans <strong>de</strong>s roch<strong>et</strong>s <strong>de</strong> pierre 560 .<br />

La ville personnifiée ainsi va jusqu’à gouverner Hugues :<br />

Elle recommença à gouverner Hugues <strong>et</strong> à imposer son obédience. Elle re<strong>de</strong>vint un<br />

Personnage, le principal interlocuteur <strong>de</strong> sa vie, qui impressionne, dissua<strong>de</strong>, comman<strong>de</strong>,<br />

d’après lequel on s’oriente <strong>et</strong> d’où l’on tire toutes ses raisons d’agir 561 .<br />

Elle oppose sa religiosité à la luxure <strong>de</strong> Jane :<br />

Pourtant la Ville, avec son visage <strong>de</strong> Croyante, reprochait, insistait. Elle opposait le<br />

modèle <strong>de</strong> sa propre chast<strong>et</strong>é, <strong>de</strong> sa foi sévère… 562<br />

L’usage <strong>de</strong>s mots comme « cloches » ou « clochers » est lié avec c<strong>et</strong>te religiosité. Et c’est<br />

justement par <strong>les</strong> cloches que l’opposition entre la luxure <strong>et</strong> la religion est exprimée : « Les<br />

cloches persuadaient, d’abord amica<strong>les</strong>, <strong>de</strong> bon conseil ; mais bientôt inapitoyées, le<br />

gourmandant—visib<strong>les</strong> <strong>et</strong> sensib<strong>les</strong> pour ainsi dire autour <strong>de</strong> lui, comme <strong>les</strong> corneil<strong>les</strong> autour<br />

<strong>de</strong>s tours—le bousculant, lui entrant dans la tête, le violant <strong>et</strong> le violentant pour lui ôter son<br />

misérable amour, pour lui arracher son péché » 563 . Et, d’autre part, « Il allait se r<strong>et</strong>rouver seul,<br />

en proie aux cloches ! Plus seul, comme dans un second veuvage ! La ville aussi lui paraîtrait<br />

plus morte. » 564<br />

Les cloches, ainsi personnifiées, participent à la procession <strong>de</strong> Saint-Sang dans le<br />

paroxysme :<br />

Et à cause <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te finesse <strong>de</strong> l’air où on <strong>de</strong>vinait <strong>les</strong> cloches en chemin, une gaîté<br />

s’en propageait jusqu’à elle ; <strong>et</strong> <strong>les</strong> cloches âgées, <strong>les</strong> exténuées, <strong>les</strong> aïeu<strong>les</strong> béquillant,<br />

cel<strong>les</strong> <strong>de</strong>s couvents, <strong>de</strong>s vieil<strong>les</strong> tours, cel<strong>les</strong> qui sont casanières, valétudinaires, qui<br />

restent coites toute l’année, mais cheminent <strong>et</strong> font cortège le jour <strong>de</strong> la procession du<br />

Saint-Sang — toutes semblaient, par-<strong>de</strong>ssus leurs robes <strong>de</strong> bronze usées, avoir <strong>de</strong> joyeux<br />

surplis blancs, <strong>de</strong>s linges tuyautés en plus d’éventail. […]Et aussi toutes <strong>les</strong> cloch<strong>et</strong>tes<br />

<strong>de</strong>s plus proches tourel<strong>les</strong> — émoi, liesse <strong>de</strong> robes argentines, qui semblaient dans le ciel<br />

s’organiser aussi en cortège... 565<br />

L’histoire se déroule parallèlement à la procession dans la chambre <strong>de</strong> Hugues elle-même<br />

personnifiée :<br />

560 Ibid., p.197.<br />

561 Ibid.<br />

562 Ibid., p.214.<br />

563 Ibid.<br />

564 Ibid., p.232-233.<br />

565 Ibid., p.246.<br />

Page 132


Les chambres ont aussi une physionomie, un visage. Entre el<strong>les</strong> <strong>et</strong> nous, il y a <strong>de</strong>s<br />

amitiés, <strong>de</strong>s antipathies instantanées. Jane se sentait mal accueillie, anormale, étrangère,<br />

en désaccord avec <strong>les</strong> miroirs, hostile aux vieux meub<strong>les</strong> que sa présence menaçait <strong>de</strong><br />

déranger dans leurs immuab<strong>les</strong> attitu<strong>de</strong>s 566 .<br />

Jane est tuée dans c<strong>et</strong> espace hostile <strong>et</strong> l’histoire se termine, mais c’est toujours la ville<br />

personnifiée, avec ses cloches, qui clôt l’histoire :<br />

Et Hugues continûment répétait : « Morte… morte… Bruges-la-Morte… » d’un air<br />

machinal, d’une voix détendue, essayant <strong>de</strong> s’accor<strong>de</strong>r : « Morte… morte… Bruges-la-<br />

Morte… » avec la ca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières cloches, lasses, lentes, p<strong>et</strong>ites vieil<strong>les</strong> exténuées<br />

qui avaient l’air — est-ce sur la ville, est-ce sur une tombe ? — d’effeuiller<br />

languissamment <strong>de</strong>s fleurs <strong>de</strong> fer ! 567<br />

Récapitulons : avec la personnification <strong>de</strong> la ville, la médiation s’établit entre la ville <strong>et</strong><br />

la morte, <strong>et</strong> comme nous le verrons, entre la morte <strong>et</strong> la vivante aussi. Mais, d’autre part,<br />

comme nous avons vu dans le chapitre X avec « lui-même recommença d’être semblable à la<br />

ville », l’analogie existe entre la ville <strong>et</strong> Hugues aussi. Bref, dans le paroxysme, la médiation<br />

s’établit entre <strong>les</strong> trois (ou quatre ?) personnages.<br />

À côté <strong>de</strong> ces expressions figurées qui soutiennent la personnification principale, il y a<br />

<strong>de</strong>s expressions qui ne participent pas directement à la personnification <strong>de</strong> la ville, mais qui<br />

servent à développer sur le texte entier le réseau <strong>de</strong>s relations métaphoriques liées à c<strong>et</strong>te<br />

personnification. Appelons-<strong>les</strong> « figures secondaires ». Réexaminons le premier exemple <strong>de</strong><br />

la personnification : « […] <strong>les</strong> cloches, dirait-on, sèment dans l’air <strong>de</strong>s poussières <strong>de</strong> sons, la<br />

cendre morte <strong>de</strong>s années. » 568 Nous avons vu seulement la personnification <strong>de</strong>s cloches, mais<br />

à côté d’elle, la relation métaphorique est établie entre <strong>les</strong> « sons » <strong>et</strong> <strong>les</strong> « poussières » <strong>et</strong><br />

entre <strong>les</strong> « poussières » <strong>et</strong> la « cendre morte ». Or, dans le chapitre II, <strong>les</strong> cheveux <strong>de</strong> Hugues<br />

sont comparés à la cendre comme « <strong>les</strong> cheveux pleins <strong>de</strong> cendre grise » 569 <strong>et</strong> nous trouvons<br />

aussi : « Il y a donc <strong>de</strong>s amours pareils à ces fruits <strong>de</strong> la Mer Morte qui ne vous laissent à la<br />

bouche qu’un goût <strong>de</strong> cendre impérissable ! » 570 Et dans le chapitre VI, il y a presque la même<br />

expression que dans le premier exemple, « la cendre morte du temps, la poussière du sablier<br />

<strong>de</strong>s Années » 571 <strong>et</strong> dans le chapitre XII, nous trouvons : « Et la chevelure continuait à reposer<br />

dans la boîte <strong>de</strong> verre, presque délaissée, où la poussière accumulait sa p<strong>et</strong>ite cendre<br />

566 Ibid., p.265.<br />

567 Ibid., p.273.<br />

568 Ibid., p.54.<br />

569 Ibid., p.65.<br />

570 Ibid., P.71.<br />

571 Ibid., p.133.<br />

Page 133


grise. » 572 Ainsi, la « cendre » qui est liée à la ville, à Hugues <strong>et</strong> à la morte <strong>les</strong> médie dans <strong>les</strong><br />

détails pour soutenir la personnification globale. Et en même temps, nous y trouvons toujours<br />

la /mort/ qui est le terme médiateur <strong>de</strong> la personnification <strong>de</strong> la ville.<br />

Nous pouvons dire la même chose pour <strong>les</strong> « cygnes ». Ils apparaissent dans le chapitre<br />

VI, comme « neige <strong>de</strong>s cygnes voguant » 573 <strong>et</strong> dans le chapitre X, « nob<strong>les</strong> cygnes » 574 . Ils<br />

participent à la personnification <strong>de</strong> la ville par intermédiaire <strong>de</strong>s « canaux », mais ils sont<br />

aussi l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> comparaisons <strong>de</strong> béguines qui séparent Barbe <strong>de</strong> Hugues : « Seu<strong>les</strong> quelques<br />

béguines peuvent logiquement circuler là, à pas frôlants, dans c<strong>et</strong>te atmosphère éteinte ; car<br />

el<strong>les</strong> ont moins l’air <strong>de</strong> marcher que <strong>de</strong> glisser, <strong>et</strong> ce sont plutôt <strong>de</strong>s cygnes, <strong>les</strong> sœurs <strong>de</strong>s<br />

cygnes blancs <strong>de</strong>s longs canaux. » 575 Citons l’exemple dans le chapitre XII :<br />

Soudain, un vent s’éleva. Les peupliers du bord se plaignirent. Une agitation<br />

tourmenta <strong>les</strong> cygnes dans le canal qu’il longeait, ces beaux cygnes centenaires <strong>et</strong><br />

séculaires, <strong>de</strong>scendus d’un blason—dit la légen<strong>de</strong>—<strong>et</strong> que la Ville fut condamnée à<br />

entr<strong>et</strong>enir à perpétuité ; cygnes expiatoires, pour avoir mis à mort injustement un seigneur<br />

qui en avait dans ses armes.<br />

Or <strong>les</strong> cygnes, si calmes <strong>et</strong> blancs d’ordinaire, s’effarèrent, éraillant la moire du<br />

canal, impressionnab<strong>les</strong>, fiévreux, autour d’un <strong>de</strong>s leurs qui battait <strong>de</strong>s ai<strong>les</strong> <strong>et</strong>, s’y<br />

appuyant, se levait sur l’eau, comme un mala<strong>de</strong> s’agite, veut sortir <strong>de</strong> son lit.<br />

L’oiseau semblait souffrir : il criait par interval<strong>les</strong> ; puis, s’enlevant d’un essor, son<br />

cri, par la distance, s’adoucit ; ce fut une voix b<strong>les</strong>sée, presque humaine, un vrai chant qui<br />

se module…<br />

Hugues regardait, écoutait, troublé <strong>de</strong>vant c<strong>et</strong>te scène mystérieuse. Il se rappela la<br />

croyance populaire. Oui ! le cygne chantait ! Il allait donc mourir, ou du moins sentait la<br />

mort dans l’air ! 576<br />

C’est dans le passage où Hugues éprouve un sentiment <strong>de</strong> culpabilité vis-à-vis <strong>de</strong> sa femme<br />

morte <strong>et</strong> juste après : « La morte le hanta. Elle semblait revenue, flottait au loin, emmaillotée<br />

en linceul dans le brouillard. » 577 Après avoir lié la /mort/ aux cygnes avec la « mort » d’un<br />

« seigneur qui en avait dans ses armes », la personnification, toujours accompagnée <strong>de</strong><br />

l’isotopie <strong>de</strong> /mort/, s’ensuit : « comme un mala<strong>de</strong> » <strong>et</strong> « presque humaine ». Et elle arrive à la<br />

fin au chant du cygne pour suggérer la mort <strong>de</strong> Hugues.<br />

Utilisées ainsi, ces figures avec la « cendre » <strong>et</strong> <strong>les</strong> « cygnes » sont <strong>de</strong>s figures<br />

secondaires mais plutôt systématiques, mais il y a également <strong>de</strong>s figures ad hoc comme<br />

« emmaillotée en linceul dans le brouillard ». Et ces figures secondaires (systématiques ou ad<br />

572 Ibid., p.217.<br />

573 Ibid., p.130.<br />

574 Ibid., p.189.<br />

575 Ibid., p.161.<br />

576 Ibid., p.233-234.<br />

577 Ibid., p.233.<br />

Page 134


hoc) développent également un réseau <strong>de</strong> relations métaphoriques sur tout le texte <strong>et</strong> donne<br />

c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> fantastique dans <strong>les</strong> détails.<br />

La morte <strong>et</strong> la vivante<br />

L’autre analogie est celle entre la femme morte <strong>et</strong> Jane Scott, celle entre la morte <strong>et</strong> la<br />

vivante. Regardons la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la morte :<br />

Puis, la jeune femme était morte, au seuil <strong>de</strong> la trentaine, seulement alitée quelques<br />

semaines, vite étendue sur ce lit du <strong>de</strong>rnier jour, où il la revoyait à jamais: fanée <strong>et</strong><br />

blanche comme la cire l’éclairant, celle qu’il avait adorée si belle avec son teint <strong>de</strong> fleur,<br />

ses yeux <strong>de</strong> prunelle dilatée <strong>et</strong> noire dans <strong>de</strong> la nacre dont l’obscurité contrastait avec ses<br />

cheveux, d’un jaune d’ambre, <strong>de</strong>s cheveux qui, déployés, lui couvraient tout le dos, longs<br />

<strong>et</strong> ondulés. Les Vierges <strong>de</strong>s Primitifs ont <strong>de</strong>s toisons pareil<strong>les</strong> qui <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt en frissons<br />

calmes 578 .<br />

Ce contraste entre <strong>les</strong> yeux <strong>et</strong> <strong>les</strong> cheveux mérite toute notre attention parce qu’elle occupera<br />

le centre <strong>de</strong> la ressemblance entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux femmes. D’abord, pour mieux comprendre<br />

l’importance <strong>de</strong>s cheveux dans c<strong>et</strong>te analogie, nous citons le passage où Hugues a coupé une<br />

« gerbe » <strong>de</strong> cheveux <strong>de</strong> sa femme <strong>et</strong> la conserve :<br />

N’est-ce pas comme une pitié <strong>de</strong> la mort ? Elle ruine tout, mais laisse intactes <strong>les</strong><br />

chevelures. Les yeux, <strong>les</strong> lèvres, tout se brouille <strong>et</strong> s’effondre. Les cheveux ne se<br />

décolorent même pas. C’est en eux seuls qu’on se survit ! Et maintenant, <strong>de</strong>puis <strong>les</strong> cinq<br />

années déjà, la tresse conservée <strong>de</strong> la morte n’avait guère pâli, malgré le sel <strong>de</strong> tant <strong>de</strong><br />

larmes 579 .<br />

Ici, nous pouvons observer la particularité sublimée <strong>de</strong>s cheveux, mais il faudrait en même<br />

temps remarquer que ceci est accompagné <strong>de</strong> l’énumération <strong>de</strong>s parties du corps qui sont dans<br />

la relation synecdoquique avec la mort. C’est parce qu’au chapitre I, l’énumération <strong>de</strong>s<br />

relations <strong>de</strong> contiguïtés, ou, pour utiliser la terminologie du Groupe , <strong>de</strong>s relations du mo<strong>de</strong><br />

, est utilisée pour évoquer la morte : « tel bibelot précieux, tels obj<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la morte, un<br />

coussin, un écran qu’elle avait fait elle-même » 580 , « sophas, divans, fauteuils où elle s’était<br />

assise, <strong>et</strong> qui conservaient pour ainsi dire la forme <strong>de</strong> son corps » 581 , « Les ri<strong>de</strong>aux » qui<br />

« gardaient <strong>les</strong> plis éternisés qu’elle leur avait donnés » 582 , « <strong>les</strong> miroirs » dont « il semblait<br />

qu’avec pru<strong>de</strong>nce il fallût » « frôler d’éponges <strong>et</strong> <strong>de</strong> linges la surface claire pour ne pas<br />

578 Ibid., p.53.<br />

579 Ibid., p.54.<br />

580 Ibid., p.58.<br />

581 Ibid.<br />

582 Ibid.<br />

Page 135


effacer son visage dormant au fond » 583 . Parmi ces choses dans la relation <strong>de</strong> contiguïté<br />

utilisées pour évoquer la mort, ce qui occupe le centre, c’est « le trésor conservé <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

chevelure intégrale » 584 . La chevelure <strong>de</strong>vient l’obj<strong>et</strong> privilégié pour évoquer la morte <strong>et</strong> il<br />

m<strong>et</strong> « c<strong>et</strong>te chevelure qui était encore Elle » « sous verre, écrin transparent, boîte <strong>de</strong> cristal où<br />

reposait la tresse nue qu’il allait chaque jour honorer » 585 . Ainsi, « Pour lui, comme pour <strong>les</strong><br />

choses silencieuses qui vivaient autour, il apparaissait que c<strong>et</strong>te chevelure était liée à leur<br />

existence <strong>et</strong> qu’elle était l’âme <strong>de</strong> la maison. » 586 C<strong>et</strong>te maison <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te chambre sont l’espace<br />

<strong>de</strong>s choses en relation <strong>de</strong> contiguïté dont le centre est occupé par sa chevelure, la partie<br />

privilégiée <strong>de</strong> la morte.<br />

Regardons maintenant l’analogie <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux femmes. Au chapitre II, Hugues voit Jane<br />

dans le théâtre <strong>et</strong> utilise la même expression que dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong> que nous avons citée :<br />

« Ce teint <strong>de</strong> pastel, ces yeux <strong>de</strong> prunelle dilatée <strong>et</strong> sombre dans la nacre, pétaient <strong>les</strong> mêmes »,<br />

« ces cheveux qui apparaissaient dans la nuque, sous la capote noire <strong>et</strong> la voil<strong>et</strong>te, étaient bien<br />

d’un or semblable, couleur d’ambre <strong>et</strong> <strong>de</strong> cocon, d’un jaune flui<strong>de</strong> <strong>et</strong> textuel » 587 . Nous<br />

trouvons également « Le même désaccord entre <strong>les</strong> yeux nocturnes <strong>et</strong> le midi flambant <strong>de</strong> la<br />

chevelure. » 588 Et, après c<strong>et</strong> établissement <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s cheveux <strong>et</strong> <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

femmes, « son visage », « trop conforme <strong>et</strong> trop jumeau » apparaît <strong>et</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> arrive à<br />

« une ressemblance qui allait jusqu’à l’i<strong>de</strong>ntité » 589 . La relation métaphorique s’établit avec<br />

l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s termes dans la relation avec <strong>les</strong> femmes, <strong>et</strong> la ressemblance du tout s’établit à<br />

partir <strong>de</strong> ce qui se développe jusqu’à l’i<strong>de</strong>ntité du tout.<br />

L’analogie entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux femmes est répétée plusieurs fois du chapitre II au chapitre IV.<br />

Il faudrait indiquer <strong>de</strong>ux choses. Premièrement, l’analogie <strong>de</strong>s parties est également répétée<br />

pour renforcer l’analogie du tout. Dans le chapitre III, l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s parties induit l’analogie<br />

du tout : « Les mêmes yeux, le même teint, <strong>les</strong> mêmes cheveux—toute semblable <strong>et</strong><br />

adéquate. » 590 Et l’i<strong>de</strong>ntité va jusqu’à la voix :<br />

583 Ibid.<br />

584 Ibid., p.61.<br />

585 Ibid., p.61-62.<br />

586 Ibid., p.62.<br />

587 Ibid., p.77-78.<br />

588 Ibid., p.78.<br />

589 Ibid.<br />

590 Ibid., p.85.<br />

La voix aussi ! La voix <strong>de</strong> l’autre, toute semblable <strong>et</strong> réentendue, une voix <strong>de</strong> la<br />

même couleur, une voix orfévrée <strong>de</strong> même. Le démon <strong>de</strong> l’Analogie se jouait <strong>de</strong> lui ! Ou<br />

Page 136


ien y a-t-il une secrète harmonie dans <strong>les</strong> visages <strong>et</strong> faut-il qu’à tels yeux, à telle<br />

chevelure correspon<strong>de</strong> une voix appariée 591 ?<br />

Deuxièmement, comme il est question <strong>de</strong> l’analogie <strong>de</strong> la vivante à la morte, elle est<br />

accompagnée d’éléments appartenant à l’isotopie <strong>de</strong> /mort/. Par exemple, le regard <strong>de</strong> Jane est<br />

« ce regard récupéré, sorti du néant », « Regard venu <strong>de</strong> si loin, ressuscité <strong>de</strong> la tombe, <strong>et</strong> qui<br />

était comme celui que Lazare a dû avoir pour Jésus » 592 . Et comme si pour imiter c<strong>et</strong>te image<br />

née <strong>de</strong> la métaphore, Hugues r<strong>et</strong>rouve Jane qui joue le rôle <strong>de</strong> Helena, une femme qui<br />

« s’anime sur son tombeau <strong>et</strong>, rej<strong>et</strong>ant linceul <strong>et</strong> froc, ressuscite » 593 :<br />

C’était vraiment la morte <strong>de</strong>scendue <strong>de</strong> la pierre <strong>de</strong> son sépulcre, c’était sa morte<br />

qui maintenant souriait là-bas, s’avançait, tendait <strong>les</strong> bras 594 .<br />

L’histoire est structurée par <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux axes <strong>de</strong> l’analogie, celui entre la ville <strong>et</strong> la morte <strong>et</strong><br />

celui entre la morte <strong>et</strong> la vivante, <strong>et</strong> elle est régie par le mouvement <strong>de</strong> Hugues entre ces <strong>de</strong>ux<br />

axes. Après la rencontre avec Jane, il s’approche <strong>de</strong> l’axe <strong>de</strong> l’analogie <strong>de</strong> la morte à la<br />

vivante, essaie <strong>de</strong> rendre c<strong>et</strong>te analogie parfaite pour avoir la médiation entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux femmes<br />

<strong>et</strong> échoue. Mais nous pouvons trouver une germination <strong>de</strong> l’échec <strong>de</strong> l’analogie déjà dans le<br />

chapitre V. Il s’agit <strong>de</strong> « chevelure », facteur important pour la médiation fondée sur la<br />

relation . C<strong>et</strong>te i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> chevelure qui a déclenché l’analogie entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux femmes était<br />

fausse parce que « sa chevelure était teinte » 595 .<br />

Dans le chapitre VII, Hugues essaie <strong>de</strong> rendre c<strong>et</strong>te analogie plus parfaite. C<strong>et</strong>te fois-ci,<br />

il s’agit <strong>de</strong> vêtements qui sont aussi <strong>de</strong>s choses dans la relation avec <strong>les</strong> femmes. Hugues<br />

essaie d’habiller Jane avec une <strong>de</strong>s robes <strong>de</strong> sa femme morte :<br />

Elle déjà si ressemblante, ajoutant à l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> son visage l’i<strong>de</strong>ntité d’un <strong>de</strong> ces<br />

costumes qu’il avait vus naguère adaptés à une taille toute pareille. Ce serait plus encore<br />

sa femme revenue 596 .<br />

Mais Jane se moque <strong>de</strong>s robes qu’il lui apporte, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te tentative échoue. Et <strong>les</strong> éléments pour<br />

détruire l’analogie s’accumulent.<br />

Quand Jane révèle sa vraie nature <strong>et</strong> au fur <strong>et</strong> à mesure que l’analogie commence à<br />

échouer avec la désillusion <strong>de</strong> Hugues, la différence entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux femmes s’agrandit :<br />

591 Ibid. p.102.<br />

592 Ibid., p.87.<br />

593 Ibid., p.99.<br />

594 Ibid.<br />

595 Ibid., p.112.<br />

596 Ibid., p.143.<br />

Page 137


Hugues souffrait ; <strong>de</strong> jour en jour <strong>les</strong> dissemblances s’accentuaient. Même au<br />

physique, il ne lui était plus possible <strong>de</strong> s’illusionner encore 597 .<br />

Les différences entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux femmes se précisaient maintenant chaque jour<br />

davantage 598 .<br />

Maintenant, ce sont <strong>les</strong> yeux qui sont en question :<br />

Le visage <strong>de</strong> Jane avait pris une certaine dur<strong>et</strong>é, en même temps qu’une fatigue, un<br />

pli sous <strong>les</strong> yeux qui j<strong>et</strong>ait comme une ombre sur la nacre toujours pareille <strong>et</strong> la pupille <strong>de</strong><br />

jais 599 .<br />

Ainsi, l’échec se poursuit <strong>et</strong> arrive à son paroxysme. Nous voudrions insister ici sur le<br />

fait qu’il s’agit <strong>de</strong> l’analogie <strong>de</strong> Jane à la femme morte <strong>et</strong> non pas le contraire. Car il est<br />

question d’évoquer, par analogie, ce qui n’est pas là avec ce qui est là, <strong>de</strong> ressusciter la femme<br />

morte. Inverser c<strong>et</strong>te direction est une profanation que comm<strong>et</strong> Jane, en disant « Tiens ! en<br />

voilà une qui me ressemble » 600 , quand elle a trouvé le portrait <strong>de</strong> la morte. Jane se joue <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te chevelure <strong>et</strong> Hugues l’étrangle avec la même chevelure.<br />

La contradiction essentielle dans l’analogie entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux femmes est le manque<br />

d’éléments <strong>de</strong> la /mort/ dans la vivante. Quand Jane est morte <strong>et</strong> que ce manque est complété,<br />

l’analogie <strong>de</strong>vient parfaite :<br />

Les <strong>de</strong>ux femmes s’étaient i<strong>de</strong>ntifiées en une seule. Si ressemblantes dans la vie,<br />

plus ressemblantes dans la mort qui <strong>les</strong> avait faites <strong>de</strong> la même pâleur, il ne <strong>les</strong> distingua<br />

plus l’une <strong>de</strong> l’autre — unique visage <strong>de</strong> son amour. Le cadavre <strong>de</strong> Jane, c’était le<br />

fantôme <strong>de</strong> la morte ancienne, visible là pour lui seul 601 .<br />

Il conviendrait <strong>de</strong> souligner ici que c<strong>et</strong>te analogie fonctionne entre <strong>de</strong>ux axes <strong>de</strong> sacré <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> profane. La chambre <strong>de</strong> Hugues est, comme le château ou l’hôtel <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong>, un espace<br />

sacré. Nous avons déjà vu que Hugues va « chaque jour honorer » 602 la chevelure <strong>de</strong> sa<br />

femme morte <strong>et</strong>, dans le chapitre VII :<br />

Et c’est si bien la morte qu’il continuait à honorer dans le simulacre <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

ressemblance, qu’il n’avait jamais cru un instant manquer <strong>de</strong> fidélité à son culte ou à sa<br />

mémoire 603 .<br />

La morte est ainsi vraiment l’obj<strong>et</strong> d’un culte. Donc, pour le portrait <strong>de</strong> sa femme : « Hugues<br />

y m<strong>et</strong>tait <strong>les</strong> lèvres <strong>et</strong> <strong>les</strong> baisait comme une patène ou comme <strong>de</strong>s reliquaires. » 604 Comme<br />

597 Ibid., p.215.<br />

598 Ibid., p.216.<br />

599 Ibid., p.215.<br />

600 Ibid., p.266.<br />

601 Ibid., p.270.<br />

602 Ibid., p.62.<br />

603 Ibid., p.138.<br />

Page 138


nous venons <strong>de</strong> le voir, se moquer <strong>de</strong> ses cheveux constitue une profanation <strong>et</strong> ainsi à la fin <strong>de</strong><br />

l’histoire :<br />

Elle avait porté la main, elle, sur la chevelure vindicative, c<strong>et</strong>te chevelure qui,<br />

d’emblée—pour ceux dont l’âme est pure <strong>et</strong> communie avec le Mystère—laissait<br />

entendre que, à la minute où elle serait profanée, elle-même <strong>de</strong>viendrait l’instrument <strong>de</strong><br />

mort 605 .<br />

En fait, Jane appartient à un autre espace qui est contraire à l’espace sacré. C’est le<br />

théâtre qui est un espace profane <strong>et</strong> mondain. Ro<strong>de</strong>nbach hérite le thème <strong>de</strong> l’actrice <strong>de</strong><br />

<strong>Villiers</strong> avec c<strong>et</strong> espace mondain qui s’oppose à l’espace sacré. Ainsi, quand Hugues est entré<br />

dans le théâtre, c’était « le triomphe <strong>de</strong>s malins » 606 . « Le visage i<strong>de</strong>ntique, le visage <strong>de</strong><br />

l’Épouse elle-même dans l’évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la rampe <strong>et</strong> souligné <strong>de</strong> maquillages » 607 est déjà une<br />

profanation.<br />

Hugues essaie <strong>de</strong> nier <strong>les</strong> éléments du théâtre dans Jane : « celle-ci, malgré <strong>les</strong> poudres,<br />

le fard, la rampe qui brûle, eût le même teint naturel <strong>de</strong> pulpe intacte » 608 <strong>et</strong> « dans l’allure<br />

aussi, rien du genre désinvolte <strong>de</strong>s danseuses » 609 Et il essaie <strong>de</strong> supprimer ces éléments<br />

aussi : « Hugues ne voulut plus voir la danseuse qu’en toil<strong>et</strong>te <strong>de</strong> ville » 610 <strong>et</strong> « il l’avait<br />

décidée à quitter le théâtre » 611 .<br />

Avec la progression <strong>de</strong> l’échec, <strong>les</strong> éléments théâtraux reviennent à Jane : « Un relent <strong>de</strong><br />

coulisses <strong>et</strong> <strong>de</strong> théâtre réapparaissait » 612 <strong>et</strong> « La fantaisie aussi lui était revenue, comme au<br />

temps <strong>de</strong> sa vie <strong>de</strong> théâtre, <strong>de</strong> se velouter <strong>de</strong> poudre <strong>les</strong> joues, <strong>de</strong> se carminer la bouche, <strong>de</strong> se<br />

noircir <strong>les</strong> sourcils » 613 . Hugues essaie <strong>de</strong> l’arrêter en vain. Et dans le <strong>de</strong>rnier chapitre, <strong>de</strong>vant<br />

la glace <strong>de</strong> la morte, Jane a « poncé d’un peu <strong>de</strong> poudre son visage avec la houppe » 614 . Elle a<br />

ainsi introduit un élément <strong>de</strong> théâtre dans l’espace sacré.<br />

La profanation est accompagnée du rire : « Mais comment remédier à la déchéance visà-vis<br />

<strong>de</strong> lui-même, à son <strong>de</strong>uil tombé dans le ridicule, à c<strong>et</strong>te chose sacrée, qu’étaient son<br />

culte <strong>et</strong> son sincère désespoir, <strong>de</strong>venue la risée publique ? » 615 Jane rit, elle aussi, <strong>et</strong> beaucoup.<br />

604 Ibid., p.141.<br />

605 Ibid., p.270.<br />

606 Ibid., p.93-94.<br />

607 Ibid., p.97-98.<br />

608 Ibid., p.102.<br />

609 Ibid., p.102-103.<br />

610 Ibid., p.105.<br />

611 Ibid., p.111.<br />

612 Ibid., p.178.<br />

613 Ibid., p.215-216.<br />

614 Ibid., p.257.<br />

615 Ibid., p.225.<br />

Page 139


Elle rit en se moquant <strong>de</strong>s robes <strong>de</strong> la morte 616 , en trouvant le portrait 617 , en trouvant la<br />

chevelure 618 <strong>et</strong> continue <strong>de</strong> rire même quand elle est étranglée :<br />

Non ! dit-elle, riant toujours d’un rire nerveux sous son étreinte 619 .<br />

Il était essentiellement impossible <strong>de</strong> médier Jane profane <strong>et</strong> mondaine <strong>et</strong> la morte<br />

sacrée par l’analogie. Hugues a cherché c<strong>et</strong>te impossible médiation, mais elle n’est <strong>de</strong>venue<br />

possible que lorsque Jane est morte. Et <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux femmes <strong>et</strong> la ville sont médiées dans la morte<br />

pour clore l’histoire 620 .<br />

Les jeux rhétoriques<br />

Pour terminer l’analyse <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre, examinons <strong>les</strong> jeux rhétoriques dans leur<br />

relation avec la <strong><strong>de</strong>scription</strong>, l’analogie <strong>et</strong> le fantastique.<br />

Nous pouvons dire que l’objectif <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre est la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> Bruges 621 .<br />

D’ailleurs, Ro<strong>de</strong>nbach dit lui-même dans son « Avertissement » 622 , qu’il a « voulu aussi <strong>et</strong><br />

principalement évoquer une Ville ». Ici, nous pouvons considérer « Bruges » comme<br />

« pantonyme » selon Hamon. Le titre <strong>de</strong> l’œuvre « Bruges-la-Morte » renforce c<strong>et</strong>te fonction<br />

en stabilisant « Bruges » comme centre <strong>de</strong> référence.<br />

Nous avons appliqué le schéma <strong>de</strong> Hamon dans la Figure 6 en m<strong>et</strong>tant « Bruges » à la<br />

place <strong>de</strong> « P ». Comme nous l’avons vu plus haut, dans c<strong>et</strong>te œuvre, <strong>les</strong> termes qui sont en<br />

relation avec la « Ville » abon<strong>de</strong>nt : « ses quais <strong>de</strong> pierre », « ses canaux », « la mer », « <strong>les</strong><br />

cloches », « <strong>de</strong>s poussières <strong>de</strong> sons », « <strong>de</strong>s logis », « <strong>de</strong>s vitres », « <strong>de</strong>s escaliers », « <strong>les</strong><br />

hautes tours » <strong>et</strong>c. (nous <strong>les</strong> soulignons dans <strong>les</strong> citations suivantes). Alors, ces termes<br />

forment la « liste », la « nomenclature » <strong>et</strong>, avec « Bruges » comme « pantonyme »,<br />

constituent un système <strong>de</strong>scriptif, en l’occurrence, assez canonique. Canonique parce que cela<br />

établit une isotopie cohérente, celle <strong>de</strong> la « Ville ». Ce qui fait que nous pouvons lire ce texte<br />

616 Ibid., p.147-148.<br />

617 Ibid., p.266.<br />

618 Ibid., p.267.<br />

619 Ibid., p.269.<br />

620 C’est « la morte » que Hugues cherchait <strong>de</strong>puis le début <strong>et</strong> qu’il a trouvée. Les variations <strong>de</strong> la morte dans <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong><br />

Ro<strong>de</strong>nbach sont étudiées dans Dottin-Orsini, Ro<strong>de</strong>nbach <strong>et</strong> la femme morte, 1993.<br />

621 Ainsi, la ville est souvent l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s critiques qui abor<strong>de</strong>nt <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach, dont Palacio traite la ville<br />

« comme la métaphore <strong>de</strong> l’œuvre écrite » (Palacio, Bruges-la-Morte, ville sur le papier ?, 1993) <strong>et</strong> Men<strong>de</strong>s Coelho<br />

l’abor<strong>de</strong> dans le cadre <strong>de</strong> la poétique <strong>de</strong> la clôture (Men<strong>de</strong>s Coelho, La ville intérieure dan l'œuvre <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach., 1996-<br />

1997). L’article <strong>de</strong> Doizel<strong>et</strong> est aussi dans le même contexte, Doizel<strong>et</strong>, La maison <strong>de</strong> Jane, 1999.<br />

622 «Dans c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> passionnelle, nous avons voulu aussi <strong>et</strong> principalement évoquer une Ville, la Ville comme un<br />

personnage essentiel, associé aux états d’âme, qui conseille, dissua<strong>de</strong>, détermine à agir.», Ro<strong>de</strong>nbach, Bruges-la-Morte, op.<br />

cit., p.49<br />

Page 140


même comme un gui<strong>de</strong> touristique <strong>de</strong> ville 623 . C’est pour c<strong>et</strong>te raison que <strong>de</strong>s critiques<br />

comme Maes vont jusqu’à parler <strong>de</strong> réalisme.<br />

Figure 6<br />

La ville, elle aussi, aimée <strong>et</strong> belle jadis, incarnait <strong>de</strong> la sorte ses regr<strong>et</strong>s. Bruges<br />

était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s’unifiait en une <strong>de</strong>stinée pareille. C’était<br />

Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau <strong>de</strong> ses quais <strong>de</strong> pierre, avec <strong>les</strong> artères<br />

froidies <strong>de</strong> ses canaux, quand avait cessé d’y battre la gran<strong>de</strong> pulsation <strong>de</strong> la mer 624 .<br />

Le veuf, ce jour-là, revécut plus douloureusement tout son passé, à cause <strong>de</strong> ces<br />

temps gris <strong>de</strong> novembre où <strong>les</strong> cloches, dirait-on, sèment dans l’air <strong>de</strong>s poussières <strong>de</strong> sons,<br />

la cendre morte <strong>de</strong>s années 625 .<br />

Une impression mortuaire émanait <strong>de</strong>s logis clos, <strong>de</strong>s vitres comme <strong>de</strong>s yeux<br />

brouillés d’agonie, <strong>de</strong>s pignons décalquant dans l’eau <strong>de</strong>s escaliers <strong>de</strong> crêpe 626 .<br />

En c<strong>et</strong>te Bruges catholique surtout, où <strong>les</strong> mœurs sont sévères ! Les hautes tours<br />

dans leurs frocs <strong>de</strong> pierre partout allongent leur ombre. Et il semble que, <strong>de</strong>s<br />

innombrab<strong>les</strong> couvents, émane un mépris <strong>de</strong>s roses secrètes <strong>de</strong> la chair, une glorification<br />

contagieuse <strong>de</strong> la chast<strong>et</strong>é 627 .<br />

Mais la personnification <strong>de</strong> la « Ville » introduit dans ce système canonique une<br />

anomalie, parce que, par comparaison ou par métaphore, à chaque partie <strong>de</strong> la ville<br />

correspond une partie du corps (en gras dans <strong>les</strong> citations). Ainsi, <strong>les</strong> « canaux » <strong>de</strong> la Ville<br />

sont « <strong>les</strong> artères » du corps humain, le mouvement <strong>de</strong> « la mer » « la gran<strong>de</strong> pulsation »,<br />

623 Ce que font <strong>les</strong> commentateurs <strong>de</strong> la présente édition en sera bon exemple. Ils reconstituent minutieusement <strong>les</strong><br />

promena<strong>de</strong> <strong>de</strong> Hugues sur le plan <strong>de</strong> Bruges, ibid., p.311-312.<br />

624 Ibid., p.69-70.<br />

625 Ibid., p.57.<br />

626 Ibid., p.70.<br />

627 Ibid., p.117.<br />

Page 141


« <strong>de</strong>s vitres » <strong>de</strong> la maison « <strong>de</strong>s yeux » <strong>et</strong>c. Par conséquent, l’isotopie /humain/ est<br />

superposée à celle <strong>de</strong> /ville/ <strong>et</strong> entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux isotopies s’établit une médiation rhétorique 628 .<br />

En résumé, nous pouvons conclure que, dans c<strong>et</strong>te œuvre, l’isotopie /ville/, soutenue par<br />

une structure , est assez stable <strong>et</strong> <strong>de</strong> ce fait, l’œuvre nous présente un système <strong>de</strong>scriptif très<br />

canonique dont le suj<strong>et</strong> est la ville <strong>de</strong> Bruges. Mais en même temps, il coexiste une structure<br />

qui y superpose l’isotopie /humain/. Et <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te médiation rhétorique entre <strong>de</strong>ux isotopies,<br />

se produit un eff<strong>et</strong> fantastique. Voilà ce qui rend fantastique c<strong>et</strong>te œuvre où apparemment rien<br />

<strong>de</strong> surnaturel n’arrive.<br />

D’autre part, l’isotopie qui couvre ainsi le « réel » prend souvent <strong>de</strong>s traits surnaturels.<br />

Il faudrait d’abord remarquer que l’« analogie » occupe une place centrale dans c<strong>et</strong>te œuvre <strong>et</strong><br />

sa fréquence est assez élevée 629 . Et Ro<strong>de</strong>nbach utilise l’expression « Le démon <strong>de</strong><br />

l’Analogie » 630 d’après Mallarmé. C<strong>et</strong>te attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> prendre l’analogie comme le démon<br />

contiendrait déjà un facteur surnaturel qui introduit dans le texte l’isotopie <strong>de</strong> /surnaturel/.<br />

C<strong>et</strong>te isotopie, nous la trouvons d’abord avec le mot « apparition » utilisé en occurrence dans<br />

le sens <strong>de</strong> « se présenter sur la scène », mais qui a aussi le sens d’« Être imaginaire que le<br />

visionnaire croit apercevoir 631 . » Il est utilisé 6 fois 632 avec Jane <strong>et</strong> 2 occurrences dans le<br />

chapitre III s’accompagnent, l’une <strong>de</strong> la résurrection <strong>de</strong> Lazare, l’autre <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Helena.<br />

Un autre facteur est celui <strong>de</strong> « rêve ». Il y en a 5 occurrences dont la plupart concernent<br />

l’analogie entre <strong>de</strong>ux femmes : dans le chapitre III, « le rêve cruel que celle-ci allait revenir »,<br />

p.85 ; « comme dans un rêve », p.88 ; « comme un homme sorti d’un rêve noir », p.99 ; dans<br />

le chapitre XII, « c<strong>et</strong>te fin d’un rêve qu’il sentait à l’agonie », p.230 ; dans le chapitre XIV,<br />

« est-ce qu’il rêvait ? », p.249.<br />

Nous avons aussi trois exemp<strong>les</strong> d’« hallucination » : « si elle n’avait apparu toute<br />

hallucinée », p.77 ; « Hallucinant visage », p.93 ; « comme halluciné encore par la vision<br />

persistante », p.100. Et 5 exemp<strong>les</strong> pour « illusion » en ne comptant que cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> Hugues<br />

pour Jane : « l’illusion d’une présence réelle », p.85 ; « l’illusion <strong>de</strong> sa morte r<strong>et</strong>rouvée »,<br />

p.105 ; « Pour s’illusionner aussi avec sa voix, », p.106 ; « il ne lui était plus possible <strong>de</strong><br />

628<br />

Pour l’intertexte <strong>de</strong> ces obj<strong>et</strong>s, voir Sicotte, D'un coffr<strong>et</strong> <strong>de</strong> verre, sur quelques sources intertextuel<strong>les</strong> <strong>de</strong> Bruges-la-Morte,<br />

1999.<br />

629<br />

4 pour « analogie », 6 pour « analogies » <strong>et</strong> 1 pour « analogique ».<br />

630<br />

Ibid., p.102. C<strong>et</strong>te expression vient d’un poème en prose <strong>de</strong> Mallarmé (Le Démon <strong>de</strong> l’Analogie, Mallarmé, Œuvres<br />

complètes, 1945), ibid., p.278 <strong>et</strong> p.280. Pour ce poème en prose voir Dragon<strong>et</strong>ti, Le démon <strong>de</strong> l'analogie, 1992, <strong>et</strong> pour la<br />

relation entre Ro<strong>de</strong>nbach <strong>et</strong> Mallarmé voir Ruchon, L'Amitié <strong>de</strong> Stéphane Mallarmé <strong>et</strong> <strong>de</strong> Georges Ro<strong>de</strong>nbach, 1949.<br />

631<br />

Le P<strong>et</strong>it Robert.<br />

632<br />

« une apparition » (p.74), « une telle apparition » (p.78), « c<strong>et</strong>te apparition » (p.87), « Apparitions intermittentes » (p.93),<br />

« Saisissante apparition » (p.99), « c<strong>et</strong>te première apparition » (p.106).<br />

Page 142


s’illusionner encore », p.215 ; « <strong>les</strong> illusions du mirage <strong>et</strong> <strong>de</strong> la ressemblance », p.229. Il y a<br />

aussi <strong>de</strong>s expressions qui viennent plus n<strong>et</strong>tement du domaine <strong>de</strong> l’occultisme : « Miracle<br />

presque effrayant d’une ressemblance », p.78 ; « Robert le Diable », p.94 ; « la diabolique<br />

ressemblance », p.98 ; « un décor <strong>de</strong> féerie <strong>et</strong> <strong>de</strong> clair <strong>de</strong> lune », p.105 ; « Le sortilège <strong>de</strong> la<br />

ressemblance » p.105 ; « un maléfice du Diable », p.189, « comme d’une possession »,<br />

p.190 ; « Des histoires <strong>de</strong> satanisme », p.190 ; « ces appréhensions <strong>de</strong> pouvoirs occultes <strong>et</strong><br />

d’envoûtement », p.190 ; « la suite d’un pacte qui avait besoin <strong>de</strong> sang », p.190 ; « s’exorciser<br />

à temps », p.190 ; « une envoyée du diable », p.237 ;<br />

Ainsi, ce texte est assez riche d’expressions appartenant à l’isotopie <strong>de</strong> /surnaturel/.<br />

El<strong>les</strong> auraient pu être lues à la l<strong>et</strong>tre pour être globalement narrativisée <strong>et</strong> constituer une<br />

lecture merveilleuse, mais tel n’est pas le cas. Parce que, nous le verrons plus tard, dans la<br />

plupart <strong>de</strong>s cas, ces expressions sont introduites avec une comparaison, avec « comme ». Par<br />

conséquent, el<strong>les</strong> restent suggestives <strong>et</strong> la tension existe non pas entre l’explication réaliste <strong>et</strong><br />

celle <strong>de</strong> surnaturel, mais entre la lecture suggérée <strong>et</strong> la lecture manifeste à laquelle elle est<br />

superposée.<br />

N’oublions pas <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux expressions <strong>de</strong> la série <strong>de</strong> « mystère » qui sont utilisées avec<br />

l’« analogie » : « Une équation mystérieuse », p.66 ; « Mystérieuse i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux<br />

visages », p.82. Les expressions <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te série sont nombreuses. En comprenant ces <strong>de</strong>ux cas,<br />

il y en a 13. Les plus nombreuses sont cel<strong>les</strong> qui sont utilisées avec la « ville » : « Mystère <strong>de</strong><br />

ce gris », p.129 ; « l’enceinte mystique », p.158 ; « la gran<strong>de</strong> ville mystique », p.190 ; « c<strong>et</strong>te<br />

face mystique <strong>de</strong> la Ville », p.198 ; « c<strong>et</strong>te scène mystérieuse », p.234 ; « l’impression<br />

mystique », p.261-262. Deuxièmement, c’est avec Hugues : « Mystique, il espérait que le<br />

néant n’était pas … », p.72 ; « en ses crises <strong>de</strong> mysticisme », p.205. Le facteur « mystique»<br />

est un terme commun entre Hugues <strong>et</strong> la ville. Enfin, le mot « Mystère » est utilisé <strong>de</strong>ux fois<br />

en majuscu<strong>les</strong> dans le chapitre XV 633 . C’est aussi la clef <strong>de</strong> l’histoire parce que Jane est morte<br />

« pour n’avoir pas <strong>de</strong>viné le Mystère ». C<strong>et</strong>te histoire est bien mystique. Elle se déroule dans<br />

une ville mystique, avec l’antagoniste mystique <strong>et</strong> avec la clef mystique. Sur ce point,<br />

l’expression « un carnaval mystique » à la fin du chapitre XII 634 reflète la proximité <strong>de</strong> ce<br />

« mystère » <strong>et</strong> la religiosité. La religiosité abon<strong>de</strong> d’ailleurs dans c<strong>et</strong>te œuvre. Regardons le<br />

passage où apparaît « le gran<strong>de</strong> ville mystique » :<br />

633 Ibid., p.269-270.<br />

634 Ibid., p.150.<br />

Page 143


Et à travers <strong>les</strong> quartiers <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> ville mystique où il s’acheminait, il relevait<br />

<strong>les</strong> yeux vers <strong>les</strong> tours miséricordieuses, la consolation <strong>de</strong>s cloches, l’accueil apitoyé <strong>de</strong>s<br />

Saintes Vierges qui, au coin <strong>de</strong> chaque rue, ouvrent <strong>les</strong> bras du fond d’une niche, parmi<br />

<strong>de</strong>s cires <strong>et</strong> <strong>de</strong>s roses sous un globe, qu’on dirait <strong>de</strong>s fleurs mortes dans un cercueil <strong>de</strong><br />

verre. 635<br />

Ici, « ma consolation <strong>de</strong>s cloches » est une personnification <strong>et</strong> en même temps elle renvoie au<br />

contexte religieux. Citons encore un exemple :<br />

Hugues restait ainsi <strong>de</strong> longues heures à ranimer ses souvenirs, tandis que le lustre,<br />

au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête, dans le silence clos <strong>de</strong>s salons, émi<strong>et</strong>tait <strong>de</strong> son goupillon <strong>de</strong> cristal<br />

grelottant la bruine d’une p<strong>et</strong>ite plainte 636 .<br />

Nous n’énumérons pas tous <strong>les</strong> nombreux cas mais indiquons que la comparaison fonctionne<br />

ici du présent vers l’absent, du réel au mystique, comme Gorceix écrit à propos <strong>de</strong> la<br />

différence entre Ro<strong>de</strong>nbach <strong>et</strong> Poe :<br />

À l’inverse <strong>de</strong> Poe, Ro<strong>de</strong>nbach ne va pas <strong>de</strong> l’inconnu au connu, <strong>de</strong> l’irréel au réel.<br />

Comme Hoffmann, il part <strong>de</strong> la réalité pour déboucher sur la surréalité. Dès lors, le<br />

fantastique se révèle comme une affaire intérieure 637 .<br />

Pour terminer, il faudrait dire que Ro<strong>de</strong>nbach est très conscient <strong>de</strong> ses procédés<br />

rhétoriques. Il a même constitué c<strong>et</strong>te œuvre sur la notion <strong>de</strong> l’analogie. C’est d’abord « Le<br />

démon <strong>de</strong> l’Analogie » dont nous venons <strong>de</strong> parler. N’est-il pas le principe <strong>de</strong> composition<br />

lui-même <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach ? Ce qui reflète ce principe, nous semble-t-il, c’est l’usage <strong>de</strong> la<br />

comparaison. Le mot « ressemblance » est utilisé 26 fois <strong>et</strong> si nous comptons le pluriel <strong>et</strong> ses<br />

diverses formes adjectiva<strong>les</strong> <strong>et</strong> verba<strong>les</strong>, cela monte 41 fois au total. Et pour le mot<br />

« comme », il y a plus <strong>de</strong> 150 occurrences dont nous ne précisons pas le nombre parce que ce<br />

chiffre comprend <strong>les</strong> différents usages <strong>de</strong> ce mot. Quelque discussion du point <strong>de</strong> vue<br />

statistique que nous puissions avoir, ce mot est représentatif parce que, ce chiffre est au même<br />

rang que « lui », par exemple <strong>et</strong> se situe à l’intérieur <strong>de</strong>s 30 mots <strong>les</strong> plus utilisés. Nous<br />

pouvons dire <strong>de</strong> là que Ro<strong>de</strong>nbach a une tendance <strong>de</strong> utiliser la comparaison explicite.<br />

Troisièmement, il utilise, lui-même, l’expression « le sens <strong>de</strong> la ressemblance » dans le<br />

passage suivant :<br />

635 Ibid., p.190-193.<br />

636 Ibid., p.141-142.<br />

637 Gorceix, op. cit., p.56.<br />

Il avait ce qu’on pourrait appeler « le sens <strong>de</strong> la ressemblance », un sens<br />

supplémentaire, frêle <strong>et</strong> souffr<strong>et</strong>eux, qui rattachait par mille liens ténus <strong>les</strong> choses entre<br />

Page 144


el<strong>les</strong>, apparentait <strong>les</strong> arbres par <strong>de</strong>s fils <strong>de</strong> la Vierge, créait une télégraphie immatérielle<br />

entre son âme <strong>et</strong> <strong>les</strong> tours inconsolab<strong>les</strong> 638 .<br />

C’est ce sens <strong>de</strong> ressemblance qui conduit Hugues à Bruges, conduit son comportement <strong>et</strong><br />

même l’intrigue <strong>de</strong> l’histoire. Ceci ne reste pas à l’intérieur du texte, mais c<strong>et</strong>te conscience se<br />

trouve dans <strong>les</strong> facteurs paratextuels. D’ailleurs, le titre « Bruges-la-Morte » indique très<br />

explicitement c<strong>et</strong>te ressemblance. Et Ro<strong>de</strong>nbach écrit dans la préface qu’il a ajoutée dans la<br />

publication en volume <strong>de</strong> 1892 :<br />

Dans c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> passionnelle, nous avons voulu aussi <strong>et</strong> principalement évoquer<br />

une Ville, la Ville comme un personnage essentiel, associé aux états d’âme, qui conseille,<br />

dissua<strong>de</strong>, détermine à agir 639 .<br />

La personnification <strong>de</strong> la ville est explicitée ici, mais Ro<strong>de</strong>nbach ne reste pas là. Il poursuit :<br />

Voilà ce que nous avons souhaité <strong>de</strong> suggérer: la Ville orientant une action; ses<br />

paysages urbains, non plus seulement comme <strong>de</strong>s toi<strong>les</strong> <strong>de</strong> fond, comme <strong>de</strong>s thèmes<br />

<strong>de</strong>scriptifs un peu arbitrairement choisis, mais liés à l’événement même du livre 640 .<br />

Il indique clairement que c’est la ville qui est le fil conducteur <strong>de</strong> l’œuvre. Et il faudrait<br />

remarquer qu’il utilise <strong>les</strong> mots comme « suggérer » <strong>et</strong> « thèmes <strong>de</strong>scriptifs ».<br />

IV.V Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes<br />

Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes 641 est un recueil <strong>de</strong> contes publié posthumément en 1901. Il<br />

rassemble quatorze contes publiés du vivant <strong>de</strong> l’auteur : L’Idéal (le supplément littéraire <strong>de</strong><br />

Figaro, le14 septembre 1895), Cortège, Un soir, L’Inconnu, Buis bénit, L’Amour <strong>et</strong> la Mort,<br />

Hors saison, Déménagement, L’Orgueil, Un inventeur, Couple du soir, Une passante,<br />

Curiosité, L’Accomplissement (Le Journal, entre janvier 1898 <strong>et</strong> décembre 1898). Il contient<br />

aussi huit contes posthumes publiés avant le recueil : Presque un conte <strong>de</strong> fées 21.3, Le<br />

Chasseur <strong>de</strong>s vil<strong>les</strong> 31.3, Suggestion, Les Grâces d’état 24.4, Au collège 1.5, L’Amour <strong>de</strong>s<br />

yeux 10.5, L’Ami <strong>de</strong>s miroirs 27.5, Les Chanoines 6.6 (Le journal, mars 1899 - juin 1899).<br />

Deux contes inédit sont aussi recueillis : La Ville <strong>et</strong> L’Idole 642 . Deux contes, La Vie d’un<br />

portrait , paru dans La Nouvelle revue du 1 er 1900, L’Heure, dans L’Illustration, samedi 7<br />

juill<strong>et</strong> 1894, p.6-7, ont été rajoutés respectivement dans la réédition en 1914 <strong>chez</strong> Flammarion<br />

638<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.128-129.<br />

639<br />

Ibid., p.49.<br />

640<br />

Ibid., p.49-50.<br />

641<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, 1997.<br />

Page 145


<strong>et</strong> dans l’édition <strong>de</strong> 1997. Dans c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong>, nous nous limitons à ceux qui sont recueillis dans<br />

l’édition princeps. Le titre serait vraisemblablement <strong>de</strong> l’auteur 643 <strong>et</strong> la correction aurait été<br />

confiée à Char<strong>les</strong> Guérin 644 .<br />

Les contes peu fantastiques<br />

Si Ro<strong>de</strong>nbach traite souvent <strong>les</strong> thèmes familiers à la littérature fantastique, nous <strong>de</strong>vons<br />

constater que certains contes du Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes sont peu fantastiques ou au moins que leur<br />

<strong>de</strong>gré fantastique ne serait pas élevé. Mais nous pensons que d’analyser ce genre <strong>de</strong> contes ne<br />

serait pas sans intérêt car ils ont tout <strong>de</strong> même <strong>de</strong>s caractéristiques communes avec <strong>les</strong> contes<br />

plus fantastiques <strong>et</strong> peuvent <strong>les</strong> m<strong>et</strong>tre ainsi en relief par contrastes.<br />

Par exemple, Inconnu, quoique cruel, est un conte, à entendre ce que dit le présentateur<br />

<strong>de</strong> ce recueil, naturaliste 645 . Ursula, « la folle » du village a été violée <strong>et</strong> <strong>de</strong>venue enceinte.<br />

Les villageois se scandalisent. Ursula accouche d’un enfant dont <strong>les</strong> habitants s’inquiètent sur<br />

le sort. La sensualité se réveille en Ursula. Mais quand l’enfant est mort, elle se r<strong>et</strong>ombe à<br />

l’apathie <strong>et</strong> le village r<strong>et</strong>rouve l’ordre. Dans l’ensemble, il n’y aurait pas <strong>de</strong> facteurs<br />

fantastiques visib<strong>les</strong>. Seulement, il y a un germe du fantastique dans quelques <strong><strong>de</strong>scription</strong>s.<br />

D’abord, quand <strong>les</strong> villageois s’interrogent sur le coupable, ils font allusion à <strong>de</strong>s êtres<br />

surnaturels :<br />

Est-ce par l’opération du Saint-Esprit ? — Non ! c’est le diable assurément 646 .<br />

Puis, Ursula est décrite dans l’animalité :<br />

Le corps était anormal, une hanche relevée, ce qui lui donnait la marche<br />

déshabituée <strong>de</strong>s marins <strong>et</strong> l’air un peu ivre. La face était bestiale, <strong>de</strong> par le nez écrasé, la<br />

bouche qu’un mouvement nerveux tirait sans cesse, comme une ficelle 647 .<br />

Et à la fin du conte, le coupable reste inconnu, donc il reste un certain mystère :<br />

« Ce n’était le bâtard <strong>de</strong> personne » 648 .<br />

Mais ce germe ne se développe pas dans la narration <strong>et</strong> le récit reste naturaliste.<br />

642<br />

Chevrier, Alain, « Postface », Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, 1997, p.227. Voir aussi Gorceix, Ro<strong>de</strong>nbach conteur<br />

fantastique : Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, 1999, p.93-94. Parmi très peu d’artic<strong>les</strong> concernant Ro<strong>de</strong>nbach conteur nous citons<br />

aussi, Paque, Musée <strong>de</strong> Béguines, musée <strong>de</strong> l'homme ?, 1999, qui traite un autre recueil <strong>de</strong> contes : Musée <strong>de</strong> Béguines.<br />

643<br />

Chevrier, art. cit., p.224.<br />

644<br />

Gorceix, op. cit., p.94.<br />

645<br />

« le naturalisme aimait explorer <strong>les</strong> marges <strong>de</strong> la “ nature ” humaine <strong>et</strong> <strong>de</strong> la société », Chevrier, art. cit., p.249.<br />

646 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit.,, p.77.<br />

647 Ibid., p.78.<br />

648 Ibid., p.83.<br />

Page 146


En revanche, la structure allégorique <strong>de</strong> Le Chasseur <strong>de</strong>s vil<strong>les</strong> est affichée. Un ami X<br />

du narrateur est un suiveur <strong>de</strong>s femmes. Il se considère comme chasseur <strong>et</strong> considère <strong>les</strong><br />

femmes qu’il suit comme gibiers :<br />

Oui ! reprit-il ; tout le mon<strong>de</strong> chasse en c<strong>et</strong>te saison. Moi, je ne suis pas chasseur.<br />

Je chasse ici. Les gran<strong>de</strong>s capita<strong>les</strong> sont <strong>de</strong>s forêts. Les femmes sont un gibier multiforme<br />

<strong>et</strong> pullulant 649 ...<br />

C<strong>et</strong>te analogie est constante. Il y a la même variété dans <strong>les</strong> femmes que dans le gibier :<br />

Et la même variété que dans le gibier. Il y a <strong>de</strong>s femmes qui volètent dans la rue<br />

avec <strong>de</strong>s frissons <strong>de</strong> volati<strong>les</strong>, qui passent dans leur robe colorée <strong>de</strong> faisan, qui se<br />

montrent <strong>et</strong> se per<strong>de</strong>nt parmi la foule comme un lièvre parmi l’herbe, qui fonceraient en<br />

fureurs <strong>de</strong> sanglier à la première approche 650 .<br />

Et <strong>les</strong> chasseurs eux aussi sont variés :<br />

C’est comme dans une battue. Le gibier passe entre plusieurs fusils. D’ailleurs<br />

toutes <strong>les</strong> sortes <strong>de</strong> chasses, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s goûts très divers. Il y a <strong>de</strong>s spécialistes aussi. Les uns<br />

n’aiment qu’un certain genre <strong>de</strong> femmes, <strong>de</strong>s brunes ou <strong>de</strong>s blon<strong>de</strong>s, la svelte aux<br />

maigreurs d’arbuste, la grasse aux chairs <strong>de</strong> bel animal 651 .<br />

Mais l’histoire s’arrête <strong>de</strong>vant le seuil du fantastique. C<strong>et</strong>te analogie n’est pas<br />

suffisamment narrativisée pour rendre possible une autre lecture. Aucune femme ne <strong>de</strong>vient<br />

animal féroce pour contre-attaquer ce chasseur. Ro<strong>de</strong>nbach se contente seulement <strong>de</strong> faire<br />

dire par le narrateur :<br />

Prenez gar<strong>de</strong>, lui dis-je. C’est un plaisir qui peut <strong>de</strong>venir dangereux. Il y a là une<br />

manie étrange, une nuance <strong>de</strong> sadisme peut-être 652 .<br />

Enfin, la morale du récit qui est humoristique tue le fantastique :<br />

Car c’est ici surtout que l’analogie du chasseur est frappante. Il en est <strong>de</strong> la femme<br />

comme du gibier : on la manque aussi facilement qu’on la prend 653 .<br />

Ici, le narratif qui aurait pu être fantastique est complètement récupéré dans l’argumentation<br />

<strong>et</strong> perd son ambiguïté latente.<br />

Le règne <strong>de</strong> l’argumentation est plus visible dans L’Accomplissement, où Ro<strong>de</strong>nbach<br />

abor<strong>de</strong> un autre suj<strong>et</strong> favori du fantastique qui est le suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> la folie. Le cadre du récit est une<br />

argumentation. La thèse à soutenir est présentée déjà à la première ligne :<br />

649<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.66.<br />

650<br />

Ibid.<br />

651<br />

Ibid., p.69.<br />

652<br />

Ibid., p.68.<br />

Page 147


Les fous ne sont pas à plaindre. Souvent ils ne font ainsi que se réaliser 654 .<br />

Le récit intradiégétique que le narrateur raconte est un étayage pour c<strong>et</strong>te argumentation. Mlle<br />

d’Angis que le narrateur a rencontrée dans un village, à force <strong>de</strong> ne pas pouvoir se marier, est<br />

<strong>de</strong>venue folle. Elle a commencé à courir toute nue dans la forêt. Elle a eu un amant<br />

imaginaire :<br />

Quand je pus l’approcher, elle me parla <strong>de</strong> celui qui était venu, l’avait épousée, la<br />

trouvait belle, lui rendait ses baisers, admirait ses seins, dont <strong>les</strong> grappes désormais<br />

pourraient mûrir, admirait aussi son corps, tout son corps 655 ...<br />

Ce conte aurait pu être plus fantastique. Car dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la fille, nous<br />

r<strong>et</strong>rouvons la manie <strong>de</strong>s cheveux <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach :<br />

Rousse, elle possédait ce teint diaphane, c<strong>et</strong>te chair, d’une subtile nuance un peu<br />

verte, <strong>de</strong>s rousses, ton d’une azalée blanche dans un jardin ou du linge qui blanchit sur<br />

une pelouse. Et <strong>de</strong> fins détails : un si bleu carrefour <strong>de</strong> veines, aux poign<strong>et</strong>s 656 !<br />

Seuls, <strong>les</strong> cheveux restaient magnifiques, <strong>et</strong> si d’accord avec le proche octobre <strong>de</strong><br />

la forêt où nous étions ! Nuance intermédiaire entre le soleil <strong>de</strong> l’été <strong>et</strong> <strong>les</strong> feuil<strong>les</strong> mortes<br />

<strong>de</strong> l’automne. Toison d’or rouge, splen<strong>de</strong>ur qui s’attar<strong>de</strong> 657 .<br />

Mais comme l’auteur n’a pas développé, ce que nous allons voir avec Gourmont 658 , la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong> amant imaginaire, la possibilité d’une lecture fantastique reste minime.<br />

Quant à Hors saison, ce conte nous intéresse pour l’usage <strong>de</strong>s comparaisons. Certes <strong>les</strong><br />

comparaisons flora<strong>les</strong> abon<strong>de</strong>nt comme Chevrier l’indique 659 . Pourtant, ces comparaisons qui<br />

donnent un ton poétique au conte n’introduisent pas le fantastique :<br />

Rose tardive, rose <strong>de</strong> ce bel automne lascif <strong>et</strong> complice, une rose <strong>de</strong> plus, après<br />

Rose, Rosine <strong>et</strong> Ros<strong>et</strong>te, une fleur imprévue, <strong>et</strong> qu’on rattacherait — comment ? — au<br />

bouqu<strong>et</strong> uni <strong>et</strong> harmonieux <strong>de</strong>s trois jeunes fil<strong>les</strong> déjà gran<strong>de</strong>s 660 ?<br />

C<strong>et</strong>te comparaison vient du nom <strong>de</strong>s trois fil<strong>les</strong> :<br />

Rose, parce qu’il semblait impossible <strong>de</strong> ne pas la nommer ainsi, on baptisa <strong>les</strong><br />

suivantes <strong>de</strong>s noms analogues <strong>de</strong> Rosine <strong>et</strong> Ros<strong>et</strong>te 661 .<br />

653 Ibid., p.69.<br />

654 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.107.<br />

655 Ibid., p.112.<br />

656 Ibid., p.108.<br />

657 Ibid., p.109.<br />

658 Nous verrons le thème <strong>de</strong> l’amant imaginaire pleinement développé avec Péhor <strong>de</strong> Gourmont, infra, p.220.<br />

659 « L’auteur compare <strong>les</strong> fruits mûrs à <strong>de</strong>s “ nudités roses d’enfants ”, <strong>et</strong> ses comparaisons avec <strong>les</strong> fleurs sont appuyées »,<br />

Chevrier, art. cit., p.250.<br />

660 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.87.<br />

661 Ibid., p.86.<br />

Page 148


ternaire :<br />

Chaque fois que ces trois fil<strong>les</strong> sont désignées dans le texte, le texte prend un rythme<br />

Rose, Rosine, Ros<strong>et</strong>te, si ressemblantes entre el<strong>les</strong> qu’on n’aurait presque pas pu<br />

<strong>les</strong> distinguer sans leur âge inégal : Rose avait dix-huit ans ; Rosine, seize ans ; Ros<strong>et</strong>te,<br />

la <strong>de</strong>rnière, la p<strong>et</strong>ite rose, treize ans seulement 662 .<br />

Mais l’auteur se contente <strong>de</strong> donner une poésie à ce conte <strong>et</strong> ce rythme ne va pas jusqu’à<br />

briser la structure narrative comme le fait Gourmont dans son Magnolia 663 . Seulement, ce sera<br />

aussi « presque un conte <strong>de</strong> fées », si nous pouvons y adm<strong>et</strong>tre le merveilleux rose mo<strong>de</strong>rne<br />

« du mystère <strong>de</strong>s sexes <strong>et</strong> <strong>de</strong> la maternité » 664 .<br />

Le thème <strong>de</strong> la mort en forme faible<br />

Comme nous l’avons vu avec Bruges-la-Morte, le thème <strong>de</strong> la mort est fréquent dans<br />

ses contes, mais n’est pas toujours développé pleinement. Parfois, l’histoire tombe dans<br />

l’ironie <strong>et</strong> ne produit pas beaucoup d’eff<strong>et</strong> fantastique.<br />

Curiosité traite du thème <strong>de</strong> la mort avec une ironie. C<strong>et</strong>te mort est abordée dans la<br />

relation <strong>de</strong> contiguïté. Il s’agit d’un croque-mort. Il conduit un corbillard. L’ironie est déjà<br />

impliquée dans son nom « Romain Gay » qui est indiqué au début <strong>de</strong> l’œuvre. Tant qu’il ne<br />

savait pas ce qu’était la mort, il était gai comme son nom :<br />

Les croque-morts, eux, touchent la mort ; ils portent le cercueil ; <strong>et</strong> alors il est bien<br />

difficile <strong>de</strong> ne pas songer à soi-même <strong>et</strong> que la vie est courte. Mais, lui, Gay, était gai. Du<br />

haut <strong>de</strong> son siège, il ne voyait rien. Tout cela se passait <strong>de</strong>rrière lui 665 .<br />

Après ce passage, l’histoire n’est rien d’autre que la narrativisation <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te expression en<br />

italique. Pour voir un mort, il entre dans la morgue <strong>et</strong> se trouve « face à face » 666 avec <strong>les</strong><br />

cadavres. À la suite <strong>de</strong> cela, il est dégoûté <strong>et</strong> quitte ce métier qu’il ne supporte plus. Le récit<br />

conduit directement à la morale :<br />

Il ne faut jamais rien vouloir approfondir 667 …<br />

Encore une fois, c<strong>et</strong>te morale récupère le texte dans la structure argumentative <strong>et</strong> le<br />

fantastique disparaît.<br />

662 Ibid., p.88.<br />

663 Voir infra, p.193.<br />

664 Ibid., p.89.<br />

665 Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.180.<br />

666 Ibid., p.181.<br />

667 Ibid., p.182.<br />

Page 149


En revanche, dans Déménagement, le procédé par l’analogie est présent, mais il ne se<br />

développe pas pleinement pour s’imposer dans l’histoire. L’histoire est toujours structurée par<br />

l’analogie, c<strong>et</strong>te fois-ci entre le déménagement <strong>et</strong> l’enterrement :<br />

Ce déménagement me fut comme une p<strong>et</strong>ite mort, comme une répétition<br />

d’enterrement 668 .<br />

C<strong>et</strong>te ressemblance est toujours marquée par « comme ». Puis elle se développe.<br />

L’antagoniste qui allait déménager s’est aperçu que quelqu’un était mort dans la maison en<br />

face. La relation <strong>de</strong> l’équivalence est proj<strong>et</strong>ée sur la relation <strong>de</strong> la contiguïté. L’antagoniste<br />

craint la coïnci<strong>de</strong>nce :<br />

Nous allions dormir vis-à-vis <strong>de</strong> ce mort. C<strong>et</strong>te pensée me j<strong>et</strong>a dans une réelle<br />

angoisse. Et l’enterrement qui allait suivre ! Pourvu qu’il ne coïncidât pas avec mon<br />

déménagement... Quelle malchance <strong>de</strong> quitter, sous c<strong>et</strong>te impression-là, une rue où nous<br />

vécûmes longtemps, où une gran<strong>de</strong> part <strong>de</strong> notre vie restait attachée ! La nuit, je dormis<br />

mal... La veilleuse, dans la chambre, m’avait l’air <strong>de</strong> veiller le mort d’en face. L’ombre<br />

<strong>de</strong> sa flamme inquiète déplaçait au plafond un fantôme 669 .<br />

L’analogie est maintenue durant le conte entier. La durée <strong>de</strong> la vie qu’a menée l’antagoniste<br />

est indiquée au début :<br />

Moi, je vivais là <strong>de</strong>puis dix années 670 .<br />

Elle est reprise à la fin du conte pour être soutenue :<br />

Et quand la voiture <strong>de</strong> déménagement s’achemina, tourna le coin <strong>de</strong> la rue, eut<br />

disparu, ce fut comme si un corbillard emportait la pério<strong>de</strong> vécue là, c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> dix<br />

années (l’âge <strong>de</strong> la première communiante d’en face) qui était morte aussi 671 !<br />

C<strong>et</strong>te analogie est aussi narrativisée. La séquence narrative est introduite ainsi :<br />

Et le déménagement, une p<strong>et</strong>ite mort. Je le sentis bien, le len<strong>de</strong>main. J’avais mal<br />

dormi, la nuit 672 .<br />

Cela aurait pu se développer en fantastique, mais l’auteur donne une solution à la fin <strong>de</strong> la<br />

séquence :<br />

668 Ibid., p.5.<br />

669 Ibid., p.7-8.<br />

670 Ibid., p.5.<br />

671 Ibid., p.10-11.<br />

672 Ibid., p.9.<br />

Page 150


Je me réveillai en sursaut, dans une gran<strong>de</strong> angoisse. J’ouvris la fenêtre pour que<br />

l’air vivace du matin balayât tout cela <strong>de</strong> ma face <strong>et</strong> <strong>de</strong> mon âme. En eff<strong>et</strong>, <strong>les</strong> voitures <strong>de</strong><br />

déménagement étaient là, arrivées déjà, dans la rue vi<strong>de</strong> 673 .<br />

Le narrateur continue à maintenir l’analogie :<br />

Je me rappelai ceux <strong>de</strong>s Pompes funèbres qui, vis-à-vis, avec la même rapidité<br />

invraisemblable, avaient vite enfourné dans leur voiture tout l’appareil <strong>de</strong> la mort. En ce<br />

moment on enfournait ma vie. Était-ce cela, ma vie ? Elle tient donc si peu <strong>de</strong> place ?<br />

Étaient-ce là mes meub<strong>les</strong> ? Ah ! qu’ils paraissaient laids avec <strong>de</strong>s housses, <strong>de</strong>s draps, <strong>de</strong><br />

la poussière, ainsi entassés <strong>et</strong> dans la lumière crue du jour ! Oui ! c’était bien comme un<br />

enterrement, l’enterrement d’une part <strong>de</strong> ma vie, — <strong>et</strong> mes meub<strong>les</strong> étaient massés à la<br />

porte tels que <strong>de</strong>s parents pauvres. Je songeai encore une fois à l’enterrement <strong>de</strong> la veille.<br />

Un mort est toujours laid. La p<strong>et</strong>ite fille à la toux creuse <strong>de</strong>vait être lai<strong>de</strong>, elle aussi, dans<br />

son cercueil… 674<br />

Malgré ce passage, l’eff<strong>et</strong> fantastique disparu ne revient plus. Mais cela n’empêche pas que<br />

nous superposons ce récit à la vie réelle <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach qui était déjà mala<strong>de</strong> 675 .<br />

Dans Les Chanoines, Monseigneur Prat, député-évêque, est mort. La chute finale peut<br />

être impliquée dans ce titre qui est le résultat du compromis entre la chrétienté <strong>et</strong> la république.<br />

C<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong> métaphorique <strong>de</strong> Prat sur son lit <strong>de</strong> mort est déjà assez ironique :<br />

Il se rappelait maintenant, dans tous ses détails, sa carrière <strong>de</strong> député-évêque, ses<br />

voyages à Paris, la jolie « garçonnière » qu’il avait là-bas, au faubourg Saint-Germain, <strong>et</strong><br />

ses succès oratoires, <strong>les</strong> jours <strong>de</strong> triomphe à la tribune où ses mains pastora<strong>les</strong> avaient <strong>de</strong>s<br />

frissons d’ai<strong>les</strong>, où ses mains pâ<strong>les</strong> avaient un planement <strong>de</strong> colombe, la colombe du<br />

Saint-Esprit au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l’assemblée comme au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la mer 676 .<br />

Prat a laissé une énorme d<strong>et</strong>te dont <strong>les</strong> chanoines se scandalisent. La chute finale est,<br />

comme Chevrier l’indique 677 , une narrativisation <strong>de</strong> l’expression « s’asseoir <strong>de</strong>ssus » qui<br />

correspondraient à la réaction <strong>de</strong>s chanoines. Comme le cadavre était figé dans la position<br />

assise, ils ont dû le casser pour le m<strong>et</strong>tre dans le cercueil <strong>et</strong> s’asseoir sur le couvercle pour le<br />

fermer. Ici, le thème <strong>de</strong> la mort est toujours présent, pourtant il n’est pas superposé sur le réel<br />

par la métaphore comme dans Bruges-la-Morte, mais abordé dans la relation <strong>de</strong> contiguïté. Ce<br />

qui explique le comique morbi<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce texte :<br />

Alors le plus jeune <strong>de</strong>s chanoines se décida ; il appuya, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mains, sur la<br />

poitrine du mort, le prit aux épau<strong>les</strong>, le força à toucher, <strong>de</strong>s omoplates, le fond <strong>de</strong> la bière,<br />

comme fait un lutteur avec son adversaire vaincu. On entendit un craquement sinistre…<br />

Alors tous <strong>les</strong> chanoines intervinrent… Ils s’attaquèrent au cadavre, l’étirèrent, le<br />

673 Ibid., p.10<br />

674 Ibid.<br />

675 Chevrier, art. cit., p.229.<br />

676 Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.137.<br />

677 Chevrier, art. cit., p.259.<br />

Page 151


ousculèrent, l’aplatirent à même le cercueil <strong>de</strong> plomb… Ils plièrent <strong>les</strong> mains jointes. Le<br />

Grand Vicaire sans se baisser, j<strong>et</strong>a, par-<strong>de</strong>ssus, la crosse en or qui vient frapper le mort au<br />

visage. Enfin on rebattit, à grand bruit, le couvercle, mais comme il fermait mal, comme<br />

le corps <strong>et</strong> la tête, à cause <strong>de</strong> la longue position verticale, se redressaient encore, <strong>les</strong><br />

chanoines, pesant d’un unanime effort, avec <strong>de</strong>s rires étouffés <strong>et</strong> une gran<strong>de</strong> rancune<br />

satisfaite, tous ensemble, sur le cercueil s’assirent 678 .<br />

Enfin <strong>de</strong> compte, c’est un conte sinistre mais comique.<br />

Les Grâces d’état est un négatif positiviste <strong>de</strong> Bruges-la-Morte. La première moitié du<br />

conte reproduit le schéma <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre. Le marié <strong>de</strong> l’héroïne s’est suicidé en déplorant son<br />

échec à <strong>de</strong>venir un écrivain :<br />

Veuve, elle se cloîtra tout à fait. Et dans l’isolement, elle-même pâle <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong><br />

pâleur, elle sembla se mo<strong>de</strong>ler en statue grave, aux yeux sans regard, aux gestes<br />

immobi<strong>les</strong> — telle une statue funéraire, gardienne du tombeau 679 .<br />

C<strong>et</strong>te comparaison avec la statue sera maintenue. Elle s’enferme <strong>et</strong> déchiffre <strong>les</strong><br />

manuscrits <strong>de</strong> son mari pour <strong>les</strong> faire publier <strong>et</strong> lui donner la gloire :<br />

La veuve s’enferma dans le cabin<strong>et</strong> <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> l’héroïque défunt, toujours<br />

intact… L’officiant était parti du sanctuaire, mais un dieu y <strong>de</strong>meurait, le dieu créé par lui<br />

dans l’hostie consacrée. Blancheur du papier, pareille à celle du pain azyme, <strong>et</strong> qu’on<br />

transsubstantie aussi. La veuve mania <strong>les</strong> précieux manuscrits, <strong>les</strong> classa 680 .<br />

Les termes religieux utilisés transforment le cabin<strong>et</strong> en lieu <strong>de</strong> culte du mort. Le passage<br />

suivant nous rappelle Véra <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> :<br />

Elle ne sortit plus guère… Aussi pâle que son mort, elle continua à vivre avec lui.<br />

Ses portraits s’accumulaient autour d’elle : <strong>de</strong>s photographies sur tous <strong>les</strong> meub<strong>les</strong>, à tous<br />

<strong>les</strong> âges ; puis un pastel, gran<strong>de</strong>ur nature, sur un cheval<strong>et</strong>, avec son teint olivâtre, sa<br />

bouche <strong>de</strong> raison bleu, ses yeux nostalgiques. On aurait dit qu’il vivait, allait parler,<br />

remercier la fidèle compagne occupée à préparer sa gloire immanquable <strong>et</strong> proche 681 .<br />

C’est à travers <strong>les</strong> mots écrits par le mari qu’elle le ressuscite. Selon le procédé <strong>de</strong><br />

d’Athol, le mort aurait dû revenir, mais l’histoire ne se passe pas ainsi. La veuve rencontre un<br />

homme <strong>chez</strong> <strong>de</strong>s parents <strong>et</strong> se fiance à lui. Ce renouveau <strong>de</strong> sensation est suggéré par la rose<br />

comme dans Hors saison :<br />

Quand il l’avait regardée, la veuve éprouvait c<strong>et</strong>te sensation d’avoir soudain une<br />

rose rouge parmi ses crêpes noirs, immuab<strong>les</strong>. Cela la troubla, gênée comme d’une<br />

inconvenance, mais frémissante aussi comme du printemps proche. Elle se surprit, le<br />

matin, entraînée à <strong>de</strong>s rêveries. Elle prolongea le temps <strong>de</strong> sa toil<strong>et</strong>te, s’essaya <strong>de</strong><br />

678 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.143.<br />

679 Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.145.<br />

680 Ibid., p.146.<br />

681 Ibid.<br />

Page 152


nouvel<strong>les</strong> coiffures, un peu lasse <strong>de</strong> ses habituels ban<strong>de</strong>aux rigi<strong>de</strong>s… Et toujours la<br />

sensation <strong>de</strong> la rose rouge, quand elle passait sa robe noire, la rose rouge revenue, <strong>de</strong> plus<br />

en plus présente 682 …<br />

Elle se déci<strong>de</strong> à détruire <strong>les</strong> manuscrits <strong>de</strong> l’ancien mari :<br />

Alors, sans scrupule, <strong>et</strong> puisqu’il ne fallait pas humilier son nouveau mari en ayant<br />

l’air d’attacher du prix à ce qui venait <strong>de</strong> l’ancien, elle emporta, un soir, toute une pile <strong>de</strong><br />

manuscrits <strong>et</strong> alla <strong>les</strong> j<strong>et</strong>er à la Seine, comme un p<strong>et</strong>it cadavre d’enfant, comme quelque<br />

chose <strong>de</strong> mort <strong>et</strong> qui n’était pas né viable 683 .<br />

Et enfin, pour se justifier, elle dicte un passage d’un <strong>de</strong>s manuscrits restants <strong>de</strong>vant le<br />

nouveau mari pour se convaincre <strong>de</strong> la mauvaise qualité <strong>de</strong> l’écriture du mort :<br />

Sa voix eut <strong>de</strong>s italiques pour souligner <strong>les</strong> fautes, se hâta aux meilleurs passages,<br />

dissimula <strong>les</strong> beautés réel<strong>les</strong>, précipita la fin dans un débit monotone où <strong>les</strong> mots s’en<br />

allaient en troupeau hagard dans une brume. Pourtant, elle se crut <strong>de</strong> très bonne foi, jugea<br />

qu’elle avait fait <strong>de</strong> son mieux, s’attendrit dans une hypocrisie sincère dont elle fut dupe<br />

elle-même. À la fin, elle dit: — N’est-ce pas ? C’est franchement mauvais — Oh ! oui 684 !<br />

C’est un conte ironique mais triste aussi. La comparaison morose du passage que nous<br />

venons <strong>de</strong> citer est représentée dans la phrase suivante : « comme un p<strong>et</strong>it cadavre d’enfant,<br />

comme quelque chose <strong>de</strong> mort <strong>et</strong> qui n’était pas né viable ». Le paradoxe pour Ro<strong>de</strong>nbach est<br />

là. Pour se sauver du veuvage, <strong>et</strong> comme c’est à travers <strong>les</strong> paro<strong>les</strong> qu’il a laissées que le mort<br />

ressuscite, il faut détruire ces paro<strong>les</strong>, ces écrits <strong>et</strong> en nier la qualité. Mais c’est aussi nier la<br />

force <strong>de</strong> la suggestion <strong>de</strong> l’écriture qui est le principe même <strong>de</strong> sa création.<br />

Le fantastique sauvé<br />

Il y a <strong>de</strong>s contes où le fantastique n’est pas pleinement développé, mais sauvé par<br />

certains détails.<br />

Dans L’Idole, il n’y a rien <strong>de</strong> surnaturel, mais la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la belle madame<br />

Desgenêt mérite notre attention. Dès le début, la comparaison est maritime :<br />

Parmi l’encombrement d’une foule énorme, il y eut tout à coup <strong>de</strong>s remous ; un<br />

sillage s’aperçut; on entendit une rumeur comme une écume qui chante à ras <strong>de</strong> la mer,<br />

quand un navire a passé 685 .<br />

La comparaison maritime continue dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong> voluptueuse <strong>de</strong> la beauté <strong>de</strong> son<br />

corps :<br />

682 Ibid., p.148.<br />

683 Ibid., p.149.<br />

684 Ibid., p.151.<br />

685 Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.153.<br />

Page 153


Sa gorge ondulait en un battement calme. On aurait cru voir respirer la mer. Et son<br />

rythme, quand elle marchait ! Sa tête surtout régnait. Tout y était sublime, par le <strong>de</strong>ssin <strong>et</strong><br />

la couleur: <strong>de</strong>s oreil<strong>les</strong> aux complications <strong>de</strong> coquillages ; un nez droit, comme au profil<br />

<strong>de</strong>s camées, mais qui vivait d’une vie pathétique, révélée par une palpitation <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux<br />

ai<strong>les</strong>, d’accord, eût-on dit, avec la palpitation <strong>de</strong>s seins 686 .<br />

Il y a aussi la comparaison végétale :<br />

[…] c’étaient partout, sur <strong>les</strong> commo<strong>de</strong>s, <strong>les</strong> guéridons, <strong>les</strong> murs, <strong>les</strong> plafonds, une<br />

explosion <strong>de</strong> fleurs, un feu d’artifice qui s’est posé <strong>et</strong> s’éternise 687 .<br />

Madame Desgenêt qui porte « la fleur fardée <strong>de</strong> sa bouche » est décrite ainsi :<br />

Mais le plus rare encore dans c<strong>et</strong>te tête merveilleuse, c’était la plantation <strong>de</strong>s<br />

cheveux au front <strong>et</strong> aux tempes, leur façon brusque <strong>de</strong> germer qui faisait songer aux<br />

procédés <strong>de</strong> la Nature, à la manière dont une mousse <strong>et</strong> <strong>de</strong>s herbes d’or sour<strong>de</strong>nt tout à<br />

coup <strong>de</strong> certains cailloux blancs 688 .<br />

Chevrier y voit un <strong>de</strong>s plus beaux contes <strong>de</strong> l’époque sur « la femme fatale, dont<br />

l’existence même relève <strong>de</strong> l’“ extraordinaire ”, du “ surnaturel ”, du “ fantastique ”. 689 »<br />

C<strong>et</strong>te déesse fin <strong>de</strong> siècle révèle le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> sa beauté :<br />

Moi, j’ai besoin <strong>de</strong>s mêmes précautions. Sinon, bien vite, je n’aurais plus <strong>de</strong> beauté,<br />

comme vous n’auriez plus <strong>de</strong> talent… Donc je renonce; je me prive… Un soir d’amour<br />

ruinerait <strong>les</strong> soins <strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s jours. Puis-je laisser piller ma bouche dont le <strong>de</strong>ssin est<br />

fragile <strong>et</strong> importe tant… Et <strong>les</strong> gour<strong>de</strong>s impassib<strong>les</strong> <strong>de</strong> mes seins, y a-t-il moyen d’en<br />

désaltérer <strong>de</strong>s soifs d’amour, sans que bientôt el<strong>les</strong> apparaissent flasques <strong>et</strong> comme vi<strong>de</strong>s<br />

690 ?<br />

Son scrupule touche à l’extraordinaire :<br />

Encore une fois, ma Beauté est une œuvre qu’il faut sans cesse veiller <strong>et</strong> parfaire…<br />

J’en ai la force. Je couche avec <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>l<strong>et</strong>tes, <strong>de</strong>s ceintures, <strong>de</strong>s aromates, pour gar<strong>de</strong>r<br />

la ferm<strong>et</strong>é <strong>de</strong>s chairs, la solidité <strong>de</strong>s contours. je vis, <strong>chez</strong> moi, portant sur le visage <strong>de</strong>s<br />

masques, <strong>de</strong>s linges pénétrés <strong>de</strong> décoctions, <strong>de</strong>s herbes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s plantes… Je mange à peine,<br />

pour gar<strong>de</strong>r ma sveltesse <strong>de</strong> j<strong>et</strong> d’eau. Je parle peu, afin que ma figure au repos <strong>de</strong>meure<br />

sans ri<strong>de</strong>s 691 …<br />

Nous pouvons y voir une momie dans une version mo<strong>de</strong>rne. Ce merveilleux artificiel<br />

est déjà représenté au début du texte :<br />

686 Ibid., p.154.<br />

687 Ibid., p.153.<br />

688 Ibid., p.154.<br />

689 Chevrier, art. cit., p.262.<br />

690 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.157.<br />

691 Ibid.<br />

Des clartés féériques (sic) ! Car on inaugurait, ce soir-là, <strong>de</strong> nouveaux appareils<br />

pour la lumière électrique, commandés à un verrier célèbre, qui avait créé <strong>de</strong>s globes<br />

Page 154


comme <strong>de</strong>s tulipes, <strong>de</strong>s anémones, <strong>de</strong>s gloxinias, où la matière embrasée enfouissait son<br />

or <strong>de</strong> pistil […] 692 .<br />

Et ce sont ces lumières électriques qui clôturent le conte :<br />

La belle madame Desgenêt se leva pour partir. Au bras <strong>de</strong> Noinville, elle r<strong>et</strong>raversa<br />

la fête, colorée par <strong>les</strong> tulipes <strong>et</strong> <strong>les</strong> anémones <strong>de</strong> la lumière électrique 693 .<br />

Un Soir montre le fantastique expliqué rationnellement, mais le mouvement est inverse.<br />

Avant <strong>de</strong> montrer une affaire affreuse, le narrateur en explique le pourquoi <strong>et</strong> le comment. Un<br />

marchand du charbon est mort en disant :<br />

« Oui ! on m’a j<strong>et</strong>é un sort. Je croyais qu’il n’y en avait plus que <strong>chez</strong> nous, à la<br />

campagne, <strong>de</strong>s j<strong>et</strong>eurs <strong>de</strong> sorts, <strong>et</strong> pour <strong>les</strong> bêtes seulement. Il y en a maintenant dans <strong>les</strong><br />

vil<strong>les</strong>. Je le reconnaîtrais bien, le mien, mais il ne reviendra plus » 694 .<br />

La scène était présentée avant :<br />

Le marchand n’avait plus bougé, comme cloué sur place, fasciné par<br />

l’encombrement noir <strong>de</strong> la boutique, regardant déjà le charbon, le coke, l’anthracite<br />

comme <strong>de</strong>s instruments <strong>de</strong> mort, avec une expression <strong>de</strong> terreur sur le visage. Il repoussa<br />

hors <strong>de</strong> sa vue <strong>les</strong> bûches proches, comme si c’étaient <strong>de</strong>s bois <strong>de</strong> justice 695 .<br />

La terreur du marchand était causée par un mot du Poète qui a visité sa boutique :<br />

« Comment, c’est à vous tout cela ? Et vous ne vous asphyxiez pas ? 696 »<br />

Le motif <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te parole était aussi expliqué à l’avance :<br />

Le Poète, plus morose, se <strong>de</strong>manda par quelle mystification nouvelle, il pourrait, ce<br />

soir-là, distraire son intolérable ennui <strong>et</strong> se venger sur quelqu’un, enfin, <strong>de</strong><br />

l’incompréhension universelle qu’il sentait en ce moment peser plus que jamais sur lui <strong>et</strong><br />

l’isoler dans une île <strong>de</strong> ténèbres parmi ces hou<strong>les</strong> humaines en remous. Car il était <strong>de</strong>venu<br />

un mystificateur, rusé, inventif, <strong>et</strong> plein <strong>de</strong> passion pour son vice 697 .<br />

Sur le plan narratif, ce conte montre surtout l’importance <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> présentation.<br />

Quand l’explication vient avant le fait, il n’y a pas <strong>de</strong> lieu pour le suspens. Mais encore une<br />

fois, c’est sur le plan <strong>de</strong>scriptif que se trouvent <strong>de</strong>s facteurs fantastiques. Le jour où le poète<br />

rend visite au marchand est décrit ainsi :<br />

692 Ibid., p.153.<br />

693 Ibid., p.158.<br />

694 Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.76.<br />

695 Ibid., p.74.<br />

696 Ibid., p.73.<br />

697 Ibid., p.72.<br />

Page 155


Le Poète continua sa marche, heurtée par d’incessants passants. Le soir s’aggravait.<br />

Après le ciel <strong>de</strong> Calvaire, l’éponge <strong>de</strong>s rayons jaunes, la suprême rougeur d’une nuée en<br />

sang ouverte par la Lance, la nuit venait, avec toutes <strong>les</strong> épines <strong>de</strong> l’ombre à son front 698 .<br />

C<strong>et</strong>te isotopie biblique continue dans <strong>les</strong> pages qui suivent :<br />

Ainsi, ce soir-là, sous ce ciel <strong>de</strong> Golgotha où <strong>de</strong>s étoi<strong>les</strong> maintenant enfonçaient<br />

leurs clous <strong>de</strong> cruauté, il eut tout à coup une idée nouvelle qui inonda <strong>de</strong> joie son visage<br />

morne, tandis qu’il passait <strong>de</strong>vant une humble vitrine 699 .<br />

Et c’est aussi sur c<strong>et</strong>te isotopie que l’histoire est clôturée dans <strong>les</strong> mêmes rayons<br />

jaunes :<br />

Il reprit sa marche, parmi ce nouveau soir <strong>de</strong> rayons jaunes <strong>et</strong> <strong>de</strong> Crucifiement, un<br />

soir tout pareil à celui où il avait déjà passé ici. Et ce soir lui rappela Jésus à qui la foule<br />

préfère toujours Barrabas 700 .<br />

C<strong>et</strong>te fin est aussi cynique que cruelle. Après avoir maudit la foule, il est <strong>de</strong>venu maudit,<br />

Poète maudit :<br />

Le Poète fut satisfait <strong>de</strong> la logique du <strong>de</strong>stin, n’éprouva nul remords, puisqu’il<br />

n’avait fait que rej<strong>et</strong>er, au hasard, sur quelqu’un — qui représente la Foule — une <strong>de</strong>s<br />

innombrab<strong>les</strong> malédictions dont celle-ci l’a chargé 701 .<br />

Idéal est l’histoire d’une rousse. Ce qui pourrait rendre ce conte fantastique selon<br />

Gorceix :<br />

Certaines composantes du corps humain sont génératrices <strong>de</strong> fantastique — la<br />

chevelure en particulier, espace du corps obsessionnel dans l’imaginaire bau<strong>de</strong>lairien <strong>et</strong>,<br />

plus proche <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach, ma<strong>et</strong>erlinckien. La chevelure <strong>de</strong> la passante dans l’Idéal,<br />

« rousse, mais d’un roux unique, inédit, invraisemblable jusqu’au miracle » 702 .<br />

Examinons la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te femme :<br />

698 Ibid., p.71-72.<br />

699 Ibid., p.73.<br />

700 Ibid., p.76.<br />

701 Ibid.<br />

702 Gorceix, art. cit. p.100.<br />

Ce détail auquel il fut sensible ici, c’est la chevelure <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te inconnue, qui lui<br />

apparut vraiment extraordinaire ; rousse, mais d’un roux unique, inédit, invraisemblable<br />

jusqu’au miracle, un roux comme fait <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> roux <strong>les</strong> plus héroïques : poils <strong>de</strong> lion,<br />

acajou <strong>de</strong>s forêts en octobre, épis brûlés où s’est transsubstantié tout le soleil, cuivre du<br />

plat où saigne dans <strong>les</strong> sièc<strong>les</strong> la tête <strong>de</strong> saint Jean-Baptiste. Auprès <strong>de</strong> ce roux-là, pâ<strong>les</strong><br />

étaient <strong>les</strong> chevelures souvenues <strong>de</strong>s Primitifs; toisons <strong>de</strong>s Èves <strong>de</strong> Van Eyck ou <strong>de</strong>s<br />

Vénus du Titien, qui ondulent en frissons calmes. Et plus vains encore <strong>les</strong> quotidiens<br />

Page 156


cheveux roux <strong>de</strong>s passantes, rougis au henné. Et comme elle se nouait à ses tempes,<br />

lour<strong>de</strong>, immense, en écheveau tumultueux, en serpent charmé 703 !<br />

En eff<strong>et</strong>, ce passage contient <strong>les</strong> imaginaires récurrents <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach : association du<br />

soleil <strong>et</strong> du sang que nous trouvons dans Coup<strong>les</strong> du soir, allusion aux peintres flamands que<br />

nous trouvons dans beaucoup <strong>de</strong> ses œuvres <strong>et</strong>c. Les mots « extraordinaire » ou « miracle »,<br />

avec la comparaison aux Èves, rapproche la femme du mon<strong>de</strong> mythique. Surtout, la<br />

comparaison du nœud <strong>de</strong> cheveux au serpent suggère quelque chose <strong>de</strong> diabolique. Ajoutons<br />

ici, la référence à Salomé qui renvoie à ce grand mythe <strong>de</strong> fin-<strong>de</strong>-siècle 704 . Le passage cité<br />

valorisant à la façon symboliste suit un passage dévalorisant :<br />

Quand sa curiosité dériva vers la femme, quelle pénible impression <strong>de</strong> la trouver<br />

vêtue si misérablement. C<strong>et</strong>te chevelure comme une torche royale ! Et en-<strong>de</strong>ssous (sic),<br />

un délabrement, une toil<strong>et</strong>te triste comme un tombeau sans nom. Sa robe d’étoffe sombre<br />

était fanée, verdie. C’était la misère du pauvre honteux, la plus navrante, la plus<br />

inguérissable ; c<strong>et</strong>te misère qui lutte avec l’aiguille, point à point, triomphe dans <strong>les</strong> lés,<br />

accule l’usure vers <strong>les</strong> plis, <strong>les</strong> coutures. Des bottines misérab<strong>les</strong> aussi, défoncées, allant<br />

<strong>et</strong> venant dans la jupe, jusqu’au bord seulement, ayant peur <strong>de</strong> se laisser entrevoir,<br />

promptes à se cacher, sous c<strong>et</strong>te cloche. Mais le plus mélancolique, c’était son chapeau,<br />

par <strong>de</strong>ssus la triomphante toison : un chapeau tout p<strong>et</strong>it, noir, avec quelques roses<br />

décolorées, l’air d’un vieux nid qu’un oiseau sentimental aurait faufilé d’un peu <strong>de</strong> fleurs<br />

dans <strong>les</strong> saisons anciennes <strong>et</strong> sur lequel, <strong>de</strong>puis, il avait longtemps plu 705 .<br />

Nous y r<strong>et</strong>rouvons <strong>les</strong> expressions favorites <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach comme « cloche » <strong>et</strong><br />

notamment la comparaison au tombeau : « une toil<strong>et</strong>te triste comme un tombeau sans nom ».<br />

Nous trouvons une autre allusion à la mort avec « Il imaginait un <strong>de</strong>uil, un célibat sans<br />

issue… ». Il y a une allusion au mon<strong>de</strong> surnaturel aussi :<br />

Elle regardait droit <strong>de</strong>vant elle, au loin, si loin par <strong>de</strong>là l’espace, par <strong>de</strong>là (sic) la<br />

vie, eût-on dit 706 .<br />

Tous ces facteurs, avec l’expression « Tentation du mystère » 707 , ren<strong>de</strong>nt c<strong>et</strong>te femme<br />

mystérieuse. En même temps, il existe aussi la comparaison aux chasses que nous avons vue<br />

dans Le Chasseur <strong>de</strong>s vil<strong>les</strong> :<br />

C’était chaque fois, pour lui, la p<strong>et</strong>ite angoisse du chasseur qui file un gibier; lui<br />

aussi n’avait pas d’autre but que d’atteindre une vie, <strong>de</strong> tuer le mystère 708 .<br />

703 Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.268.<br />

704 Pierrot, L'Imaginaire déca<strong>de</strong>nt (1880-1900), 1977, p.246-247, Dottin-Orsini, C<strong>et</strong>te femme qu'ils disent fatale, 1999,<br />

p.133-159.<br />

705 Ro<strong>de</strong>nbach,, op. cit., p.268.<br />

706 Ibid., p.170.<br />

707 Ibid., p.173.<br />

708 Ibid., p.170.<br />

Page 157


C<strong>et</strong>te chasse au mystère ne dure pas pour longtemps. D’abord, au niveau narratif,<br />

l’intrigue est expliquée. Une femme pauvre a essayé <strong>de</strong> vendre sa chevelure mais elle n’a pas<br />

réussi parce que sa chevelure était trop originale.<br />

Et dans le <strong>de</strong>uxième temps, une autre explication vient, qui est la morale du conte, pour<br />

clôturer l’histoire :<br />

Oui, elle était la Muse <strong>de</strong>s génies, <strong>de</strong>s annonciateurs, <strong>de</strong>s fondateurs d’éco<strong>les</strong>, <strong>de</strong><br />

sociétés, <strong>de</strong> religions ; la Muse <strong>de</strong>s novateurs, la Muse enfin <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> apporteurs <strong>de</strong><br />

neuf, <strong>de</strong> tous ceux dont le grand malheur terrestre résulte <strong>de</strong> n’être pas pareils aux<br />

autres 709 .<br />

Ro<strong>de</strong>nbach répète la même idée dans le <strong>de</strong>rnier paragraphe :<br />

Muse repoussée <strong>et</strong> inemployée, Muse éternellement pauvre, parce que ses nob<strong>les</strong><br />

pensées, couleurs <strong>de</strong>s uniques cheveux roux, sont aussi d’une nuance trop rare, ne<br />

peuvent pas être assorties aux idées ordinaires <strong>et</strong>, comme disait autrement le marchand,<br />

sont en définitive, « <strong>de</strong>s pensées d’un placement impossible » 710 .<br />

Avec ce passage, le conte <strong>de</strong>vient complètement allégorique. Dans ce sens-là, c<strong>et</strong>te<br />

œuvre ressemble à Presque un conte <strong>de</strong> fées où l’allégorie est beaucoup plus affichée.<br />

L’amour <strong>et</strong> la mort<br />

Quand Ro<strong>de</strong>nbach traite le thème <strong>de</strong> l’Amour <strong>et</strong> la Mort, il produit souvent <strong>de</strong>s contes<br />

où le fantastique domine, sinon complètement, assez largement le texte.<br />

Malgré l’indication <strong>de</strong> Gorceix 711 , nous ne pouvons pas nous empêcher <strong>de</strong> chercher<br />

l’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> quand il s’agit <strong>de</strong> la manière <strong>de</strong> traiter ce suj<strong>et</strong>. L’Amour <strong>et</strong> la Mort en<br />

est, selon nous, un exemple. Le récit a comme cadre la conversation entre trois personnage ;<br />

le vieux Maître, le romancier <strong>de</strong> Hornes <strong>et</strong> le darwiniste Valmy. La situation ressemble à celle<br />

<strong>de</strong> Claire Lenoir. C<strong>et</strong>te fois-ci, il s’agit <strong>de</strong> convaincre le vieux Maître, mais c’est toujours un<br />

texte dialogo-argumentatif. La thèse <strong>de</strong> Hornes est : « Nul n’aima vraiment s’il n’a pas eu, un<br />

moment, l’idée <strong>de</strong> mourir avec sa maîtresse » 712 . C<strong>et</strong>te thèse est désigné « romantique » par le<br />

vieux Maître : « Diable, c’est bien romantique ! 713 »<br />

709 Ibid., p.176.<br />

710 Ibid.<br />

711 « Quelle que soit l’importance <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, il n’est pas nécessaire d’aller quérir son influence pour expliquer l’intérêt<br />

morbi<strong>de</strong> <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach à l’égard <strong>de</strong> la mort, une véritable obsession ancrée dans la sensibilité <strong>de</strong> l’homme <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l’écrivain. », Gorceix, Ro<strong>de</strong>nbach conteur fantastique : Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, 1999, p.97. Après avoir cité un passage <strong>de</strong><br />

« Au Collège », il écrit : « La proximité <strong>de</strong> l’amour <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort est un thème étonnamment répétitif, presque le fil rouge<br />

du recueil », ibid. Il présente dans le même contexte, « Déménagement », « La Ville », « Buis bénit », « Curiosité », « Les<br />

Chanoines » <strong>et</strong> « Coup<strong>les</strong> du soir ».<br />

712 Ro<strong>de</strong>nbach, Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p13.<br />

713 Ibid.<br />

Page 158


À ce discours romantique, s’oppose le discours scientifique <strong>de</strong> Valmy :<br />

Au contraire, c’est très scientifique, interrompit-il. Il n’y a là qu’une loi <strong>de</strong><br />

physique générale, un phénomène naturel <strong>de</strong> dépression, dépression qui est excessive<br />

quand on s’aime trop <strong>et</strong> que <strong>de</strong>s amants faib<strong>les</strong> ne peuvent plus surmonter 714 .<br />

Jusqu’ici, nous r<strong>et</strong>rouvons la même opposition que celle que nous avons vue dans<br />

Claire Lenoir. Or, <strong>de</strong> Hornes utilise la notion <strong>de</strong> l’analogie dans l’argumentation :<br />

Si tant d’amants ont le désir <strong>de</strong> mourir <strong>et</strong> meurent réellement, chaque jour<br />

davantage, en plein amour, c’est que l’amour <strong>et</strong> la mort sont liés par <strong>de</strong>s analogies, <strong>de</strong>s<br />

corridors souterrains, <strong>et</strong> qu’ils communiquent. L’un mène à l’autre. L’un raffine <strong>et</strong><br />

exaspère l’autre. Sans doute que la mort est un grand excitant pour l’amour 715 …<br />

C’est l’analogie entre l’amour <strong>et</strong> la mort qui lie ces <strong>de</strong>ux termes apparemment<br />

incompatib<strong>les</strong> <strong>et</strong> juxtaposés en même temps. Nous y trouvons l’expression « <strong>de</strong>s corridors<br />

souterrains » qui réfère au tunnel souterrain du roman gothique, un lieu commun <strong>de</strong> l’époque.<br />

Pour appuyer son argument, <strong>de</strong> Hornes fait appel à un autre lieu commun, <strong>de</strong> l’époque<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> toujours :<br />

Pourtant, observa <strong>de</strong> Hornes, le Cantique <strong>de</strong>s Cantiques associe déjà, lui aussi,<br />

l’amour <strong>et</strong> la mort. “ L’amour est fort comme la mort ; <strong>et</strong> la jalousie est dure comme le<br />

sépulcre ”. D’ailleurs, ajouta-t-il, j’ai fait un jour une expérience décisive <strong>de</strong>s analogies<br />

mystérieuses qui <strong>les</strong> unissent 716 …<br />

C<strong>et</strong>te allusion nous renvoie à la première phrase <strong>de</strong> Véra <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> :<br />

L’Amour est plus fort que la Mort, a dit Salomon : oui, son mystérieux pouvoir est<br />

illimité 717 ?<br />

De Hornes utilise l’étayage par l’insertion <strong>de</strong> séquences narratives aussi. Il en fait trois.<br />

Les <strong>de</strong>ux premières sont assez courtes. C’est d’abord l’épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> Michel<strong>et</strong> :<br />

Est-ce que Michel<strong>et</strong> ne menait pas la fiancée <strong>de</strong> son amour tardif, la rose<br />

remontante <strong>de</strong> son octobre, sur la colline du Père-Lachaise, sachant qu’il lui parlerait<br />

mieux d’amour parmi <strong>les</strong> tombes <strong>et</strong> d’éternité <strong>de</strong>vant la mort 718 ?<br />

La <strong>de</strong>uxième insertion concerne un assassin :<br />

714 Ibid., p.14.<br />

715 Ibid.<br />

716 Ibid., p.16.<br />

717 <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> L’Isle-Adam, Contes cruels, op. cit., p.553. Nous trouvons par exemple <strong>chez</strong> Gautier, « L’amour est fort<br />

comme la mort, dit la Bible » dans le chapitre VI <strong>de</strong> « Avatar » <strong>et</strong> « car l’amour est plus fort que la mort, <strong>et</strong> il finira par la<br />

vaincre » dans « La morte amoureuse ».<br />

718 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.15.<br />

Page 159


Il y a bien d’autres indications dans ce sens. L’assassin, tout <strong>de</strong> suite après son<br />

crime, court aux fil<strong>les</strong> <strong>de</strong> joie: il a besoin <strong>de</strong> la volupté parce qu’il a vu la mort... 719<br />

La troisième <strong>et</strong> la plus longue insertion rapporte un épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> Hornes lui-même :<br />

C’est une histoire étrange <strong>de</strong> mon passé, à laquelle je ne songe qu’avec une sorte<br />

d’effroi. À vingt-cinq ans, j’avais une maîtresse, que j’aimais surtout pour sa pâleur, son<br />

air <strong>de</strong> belle foudroyée, son pas lent qui avait toujours l’air <strong>de</strong> marcher dans <strong>de</strong>s ruines 720 .<br />

Il est à remarquer que dès le début <strong>de</strong> récit, l’isotopie <strong>de</strong> /mort/ est déjà introduite avec<br />

« pâleur » <strong>et</strong> « ruines ». La suite du récit peut être considérée comme sa narrativisation. En<br />

fait, il a une affaire amoureuse avec elle à côté du cadavre <strong>de</strong> la tante <strong>de</strong> celle-ci :<br />

Un moment, ses mains serrèrent <strong>les</strong> miennes. Je ne pouvais, certes, penser à mal.<br />

Elle se rapprocha <strong>de</strong> moi, vint s’appuyer à mon épaule comme si sa tête était trop lour<strong>de</strong><br />

du poids surajouté <strong>de</strong> toutes ses larmes en chemin. Sans le vouloir, quelques-uns <strong>de</strong> nos<br />

cheveux se touchèrent, se mêlèrent. Quelle folie pernicieuse nous brûla soudain ? Là,<br />

dans c<strong>et</strong> appartement mortuaire, près du cadavre proche, son visage toucha mon visage...<br />

Puis, comme involontairement, sa bouche s’appliqua à ma bouche, ainsi qu’au goulot<br />

d’un flacon. De l’amour ? C’était impossible, en un pareil moment, trop sacrilège, trop<br />

monstrueux 721 !<br />

Il y ajoute une réflexion assez déca<strong>de</strong>nte dont le thème du narcotique est voisin <strong>de</strong> celui<br />

<strong>de</strong> la folie :<br />

argument :<br />

Elle avait voulu le baiser comme un narcotique, <strong>de</strong> la morphine ou <strong>de</strong> l’opium, un<br />

philtre immanquable 722 …<br />

Enfin, <strong>de</strong> Hornes boucle le récit avec la morale suivante pour l’enchaîner à son<br />

Encore une fois, l’Amour <strong>et</strong> la Mort s’étaient trouvés <strong>de</strong> connivence, rejoints par<br />

leurs mystérieux corridors... La Mort fut le voisinage excitant 723 …<br />

Dans c<strong>et</strong>te œuvre, le narratif engendré est bouclé <strong>et</strong> résolu dans l’argumentation <strong>et</strong> ne<br />

sort pas du cadre pour envahir le mon<strong>de</strong> extérieur comme dans Claire Lenoir. Il n’y a pas <strong>de</strong><br />

lieu, nous semble-t-il, pour le fantastique, sauf dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong> finale :<br />

719 Ibid.<br />

720 Ibid., p.16.<br />

721 Ibid., p.17.<br />

722 Ibid., p.18.<br />

723 Ibid.<br />

Plus personne ne parla. Chacun songeait à la vie, à sa vie. Du jardin frêle<br />

montèrent <strong>les</strong> parfums <strong>de</strong> l’éternel printemps. Mais le p<strong>et</strong>it salon était <strong>de</strong>venu triste<br />

Page 160


maintenant, tout à fait envahi par le soir... Et l’Ombre <strong>et</strong> le Silence s’unirent; <strong>et</strong> il sembla<br />

que c’était l’Amour <strong>et</strong> la Mort qui s’accordaient encore une fois 724 .<br />

La caractéristique <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach est toujours <strong>de</strong> suggérer <strong>les</strong> choses.<br />

Coup<strong>les</strong> du soir traite le même thème, mais il n’y a presque pas <strong>de</strong> structure narrative.<br />

C’est un monologue du narrateur qui regar<strong>de</strong> <strong>les</strong> coup<strong>les</strong> dans le soir. C’est une sorte <strong>de</strong><br />

poème en prose où le narrateur déploie sa réflexion sur <strong>les</strong> comportements <strong>de</strong>s amoureux <strong>et</strong><br />

rien ne se passe jusqu’à ce que le narrateur imagine une scène sanglante à la fin du conte.<br />

C<strong>et</strong>te narrativisation imaginaire est introduite par la réflexion que nous avons vue dans<br />

L’Amour <strong>et</strong> la Mort :<br />

L’Amour <strong>et</strong> la Mort se communiquent, par <strong>de</strong>s corridors mystérieux, <strong>et</strong> on aboutit<br />

si vite <strong>de</strong> l’un à l’autre. La nudité <strong>de</strong> l’amour habitue à la nudité <strong>de</strong> la mort. C<strong>et</strong>te pensée<br />

m’obsè<strong>de</strong> à présent, tandis que <strong>les</strong> coup<strong>les</strong> s’enfoncent dans l’ombre grandissante 725 …<br />

En attendant rien ne se passe, mais en fait, c<strong>et</strong>te scène était déjà préparée dans le titre.<br />

Comme c’est le soir, le soleil tombe :<br />

C’est même le signalement le plus clair <strong>de</strong> tous ces coup<strong>les</strong> qui déambulent<br />

maintenant sous mes fenêtres parmi le soir tombant 726 .<br />

Et Ro<strong>de</strong>nbach qui utilise rarement la métaphore y fait recours :<br />

Des clairons nostalgiques, au loin, s’éplorent. Sans doute que <strong>les</strong> amants aiment ces<br />

mélancolies, puisqu’ils ont choisi <strong>de</strong> s’acheminer par ici. Ils pressent le pas. Le soleil<br />

meurt 727 .<br />

C’est le soleil couchant qui justifie l’imagination du narrateur dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux épiso<strong>de</strong>s.<br />

D’abord :<br />

Une flamme étrange était dans ses yeux. Elle est <strong>de</strong> cel<strong>les</strong> qui tuent, plutôt que <strong>de</strong><br />

renoncer. Et je vois sa chevelure claire au loin, qui luit encore sous le chapeau sombre,<br />

plus allumée <strong>et</strong> comme rouge a cause du couchant ... Tache <strong>de</strong> sang, déjà née, <strong>et</strong> qu’elle<br />

seule ne voit pas encore 728 …<br />

Le <strong>de</strong>uxième épiso<strong>de</strong> est celui <strong>de</strong>s amants contrariés. Ils ont <strong>de</strong>s ennuis. Le narrateur<br />

imagine l’opposition <strong>de</strong>s parent, l’impossibilité <strong>de</strong> s’appartenir :<br />

724 Ibid., p.19.<br />

725 Ibid., p.32.<br />

726 Ibid., p.28.<br />

727 Ibid., p.29.<br />

728 Ibid., p.32.<br />

Ah ! que le nom <strong>de</strong> la mort ne tombe pas parmi leurs paro<strong>les</strong> ! La tentation serait<br />

trop forte. Enivrement brusque <strong>de</strong> songer qu’on pourrait s’unir <strong>et</strong> puis mourir. Passer <strong>de</strong><br />

Page 161


la volupté à la mort, sans se désenlacer ! Être certains ainsi <strong>de</strong> ne jamais s’aimer moins !<br />

Il semble que ces amants-ci également ont du sang sur eux. Le couchant rouge <strong>les</strong><br />

éclabousse. Ils sont déjà marqués 729 .<br />

Enfin, Ro<strong>de</strong>nbach utilise <strong>les</strong> troupeaux <strong>de</strong>s bêtes qu’il a déjà préparés 730 :<br />

Au même moment, sur le boulevard solitaire, reparaissent <strong>les</strong> longs troupeaux,<br />

qu’on mène dans le soir vers un abattoir proche <strong>et</strong> que j’ignore 731 ...<br />

Il établit une équivalence entre <strong>les</strong> bêtes <strong>et</strong> <strong>les</strong> amants pour donner une motivation à<br />

c<strong>et</strong>te contingence :<br />

Ainsi que <strong>les</strong> coup<strong>les</strong>, <strong>les</strong> bœufs ont une marche ca<strong>de</strong>ncée, <strong>les</strong> moutons sont signés<br />

d’une croix tragique. C’est l’harmonie mystérieuse du <strong>de</strong>stin qui <strong>les</strong> fait se croiser ainsi,<br />

dans le même chemin, à la même heure, avec tous ces amants, qui ne sont eux-mêmes<br />

qu’un troupeau éparpillé, en toute vers la douleur <strong>et</strong> le sang 732 .<br />

Le motif du rouge-sang donné par la couleur du soleil couchant continue, <strong>et</strong> même c<strong>et</strong>te<br />

image naturaliste <strong>de</strong>s bêtes allant à l’abattoir sert à illustrer l’équation <strong>de</strong> l’amour <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort.<br />

Enfin, voici le troisième couple :<br />

Aussi, lorsque le soir est définitivement tombé, parmi l’ombre où tout se fond, où<br />

<strong>les</strong> talus s’effacent, couleur <strong>de</strong> la nuit, si, par hasard, un <strong>de</strong>rnier couple s’entrevoit encore,<br />

<strong>de</strong>vant mes fenêtres, il me semble apercevoir l’Amour <strong>et</strong> la Mort enlacés, couple<br />

immortel, qui se hâte au fond du crépuscule, tandis que <strong>les</strong> clairons nostalgiques<br />

recommencent, comme embouchés par la gran<strong>de</strong> lune rouge qui se lève 733 .<br />

Ce n’est plus un couple humain. C’est un couple symbolique immortalisé dans c<strong>et</strong>te<br />

union <strong>de</strong> l’Amour <strong>et</strong> la Mort. Et ici aussi le motif du rouge-sang est maintenu par « la gran<strong>de</strong><br />

lune rouge qui se lève » qui fait contraste avec le soleil couchant.<br />

La structure répétitive <strong>et</strong> la comparaison sont fréquentes 734 pour donner un ton poétique<br />

au texte entier.<br />

Quant à l’histoire elle-même <strong>de</strong> Cortège, elle est simple <strong>et</strong> réaliste. Dorothée a été<br />

abandonnée par son homme, mais elle gar<strong>de</strong> la bague qu’il lui a donnée. Un jour, la cloche <strong>de</strong><br />

la cathédrale <strong>de</strong> la ville est brisée par un coup <strong>de</strong> foudre. Pour fondre une autre, <strong>les</strong> habitants<br />

sont sollicités <strong>de</strong> donner le métal nécessaire. Tout d’un coup, elle se déci<strong>de</strong> à donner sa bague.<br />

729<br />

Ibid.<br />

730<br />

« Des troupeaux <strong>de</strong> bœufs <strong>et</strong> <strong>de</strong> moutons passent, se hâtant vers on ne sait quel abattoir. », ibid., p.29.<br />

731<br />

Ibid., p.32-33.<br />

732<br />

Ibid., p.33.<br />

733<br />

Ibid.<br />

734<br />

L’expression « Coup<strong>les</strong> du soir » est répétée 5 fois. La comparaison avec « comme » est utilisée 11 fois.<br />

Page 162


La bague disparue, le chagrin <strong>de</strong> Dorothée continue. Mais le jour où la nouvelle cloche<br />

commence à sonner, sont cœur est délivré <strong>de</strong> sa tristesse personnelle.<br />

Ce qui est différent, c’est que l’encadrement <strong>de</strong> l’histoire ne manque pas <strong>de</strong> facteurs<br />

fantastiques dont la croyance <strong>de</strong>s habitants dans la cloche qui occupe le centre <strong>de</strong> l’histoire.<br />

Voici le passage où la cloche est brisée :<br />

Un jour, il arriva que la foudre s’abattit sur la tour <strong>de</strong> la cathédrale, la tour à jour,<br />

évidée, attifant le ciel comme d’une <strong>de</strong>ntelle. Rien <strong>de</strong> l’architecture elle-même ne fut<br />

atteint. Le tonnerre avait été, d’un trait, s’engouffrer dans le gros bourdon du clocher,<br />

celui <strong>de</strong>s guerres, <strong>de</strong> l’incendie <strong>et</strong> <strong>de</strong>s dimanches. Il s’y précipita comme la foudre<br />

apprivoisée dans un puits. La cloche, instantanément, s’était brisée, morcelée,<br />

déchiqu<strong>et</strong>ée, émi<strong>et</strong>tée. Aussitôt, ce fut un grand effroi dans la ville. On y vit un signe <strong>de</strong><br />

la colère <strong>de</strong> Dieu. Déjà, <strong>de</strong>s épidémies avaient sévi. Et, c<strong>et</strong>te fois, <strong>de</strong>s habitants du<br />

voisinage prétendirent avoir entendu, au moment où la cloche s’était brisée, un vaste rire,<br />

un rire disperse, comme si le démon s’en était enfui... Même <strong>les</strong> gargouil<strong>les</strong> du portail<br />

avaient semblé bouger. La cloche était maudite. Il ne fallait pas songer à en utiliser le<br />

bronze pour la refonte d’un nouveau bourdon. Et, en gran<strong>de</strong> hâte, on alla j<strong>et</strong>er dans le<br />

fleuve <strong>les</strong> débris <strong>de</strong> la cloche, dont la rouille <strong>et</strong> le vert-<strong>de</strong>-gris parurent du soufre <strong>et</strong> du feu,<br />

l’évi<strong>de</strong>nt tatouage <strong>de</strong> l’Enfer 735 .<br />

Dans ce passage qui nous rappelle la fin <strong>de</strong> La Vénus d’Ille 736 , <strong>de</strong>s allusions au<br />

surnaturel abon<strong>de</strong> : « ce fut un grand effroi dans la ville », « On y vit un signe <strong>de</strong> la colère <strong>de</strong><br />

Dieu », « <strong>de</strong>s épidémies avaient sévi », « <strong>de</strong>s habitants du voisinage prétendirent avoir<br />

entendu, au moment où la cloche s’était brisée, un vaste rire, un rire disperse, comme si le<br />

démon s’en était enfui », « La cloche était maudite », « <strong>les</strong> débris <strong>de</strong> la cloche, dont la rouille<br />

<strong>et</strong> le vert-<strong>de</strong>-gris parurent du soufre <strong>et</strong> du feu, l’évi<strong>de</strong>nt tatouage <strong>de</strong> l’Enfer ».<br />

Ro<strong>de</strong>nbach utilise ici aussi la personnification :<br />

Pourtant, le clocher ne pouvait pas rester mu<strong>et</strong> désormais. La cloche sonnait<br />

l’heure <strong>et</strong> <strong>les</strong> événements multip<strong>les</strong>. La ville prenait par elle conscience du temps,<br />

conscience d’elle-même. La ville écoutait <strong>de</strong>s pulsations <strong>de</strong> l’heure dans <strong>les</strong> rouages <strong>de</strong> la<br />

tour comme cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> son propre cœur... Quand la cloche ne sonna plus, ce fut tous <strong>les</strong><br />

jours suivants, comme si le cœur <strong>de</strong> la ville s’était arrêté. La ville s’apparut morte 737 .<br />

Ici, nous trouvons la pulsation <strong>de</strong> la ville <strong>et</strong> le son <strong>de</strong> la cloche comme dans Bruges-la-<br />

Morte :<br />

735 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.60.<br />

736 Après la mort <strong>de</strong> son mari, Mme Peyrehora<strong>de</strong> fait fondre la statue <strong>de</strong> vénus en cloche : « Mais, ajoute M. <strong>de</strong> P., il semble<br />

qu’un mauvais sort poursuive ceux qui possè<strong>de</strong> ce bronze. Depuis que c<strong>et</strong>te cloche sonne à Ille, <strong>les</strong> vignes ont gelé <strong>de</strong>ux<br />

fois. », Mérimée, « Vénus d’Ille », Colomba ; suivi <strong>de</strong> La Mosaïque : <strong>et</strong> autres contes <strong>et</strong> nouvel<strong>les</strong>, Paris, Charpentier,<br />

1862, p.185.<br />

737 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.60.<br />

Page 163


C’était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau <strong>de</strong> ses quais <strong>de</strong> pierre, avec<br />

<strong>les</strong> artères froidies <strong>de</strong> ses canaux, quand avait cessé d’y battre la gran<strong>de</strong> pulsation <strong>de</strong> la<br />

mer 738 .<br />

La bague, qui est aussi au centre <strong>de</strong> l’histoire, est comparée à un talisman :<br />

Elle y attachait un sens superstitieux. Sa <strong>de</strong>stinée était liée à la bague. Celle-ci lui<br />

<strong>de</strong>meurait comme un talisman, un feu fidèle, la p<strong>et</strong>ite lueur d’or d’un phare à la grève <strong>de</strong><br />

sa main nue, qui pouvait ramener l’absent... Il lui semblait qu’en quittant sa bague, elle<br />

aurait quitté l’espoir. Et elle voulait espérer encore 739 …<br />

Il y a aussi une allusion mythologique. La bague est comparée à la coupe du roi du<br />

Thulé :<br />

Alors, sans savoir comment, dans un geste brusque, involontaire pour ainsi dire,<br />

tout à coup l’anneau glissa du doigt, vola, s’envola jusque dans le vaste char où, à la<br />

même minute, il se confondit, sombra, comme la coupe du roi <strong>de</strong> Thulé dans la mer 740 …<br />

De ce vieux mythe, Go<strong>et</strong>he avait écrit une balla<strong>de</strong> 741 dont Ro<strong>de</strong>nbach connaissait<br />

certainement la traduction par Nerval. Le thème <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong> l’obj<strong>et</strong> qui commémore<br />

l’amour vieux est commun. À c<strong>et</strong>te allusion s’enchaînerait la dimension mythique du <strong>de</strong>rnier<br />

paragraphe :<br />

Mais la bague avait consenti à mêler son peu d’or à tout le bronze anonyme du<br />

bourdon. Ainsi le chagrin d’amour <strong>de</strong> Dorothée, à c<strong>et</strong>te minute, ne lui apparut plus<br />

distinct ni personnel, mais confondu avec l’universelle tristesse <strong>de</strong> la vie 742 .<br />

Le symbolisme <strong>de</strong> la cloche est évi<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> Dorothée délivrée du chagrin est euphorique.<br />

C’est comme par magie.<br />

738<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, Bruges-la-Morte, op. cit., p.69-70.<br />

739<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.59-60.<br />

740<br />

Ibid., p.61.<br />

741<br />

« Mythe très ancien <strong>et</strong> commun à <strong>de</strong> nombreux peup<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’Antiquité, Grecs, Assyriens, Égyptiens aussi bien que Celtes,<br />

Germains <strong>et</strong> Scandinaves, le royaume <strong>de</strong> Thulé était le pays <strong>de</strong> l’autre mon<strong>de</strong>, l’île d’Hyperborée, protégée <strong>de</strong> la curiosité<br />

<strong>de</strong>s mortels par d’épais brouillards, <strong>et</strong> qui fut engloutie dans l’océan comme l’Atlanti<strong>de</strong> ou la ville d’Ys, peut-être parce<br />

que ses habitants portaient ombrage aux dieux. Thulé, terre toujours verte <strong>et</strong> fécon<strong>de</strong>, était peuplée <strong>de</strong> femmes très bel<strong>les</strong> <strong>et</strong><br />

instruites dans l’art <strong>de</strong> la magie, d’hommes puissants dont la science était celle <strong>de</strong>s initiés aux grands secr<strong>et</strong>s du mon<strong>de</strong>.<br />

Certains d’entre eux, ayant échappé au cataclysme, se seraient séparés en <strong>de</strong>ux groupes: celui «<strong>de</strong> la main droite sous la<br />

roue du soleil d’or», qui a choisi la voie <strong>de</strong> la contemplation, <strong>et</strong> celui «<strong>de</strong> la main gauche sous la roue du soleil noir», qui<br />

recherche la puissance en captant <strong>les</strong> forces terrestres. C<strong>et</strong>te légen<strong>de</strong> a conservé sa force jusqu’à nos jours <strong>chez</strong> <strong>les</strong> peup<strong>les</strong><br />

germaniques. Go<strong>et</strong>he <strong>et</strong> Wagner s’en sont inspiré <strong>et</strong> Gérard <strong>de</strong> Nerval a traduit <strong>de</strong> Go<strong>et</strong>he la Balla<strong>de</strong> du roi <strong>de</strong> Thulé pour<br />

la Damnation <strong>de</strong> Faust <strong>de</strong> Berlioz », Nguyen Huu Dong, Isabelle, « Thulé », CD Encyclopædia Universalis. « Autre fois un<br />

Roi <strong>de</strong> Thulé / Qui jusqu’au tombeau fut fidèle / Reçut à la mort <strong>de</strong> sa belle / Une coupe d’or ciselé ; / Comme elle ne le<br />

quittait guères / Dans <strong>les</strong> festins <strong>les</strong> plus joyeux / Toujours une larme légère / À sa vue humectait ses yeux. / Ce prince à la<br />

fin <strong>de</strong> sa vie / Lègue ses vil<strong>les</strong> <strong>et</strong> son or, / Excepté la coupe chérie / Qu’à la main il conserve encor ; / Il fait à sa table<br />

royale / Asseoir ses Barons <strong>et</strong> ses Pairs, / Au milieu d’une antique salle / D’un château que baignaient <strong>les</strong> mers. / Alors, le<br />

vieux buveur s’avance / Auprès d’un vieux balcon doré : / Il boit lentement <strong>et</strong> puis lance / Dans <strong>les</strong> flots le vase sacré; / Le<br />

vase tourne, l’eau bouillonne / Puis se calme bientôt après, / Le vieillard pâlit <strong>et</strong> frissonne… / Désormais, il ne boira plus. »,<br />

Go<strong>et</strong>he, Johann Wolfgang von, Faust <strong>et</strong> le second Faust : suivis d’un choix <strong>de</strong> poésies alleman<strong>de</strong>s, trad. par Gérard <strong>de</strong><br />

Nerval, Paris, Garnier frères, 1877, p.113.<br />

742<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.64.<br />

Page 164


Bien qu’ayant « l’amour <strong>et</strong> la mort » comme thème, le récit lui-même d’Une passante<br />

n’a rien <strong>de</strong> surnaturel. Dronsart rencontre dans le jardin du Luxembourg, une femme en noir.<br />

Elle avait l’air triste. Il lui parle <strong>et</strong> pose <strong>de</strong>s questions. Elle refuse <strong>de</strong> répondre, ne lui dit ni la<br />

raison <strong>de</strong> sa tristesse, ni même son propre nom. Au lieu <strong>de</strong> cela, elle lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> lui<br />

donner un nouveau nom : Nel. Dronsart l’emmène <strong>chez</strong> lui <strong>et</strong> ils commencent à vivre<br />

ensemble. Deux ans plus tard, Dronsart ne sait pas encore son nom. Bientôt, Nel tombe<br />

mala<strong>de</strong>. En pensant qu’il faudrait informer <strong>les</strong> parents <strong>de</strong> Nel, il lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si elle veut sa<br />

mère auprès d’elle. Elle refuse toujours <strong>et</strong> meurt sans rien dire.<br />

Nous r<strong>et</strong>rouvons l’idée <strong>de</strong> l’analogie dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong> qui introduit c<strong>et</strong>te inconnue :<br />

Son esprit surexcité noua d’autres analogies. Le cuivre <strong>de</strong>s feuil<strong>les</strong> mortes,<br />

craquant sous ses pas, lui évoqua celui <strong>de</strong>s cors dans la forêt aux feuillages rouges. Et, à<br />

cause <strong>de</strong> l’antithèse <strong>de</strong>s couleurs, il eût l’attention plus attirée sur une femme en noir —<br />

<strong>et</strong> parce qu’elle était en noir — parmi ces dorures <strong>et</strong> ces enluminures du vieux jardin, qui<br />

se continuaient en lui. Toil<strong>et</strong>te sobre <strong>et</strong> sombre, sans pourtant qu’elle fût en <strong>de</strong>uil 743 .<br />

C’est une créature féerique urbaine ou l’Ève nouvelle que Dronsart a créée par<br />

l’analogie :<br />

Il semblait à Dronsart qu’elle datât <strong>de</strong> lui. C’était comme si lui-même l’avait créée<br />

dans l’E<strong>de</strong>n jaune du vieux jardin, ce soir d’octobre 744 .<br />

Le thème <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong>vient dominant à la fin du conte :<br />

Mais, se souvenant <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>rnière conversation, il marqua sa croix au cim<strong>et</strong>ière<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te mélancolique <strong>et</strong> véridique inscription : « Inconnue », comme si <strong>les</strong> cim<strong>et</strong>ières<br />

étaient vraiment aussi <strong>de</strong>s musées, <strong>les</strong> musées <strong>de</strong> la Mort 745 !<br />

Nous r<strong>et</strong>rouvons ici, l’idée <strong>de</strong>s « musées <strong>de</strong> la Mort » que nous avons vue dans La<br />

Ville 746 . Mais Nel était <strong>de</strong>stinée à la mort parce que l’isotopie <strong>de</strong> la mort était déjà associée à<br />

elle dès le début.<br />

Toil<strong>et</strong>te sobre <strong>et</strong> sombre, sans pourtant qu’elle fût en <strong>de</strong>uil 747 .<br />

Le ciel, <strong>les</strong> escaliers <strong>de</strong> verre, la cendre rose étaient dans ses grands yeux. Elle<br />

offrait une bouche au <strong>de</strong>ssin sinueux <strong>et</strong> comme mo<strong>de</strong>lée dans un fruit. Sa fine oreille avait<br />

<strong>de</strong>s complications <strong>de</strong> coquillage. Ses cheveux cuivrés résumaient la splen<strong>de</strong>ur jaune du<br />

jardin d’automne... Et ci, <strong>et</strong> là, <strong>de</strong>s taches <strong>de</strong> rousseur sur <strong>les</strong> joues, premières feuil<strong>les</strong><br />

743 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.112.<br />

744 Ibid., p.118.<br />

745 Ibid., p.119.<br />

746 « On aurait dit <strong>de</strong> la ville qu’elle était le musée <strong>de</strong> la Mort », ibid., p.45.<br />

747 Ibid., p.113.<br />

Page 165


mortes en fuite... Très pâle, d’un teint frêle <strong>et</strong> blanc, <strong>de</strong>rrière lequel il y avait comme une<br />

lumière, la lumière qui brûle dans l’intérieur <strong>de</strong>s veilleuses 748 .<br />

Collège est un conte, avec Déménagement, qui a une apparence autobiographique. Mais<br />

quelle autobiographie ! L’isotopie <strong>de</strong> la mort est dominante durant toute l’œuvre. Dès le début,<br />

nous r<strong>et</strong>rouvons l’analogie <strong>de</strong> la ville morte :<br />

Mais, en province, là-bas, <strong>les</strong> grands collèges religieux, si moroses <strong>et</strong> si gris ! Le<br />

mien était clos comme un séminaire. Et, tout autour, la ville morte s’affligeait dans le<br />

concert en larmes <strong>de</strong> ses cloches. Il y avait une cour centrale, un terre-plein nu comme<br />

une grève où la mer r<strong>et</strong>irée a laissé sa tristesse. Pas même l’animation <strong>de</strong> quelques arbres.<br />

Seul, dans un pignon, le cadran implacable d’une gran<strong>de</strong> horloge, dont <strong>les</strong> aiguil<strong>les</strong> se<br />

cherchaient, se quittaient; <strong>les</strong> sonneries <strong>de</strong> l’heure tombaient sur nous, si plaintives,<br />

qu’el<strong>les</strong> en semblaient obscures ! On eût dit une pluie <strong>de</strong> fer <strong>et</strong> <strong>de</strong> cendres. Existence<br />

invariable <strong>et</strong> morne, sous <strong>les</strong> hauts murs <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te cour interceptant le soleil ! C’est là que<br />

mon âme, toute jeune, s’est déprise <strong>de</strong> la vie pour avoir trop appris la Mort 749 !<br />

Nous y r<strong>et</strong>rouvons aussi <strong>de</strong>s mots que Ro<strong>de</strong>nbach utilisait dans Bruges-la-Morte comme<br />

« pignon », « la mer r<strong>et</strong>irée », « cendres ». Le narrateur y mène une vie <strong>de</strong> collégien qui est<br />

aussi marquée par la mort. Gorceix cite le passage suivant, quand il parle <strong>de</strong> l’importance <strong>de</strong><br />

la mort <strong>chez</strong> Ro<strong>de</strong>nbach 750 :<br />

C’est là que mon âme, toute jeune, s’est déprise <strong>de</strong> la vie pour avoir trop appris la<br />

Mort !<br />

La Mort ! C’est elle que <strong>les</strong> prêtres qui furent nos maîtres, installaient parmi nous<br />

dès la rentrée 751 .<br />

J’avais la sensation que nous étions nous-mêmes conduits en troupeau a la mort; la<br />

sensation obscure qu’a peut-être l’agneau, marqué <strong>de</strong> la croix rouge, qu’on dirige vers<br />

l’abattoir... Et nous allions, chassés hâtivement au long <strong>de</strong> la route du soir par un long<br />

prêtre osseux, noir comme un chien <strong>de</strong> berger 752 ...<br />

Or, nous trouvons un passage semblable dans Coup<strong>les</strong> du soir.<br />

Ainsi que <strong>les</strong> coup<strong>les</strong>, <strong>les</strong> bœufs ont une marche ca<strong>de</strong>ncée, <strong>les</strong> moutons sont signés<br />

d’une croix tragique 753 .<br />

Même dans c<strong>et</strong>te vie dominée par la mort, il y a une éclaircie :<br />

Durant ces sombres années, il y eut soudain une éclaircie, une embellie<br />

merveilleuse, une assomption <strong>de</strong> lune cé<strong>les</strong>te entre <strong>les</strong> peupliers noirs. On voulait nous<br />

initier à la mort. Notre ado<strong>les</strong>cence s’initia d’elle-même à l’amour 754 .<br />

748 Ibid., p.114.<br />

749 Ro<strong>de</strong>nbach, Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.129-130.<br />

750 Gorceix, art. cit., p.97.<br />

751 Ro<strong>de</strong>nbach, Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.130.<br />

752 Ibid., p.131.<br />

753 Ibid., p.33.<br />

Page 166


Mais même c<strong>et</strong>te éclaircie est apportée à travers le personnage d’un poème <strong>de</strong><br />

Lamartine : Elvire, la femme morte par excellence 755 :<br />

Il s’y trouva aussi par on ne sait quel hasard, <strong>les</strong> Harmonies poétiques <strong>et</strong><br />

religieuses. On ne pouvait lire qu’une <strong>de</strong>mi-heure, le soir, à la fin <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong>. Magique<br />

apparition, au long du mystérieux livre, qui se mit à chanter entre mes doigts comme une<br />

musique… Lamartine !… Son visage apparut dans le blanc <strong>de</strong>s pages, beau comme un<br />

dieu… Un autre visage surgit près du sien : Elvire 756 !<br />

Comme c<strong>et</strong>te initiation est instruite par l’image <strong>de</strong> la femme morte, il est inévitable que<br />

cela aboutisse à la mort :<br />

Car plus que l’Amour — un rêve trop lointain la mort fut une réalité… Surtout<br />

qu’un <strong>de</strong> nos compagnons tomba gravement mala<strong>de</strong>. Il dut r<strong>et</strong>ourner <strong>chez</strong> ses parents.<br />

Quelques semaines après, on nous annonça qu’il était mort 757 .<br />

Et sa mort est interprétée par rapport à Elvire :<br />

Il avait rencontré Elvire alors, qui était morte aussi… Était-elle damnée ou sauvée,<br />

elle ? Leur souvenir se confondit… Est-ce elle ou lui qui manquait, à c<strong>et</strong>te place<br />

inoccupée, parmi <strong>les</strong> bancs ? Personne ne consentit à la prendre. Oh ! ce vi<strong>de</strong>, qui nous<br />

<strong>de</strong>vint insupportable 758 !<br />

La mort d’Elvire est soulignée encore :<br />

A force d’avoir peur <strong>de</strong> la mort, tout se transposait, prit un sens funéraire, même<br />

l’Amour qui s’en vint vers nous avec la ressemblance d’Elvire morte 759 …<br />

Et c’est encore la <strong><strong>de</strong>scription</strong> morbi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la ville qui clôture le conte :<br />

A tel point que, dans ce temps-là — pauvres enfants que nous fûmes ! -, même<br />

quand le bourdon du beffroi s’entendait, que ses sons vastes tombaient, il nous semblait<br />

que c’était pour combler le silence — à la façon <strong>de</strong>s pell<strong>et</strong>ées qui comblent une fosse 760 .<br />

Les contes fantastiques<br />

Quand le narratif <strong>et</strong> le <strong>de</strong>scriptif collaborent bien, l’eff<strong>et</strong> fantastique domine le texte.<br />

754 Ibid., p.133.<br />

755 « Ce qu’expriment le romancier, le dramaturge ou le poète, c’est c<strong>et</strong>te éthique primordiale qui a pour nom «fidélité».<br />

Lorsque le poète évoque Elvire morte, <strong>et</strong> quoi qu’en disent <strong>les</strong> critiques sur la vie privée <strong>de</strong> Lamartine, il arrache, par la<br />

fidélité <strong>de</strong> son cœur que perm<strong>et</strong> l’écriture, l’être cher au néant du temps », Durand, Gilbert, « Création littéraire », CD<br />

Encyclopædia Universalis. « La fonction d’Elvire était, comme celle <strong>de</strong> Béatrice, <strong>de</strong> mourir pour que “ tout dise: Ils ont<br />

aimé ”. Ici l’existence est vaine par définition, l’image <strong>de</strong> la femme est <strong>de</strong>venue, plus que celle <strong>de</strong> la fragilité, celle d’un<br />

souffle », Coste, Didier <strong>et</strong> Hardt, Hubert, « Femme — L’Image <strong>de</strong> la femme », CD Encyclopædia Universalis.<br />

756 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit. p.133. Bien que Ro<strong>de</strong>nbach se réfère aux Harmonies poétiques <strong>et</strong> religieuses, le nom d’Elvire se<br />

trouve dans <strong>les</strong> Méditations poétiques <strong>et</strong> non pas dans <strong>les</strong> Harmonies.<br />

757 Ibid., p.134.<br />

758 Ibid., p.135.<br />

759 Ibid.<br />

Page 167


Ainsi, L’Ami <strong>de</strong>s miroirs est le conte le plus connu <strong>et</strong> peut-être un <strong>de</strong>s plus fantastiques<br />

<strong>de</strong> ce recueil. Chevrier en fait une analyse assez longue 761 . En ce qui concerne le thème du<br />

miroir, il compare Ro<strong>de</strong>nbach à Mallarmé. Il fait allusion aux étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Charcot. La chambre<br />

avec <strong>de</strong>s miroirs auraient été inspirée par À rebours <strong>de</strong> Huysmans. Pour le Doppelgänger, il<br />

cite <strong>les</strong> titres <strong>de</strong> William Wilson <strong>de</strong> Poe, The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hy<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

Stevenson <strong>et</strong> The Picture of Dorian Gray <strong>de</strong> Wil<strong>de</strong>. Ensuite, il cite Le Traité du Narcisse <strong>de</strong><br />

Gi<strong>de</strong>, Narkiss <strong>et</strong> Narcissus <strong>de</strong> Jean Lorrain, le Narcisse parle <strong>de</strong> Valéry <strong>et</strong> Narcisse <strong>de</strong> Gilkin<br />

concernant la vogue du narcissisme à l’époque. Il cite aussi Assassin nu <strong>de</strong> Richepin <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

Contes <strong>de</strong>s yeux fermés <strong>de</strong> Séché. Nous pouvons y ajouter Le Roi au masque d’or <strong>de</strong> Schwob<br />

que nous allons étudier ci-après. Dans ce sens, ce conte est au carrefour <strong>de</strong>s thèmes fin <strong>de</strong><br />

siècle.<br />

Revenons au conte. Comme Chevrier l’indique, le thème du miroir est combiné avec<br />

celui <strong>de</strong> l’eau. Un ami du narrateur aime <strong>les</strong> miroirs :<br />

Il <strong>les</strong> aimait. Il se penchait sur leur mystère flui<strong>de</strong>. Il <strong>les</strong> contemplait, comme <strong>de</strong>s<br />

fenêtres ouvertes sur l’Infini 762 .<br />

Il commence à en avoir peur :<br />

Et tout à l’heure, en passant <strong>de</strong>vant la glace, j’ai pris peur... C’était comme une eau<br />

qui allait s’ouvrir, se refermer sur moi 763 !<br />

La suite <strong>de</strong> l’histoire n’est que la narrativisation <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te comparaison qui aboutit à une<br />

fin tragique :<br />

Un matin, on le trouva, ensanglanté, le crâne ouvert, râlant, <strong>de</strong>vant la cheminée <strong>de</strong><br />

sa chambre... La nuit, il s’était élancé contre le miroir, pour vraiment y entrer, y abor<strong>de</strong>r<br />

<strong>de</strong>s femmes qu’il y suivait <strong>de</strong>puis longtemps, se mêler à une foule où chacun lui<br />

ressemble, enfin 764 !<br />

Le texte, plutôt narratif, est structuré sous l’angle <strong>de</strong> la folie comme le début <strong>de</strong><br />

l’histoire l’indique :<br />

La folie, parfois, n’est que le paroxysme d’une sensation qui, d’abord, avait une<br />

apparence purement artistique <strong>et</strong> subtile 765 .<br />

760 Ibid.<br />

761 Chevrier, art. cit., p.231-236.<br />

762 Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.21.<br />

763 Ibid.<br />

764 Ibid., p.26.<br />

765 Ibid., p.21.<br />

Page 168


C<strong>et</strong>te phrase annonce le développement progressif du texte. L’homme est d’abord<br />

présenté comme un causeur unique, artiste dans un sens, <strong>et</strong> possédant un sens extraordinaire :<br />

C’était un causeur unique... abondant quoique précieux. Il voyait <strong>de</strong>s analogies<br />

mystérieuses, <strong>de</strong>s corridors merveilleux entre <strong>les</strong> idées <strong>et</strong> <strong>les</strong> choses... Sa parole déroulait<br />

dans l’air <strong>de</strong>s phrases ornementa<strong>les</strong> qui allaient souvent finir dans l’inconnu 766 .<br />

Mais la maladie commence :<br />

Mais c<strong>et</strong>te fois, il ne sembla pas cé<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>s fantaisies, à un dil<strong>et</strong>tantisme <strong>de</strong><br />

désœuvré visionnaire. Il parut réellement inqui<strong>et</strong>, angoissé <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> la maladie que<br />

<strong>les</strong> miroirs <strong>de</strong>s <strong>de</strong>vantures lui attestaient 767 .<br />

Le narrateur lui dit que la cause du mal est la mauvaise qualité <strong>de</strong>s miroirs <strong>et</strong> fait<br />

avancer le processus <strong>de</strong> la folie :<br />

ambiguïté :<br />

Sans le vouloir, ma conversation eût une influence décisive sur <strong>les</strong> idées <strong>et</strong><br />

l’existence <strong>de</strong> mon ami. Convaincu que <strong>les</strong> glaces <strong>de</strong>s <strong>de</strong>vantures n’étaient point<br />

véridiques, il voulut avoir <strong>chez</strong> lui <strong>de</strong>s miroirs sincères, c’est-à-dire <strong>de</strong>s miroirs parfaits,<br />

d’un tain irréprochable, capable <strong>de</strong> lui exprimer son visage intégral, jusqu’à la plus<br />

minime nuance 768 .<br />

Le rythme progressif <strong>de</strong> la folie scan<strong>de</strong> l’histoire. À ce sta<strong>de</strong>-là, il y a encore une<br />

Je croyais encore à un <strong>de</strong> ces badinages subtils <strong>et</strong> ironiques où son humeur étrange<br />

se plaisait parfois. Sinon, il était évi<strong>de</strong>nt que mon ami <strong>de</strong>venait fou 769 .<br />

Pour le « ramener à la réalité prosaïque » 770 , il parle <strong>de</strong>s femmes en vain. Et au fur <strong>et</strong> à<br />

mesure que le temps passe, sa folie s’aggrave :<br />

Bientôt mon ami donna <strong>les</strong> signes définitifs d’un dérangement mental. Il perdit la<br />

conscience <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité. En passant <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> glaces, il ne se reconnaissait plus <strong>et</strong>,<br />

cérémonieux, se saluait. […] Certes, il <strong>les</strong> aimait toujours […]. Mais mon ami ne<br />

comprenait plus <strong>les</strong> refl<strong>et</strong>s 771 .<br />

Ici, « plus » fait contraste avec « encore » <strong>de</strong> la citation précé<strong>de</strong>nte. Le passage du<br />

temps est toujours marqué par « Bientôt ». Ceci continue dans le paragraphe suivant :<br />

766 Ibid., p.22-23.<br />

767 Ibid., p.23.<br />

768 Ibid.<br />

769 Ibid., p.24.<br />

770 Ibid.<br />

771 Ibid., p.25.<br />

Page 169


Et puis :<br />

À ce moment, je rencontrai mon ami <strong>chez</strong> lui pour la <strong>de</strong>rnière fois 772 .<br />

Peu après, il fallut l’enfermer, pour quelques excentricités qui avaient causé <strong>de</strong>s<br />

rassemblements <strong>et</strong> un scandale à ses fenêtres 773 .<br />

Et l’histoire arrive au paragraphe final qui commence par « Un matin » que nous venons<br />

<strong>de</strong> citer.<br />

Au plan narratif, le mouvement semble univoque. Entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux pô<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’artistique <strong>et</strong><br />

du médical 774 , le narratif va <strong>de</strong> l’artistique au médical toujours sous la tension <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux<br />

pô<strong>les</strong>. Ce conte ressemble au Horla 775 <strong>de</strong> Maupassant dans son acheminement logique<br />

marqué par la folie. Mais dans ce conte, c’est la <strong><strong>de</strong>scription</strong> qui maintient la tension.<br />

Il y a <strong>de</strong>ux caractéristiques à r<strong>et</strong>enir <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s miroirs. D’abord, c’est la<br />

personnification. Elle apparaît dans la parole <strong>de</strong> l’homme :<br />

Les miroirs me gu<strong>et</strong>tent. Il y en a partout, maintenant, <strong>chez</strong> <strong>les</strong> modistes, <strong>les</strong><br />

coiffeurs, <strong>les</strong> épiciers même <strong>et</strong> <strong>les</strong> marchands <strong>de</strong> vin. Ah ! ces maudits miroirs ! Ils vivent<br />

<strong>de</strong> refl<strong>et</strong>s 776 .<br />

Ce qui le gu<strong>et</strong>te, est-ce que ce sont <strong>les</strong> miroirs eux-mêmes ou <strong>les</strong> refl<strong>et</strong>s qui s’y<br />

trouvent ? C’est ambigu, mais la personnification continue. Nous trouvons <strong>de</strong>s expressions<br />

comme « <strong>de</strong>s miroirs sincères » 777 , « le témoignage d’un seul » 778 , « miroirs hypocrites » 779 ou<br />

« miroirs mala<strong>de</strong>s » 780 .<br />

La <strong>de</strong>uxième caractéristique est la multiplicité. L’homme collectionne <strong>de</strong>s miroirs :<br />

Il en commença, sans s’en douter, une collection... Glaces dans <strong>de</strong>s cadres anciens,<br />

Louis XV <strong>et</strong> Louis XVI, dont l’ovale d’or fané cerclait le miroir comme une couronne <strong>de</strong><br />

feuil<strong>les</strong> d’octobre, la margelle d’un puits... Glaces dans une bordure en verre <strong>de</strong> Venise.<br />

Miroirs entourés d’écaille, <strong>de</strong> métaux ciselés, <strong>de</strong> guirlan<strong>de</strong>s en marqu<strong>et</strong>erie. Glaces dans<br />

772 Ibid., p.26<br />

773 Ibid.<br />

774 Gorceix écrit : « En ce sens, Ro<strong>de</strong>nbach après Maupassant, l’initiateur, a élargi le domaine littéraire en y intégrant <strong>les</strong><br />

phénomènes neurologiques. Sur c<strong>et</strong> horizon scientifique a été élaborée une poétique nouvelle. De fait, Ro<strong>de</strong>nbach a réussi<br />

à associer ici le thème clé du miroir, le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> son symbolisme, l’instrument par excellence <strong>de</strong> al pensée analogique<br />

lié à l’eau-miroir dans Bruges-la-Morte <strong>et</strong> l’énigme inhérente au dualisme <strong>de</strong> la vie psychique <strong>et</strong> à la perte <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité.<br />

Dans L’Ami <strong>de</strong>s miroirs, le conteur réalise la conjonction <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux perspectives jusqu’alors divergentes, l’une médicale,<br />

clinique, l’autre littéraire, poétique. Le fantastique le plus abouti est le résultat <strong>de</strong> la combinaison savamment orchestrée <strong>de</strong><br />

ces <strong>de</strong>ux domaines, que rien a priori ne semblait rapprocher », Gorceix, Ro<strong>de</strong>nbach conteur fantastique : Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

brumes, 1999, p.101.<br />

775 Première version.<br />

776<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit. p.22.<br />

777<br />

Ibid., p.23.<br />

778<br />

Ibid.<br />

779<br />

Ibid.<br />

780<br />

Ibid., p.23-24.<br />

Page 170


<strong>de</strong>s boiseries <strong>de</strong> trumeaux. Toutes sortes <strong>de</strong> glaces, rares, anciennes, origina<strong>les</strong>. Quelquesunes<br />

étaient bien un peu verdies par le temps. On s’y voyait comme dans <strong>de</strong>s pièces<br />

d’eau 781 .<br />

La multiplicité apparaît dans l’énumération <strong>de</strong>s « glaces ». Elle est constante dans le<br />

texte <strong>et</strong> toujours marquée :<br />

Et à cause <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> miroirs juxtaposés <strong>et</strong> en face <strong>les</strong> uns <strong>de</strong>s autres, il se trouva<br />

que la seule silhou<strong>et</strong>te du solitaire fut multipliée à l’infini, ricocha partout, engendra sans<br />

cesse un nouveau sosie, s’accrut aux proportions d’une foule innombrable, d’autant plus<br />

inquiétante que tous semblaient jumeaux, copiés sur le premier qui <strong>de</strong>meurait isolé <strong>et</strong><br />

séparé d’eux par on ne sait quel vi<strong>de</strong> 782 …<br />

Nous la trouvons dans la comparaison suivante aussi :<br />

Chacune est comme une rue, dit-il. Toutes ces glaces communiquent comme <strong>de</strong>s<br />

rues... C’est une gran<strong>de</strong> ville claire 783 .<br />

C<strong>et</strong>te comparaison est importante. Si nous la prenons à la l<strong>et</strong>tre, nous sommes dans un<br />

mon<strong>de</strong> merveilleux. Mais, ici nous sommes suspendus.<br />

C’est aussi la multiplicité <strong>de</strong>s femmes qu’il suit :<br />

Des femmes du siècle passé, dans mes glaces anciennes, <strong>de</strong>s femmes poudrées <strong>et</strong><br />

qui ont vu Marie-Antoin<strong>et</strong>te... Certes, je suis encore <strong>de</strong>s femmes 784 …<br />

C<strong>et</strong>te multiplicité aboutit à celle <strong>de</strong> la foule :<br />

Voyez ! je ne suis plus seul. Je vivais trop seul. Mais <strong>les</strong> amis, c’est si étranger, si<br />

différent <strong>de</strong> nous ! Maintenant, je vis avec une foule — où tout le mon<strong>de</strong> est pareil à<br />

moi 785 .<br />

Et avec l’enfermement <strong>de</strong> l’homme, <strong>les</strong> miroirs per<strong>de</strong>nt leur multiplicité. Il n’a plus<br />

qu’une seule glace. Sa solitu<strong>de</strong> correspond à celle <strong>de</strong> la glace <strong>et</strong> il l’aime :<br />

Il l’aima, elle seule, autant qu’il avait aimé toutes <strong>les</strong> autres... Il la regardait, <strong>et</strong> s’y<br />

salua encore. Il prétendit y voir <strong>de</strong>s choses merveilleuses, y suivre <strong>de</strong>s femmes qui<br />

allaient l’aimer 786 .<br />

C’est comme si c’était la seule glace idéale où vivre :<br />

781 Ibid., p.24.<br />

782 Ibid., p.25-26.<br />

783 Ibid., p.25.<br />

784 Ibid.<br />

785 Ibid., p.26.<br />

786 Ibid.<br />

Il doit faire bon dans la glace. Il faudra que j’y entre un jour 787 .<br />

Page 171


Sans toutes ces <strong><strong>de</strong>scription</strong>s, ce conte serait le simple récit d’un homme fou.<br />

La Ville est une nouvelle version <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> Bruges. Un couple adultère, fuyant<br />

Paris <strong>et</strong> sa famille, vient s’installer dans une ville morte comme Hugues dans Bruges-la-<br />

Morte :<br />

Ils étaient arrivés <strong>de</strong>puis quelques jours dans la ville morte. Leur départ <strong>de</strong> Paris<br />

avait été brusque comme une fuite 788 .<br />

Ro<strong>de</strong>nbach utilise l’allusion à sa propre œuvre :<br />

Ils avaient choisi une ville morte, mise à la mo<strong>de</strong> par <strong>de</strong>s livres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

enthousiasmes <strong>de</strong> voyageurs, tout là-bas, au Nord, dans <strong>les</strong> brumes. Cela semblait si loin,<br />

<strong>et</strong> c’était si près. Ils s’étaient trouvés rendus, après une journée à peine <strong>de</strong> chemin <strong>de</strong> fer.<br />

Paris fut tout <strong>de</strong> suite si lointain. Et si lointaine aussi leur vie quittée 789 !<br />

Comme Chevrier indique, c’est Bruges, la ville qu’il a lui-même rendue à la mo<strong>de</strong> avec<br />

ses propres livres. Ainsi, n’a-t-il plus besoin <strong>de</strong> transformer la ville en ville morte ou la<br />

femme en femme morte. Néanmoins, il n’oublie pas <strong>de</strong> souligner le caractère mortuaire <strong>de</strong> la<br />

ville :<br />

Ici la mort régnait... On aurait dit <strong>de</strong> la ville qu’elle était le musée <strong>de</strong> la Mort. Lui<br />

croyait chaque jour se m<strong>et</strong>tre au travail 790 .<br />

Il distribue le caractère mortuaire aux diverses parties <strong>de</strong> la ville ; l’église, le carillon…<br />

Il leur arrivait d’entrer dans quelque église. Mais ici encore l’obsession mortuaire<br />

recommençait... Le sol était couvert <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s dal<strong>les</strong> funéraires, tombeaux d’évêques, <strong>de</strong><br />

fabriciens, <strong>de</strong> paroissiens illustres, dont <strong>les</strong> noms, titres, dates <strong>de</strong> naissance ou <strong>de</strong> décès,<br />

s’étaient peu à peu effacés sous <strong>les</strong> pas <strong>de</strong>s sièc<strong>les</strong>... 791<br />

Le carillon aussi leur fut comme le voisinage décourageant <strong>de</strong> la mort 792 ...<br />

C’est ce que nous avons vu dans Bruges-la-Morte. Et comme dans c<strong>et</strong>te œuvre, il utilise<br />

la personnification :<br />

787 Ibid.<br />

788 Ibid., p.42.<br />

789 Ibid., p.42-43.<br />

790 Ibid., p.45.<br />

791 Ibid.<br />

792 Ibid., p.46.<br />

Ici, tout sentait la mort... Au long <strong>de</strong>s quais, <strong>les</strong> murs séculaires suintaient... O<strong>de</strong>ur<br />

salée <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong> larmes ! Les antiques faça<strong>de</strong>s tachées d’humidité faisaient songer à un<br />

tatouage vénéneux. Dans <strong>les</strong> églises, il flottait un relent <strong>de</strong> moisi, d’encens aigri, <strong>de</strong><br />

nappes fanées dans une armoire <strong>de</strong> la sacristie dont la clef est perdue <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s sièc<strong>les</strong>.<br />

O<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la mort, éparse <strong>et</strong> unanime dans tous <strong>les</strong> quartiers <strong>de</strong> la ville. C’était comme si<br />

Page 172


on avait ouvert quelque part <strong>de</strong>s cercueils <strong>de</strong> momies — ou rouvert le vieux tombeau <strong>de</strong>s<br />

sièc<strong>les</strong> morts 793 …<br />

La ville est présentée, telle qu’elle était dans Bruges-la-Morte, comme un espace<br />

cauchemar<strong>de</strong>sque où errent <strong>les</strong> momies sorties <strong>de</strong>s cercueils, toujours avec c<strong>et</strong>te ambiguïté qui<br />

vient <strong>de</strong> la comparaison avec « comme ».<br />

L’important dans c<strong>et</strong>te œuvre ne consiste pas à transformer la ville en ville morte, mais<br />

à rendre <strong>les</strong> personnages mortuaires sous l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te ville déjà morte.<br />

C<strong>et</strong>te contamination se fait par contiguïté. Ils se regar<strong>de</strong>nt dans l’eau <strong>de</strong>s canaux :<br />

Eau vi<strong>de</strong>, où il n’y avait qu’eux <strong>de</strong>ux... Leurs visages étaient rapprochés l’un <strong>de</strong><br />

l’autre, <strong>et</strong> se reflétaient, mais tout pâ<strong>les</strong>, tout lointains, dans un recul pareil à celui <strong>de</strong><br />

l’absence ou du souvenir. Mirés, ils apparaissaient si tristes ! On aurait dit qu’ils<br />

s’affligeaient <strong>de</strong> n’être déjà qu’un refl<strong>et</strong>, une image éphémère qui vacille <strong>et</strong> va sombrer<br />

jusqu’au fond 794 …<br />

Quand la mort est généralisée, ils sont avec la mort :<br />

Et ils avaient l’impression que leur amour marchait parmi la mort 795 .<br />

C’est toujours dans une comparaison, c<strong>et</strong>te fois-ci c’est avec « ils avaient l’impression ».<br />

Ensuite, Ro<strong>de</strong>nbach répète la même expression mais avec une p<strong>et</strong>ite différence qui rapproche<br />

<strong>les</strong> personnages <strong>de</strong> la mort d’avantage :<br />

Oui ! leur amour marchait sur <strong>de</strong> la mort 796 .<br />

La mort contamine leurs baisers aussi :<br />

Hésitantes, leurs lèvres se reprenaient, après le carillon tu. Un long moment, <strong>les</strong><br />

baisers gardaient un goût <strong>de</strong> cendre morte 797 ...<br />

Nous avons déjà vu c<strong>et</strong>te expression « cendre morte » dans Bruges-la-Morte 798 .<br />

Enfin, quand leur amour meurt, l’amour est comparé à l’eau <strong>de</strong>s canaux :<br />

Ils dormaient sans s’étreindre, avec leur amour entre eux, déjà froid <strong>et</strong> immobile,<br />

comme l’eau <strong>de</strong>s canaux entre <strong>les</strong> quais <strong>de</strong> pierre 799 ...<br />

793 Ibid., 46-47.<br />

794 Ibid., p.44-45.<br />

795 Ibid., p.46.<br />

796 Ibid.<br />

797 Ibid.<br />

798 « la cendre morte <strong>de</strong>s années », Ro<strong>de</strong>nbach, Bruges-la-Morte, op. cit., p.54.<br />

799 Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.47.<br />

Page 173


Ce qui est mort n’est pas que l’amour. Dans l’homme qui est peintre, la passion <strong>de</strong> la<br />

création est morte. C’est toujours la ville qui en est à l’origine :<br />

On aurait dit <strong>de</strong> la ville qu’elle était le musée <strong>de</strong> la Mort. Lui croyait chaque jour se<br />

m<strong>et</strong>tre au travail. Mais à quoi bon faire œuvre <strong>de</strong> vie, créer, dans ce silence où tout se<br />

décompose ? Il avait admiré avec une émotion extasiée, <strong>les</strong> tableaux <strong>de</strong>s Primitifs<br />

conservés là […] 800 .<br />

La ville comme musée <strong>de</strong> la Mort s’enchaîne aux tableaux <strong>de</strong>s Primitifs qui vont<br />

décourager l’artiste :<br />

Par quel sortilège, en séjournant davantage, se mit-il — après avoir admiré, adoré,<br />

ces Primitifs <strong>de</strong> la race — à en subir peu à peu l’influence ? Les tons s’obscurcirent sur sa<br />

pal<strong>et</strong>te, comme si l’ombre <strong>de</strong> ces morts s’y allongeait. Les gestes <strong>de</strong> son <strong>de</strong>ssin se figèrent.<br />

Il commença a peindre aussi <strong>de</strong>s vierges, <strong>de</strong>s peseurs d’or, <strong>de</strong>s donateurs. Il imita <strong>les</strong><br />

vieux maîtres. Peu après, il en arriva à ne plus faire que <strong>les</strong> copier. Il semblait que tout<br />

autre idéal d’art que le leur fût sacrilège ici. Dérision que <strong>de</strong> vouloir être soi au milieu<br />

d’eux ! C’était la pauvr<strong>et</strong>é d’un cierge qui brûle au soleil... Le peintre fut vaincu. Les<br />

morts, ici encore, triomphaient 801 .<br />

La ville a tué l’amour <strong>et</strong> l’art que Ro<strong>de</strong>nbach protège dans d’autres œuvres :<br />

La ville morte fana l’art nouveau, comme elle avait fané l’amour nouveau 802 .<br />

Mais la ville ne tue pas <strong>les</strong> personnages. Paradoxalement, quand leur passion est morte,<br />

ils sortent <strong>de</strong> la ville pour vivre :<br />

Et ils <strong>de</strong>meurèrent dans un long silence, songeant à la ville morte, à leur passion<br />

morte, à eux-mêmes qui se faisaient l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> s’être suicidés ensemble au paroxysme <strong>de</strong><br />

leur amour, <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir maintenant, ressuscités comme Lazare, recommencer à vivre, —<br />

chacun <strong>de</strong> son côté 803 !<br />

Il nous semble que cela fait écho à la thèse <strong>de</strong> Valmy dans L’Amour <strong>et</strong> la Mort : « Nul<br />

n’aima vraiment s’il n’a pas eu, un moment, l’idée <strong>de</strong> mourir avec sa maîtresse » 804 . L’amour<br />

qui ne supporte pas la mort ne serait pas un vrai amour.<br />

Buis bénit est un conte fantastique conformément au critère todorovien. L’histoire se<br />

déroule dans le béguinage. Comme on manquait <strong>de</strong> branche <strong>de</strong> buis pour distribuer le<br />

dimanche <strong>de</strong>s Rameaux, <strong>les</strong> béguines ont dû sacrifier le buis <strong>de</strong> leurs jardins. Mais une <strong>de</strong>s<br />

béguines, Sœur Monique, ne voulait pas couper <strong>les</strong> buis qui formaient un Sacré-Cœur dans le<br />

800 Ibid., p.45.<br />

801 Ibid., p.47-48.<br />

802 Ibid., p.48.<br />

803 Ibid., p.49<br />

804 Ro<strong>de</strong>nbach, Ibid., p.13.<br />

Page 174


parterre <strong>de</strong> son p<strong>et</strong>it couvent <strong>et</strong> a inventé <strong>de</strong>s excuses pour ne pas le faire. Mais pendant la<br />

grand’messe, elle a eu un sentiment <strong>de</strong> culpabilité <strong>et</strong> elle est morte la nuit-même. Elle était<br />

veille <strong>et</strong> avait une ancienne maladie du cœur. Donc cela peut être une mort naturelle. Mais,<br />

cela peut être aussi une punition <strong>de</strong> Dieu parce qu’elle avait commis un péché.<br />

L’usage <strong>de</strong> l’analogie du Sacré-Cœur est très efficace à nos yeux. Voici la phrase<br />

finale :<br />

Elle n’avait pas voulu toucher à son jardin<strong>et</strong> ; c’est la mort qui y toucha ! Et la<br />

place où on dut entamer le buis, dans le Sacré-Cœur du parterre, apparut soudain béante<br />

comme une b<strong>les</strong>sure, la b<strong>les</strong>sure inévitable dont sœur Monique était morte 805 .<br />

Dans ce passage qui résume l’histoire aussi, l’ambiguïté subsiste. Cela peut être une<br />

apparition mystérieuse mais aussi parce qu’il a fallu couper une branche du buis du jardin <strong>de</strong><br />

Monique elle-même pour la m<strong>et</strong>tre, selon la coutume, à côté <strong>de</strong> la morte.<br />

C<strong>et</strong>te analogie traverse tout le conte :<br />

Elle lui fit part du mécompte <strong>et</strong> <strong>de</strong> la nécessité urgente; il n’y avait qu’un remè<strong>de</strong>:<br />

envoyer l’ordre, <strong>de</strong> couvent en couvent, <strong>de</strong> couper le buis dont sont ornés, suivant la<br />

coutume, tous <strong>les</strong> p<strong>et</strong>its jardins où, docile <strong>et</strong> vernissé, il ourle <strong>les</strong> sentiers, forme <strong>de</strong>s<br />

initia<strong>les</strong> <strong>de</strong> patronnes, <strong>de</strong>s Sacré-Cœur percés d’un glaive <strong>de</strong> verdure 806 .<br />

C’est aussi le symbole du cœur religieux <strong>de</strong> toutes <strong>les</strong> béguines :<br />

Toutes sacrifièrent le buis <strong>de</strong> leurs jardins. Beauté du sacrifice, qui apparaissait<br />

symbolique ! Ce Sacré-Cœur <strong>de</strong> verdure, c’était aussi leur propre cœur. Et Dieu <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

qu’on en agisse toujours ainsi se créer un cœur vivace, puis le donner, le partager aux<br />

autres 807 !<br />

Le remord <strong>de</strong> Sœur Monique apparaît dans c<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong> du jardin :<br />

Même son cher jardin<strong>et</strong> ne la consola pas. Elle le regardait avec horreur, comme<br />

son tentateur, la cause <strong>et</strong> l’occasion <strong>de</strong> sa chute. Le démon s’était habillé <strong>de</strong> fleurs pour<br />

perdre son âme. C’est le serpent du paradis terrestre qui ondulait là, en forme <strong>de</strong><br />

Sacré-Cœur, avec toutes ses écail<strong>les</strong> <strong>de</strong> buis 808 .<br />

C’est aussi ce Sacré-Cœur qui révèle la faute <strong>de</strong> Sœur Monique :<br />

805 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.96.<br />

806 Ibid., p.122.<br />

807 Ibid., p.124.<br />

808 Ibid., p.126.<br />

Quand la Gran<strong>de</strong>-Dame, le curé, <strong>les</strong> autres béguines, appelés vite au secours,<br />

pénétrèrent, ce fut une immense stupéfaction <strong>de</strong> voir le Sacré-Cœur <strong>de</strong> verdure intact dans<br />

le jardin<strong>et</strong><br />

Page 175


« Sœur Monique n’avait pas donné son buis ! 809 »<br />

Et c<strong>et</strong>te analogie aboutit à la scène finale que nous venons <strong>de</strong> citer. Dans ce conte, le<br />

<strong>de</strong>scriptif <strong>et</strong> le narratif collaborent bien pour créer le fantastique.<br />

À notre avis, L’Amour <strong>de</strong>s yeux est un <strong>de</strong>s meilleurs contes <strong>de</strong> ce recueil. Il s’agit du<br />

thème <strong>de</strong>s yeux qui nous rappelle Claire Lenoir <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>. Thérèse aime Jan. Mais ce sont<br />

plutôt ses yeux qu’elle aime :<br />

Mais elle ne vit rien, ni sa bouche sensuelle dans sa barbe <strong>de</strong> varechs, ni ses<br />

oreil<strong>les</strong> <strong>de</strong> faune que corrigeaient <strong>de</strong> fins anneaux d’or — rien que ses yeux, <strong>de</strong> grands<br />

yeux nostalgiques dans ce visage en fête. Anomalie fréquente <strong>chez</strong> <strong>les</strong> marins. Leurs yeux<br />

ne sont plus eux. Ils sont <strong>de</strong> doci<strong>les</strong> miroirs où <strong>les</strong> pays sont entrés. Yeux ! Miroirs ! Ils<br />

ne vivent que <strong>de</strong> refl<strong>et</strong>s. Thérèse remarqua surtout, <strong>de</strong> lui, ses beaux yeux, ses yeux<br />

spacieux. Elle l’aima pour ses yeux. Elle n’aima même, en réalité, que ses yeux. Ils<br />

étaient pareils aux récits où son enfance s’exalta 810 .<br />

Ou bien, elle aimait ces pays lointains que ses yeux reflétaient, puisqu’elle rêvait <strong>de</strong><br />

partir. La comparaison utilisée ici est maritime :<br />

Elle ne voulait que ses yeux. Elle recommençait à voyager dans ses yeux. C’étaient<br />

<strong>de</strong> l’eau indéfinie, <strong>les</strong> î<strong>les</strong>, <strong>les</strong> perroqu<strong>et</strong>s, <strong>les</strong> fruits sans nom 811 …<br />

Les yeux représentent <strong>les</strong> pays lointains :<br />

Thérèse écoutait, se résignait, croyait, se berçait à sa voix, voyait déjà dans ses<br />

yeux <strong>les</strong> pays où il abor<strong>de</strong>rait 812 …<br />

Thérèse regardait ses yeux, comme s’ils illustraient son récit… Elle y voyait en<br />

images <strong>de</strong> couleur, <strong>de</strong>s vil<strong>les</strong>, <strong>de</strong>s côtes, <strong>de</strong>s ciels, une géographie changeante… Alors<br />

elle se haussait vers son visage, l’enlaçait, lui baisait <strong>les</strong> yeux, semblait <strong>les</strong> boire, y<br />

manger <strong>de</strong>s fruits inconnus, tout à coup mûrs… Et Jan, lui, baisait sa bouche 813 …<br />

Nous pouvons y voir déjà un germe <strong>de</strong> l’échec, parce que, tandis que Thérèse « boit »<br />

ses yeux, Jan, plus sensuel, baise sa bouche. Jan veut la possé<strong>de</strong>r. Ils vont à la cathédrale, en<br />

imitant un mariage, ils prient ensemble <strong>et</strong> Jan lui donne une alliance d’or. Ensuite, Jan la<br />

conduit à l’hôtel. Ici aussi ce sont <strong>les</strong> yeux qui parlent :<br />

Les yeux <strong>de</strong> Jan, plus que jamais, étincelèrent, s’approfondirent… Alcôve <strong>de</strong><br />

miroirs ! Il sembla à Thérèse que c’est là qu’elle se donnait 814 …<br />

809 Ibid.<br />

810 Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.160.<br />

811 Ibid.<br />

812 Ibid., p.161.<br />

813 Ibid., p.162.<br />

814 Ibid., p.163.<br />

Page 176


Jan, étant matelot, part pour un voyage <strong>de</strong> six mois, mais en rentrant, il fait semblant <strong>de</strong><br />

ne pas la reconnaître. Elle est abandonnée. Mais elle continue à l’aimer ou à aimer ses yeux :<br />

Elle ne cessa pas <strong>de</strong> l’aimer, d’aimer ses yeux. Sans cesse elle se réembarquait<br />

dans ses yeux, que l’absence agrandissait encore… Elle s’en allait loin, dans ses yeux, si<br />

loin — <strong>de</strong>rrière leur ligne d’horizon 815 !<br />

Ici, <strong>les</strong> yeux constituent, comme <strong>les</strong> miroirs dans L’Ami <strong>de</strong>s miroirs, tout un mon<strong>de</strong>. Et<br />

il faut souligner l’isotopie maritime qui est toujours présente.<br />

Un jour, Jan est trouvé mort, noyé. Mais curieusement, ses yeux restent ouverts :<br />

Ses yeux n’étaient pas fermés. Ils regardaient, grands ouverts, très loin, ailleurs,<br />

au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la vie 816 .<br />

Mais qu’est-ce qu’ils voient ? Thérèse s’approche <strong>de</strong> lui <strong>et</strong> s’écrie : « Ah ! je me vois !<br />

je suis dans ses yeux ! 817 » :<br />

C’est à cause <strong>de</strong> moi qu’il ne peut plus fermer <strong>les</strong> yeux. J’ai trop aimé ses yeux. Je<br />

suis encore dans ses yeux 818 !<br />

Thérèse continue à expliquer :<br />

Je suis pour toujours dans ses yeux. C’est parce qu’il a pensé à moi au moment <strong>de</strong><br />

mourir. Je savais bien qu’il ne m’avait pas oubliée tout à fait. Mon image fut effacée par<br />

trop d’horizons, <strong>les</strong> î<strong>les</strong> d’or, <strong>les</strong> oiseaux inconnus, tant <strong>de</strong> femmes, à la peau <strong>de</strong><br />

couleur… Mais je lui suis réapparue à la <strong>de</strong>rnière minute. J’ai émergé <strong>de</strong> tout cela … Je<br />

n’étais plus dans son cœur, mais je <strong>de</strong>meurais dans ses yeux … Et je sui remontée à la<br />

surface 819 …<br />

La comparaison maritime domine tout le texte pour soutenir l’explication surnaturelle.<br />

Une explication naturelle est aussi possible. Les paupières sont figées après être restées<br />

longtemps dans l’eau après sa mort. Ce que Thérèse voit ne sont que <strong>de</strong>s refl<strong>et</strong>s d’elle même<br />

dans <strong>les</strong> prunel<strong>les</strong> mortes. Donc, comme Chevrier écrit, « l’ambiguïté est maintenue » 820 .<br />

C’est aussi un exemple où le <strong>de</strong>scriptif <strong>et</strong> le narratif collaborent bien. Le conte se termine<br />

dans la médiation rhétorique entre la vie <strong>et</strong> la mort :<br />

815 Ibid.<br />

816 Ibid., p.164.<br />

817 Ibid.<br />

818 Ibid., p.165.<br />

819 Ibid.<br />

820 Chevrier, art. cit., p.264.<br />

Page 177


Et elle s’en revint au cadavre, s’approcha tout contre le visage, se pencha <strong>de</strong><br />

nouveau sur <strong>les</strong> yeux, trahit une joie funèbre à s’y voir encore, à s’y regar<strong>de</strong>r elle-même<br />

comme morte, noyée aussi dans ces yeux sans fin où toute l’eau avait passé 821 …<br />

Les exceptionnels<br />

Nous m<strong>et</strong>tons <strong>les</strong> contes suivants en exception.<br />

L’Orgueil est un <strong>de</strong>s contes « historiques » rares <strong>chez</strong> Ro<strong>de</strong>nbach. L’époque <strong>de</strong><br />

l’histoire n’est pas précisée. Le nom du comte Jean Adornes viendrait <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> la famille<br />

Adornes (Adorno), une famille commerçante génoise dont le monument funéraire d’Anselme<br />

Adorno <strong>et</strong> <strong>de</strong> son épouse Marguerite Van <strong>de</strong>r Bank se trouve dans l’Église <strong>de</strong> Jérusalem <strong>de</strong><br />

Bruges. Ce conte se termine avec une ironie cruelle. Le comte a voulu même se distinguer<br />

dans la religion <strong>et</strong> a fait marquer <strong>les</strong> hosties à son sceau. Mais après sa mort, à cause <strong>de</strong> ce<br />

sacrilège, il a été condamné pour avoir commis un péché d’orgueil, <strong>et</strong> on refusa <strong>de</strong> l’enterrer<br />

dans le caveau d’honneur <strong>et</strong> son corps fut conduit à une fosse anonyme.<br />

Il y a très peu <strong>de</strong> facteurs fantastiques. Citons c<strong>et</strong>te comparaison morose :<br />

Il y eut un silence auguste qui sembla s’approfondir comme un caveau où le mort<br />

<strong>de</strong>scendait déjà, <strong>et</strong> <strong>de</strong> plus en plus 822 .<br />

C<strong>et</strong>te introduction <strong>de</strong> l’isotopie <strong>de</strong> la /mort/ semble prédire la fin négative, mais<br />

n’introduit pas la narrativisation.<br />

Un inventeur est un conte ironique ayant un motif scientifique. <strong>Villiers</strong> a introduit<br />

l’usage du discours scientifique dans la littérature, mais tous <strong>les</strong> <strong>symbolistes</strong> ne semblent pas<br />

développer pleinement c<strong>et</strong>te technique. Ro<strong>de</strong>nbach non plus, bien qu’il apprécie la<br />

contribution <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> sur ce suj<strong>et</strong> dans L’Élite 823 , n’a pas écrit beaucoup d’œuvres<br />

d’imagination scientifique. Ou plutôt, el<strong>les</strong> se limitèrent aux domaines psychopathologiques.<br />

C<strong>et</strong>te œuvre est un rare conte scientifique. Le protagoniste Chenue aimait le silence :<br />

Chenue se désolait. Il avait toujours eu c<strong>et</strong>te horreur <strong>de</strong>s bruits, ce maladif amour<br />

du silence 824 .<br />

Il était tourmenté par <strong>les</strong> bruits <strong>de</strong>s voisins :<br />

821 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.165.<br />

822 Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.127.<br />

823 « Inventeur, <strong>Villiers</strong> le fut merveilleusement. Il comprit, le premier parmi <strong>les</strong> écrivains français, ce que la science mo<strong>de</strong>rne<br />

allait réaliser. […]Matière littéraire toute neuve, dont <strong>Villiers</strong> fut l’inventeur. Il créa une sorte <strong>de</strong> fantastique nouveau, le<br />

fantastique scientifique, en sous-entendant tout le temps qu’il faut se hâter, que le fantastique d’aujourd’hui sera la réalité<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>main », Ro<strong>de</strong>nbach, L'Élite, 1899, p.80-81.<br />

824 Ro<strong>de</strong>nbach, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, op. cit., p.101.<br />

Page 178


Il gu<strong>et</strong>tait <strong>les</strong> bruits, comme on doit gu<strong>et</strong>ter <strong>les</strong> pas du bourreau 825 .<br />

C<strong>et</strong>te hyperbole est prise presque à la l<strong>et</strong>tre. Chenu se déci<strong>de</strong> à inventer une machine<br />

« Machine à silence » en combinant le téléphone <strong>et</strong> le paratonnerre 826 . Mais Ro<strong>de</strong>nbach ne<br />

développe pas assez le discours scientifique :<br />

Il suffisait <strong>de</strong> combiner <strong>de</strong>ux choses : le paratonnerre <strong>et</strong> le téléphone. Le téléphone<br />

est une oreille ouverte qui écoute toujours, s’impressionne <strong>de</strong> la moindre émission <strong>de</strong><br />

voix. Il fallait trouver une oreille semblable, non seulement ouverte à la voix qui parle,<br />

très proche, mais ouverte à tout bruit, une oreille qui monopolise, accapare la moindre<br />

rumeur, le moindre heurt, jusqu’à un vol d’insecte ou à un craquement du bois.<br />

Mais il fallait, ensuite, pouvoir détruire tous ces bruits. Ici, l’idée du paratonnerre<br />

intervenait. Chenue se dit qu’il suffirait, après avoir pratiqué une imperceptible<br />

communication avec <strong>les</strong> voisins pour introduire <strong>les</strong> bruits divers <strong>de</strong> <strong>chez</strong> eux dans son<br />

appareil d’établir une communication avec le <strong>de</strong>hors où ces mêmes bruits s’anéantiraient<br />

dans l’espace comme la foudre dans l’eau d’un puits... Donc, capturer ; <strong>et</strong>, aussitôt,<br />

évacuer... C’était simple, <strong>et</strong> admirable!... Et soi-même, dans <strong>les</strong> appartements, on jouirait<br />

d’un silence total, où, vivant, on aurait presque la délicieuse sensation <strong>de</strong> l’Éternité 827 .<br />

Avec <strong>les</strong> comparaisons <strong>et</strong> <strong>les</strong> métaphores, « Le téléphone est une oreille » ou « comme<br />

la foudre dans l’eau d’un puits », Ro<strong>de</strong>nbach sort tout <strong>de</strong> suite du discours scientifique. Ce fait<br />

conduit à une fin ironique. Il ne réalise pas la machine à silence, mais sa concentration sur<br />

c<strong>et</strong>te machine suffit à lui faire oublier <strong>les</strong> bruits :<br />

Il s’était exaspéré la vue à perfectionner sa minutieuse invention. Et comme le total<br />

sensoriel est toujours le même, son ouïe en baissa d’autant. Il n’entendit plus <strong>les</strong> bruits,<br />

trop absorbé. Et c<strong>et</strong>te “ Machine à silence ” qu’il rêvait, lui fut comme réalisée, puisqu’il<br />

la portait en lui (<strong>et</strong> n’est-ce pas la même chose pour la gloire ?) 828 .<br />

Nous trouvons une allusion à La Machine à gloire <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, mais la différence est<br />

claire. Ro<strong>de</strong>nbach ne développe pas le discours scientifique comme <strong>Villiers</strong>.<br />

Nous m<strong>et</strong>tons en exception Suggestion dans le sens où c<strong>et</strong>te œuvre est méta-rhétorique.<br />

Le cadre <strong>de</strong> l’œuvre est argumentatif. La thèse à soutenir est le pourvoir <strong>de</strong> suggestion :<br />

I1 y a tout un domaine mystérieux <strong>et</strong> négligé, limbes <strong>de</strong>s sensations, clair-obscur <strong>de</strong><br />

la conscience, région équivoque où trempent pour ainsi dire <strong>les</strong> racines <strong>de</strong> l’être. Il s’y<br />

noue <strong>de</strong>s analogies étranges, <strong>de</strong>s rapports volati<strong>les</strong> qui lient nos pensées <strong>et</strong> nos actes à<br />

tel<strong>les</strong> impressions <strong>de</strong> la vue, <strong>de</strong> l’ouïe, <strong>de</strong> l’odorat 829 .<br />

Le narrateur cite quelques exemp<strong>les</strong> pour étayer c<strong>et</strong>te thèse :<br />

825 Ibid., p.104.<br />

826 Ibid., p.105.<br />

827 Ibid., p.105-106.<br />

828 Ibid., p.106.<br />

829 Ibid., p.51.<br />

Page 179


Pour avoir rencontré une femme dont <strong>les</strong> yeux sont gris, l’homme du Nord, tout à<br />

coup nostalgique, s’en r<strong>et</strong>ourne au pays natal. De même une orange qu’on épluche,<br />

parfois, suffit pour susciter toute l’atmosphère d’un théâtre. Et ceci encore : […]. Et ceci :<br />

[…] 830 …<br />

L’histoire enchâssée est un autre exemple qui illustrerait la thèse posée ci-<strong>de</strong>ssus. Mais<br />

la séquence narrative elle-même est courte. Le premier paragraphe en résume bien le récit :<br />

C’est seulement par une suggestion <strong>de</strong> ce genre que peut s’expliquer le cas du<br />

peintre x... dont le crime stupéfia, il y a quelques années, ses amis <strong>et</strong> l’opinion. Il<br />

déchargea <strong>les</strong> six coups d’un revolver sur sa femme, lui si fier <strong>et</strong> si doux, <strong>et</strong> que personne<br />

n’aurait jamais cru capable <strong>de</strong> ce crime lâche 831 .<br />

La séquence principale est une séquence explicative pour expliquer pourquoi c<strong>et</strong>te<br />

personne a commis ce crime car il est difficile <strong>de</strong> croire qu’elle en soit capable. Elle est<br />

déclenchée par l’interrogation <strong>de</strong> l’avocat :<br />

Et l’avocat continue :<br />

— Vous aimiez pourtant votre femme ? interrogea le défenseur.<br />

— Oh ! oui ! je l’aimais ! Et je l’aime encore 832 !<br />

— Elle vous a trompé ? Vous avez trouvé <strong>de</strong>s preuves certaines 833 ...<br />

La réponse est négative <strong>et</strong> c’était plutôt <strong>les</strong> p<strong>et</strong>its harcèlements quotidiens <strong>de</strong> sa femme<br />

qui lui étaient insupportab<strong>les</strong>. Mais c<strong>et</strong>te explication rationnelle n’est pas suffisante :<br />

830 Ibid.<br />

831 Ibid.<br />

832 Ibid., p.52.<br />

833 Ibid., p.53.<br />

834 Ibid., p.54.<br />

835 Ibid., p.55.<br />

— Tout cela n’explique pas votre crime, interrompit le défenseur. Ce sont <strong>les</strong><br />

ressentiments d’une âme justement fière, mais aussi <strong>les</strong> p<strong>et</strong>ites misères <strong>de</strong> la vie conjugale,<br />

qui sont inévitab<strong>les</strong> <strong>et</strong> communes à tous 834 .<br />

Le criminel lui-même l’adm<strong>et</strong> <strong>et</strong> donne une autre explication :<br />

— Vous avez raison, reprit le prisonnier. C’est insuffisant pour excuser mon crime,<br />

même pour l’expliquer.<br />

Mais il y a autre chose, dont je ne me suis pas rendu compte sur le moment même,<br />

mais qui s’est tout à coup précisé, imposa son évi<strong>de</strong>nce, ici, en prison, le jour où j’ai<br />

appris le décès <strong>de</strong> ma malheureuse femme. Non ! je ne voulais pas la tuer. Jamais je<br />

n’avais songé à la possibilité d’un crime contre elle 835 .<br />

Page 180


C<strong>et</strong>te nuit, il est sorti <strong>et</strong> se promenait dans la banlieue. Et un train est passé. Et c’est la<br />

lanterne <strong>de</strong> ce train :<br />

Moi, je ne remarquai qu’une seule chose : la lanterne au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong> la locomotive.<br />

Elle était rouge, d’un rouge affreux comme une b<strong>les</strong>sure fraîche, une b<strong>les</strong>sure ron<strong>de</strong> <strong>et</strong><br />

énorme... La nuit parut une b<strong>les</strong>sée. C’était du sang, c<strong>et</strong>te gran<strong>de</strong> tache rouge ! Oui ! la<br />

plaie saignait, mais à peine ; le sang se caillait ; puis soudain il sembla que le sang <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te lumière débordait la plaie rouge s’agrandit, se rapprocha, éclaboussa mes yeux, mes<br />

mains, tout mon corps, toute la campagne. Plaie immense Est-ce que la nuit allait<br />

mourir ? Or, à la même secon<strong>de</strong>, je conçus l’idée du meurtre. Aussitôt, je perçus que<br />

j’avais assez souffert, que ma femme était trop acariâtre vraiment, <strong>et</strong> trop cruelle ! En<br />

même temps je la revis - elle que la campagne faisait oublier -, mais ayant sur elle aussi<br />

une tache, comme la lanterne <strong>de</strong> la locomotive. La lumière rouge m’achemina tout <strong>de</strong><br />

suite au sang. Équation instantanée ! je vis déjà la b<strong>les</strong>sure, pareille au disque<br />

grandissant... l’instant d’auparavant, ce crime m’aurait semblé impossible ; il m’apparut<br />

inévitable <strong>et</strong> imminent, d’ailleurs 836 ...<br />

Donc c’est c<strong>et</strong>te « équation instantanée » qui a causé le crime <strong>et</strong> l’homme n’est pas<br />

coupable. Mais l’avocat choisit une autre explication :<br />

Les raisons mystérieuses <strong>de</strong>s actes, la fatalité, l’hypnotisme, la suggestion, sont<br />

encore non admises en justice, <strong>et</strong> d’une démonstration, au surplus, impossible. Il<br />

plai<strong>de</strong>rait la folie <strong>de</strong> l’accusé, ce qui <strong>de</strong>venait, d’ailleurs, <strong>de</strong> plus en plus sa conviction.<br />

Peut-on adm<strong>et</strong>tre que le rouge d’une lanterne lui ait suggéré le rouge d’une b<strong>les</strong>sure, <strong>et</strong><br />

qu’il ait tué par la faute d’un convoi ? Un accès <strong>de</strong> démence était plus vraisemblable, <strong>et</strong><br />

seule compréhensible pour la justice <strong>de</strong>s hommes 837 .<br />

Certes dans un sens, c’est un conte fantastique. Entre <strong>de</strong>ux explications, l’une par<br />

l’hypnotisme, l’autre par folie, l’avocat choisit la <strong>de</strong>rnière, mais la conclusion est ouverte pour<br />

le lecteur. Mais il en diffère dans la mesure où nous pouvons l’appeler méta-rhétorique, parce<br />

que c<strong>et</strong>te explication par la suggestion concerne le principe <strong>de</strong> l’écriture <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach lui-<br />

même.<br />

Ro<strong>de</strong>nbach a d’ailleurs utilisé ce procédé, la lumière rouge suggérant le sang, dans<br />

Coup<strong>les</strong> du soir 838 . Et dans le passage lui-même, Ro<strong>de</strong>nbach compare la lanterne à la b<strong>les</strong>sure<br />

<strong>et</strong> utilise déjà la personnification : « La nuit parut une b<strong>les</strong>sée ». Et c<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong><br />

correspond à celle <strong>de</strong> la femme mourante qu’il a déjà faite :<br />

Depuis <strong>de</strong>s jours, elle agonisait, mais sans possibilité <strong>de</strong> salut, marquée à la gorge<br />

par <strong>de</strong>ux b<strong>les</strong>sures <strong>de</strong> sang caillé, qui semblaient déjà <strong>les</strong> scellés <strong>de</strong> la mort 839 ...<br />

836 Ibid., p.56.<br />

837 Ibid., p.57.<br />

838 Supra, p.162. C’est aussi un procédé fréquent <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong>, que nous avons examiné avec « Le Désir d’être un homme »,<br />

supra, p.68.<br />

839 Ibid., p.52.<br />

Page 181


Il avait associé à ce passage le passage suivant :<br />

C’était dans la banlieue, le soir, là où commencent <strong>les</strong> premiers champs ; un train<br />

passa, noir, avec la terrible lanterne rouge <strong>de</strong> la locomotive 840 ...<br />

Ro<strong>de</strong>nbach utilise la suggestion d’une autre manière aussi quand il décrit la réaction <strong>de</strong><br />

l’avocat :<br />

Le peintre avait prononcé c<strong>et</strong>te phrase d’un ton étrange, sinistre. L’avocat sentit sur<br />

son visage comme un grand souffle glacé, le souffle d’une porte qui s’ouvre <strong>et</strong> va laisser<br />

passer le Mystère qu’on attend 841 ...<br />

Enfin, après avoir choisi la réponse, l’avocat poursuit :<br />

Le reste regardait <strong>les</strong> poètes — <strong>et</strong> Dieu ! L’avocat sourit. Il venait, fier d’être un<br />

peu l<strong>et</strong>tré, <strong>de</strong> penser intérieurement, <strong>et</strong> répéta tout haut, avec un geste <strong>de</strong> Cour d’assises :<br />

« Dieu aussi est un poète ! » 842 .<br />

Enfin, Presque un conte <strong>de</strong> fées est un conte merveilleux, ou plutôt une parodie fin <strong>de</strong><br />

siècle <strong>de</strong> ce genre où « l’analogie va jusqu’à l’allégorie » 843 . La Muse erre avec ses cygnes<br />

pour trouver un endroit pour <strong>les</strong> reposer. Dans la ville, le marchand lui propose <strong>de</strong> <strong>les</strong> vendre<br />

pour en faire du duv<strong>et</strong> pour <strong>les</strong> oreillers. Elle fuit la ville. Dans la campagne, la châtelaine lui<br />

propose <strong>de</strong> <strong>les</strong> domestiquer parmi <strong>les</strong> autres oiseaux. Elle refuse <strong>et</strong> rentre à la ville. Elle y<br />

rencontre un ado<strong>les</strong>cent, un poète. Il dit qu’il l’aime. Ils s’aiment. Et <strong>les</strong> linges <strong>de</strong> la Muse<br />

<strong>de</strong>viennent <strong>de</strong> l’eau fraîche <strong>et</strong> <strong>les</strong> cygnes sont sauvés.<br />

La morale <strong>de</strong> ce conte qui se termine par « que la Poésie soit immortelle » est évi<strong>de</strong>nte.<br />

Ro<strong>de</strong>nbach respecte la structure canonique du conte <strong>de</strong> fées. Seulement, le début du conte<br />

contient la <strong><strong>de</strong>scription</strong> d’une ville fréquente <strong>chez</strong> c<strong>et</strong> écrivain :<br />

La Muse erra par la ville tumultueuse, suivie <strong>et</strong> entourée par la troupe blanche <strong>de</strong><br />

ses cygnes... Les pauvres oiseaux royaux s’embarrassaient <strong>de</strong> leurs ai<strong>les</strong> qui pendaient<br />

comme <strong>de</strong>s gouvernails <strong>de</strong> chaloupes dans la vase d’un port d’où la marée a reflué. Et<br />

nulle eau pour renflouer <strong>les</strong> cygnes ! Pas <strong>de</strong> fleuve ventilant la ville <strong>de</strong> sa large circulation<br />

d’air. Pas même une frêle rivière ni un lac où <strong>les</strong> cygnes auraient pu se donner l’illusion<br />

<strong>de</strong> voguer, recommencer ce qui est leur vie naturelle <strong>et</strong> leur état normal. Ils se traînaient<br />

sur <strong>les</strong> durs pavés 844 …<br />

Ici, l’eau n’est pas morte comme dans Bruges-la-Morte, mais absente <strong>et</strong> décrite dans<br />

son absence.<br />

840 Ibid.<br />

841 Ibid., p.55.<br />

842 Ibid., p.57.<br />

843 Chevrier, art. cit., p.238.<br />

Page 182


Nous citons un autre passage où nous pouvons observer le passage <strong>de</strong> la comparaison au<br />

merveilleux dans une version « déca<strong>de</strong>nte » :<br />

Et il <strong>de</strong>vint pressant... Il écarta <strong>les</strong> haillons... Une gorge enchanteresse lui apparut.<br />

Alors il connut le mystère <strong>de</strong> son art. La Muse lui enseigna le rythme par le battement <strong>de</strong><br />

ses seins — pareil au battement <strong>de</strong> la mer <strong>et</strong> <strong>de</strong>s astres -, lui enseigna aussi <strong>les</strong> rimes par<br />

<strong>les</strong> boutons jumeaux <strong>de</strong> roses-thé, <strong>les</strong> couronnant. Elle lui livra toute sa chair secrète. Les<br />

linges un à un tombèrent... Oui ! c<strong>et</strong>te fois, on l’aimait, on l’aimait pour elle-même. Par<br />

émoi du poète pauvre qui ne veut que <strong>les</strong> baisers <strong>de</strong> la Muse... Les cygnes, autour d’eux,<br />

frémissaient, dans l’attente d’on ne sait quoi... Alors le miracle s’accomplit... Tandis que<br />

la Muse se montrait nue enfin, cédant au sincère amour, <strong>les</strong> linges à ses pieds s’élargirent<br />

en une nappe blanche, <strong>de</strong> plus en plus flui<strong>de</strong> ... Ils déferlèrent, <strong>de</strong>vinrent <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its flots<br />

caressants <strong>et</strong> doci<strong>les</strong> ... Ce fut bientôt, par la chambre, une eau fraîche <strong>et</strong> courante... Les<br />

cygnes se renflouèrent, se mirent à voguer avec <strong>de</strong>s frissons pathétiques qui remplirent le<br />

silence d’une musique d’argent. Miracle <strong>de</strong> l’amour !... La Muse étreignit l’ado<strong>les</strong>cent qui<br />

s’extasiait. Elle exulta 845 :<br />

Pour livrer son secr<strong>et</strong>, la Muse se déshabille. C’est déjà prendre à la l<strong>et</strong>tre une<br />

expression métaphorique : « dévoiler un mystère ». Ce qui prépare aussi le passage suivant<br />

qui va <strong>de</strong>s « linges » à la « nappe blanche » <strong>et</strong> <strong>de</strong> là aux « flots caressants » :<br />

Alors le miracle s’accomplit… Tandis que la Muse se montrait nue enfin, cédant<br />

au sincère amour, <strong>les</strong> linges à ses pieds s’élargirent en une nappe blanche, <strong>de</strong> plus en plus<br />

flui<strong>de</strong> … Ils déferlèrent, <strong>de</strong>vinrent <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its flots caressants <strong>et</strong> doci<strong>les</strong> … Ce fut bientôt,<br />

par la chambre, une eau fraîche <strong>et</strong> courante 846 …<br />

IV.VI Conclusion<br />

Le procédé principal <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach pour créer l’eff<strong>et</strong> fantastique est l’analogie ou la<br />

suggestion. Nous avons vu, dans Bruges-la-Morte, comment l’isotopie <strong>de</strong> la mort est<br />

superposée sur la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la ville autrement réaliste pour créer le fantastique à la<br />

manière <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach. Ce procédé est aussi le principe même <strong>de</strong> sa création. Mais il n’est<br />

pas toujours développé pleinement <strong>et</strong> son <strong>de</strong>gré varie d’un conte à un autre. Si bien que le<br />

recueil <strong>de</strong> contes, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes est en quelque sorte un dégradé du conte le plus<br />

naturaliste au plus fantastique.<br />

844 Ro<strong>de</strong>nbach, op. cit., p.35.<br />

845 Ibid., p.40-41.<br />

846 Ibid., p.41.<br />

Page 183


V. Gourmont<br />

V.I État <strong>de</strong>s recherches sur Gourmont<br />

Castex qui s’arrête à Maupassant ne parle pas <strong>de</strong> Gourmont. Quant à Schnei<strong>de</strong>r, il lui<br />

consacre certaines pages dans le chapitre « <strong>Fantastique</strong> symboliste <strong>et</strong> déca<strong>de</strong>nt (1884-<br />

1912) » 847 . Il est classé comme « FANTASTIQUE SYMBOLISTE ». Schnei<strong>de</strong>r choisit <strong>les</strong><br />

Histoires magiques pour en traiter quelques contes, mais n’oublie pas d’y ajouter « Le titre<br />

paraît usurpé trahit pour la moitié <strong>de</strong>s contes, à moins que l’on ne songe à la magie du style<br />

qui, grâce à <strong>de</strong> mélodieux artifices ; atteint une subtilité triste <strong>et</strong> maladive » 848 . Mais il s’agit<br />

<strong>chez</strong> Gourmont justement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te magie du style.<br />

Baronian est plus favorable. Sous le paragraphe intitulé « Symbolisme, allégorie <strong>et</strong><br />

fantastique », il reprend Gourmont <strong>et</strong> écrit « Parmi ses recueils, il convient <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre à part<br />

Histoires magiques (1902) dans la mesure où c’est le seul qui contient <strong>de</strong>s contes réellement<br />

fantastiques, quelques-uns même sur un ton ironique <strong>et</strong> cinglant assez proche <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, <strong>et</strong><br />

non sans un certain réalisme » 849<br />

Nous choisissons <strong>les</strong> Histoires magiques pour le corpus mais nous le complèterons avec<br />

<strong>de</strong>s contes d’autres recueils selon la nécessité.<br />

V.II Gourmont <strong>et</strong> <strong>Villiers</strong><br />

Gourmont aurait rencontré <strong>Villiers</strong> en 1888 850 <strong>et</strong> il écrit lui-même <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te rencontre :<br />

« Je connus <strong>Villiers</strong> à la Bibliothèque Nationale, où j’étais alors attaché au service public 851 ».<br />

D’autre part, il lui dédie son livre Sixtine <strong>et</strong> après sa mort, il publie quelques-unes <strong>de</strong> ses<br />

pages inédites. L’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> est indéniable <strong>et</strong> Hubert Juin va jusqu’à dire que<br />

« L’hommage rendu par Gourmont à <strong>Villiers</strong> est total 852 . »<br />

La relation entre Gourmont <strong>et</strong> <strong>Villiers</strong> est étudiée en détail par Raitt 853 . Il analyse aussi<br />

l’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> sur <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> Gourmont, notamment, Sixtine ou D’un pays lointain.<br />

Pour lui, c<strong>et</strong>te influence ne reste pas dans Sixtine <strong>et</strong> dans <strong>les</strong> contes. Même son idéalisme, il<br />

l’a acquis par intermédiaire <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> :<br />

847<br />

Schnei<strong>de</strong>r, Histoire <strong>de</strong> la littérature fantastique en France, 1985, p.292-296.<br />

848<br />

ibid., pp.293.<br />

849<br />

Baronian, Panorama <strong>de</strong> la littérature fantastique <strong>de</strong> langue française, 1978, p.138.<br />

850<br />

Juin, Préface pour <strong>les</strong> Histoires magiques, 1982, p.24 <strong>et</strong> Uitti, La passion littéraire <strong>de</strong> Remy <strong>de</strong> Gourmont, 1962 p.25.<br />

851<br />

« Un carn<strong>et</strong> <strong>de</strong> notes sur <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam...» , Gourmont, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 2e série, 1906, p.15<br />

852<br />

Juin, Préface pour <strong>les</strong> Histoires magiques, 1982, p.16<br />

Page 184


En eff<strong>et</strong>, si nous analysons la philosophie idéaliste <strong>de</strong> Gourmont, nous trouvons<br />

que dans la mesure où elle s’éloigne du système hégélien, elle se rapproche <strong>de</strong><br />

l’illusionnisme. Comme la plupart <strong>de</strong>s Symbolistes, Gourmont a vu l’idéalisme allemand<br />

à travers le prisme déformant <strong>de</strong> la pensée villiérienne. Sa fidélité aux idées <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong><br />

ressort clairement d’un examen attentif <strong>de</strong> Sixtine, premier roman <strong>de</strong> la maturité littéraire<br />

<strong>de</strong> Gourmont 854 .<br />

D’autre part, Gourmont a beaucoup écrit sur <strong>Villiers</strong>. Il ne serait pas inutile d’en<br />

examiner <strong>les</strong> principaux artic<strong>les</strong>, parce qu’il nous semble que nous pouvons y trouver un autre<br />

aspect important <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te influence.<br />

D’abord, Gourmont écrit un article intitulé « Les livres » dans le Mercure <strong>de</strong> France en<br />

mars 1891. C’est un rapport court sur un article intitulé « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam » qu’a écrit<br />

A. Symons dans l’Illustrated London News du 24 janvier 1891. Gourmont dit : « Très bonnes<br />

étu<strong>de</strong>s bien nourries <strong>de</strong> faits, <strong>de</strong> citations, <strong>de</strong> rapprochements ».<br />

Ensuite il écrit « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam » recueilli dans Le Livre <strong>de</strong>s Masques 855 . Dans<br />

c<strong>et</strong> article, Gourmont saisit <strong>Villiers</strong> comme « un double esprit » en trouvant en lui « <strong>de</strong>ux<br />

écrivains essentiellement dissemblab<strong>les</strong> : le romantique <strong>et</strong> l’ironiste ». Selon lui, <strong>Villiers</strong> était<br />

romantique au début (avec Elën <strong>et</strong> Morgane) <strong>et</strong> à la fin <strong>de</strong> sa vie (Akédysséril <strong>et</strong> Axël). En<br />

revanche, il était ironique pendant la pério<strong>de</strong> intermédiaire (Contes cruels <strong>et</strong> Tribulat<br />

Bonhom<strong>et</strong>).<br />

Le troisième article que nous traitons est « Anaïs Fargueil » publié dans Épilogues 856 <strong>et</strong><br />

qui correspond à l’article du mois <strong>de</strong> mai 1896. Il s’agit d’une « tragédienne » qui est morte<br />

en 1896 857 . Elle a joué dans la Révolte <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>. À c<strong>et</strong>te occasion, Gourmont évoque c<strong>et</strong>te<br />

pièce qui est tombée « malgré toute c<strong>et</strong>te jeunesse enthousiaste qui applaudissait ».<br />

Puis, il écrit « Un carn<strong>et</strong> <strong>de</strong> notes sur <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam...» recueilli dans<br />

Promena<strong>de</strong>s littéraires, 2e série 858 . Après quelques anecdotes avec <strong>Villiers</strong>, Gourmont<br />

présente la thèse <strong>de</strong> Kraemer avec une bibliographie sommaire 859 . Il présente aussi <strong>de</strong>ux<br />

feuill<strong>et</strong>s chiffonnés du Vieux <strong>de</strong> la Montagne.<br />

853<br />

Raitt, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam <strong>et</strong> le mouvement symboliste, 1965, p.314-337.<br />

854<br />

Ibid., p.320.<br />

855<br />

Gourmont, Le Livre <strong>de</strong>s Masques, 1896 , p.87-99.<br />

856<br />

Gourmont, Épilogues, 1903, p. 43-47.<br />

857<br />

Anaïs Fargueil est née en 1819 à Toulouse <strong>et</strong> morte en 1896 à Paris. Elle se figure dans un poème <strong>de</strong> Banville ( « À vol<br />

d’oiseau », Occi<strong>de</strong>nta<strong>les</strong> , 1875) ou dans The Théâtre Français <strong>de</strong> Henry James (1876).<br />

858<br />

Gourmont, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 2e série, 1906, p. 5-32.<br />

859<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam. En literaturhistorisk studie af Alexis von Kraemer. Aka<strong>de</strong>misk Afhandling. Helsingfors,<br />

décembre 1900, in-8°.<br />

Page 185


Finalement, c’est « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam » recueilli dans Promena<strong>de</strong>s littéraires, 4e<br />

série 860 . Après avoir défini <strong>Villiers</strong> comme « le restaurateur <strong>de</strong> l’idéalisme littéraire »,<br />

Gourmont fait une présentation assez générale <strong>de</strong> celui-ci en citant ses œuvres principa<strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>puis <strong>les</strong> Contes cruels jusqu’à Axël. Deux choses attirent notre attention. Premièrement, à<br />

propos <strong>de</strong> Claire Lenoir, il dit que c’est « la première <strong>de</strong>s “ Histoires moroses ” » . Le fait<br />

qu’il reprend l’adjectif « morose » pour un recueil <strong>de</strong> ses contes Proses moroses, nous<br />

témoigne <strong>de</strong> son adhésion pour <strong>Villiers</strong>. Deuxièmement, dans la citation suivante, il compare<br />

<strong>Villiers</strong> à Poe :<br />

Huysmans apparente Claire Lenoir aux contes d’épouvante d’Edgar Poe. Peutêtre<br />

; il faut tout <strong>de</strong> même faire observer que Poe tire ses eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> peur du récit très<br />

sérieux d’une aventure extraordinaire, mais possible, tandis que <strong>Villiers</strong>, pour le même<br />

but, mêle ensemble l’impossible <strong>et</strong> le grotesque, la farce <strong>et</strong> l’invraisemblable. Dans Edgar<br />

Poe, on admire le récit sans prendre gar<strong>de</strong> au détail, <strong>et</strong> on ne pense à l’admirer qu’en<br />

arrivant au bout, tant ses parties se suivent <strong>et</strong> s’emmêlent avec logique ; dans <strong>Villiers</strong>,<br />

l’épiso<strong>de</strong> vous r<strong>et</strong>ient, la phrase même, la manière dont elle est construite : on admire au<br />

passage, <strong>et</strong> la fin, quoique attendue, est moins une satisfaction logique qu’une surprise.<br />

Ceci est d’ailleurs plus vrai <strong>de</strong> Claire Lenoir que <strong>de</strong> ses autres contes, dont beaucoup sont<br />

merveilleusement construits, comme la Torture par l’espérance, qui date <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>rnières<br />

années.<br />

Malgré <strong>les</strong> différences, il nous semble que l’affinité était aussi indéniable pour<br />

Gourmont. Il écrit « <strong>Villiers</strong>, reste cela, le conteur, en somme notre Edgar Poe » 861 . Et il<br />

poursuit :<br />

Tribulat Bonhom<strong>et</strong> n’est qu’un conte cruel plus long, <strong>et</strong> même l’Eve future, ce<br />

monument d’ironie que la science réalisera peut-être, mais qui n’en gar<strong>de</strong>ra pas moins sa<br />

virulence sarcastique.<br />

Ici, il dit que <strong>Villiers</strong> est comparable à Poe en tant que conteur, <strong>et</strong> que Tribulat<br />

Bonhom<strong>et</strong> <strong>et</strong> même l’Ève future ne sont que <strong>de</strong>s contes cruels prolongés. Son argument n’est<br />

pas très loin du nôtre.<br />

V.III Gourmont <strong>et</strong> Poe<br />

Bien que Gourmont ait consacré <strong>de</strong>s pages dans ses Promena<strong>de</strong>s littéraires pour Poe 862 ,<br />

ce dont Quinn parle assez brièvement 863 , <strong>et</strong> qu’il fasse <strong>de</strong>ux citations dans Sixtine 864 , ce que<br />

860<br />

Gourmont, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 4e série, 1912, p.70-80.<br />

861<br />

Ibid., p.78, voir Raitt, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam <strong>et</strong> le mouvement symboliste, 1965, p.84.<br />

862<br />

« MARGINALIA SUR EDGAR POE ET SUR BAUDELAIRE », Gourmont, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 1ère série, 1904, p.<br />

348-382.<br />

863<br />

Quinn, The French Face of Edgar Poe, 1957, p.34.<br />

864<br />

Gourmont, Sixtine, 1982, p.149 <strong>et</strong> p.265.<br />

Page 186


Uitti n’ignore pas 865 , très peu <strong>de</strong> chercheurs parlent <strong>de</strong> l’influence <strong>de</strong> Poe sur Gourmont.<br />

Pourtant l’importance <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te influence nous semble évi<strong>de</strong>nte, surtout quand nous pensons au<br />

respect que lui portaient <strong>les</strong> écrivains <strong>de</strong> sa génération 866 .<br />

Comme l’indique le titre « Marginalia sur Edgar Poe <strong>et</strong> sur Bau<strong>de</strong>laire » <strong>et</strong> qu’il en fait<br />

une citation lui-même 867 , Gourmont aurait lu <strong>les</strong> Marginalia dont la première traduction en<br />

français n’apparaît qu’en 1913. Ce qui souligne le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> l’intérêt qu’il portait pour c<strong>et</strong><br />

écrivain américain.<br />

Dans c<strong>et</strong> article, Gourmont essaie <strong>de</strong> corriger quelque uns <strong>de</strong> clichés sur Poe. D’abord,<br />

il resitue l’accueil <strong>de</strong>s auteurs en France par rapport aux États-Unis. Il commence par dire :<br />

« Je ne crois pas que le milieu américain ait été plus hostile à Poe que le milieu français à tel<br />

<strong>de</strong> nos contemporains » 868 . Et il poursuit :<br />

En France, Poe eût peut-être souffert davantage. Pas plus que Bau<strong>de</strong>laire, que<br />

Flaubert, que <strong>Villiers</strong>, que Verlaine, que Mallarmé, il n’eût été capable <strong>de</strong> gagner sa vie ;<br />

ses contes d’une si riche idéalité auraient été, comme ceux <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, méprisés <strong>de</strong> la<br />

masse <strong>de</strong>s lecteurs démocratiques <strong>et</strong> nulle revue, nul journal n’aurait accueilli ses<br />

critiques dédaigneuses, violentes, <strong>et</strong> qui ne cessent brusquement d’être agressives que<br />

pour traiter en un style d’une précision parfois un peu dure <strong>les</strong> problèmes <strong>les</strong> plus obscurs<br />

<strong>de</strong> l’expression <strong>de</strong> la pensée. 869<br />

Ce qu’il dit peut être convaincant, mais ce qui attire notre attention est c<strong>et</strong>te association<br />

avec <strong>de</strong>s écrivains français. C’est avec Bau<strong>de</strong>laire, Flaubert, <strong>Villiers</strong>, Verlaine ou Mallarmé<br />

qu’il compare Poe. Poe est reçu dans un contexte « symboliste ».<br />

Deuxièmement, l’érudition <strong>de</strong> Poe :<br />

Il est absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> se représenter Poe tel qu’un maladif rêveur ; il était instruit<br />

jusqu’à l’érudition <strong>et</strong> son intelligence précise <strong>et</strong> sagace avait quelque chose <strong>de</strong> ce que<br />

Pascal appelait l’esprit géométrique. On peut supposer qu’il vécut parfaitement conscient<br />

<strong>de</strong> sa <strong>de</strong>stinée <strong>et</strong> <strong>de</strong> son génie 870 .<br />

Ceci a un point commun avec son opinion, que nous venons <strong>de</strong> citer, sur la différence<br />

entre <strong>Villiers</strong> <strong>et</strong> Poe. Et il fait une autre comparaison dans c<strong>et</strong> article :<br />

865 Uitti, La passion littéraire <strong>de</strong> Remy <strong>de</strong> Gourmont, 1962, p.141<br />

866 « For example, when one of the more active proponents of the Symbolist doctrine, Jean Moréas, felt called on to answer<br />

an attack ma<strong>de</strong> against him and his colleagues as obscure and extremist Deca<strong>de</strong>nt writers, his strategy consisted for the<br />

most part in unruffled paraphrase and quotation from the literary theory of Poe The authority of that name, he seems to<br />

have assumed, would be a<strong>de</strong>quate to quell all doubts.», Quinn, The French Face of Edgar Poe, 1957, p.54.<br />

867 « On ne va nullement trop loin, écrit-il dans ses Marginalia, quand on affirme que le mouvement en faveur <strong>de</strong> la<br />

tempérance est le plus important du mon<strong>de</strong>. La tempérance augmente, en eff<strong>et</strong>, dans l’homme la capacité <strong>de</strong>s jouissances<br />

saines. L’homme tempérant porte en lui, en toute circonstance, la vraie, la seule condition du bonheur. », Gourmont,<br />

Promena<strong>de</strong>s littéraires, 1ère série, 1904, p.373.<br />

868 Ibid., p.349<br />

869 Ibid., p.350<br />

870 Ibid., p.351<br />

Page 187


Une invention comme le Puits <strong>et</strong> le Pendule a quelque chose d’insensé à la fois <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> compliqué qui stupéfie. Comme conte « inquisitorial », la Torture par l’espérance, <strong>de</strong><br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, est bien autrement émouvant <strong>et</strong> grandiose. Se représente-t-on<br />

Edgar Poe lisant c<strong>et</strong>te histoire <strong>et</strong> forcé <strong>de</strong> reconnaître la supériorité <strong>de</strong> l’invention idéiste<br />

sur l’invention mécaniste ? Je n’ai pas entendu <strong>Villiers</strong> parler <strong>de</strong> Poe ; il citait volontiers<br />

Swift, qui a eu également une gran<strong>de</strong> influence sur son génie 871 .<br />

Nous pouvons voir le même contraste dans l’opposition entre <strong>Villiers</strong> « idéiste » <strong>et</strong> Poe<br />

« mécaniste ». Une autre chose intéressante est le fait qu’il dit : « Je n’ai pas entendu <strong>Villiers</strong><br />

parler <strong>de</strong> Poe » tout en adm<strong>et</strong>tant son influence sur <strong>Villiers</strong>.<br />

Il trouve un autre point commun entre ces <strong>de</strong>ux maîtres :<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam suivait avec passion tous <strong>les</strong> progrès mécaniques, comme<br />

l’attestent tel conte, <strong>et</strong> surtout l’Ève future.<br />

Mais le progrès ne le grisait pas : il s’en servait, <strong>et</strong> avec une ironie plutôt<br />

irrespectueuse. Edgar Poe avait une attitu<strong>de</strong> assez semblable.<br />

Sa manière <strong>de</strong> rire du progrès est <strong>de</strong> le dépasser par ses imaginations. Ainsi <strong>Villiers</strong>,<br />

dans l’Ève future 872 .<br />

Bien que Gourmont lui-même n’ait pas suivi ses maîtres dans c<strong>et</strong>te direction, ce trait est<br />

partagé par ses contemporains comme Schwob.<br />

V.IV Poétique <strong>de</strong> métaphore<br />

Gourmont exprime ses idées sur différentes manières d’écrire dans Le Problème du<br />

Style qu’il a écrit pour réfuter selon lui De la Formation du style par l’assimilation <strong>de</strong>s<br />

auteurs (1901) d’Albalat. En faisant recours à la psychologie <strong>de</strong> Théodule Ribot (Essai sur<br />

l’Imagination créatrice, 1900 <strong>et</strong> Psychologie <strong>de</strong>s sentiments, 1896), Gourmont critique la<br />

classification <strong>de</strong> sty<strong>les</strong> d’Albalat (le style <strong>de</strong>scriptif <strong>et</strong> le style abstrait) <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ient comme <strong>de</strong>ux<br />

sources <strong>de</strong> style la vision <strong>et</strong> l’émotion :<br />

Il y a bien <strong>de</strong>ux sortes <strong>de</strong> sty<strong>les</strong> ; el<strong>les</strong> répon<strong>de</strong>nt à ces <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s classes<br />

d’hommes, <strong>les</strong> visuels <strong>et</strong> <strong>les</strong> émotifs 873 .<br />

Dont le visuel serait plus important pour l’art :<br />

Elle seule [la mémoire visuelle] perm<strong>et</strong>, non seulement <strong>de</strong> peindre au moyen <strong>de</strong><br />

figures verba<strong>les</strong> <strong>les</strong> divers mouvements <strong>de</strong> la vie, mais <strong>de</strong> transformer aussitôt en vision<br />

toute association <strong>de</strong> mots, tout métaphore usée, tout mot isolé même, <strong>de</strong> donner, en<br />

somme, la vie à la mort 874 .<br />

871 Ibid., p.358-359<br />

872 Ibid., p.367.<br />

873 Gourmont, Problème du style, 1907 (1903), p.33.<br />

874 Ibid., p. 35-36<br />

Page 188


Ces « <strong>de</strong>ux catégories se reforment encore une fois » <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux sty<strong>les</strong>. Il y a le style<br />

concr<strong>et</strong> qui est, selon lui, un « style où la sensibilité s’incorpore <strong>et</strong> perm<strong>et</strong> l’art » <strong>et</strong> le style<br />

abstrait qui est un « style où la sensibilité restée extérieure, seulement associée par contact, ne<br />

perm<strong>et</strong> pas l’art » 875 .<br />

Mais ce n’est qu’une question <strong>de</strong> proportions :<br />

Qui dit style dit mémoire visuelle <strong>et</strong> faculté métaphorique, combinées en<br />

proportions variab<strong>les</strong> avec la mémoire émotive <strong>et</strong> tout l’apport obscur <strong>de</strong>s autres sens.<br />

Doser la proportion, c’est analyser <strong>les</strong> sty<strong>les</strong> ; on n’en trouvera aucun qui soit pur<br />

d’éléments hétérogènes. J’ai expliqué ailleurs que le style du visuel pur, le style créé <strong>de</strong><br />

toutes pièces, composé d’images inédites serait incompréhensible ; il faut du banal <strong>et</strong> du<br />

vulgaire pour lier comme par un ciment <strong>les</strong> pierres taillées. Les <strong>de</strong>ux catégories, abstrait<br />

<strong>et</strong> concr<strong>et</strong>, ne sont que <strong>de</strong>s limites 876 .<br />

Avec Marina Bernardi, nous pouvons dire qu’il s’agit <strong>de</strong> la question <strong>de</strong> l’obscurité <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

la transparence du langage 877 . Ici, le fait que Gourmont associe la mémoire visuelle avec la<br />

faculté métaphorique attire aussi notre attention. Dans c<strong>et</strong> ouvrage, Gourmont consacre <strong>de</strong>s<br />

pages considérab<strong>les</strong> pour parler <strong>de</strong> la métaphore :<br />

Le charme <strong>de</strong>s bel<strong>les</strong> métaphores, c’est qu’on en jouit comme d’un mensonge.<br />

Chaque métaphore est un conte ; <strong>de</strong>s histoires très compliquées, <strong>de</strong>s métamorphoses, <strong>de</strong>s<br />

enlèvements, <strong>de</strong>s amours, <strong>de</strong>s conquêtes, nous sont dites en quelques mots <strong>et</strong> parfois en<br />

un seul 878 .<br />

Gourmont utilise le terme « mensonge » mais nous pouvons très bien dire « fiction » ou,<br />

comme il parle <strong>de</strong> conte, « récit ». Pour lui, une métaphore n’est autre chose qu’un récit<br />

con<strong>de</strong>nsé ou dans un sens inversé, un récit une métaphore étendue :<br />

[…] le conte crée l’image, il est la transposition narrative <strong>de</strong> la figure, il proj<strong>et</strong>te la<br />

con<strong>de</strong>nsation <strong>de</strong> figure du langage dans un développement séquentiel <strong>et</strong> fournit la<br />

restitution littérale <strong>de</strong> la métaphore 879 .<br />

Et, précisons encore, il s’agit souvent d’un récit autour du genre fantastique. Le passage<br />

où Gourmont parle <strong>de</strong> la relation entre un récit « surnaturel » <strong>et</strong> une métaphore mériterait une<br />

citation assez longue :<br />

875 Ibid., p.45.<br />

876 Ibid., p.47.<br />

877 Bernardi, « Visione e strategie <strong>de</strong>l silenzio nel linguaggio di Gourmont. », 1997, p.56.<br />

878 Gourmont, Problème du style, 1907 (1903), p.92.<br />

879 « […] il racconto crea l’immagine, è la trasposizione narrativa <strong>de</strong>lla figura, proi<strong>et</strong>ta la con<strong>de</strong>nsazione figurale <strong>de</strong>l<br />

linguaggio in uno sviluppo sequenziale e fornisce la resa l<strong>et</strong>terale <strong>de</strong>lla m<strong>et</strong>afora », Bernardi, « Visione e strategie <strong>de</strong>l<br />

silenzio nel linguaggio di Gourmont. », 1997, p.61.<br />

Page 189


Les premières métaphores, mal comprises par la simplicité populaire, créèrent<br />

certaines mythologies secondaires ; mais Homère nous prouve que <strong>les</strong> dieux sont<br />

antérieurs à la métaphore. Tout esprit successif est enclin à croire à la réalité <strong>de</strong>s<br />

métaphores. À force <strong>de</strong> comparer <strong>les</strong> vierges à <strong>de</strong>s colombes, <strong>les</strong> chrétiens avaient fini par<br />

voir la métamorphose <strong>de</strong> la vierge en colombe. L’âme <strong>de</strong>s vierges martyres s’envole sous<br />

la forme d’une colombe : « In figure <strong>de</strong> colomb volat a ciel, » dit la Cantilène <strong>de</strong> Sainte<br />

Eulalie. À force d’appeler <strong>les</strong> p<strong>et</strong>its enfants <strong>de</strong>s anges, <strong>les</strong> femmes du peuple croient<br />

fermement que, s’ils meurent, ils <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong>s anges ; c<strong>et</strong>te métaphore s’est même<br />

vulgarisée sous une forme brutale. Les contes <strong>de</strong> fées ne sont souvent qu’une métaphore<br />

expliquée <strong>et</strong> mise en tableaux 880 .<br />

La métaphore peut donner naissance au merveilleux. Et pour un esprit successif comme<br />

Todorov, il ne resterait que le merveilleux. Mais comme Gourmont dit, c<strong>et</strong>te attitu<strong>de</strong> est <strong>de</strong><br />

mal comprendre la métaphore. D’autre part, il faudrait ajouter ici que Gourmont s’intéressait<br />

beaucoup aux contes <strong>de</strong> fées. Il a écrit quelques essais critiques 881 sur le suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> laissé <strong>de</strong>s<br />

œuvres lui-même mais à sa manière 882 .<br />

L’usage <strong>de</strong> la métaphore <strong>chez</strong> Gourmont a déjà attiré l’attention <strong>de</strong>s chercheurs. Dans sa<br />

« Visione e Strategie <strong>de</strong>l Silenzio nel linguaggio di Gourmont », Marina Bernardi analyse<br />

trois contes <strong>de</strong> Gourmont <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue. L’analyse <strong>de</strong> La Dame pensive mériterait à elle<br />

seule notre attention parce qu’il s’agit d’un conte proche du fantastique. Elle commence par la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te dame pensive :<br />

Elle ressemblait assez à une <strong>de</strong> ses saintes vierges brunes, arrangées en l’attitu<strong>de</strong><br />

d’une mélancolie distraite 883 .<br />

Bernardi y voit « oscillation entre système métaphorique <strong>et</strong> personnification » :<br />

Gourmont joue, avec une ironie subtile, sur la ressemblance <strong>et</strong> tend à rendre la<br />

comparaison littérale en faisant osciller la <strong><strong>de</strong>scription</strong> entre un système métaphorique qui<br />

décrit la dame avec <strong>de</strong>s termes picturaux, c’est-à-dire comme icône, <strong>et</strong> la personnification<br />

<strong>de</strong> l’image peinte 884 .<br />

Et c<strong>et</strong>te oscillation charge la fonction <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te expression figurée :<br />

880<br />

Gourmont, Problème du style, 1907 (1903), p.92.<br />

881<br />

« Les Contes <strong>de</strong> fées », Gourmont, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 2e série, 1906. « Marie <strong>de</strong> France <strong>et</strong> <strong>les</strong> Contes <strong>de</strong> fées »,<br />

Gourmont, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 5e série, 1913. <br />

882<br />

« Chapitre VII Marcelle <strong>et</strong> Marcelline », Gourmont, Sixtine, 1982, p.83-87. Le château singulier, Gourmont, <strong>les</strong> Histoires<br />

magiques <strong>et</strong> autres récits, 1982, p.346-369. Sur la relation entre Gourmont <strong>et</strong> <strong>les</strong> contes <strong>de</strong> fées, voir Scaiola, Gourmont e i<br />

«contes <strong>de</strong> fées»., 1997 (version français Scaiola, « Gourmont <strong>et</strong> <strong>les</strong> Contes <strong>de</strong> Fées », 2003).<br />

883<br />

Gourmont, D'un pays lointain, 1985 (1984), p.103.<br />

884<br />

« Gourmont gioca con sottile ironia sulla rassomiglianza, ten<strong>de</strong> a ren<strong>de</strong>re l<strong>et</strong>terale il paragone facendo oscillare la<br />

<strong>de</strong>scrizione tra un sistema m<strong>et</strong>aforico che <strong>de</strong>scrive la donna in termini pittorici, cioè come un'icona, e la personificazione<br />

<strong>de</strong>ll’immagine dipinta », Bernardi, Visione e strategie <strong>de</strong>l silenzio nel linguaggio di Gourmont., 1997, p.63<br />

Page 190


L’oscillation entre le système métaphorique <strong>et</strong> la personnification tend à éliminer le<br />

sens figuré <strong>de</strong> la figure <strong>et</strong> à maintenir la <strong>de</strong>nsité figurale du langage 885 .<br />

L’oscillation se trouve aussi dans l’incarnation <strong>de</strong> la mer dans le personnage Alinesirène<br />

:<br />

La mer patrie <strong>de</strong>s rêves ! Aline, rêve vivant, se trouvait <strong>de</strong>s frères parmi <strong>les</strong><br />

mélancoliques pins qui bruissent éternellement aux souff<strong>les</strong> du large. Les dunes étaient<br />

son jardin ; toute la journée, elle se promenait dans <strong>les</strong> sab<strong>les</strong> tiè<strong>de</strong>s, ou, fatiguée, elle se<br />

couchait sur <strong>les</strong> herbes grê<strong>les</strong>, dans <strong>les</strong> creux abrités 886 .<br />

Bernardi poursuit : « [L]a sirène est la mer qui se con<strong>de</strong>nse dans la forme <strong>de</strong> la dame <strong>et</strong><br />

la dame qui se dissout à la surface du paysage marin 887 ». Voici le passage dont il s’agit :<br />

Elle était couchée sur le dos, vêtue <strong>de</strong> peu ; sa légère robe blanche faisait à peine<br />

une brume sur ses membres <strong>et</strong> son buste s’affirmait tendu par ses bras en croix. Aline<br />

était charmante <strong>et</strong> vraiment sirène ainsi posée sur le sable, comme une délicieuse épave<br />

portée là par caprice du vent ; ses cheveux noirs s’épandaient pareils à <strong>de</strong>s varechs, —<br />

pareils, vraiment, aux cheveux d’argue <strong>de</strong>s sirènes 888 .<br />

Et l’oscillation mène, enfin, à la dissolution finale <strong>de</strong> la dame dans « l’évi<strong>de</strong>nce<br />

énigmatique <strong>de</strong> la surface 889 . »<br />

C<strong>et</strong>te analyse qui commence par une <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la dame <strong>et</strong> en examinant la<br />

métaphore qui y est en jeu, <strong>et</strong> qui suit le développement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te métaphore dans le récit entier<br />

pour arriver à la solution finale est selon nous très instructive. Elle traite aussi <strong>de</strong> l’« Aventure<br />

d’une vierge » dans le même recueil <strong>et</strong> du « P<strong>et</strong>it supplément » recueilli dans <strong>les</strong> Proses<br />

moroses (1894) mais ce ne sont pas <strong>de</strong>s contes très fantastiques.<br />

Marina Gall<strong>et</strong>ti s’intéresse plutôt à la représentation qu’à son fonctionnement. Le<br />

<strong>de</strong>uxième chapitre <strong>de</strong> son ouvrage, La nascita <strong>de</strong>lla linguistica e Gourmont, est intitulé<br />

« METAFORA E MAGIA Sul fantastico <strong>de</strong>lle Histoires magiques 890 ». Elle y traite <strong>de</strong>s<br />

contes comme Péhor ou Magnolia <strong>et</strong> voit dans l’usage <strong>de</strong> la métaphore <strong>de</strong> Gourmont, la<br />

sexualité <strong>de</strong> démoniaques <strong>et</strong> la magie par l’analogie, analysé ainsi par Frazer (Le Rameau d’or<br />

(The Gol<strong>de</strong>n Bough) : magie homéopathique) <strong>et</strong> répandu à l’époque avec <strong>les</strong> ouvrages<br />

d’Éliphas Lévi.<br />

885<br />

«L’oscillazione tra sistema m<strong>et</strong>aforico e personificazione ten<strong>de</strong> ad eliminare il senso traslato <strong>de</strong>lla figura e a mantenere la<br />

<strong>de</strong>nsità figurale <strong>de</strong>l linguaggio », ibid.<br />

886<br />

Gourmont, D'un pays lointain, op. cit., p.104.<br />

887<br />

« la sirena è mare che si con<strong>de</strong>nsa in forme di donna, donna che si dissolve sulla superficie <strong>de</strong>l paesaggio marino »,<br />

Bernardi, « Visione e strategie <strong>de</strong>l silenzio nel linguaggio di Gourmont. », 1997, p.64.<br />

888<br />

Gourmont, op. cit., p.106.<br />

889<br />

Bernardi, « Visione e strategie <strong>de</strong>l silenzio nel linguaggio di Gourmont. », 1997, p.64.<br />

890<br />

Gall<strong>et</strong>ti, La nascita <strong>de</strong>lla linguistica e Gourmont, 1985, p.143-199.<br />

Page 191


En se référant à l’Histoire <strong>de</strong> la Folie à l’âge classique, Gall<strong>et</strong>ti se situe dans le grand<br />

cadre que Foucault a esquissé. Dans ce sens, sa position nous semble assez proche <strong>de</strong> Ponnau.<br />

Ainsi, « Dans <strong>les</strong> Histoires magiques (1894), La robe blanche, Yeux D’Eau, Marguerite<br />

rouge, La Sœur Sylvie, Dana<strong>et</strong>te sont tous <strong>de</strong>s cas spéciaux qui montrent déjà sa vision <strong>de</strong> la<br />

névrose, <strong>de</strong> l’hyperesthésie 891 . » Un conte comme Péhor, avec Les Yeux D’eau, est donc<br />

analysé en relation avec l’hystérie, surtout avec celle qui est représentée par Charcot. C<strong>et</strong>te<br />

relation du fantastique avec la sexualité rejoint d’une part le thème <strong>de</strong> toi <strong>de</strong> Todorov <strong>et</strong><br />

d’autre part la notion <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> toi d’Ariès 892 . Ceci r<strong>et</strong>race ce que nous avons examiné<br />

jusqu’ici. Dans Véra ou dans Bruges-la-Morte, n’est-ce pas la morte que le héros veut<br />

ressusciter 893 ?<br />

Pour Le Magnolia, Gall<strong>et</strong>ti oriente ses étu<strong>de</strong>s vers l’occultisme. Elle cherche <strong>les</strong> sources<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre du côté <strong>de</strong> Lévi <strong>et</strong> <strong>de</strong> Papus. Il s’agit <strong>de</strong> la magie par la parole où « le dire<br />

implique le faire 894 ». Gall<strong>et</strong>ti voit dans l’analogie entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux fil<strong>les</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux fleurs <strong>de</strong><br />

magnolias, celle entre le mon<strong>de</strong> végétal <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> humain :<br />

L’analogie entre le mon<strong>de</strong> végétal <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> humain n’est pas innocente : dans la<br />

« mutation dans un obj<strong>et</strong> du nom propre d’un autre », mis dans l’acte <strong>de</strong> la métaphore, <strong>les</strong><br />

unités en jeu se modifient : le métaphorisant <strong>et</strong> le métaphorisé per<strong>de</strong>nt leur i<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong><br />

dans la métamorphose […] l’élément végétal envahit l’élément humain en laissant<br />

émerger dans l’accentuation <strong>de</strong> sa qualité <strong>de</strong> fleurir une implication plus secrète : celle <strong>de</strong><br />

génital <strong>de</strong> la plante 895 .<br />

Ici, Gall<strong>et</strong>ti fait une remarque très intéressante dans la mesure où ce qu’elle dit nous<br />

semble assez proche <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> la médiation rhétorique. Deux termes liés par la<br />

métaphore ne restent pas intacts. Ils sont médités. Nous ferons une analyse plus détaillée <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te œuvre.<br />

891<br />

E.Pound, « Remy <strong>de</strong> Gourmont », Saggi l<strong>et</strong>terari, p.441, cité en italien par Gall<strong>et</strong>ti, Gall<strong>et</strong>ti, La nascita <strong>de</strong>lla linguistica e<br />

Gourmont, 1985, p.160.<br />

892<br />

L’Homme <strong>de</strong>vant la mort (1977).<br />

893<br />

Le thème principale <strong>de</strong> la magie <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong> est la résurrection <strong>de</strong> la morte aimée. Voir Cellier, Mallarmé <strong>et</strong> la morte qui<br />

parle, 1959 <strong>et</strong> Mercier, Les Sources ésotériques <strong>et</strong> occultes <strong>de</strong> la Poésie symboliste (1870-1914), 1969. Mercier en<br />

consacre une section à <strong>Villiers</strong>, ibid., p.145-156. Quant à Gourmont, c’est plutôt dans Lilith qu’il trouve l’empreinte <strong>de</strong>s<br />

travaux <strong>de</strong> Papus concernant la Kabale, ibid., p.258-260. Gourmont, Lilith, suivi <strong>de</strong> Théodat, 1921. Selon Mercier, Schwob<br />

a contribué à c<strong>et</strong>te tendance en traduisant le Talmud <strong>de</strong> Jérusalem, ibid., p.158. Il n’écrit pas <strong>de</strong> commentaires précis pour<br />

Ro<strong>de</strong>nbach. Voir aussi Emont, Thèmes du fantastique <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'occultisme en France à la fin du XIXe siècle, 1991.<br />

894<br />

Gall<strong>et</strong>ti, La nascita <strong>de</strong>lla linguistica e Gourmont, 1985, p.191.<br />

895<br />

« L’analogia fra mondo veg<strong>et</strong>ale e mondo umano non è innocente : nel “ trasferimento a un ogg<strong>et</strong>to <strong>de</strong>l nome proprio di<br />

altro ” messo in atto <strong>de</strong>lla m<strong>et</strong>afora, le unità in gioca si modificano : m<strong>et</strong>aforizzante e m<strong>et</strong>aforizzato perdono la loro<br />

i<strong>de</strong>ntità e nella métamorfosi [ … ] l’elemento veg<strong>et</strong>ale inva<strong>de</strong> l’elemento umano, lasciando emergere nell’accentuazione<br />

<strong>de</strong>lla sua qualità di fiorire un'implicazione più segr<strong>et</strong>a : quella di “ genitale ” <strong>de</strong>lla pianta », Gall<strong>et</strong>ti, La nascita <strong>de</strong>lla<br />

linguistica e Gourmont, 1985, p.195-196.<br />

Page 192


D’autre part, comme Angel<strong>et</strong> le montre bien, c<strong>et</strong>te poétique <strong>de</strong> métaphore est liée à la<br />

notion <strong>de</strong> symbole partagée par ses contemporains, Mallarmé ou Huysmans par exemple 896 .<br />

C<strong>et</strong>te remarque d’Angel<strong>et</strong> est d’autant plus intéressante que « Gourmont estimait que le<br />

symbole constitue un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée 897 » :<br />

Il semble que penser mystiquement — ou symboliquement — ce soit le plus noble<br />

effort <strong>de</strong> l’esprit 898 .<br />

Pour Gourmont, le « mystique » <strong>et</strong> le « symbolique » seraient liés très prés. Ne serait-ce<br />

pas une <strong>de</strong>s raisons pour <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> il a écrit <strong>de</strong>s contes fantastiques ?<br />

V.V Les Histoires magiques<br />

Nous analysons d’abord Le Magnolia, parce que ce conte nous semble représenter un<br />

pôle extrême dans l’œuvre <strong>de</strong> Gourmont dans le sens où la structure métaphorique y est<br />

tellement dominante qu’il est très difficile d’interpréter ce texte d’une façon univoque en tant<br />

que récit. L’usage <strong>de</strong> l’ellipse ne fait qu’augmenter c<strong>et</strong>te difficulté parce que dans ce texte, <strong>les</strong><br />

informations concrètes (ou réalistes) sur <strong>les</strong> trois personnages manquent. Au lieu <strong>de</strong> cela,<br />

l’auteur n’en donne que <strong>de</strong>s <strong><strong>de</strong>scription</strong>s où la structure métaphorique est dominante.<br />

Le Magnolia 899<br />

C<strong>et</strong>te œuvre est recueillie dans diverses anthologies, notamment dans l’Anthologie du<br />

Conte fantastique français <strong>de</strong> P.-G. Castex (1963) <strong>et</strong> La France fantastique 1900 <strong>de</strong> Michel<br />

Desbruières (1978). Il ne serait pas inutile <strong>de</strong> nous référer à ce que Castex écrit dans son<br />

anthologie, parce que cela résume bien la filiation symboliste <strong>de</strong> l’auteur, <strong>les</strong> facteurs<br />

principaux (<strong>de</strong>ux fleurs <strong>de</strong> magnolia) <strong>et</strong> l’atmosphère mystérieuse <strong>de</strong> l’œuvre :<br />

Le conte fantastique a connu un nouvel essor, en France, à l’époque où <strong>les</strong><br />

écrivains <strong>symbolistes</strong>, prolongeant <strong>les</strong> aspirations du romantisme, tentaient <strong>de</strong> saisir <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

suggérer <strong>les</strong> lois <strong>de</strong> l’analogie universel<strong>les</strong>. Dans l’une <strong>de</strong> ses Histoires magique, Remy<br />

<strong>de</strong> Gourmont associe subtilement <strong>de</strong>ux fleurs <strong>de</strong> magnolia, l’une inaccomplie, l’autre<br />

fanée, à l’épiso<strong>de</strong> final d’une idylle douloureuse. Un décor vague <strong>et</strong> comme inexistant,<br />

<strong>de</strong>s circonstances délibérément imprécises, <strong>de</strong>s personnages sans consistance charnelle,<br />

un langage plein d’harmonieux artifices concourent à créer, comme dans <strong>les</strong> drames<br />

896<br />

Angel<strong>et</strong>, La notion <strong>de</strong> symbole <strong>chez</strong> Gourmont <strong>et</strong> Huysmans, 1996, p.187-191.<br />

897<br />

Ibid., p.196.<br />

898<br />

Gourmont, Le Latin mystique, 1979 (1930), p.180.<br />

899<br />

Nous avons déjà discuté <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre dans : Aino, Tsuyoshi, « Écriture fin <strong>de</strong> siècle: le fantastique <strong>de</strong>scriptif », op. cit.<br />

<strong>et</strong> Aino, Remy <strong>de</strong> Gourmont no Le Magnolia — Gensotanpen to sanbunshi no aida<strong>de</strong> (Le Magnolia <strong>de</strong> Remy <strong>de</strong><br />

Gourmont — entre un conte fantastique <strong>et</strong> poème en prose, 1999.<br />

Page 193


contemporains <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck, un climat d’incertitu<strong>de</strong> mystérieuse, où pèse la menace du<br />

Destin 900 .<br />

Nous allons examiner comment ce « climat d’incertitu<strong>de</strong> mystérieuse » se structure par<br />

la <strong><strong>de</strong>scription</strong> dans c<strong>et</strong>te œuvre.<br />

Pantonyme - thème <strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>scription</strong>: « magnolia »<br />

Comme le titre le marque, le suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>scription</strong> dans c<strong>et</strong>te œuvre semble être le<br />

magnolia. Mais, nous le verrons plus tard, la série <strong>de</strong>s termes en relation avec « le magnolia »<br />

reste faible. Différentes isotopies s’alternent <strong>et</strong> la structure métaphorique l’emporte sur la<br />

structure métonymique, le mo<strong>de</strong> sur le mo<strong>de</strong> . La caractéristique <strong>de</strong> ce texte viendrait <strong>de</strong><br />

ce que nous venons <strong>de</strong> désigner comme « la poétique <strong>de</strong> métaphore ». C’est aussi la<br />

caractéristique <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> Gourmont, mais elle est la plus remarquable dans<br />

c<strong>et</strong>te œuvre. Les commentaires <strong>de</strong> Castex tels que, « décor vague » ou « circonstances<br />

délibérément imprécises », semblent bien refléter c<strong>et</strong>te structure plutôt poétique.<br />

Lecture tabulaire<br />

Pour accé<strong>de</strong>r à c<strong>et</strong>te œuvre très « poétique », nous avons décidé d’utiliser la lecture<br />

tabulaire proposée dans la Rhétorique <strong>de</strong> la poésie du Groupe . Pour ce faire, nous avons<br />

divisé le texte en 4 sections avec 3 espacements mis, nous semble-t-il, par Gourmont luimême.<br />

Ces sections correspondraient, grosso modo, aux différents mouvements du récit.<br />

Ensuite, nous avons divisé chaque section en paragraphes. Dans notre tableau 901 , le premier<br />

numéro <strong>de</strong> chaque séquence désigne la section <strong>et</strong> le <strong>de</strong>uxième le paragraphe.<br />

Section 1 902<br />

Ouverture (1.1, 1.2, 1.3)<br />

Au niveau du signifiant, nous constatons que la structure répétitive est très visible :<br />

« Arabelle »-« belle », « Bibiane »-« vieille » (répétitions partiel<strong>les</strong> ou globa<strong>les</strong> du son), « la<br />

triste maison »-« la maison triste » (chiasme). Ceci est fortifié au niveau du signifié, « <strong>de</strong>ux<br />

fois par an » (/binarité/ 903 ), « printemps »-« automne » (répétition partielle du sème<br />

/saisonnalité/). Et enfin, l’expression « l’arbre magique » se trouve <strong>de</strong>ux fois. C<strong>et</strong>te structure<br />

répétitive sera constamment observée dans tout le texte.<br />

900 Castex, Anthologie du Conte fantastique français, 1963, p.303<br />

901 Voir ci-après, à la fin du chapitre.<br />

902 Gourmont, <strong>les</strong> Histoires magiques <strong>et</strong> autres récits, 1982, p.150-151.<br />

903 Nous m<strong>et</strong>tons <strong>les</strong> monts cités entre <strong>de</strong>ux guillem<strong>et</strong>s <strong>et</strong> marquons <strong>les</strong> isotopies avec <strong>de</strong>ux barres obliques.<br />

Page 194


Les sèmes /familiarité/ (« sœurs », « enfant », « mère ») <strong>et</strong> /féminin/ sont dominants<br />

comme nous avons dit pour le texte entier. Des termes qui concernant le sème /occultisme/<br />

comme « <strong>de</strong>s épanouissements sacrés » <strong>et</strong> « l’arbre magique » apparaissent déjà. C<strong>et</strong>te<br />

isotopie rendra possible une interprétation par le merveilleux. Le terme « l’arbre magique »<br />

est surtout important parce que celui-ci désigne le « magnolia » qui est le grand thème <strong>de</strong> la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong>.<br />

Il faudrait mentionner la médiation du mo<strong>de</strong> entre /humain/ <strong>et</strong> /végétal/. Celle-ci est<br />

suscitée par la contiguïté entre la « maison », la « cour » <strong>et</strong> l’« arbre », <strong>et</strong> n’introduit pas<br />

d’allotopie. Mais elle est tout <strong>de</strong> même importante dans le sens où elle définit le « topos » du<br />

récit <strong>et</strong> la nomenclature pour le pantonyme « magnolia ». Au paragraphe 1.3, la médiation du<br />

mo<strong>de</strong> s’établit entre « Arabelle » <strong>et</strong> le « magnolia » sur c<strong>et</strong> axe <strong>de</strong> contiguïté. En même<br />

temps, la médiation du mo<strong>de</strong> s’établit entre ces <strong>de</strong>ux isotopies : /humain/ (ou /féminin/) <strong>et</strong><br />

/végétal/. Celle-ci donne le parallélisme principal dont nous avons parlé.<br />

Changement (1.4)<br />

Dans ce paragraphe, il s’est introduit un nouvel élément. Il est désigné avec « Il » ou<br />

« celui » <strong>et</strong> appartient à l’isotopie <strong>de</strong> /masculin/. C’est le troisième acteur qui s’ajoute à la pair<br />

/féminin/ <strong>de</strong> « Arabelle » -» Bibiane » <strong>et</strong> qui est nécessaire pour le déroulement <strong>de</strong> l’histoire.<br />

L’isotopie <strong>de</strong> /mort/ est introduite en même temps que celle <strong>de</strong> /masculin/. Ces <strong>de</strong>ux isotopies<br />

sont dans la relation <strong>et</strong> annoncent le développement <strong>de</strong> l’histoire.<br />

C<strong>et</strong>te combinaison <strong>de</strong> /masculin/-/mort/ est dans la relation avec « <strong>les</strong> secon<strong>de</strong>s fleurs<br />

du magnolia » <strong>de</strong> l’isotopie /végétal/. Au verbe « mourir » s’oppose le verbe « aviver » qui<br />

appartient à l’isotopie /vie/ dont l’obj<strong>et</strong> direct est « la fleur que je suis » qui appartient à<br />

l’isotopie /féminin/ qui s’oppose, elle, à l’isotopie /mort/. Ici, nous avons le parallélisme<br />

suivant :<br />

Figure 7<br />

La médiation entre « la fleur (magnolia) » <strong>et</strong> « je (Arabelle) » <strong>et</strong> celle entre « aviver » <strong>et</strong><br />

« une goutte <strong>de</strong> sang », qui sont déjà présentées dans le paragraphe 1.2 sont répétées.<br />

(1.5, 1.6, 1.7, 1.8)<br />

Page 195


L’isotopie <strong>de</strong> /végétal/ présentée dans le paragraphe 1.5 avec « Il y a en a encore une »<br />

continue dans le paragraphe 1.6 avec « une fleur », « un bouton », « <strong>les</strong> feuil<strong>les</strong> » <strong>et</strong> « l’ove »,<br />

passe par le paragraphe 1.7 avec « La <strong>de</strong>rnière » <strong>et</strong> « une autre, toute fanée <strong>et</strong> presque morte »,<br />

<strong>et</strong> arrive au paragraphe 1.8 avec « du magnolia ». L’isotopie <strong>de</strong> /féminin/ est représentée par<br />

« Arabelle » <strong>et</strong> « Bibiane » <strong>et</strong> la correspondance entre ces <strong>de</strong>ux fil<strong>les</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> fleurs est clarifiée<br />

dans « nous <strong>de</strong>ux, si clairement symbolisées par ces <strong>de</strong>ux fleurs ». C<strong>et</strong>te relation est<br />

fortifiée avec « toute fanée <strong>et</strong> presque morte », « je me cueille » <strong>et</strong> « me voilà cueillie ».<br />

Ce qui est introduit nouvellement est l’isotopie <strong>de</strong> /noce/. Comme nous pouvons voir<br />

dans « Elle sera ma parure <strong>de</strong> noces », l’isotopie est liée à la combinaison /végétal/-/féminin/.<br />

La « virginité » appartiendra aussi à c<strong>et</strong>te isotopie.<br />

Nous avons déjà observé la liaison entre /végétal/ <strong>et</strong> /prématuré/ qui apparaît ici dans<br />

« une fleur inaccomplie » <strong>et</strong> « un bouton ». Ce qui est nouveau est le fait que, comme le<br />

montrent « fanée » <strong>et</strong> « morte », l’isotopie <strong>de</strong> /mort/ est médiée avec /végétal/-/féminin/. La<br />

mise en médiation entre /mort/ <strong>et</strong> /féminin/ se trouve aussi dans « Si j’allais mourir aussi » <strong>et</strong><br />

c<strong>et</strong>te expression correspond à l’expression « Il va mourir » que nous avons vue dans le<br />

paragraphe 1.4.<br />

Dans le paragraphe 1.8, réapparaît l’isotopie <strong>de</strong> /familiarité/ avec « sa tremblante sœur »,<br />

<strong>et</strong> avec « magnolia dépouillé <strong>de</strong> sa gloire <strong>de</strong>rnière », la section 1 se termine dans la<br />

médiation /mort/-/végétal/.<br />

Section 2 904<br />

(2.1, 2.2, 2.3)<br />

Dans la section 2, il y a un changement <strong>de</strong> lieu <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux fil<strong>les</strong> entrent dans la maison.<br />

L’isotopie <strong>de</strong> /mort/ est montrée avec l’isotopie /prématuré/ dans « <strong>de</strong>uils prématurés ». Nous<br />

pouvons observer <strong>et</strong> l’isotopie <strong>de</strong> /noce/ avec « la blanche Fiancée » <strong>et</strong> l’isotopie /familiarité/<br />

avec « enfant timi<strong>de</strong> » <strong>et</strong> « la mère du moribond ». L’isotopie /végétal/ est médiée avec<br />

l’isotopie /prématuré/ dans « la fleur inaccomplie », mais ceci est une répétition <strong>de</strong><br />

l’expression qui existait au paragraphe 1.6 <strong>et</strong> qui est dans la relation avec /féminin/.<br />

L’isotopie /masculin/ qui avait disparu <strong>de</strong>puis le paragraphe 1.4 réapparaît dans le paragraphe<br />

2.2 avec « Comment va-t-il ? », elle est médiée avec /mort/ dans le paragraphe 2.3 <strong>et</strong><br />

continue au paragraphe 2.4.<br />

(2.4)<br />

Page 196


L’isotopie <strong>de</strong> /mort/ est dominante dans ce paragraphe 905 . Comme nous pouvons le voir<br />

dans « il va mourir », « Le fils qui me restait va mourir », « il est mort » <strong>et</strong> « c’est mort que je<br />

te le donne », l’isotopie <strong>de</strong> /masculin/ est liée à celle <strong>de</strong> /mort/, ce qui succè<strong>de</strong> au paragraphe<br />

2.3.<br />

D’autre part, nous pouvons observer /féminin/ avec « ma fille <strong>et</strong> la fiancée », /végétal/<br />

avec « fleurir » <strong>et</strong> « odorantes floraisons », /familiarité/ avec « ma fille » <strong>et</strong> « Le fils » <strong>et</strong><br />

/noce/ aussi 906 . Entre ces isotopies il s’établit la médiation /féminin/-/mort/-/noce/-/végétal/ 907<br />

<strong>et</strong> celle <strong>de</strong> /féminin/-/vie/-/mort/-/végétal/ 908 . Il faudrait ajouter qu’un élément d’/occultisme/<br />

y intervient avec « un baiser d’outre-tombe qui sacrera ton front <strong>de</strong> mariée nouvelle » (nous<br />

soulignons).<br />

(2.5)<br />

Des éléments <strong>de</strong> /masculin/ comme « fils moribond », « <strong>de</strong>s hommes » <strong>et</strong> « Prêtre » sont<br />

introduits dans ce paragraphe. L’isotopie <strong>de</strong> /mort/ 909 <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> /noce/ 910 sont médiées <strong>et</strong><br />

mises en parallèle <strong>et</strong> ici aussi, il y a l’intervention d’/occultisme/ avec « Prêtre », « bénir » <strong>et</strong><br />

« crucifier <strong>de</strong> chrême ».<br />

Il se trouve <strong>de</strong>s expressions comme « le front », « le cœur », « <strong>les</strong> pieds », « <strong>les</strong> mains »<br />

qui appartiennent à l’isotopie <strong>de</strong> /corps/. C<strong>et</strong>te isotopie qui se trouvait déjà dans « épau<strong>les</strong> »<br />

au paragraphe 2.2 <strong>et</strong> dans « doigts » au paragraphe 2.3 apparaît ici avec l’énumération donc<br />

avec l’itération. Ces expressions sont employées pour annoncer le paragraphe 3.1 où c<strong>et</strong>te<br />

isotopie est montrée avec une force.<br />

(2.6, 2.7, 2.8)<br />

Le changement <strong>de</strong> lieu est marqué par « Tous montèrent » mais ce changement n’est<br />

effectué que dans la section 3. L’isotopie <strong>de</strong> /mort/ <strong>de</strong> « un far<strong>de</strong>au <strong>de</strong> mort » <strong>et</strong> celle <strong>de</strong><br />

/noce/, le parallélisme est fortifié par « coffre »-» lit » <strong>et</strong> par « sépulcre »-« noce ».<br />

904 Ibid., p.151-152.<br />

905 « Mourir », « son suprême désir », « <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers soupirs », « le chapel<strong>et</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières prières », « La mort », « un baiser<br />

d’outre-tombe », « le sourire funéraire », « <strong>de</strong>s invincib<strong>les</strong> ténèbres », « il est mort », « c'est mort que je te le donne », « la<br />

tombe »<br />

906 « la fiancée », « amour », « un baiser d’outre-tombe », « ton front <strong>de</strong> mariée nouvelle », « un lit ».<br />

907 « ma fille <strong>et</strong> la fiancée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers soupirs, beauté qui va fleurir d’amour le chapel<strong>et</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières prières. ».<br />

908 « à toi si joliment la vie, <strong>et</strong> la putréfaction <strong>de</strong> la tombe, à toi, née pour un lit d’odorantes floraisons ».<br />

909 « la mort », « crucifier <strong>de</strong> chrême », « du fils moribond ».<br />

910 « épouser », « bénir d’in<strong>de</strong>structib<strong>les</strong> anneaux »<br />

Page 197


Au début du paragraphe 2.7 l’expression « Ils montaient » qui se trouvait au début du<br />

paragraphe 2.6 se répète <strong>et</strong> le paragraphe 2.8 entier n’est qu’une répétition <strong>de</strong> « — Hâtonsnous,<br />

car il va mourir <strong>et</strong> il faut que son suprême désir se réalise. » du paragraphe 2.4.<br />

Section 3 911<br />

(3.1)<br />

La scène se déplace dans la chambre en haut. La médiation continue entre /mort/<br />

(« mourir ») <strong>et</strong> /noce/ (« lit nuptial », « la fiancée », « ove intégral <strong>de</strong> virginité »). Comme<br />

nous venons <strong>de</strong> faire remarquer, c’est un paragraphe riche d’éléments appartenant au<br />

/corps/ 912 . La relation se trouve entre « la main droite » d’Arabelle <strong>et</strong> « une main étroite <strong>et</strong><br />

osseuse » (du garçon) <strong>et</strong> entre « la (main) gauche » d’Arabelle, « ses lèvres » (du garçon) <strong>et</strong><br />

« la fleur » qui est un élément <strong>de</strong> /végétal/. Les <strong>de</strong>ux expressions « la fleur inaccomplie du<br />

magnolia » <strong>et</strong> « ove intégral <strong>de</strong> virginité » qui appartiennent à l’isotopie /végétal/ sont <strong>de</strong>s<br />

répétitions. El<strong>les</strong> apparaissent respectivement, dans 1.6 <strong>et</strong> 2.3, <strong>et</strong> 1.6. Il faudrait ajouter que<br />

l’on trouve une comparaison avec « comme si » : « comme si la charmante tête allait rester là<br />

<strong>et</strong> mourir aussi ».<br />

(3.2)<br />

Dans ce paragraphe, <strong>les</strong> isotopies /masculin/ <strong>et</strong> /féminin/ apparaissent toutes <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux<br />

avec <strong>les</strong> termes qui appartiennent à celle <strong>de</strong> /familiarité/ en même temps que « le fils » <strong>et</strong> « sa<br />

mère ». L’isotopie /corps/ est liée à l’isotopie /mort/ avec « la face sinistre » <strong>et</strong> « une face<br />

stigmatisée ». C<strong>et</strong>te isotopie apparaît dans « <strong>de</strong>s mourants » <strong>et</strong> aussi comme négation <strong>de</strong> /vie/<br />

avec « la vie qui s’en va ». Ici, il faut remarquer l’usage <strong>de</strong> l’antithèse dans « par l’envie <strong>de</strong> la<br />

vie qui s’en va, par la jalousie <strong>de</strong> l’amour qui reste » <strong>et</strong> dans « la fraîche beauté d’Arabelle<br />

exaspérait jusqu’à la haine le phosphore impuissant <strong>de</strong> ses yeux creux. » Nous pouvons voir<br />

« Le sacrement » <strong>et</strong> « sataniques » qui appartiennent à l’isotopie /occultisme/ dont<br />

« sataniques » annonce le terme « diaboliquement » du paragraphe 3.5 <strong>et</strong> sera repris dans le<br />

paroxysme.<br />

(3.3, 3.4)<br />

Dans ces <strong>de</strong>ux paragraphe, /masculin/ apparaît dans « Il » <strong>et</strong> « <strong>les</strong> hommes » <strong>et</strong> /féminin/<br />

dans « <strong>les</strong> femmes » <strong>et</strong> « Arabelle ». Et si nous prenons en considération <strong>de</strong>s référents <strong>de</strong>s<br />

pronoms personnels, « Je » représente l’isotopie /masculin/ <strong>et</strong> « toi », « tu » <strong>et</strong> « t’ »<br />

911 Ibid., p.152-153.<br />

912 « Genoux », « le front », « <strong>les</strong> cœurs », « la main droite », « une main étroite <strong>et</strong> osseuse », « la gauche », « ses lèvres »<br />

Page 198


l’isotopie /féminin/. Dans le paragraphe 3.3, l’antithèse est utilisée entre « <strong>les</strong> hommes » <strong>et</strong><br />

« <strong>les</strong> femmes », <strong>de</strong>ux mots qui sont tous <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux au pluriel 913 , <strong>et</strong> dans le paragraphe 3.4, entre<br />

« Je » <strong>et</strong> « toi », au singulier tous <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux, mais distribués aux différentes personnes 914 .<br />

Dans 3.3, « sa bouche » <strong>de</strong> l’isotopie /corps/ est lié immédiatement à « pâlie par <strong>les</strong><br />

neiges <strong>de</strong> l’au-<strong>de</strong>là » <strong>de</strong> l’isotopie /mort/. Dans 3.4, « sous le magnolia » <strong>de</strong> l’isotopie<br />

/végétal/ qui sera répétée dans 3.6 est suivie par « Je t’attendrai tous <strong>les</strong> soirs… » <strong>et</strong> intervient<br />

ainsi dans le déroulement <strong>de</strong> l’histoire. « Je serai là » annonce lui aussi la répétition d’« Il est<br />

là » d’après le 4.2. Il y a plusieurs répétitions comme « Arabelle », « amour », « Quelle<br />

preuve ».<br />

(3.5, 3.6)<br />

Comme dans 3.4, /masculin/ est représentée par « il » <strong>et</strong> /féminin/ par « Arabelle ». La<br />

« face » <strong>de</strong> « sa face maigre » (/corps/) était déjà apparu dans 3.2. Comme nous venons <strong>de</strong> le<br />

dire, l’expression « sous le magnolia » <strong>de</strong> /végétal/ est répétée pour terminer la section 3.<br />

Nous voudrions attirer l’attention sur « diaboliquement » <strong>et</strong> sur « mystérieusement »<br />

d’/occultisme/. Comme nous venons <strong>de</strong> le faire remarquer, « diaboliquement » prolonge<br />

« sataniques » <strong>de</strong> 3.2. Et puis, le mot « paro<strong>les</strong> » est utilisé avec « mystérieusement ». Alors,<br />

ce mot est utilisé aussi dans 3.2 dans « Le sacrement s’élabora par la vertu <strong>de</strong>s paro<strong>les</strong> » avec<br />

l’isotopie /occultisme/. C<strong>et</strong>te association <strong>de</strong> « parole » à l’isotopie /occultisme/ rendra<br />

possible une explication globale du texte par le merveilleux au paroxysme : « la réalisation<br />

<strong>de</strong>s paro<strong>les</strong> magiques » par exemple.<br />

Section 4 915<br />

(4.1, 4.2, 4.3)<br />

Dans ce paragraphe, nous trouvons pour /masculin/, « il » <strong>et</strong> « Il », pour /féminin/,<br />

« Arabelle » <strong>et</strong> « Bibiane », pour /corps/, « le cœur douloureux » <strong>et</strong> enfin pour /végétal/, « <strong>les</strong><br />

feuil<strong>les</strong> », « l’arbre », « défleuri », « le magnolia », « <strong>les</strong> basses feuil<strong>les</strong> ».<br />

C<strong>et</strong>te partie est très riche d’éléments <strong>de</strong> /temporalité/ avec « Toutes ses journées »,<br />

« toutes ses journées », « le soir » <strong>et</strong> « octobre » dont l’antithèse est utilisé entre « Toutes ses<br />

journées » <strong>et</strong> « toutes ses journées », le même procédé étant utilisé avec « l’esprit troublé »-<br />

» le cœur douloureux » <strong>et</strong> « quand le vent faisait bruire… »-« quand, la lune montée, il se<br />

dressait… ».<br />

913 « <strong>les</strong> hommes souriaient…<strong>les</strong> femmes apeurées sanglotaient… »<br />

914 « Je m'en vais, mais tu viendras »<br />

Page 199


L’expression « Il est là » <strong>de</strong> 4.2 est répétée en changeant <strong>de</strong> temps dans 4.3 comme « Il<br />

était là » <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te expression sera répétée plusieurs fois durant toute la section 4. Le<br />

paragraphe 4.3 entier sera répété dans 4.7 qui est le paroxysme du récit.<br />

Dans « il se dressait magique », le terme « magique » d’/occultisme/ est utilisé avec<br />

« il » <strong>et</strong> maintient c<strong>et</strong>te isotopie pour l’enchaîner au paroxysme.<br />

(4.4, 4.5, 4.6)<br />

L’isotopie <strong>de</strong> /féminin/ est représentée par « elle (=Arabelle) » <strong>et</strong> par « Bibiane » qui est<br />

désigné avec « me », « j’ » <strong>et</strong> « tu ». Quant à celle <strong>de</strong> /masculin/, elle apparaît dans « morts »<br />

<strong>et</strong> « il » qui sont liés à /mort/. Nous trouvons aussi l’isotopie <strong>de</strong> /noce/ dans « Nous nous<br />

aimons » dont « Nous » comprend /féminin/ <strong>et</strong> /masculin/.<br />

D’autre part, à « Un soir » <strong>de</strong> /temporalité/ succè<strong>de</strong> « le soir » <strong>de</strong> 4.1 <strong>et</strong> en change le<br />

mo<strong>de</strong> parce que, alors que « le soir » a une itérativité dans « Toutes ses journées » <strong>et</strong> dans<br />

« toutes ses journées », « Un soir », étant que d’une <strong>de</strong> ces journées, est unique pour<br />

déterminer le temps du paroxysme.<br />

En ce qui concerne la répétition, « il est là » est répété <strong>de</strong>ux fois dans 4.5 <strong>et</strong> dans 4.6 <strong>et</strong><br />

le verbe « aller » est répété comme « j’y vais » <strong>et</strong> « Va ».<br />

Paroxysme (4.7)<br />

Nous considérons le paragraphe (4.7) comme le paroxysme, parce que c’est dans ce<br />

paragraphe qu’Arabelle, un <strong>de</strong>s personnages principal, meurt.<br />

Ce qui est remarquable, ici, c’est l’existence <strong>de</strong> l’isotopie d’/animal/, surtout parce que<br />

c’est la seule occurrence <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te isotopie ; « serpentins », « vipères », « se tordirent en<br />

sifflant ». Il faudrait noter que tous ces termes concernent le serpent, un animal qui représente<br />

le diable. La médiation s’établit entre <strong>les</strong> isotopies <strong>de</strong> /humain/, d’/animal/, d’/mort/ ; « <strong>de</strong>ux<br />

vipères d’enfer » <strong>et</strong> « tel<strong>les</strong> <strong>de</strong>s bras flui<strong>de</strong>s <strong>et</strong> serpentins ». Savoir à qui appartiennent ces<br />

« bras » donnerait une possibilité d’interprétation <strong>et</strong> si nous suivons ce qui est suggéré dans le<br />

paragraphe suivant, ces bras seraient d’« Il ».<br />

L’existence <strong>de</strong> l’isotopie /occultisme/ perm<strong>et</strong> une interprétation par le « merveilleux »<br />

<strong>et</strong> il faudrait ajouter que s’opère ici une comparaison avec « tel<strong>les</strong> ». La médiation rhétorique<br />

crée la polysémie <strong>et</strong> il ne faudrait pas interpréter l’expression univoquement. Si nous donnons<br />

une interprétation définitive <strong>et</strong> univoque en i<strong>de</strong>ntifiant <strong>les</strong> bras aux serpents, il ne resterait<br />

plus qu’une histoire merveilleuse <strong>et</strong> le fantastique disparaîtrait.<br />

915 Ibid.; p.153-154.<br />

Page 200


(4.8)<br />

L’isotopie /féminin/ apparaît dans « Bibiane » <strong>et</strong> « Arabelle », l’isotopie /mort/ dans<br />

« gisait ». La médiation entre ces <strong>de</strong>ux isotopies donne la mort <strong>de</strong> Bibiane. Ce qui est en<br />

question ici est « mains » <strong>de</strong> /corps/. Il s’agit <strong>de</strong> l’expression « d’étroites <strong>et</strong> osseuses mains »<br />

qui n’est qu’autre chose que la répétition d’« une main étroite <strong>et</strong> osseuse » <strong>de</strong> 3.1. Ce qui<br />

soutiendrait l’interprétation que <strong>les</strong> « bras » <strong>de</strong> 4.7 sont « ses bras », mais ici aussi, ce passage<br />

est introduit par une comparaison avec « comme » <strong>et</strong> nous ne pouvons pas le lire<br />

univoquement.<br />

Le terme « maison » qui était aux paragraphes 1.1 <strong>et</strong> 1.2 réapparaît pour confirmer le<br />

lieu <strong>de</strong> l’histoire <strong>et</strong> pour mener à la fin.<br />

Fin (4.9)<br />

Ici, <strong>de</strong>ux isotopies re<strong>de</strong>viennent prépondérantes : /féminin/ avec « Bibiane » <strong>et</strong> « ses<br />

(Arabelle) », <strong>et</strong> /végétal/ avec « la fleur », « fanée » <strong>et</strong> « le magnolia ». Ce sont d’ailleurs ces<br />

<strong>de</strong>ux isotopies qui définissaient la tonalité du texte entier. La médiation totale s’établit entre<br />

/féminin/, /végétal/, /mort/ 916 <strong>et</strong> /noce/ 917 . C<strong>et</strong>te médiation marque bien la clôture du récit en<br />

accordant une impression harmonieuse à celui-ci.<br />

Remarques généra<strong>les</strong><br />

D’abord, nous pouvons constater que <strong>les</strong> isotopies /féminin/ <strong>et</strong> /familiarité/ sont<br />

prépondérantes, ce qui donne à c<strong>et</strong>te œuvre, supposons nous, une atmosphère tendre qui<br />

domine la totalité <strong>de</strong> l’œuvre. Deuxièmement, nous pouvons observer un couple d’isotopies<br />

/mort/ <strong>et</strong> /prématuré/ qui nous annoncent la fin tragique <strong>de</strong> l’histoire. Et puis, la médiation,<br />

constamment présente, entre /humain/ (/féminin/) <strong>et</strong> /végétal/ établit le parallélisme principal<br />

<strong>de</strong> l’œuvre entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux fil<strong>les</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux fleurs 918 .<br />

En opposition à ces <strong>de</strong>ux isotopies principa<strong>les</strong>, il existe <strong>les</strong> isotopies <strong>de</strong> /masculin/ <strong>et</strong><br />

d’/animal/. L’isotopie /masculin/ envahit ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux fil<strong>les</strong> en tant qu’une tierce<br />

personne pour faire avancer l’histoire <strong>et</strong> l’isotopie /animal/ apparaît dans le paroxysme pour<br />

gouverner le dénouement tragique. Bref, ces <strong>de</strong>ux isotopies ont pour rôle celui <strong>de</strong> briser<br />

l’équilibre <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux principaux groupes d’isotopie <strong>et</strong> l’histoire se termine quand l’équilibre<br />

ainsi brisé est restitué à la fin.<br />

916<br />

« inanimés », « outre-tombe », « fanée ».<br />

917<br />

« noces »<br />

918<br />

Ceci correspond à ce que dit Gall<strong>et</strong>ti à propos <strong>de</strong> la binarité <strong>et</strong> <strong>de</strong> la féminité du texte. Gall<strong>et</strong>ti, La nascita <strong>de</strong>lla linguistica<br />

e Gourmont, 1985, p.193-194.<br />

Page 201


Quant à la médiation entre /noce/ <strong>et</strong> /mort/, elle poserait l’un <strong>de</strong>s thèmes <strong>de</strong> l’œuvre ;<br />

« l’amour dans la mort ». Et l’existence <strong>de</strong> l’isotopie /occultisme/ procurerait la possibilité<br />

d’une interprétation « merveilleuse ». Comme ceci est toujours introduit par une comparaison,<br />

nous ne pouvons pas l’interpréter d’une façon univoque, mais si nous suivons une <strong>de</strong>s<br />

possibilités <strong>de</strong> lecture, la médiation /masculin/-/animal/ sera possible en produisant une<br />

antithèse avec l’axe /féminin/-/végétale/. Et c<strong>et</strong>te antithèse, à son tour, encouragerait une<br />

lecture. Nous avons ici, ne pourrait-on pas le dire, un bon exemple <strong>de</strong> coopération entre la<br />

médiation rhétorique <strong>et</strong> la médiation narrative.<br />

En même temps, nous pouvons remarquer qu’il y a toujours une structure répétitive<br />

(itérative) dans c<strong>et</strong>te œuvre. Elle ferait naître un eff<strong>et</strong> poétique sur le plan <strong>de</strong> l’expression<br />

(signifiant). Ce qui donnerait une autre possibilité <strong>de</strong> lecture : celle d’une lecture poétique.<br />

Les Yeux d’eau<br />

Imagination aquatique<br />

Comme le titre l’indique, ce conte semble dominé par une imagination aquatique. Dès le<br />

début, <strong>de</strong>s expressions relatives à l’eau <strong>et</strong> à la mer, comme « en ramant », « se noyer »,<br />

« bateau » ou « rameur » abon<strong>de</strong>nt pour établir l’isotopie /eau/ 919 . L’histoire tourne autour <strong>de</strong><br />

ces « yeux » qui ont arrêté le narrateur <strong>et</strong> il y a une scène qui hante la femme <strong>et</strong> l’histoire ellemême.<br />

Appelons-le « noyau fantastique » :<br />

— Ils font peur <strong>et</strong> ils ont toujours fait peur, mes yeux d’eau. C’est <strong>de</strong> l’eau, <strong>de</strong>ux<br />

gouttes d’eau qu’on dirait prises dans la rivière, n’est-ce pas ? Ma mère avait <strong>les</strong> mêmes<br />

yeux d’eau, <strong>et</strong> quand elle mourut, dès que le cœur cessa <strong>de</strong> battre, ses yeux se fondirent<br />

comme <strong>de</strong>ux morceaux <strong>de</strong> glace, <strong>et</strong> lui coulèrent le long <strong>de</strong>s joues. J’ai vu ça, j’étais toute<br />

p<strong>et</strong>ite <strong>et</strong> j’y pense tous <strong>les</strong> jours, tous <strong>les</strong> matins, quand je me coiffe. Mes yeux s’en iront<br />

comme ceux <strong>de</strong> ma mère, <strong>et</strong> parfois j’ai peur qu’ils ne s’en aillent, moi vivante, <strong>et</strong> ne s’en<br />

r<strong>et</strong>ournent à la rivière couler sous <strong>les</strong> joncs <strong>et</strong> sur <strong>les</strong> pierres. Je n’ai jamais pleuré. 920<br />

Nous avons ici une série <strong>de</strong> comparaisons relatives à l’eau appliquées aux yeux ; « <strong>de</strong>ux<br />

gouttes d’eau qu’on dirait prises dans la rivière », « comme <strong>de</strong>ux morceaux <strong>de</strong> glace ». C<strong>et</strong>te<br />

image fantastique occupe le centre du texte <strong>et</strong> génère le récit entier. C<strong>et</strong>te narrativisation peut<br />

être une séquence assez réduite. La femme craint que la même chose ne lui arrive :<br />

919 Gourmont, <strong>les</strong> Histoires magiques <strong>et</strong> autres récits, 1982, p.103.<br />

920 Ibid., p.105.<br />

Page 202


Mes yeux s’en iront comme ceux <strong>de</strong> ma mère, <strong>et</strong> parfois j’ai peur qu’ils ne s’en<br />

aillent, moi vivante, <strong>et</strong> ne s’en r<strong>et</strong>ournent à la rivière couler sous <strong>les</strong> joncs <strong>et</strong> sur <strong>les</strong><br />

pierres. 921<br />

La narrativisation peut se développer pour <strong>de</strong>venir une anecdote. Elle utilise ses yeux<br />

comme une arme contre le désir <strong>de</strong>s hommes :<br />

Souvent je viens au moment <strong>de</strong>s querel<strong>les</strong> <strong>et</strong>, baissant <strong>les</strong> yeux, je prends<br />

doucement la main qui se lève. On m’obéit, on gar<strong>de</strong> mes doigts, on <strong>les</strong> baise, on cherche<br />

à me fou<strong>et</strong>ter le sang par une grossièr<strong>et</strong>é passionnée, — mais, redressant la tête, je fixe le<br />

mâle <strong>de</strong> mes yeux froids, <strong>de</strong> mes yeux d’eau, <strong>et</strong> il lâche ma main. Je le regar<strong>de</strong> jusqu’à ce<br />

que son désir glacé lui glace le cœur 922 .<br />

Nous pouvons y trouver la narrativisation <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong>s yeux-glace dans <strong>les</strong><br />

expressions comme « mes yeux froids », « mes yeux d’eau » ou « Je le regar<strong>de</strong> jusqu’à ce que<br />

son désir glacé lui glace le cœur ».<br />

Parallèlement à c<strong>et</strong>te médiation rhétorique, il existe aussi la médiation narrative qui<br />

dépend <strong>de</strong> la relation du mo<strong>de</strong> :<br />

— Elle ne vous a pas trop ennuyé ? Dommage, hein qu’elle soit folle ? Une noyée<br />

qu’on a sauvée là, il y a <strong>de</strong>s années. Personne ne l’a réclamée, elle avait <strong>de</strong> l’argent sur<br />

elle, elle est restée. On n’a jamais su. Pas méchante, si ce n’est en paro<strong>les</strong> ; elle nous est<br />

utile <strong>et</strong> nous l’aimons. Nous avons fini par nous habituer à ses yeux <strong>et</strong> à ses histoires.<br />

Comme elle parle bien, hein ? Mais ce qu’elle dit, elle a dû prendre ça dans <strong>de</strong>s livres,<br />

autrefois, car c’est au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> son état. Tout <strong>de</strong> même, c’est peut-être une dame. On ne<br />

sait rien. 923<br />

Selon c<strong>et</strong>te explication donnée par le cabar<strong>et</strong>ier, elle est « folle ». La relation entre la<br />

mer <strong>et</strong> elle est synecdoquique <strong>et</strong> non pas métaphorique parce que c’est une « noyée qu’on a<br />

sauvée là, il y a <strong>de</strong>s années ».<br />

D’autre part, nous pouvons trouver aussi <strong>de</strong>s expressions qui invitent <strong>les</strong> lecteurs à une<br />

explication surnaturelle. L’expression « croyant tomber dans le ciel » est répétée 924 . Et il y a<br />

quelque chose <strong>de</strong> magique dans ce charme <strong>de</strong>s yeux : « <strong>de</strong> si hautaine <strong>et</strong> <strong>de</strong> si spéciale<br />

magie » 925 .<br />

Nous pensons qu’entre ces <strong>de</strong>ux niveaux <strong>de</strong> lectures, la lecture rhétorique soutenue par<br />

<strong>les</strong> indications surnaturel<strong>les</strong> <strong>et</strong> la lecture rationaliste, naît la tension qui génère le fantastique.<br />

Et la parole « On ne sait rien » du cabar<strong>et</strong>ier clôt bien le conte.<br />

921 Ibid.<br />

922 Ibid., p.105-106<br />

923 Ibid., p.107.<br />

924 Ibid., p.103 <strong>et</strong> p.106.<br />

925 Ibid., p.104.<br />

Page 203


Nous pouvons dire la même chose avec La Dame pensive qui est aussi un conte <strong>de</strong><br />

l’imagination aquatique. Là aussi, il y a <strong>de</strong>ux niveaux <strong>de</strong> lectures. L’histoire <strong>de</strong> la femme<br />

violée est basée sur l’isotopie <strong>de</strong> /village/ tandis que celle <strong>de</strong> la créature surnaturelle est basée,<br />

d’une part, sur l’isotopie /sainte vierge/, <strong>et</strong> d’autre part, sur l’isotopie /mer/. L’oscillation<br />

selon Bernardi n’est rien d’autre que c<strong>et</strong>te tension qui naît entre <strong>de</strong>ux isotopies superposées<br />

par <strong>de</strong>s expressions rhétoriques.<br />

Le Suaire<br />

Le Suaire mériterait une analyse plus approfondie. Ce qui relève <strong>de</strong> l’imagination<br />

aquatique dans ce conte, ce sont <strong>les</strong> sirènes. D’abord, il faudrait dire que, dans le texte entier,<br />

l’isotopie <strong>de</strong> /mer/ est l’isotopie <strong>de</strong> base.<br />

Nous trouvons la médiation initiale entre /mer/ <strong>et</strong> /femme/ dans ce passage :<br />

(En intermè<strong>de</strong>, Aubert rêvait à une indulgente <strong>et</strong> douce main, à <strong>de</strong>s yeux<br />

contemplatifs <strong>de</strong> lui.)<br />

Et parmi <strong>les</strong> lointains embrunis, voici le sexe à la porte d’argent, <strong>les</strong> seins en<br />

pomme d’orange <strong>de</strong>s décevantes sirènes : leurs cheveux sont pareils aux flexueux fucus<br />

qui pen<strong>de</strong>nt aux roches comme <strong>de</strong>s chevelures, — comme <strong>de</strong> vraies chevelures ; leurs<br />

<strong>de</strong>nts ont la dur<strong>et</strong>é blanche <strong>de</strong>s coquil<strong>les</strong> nacrées <strong>et</strong> leurs yeux le bleu vif <strong>de</strong>s mouvantes<br />

anémones<br />

« Ah ! que vos cheveux humi<strong>de</strong>s circonviennent mes genoux, que la nacre <strong>de</strong> vos<br />

<strong>de</strong>nts mor<strong>de</strong> à même mon ventre, que le bleu froid <strong>de</strong> vos yeux d’anémone transfixe mon<br />

cœur !... » 926<br />

Ici, la comparaison fonctionne dans le sens inverse. C’est le paysage maritime qui<br />

transforme en femme.<br />

Comme dans Le Magnolia, Gourmont utilise beaucoup <strong>de</strong> répétitions dans ce conte.<br />

Nous allons examiner quelques exemp<strong>les</strong> représentatifs <strong>de</strong> ces répétitions.<br />

robe :<br />

D’abord, c’est le mot « robe ». Il y a 13 occurrences <strong>de</strong> ce mot dans le texte <strong>et</strong> il est<br />

toujours utilisé dans une même structure : « … robe (ne) claquer au vent ». Le mot « robe »<br />

apparaît comme « une robe » (x1), « sa robe » (x2), « la robe <strong>de</strong> Sarah » (x5) <strong>et</strong> « nulle robe »<br />

(x5), le verbe claquer « claquait » (x8), « ne claquait » (x2) <strong>et</strong> « ne claque » (x3) <strong>et</strong> « au<br />

vent » ne change pas. Nous avons fait un tableau à partir <strong>de</strong> cela :<br />

926 Ibid., p.108.<br />

Page 204


une robe claquait p.109<br />

sa robe claquait p.110<br />

la robe <strong>de</strong> Sarah claquait p.111<br />

la robe <strong>de</strong> Sarah claquait p.112<br />

nulle robe ne claquait p.113<br />

nulle robe ne claque p.113<br />

nulle robe ne claque p.114<br />

nulle robe ne claque p.114<br />

nulle robe ne claquait p.114<br />

la robe <strong>de</strong> Sarah claquait p.116<br />

la robe <strong>de</strong> Sarah claquait p.117<br />

sa robe <strong>de</strong> Sarah claquait p.117<br />

la robe <strong>de</strong> Sarah claquait p.118<br />

Nous observons qu’il y a une structure symétrique, une <strong>de</strong>nsité d’occurrences avec<br />

l’usage <strong>de</strong> la négation <strong>et</strong> du présent au milieu. Et la <strong>de</strong>rnière occurrence clôt le texte. Nous<br />

pouvons dire que le texte est scandé ainsi par c<strong>et</strong>te expression.<br />

dormir :<br />

L’usage du mot « dormir » est en quelque sorte subordonné à celui <strong>de</strong> « robe », parce<br />

que <strong>les</strong> trois occurrences <strong>de</strong> ce mot coïnci<strong>de</strong>nt toutes avec cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> « robe » 927 . Bien que ce<br />

mot apparaisse rarement, il est utilisé toujours sous la même forme, dans une répétition,<br />

« Dormir, presque dormir à l’ombre claire <strong>de</strong>s dunes » pour marquer un temps fort. Sa<br />

première occurrence sert d’introduction <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux autres sont symétriques.<br />

D’autre part, le mot « dormir » renvoie au mot « rêve » qui n’est pourtant pas très<br />

fréquent :<br />

1) Maîtresse d’elle-même, Sarah se roidit comme un rêve, illusoire <strong>et</strong> hautaine :<br />

(p.113)<br />

927 Ibid., p.109, p.113 <strong>et</strong> p.114.<br />

Page 205


2) Au milieu <strong>de</strong>s varechs noirs, un rêve gisait, un rêve blanc comme la mort d’une<br />

mou<strong>et</strong>te. (p.113)<br />

3) Au milieu <strong>de</strong>s varechs noirs, un rêve jouait, un rêve blanc comme le réveil<br />

d’une mou<strong>et</strong>te, — mais nulle robe ne claquait au vent. (p.114)<br />

L’usage <strong>de</strong> ce mot aussi est répétitif dans 2) <strong>et</strong> 3) <strong>et</strong> il donne une possibilité<br />

d’explication par le rêve. Sarah ne peut être qu’un rêve. Toute c<strong>et</strong>te histoire ne peut être qu’un<br />

rêve.<br />

mer :<br />

Il y a 14 occurrences, mais nous nous en intéressons seulement aux 7 occurrences où le<br />

mot » mer » est en position <strong>de</strong> suj<strong>et</strong>, pour bien montrer un autre exemple <strong>de</strong> la structure<br />

répétitive qui scan<strong>de</strong> le texte.<br />

1) La mer montait, royale <strong>et</strong> dominatrice ; <strong>les</strong> mou<strong>et</strong>tes jouaient sur la fragilité <strong>de</strong>s<br />

vagues. (p.108).<br />

2) Les mou<strong>et</strong>tes ne jouaient plus, la mer respirait en silence; <strong>les</strong> sab<strong>les</strong>, au loin<br />

déserts, perpétuaient vers l’horizon leurs tiè<strong>de</strong>s solitu<strong>de</strong>s. (p.109).<br />

3) La mer j<strong>et</strong>ait à leurs pieds la poussière <strong>de</strong> ses flots lourds. (p.114).<br />

4) La mer j<strong>et</strong>ait à leurs pieds la poussière <strong>de</strong> ses flots lourds. (p.115).<br />

5) La mer se r<strong>et</strong>irait apaisée, — <strong>et</strong> la robe <strong>de</strong> Sarah claquait au vent. (p.116).<br />

6) Aubert avait <strong>les</strong> yeux sur l’épave que la mer roulait <strong>et</strong> déroulait au roulis <strong>de</strong> ses<br />

vagues peureuses. (p.117).<br />

7) La mer le refuse, cria Sarah, la mer le refuse, moi, je le veux. (p.117).<br />

1) <strong>et</strong> 5) se correspon<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> se complètent : « La mer montait, royale <strong>et</strong> dominatrice » -<br />

« La mer se r<strong>et</strong>irait apaisée ».<br />

3) <strong>et</strong> 4) sont i<strong>de</strong>ntiques. Il s’agit d’une répétition pure.<br />

2) <strong>et</strong> 6) sont « secondaires ». Dans tous <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux cas, le mot « mer » n’est pas en tête <strong>de</strong><br />

la phrase. Dans 2), il est dans la <strong>de</strong>uxième partie d’un parallélisme, « Les mou<strong>et</strong>tes ne<br />

jouaient plus » - « la mer respirait », suivi du troisième élément, « <strong>les</strong> sab<strong>les</strong> … perpétuaient ».<br />

Dans 6), il est dans une proposition subordonnée.<br />

7) est « rej<strong>et</strong>é » <strong>et</strong> mis en à part. Il contient en lui-même une structure répétitive <strong>et</strong><br />

concerne la clôture du texte.<br />

cheveux :<br />

Il y a 10 occurrence <strong>de</strong> « cheveux » <strong>et</strong> 3 « chevelure » (dont 2 coïnci<strong>de</strong>nt avec cel<strong>les</strong> <strong>de</strong><br />

« cheveux »).<br />

1) Et parmi <strong>les</strong> lointains embrunis, voici le sexe à la porte d’argent, <strong>les</strong> seins en<br />

pomme d’orange <strong>de</strong>s décevantes sirènes : leurs cheveux sont pareils aux flexueux fucus<br />

qui pen<strong>de</strong>nt aux roches comme <strong>de</strong>s chevelures, — comme <strong>de</strong> vraies chevelures ; leurs<br />

<strong>de</strong>nts ont la dur<strong>et</strong>é blanche <strong>de</strong>s coquil<strong>les</strong> nacrées <strong>et</strong> leurs yeux le bleu vif <strong>de</strong>s mouvantes<br />

anémones. (p.108)<br />

Page 206


2) Ah ! que vos cheveux humi<strong>de</strong>s circonviennent mes genoux, que la nacre <strong>de</strong> vos<br />

<strong>de</strong>nts mor<strong>de</strong> à même mon ventre, que le bleu froid <strong>de</strong> vos yeux d’anémone transfixe mon<br />

cœur ! (p.108)<br />

3) Des cheveux blonds s’exaltaient dans la luminosité <strong>de</strong>s vagues. (p.109)<br />

4) Anglaise tout entière, Sarah, d’âme <strong>et</strong> <strong>de</strong> sang, d’âme apparue sous la brume<br />

soyeuse <strong>de</strong> ses yeux pâ<strong>les</strong>, — <strong>de</strong> sang par l’immatérielle transparence <strong>de</strong> la peau, — <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

cheveux : ses cheveux blonds souriaient enflammés dans <strong>les</strong> plis du manteau blanc.<br />

(p.109)<br />

5) Avec une gran<strong>de</strong> pitié, elle considérait l’homoncule en porcelaine dont <strong>les</strong><br />

cheveux jaunes pendaient, comme d’un vase <strong>de</strong> Chine un bouqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> ravenel<strong>les</strong> flétries.<br />

(p.112)<br />

6) Elle, le meurtre accompli, secoua ses cheveux enflammés, dans une joie<br />

tranquille, puis, comme exécutant un rite, ouvrit <strong>les</strong> bras vers une adoration imaginaire <strong>et</strong>,<br />

gracieusement, avec une idéale tendresse, <strong>les</strong> ramena, souriante, sur sa poitrine. (p.112)<br />

7) Ce frêle serpent aux yeux d’anémone l’attirait sûrement dans l’orbe <strong>de</strong> ses<br />

replis : d’insensib<strong>les</strong> mouvements l’avaient rapproché <strong>de</strong> Sarah, au point qu’il sentait la<br />

caresse <strong>de</strong> ses cheveux traîtres <strong>et</strong> la tié<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s souff<strong>les</strong> évaporés <strong>de</strong> son corsage. (p.113)<br />

8) Ted s’amusait déjà aux gal<strong>et</strong>s <strong>et</strong> aux coquillages, — <strong>les</strong> cheveux blonds <strong>de</strong> Sarah<br />

souriaient enflammés dans <strong>les</strong> plis du manteau blanc. (p.114)<br />

9) Ils allaient toujours : déjà <strong>les</strong> premiers rochers émergeaient, éternels naufragés,<br />

au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l’eau glauque : — le manteau blanc disparut, circonvenu par <strong>les</strong> cheveux<br />

noirs <strong>de</strong>s algues mortes. (p.117)<br />

10) Sarah le suivait, relevant du bout <strong>de</strong> son ombrelle <strong>les</strong> chevelures <strong>de</strong>s algues<br />

mortes. (p.117)<br />

Comme il désigne une partie du corps humain, ce mot renvoie aux personnages. Les<br />

« cheveux » sont soit ceux <strong>de</strong> sirènes, 1), 2), soit ceux <strong>de</strong> Sarah, 4), 6), 7), 8), soit ceux <strong>de</strong> Ted,<br />

5). Comme Sarah est blon<strong>de</strong>, <strong>les</strong> cheveux <strong>de</strong> 3) peut être considéré comme ceux <strong>de</strong> Sarah <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> cheveux <strong>de</strong> 9) <strong>et</strong> 10) comme ceux <strong>de</strong>s sirènes.<br />

Un autre mot qui désigne une partie du corps est « <strong>de</strong>nt ». Il est utilisé 5 fois dont une<br />

est au singulier mais <strong>de</strong>ux fois avec « cheveux » : nous avons déjà cité « leurs <strong>de</strong>nts ont la<br />

dur<strong>et</strong>é blanche <strong>de</strong>s coquil<strong>les</strong> nacrées » <strong>et</strong> « la nacre <strong>de</strong> vos <strong>de</strong>nts ». Avec « cheveux », <strong>les</strong><br />

sirènes <strong>et</strong> Sarah sont clairement séparées, mais avec « <strong>de</strong>nt », il y a une ambiguïté. Sarah, elle<br />

aussi, mord avec <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts nacrées : <br />

Leurs bouches se joignirent : Sarah mordait, — car elle était <strong>de</strong> ces femmes qui ne<br />

sentent la chair que sous la <strong>de</strong>nt, — la nacre <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>nts mordait. (p.113)<br />

Il y a un autre passage sur <strong>les</strong> <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> Sarah :<br />

Son cœur se souleva pour un vomissement, <strong>et</strong> dans sa bouche amère, où <strong>les</strong> <strong>de</strong>nts<br />

sonnaient tel qu’un chapel<strong>et</strong> <strong>de</strong> per<strong>les</strong> aux mains d’un enfant, sa langue paralysée se<br />

durcissait, alourdie par le poison. (p.117)<br />

Page 207


Ici encore, le mot « per<strong>les</strong> » nous renvoie au contexte maritime. D’ailleurs, il s’agit d’un<br />

passage aussi important qu’ambigu, qui suggère la mort <strong>de</strong> Sarah, qui est pourtant niée tout <strong>de</strong><br />

suite par « Sarah renaissait ».<br />

Il ne faudrait pas oublier un autre mot qui désigne une partie du corps. Mais le mot<br />

« yeux » nécessite une analyse à part.<br />

manteau :<br />

Un autre élément encore, qui accompagne le corps humain, c’est le manteau. D’abord, il<br />

est trouvé sur la plage précédant l’apparition <strong>de</strong> Sarah :<br />

Au milieu <strong>de</strong>s varechs noirs, l’inattendue blancheur d’un manteau gisait 928 .<br />

Puis, il rejoint Sarah avec ses cheveux blonds :<br />

Anglaise tout entière, Sarah, d’âme <strong>et</strong> <strong>de</strong> sang, d’âme apparue sous la brume<br />

soyeuse <strong>de</strong> ses yeux pâ<strong>les</strong>, — <strong>de</strong> sang par l’immatérielle transparence <strong>de</strong> la peau, — <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

cheveux : ses cheveux blonds souriaient enflammés dans <strong>les</strong> plis du manteau blanc 929 .<br />

Ted s’amusait déjà aux gal<strong>et</strong>s <strong>et</strong> aux coquillages, — <strong>les</strong> cheveux blonds <strong>de</strong> Sarah<br />

souriaient enflammés dans <strong>les</strong> plis du manteau blanc 930 .<br />

Elle était tout près <strong>de</strong> lui <strong>et</strong> le grand manteau blanc, le manteau <strong>de</strong> plumes <strong>de</strong> cygne,<br />

flottait comme une voilure autour <strong>de</strong> ses frissonnantes épau<strong>les</strong> […] 931 .<br />

Quand il est j<strong>et</strong>é dans la mer, il rejoint <strong>les</strong> sirènes avec leurs cheveux <strong>de</strong>s argues :<br />

Ils allaient toujours : déjà <strong>les</strong> premiers rochers émergeaient, éternels naufragés, au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> l’eau glauque : — le [manteau] blanc disparut, circonvenu par <strong>les</strong> cheveux<br />

noirs <strong>de</strong>s algues mortes 932 .<br />

Et Sarah le récupère à la fin <strong>et</strong> cela constitue la scène finale :<br />

— « La mer le refuse, cria Sarah, la mer le refuse, moi, je le veux. »<br />

D’un air <strong>de</strong> triomphe <strong>et</strong> secouant au vent sa crinière enflammée, elle se j<strong>et</strong>a vers<br />

J’épave, la tordit ruisselante, la mit sur son bras, disant ingénûment 933 : — « Ce sera le<br />

suaire du survivant. » La robe <strong>de</strong> Sarah claquait au vent 934 .<br />

cygne :<br />

Dans ce processus, le mot « cygne » a attiré notre attention. Il est utilisé six fois ; trois<br />

fois comme « cygne », <strong>de</strong>ux fois comme « cygnes » <strong>et</strong> une fois comme « cygnons ». Quand il<br />

est utilisé au singulier, il s’agit <strong>de</strong> ce manteau :<br />

928 Ibid., p.109.<br />

929 Ibid., p.109.<br />

930 Ibid., p.114.<br />

931 Ibid., p.116.<br />

932 Ibid., p.117.<br />

933 Sic.<br />

Page 208


Et doux, tout en duv<strong>et</strong> <strong>de</strong> cygne voyageur, si doux, si doux !… 935<br />

Elle était tout près <strong>de</strong> lui <strong>et</strong> le grand manteau blanc, le manteau <strong>de</strong> plumes <strong>de</strong> cygne,<br />

flottait comme une voilure autour <strong>de</strong> ses frissonnantes épau<strong>les</strong> — … tout en duv<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

cygne voyageur, si doux, si doux !… 936<br />

Quand il est utilisé au pluriel, il s’agit plutôt <strong>de</strong> ces oiseaux maritimes qui<br />

accompagnent la mer, donc il est un peu secondaire mais c’est sa dimension intertextuelle qui<br />

nous intéresse :<br />

Bruges :<br />

Les cygnes s’en vont, lents comme <strong>de</strong>s galères assoupies, <strong>les</strong> cygnes mélancoliques<br />

<strong>de</strong> Bruges 937 .<br />

Ici, l’allusion est évi<strong>de</strong>nte. Citons à titre d’exemple un passage sur <strong>les</strong> cygnes <strong>de</strong><br />

Et c<strong>et</strong>te eau elle-même, malgré tant <strong>de</strong> refl<strong>et</strong>s : coins <strong>de</strong> ciel bleu, tui<strong>les</strong> <strong>de</strong>s toits,<br />

neige <strong>de</strong>s cygnes voguant, verdure <strong>de</strong>s peupliers du bord, s’unifie en chemins <strong>de</strong> silence<br />

incolores 938 .<br />

Ce mot riche <strong>de</strong> fonctions nous renvoie d’autre part, à un <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> Proses Moroses<br />

intitulé Les Cygnes <strong>et</strong> fortement influencé par <strong>Villiers</strong>. Il commence par ce passage :<br />

Des cygnes nageaient le long du Louvre ; <strong>de</strong>ux cygnes plus las que nos cœurs, —<br />

<strong>et</strong> le courant <strong>les</strong> emportait ; <strong>de</strong>ux cygnes plus sauvages que nos désirs, — <strong>et</strong> <strong>de</strong>s femmes<br />

gu<strong>et</strong>taient <strong>les</strong> naufragés 939 .<br />

Et ce conte très court ne décrit que <strong>les</strong> réactions <strong>de</strong>s Parisiens qui regar<strong>de</strong>nt <strong>les</strong> cygnes,<br />

mais le texte est revêtu d’une atmosphère sinistre sous l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te phrase, répétée trois fois,<br />

qui scan<strong>de</strong> le conte :<br />

L’âme <strong>de</strong> Bonhom<strong>et</strong> planait sur la Seine 940 .<br />

Ce mot est utilisé dans <strong>les</strong> autres contes <strong>de</strong>s Histoires magiques. Il apparaît dans Les<br />

Yeux d’eau dans un contexte bien précis qui concerne la femme qui attend le narrateur 941 .<br />

934<br />

Ibid., p.117-118.<br />

935<br />

Ibid., p.109.<br />

936<br />

Ibid., p.116.<br />

937<br />

Ibid., p.114.<br />

938<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, Bruges-la-Morte, 1998, p.130.<br />

939<br />

Gourmont, <strong>les</strong> Histoires magiques <strong>et</strong> autres récits, 1982, p.229.<br />

940<br />

Ibid.<br />

941<br />

« J'allais vers la maison qui m’attendait <strong>et</strong> vers une créature dont le cœur battait déjà au lointain bruit, dont le désir me<br />

voyait, cygne au cou tendu parmi <strong>les</strong> joncs fleuris, — mais je fus infidèle. », Gourmont, <strong>les</strong> Histoires magiques <strong>et</strong> autres<br />

récits, 1982, p.103, « Aussitôt que parut la femme aux yeux d’eau, je fus dominé par le secr<strong>et</strong> que ne disaient pas <strong>les</strong><br />

prunel<strong>les</strong> froi<strong>de</strong>s <strong>et</strong> je m’installai, bornant mon voyage à c<strong>et</strong> inattendu, oublieux <strong>de</strong> l’autre, <strong>de</strong> celle qui ne verrait pas venir<br />

la réalité du cygne. », ibid., p.103-104.<br />

Page 209


Un autre conte où apparaît ce mot est Sur le seuil 942 . Il est utilisé au début <strong>de</strong> texte pour<br />

caractériser le lieu <strong>de</strong> l’histoire.<br />

Dans ce conte, la lecture surnaturelle se déclenche par le mot « sirènes » 943 qui est une<br />

intersection <strong>de</strong> /mer/ <strong>et</strong> d’/occultisme/. Sarah serait une <strong>de</strong> ces sœurs, c<strong>et</strong>te « illusion [qui] se<br />

dressa <strong>de</strong>bout d’entre ses sœurs endormies » 944 .Et son frère Ted, est-il vraiment un<br />

homoncule en porcelaine ? Ou ce n’est qu’une expression figurée ? :<br />

Avec une gran<strong>de</strong> pitié, elle considérait l’homoncule en porcelaine dont <strong>les</strong> cheveux<br />

jaunes pendaient, comme d’un vase <strong>de</strong> Chine un bouqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> ravenel<strong>les</strong> flétries 945 .<br />

Sarah porte une aura diabolique dans ce passage :<br />

Aubert tremblait, aussi, mais tel que sous la domination d’un animal fascinateur.<br />

Ce frêle serpent aux yeux d’anémone l’attirait sûrement dans l’orbe <strong>de</strong> ses replis :<br />

d’insensib<strong>les</strong> mouvements l’avaient rapproché <strong>de</strong> Sarah, au point qu’il sentait la caresse<br />

<strong>de</strong> ses cheveux traîtres <strong>et</strong> la tié<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s souff<strong>les</strong> évaporés <strong>de</strong> son corsage… 946<br />

Les expressions comme « la domination d’un animal fascinateur », « Ce frêle serpent<br />

aux yeux d’anémone » <strong>et</strong> « d’insensib<strong>les</strong> mouvements » nous renvoient au contexte occulte.<br />

D’ailleurs, <strong>les</strong> sirènes ne portent-el<strong>les</strong> pas <strong>de</strong>s yeux d’anémone ? Mais ici aussi la présence <strong>de</strong><br />

la comparaison marquée par « tel que » suspend notre décision. Cela ne peut être pas qu’une<br />

simple comparaison.<br />

Sur le seuil<br />

Dans Sur le seuil, c’est « un bruit d’océan » 947 qui ouvre le conte. Il n’y a pas beaucoup<br />

d’éléments fantastiques. Il s’agit d’une confi<strong>de</strong>nce du marquis <strong>de</strong> la Hogue. Il a vécu vingt<br />

ans auprès <strong>de</strong> Nigelle que sa mère avait ramenée quand il avait huit ans. Il l’aimait, mais avec<br />

une curieuse résolution, il est resté sur le seuil :<br />

Je l’aimais tant qu’on peut aimer, mais je ne l’aimais que jusqu’au seuil 948 .<br />

Il n’a jamais franchi ce seuil d’où vient le titre du conte. Et elle est morte en disant « Je<br />

t’aime 949 », mais il n’a rien répondu. Il semble en avoir <strong>de</strong>s remords. Malgré un épiso<strong>de</strong> aussi<br />

942 « <strong>les</strong> douves où <strong>de</strong>s cygnes noirs nageaient parmi <strong>les</strong> roseaux brisés, », ibid., p.119, « la promena<strong>de</strong> royale <strong>de</strong>s cygnes<br />

désespérés », ibid.<br />

943 Ibid., p.108.<br />

944 Ibid., p.110.<br />

945 Ibid., p.112.<br />

946 Ibid., p.113.<br />

947 Ibid., p.119.<br />

948 Ibid., p.124.<br />

949 Ibid., p.125.<br />

Page 210


étrange qu’il doit dire lui-même « Je suppose que vous ne le prenez pas pour un fou ? » 950 , il<br />

n’y a pas d’éléments surnaturels mis à part ce « héron ». Examinons un peu la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong> oiseau qui rend possible une lecture fantastique :<br />

Nul tapis que <strong>de</strong>s nattes <strong>de</strong> paille ; partout <strong>de</strong>s chiens dormant, le nez entre <strong>les</strong><br />

pattes, <strong>et</strong>, spectre étrange (auquel je ne m’habituai jamais), vaguant <strong>de</strong> salle en salle,<br />

faisant claquer son bec dès qu’on ouvrait <strong>les</strong> portes, un héron familier. C<strong>et</strong> être funèbre<br />

entrait partout ; il nous suivait à l’heure <strong>de</strong>s repas, picorant dans une jatte où on lui j<strong>et</strong>ait<br />

sa pâture, faisant, à interval<strong>les</strong> réguliers, un bruit pareil à celui d’une tuile branlante que<br />

le vent secoue sur un vieux mur. On l’appelait le Missionnaire, parce qu’il ressemblait,<br />

avec son regard oblique <strong>et</strong> paterne, à un révérend père capucin qui avait prêché une<br />

mission à la Fourche, — <strong>et</strong> dont la mort, survenue peu <strong>de</strong> jours après, avait coïncidé avec<br />

l’apparition <strong>de</strong> l’oiseau, b<strong>les</strong>sé d’un coup <strong>de</strong> fusil <strong>et</strong> trouvé sur la douve par un gar<strong>de</strong>chasse<br />

951 .<br />

L’oiseau est désigné d’abord comme « spectre étrange » <strong>et</strong> puis « funèbre ». Le mot<br />

« funèbre » est utilisé encore trois fois 952 . N’est-ce pas une existence surnaturelle ? Comme la<br />

mort du « père capucin » coïnci<strong>de</strong> « avec l’apparition <strong>de</strong> l’oiseau », il peut être la<br />

réincarnation du missionnaire. Alors, la confi<strong>de</strong>nce du marquis <strong>de</strong> la Hogue, n’est-elle pas une<br />

confession <strong>de</strong>vant ce « Missionnaire » ? C<strong>et</strong> oiseau est appelé aussi « Remords » 953 . N’est-il<br />

pas le remords <strong>de</strong> marquis ? Sa confession serait l’ultime avant l’exécution sur l’échafaud :<br />

— Ne tou<strong>chez</strong> pas au Missionnaire !<br />

Il avait proféré ces mots avec la voix qui dut être la voix <strong>de</strong> Char<strong>les</strong> 1 er disant à un<br />

indiscr<strong>et</strong> sur l’échafaud : « Ne tou<strong>chez</strong> pas à la hache 954 ! »<br />

C<strong>et</strong>te possibilité <strong>de</strong> lecture transforme le lieu lui-même du conte. La <strong><strong>de</strong>scription</strong> initiale<br />

du château <strong>de</strong> la Fourche contenait <strong>de</strong>s éléments sombres :<br />

950 Ibid., p.126.<br />

951 Ibid., p.119-120.<br />

952 Ibid., p.125.<br />

953 Ibid., p.120-121.<br />

954 Ibid., p.126.<br />

955 Ibid., p.119.<br />

Au château <strong>de</strong> la Fourche, tout était triste <strong>et</strong> grand : ce nom patibulaire d’abord,<br />

souvenir <strong>de</strong>s primitives <strong>et</strong> dures justices seigneuria<strong>les</strong> ; <strong>les</strong> quatre avenues sombres dont<br />

<strong>les</strong> lamentations faisaient un bruit d’océan ; <strong>les</strong> douves où <strong>de</strong>s cygnes noirs nageaient<br />

parmi <strong>les</strong> roseaux brisés, <strong>les</strong> menaçantes ciguës <strong>et</strong> tant <strong>de</strong> fleurs jaunes épanouies mais<br />

comme <strong>de</strong>s soleils <strong>de</strong> mort ; le château, avec ses murs couleur <strong>de</strong> ciel d’orage, son toit<br />

creusé <strong>de</strong> sillons tel qu’un labour, ses étroites fenêtres ogivées <strong>et</strong> tréflées, sa tour<br />

découronnée, proie d’un formidable lierre qui semblait la perpétuité même <strong>de</strong> la vie. 955<br />

Page 211


Ce château, avec ces indications familières à l’époque comme « cygnes noirs » ou<br />

« fleurs jaunes », serait une version fin <strong>de</strong> siècle <strong>de</strong> ces châteaux gothiques où se déroulent ces<br />

contes fantastiques.<br />

Obsession <strong>de</strong>s yeux<br />

Nous avons mis à part le mot « yeux », parce que ce mot est tellement utilisé qu’on<br />

pourrait parler <strong>de</strong> l’obsession <strong>de</strong>s yeux <strong>chez</strong> Gourmont. Regardons la table. Dans Les Yeux<br />

D’eau, ce mot est utilisé 31 fois. Il arrive en <strong>de</strong>uxième position après le mot « <strong>et</strong> ». Ce qui<br />

nous semble assez normal parce que ce mot est utilisé dans le titre <strong>et</strong> peut être considéré<br />

comme un <strong>de</strong>s thèmes du texte. D’ailleurs le <strong>de</strong>uxième mot non-fonctionnel est « eau », qui<br />

est aussi utilisé dans le titre, avec une fréquence <strong>de</strong> 10. Mais ce qui nous frappe, c’est que ce<br />

mot est utilisé 117 fois dans la totalité <strong>de</strong>s Histoires magiques. La fréquence elle-même est<br />

difficile à interpréter. Mais, c’est le 40 e mot <strong>les</strong> plus utilisés <strong>et</strong> il est par ailleurs plus fréquent<br />

que <strong>les</strong> mots « vous » (110) ou « mais » (115) qui sont <strong>de</strong>s mots fonctionnels. Il n’y a pas <strong>de</strong><br />

mots non-fonctionnels plus utilisés <strong>et</strong> le <strong>de</strong>uxième mot non-fonctionnel est « robe » qui est<br />

utilisé 59 fois <strong>et</strong> 62 e comme rang 956 .<br />

fréquence rang<br />

Les Yeux d’eau 31 2<br />

Les Histoires magiques 117 40<br />

Nous n’allons pas traiter tous <strong>les</strong> exemp<strong>les</strong> <strong>de</strong>s « yeux » dans Les Yeux d’eau. Il faut<br />

réaffirmer que la fonction principale <strong>de</strong> ce mot est <strong>de</strong> former ce que nous avons appelé « le<br />

noyau fantastique » avec le mot « eau ». Ici, examinons d’autres facteurs se rapportant aux<br />

« yeux ». Les yeux <strong>de</strong> la femme sont d’abord présentés ainsi :<br />

Des yeux m’arrêtèrent, <strong>de</strong>s yeux comme je n’en avais jamais vu, mi-glauques <strong>et</strong><br />

mi-viol<strong>et</strong>s, aigues-marines fondues en <strong>de</strong> pâ<strong>les</strong> améthystes, <strong>de</strong>s yeux froids <strong>et</strong> tentateurs,<br />

<strong>de</strong>s yeux où que d’âmes avaient dû se noyer en croyant tomber dans le ciel 957 !<br />

Ses yeux sont d’abord dits « mi-glauques <strong>et</strong> mi-viol<strong>et</strong>s » <strong>et</strong> ensuite redits « aiguesmarines<br />

fondues en <strong>de</strong> pâ<strong>les</strong> améthystes ». C<strong>et</strong>te comparaison avec <strong>les</strong> pierres précieuses est<br />

intéressante parce que c<strong>et</strong>te image est chère aux <strong>symbolistes</strong> comme <strong>Villiers</strong>, Mallarmé ou<br />

Huysmans, <strong>et</strong> contribue à la sublimation du personnage. Ici, elle est suivie <strong>de</strong> l’expression<br />

956<br />

En revanche, nous n’avons qu’une faible fréquence pour ce mot au singulier, « œil » : 11 pour la totalité <strong>et</strong> 0 pour le « Les<br />

Yeux d’eau ».<br />

957<br />

Ibid., p.103.<br />

Page 212


« se noyer en croyant tomber dans le ciel » dont nous avons déjà signalé qu’elle introduisait<br />

une interprétation par le surnaturel. Nous avons un autre passage qui ressemble à celui-ci :<br />

Je ne suis pas le premier qui ait été fasciné par ces yeux d’eau mi-glauques <strong>et</strong> miviol<strong>et</strong>s,<br />

ces yeux où (je vous dis ma première impression) que d’âmes ont dû tomber,<br />

croyant tomber dans le ciel !<br />

— Non, non ! cria-t-elle, en pâlissant <strong>de</strong> colère, tout le mon<strong>de</strong> sait que mes yeux<br />

sont le chemin <strong>de</strong> l’Enfer ! Et puis, tombés dans le ciel ? Les hommes sont-ils <strong>de</strong>s anges,<br />

pour tomber dans le ciel ? 958<br />

Ici, l’image <strong>de</strong>s pierres précieuses n’existe pas, mais le reste est presque la même chose.<br />

Et la femme précise. Ses « yeux sont le chemin <strong>de</strong> l’Enfer ».<br />

Un autre passage nous montre la relation entre <strong>les</strong> yeux <strong>et</strong> <strong>les</strong> mains :<br />

Mais <strong>les</strong> mains, en c<strong>et</strong>te femme, n’étaient que la conséquence <strong>de</strong>s yeux, — car il y<br />

a une nécessaire harmonie entre l’organe qui touche immédiatement <strong>et</strong> l’organe qui<br />

touche à distance, — <strong>et</strong> <strong>les</strong> yeux dévoraient toute mon attention, tels que <strong>de</strong>s sphynx<br />

affamés <strong>et</strong> jaloux 959 .<br />

Ce sont <strong>les</strong> yeux qui dirigent <strong>les</strong> mains. Nous trouvons le même motif dans « Le Péhor »<br />

mais dans un contexte différent :<br />

Comme on la grondait en termes grossièrement ironiques, elle se prit d’une<br />

tendresse <strong>de</strong> contradiction pour le coin méprisé <strong>et</strong> défendu ; <strong>les</strong> mains suivirent <strong>les</strong><br />

yeux 960 .<br />

Dans Le Suaire, ce sont <strong>les</strong> yeux <strong>de</strong>s sirènes dans le passage que nous avons déjà cité :<br />

Et parmi <strong>les</strong> lointains embrunis, […] leurs <strong>de</strong>nts ont la dur<strong>et</strong>é blanche <strong>de</strong>s coquil<strong>les</strong><br />

nacrées <strong>et</strong> leurs yeux le bleu vif <strong>de</strong>s mouvantes anémones 961 .<br />

Quand le narrateur prie à ces sirènes, c’est toujours pour ces yeux d’anémones :<br />

Ah ! […] que le bleu froid <strong>de</strong> vos yeux d’anémone transfixe mon cœur ! 962<br />

Ce « bleu vif », ce « bleu froid » aurait quelque chose <strong>de</strong> commun avec ces « yeux<br />

d’eau » « mi-glauques <strong>et</strong> mi-viol<strong>et</strong> ». Sarah elle aussi a <strong>de</strong>s yeux pâ<strong>les</strong> :<br />

958 Ibid., p.106.<br />

959 Ibid., p.104.<br />

960 Ibid., p.77.<br />

961 Ibid., p.108.<br />

962 Ibid.<br />

963 Ibid., p.109.<br />

Anglaise tout entière, Sarah, d’âme <strong>et</strong> <strong>de</strong> sang, d’âme apparue sous la brume<br />

soyeuse <strong>de</strong> ses yeux pâ<strong>les</strong>, […] 963 .<br />

Page 213


sirènes :<br />

Les yeux <strong>de</strong> Sarah ne restent pas d’être pâ<strong>les</strong>, ils sont <strong>les</strong> yeux d’anémones comme <strong>les</strong><br />

Elle eut soudain — au fond <strong>de</strong> ses yeux d’anémone <strong>et</strong> sous l’orgueil <strong>de</strong> son front<br />

blanc <strong>et</strong> dans la froi<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> son sein calme, — soudain l’envie d’être baisée par ces<br />

lèvres : oh ! oui, oh ! oui. 964<br />

Ici ses yeux portent quelque chose <strong>de</strong> diabolique, mais c’est plus clair dans le passage<br />

avec le serpent que nous avons déjà cité :<br />

Ce frêle serpent aux yeux d’anémone l’attirait sûrement dans l’orbe <strong>de</strong> ses replis :<br />

[…] 965 .<br />

Les yeux sont reliés non seulement aux sirènes mais aussi plus généralement à <strong>de</strong>s<br />

facteurs maritimes :<br />

Mes yeux ? Ah ! ne <strong>les</strong> regar<strong>de</strong>z pas ! Ils sont tristes comme la lointaine île du<br />

Nord où je suis née 966 .<br />

Dans le passage suivant aussi, où l’importance <strong>de</strong>s yeux est soulignée, l’allusion à la<br />

scène maritime continue :<br />

Et mon âme est telle, sans doute, elle est la sœur <strong>de</strong> mes yeux, la sœur <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

nature obscure <strong>et</strong> dure : un désert y épand <strong>de</strong>s sab<strong>les</strong>. 967<br />

À peu près 40 % d’occurrences <strong>de</strong> mot « yeux » apparaissent dans ces <strong>de</strong>ux contes.<br />

Nous pouvons dire que ce sont ces <strong>de</strong>ux contes qui augmentent la fréquence totale, mais il y a<br />

d’autres contes où ce mot est utilisé considérablement.<br />

D’abord, c’est La Robe blanche avec 10 occurrences. En fait, dans ce conte, que nous<br />

pouvons ranger parmi <strong>les</strong> contes <strong>de</strong> l’adultère, le rôle <strong>de</strong>s yeux est important, parce que ce<br />

sont <strong>les</strong> yeux qui soutiennent la conspiration imaginaire à l’intérieur du narrateur :<br />

964 Ibid., p.110.<br />

965 Ibid., p.113.<br />

966 Ibid., p.110.<br />

967 Ibid., p.110.<br />

Je levai vers ses yeux <strong>de</strong>s yeux où, tout soudain, ainsi que dans un vertigineux<br />

changement <strong>de</strong> décor j’avais, par <strong>les</strong> plus impérieuses flammes du désir, remplacé<br />

l’indifférence : — Elle accepta, <strong>et</strong>, après une infinie secon<strong>de</strong> <strong>de</strong> pénétration mutuelle, ses<br />

paupières tombèrent pour se relever vite <strong>et</strong> m’avouer l’unisson absolu <strong>de</strong> sa volonté… 968<br />

C’est le mouvement <strong>de</strong>s yeux qui mènent le récit :<br />

Page 214


Ses yeux suivaient <strong>les</strong> miens, ses clairs yeux bleus à la transparence attendrie 969 .<br />

Ce mouvement est soutenu par le verbe « regar<strong>de</strong>r » :<br />

Et moi, mon agitation nerveuse m’abandonnait, vaincu, à une familière crise <strong>de</strong><br />

désolation consentie, lorsque je <strong>de</strong>vinai qu’Édith me regardait encore, me regardait<br />

toujours sans aucun doute, Édith me regardait 970 .<br />

Il essaie <strong>de</strong> tout déchiffrer avec ses yeux :<br />

Les yeux n’avaient pas pleuré, mais n’avaient pas dormi : une ombre se creusait<br />

autour <strong>de</strong> leurs pâ<strong>les</strong> saphyrs 971 .<br />

Nous y r<strong>et</strong>rouvons la comparaison avec <strong>les</strong> pierres précieuses aussi. Et c<strong>et</strong>te imagination<br />

commence à prendre une dimension surnaturelle :<br />

[…] en passant près <strong>de</strong> moi, sans à peine remuer <strong>les</strong> lèvres, la bouche entrouverte<br />

comme un soupir, <strong>les</strong> yeux baissés sur l’effondrement <strong>de</strong> nos espoirs d’une heure, elle me<br />

fit entendre ces seuls mots : « Il est trop tard ! » Moi aussi, je baissai <strong>les</strong> yeux, dévorant<br />

en mon âme la joie maudite <strong>de</strong>s occultes compromissions 972 .<br />

Ce mot « occulte » ne peut avoir que le sens <strong>de</strong> « caché », mais c’est toujours équivoque<br />

<strong>et</strong> nous trouvons, d’autre part, le mot « Apparition » à la majuscule :<br />

L’Apparition : un murmure l’annonça. Édith fit son entrée dans le grand salon<br />

morne, sous <strong>les</strong> regards indulgents <strong>de</strong>s ancêtres 973 .<br />

Nous n’allons pas jusqu’à dire que ce procédé transforme ce conte <strong>de</strong> l’adultère en<br />

conte fantastique, mais il ajoute certainement une atmosphère mystique. Cela est appuyé par<br />

l’usage <strong>de</strong>s expressions comme « saint-sacrement <strong>de</strong> ses lèvres » 974 ou « vieil<strong>les</strong> étu<strong>de</strong>s<br />

théologiques » 975 . Chez Gourmont, le mur entre l’ordinaire <strong>et</strong> le surnaturel est mince.<br />

Ainsi, la conclusion finale aussi est donnée avec ces yeux :<br />

Revenue aux côtés <strong>de</strong> sa mère, elle fixa un instant sur moi ses yeux assombris, puis,<br />

brusquement, sous le tulle déroulé, se déroba toute, — à jamais ! 976<br />

Dans Stratagèmes, nous trouvons un usage ensanglanté du mot :<br />

968 Ibid., p.88-89.<br />

969 Ibid., p.90.<br />

970 Ibid., p.88.<br />

971 Ibid., p.90.<br />

972 Ibid., p.91.<br />

973 Ibid., p.90.<br />

974 Ibid., p.90.<br />

975 Ibid., p.92.<br />

976 Ibid., p.91.<br />

Page 215


Les yeux couleur <strong>de</strong> mûres ; <strong>les</strong> <strong>de</strong>nts comme <strong>de</strong>s nois<strong>et</strong>tes : — mûres mangées<br />

ensemble, nois<strong>et</strong>tes croquées le long <strong>de</strong>s haies, par <strong>les</strong> chemins creux, <strong>et</strong> dans <strong>les</strong> herbes,<br />

<strong>les</strong> rosées, <strong>les</strong> fleurs fraîches 977 .<br />

Ici, « couleur <strong>de</strong> mûres » semble assez étrange pour <strong>les</strong> yeux. Plus loin, l’expression<br />

<strong>de</strong>vient plus claire :<br />

Au Louvre, <strong>de</strong>vant la Mater Dolorosa dont <strong>les</strong> yeux sont <strong>de</strong>ux gouttes <strong>de</strong> sang, (O<br />

quam tristis <strong>et</strong> afflicta !) une femme en extase (je le crus, - mais elle s’ennuyait, tout<br />

simplement), qui, du coup, m’intéressa, quand elle eut tourné la tête vers l’indiscr<strong>et</strong><br />

accoudé, par la froi<strong>de</strong>ur éteinte <strong>de</strong> son regard, l’ironie vague d’un sourire gelé… 978<br />

Reviens, la pourpre <strong>de</strong> ta robe ensanglante mes yeux, je vois le néant rouge où ma<br />

vie va sombrer, tout est rouge : ta bouche <strong>et</strong> ma chair dévorée ! Ton sein fleuri <strong>de</strong> rouge<br />

fut doux <strong>et</strong> douloureux… 979<br />

L’image <strong>de</strong> rouge liée au sang semble familière à ce disciple <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>. Il commence<br />

Rouge <strong>de</strong> Couleurs par le rouge du soleil <strong>et</strong> fini par le rouge du sang 980 .<br />

Les Fugitives n’est qu’une histoire d’un homme qui essaie <strong>de</strong> voir plusieurs femmes<br />

dans une seule p<strong>et</strong>ite femme sans beauté. C’est une histoire ironique mais <strong>les</strong> détails lui donne<br />

par fois une dimension surnaturelle :<br />

Ta magnifique inintelligence, lui disait-il, te rapproche <strong>de</strong> l’Infini ; tu fraternises<br />

avec l’Absolu, <strong>et</strong> le rien qui se meurt dans tes yeux, pareil à la lumière d’une étoile abolie,<br />

me prouve qu’on peut à la fois être <strong>et</strong> ne pas être. 981<br />

Il ne s’arrête pas à c<strong>et</strong>te image mallarméenne :<br />

Des yeux verts, oui, celle que je vois maintenant a <strong>de</strong>s yeux verts, <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong><br />

succube, <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> fantôme, <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> nuit d’orage 982 .<br />

Nous trouvons 7 occurrences du mot « yeux » dans L’Autre mais nous examinerons ce<br />

conte plus tard.<br />

Obsession <strong>de</strong>s robes<br />

Continuons un peu c<strong>et</strong>te analyse thématico-statistique. Nous avons vu que dans Le<br />

Suaire, la robe <strong>de</strong> Sarah scandait le récit entier. En fait, ce mot a une distribution très localisée.<br />

À part Le Suaire, ce mot se trouve 27 fois (+ 2 au pluriel) dans La robe <strong>et</strong> huit fois (+ 1) dans<br />

977 Ibid., p.181.<br />

978 Ibid., p.183-184.<br />

979 Ibid., p.188.<br />

980 Gourmont, Couleurs, suivi <strong>de</strong> Choses anciennes, 1908, p.81-89.<br />

981 Gourmont, <strong>les</strong> Histoires magiques <strong>et</strong> autres récits, 1982, p.100.<br />

982 Ibid., p.101.<br />

Page 216


La Robe blanche. Dans <strong>les</strong> autres contes, ses occurrences sont négligeab<strong>les</strong>, mais Celle qu’on<br />

ne peut pas pleurer <strong>et</strong> Stratagèmes nous intéressent.<br />

D’abord, Celle qu’on ne peut pas pleurer est intéressant parce que l’usage <strong>de</strong> ce mot est<br />

très localisé : toutes <strong>les</strong> occurrences se trouvent dans un même passage :<br />

« Tenez, ses bijoux, ses <strong>de</strong>ntel<strong>les</strong>, ses souliers, ses robes ! Ses robes, il en manque<br />

une, — sa robe <strong>de</strong> noces, celle qu’elle portait le jour où elle se donna à vous : elle est<br />

couchée avec, là-bas ! » 983<br />

Ce passage est d’autant plus intéressant qu’il se trouve le même motif que La Robe<br />

blanche : la combinaison <strong>de</strong> la robe <strong>de</strong> noce <strong>et</strong> l’adultère.<br />

L’usage du mot « robe » dans Stratagèmes reflète ce que nous avons remarqué pour <strong>les</strong><br />

« yeux ». Il est utilisé avec le rouge :<br />

Nous laissons la robe <strong>de</strong> pourpre frissonner aux vents glorieux <strong>de</strong> l’Archipel, <strong>et</strong>,<br />

d’un accord mu<strong>et</strong>, nous gagnons la porte, — amis déjà, à ce qu’il paraît 984 .<br />

Elle fuit ! Reviens ! Reviens, la pourpre <strong>de</strong> ta robe ensanglante mes yeux, je vois le<br />

néant rouge où ma vie va sombrer, tout est rouge : ta bouche <strong>et</strong> ma chair dévorée ! Ton<br />

sein fleuri <strong>de</strong> rouge fut doux <strong>et</strong> douloureux 985 .<br />

Le talon m’a échappé : elle s’est assise sur un coussin <strong>et</strong> la robe au rouge étrange,<br />

rouge chiffonné <strong>de</strong> coquelicot, a été ramenée jusque par-<strong>de</strong>ssus <strong>les</strong> sanda<strong>les</strong> 986 .<br />

Dans La Robe blanche, c’est en quelque sorte autour <strong>de</strong> la robe que le récit tourne. Dans<br />

le passage suivant, il y a trois occurrences <strong>de</strong> ce mot à l’intérieur d’un seul paragraphe :<br />

Au milieu d’un p<strong>et</strong>it salon très en désordre, trois femmes considéraient une robe<br />

blanche j<strong>et</strong>ée sur un fauteuil, une robe plus blanche que l’âme <strong>de</strong>s saints Innocents : Rosa,<br />

la pierre ancillaire <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te maison, Mme <strong>de</strong> Laneuil <strong>et</strong> une jeune fille, — dont le profil<br />

me remémorait <strong>de</strong>s amours enfantines <strong>et</strong> un temps où <strong>de</strong> rieuses gamines en robes<br />

ado<strong>les</strong>centes nous donnaient, à Albéric <strong>et</strong> à moi, <strong>les</strong> fleurs <strong>de</strong> leurs corsages, après <strong>les</strong><br />

avoir approchées, avec la soudaine gravité d’immortel<strong>les</strong> fiancées, du saint-sacrement <strong>de</strong><br />

leurs lèvres 987 !<br />

D’un côté, la robe blanche est liée déjà à quelque chose <strong>de</strong> surnaturel (« plus blanche<br />

que l’âme <strong>de</strong>s saints Innocents »), d’autre côté, elle s’oppose aux « robes ado<strong>les</strong>centes » <strong>de</strong><br />

gamines « rieuses ». Le problème est que c<strong>et</strong>te robe est un peu trop large :<br />

983 Ibid., p.149.<br />

984 Ibid., p.185.<br />

985 Ibid., p.188.<br />

986 Ibid., p.192.<br />

987 Ibid., p.85.<br />

Page 217


Nous allions monter à ma chambre, lorsque la robe nous est revenue <strong>de</strong> Paris… la<br />

robe blanche ! 988<br />

Mais, il faudrait, dis-je, avec un bon sens qui me fit honneur <strong>de</strong>vant ces trois<br />

femmes, il faudrait que Mlle Édith voulût bien la m<strong>et</strong>tre, la robe 989 .<br />

Enfin, elle accepte <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre c<strong>et</strong>te robe pour se marier. L’histoire est plutôt<br />

psychologique, mais, comme nous l’avons indiqué pour <strong>les</strong> « yeux », <strong>les</strong> détails introduisent<br />

<strong>de</strong>s facteurs surnaturels. La blancheur <strong>de</strong> la robe est soulignée dans le texte :<br />

La robe blanche, telle qu’une avalanche, s’abattit sur mon rêve 990 .<br />

C<strong>et</strong>te comparaison est déjà unique mais cela peut être même surnaturel :<br />

D’une voix plus blanche que la robe ensorcelée, je <strong>de</strong>mandai, en me contraignant,<br />

avec adresse, à la plus aimable désinvolture : 991<br />

Ainsi, l’usage du mot « robe » lui aussi contribue à créer une possibilité <strong>de</strong> lecture<br />

surnaturelle qui n’est pourtant pas narrativisée.<br />

Dans La Robe, c’est la structure métonymique qui domine la narration :<br />

Ce jour-là, il la rencontra, — la robe nouvelle !<br />

Elle s’avançait, lente <strong>et</strong> fière, avec la souriante <strong>et</strong> mystérieuse majesté qui convient<br />

aux réalisations esthétiques <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière heure, avec la grâce irritante <strong>de</strong> l’inédit 992 .<br />

Ici, contrairement aux récits ordinaires où le principe d’anthropocentrisme <strong>et</strong> le<br />

mécanisme <strong>de</strong> métonymie fonctionnent pour focaliser un personnage humain, le mot « Elle »<br />

désigne n<strong>et</strong>tement la « robe ». Le jeu <strong>de</strong> texte consiste à remplacer systématiquement la<br />

femme par la robe qu’elle porte. La règle est d’ailleurs donnée assez explicitement :<br />

988 Ibid., p.87.<br />

989 Ibid., p.89.<br />

990 Ibid., p.90.<br />

991 Ibid., p.88.<br />

992 Ibid., p.161.<br />

993 Ibid., p.161.<br />

994 Ibid., p.162.<br />

Dans l’universel renouveau, rajeunissement <strong>de</strong> la chair <strong>et</strong> <strong>de</strong> la feuille, <strong>de</strong> la fleur <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> l’herbe, rien ne l’intéressait — que la robe, <strong>et</strong> la robe seule 993 .<br />

Non, mais quoique la femme l’intéressât moins que la robe, le vin moins que le<br />

flacon, il ne séparait pas la robe <strong>de</strong> la femme, - ou plutôt, ce qui est un peu différent <strong>et</strong><br />

donne bien l’explication <strong>de</strong>s goûts <strong>de</strong> notre étrange ami, il ne séparait pas la femme <strong>de</strong> la<br />

robe 994 .<br />

Page 218


Ici la relation entre la femme <strong>et</strong> la robe est clairement renversée. Donc, si nous<br />

remplaçons le mot « robe » par le mot « femme » dans <strong>de</strong>s passages comme <strong>les</strong> suivants, nous<br />

aurons un texte ordinaire :<br />

Ayant rencontré la robe nouvelle, il en <strong>de</strong>vint aussitôt amoureux 995 .<br />

Oh ! si c<strong>et</strong>te robe voulait se laisser aimer ! Si elle n’était pas <strong>de</strong> ces robes insolentes<br />

qui bousculent, dédaigneuses, <strong>les</strong> désirs <strong>les</strong> plus purs <strong>et</strong> <strong>les</strong> plus sincères ! 996<br />

Cela va jusqu’à prendre une dimension biblique non sans humeur :<br />

« O robe, ne sois pas farouche ! » La robe ne fut pas farouche 997 .<br />

Il y a aussi une allusion occulte comme « quelle merveilleuse pierre philosophale était sa robe<br />

nouvelle 998 ».<br />

Et dans le passage suivant, est-ce qu’il s’agit d’une passe avec une prostituée ou <strong>de</strong><br />

l’achat d’une robe ?<br />

Il s’arracha à son extase pour interroger sa bourse, <strong>et</strong> avant d’avoir entendu <strong>les</strong><br />

odieuses paro<strong>les</strong> du marchandage, il avait comblé <strong>les</strong> désirs qui attendaient, mu<strong>et</strong>s, <strong>et</strong><br />

payé la robe, la jolie robe nouvelle, probablement ce qu’elle valait 999 .<br />

Et le désir du personnage est, comme celui <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> autres hommes, celui <strong>de</strong> l’avoir<br />

toute entière :<br />

La robe tout entière ! Je veux la robe tout entière ! 1000<br />

Là commence le problème. La femme refuse. Et quand il y a une contradiction entre la<br />

femme <strong>et</strong> la robe, c’est la robe que c<strong>et</strong> homme choisit. L’homme tue la femme. C’est très<br />

logique, si nous acceptons c<strong>et</strong>te logique métonymique du récit. Une vision d’un homme assez<br />

spéciale…, mais il y a une répercussion <strong>et</strong> notre vision sur la vie change. R<strong>et</strong>ournons à ce qui<br />

se dit au début :<br />

995 Ibid., p.163.<br />

996 Ibid., p.163.<br />

997 Ibid., p.163.<br />

998 Ibid., p.164.<br />

999 Ibid., p.164.<br />

1000 Ibid., p.165.<br />

1001 Ibid., p.161.<br />

Les toil<strong>et</strong>tes « pour aller en voiture » ne l’amusaient pas ; il n’aimait que « la robe<br />

qui marche », <strong>et</strong> il ne l’aimait qu’une fois, la première fois qu’il la voyait 1001 .<br />

Page 219


Ce n’est pas la femme qui marche. C’est la robe. Notons bien qu’il ne s’agit pas <strong>de</strong> la<br />

personnification. Ce n’est pas une robe qui marche comme une femme. Il y a toujours une<br />

« femme » là-<strong>de</strong>dans qui, supposons-nous, marche. Disons que l’ordre <strong>de</strong> l’importance est<br />

déplacé sur l’axe <strong>de</strong> contiguïté.<br />

Péhor<br />

La Tentation <strong>de</strong> Saint-Antoine.<br />

Nous pouvons dire que Péhor est une version misogyne <strong>de</strong> La Tentation <strong>de</strong> Saint-<br />

Antoine. D’ailleurs, il serait fort possible que Gourmont ait été inspiré par c<strong>et</strong>te œuvre <strong>de</strong><br />

Flaubert pour qui il avait une gran<strong>de</strong> estime. Dans un article intitulé « Les <strong>de</strong>ux Flaubert » 1002 ,<br />

il écrit sur la version <strong>de</strong> 1856 <strong>de</strong> La Tentation en donnant en même temps <strong>de</strong>s explications<br />

assez détaillées sur toutes <strong>les</strong> autres versions auxquel<strong>les</strong> il préfère celle <strong>de</strong> 1856 :<br />

La première Tentation est à la fois curieuse, belle, brillante, soli<strong>de</strong>, ingénue <strong>et</strong><br />

profon<strong>de</strong>. C’est plus ou autre chose qu’un chef-d’œuvre, c’est un mon<strong>de</strong>, c’est le mon<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s idées, <strong>de</strong>s formes, <strong>de</strong>s songes, <strong>de</strong>s dégoûts, <strong>de</strong>s désirs, <strong>de</strong>s ambitions <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

résignations du plus grand écrivain français du dix-neuvième siècle. Moins achevée que<br />

la <strong>de</strong>rnière version, celle-ci, qui fut rédigée en 1849 <strong>et</strong> corrigée en 1856, est plus riche,<br />

plus originale, plus vivante 1003 .<br />

Ce texte montre bien l’intérêt qu’il portait sur c<strong>et</strong>te œuvre <strong>et</strong> sur son auteur.<br />

Comparer une fille masturbatrice avec un grand saint serait une profanation, mais d’où<br />

notre remarque « une version un peu misogyne ». Un critique féministe aurait beaucoup à dire<br />

sur ce suj<strong>et</strong> mais ce n’est pas notre suj<strong>et</strong>. Nous voudrions dire que la Tentation elle-même se<br />

prête toujours à une lecture freudienne.<br />

version réaliste<br />

Une lecture réaliste nous donnerait la vie d’une fille « hystérique » 1004 . Le texte tourne<br />

toujours autour <strong>de</strong> la sexualité :<br />

Nerveuse <strong>et</strong> pauvre, imaginative <strong>et</strong> famélique, Douceline fut précocement<br />

caresseuse <strong>et</strong> embrasseuse, amusée <strong>de</strong> passer ses mains le long <strong>de</strong> la joue <strong>de</strong>s garçonn<strong>et</strong>s<br />

<strong>et</strong> dans le cou <strong>de</strong>s fill<strong>et</strong>tes qui se laissaient faire comme <strong>de</strong>s chattes 1005 .<br />

Et sa sexualité est décrite parfois directement :<br />

1002<br />

« Les <strong>de</strong>ux Flaubert », Gourmont, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 4e série, 1912.<br />

1003<br />

Gourmont, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 4e série, 1912, p.170-171.<br />

1004<br />

Supra, p.192.<br />

1005<br />

Gourmont, <strong>les</strong> Histoires magiques <strong>et</strong> autres récits, 1982, p.77.<br />

Page 220


Comme on la grondait en termes grossièrement ironiques, elle se prit d’une<br />

tendresse <strong>de</strong> contradiction pour le coin méprisé <strong>et</strong> défendu ; <strong>les</strong> mains suivirent <strong>les</strong> yeux.<br />

Elle garda ce vice toute sa vie, ne s’en confessa jamais, le dissimula avec une effrayante<br />

astuce jusque parmi ses crises d’inconscience 1006 .<br />

Après avoir guéri d’une maladie, elle connaît ses premières règ<strong>les</strong> :<br />

Affaiblie par l’anémie <strong>de</strong> la fièvre, elle avait pendant <strong>de</strong>s semaines, oublié son<br />

vice : <strong>les</strong> mouvements habituels se recomposèrent dans le sommeil. Elle se réveillait à<br />

moitié polluée, se rendormait. Un matin, ses doigts furent ensanglantés ; elle eut peur, se<br />

leva vite, mais le sang était partout. Sa mère dormait. Elle arracha du paroissien où elle<br />

l’avait cousue, l’image vouée, sortit en chemise, tremblante, alla l’enterrer dans un trou<br />

profond. Pleurante, elle revint, s’évanouit 1007 .<br />

N’est-ce pas une <strong><strong>de</strong>scription</strong> très réaliste, cruelle même ? Dans c<strong>et</strong>te version, elle n’a<br />

pas rencontré le diable. Elle a été simplement violée par un colporteur qui passait :<br />

Elle atteignait quinze ans, lorsque, dans le pâquis où elle gardait la vache <strong>de</strong> la<br />

famille, un colporteur abusa <strong>de</strong> son sommeil <strong>de</strong> fille énervée. Ne souffrant pas,<br />

amplement déflorée par Péhor dont <strong>les</strong> imaginations étaient audacieuses, elle laissa faire.<br />

Les grimaces <strong>de</strong> l’homme lui parurent ridicu<strong>les</strong>, <strong>et</strong> comme il la regardait, redressé, avec<br />

<strong>de</strong>s yeux amoureux, elle se leva, éclata <strong>de</strong> rire, s’éloigna en haussant <strong>les</strong> épau<strong>les</strong> 1008 .<br />

Il est toujours question <strong>de</strong> sa sexualité. Et la <strong><strong>de</strong>scription</strong> est construite plutôt dans le<br />

mo<strong>de</strong> , comme « <strong>les</strong> grimaces <strong>de</strong> l’homme », sauf une métaphore figée ; « amplement<br />

déflorée ». L’histoire se déploie sur l’axe <strong>de</strong> contiguïté. Après une relation sexuelle, c’est la<br />

grossesse qu’il faut craindre :<br />

En gardant sa vache, dans le pâquis, elle rêvait maintenant du colporteur, non sans<br />

honte. Après <strong>de</strong>s semaines, une peur lui vint, <strong>et</strong> comme elle avait vu <strong>de</strong>s femmes grosses<br />

m<strong>et</strong>tre <strong>de</strong>s cierges à la bonne Vierge afin d’accoucher heureusement, elle en fit piquer un<br />

très gros sur la herse, pour ne pas grossir 1009 .<br />

Elle serait punie en conséquence <strong>de</strong> c<strong>et</strong> acte. Elle meurt à cause d’une fausse couche.<br />

version surnaturelle<br />

La structure est plus compliquée dans la version surnaturelle. Comme dans la Tentation<br />

<strong>de</strong> Saint-Antoine, il s’agit ou bien du saint ou bien du diabolique. Et même quand il s’agit du<br />

saint, le texte est équivoque accompagné d’une nuance sexuelle :<br />

1006 Ibid.<br />

1007 Ibid., p.79.<br />

1008 Ibid., p.81.<br />

1009 Ibid., p.81-82.<br />

Les Saintes Vierges lui plaisaient peu ; elle préférait <strong>les</strong> Jésus, <strong>les</strong> doux, ceux dont<br />

<strong>les</strong> joues lavées <strong>de</strong> rose, la barbe en flammes, <strong>les</strong> yeux bleus s’inscrivaient dans la diffuse<br />

Page 221


lumière d’une auréole. L’un, avec une visitandine à ses pieds, lui montrait son cœur<br />

rutilant, <strong>et</strong> la visitandine articulait : « Mon bien-aimé est tout à moi <strong>et</strong> je suis toute à lui. »<br />

Sous un autre Jésus aux regards tendres <strong>et</strong> un peu loucheurs, on lisait : « Un <strong>de</strong> ses yeux a<br />

b<strong>les</strong>sé mon cœur. » 1010<br />

Donc il s’agit d’une présence sainte, mais quelque peu avilissante :<br />

D’un Sacré-Cœur piqué par un poignard giclait du sang couleur d’encre rose, <strong>et</strong> la<br />

légen<strong>de</strong>, avilissant une <strong>de</strong>s plus bel<strong>les</strong> métaphores <strong>de</strong> la théologie mystique, portait :<br />

« Qu’est-ce que le Seigneur peut donner <strong>de</strong> meilleur à ses enfants que ce vin qui fait<br />

germer <strong>les</strong> vierges ? » Le Jésus d’où fusait ce j<strong>et</strong> <strong>de</strong> carmin avait une face affectueuse <strong>et</strong><br />

encourageante, une robe bleue, historiée <strong>de</strong> fleur<strong>et</strong>tes d’or, <strong>de</strong> transluci<strong>de</strong>s mains très<br />

fines où s’écrasaient en étoile <strong>de</strong>ux p<strong>et</strong>ites groseil<strong>les</strong> : Douceline l’adora tout <strong>de</strong> suite, lui<br />

fit un vœu, écrivit au dos <strong>de</strong> l’image : « Je me donne au S. C. <strong>de</strong> Jésus, car il s’est donné à<br />

moi. » 1011<br />

Ici aussi, nous avons une image ensanglantée mais c<strong>et</strong>te fois-ci celle du Sacré-Cœur.<br />

« Je me donne au S. C. <strong>de</strong> Jésus, car il s’est donné à moi. » correspond à « Mon bien-aimé est<br />

tout à moi <strong>et</strong> je suis toute à lui. » que nous venons <strong>de</strong> citer, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te idée <strong>de</strong> se donner à Jésus<br />

est obsédante <strong>chez</strong> elle :<br />

Souvent, entrouvrant son livre <strong>de</strong> messe, elle contemplait la face affectueuse <strong>et</strong><br />

encourageante, murmurait, en la portant à sa bouche : « À toi ! À toi » 1012<br />

Il semble que dans l’amour du saint se confon<strong>de</strong> l’amour charnel. Quand elle tombe<br />

mala<strong>de</strong>, elle prononce <strong>de</strong>s mots d’amour, pour Jésus ?<br />

Dans le délire qui suivit, elle proférait <strong>de</strong>s mots d’amour. Guérie, elle remercia<br />

Jésus <strong>de</strong>s marques blanches qui lui trouaient le front, se livra à <strong>de</strong> longues éjaculations, à<br />

genoux, <strong>de</strong>rrière un mur, sur <strong>de</strong>s pierres aiguës. Ses genoux saignaient : elle baisait <strong>les</strong><br />

b<strong>les</strong>sures, suçait le sang, se disait : « C’est le sang <strong>de</strong> Jésus, puisqu’il m’a donné son<br />

cœur. » 1013<br />

Avec « elle baisait <strong>les</strong> b<strong>les</strong>sures, suçait le sang », l’allusion sexuelle est n<strong>et</strong>te. Là encore<br />

nous trouvons une image ensanglantée d’une vampiresse qui dévore le cœur <strong>de</strong> Jésus.<br />

Les explications <strong>de</strong> sa mère sur ses premières règ<strong>les</strong> ne la satisfont pas. Elle a un autre<br />

critère d’être naturel :<br />

1010 Ibid., p.77-78.<br />

1011 Ibid., p.78.<br />

1012 Ibid.<br />

1013 Ibid., p.79.<br />

Les explications <strong>de</strong> sa mère, il fallut bien <strong>les</strong> croire. Pourtant, ce n’était pas naturel.<br />

Elle accusa le Jésus que, d’instinct, elle avait étouffé sous la glèbe, qui accueille en son<br />

Page 222


silence <strong>les</strong> trépassés. Le Jésus du sang était mort. Elle se calma, pendant que sa mère la<br />

recouchait, lui donnant à lire la Vie <strong>de</strong>s Saints 1014 .<br />

Pour elle, c’est le surnaturel qui est naturel. Et la Vie <strong>de</strong>s Saints déclenche la scène qui<br />

serait le noyau fantastique ; parce que, comme la méditation <strong>de</strong> Saint-Antoine, le saint attire le<br />

diabolique :<br />

Douceline lut la Vie <strong>de</strong>s Saints, emmagasinant <strong>de</strong>s noms étranges qui lui revenaient<br />

aux oreil<strong>les</strong>, quand elle somnolait, tels que <strong>de</strong>s sons <strong>de</strong> cloches : un nom entre tous<br />

sonnait, plus bruyant que <strong>les</strong> trois cloches <strong>de</strong>s grands dimanches, sonnait <strong>et</strong> quatrissonnait<br />

dans sa cervelle : Pé-hor-Pé-hor-Pé-hor-Pé-hor 1015 .<br />

Et le texte prend une dimension biblique :<br />

Les démons sont <strong>de</strong>s chiens obéissants. Péhor aime <strong>les</strong> fil<strong>les</strong> <strong>et</strong> il se souvient <strong>de</strong>s<br />

jours où il exaspérait le sexe <strong>de</strong> Cozbi, fille <strong>de</strong> Sur, la royale Madianite : il vint <strong>et</strong> il aima<br />

Douceline pour l’amour <strong>de</strong> sa puberté neuve <strong>et</strong> déjà souillée ; il se logea dans l’auberge<br />

du vice, sûr d’être choyé <strong>et</strong> caressé, sûr <strong>de</strong> l’obscène baiser <strong>de</strong>s mains en fièvre, sans<br />

craindre le glaive <strong>de</strong> Phinée, qui avait tranché d’un seul coup jadis <strong>les</strong> joies <strong>de</strong> Cozbi <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> joies <strong>de</strong> Zambri, alors que le fils <strong>de</strong> Salu était entré dans la fille <strong>de</strong> Sur 1016 .<br />

Péhor n’est autre que le Baal <strong>de</strong> Péor <strong>de</strong> Nombres, chapitre 25 1017 . Et c<strong>et</strong> épiso<strong>de</strong>, lui<br />

aussi, est tiré du même chapitre 1018 .Tous ces noms propres correspondraient aux « noms<br />

étranges » qu’elle a emmagasinés. Le surnaturel, diabolique déjà, est toujours accompagné du<br />

sexuel qui, ici, vient du choix <strong>de</strong> l’anecdote.<br />

La chambre <strong>de</strong>vient auréolée comme l’image <strong>de</strong> Jésus que nous avons citée :<br />

La chambre au milieu <strong>de</strong> la nuit s’éclairait, <strong>et</strong> tous <strong>les</strong> obj<strong>et</strong>s semblaient auréolés,<br />

comme <strong>de</strong>venus lumineux par eux-mêmes, avec <strong>de</strong>s propriétés d’irradiation 1019 .<br />

Et celui qui porte le nom <strong>de</strong> l’ennemi <strong>de</strong> Dieu entre dans la scène :<br />

Alors, accalmie : <strong>et</strong> dans une ombre rousse qui fermait toutes <strong>les</strong> portes visuel<strong>les</strong>, il<br />

venait 1020 .<br />

Dans la phrase suivante, le sexuel l’importe sur le surnaturel :<br />

Elle le sentait venir, <strong>et</strong> tout aussitôt <strong>de</strong>s frissons commençaient à voyager le long <strong>de</strong><br />

sa peau, faiblement, puis n<strong>et</strong>tement localisés 1021 .<br />

1014<br />

Ibid.<br />

1015<br />

Ibid.<br />

1016<br />

Ibid., p.80.<br />

1017<br />

« Israël s’étant ainsi commis avec le Baal <strong>de</strong> Péor, la colère <strong>de</strong> Yahvé s’enflamma contre lui. », Nombre, 25 :3.<br />

1018<br />

« L’Israélite frappé il avait été frappé avec la Madianite se nommait Zimri, fils <strong>de</strong> Salu, prince d’une famille <strong>de</strong><br />

Siméon. », ibid., 25 :14-15.<br />

1019<br />

Gourmont, <strong>les</strong> Histoires magiques <strong>et</strong> autres récits, 1982, p.80.<br />

1020 Ibid.<br />

Page 223


Et nous avons un passage où le surnaturel <strong>et</strong> le sexuel se mêlent merveilleusement :<br />

Les lumières messagères entraient à travers l’ombre rousse, s’insinuant en toutes<br />

ses fibres, puis rien que <strong>de</strong> l’ombre rousse <strong>et</strong>, à l’improviste, <strong>de</strong> vifs j<strong>et</strong>s <strong>de</strong> lumière douce,<br />

en rythme précipité ; enfin, une explosion comme <strong>de</strong> feu d’artifice, un craquement exquis<br />

où fuselaient sa cervelle, son épine, ses moel<strong>les</strong>, ses muqueuses, <strong>les</strong> pointes <strong>de</strong> ses seins<br />

<strong>et</strong> toutes ses chairs dépi<strong>de</strong>rmées ; tous ses duv<strong>et</strong>s érigés comme <strong>de</strong>s herbes que rebrousse<br />

un vent rasant 1022 .<br />

À l’intérieur <strong>de</strong> ce passage, nous pouvons observer que le texte glisse du surnaturel au<br />

sexuel, <strong>de</strong>s « lumières messagères » à « ses duv<strong>et</strong>s érigés » <strong>et</strong> que <strong>les</strong> conjonctions, « puis »<br />

<strong>et</strong> « enfin », contrôlent ce mouvement comme s’il y avait une relation <strong>de</strong> cause <strong>et</strong> eff<strong>et</strong>,<br />

comme si le sexuel dérivait du surnaturel. Et ce mouvement arrive au sexuel pur :<br />

Et après le <strong>de</strong>rnier sursaut, <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its frissons intérieurs : par <strong>les</strong> valvu<strong>les</strong><br />

entrouvertes, du plaisir filtré filait dans <strong>les</strong> veines vers toutes <strong>les</strong> cellu<strong>les</strong> <strong>et</strong> toutes <strong>les</strong><br />

papil<strong>les</strong> 1023 .<br />

Et juste à ce moment, Péhor apparaît avec le surnaturel :<br />

Péhor, à ce moment, sortait <strong>de</strong> sa cach<strong>et</strong>te, se grandissait en un jeune beau mâle<br />

que Douceline, sans étonnement, admirait amoureuse 1024 .<br />

Ici encore, Gourmont reste elliptique, Péhor apparaît <strong>et</strong> se transforme en se grandissant,<br />

mais <strong>de</strong> quelle forme en quelle forme ? Et le texte reprend un ton réaliste <strong>et</strong> le passage suivant<br />

ne diffère pas celui d’une scène ordinaire d’un couple après avoir fait l’amour ordinairement :<br />

Elle le couchait la tête à son épaule, s’endormait, consciente seulement qu’elle<br />

tenait entre ses bras Péhor 1025 .<br />

Mais il se trouve encore un passage où le surnaturel <strong>et</strong> le sexuel se mélangent :<br />

Dans la journée, elle se complaisait au souvenir <strong>de</strong> ses nuits, se délectait à<br />

l’impudicité <strong>de</strong>s phases, à l’acuité <strong>de</strong>s caresses, aux foudroyants baisers <strong>de</strong> Péhor<br />

invisible <strong>et</strong> intangible tant que durait le plaisir, surgissant, tel que magiquement, après<br />

l’éclosion parfumée <strong>de</strong>s joies 1026 .<br />

Péhor est « invisible <strong>et</strong> intangible », il est magique <strong>et</strong> elle ne sait pas qui c’est. Elle<br />

<strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus mala<strong>de</strong>. C’est à cause <strong>de</strong> son vice ? Un simple symptôme <strong>de</strong><br />

l’accouchement ? Et un matin, elle souffre au ventre :<br />

1021 Ibid.<br />

1022 Ibid.<br />

1023 Ibid., p.80-81.<br />

1024 Ibid., p.81.<br />

1025 Ibid.<br />

Page 224


Recouchée, elle souffrit au ventre : <strong>les</strong> ovaires enflammés palpitaient sous la piqûre<br />

d’un paqu<strong>et</strong> d’aiguil<strong>les</strong> 1027 .<br />

Une image infernale avec une allusion sexuelle.<br />

En ce lieu encore, un passage avec <strong>les</strong> facteurs divins intervient :<br />

En l’ennui <strong>de</strong> ce lit désolant, <strong>de</strong>s imaginations la visitèrent, d’une can<strong>de</strong>ur<br />

inattendue, rappel <strong>de</strong> l’innocence première. Elle vit successivement, en <strong>de</strong> fausses extases,<br />

le Bon Dieu, tout blanc, pareil au Prémontré qui avait une fois prêché le carême ; <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its<br />

saint Jean d’argent jouant sur la mousse <strong>de</strong>s bosqu<strong>et</strong>s cé<strong>les</strong>tes avec <strong>de</strong>s agnel<strong>et</strong>s frisés <strong>et</strong><br />

enrubannés, un Notre-Seigneur tout en or, avec une longue barbe rouge, une Sainte-<br />

Vierge nuageuse <strong>et</strong> bleuâtre 1028 .<br />

paroxysme<br />

Dans le paroxysme final, le surnaturel <strong>de</strong>vient n<strong>et</strong>tement diabolique comme le montrent<br />

<strong>les</strong> expressions comme « négation du ciel » ou « infernal » dans le passage suivant :<br />

Pendant <strong>les</strong> <strong>de</strong>rniers jours, <strong>les</strong> consolantes apparitions l’abandonnèrent, comme par<br />

une négation du ciel à <strong>de</strong> plus longues complicités. L’hypocrisie infernale fut vaincue <strong>et</strong><br />

la pécheresse impénitente rendue à celui que d’infâmes épouvantes avaient fait son maître<br />

éternel. Péhor revint se loger dans l’habitacle secr<strong>et</strong> <strong>de</strong>s impur<strong>et</strong>és consenties, <strong>et</strong><br />

Douceline se sentait ravagée par <strong>de</strong>s caresses douloureuses, <strong>de</strong>s effleurements lents<br />

d’orties, <strong>de</strong>s promena<strong>de</strong>s vives <strong>de</strong> fourmis dans la turgescence presque putri<strong>de</strong> <strong>de</strong> son<br />

sexe mûri jusqu’à craqueler comme une figue 1029 .<br />

À partir <strong>de</strong> « son sexe mûri jusqu’à craqueler comme une figue », nous pourrions lire<br />

une allusion à l’accouchement. Contrairement à la scène du viol, l’absence <strong>de</strong> version réaliste<br />

nous oblige <strong>de</strong> chercher l’explication narrative dans la version surnaturelle si bien que nous<br />

pouvons dire qu’il s’agit <strong>de</strong> la fusion <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux versions.<br />

Et elle entendait, heures d’irrémissible agonie ! le rire <strong>de</strong> Péhor sonner en son<br />

ventre tel que le glas <strong>de</strong> la soirée du jeudi saint, qui semble sortir <strong>de</strong>s tombes. Péhor<br />

s’adonnait au rire <strong>de</strong> la satisfaction démoniaque <strong>et</strong> par plaisanterie il se gonflait comme<br />

une outre au moyen <strong>de</strong>s vents empestés qu’il laissait bruyamment sortir, tout d’un<br />

coup 1030 .<br />

Le diabolique continue avec le rire <strong>de</strong> Péhor « qui semble sortir <strong>de</strong>s tombes », <strong>et</strong> la<br />

comparaison avec « le glas <strong>de</strong> la soirée du jeudi saint » est à la fois mystique <strong>et</strong> comique.<br />

Nous pouvons toujours lire l’accouchement avec « il se gonflait comme une outre » <strong>et</strong> « il<br />

1026 Ibid.<br />

1027 Ibid., p.82.<br />

1028 Ibid.<br />

1029 Ibid., p.82-83.<br />

1030 Ibid., p.83.<br />

Page 225


laissait bruyamment sortir ». Les expressions « la satisfaction démoniaque » <strong>et</strong> « <strong>de</strong>s vents<br />

empestés » sont aussi du diabolique. La scène continue :<br />

Puis il se m<strong>et</strong>tait à la baiser amoureusement, <strong>et</strong> un ironique coup <strong>de</strong> <strong>de</strong>nt se<br />

substituait au spasme. Douceline criait, mais il lui semblait que Péhor criait plus fort,<br />

emplissait <strong>de</strong> stri<strong>de</strong>nces aiguës son abdomen qui tremblait sous <strong>les</strong> vibrations... 1031<br />

La lecture <strong>de</strong> l’accouchement est encore possible. Celui qui crie peu être le bébé<br />

nouveau-né. Après ce coup <strong>de</strong> <strong>de</strong>nt, Péhor monte :<br />

Péhor montait. En passant il enfonça ses griffes dans le cœur <strong>de</strong> Douceline, il<br />

déchira, en s’y accrochant, <strong>les</strong> trous d’éponge du poumon, puis le cou se gonfla comme<br />

un serpent qui revomirait sa proie engluée, <strong>et</strong> <strong>de</strong> larges bavures <strong>de</strong> sang jaillirent <strong>de</strong><br />

l’ignominie d’un hoqu<strong>et</strong> d’ivrogne.<br />

Ici, la lecture <strong>de</strong> l’accouchement s’arrête. Nous pouvons toujours dire qu’il s’agit d’une<br />

hallucination <strong>de</strong> la fille dans l’agonie, mais nous ne pouvons plus déchiffrer d’informations<br />

sur l’accouchement. En revanche, le diabolique est marqué plus fortement avec « ses griffes »<br />

<strong>et</strong> « comme un serpent ». Il y a encore une image ensanglantée. Ce conte est dans ce sens-là,<br />

un conte du sang. Ajoutons que sur <strong>les</strong> 20 occurrences <strong>de</strong> « sang », 6 se trouvent dans ce<br />

conte. Enfin elle meurt comme « la damnée aux abîmes » :<br />

Un baiser d’excrémentielle purulence s’appliqua sur ses lèvres exactement, <strong>et</strong><br />

l’âme <strong>de</strong> Douceline quitta ce mon<strong>de</strong>, bue par <strong>les</strong> entrail<strong>les</strong> du démon Péhor 1032 .<br />

L’histoire se termine ainsi dans le diabolique, mais « <strong>les</strong> entrail<strong>les</strong> » nous laisse une<br />

porte ouverte, quelque étroitement que ce soit, à la possibilité <strong>de</strong> la fausse couche.<br />

Le Faune<br />

Le Faune, lui aussi, traite une relation sexuelle avec une créature diabolique, mais une<br />

relation manquée <strong>et</strong> d’une façon ironique. C’est la nuit <strong>de</strong> Noël. L’héroïne s’ennuie :<br />

Ah ! vraiment, la triste <strong>et</strong> stupi<strong>de</strong> nuit <strong>de</strong> Noël ! Y aurait-il donc <strong>de</strong>s dates, <strong>de</strong>s<br />

jours magiques où c’est un crime d’être seul, où <strong>de</strong>s contacts humains sont nécessaires<br />

sous peine <strong>de</strong> souffrance <strong>et</strong> presque <strong>de</strong> remords ? 1033<br />

Lasse <strong>de</strong>s banalités, elle conçoit une étrange idée :<br />

1031 Ibid.<br />

1032 Ibid.<br />

1033 Ibid., p.167.<br />

Révoltée contre la pur<strong>et</strong>é <strong>de</strong>s blancs souvenirs, elle sombra dans l’idéisme sensuel.<br />

La chaleur du foyer aux bûches encore flambantes la chatouillait vilainement : elle s’y<br />

Page 226


complut, — elle crut que <strong>de</strong>s baisers singuliers allaient <strong>de</strong>scendre par la cheminée sous la<br />

forme <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its anges sans ai<strong>les</strong>, mais plus brûlants <strong>et</strong> plus agi<strong>les</strong> que <strong>les</strong> feux foll<strong>et</strong>s qui<br />

jouaient, agréab<strong>les</strong> démons, parmi <strong>les</strong> charbons 1034 .<br />

Mais qui <strong>de</strong>scendra par la cheminée la nuit <strong>de</strong> Noël ? Poursuivons l’histoire. Le<br />

surnaturel arrive :<br />

L’incube épars dans la chambre tiè<strong>de</strong> rassemblait ses atomes <strong>et</strong> se matérialisait...<br />

Une ombre, comme d’un faune éphèbe, obscurcit la glace <strong>de</strong> la cheminée <strong>et</strong> un souffle lui<br />

troubla <strong>les</strong> cheveux <strong>et</strong> lui chauffa la nuque 1035 .<br />

C’est une image assez classique <strong>de</strong> l’apparition <strong>de</strong> l’incube. Un faune éphèbe serait<br />

idéal comme créature surnaturelle sexuelle. Voyons un peu comment il est :<br />

Ce qu’elle avait senti était douloureusement doux ; ce qu’elle avait vu était<br />

inquiétant, étrange, curieusement absur<strong>de</strong> : une tête blon<strong>de</strong> <strong>et</strong> dure, aux yeux dévorants, à<br />

la bouche large <strong>et</strong> presque obscène, à la barbe pointue… 1036<br />

Elle pense qu’il doit être beau <strong>et</strong> grand <strong>et</strong> se donne à c<strong>et</strong> Être. Mais ça n’allait pas<br />

comme elle voulait :<br />

Cependant l’attaque se précipitait <strong>et</strong> l’incube hal<strong>et</strong>ant soufflait à peu près comme<br />

un souffl<strong>et</strong> <strong>de</strong> forge, ce qui la fit légèrement rire. « Que <strong>de</strong> mal il se donne ! songeait-elle.<br />

Il est bien malhabile... Je vais le regar<strong>de</strong>r, du coin <strong>de</strong> l’œil... » 1037<br />

Elle a vu son visage :<br />

Elle avait fermé <strong>les</strong> yeux, mais trop tard ; elle avait vu le monstre face à face, <strong>et</strong><br />

non plus selon <strong>les</strong> complaisants refl<strong>et</strong>s d’une glace i<strong>de</strong>ntique à son rêve ; elle l’avait vu,<br />

non plus façonné par le désir, mais déformé selon la réalité la plus étroite — il était si laid,<br />

avec sa face <strong>de</strong> bouc cruel — si laid <strong>et</strong> si bestial <strong>et</strong> ivre d’une volonté si précise <strong>et</strong> si basse<br />

— qu’elle s’indigna <strong>et</strong> se redressa 1038 .<br />

Elle a commis une erreur classique, comme Orphée a vu Eurydice, elle a vu ce qu’il ne<br />

fallait pas voir. Par conséquent, le rêve est dissipé <strong>et</strong> elle reste seule <strong>et</strong> nue. Il y a quelque<br />

chose <strong>de</strong> comique dans son acte. D’ailleurs, un faune, même s’il est éphèbe, ne doit-il pas être<br />

laid ? Ce conte serait un bon exemple pour Vax qui compte l’humeur parmi <strong>les</strong> genres voisins<br />

du fantastique :<br />

1034 Ibid., p.168.<br />

1035 Ibid.<br />

1036 Ibid.<br />

1037 Ibid., p.169.<br />

1038 Ibid.<br />

— À première vue, l’ironie, l’humour d’une part, le fantastique d’autre part,<br />

s’excluent comme l’eau <strong>et</strong> le feu. Quand on rit d’une histoire d’épouvante, C’est que<br />

Page 227


l’épouvante se dissipe. Le rire est fatal aux monstres <strong>et</strong> aux farceurs comme le matin est<br />

fatal à la nuit <strong>et</strong> aux fantômes.<br />

À y regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus près, <strong>les</strong> rapports du rire <strong>et</strong> <strong>de</strong> la peur sont plus complexes.<br />

D’abord, pourquoi rit-on <strong>de</strong>s histoires <strong>de</strong> terreur, sinon pour se venger <strong>de</strong> la peur qui<br />

commençait à nous envahir il y a dans ce rire quelque chose d’agressif <strong>et</strong> <strong>de</strong> vengeur. Les<br />

gens qui se moquent <strong>de</strong> l’enfer ont un compte à régler avec la crainte <strong>de</strong> l’enfer, sinon<br />

l’enfer <strong>les</strong> laisserait indifférents 1039 .<br />

Peut-être est-ce plus compliqué <strong>chez</strong> Gourmont. Ce visage laid n’est certes pas<br />

« façonné par le désir », mais il est « déformé selon la réalité la plus étroite ». Il n’a pas <strong>de</strong><br />

compte à régler avec la crainte <strong>de</strong> l’enfer, mais en aurait un avec <strong>les</strong> gens qui s’en moquent.<br />

Dana<strong>et</strong>te<br />

Ce conte aussi a comme thème la relation sexuelle avec un être surnaturel. Il a une<br />

structure métaphorique <strong>et</strong> répétitive plus forte. C<strong>et</strong>te fois-ci, c’est la neige qui scan<strong>de</strong> le texte.<br />

Le mot « neige » est utilisé 18 fois, « neigeait » 2 fois, « neiges » 1 fois <strong>et</strong> « neigeuses » 1 fois.<br />

Nous ne citons pas toutes <strong>les</strong> occurrences, mais nous nous intéressons seulement aux<br />

cooccurrences avec le verbe « tomber ».<br />

Comme elle s’habillait après déjeuner, toil<strong>et</strong>te spéciale <strong>et</strong> même mystérieuse, la<br />

neige se mit à tomber 1040 .<br />

Sous <strong>les</strong> ri<strong>de</strong>aux d’apparence <strong>de</strong> vitrail, relevés <strong>et</strong> épinglés pour un peu <strong>de</strong> lumière,<br />

elle la voyait tomber, la belle neige, tomber, tomber toujours 1041 .<br />

La neige tombait toujours, <strong>et</strong> même plus tassée, […] 1042 .<br />

Ses yeux pourtant se fermaient, lassés, <strong>et</strong> elle ne <strong>les</strong> ouvrait plus qu’à grand-peine,<br />

entêtée, résolue à ne pas cé<strong>de</strong>r, à regar<strong>de</strong>r tomber la neige, tant que tomberait la neige 1043 .<br />

Mais, en ses yeux clos, la neige tombait toujours : <strong>les</strong> vitres maintenant n’arrêtaient<br />

plus le vol <strong>de</strong>s candi<strong>de</strong>s étoi<strong>les</strong> 1044 .<br />

La neige tombait toujours <strong>et</strong> pénétrait si profondément en son corps pâmé […] 1045 .<br />

Le premier exemple est le commencement du conte <strong>et</strong> le <strong>de</strong>rnier le début du <strong>de</strong>rnier<br />

paragraphe. Déjà dans le premier exemple, nous trouvons le mot « mystérieuse » <strong>et</strong> dans le<br />

paragraphe qui contient le <strong>de</strong>uxième exemple, qui est le <strong>de</strong>uxième paragraphe du conte, il y a<br />

un tel passage : « cela donnait l’idée d’on ne sait quelle puissance occulte <strong>et</strong> ironique, d’on ne<br />

sait quelle âme divine ». Ce qui ouvre une possibilité <strong>de</strong> la lecture fantastique. Et un autre<br />

facteur est introduit par la femme <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> Dana<strong>et</strong>te :<br />

1039 Vax, L'Art <strong>et</strong> la littérature fantastiques, 1960, p.14-15.<br />

1040 Gourmont, Histoires magiques, op. cit., p.170.<br />

1041 Ibid.<br />

1042 Ibid., p.172-173.<br />

1043 Ibid., p.173.<br />

1044 Ibid.<br />

1045 Ibid., p.174.<br />

Page 228


— Il y a une gran<strong>de</strong> bataille dans le ciel, lui dit sa vieille Br<strong>et</strong>onne <strong>de</strong> femme <strong>de</strong><br />

chambre. Les anges s’arrachent <strong>les</strong> plumes <strong>de</strong>s ai<strong>les</strong>, — <strong>et</strong> voilà pourquoi il neige.<br />

Madame le sait bien 1046 .<br />

La neige est comparée aux plumes <strong>de</strong>s anges. Et c<strong>et</strong>te comparaison continue. Elle se<br />

prépare pour son ren<strong>de</strong>z-vous adultère <strong>et</strong> regar<strong>de</strong> la neige :<br />

Sa toil<strong>et</strong>te n’était qu’à moitié, elle n’y songeait plus, <strong>et</strong>, assise sur un divan, près du<br />

feu, elle regardait, fascinée, le vol incessant <strong>et</strong> lumineux <strong>de</strong>s plumes neigeuses <strong>et</strong><br />

angéliques 1047 .<br />

Les plumes remplacent parfois la neige :<br />

El<strong>les</strong> tombaient toujours, <strong>les</strong> douces, <strong>les</strong> fines, <strong>les</strong> blanches plumes d’anges. La<br />

rebelle adultère <strong>de</strong>vint naïve; la fascination <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te subtile <strong>et</strong> monotone neige, <strong>de</strong> neige<br />

perpétuelle <strong>et</strong> qui semblait infinie, agissait sur sa sensibilité 1048 .<br />

La neige change son idée. Et elle s’imagine <strong>de</strong> ces anges déplumés :<br />

Image ridiculement enfantine, mais enfin, <strong>les</strong> anges déplumés sont encore <strong>de</strong>s<br />

anges, — <strong>et</strong> <strong>les</strong> anges sont <strong>de</strong> fort bel<strong>les</strong> créatures 1049 .<br />

N’est-ce pas déjà une personnification <strong>de</strong> la neige en passant par <strong>les</strong> anges ? Et la neige<br />

continue <strong>et</strong> il neige jusque « dans la chambre, sur <strong>les</strong> meub<strong>les</strong>, sur <strong>les</strong> tapis, partout » 1050 . Et<br />

maintenant le verbe « tomber » prend un autre suj<strong>et</strong> :<br />

Une <strong>de</strong>s fraîches étoi<strong>les</strong> tomba sur sa main ; une autre sur sa joue ; une autre sur sa<br />

gorge un peu découverte : <strong>et</strong> ce furent, la <strong>de</strong>rnière surtout, d’exquises <strong>et</strong> inédites<br />

caresses 1051 .<br />

Le mot « caresses » se lit comme une comparaison, mais cela peut être aussi, lu avec<br />

« une <strong>de</strong>s fraîches étoi<strong>les</strong> », <strong>les</strong> caresses <strong>de</strong> quelques êtres cé<strong>les</strong>tes. « D’autres étoi<strong>les</strong><br />

tombèrent » <strong>et</strong> cela aboutit à un passage suivant :<br />

1046 Ibid., p.170.<br />

1047 Ibid., p.171.<br />

1048 Ibid., p.172.<br />

1049 Ibid.<br />

1050 Ibid., p.173.<br />

1051 Ibid.<br />

1052 Ibid., p.173-174.<br />

Délicieusement glacés, <strong>les</strong> baisers <strong>de</strong> la neige traversèrent ses vêtements, allèrent,<br />

malgré toutes défenses, chercher la peau <strong>et</strong> se blottir, dans <strong>les</strong> plis : c’était<br />

merveilleusement doux <strong>et</strong> d’une qualité <strong>de</strong> volupté assurément inconnue ! 1052<br />

Page 229


après :<br />

La personnification <strong>de</strong> la neige est encore à mi-chemin. Elle est clairement affirmée<br />

En vérité, la Neige la violait <strong>et</strong> la possédait, — <strong>et</strong> Dana<strong>et</strong>te se laissait faire,<br />

curieuse <strong>de</strong> c<strong>et</strong> adultère nouveau, toute livrée au plaisir ineffable — <strong>et</strong> presque effroyable<br />

— d’être l’amoureuse proie d’un divin caprice <strong>et</strong> l’amante élue par le rêve <strong>de</strong> quelques<br />

anges <strong>de</strong>venus soudain pervers 1053 .<br />

La personnification <strong>de</strong> la Neige s’accomplit ici toujours accompagnée <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong>s<br />

anges. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que le mot « Neige » avec une majuscule<br />

apparaît. Il a été déjà utilisé à la page 171 : « Elle voulait être seule — avec la Neige. »<br />

Donc, c’était déjà sa volonté. Et le conte se termine en répétant la même image :<br />

La neige tombait toujours <strong>et</strong> pénétrait si profondément en son corps pâmé qu’elle<br />

n’avait plus aucune autre sensation que celle <strong>de</strong> mourir ensevelie sous <strong>les</strong> adorab<strong>les</strong><br />

baisers <strong>de</strong> la neige, embaumée dans la neige, — <strong>et</strong> <strong>de</strong> partir, emportée par un tourbillon<br />

<strong>de</strong>rnier, vers la région <strong>de</strong>s éternel<strong>les</strong> neiges, <strong>les</strong> infinies <strong>et</strong> fabuleuses montagnes où <strong>les</strong><br />

chères p<strong>et</strong>ites adultères, toujours aimées, se pâment sans repos aux impérieuses caresses<br />

<strong>de</strong>s anges pervers 1054 .<br />

C’est une scène où se mêle l’érotique <strong>et</strong> le merveilleux, qui a été réalisée graduellement<br />

par une suite <strong>de</strong> comparaisons que Gourmont a parsemées dans le texte. Mais il nous reste<br />

toujours une possibilité <strong>de</strong> lire ce texte comme une histoire d’une femme luxurieuse qui,<br />

pendant qu’elle préparait sa toil<strong>et</strong>te, s’est endormie en laissant la fenêtre ouverte, <strong>et</strong>, par<br />

conséquent, est morte, glacée par la neige qui est entrée par la fenêtre.<br />

Aventure d’une vierge<br />

L’Aventure d’une vierge que Bernardi traite 1055 pourrait être considérée du même point<br />

<strong>de</strong> vue. Ce conte riche en structure répétitive <strong>et</strong> métaphorique serait une version très réaliste<br />

d’une histoire <strong>de</strong> la relation sexuelle avec un être inconnu.<br />

Marguerite rouge<br />

C’est plutôt un conte fantastique classique. L’expression « marguerite rouge », répétée<br />

huit fois, scan<strong>de</strong> le conte. Mme <strong>de</strong> Troène est <strong>de</strong>scendante <strong>de</strong> Catherine <strong>de</strong> Diercourt qui est<br />

morte condamnée au bûcher pour avoir été la protectrice <strong>de</strong>s sorcières. Elle était « stigmatisée<br />

<strong>de</strong> la marque <strong>de</strong>s “ vouées ”, qui était une sorte <strong>de</strong> marguerite à treize péta<strong>les</strong> que l’on<br />

1053 Ibid., p.174.<br />

1054 Ibid.<br />

1055 Ibid., p.174.<br />

Page 230


imprimait au fer rouge sous le sein droit 1056 . ». On la marie au vieux marquis <strong>de</strong> Troène qui<br />

meurt bientôt. Après sa mort, elle rencontre Jean <strong>de</strong> Néville qui lui raconte la légen<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

Diercourt :<br />

[…] on dit que toutes <strong>les</strong> femmes du sang <strong>de</strong>s Diercourt, <strong>de</strong>scendantes <strong>de</strong> la<br />

protectrice <strong>de</strong>s sorcières, ont au sein c<strong>et</strong>te même marque, indélébile <strong>et</strong> héréditaire ; on dit<br />

encore qu’el<strong>les</strong> ne doivent aimer <strong>et</strong> être aimées qu’une fois, — <strong>et</strong> que celui-là qu’el<strong>les</strong><br />

aiment <strong>et</strong> qui <strong>les</strong> aime est voué à une mort prompte 1057 .<br />

Puis ils s’aiment tous <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux. Ensuite, l’histoire procè<strong>de</strong> comme ce qui est dit dans la<br />

légen<strong>de</strong>. Le len<strong>de</strong>main, elle trouve la marque <strong>de</strong> « la marguerite rouge ». Et <strong>de</strong>ux mois après,<br />

il part <strong>et</strong> meurt « d’avoir aimé la marguerite rouge 1058 ». Mme <strong>de</strong> Troène prend le <strong>de</strong>uil <strong>et</strong><br />

meurt elle aussi trois ans après.<br />

Est-ce à cause <strong>de</strong> la malédiction ou une simple coïnci<strong>de</strong>nce ? L’hésitation dure jusqu’à<br />

la fin. Ici, Gourmont utilise l’ambiguïté <strong>de</strong> l’expression pour augmenter l’eff<strong>et</strong> final :<br />

À son agonie, quand le prêtre redoublait ses objurgations, elle <strong>de</strong>meura mu<strong>et</strong>te, —<br />

<strong>et</strong> elle mourut, drapée, comme dans un linceul, dans l’impertinence <strong>de</strong> son silence<br />

absolu ; elle mourut le doigt sur son secr<strong>et</strong>, le doigt sur l’heure inoubliée <strong>de</strong> joie humaine<br />

que le Maudit lui avait donnée, le doigt sur la marguerite rouge 1059 .<br />

Qui est ce Maudit ? Jean <strong>de</strong> Néville ou quelqu’un d’autre ?<br />

Les contes <strong>de</strong> l’adultère<br />

La Sœur <strong>de</strong> Sylvie, l’Autre, « Celle qu’on ne peut pas pleurer », Le Cierge adultère sont<br />

<strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> l’adultère. Apparemment, il n’y a pas <strong>de</strong> surnaturel. Mais ces contes sont<br />

proches du fantastique dans la mesure où il s’agit <strong>de</strong> l’amour au seuil <strong>de</strong> la vie <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort.<br />

Dans La Sœur <strong>de</strong> Sylvie, Sylvie est la sœur d’Adélaï<strong>de</strong>, celle-ci est la femme <strong>de</strong> Patrice.<br />

Quand Sylvie meurt, elle passe à Patrice <strong>les</strong> l<strong>et</strong>tres d’amour <strong>de</strong>stinées à Adélaï<strong>de</strong> <strong>de</strong> la part <strong>de</strong><br />

Lord Romsdale qui était déjà mort. Mais il connaissait déjà l’histoire. C’est l’histoire du<br />

premier amour déjà fini. Il en parle à sa femme. Sa femme brûle <strong>les</strong> l<strong>et</strong>tres. Ils passent « un<br />

mois d’idéale renaissance, <strong>de</strong> joies incomparab<strong>les</strong> à cel<strong>les</strong> <strong>de</strong>s premiers épanchements » 1060 <strong>et</strong><br />

sa femme meurt elle aussi. Mais quand elle meurt, elle dit :<br />

1056 Ibid., p.130-131.<br />

1057 Ibid., p.131.<br />

1058 Ibid., p.133.<br />

1059 Ibid.<br />

1060 Ibid., p.139.<br />

Page 231


Patrice, je meurs en aimant Romsdale 1061 !<br />

L’histoire ne fait que <strong>de</strong> réaliser ce qu’A<strong>de</strong>laï<strong>de</strong> a annoncé à la mort <strong>de</strong> Sylvie : « Oui,<br />

la mort exige la vérité <strong>et</strong> Sylvie a bien fait 1062 . » Elle est « la vraie sœur <strong>de</strong> Sylvie » 1063 . Les<br />

<strong>de</strong>ux sœurs ont avoué la vérité en mourant. Nous r<strong>et</strong>rouvons le parallélisme <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sœurs<br />

dans Le Magnolia que nous avons étudié ci-avant. Pourtant il ne se développe pas ici pour<br />

organiser tout le texte. D’autre part, la <strong><strong>de</strong>scription</strong> suivante <strong>de</strong> l’agonisante rapprocherait<br />

plutôt ce conte <strong>de</strong> Péhor :<br />

Mais ce fut son <strong>de</strong>rnier mot. Un spasme la dressa, du sang mêlé à <strong>de</strong> la salive coula<br />

par le coin <strong>de</strong>s lèvres, <strong>et</strong>, r<strong>et</strong>ombée lour<strong>de</strong>ment sur l’oreiller, elle expira. 1064<br />

Dans Celle qu’on ne peut pas pleurer, le héros n’est pas nommé. Il assiste aux<br />

funérail<strong>les</strong> <strong>de</strong> celle avec laquelle il a commis l’adultère. Son mari s’approche <strong>de</strong> lui <strong>et</strong> lui<br />

avoue qu’il savait tout <strong>et</strong> qu’il avait même arrangé leurs ren<strong>de</strong>z-vous. Il était impotent <strong>et</strong> il<br />

voulait donner à sa femme « <strong>les</strong> plus élémentaires joies <strong>de</strong> la vie » 1065 . Le mari emmène l’homme<br />

<strong>chez</strong> lui <strong>et</strong> lui donne <strong>les</strong> robes <strong>de</strong> sa femme morte. La répétition fréquente donne à ce conte un<br />

ton poétique. Elle est surtout remarquable avec le verbe « pleurer » qui est utilisé d’ailleurs<br />

aussi dans le titre :<br />

1061 Ibid.<br />

1062 Ibid., p.138.<br />

1063 Ibid., p.139.<br />

1064 Ibid., p.137.<br />

1065 Ibid., p.148.<br />

1066 Ibid., p.145.<br />

1067 Ibid.<br />

1068 Ibid., p.147.<br />

1069 Ibid., p.149.<br />

1070 Ibid.<br />

Il pleurait celle que l’on ne peut pas pleurer, celle que l’on ne peut pas avouer, la<br />

morte dont le nom <strong>et</strong> dont le souvenir appartiennent à un autre 1066 .<br />

Il pleurait, mais <strong>les</strong> larmes lui tombaient dans la gorge <strong>et</strong> non sur <strong>les</strong> joues <strong>et</strong> il<br />

avalait, comme un damné dantesque, un fleuve <strong>de</strong> douleur intarissable <strong>et</strong> empoisonné 1067 .<br />

[…] car je suis le seul à qui il vous soit permis <strong>de</strong> parler d’elle, le seul près <strong>de</strong> qui<br />

vous puissiez pleurer […] 1068 .<br />

Je viens <strong>de</strong> perdre ma fille. Vous, pleurez votre femme 1069 .<br />

Pleurez, pleurez, mon ami ! Jouissez <strong>de</strong> toutes <strong>les</strong> affreuses délices <strong>de</strong> la douleur !<br />

Pleurez celle que, hors d’ici, vous ne pouvez pas pleurer 1070 .<br />

Page 232


C<strong>et</strong>te atmosphère poétique est quelque peu comparable à celui du Magnolia. Le <strong>de</strong>rnier<br />

paragraphe évoque la morte par <strong>les</strong> obj<strong>et</strong>s qu’elle portait :<br />

« Tenez, ses bijoux, ses <strong>de</strong>ntel<strong>les</strong>, ses souliers, ses robes ! Ses robes, il en manque<br />

une, — sa robe <strong>de</strong> noces, celle qu’elle portait le jour où elle se donna à vous : elle est<br />

couchée avec, là-bas ! » 1071 .<br />

Ce passage, nous rappelant Véra ou Bruges-la-Morte, nous renvoie à un <strong>de</strong>s principaux<br />

thèmes <strong>de</strong> Gourmont, la « robe », <strong>et</strong> surtout à La Robe blanche, non sans ironie, parce que<br />

c’est la robe <strong>de</strong> noce qui manque.<br />

L’Autre est aussi une histoire au seuil <strong>de</strong> la mort <strong>et</strong> en quelque sorte en parallèle avec La<br />

Sœur <strong>de</strong> Sylvie. Les personnages ne portent pas <strong>de</strong> noms : <strong>de</strong>ux sœurs <strong>et</strong> le mari <strong>de</strong> la cad<strong>et</strong>te.<br />

Celle-ce est en train <strong>de</strong> mourir. Elle a soudain compris « [c]e qui s’était passé entre c<strong>et</strong>te sœur <strong>et</strong><br />

son mari » 1072 . Et expire dans la peur.<br />

Ceci pourrait paraître comme une histoire ordinaire, mais il y a aussi <strong>de</strong>s éléments qui<br />

rapprochent ce conte du domaine fantastique :<br />

Les souvenirs ne s’enchaînaient plus logiquement dans son imagination déprimée,<br />

<strong>et</strong> toutes <strong>les</strong> circonstances qu’elle se remémorait s’évanouissaient en une secon<strong>de</strong>, pour<br />

ne lui laisser que l’obsédante <strong>et</strong> grotesque vision d’une femme au visage voilé d’un<br />

mouchoir dont une main brutale relevait la robe. Toute la nuit, c<strong>et</strong>te ignominie s’agita<br />

sous ses paupières <strong>et</strong>, en même temps qu’un grand dégoût, elle ressentait à ce spectacle<br />

une impuissante colère qui l’épuisait, qui terrassait sa fragile vitalité 1073 .<br />

C’est un rêve qu’elle a vu. Ceci peut introduire l’hésitation entre le rêve <strong>et</strong> la réalité.<br />

Ensuite, ce rêve est renommé comme « obsession » :<br />

Au matin, le rêve s’évanouit <strong>et</strong>, toute la journée, elle fut accablée par le souvenir <strong>de</strong><br />

sa mauvaise nuit, irritable <strong>et</strong> morose. L’obsession cependant ne se manifesta plus : <strong>les</strong><br />

fantômes obscènes étaient re<strong>de</strong>scendus dans l’abîme. Mais la triste vision sembla avoir<br />

activé le secr<strong>et</strong> travail <strong>de</strong> la mort <strong>et</strong> diminué encore la faible flamme. Le dépérissement<br />

<strong>de</strong>vint effrayant. Le coffr<strong>et</strong> vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses trésors n’était plus seulement vi<strong>de</strong>, le bois sculpté<br />

<strong>et</strong> historié paraissait maintenant tout vermoulu, réduit en poussière, mangé par une<br />

obscure armée <strong>de</strong> termites, <strong>et</strong> la serrure pendait, <strong>et</strong> le couvercle chavirait sur ses<br />

charnières 1074 .<br />

L’opposition entre l’« obsession » <strong>et</strong> « <strong>les</strong> fantômes » représente celle d’entre la folie <strong>et</strong><br />

le surnaturel. La notion <strong>de</strong> la « mort » est aussi présente. Et avec « Le coffr<strong>et</strong> vi<strong>de</strong>… », une<br />

série <strong>de</strong> métaphores sont introduites, mais el<strong>les</strong> ne se développent pas dans le principe<br />

1071 Ibid.<br />

1072 Ibid., p.144.<br />

1073 Ibid., p.142, nous soulignons.<br />

1074 Ibid., p.142-143.<br />

Page 233


dominant. Comme ce passage s’enchaîne directement à « Bientôt, l’œuvre fut accomplie, <strong>et</strong><br />

attendu le <strong>de</strong>rnier coup qui allait écraser <strong>et</strong> anéantir la misérable créature 1075 », nous pouvons supposer<br />

une relation <strong>de</strong> causalité avec c<strong>et</strong>te « obsession » <strong>et</strong> la mort <strong>de</strong> la femme. L’image du voile que nous<br />

avons vue continue :<br />

Une religieuse était <strong>de</strong>bout, <strong>les</strong> yeux fixés sur la moribon<strong>de</strong>, gu<strong>et</strong>tant un geste, le<br />

désir <strong>de</strong> boire encore une fois, épiant ce regard voilé mais dont le voile pouvait soudain se<br />

déchirer pour un suprême sourire.<br />

Le voile se déchira. Ce fut quand la mourante sentit que son amour était là, que la<br />

tête penchée sur sa tête d’agonisante c’était la tête adorée <strong>de</strong> son mari. Le voile se déchira<br />

<strong>et</strong> une douce lueur d’amour illumina <strong>les</strong> tristes yeux qui allaient se tourner vers l’autre<br />

côté <strong>de</strong> la vie 1076 .<br />

Ici, l’image du voile s’allie à celle <strong>de</strong>s yeux <strong>et</strong> du regard. Nous avons déjà signalé la<br />

fréquence élevée <strong>de</strong> l’usage du mot « yeux ». Ainsi, l’image <strong>de</strong>s yeux <strong>et</strong> du regard aboutit à la<br />

<strong>de</strong>rnière scène. Voici <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers paragraphes :<br />

Ce qui s’était passé entre c<strong>et</strong>te sœur <strong>et</strong> son mari, la mourante, douée soudain <strong>de</strong><br />

divination, le comprit, à un certain air <strong>de</strong> complices qu’ils avaient là, tous <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux, au<br />

genre <strong>de</strong> regards qu’ils échangèrent, à l’indéfinissable intimité qui semblait invisiblement<br />

<strong>les</strong> joindre.<br />

L’obsédante <strong>et</strong> obscène vision repassa en éclair <strong>de</strong>vant ses yeux effarés <strong>et</strong>,<br />

paralysée d’épouvante, elle expira dans l’horreur d’avoir vu se dresser, <strong>de</strong>vant elle,<br />

l’Autre 1077 .<br />

Le mot « divination » suggèrerait une possibilité du surnaturel. Et la vision revient avec<br />

l’horreur. C<strong>et</strong>te « Autre » serait comparable au « Maudit » <strong>de</strong> Marguerite rouge. Ne pouvonsnous<br />

pas supposer une causalité surnaturelle entre c<strong>et</strong>te « Autre » <strong>et</strong> la mort ? Certes, c<strong>et</strong>te<br />

possibilité d’une lecture fantastique reste toujours faible. C<strong>et</strong>te histoire serait presque une<br />

histoire ordinaire d’adultère. Mais cela serait un bon exemple pour montrer que, <strong>chez</strong><br />

Gourmont, la différence entre le fantastique <strong>et</strong> le réaliste n’est une question <strong>de</strong> <strong>de</strong>grés <strong>et</strong> il est<br />

parfois difficile <strong>de</strong> scin<strong>de</strong>r entre ces <strong>de</strong>ux domaines.<br />

Le Cierge adultère est aussi un conte <strong>de</strong> l’adultère. Dans c<strong>et</strong>te œuvre aussi, <strong>les</strong><br />

personnages n’ont pas <strong>de</strong> nom. Ce procédé est une sorte d’ellipses que Gourmont utilise<br />

souvent. La femme est appelée « l’Amie » <strong>et</strong> l’homme « l’Adoré ». Ils sont dans la relation<br />

d’adultère. La femme a eu une fantaisie d’attar<strong>de</strong>r le départ <strong>de</strong> son amant le plus tard possible,<br />

même jusqu’à ce que le mari ouvre la porte. En attendant, ils passent le temps <strong>de</strong> joie, mais<br />

elle s’aperçoit soudain que son amant est mort. Mais c<strong>et</strong>te mort est déjà annoncée :<br />

1075 Ibid., p.143.<br />

1076 Ibid., p.143.<br />

1077 Ibid., p.146.<br />

Page 234


— […] Il n’y a rien d’insolite dans mes yeux.<br />

— Si, <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites flammes, presque...<br />

— Presque ?...<br />

— Presque méchantes.<br />

— Oui, p<strong>et</strong>it adoré, je suis méchante, ce soir, <strong>de</strong> toute la tendresse dont je fonds<br />

pour toi. Je fonds comme une cire, je coule comme un cierge au chev<strong>et</strong> d’une joie morte,<br />

mais je vais m’exalter pour <strong>les</strong> funérail<strong>les</strong> qu’il nous faut 1078 .<br />

En utilisant « le cierge » comme le pivot, l’isotopie se glisse du côté <strong>de</strong> la passion (« <strong>de</strong>s<br />

p<strong>et</strong>ites flammes ») à la mort (« <strong>les</strong> funérail<strong>les</strong> »). Narrativement, la mort <strong>et</strong> l’amour sont liés<br />

par la mort <strong>de</strong> l’amant, mais il y a déjà la médiation rhétorique. Gourmont la narrativise<br />

ensuite. Et ici, c<strong>et</strong>te médiation se fait graduellement, <strong>de</strong> la « flamme » à « fondre » <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

« fondre » au « cierge ». D’ailleurs, la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> l’amant est aussi graduelle :<br />

Ils jouèrent <strong>et</strong> ils s’aimèrent, <strong>et</strong> voilà que, penchée sur le front pâle <strong>de</strong> son amant<br />

heureux, elle le contemple...<br />

Qu’il est pâle, — <strong>et</strong> pas un mouvement, pas un frémissement <strong>de</strong> musc<strong>les</strong> ! La<br />

bouche est entrouverte, <strong>les</strong> yeux sont clos : il a l’air évanoui !<br />

Son cœur, son p<strong>et</strong>it cœur ? Oh, qu’ils sont faib<strong>les</strong>, <strong>les</strong> battements <strong>de</strong> son p<strong>et</strong>it cœur,<br />

— si faib<strong>les</strong> qu’on ne <strong>les</strong> entend pas.<br />

Pas du tout.<br />

— P<strong>et</strong>it adoré !<br />

Nulle réponse, nul geste, nul cillement.<br />

Alors elle le prend dans ses bras, mais il est inerte, <strong>et</strong> si lourd, le frêle amoureux, si<br />

lourd, que ses puissants bras <strong>de</strong> reine charnelle sont trop faib<strong>les</strong> pour le frêle amoureux si<br />

lourd.<br />

Des essences, <strong>de</strong> l’eau, du vinaigre, <strong>de</strong>s sels !<br />

Nul geste, nul cillement, nul souffle.<br />

Il est mort 1079 .<br />

Et maintenant, le lieu <strong>de</strong> l’amour <strong>et</strong> le lieu <strong>de</strong> la mort se superposent par la<br />

narrativisation :<br />

Elle vida <strong>de</strong> leurs fleurs l’antichambre <strong>et</strong> le salon. Toutes <strong>les</strong> grâces printanières<br />

furent semées sur le lit funèbre : lilas <strong>et</strong> roses, mugu<strong>et</strong>s <strong>et</strong> mimosas, toute la chevelure<br />

odorante d’un jardin <strong>de</strong> fée 1080 !<br />

Et ce qui occupe le centre <strong>de</strong> ces topos, c’est le cierge :<br />

1078 Ibid., p.156.<br />

1079 Ibid., p.157.<br />

1080 Ibid., p.158.<br />

1081 Ibid., p.160.<br />

Ce cierge! Ah ! que ce fut dur pour elle, la vue <strong>de</strong> ce flambeau d’amour, tout<br />

incrusté <strong>de</strong> grains d’encens, ce flambeau <strong>de</strong> consolation <strong>et</strong> <strong>de</strong> ressouvenir qu’ils ne<br />

<strong>de</strong>vaient allumer qu’aux anniversaires, <strong>de</strong>stiné à leur mesurer <strong>de</strong>s années <strong>de</strong> joie, — <strong>et</strong> qui<br />

allait donner au mort sa <strong>de</strong>rnière lueur, pleurer sur le mort ses suprêmes larmes 1081 .<br />

Page 235


« Le cierge » introduit une religiosité dans le texte <strong>et</strong> aurait pu se développer dans un discours<br />

surnaturel.<br />

Le cierge adultère ! En l’ach<strong>et</strong>ant, en le profanant, en faisant surgir <strong>de</strong> la cire sacrée<br />

une flamme sacrilège, en l’érigeant témoin <strong>de</strong>s mauvaises amours, — elle avait ach<strong>et</strong>é la<br />

mort, la condamnation <strong>de</strong> l’adoré <strong>et</strong> la sienne : car, n’était-elle pas condamnée, elle aussi,<br />

<strong>et</strong> ne savait-elle pas exactement ce qui allait se passer, tout ce qui allait se passer, quand<br />

la tremblante clef aurait ouvert à son seigneur la porte <strong>de</strong> la maison adultère 1082 ?<br />

Mais, c<strong>et</strong>te fois-ci, en utilisant « la condamnation » comme le pivot, le texte revient au<br />

problème terrestre <strong>de</strong> l’adultère. Mais ce mouvement change <strong>de</strong> direction encore une fois :<br />

Elle alluma le cierge adultère <strong>et</strong> s’agenouilla, droite, <strong>les</strong> mains jointes <strong>et</strong> un peu<br />

écartées du corps, <strong>et</strong> — sans un mouvement que celui <strong>de</strong> sa poitrine effarée, — elle<br />

attendit l’heure <strong>de</strong> son maître, la belle, la bonne, la brave, la glorieuse Adultère 1083 .<br />

Avec « le cierge », la religiosité revient <strong>et</strong> elle attend son « maître », « belle »,<br />

« bonne », « brave », « glorieuse » comme une martyre.<br />

D’autre part, la structure répétitive est fréquente : « Nulle réponse, nul geste, nul<br />

cillement » ou « Nul geste, nul cillement, nul souffle ». Gourmont a fait d’une histoire banale<br />

d’adultère un poème d’aventure d’une martyre.<br />

Conversation du soir est aussi un conte <strong>de</strong> l’adultère, mais l’intervention <strong>de</strong> la mort<br />

semblerait, apparemment, faible. Les personnages sont d’abord présentés, comme dans<br />

d’autres contes <strong>de</strong> Gourmont, d’une manière abstraite :<br />

L’une était jeune fille <strong>et</strong> l’autre jeune femme, <strong>et</strong> lui, venait dans la maison faire la<br />

cour à la jeune fille, mais il aimait bien aussi la jeune femme 1084 .<br />

Mais tout <strong>de</strong> suite après, ils sont nommés. Ida, la femme, Mora, la jeune fille <strong>et</strong> Donald,<br />

l’homme. Le mari n’a toujours pas <strong>de</strong> nom. Des structures métaphoriques abor<strong>de</strong>nt dans c<strong>et</strong>te<br />

œuvre. Par exemple, ce sont <strong>de</strong>s fleurs :<br />

1082 Ibid.<br />

1083 Ibid.<br />

1084 Ibid., p.175.<br />

Il apportait toujours <strong>de</strong>s fleurs, non pas certes <strong>de</strong>s bouqu<strong>et</strong>s, mais <strong>de</strong> vraies fleurs<br />

libres sur leur tige intacte ; il en apportait trois seulement, choisies entre <strong>les</strong> plus parfaites<br />

<strong>et</strong> <strong>les</strong> plus pures, d’immaculées roses blanches, couleur <strong>de</strong> neige qui tombe, <strong>de</strong> fragi<strong>les</strong> <strong>et</strong><br />

somptueux magnolias, empreints <strong>de</strong> sang, d’une seule marque <strong>de</strong> sang au centre même <strong>de</strong><br />

leur beauté <strong>et</strong> qui semblaient <strong>de</strong>s sacrés-cœurs ou, comme disait Mora, <strong>de</strong> fières <strong>et</strong><br />

blanches dominicaines qui ont taché d’amour <strong>et</strong> <strong>de</strong> pourpre leur sein vierge, en buvant au<br />

calice <strong>de</strong> la Passion. Il savait trouver <strong>de</strong> simp<strong>les</strong> viol<strong>et</strong>tes d’un azur si profond <strong>et</strong> si délicat<br />

que <strong>les</strong> chimères se réjouiraient d’élever <strong>de</strong> tels yeux vers l’infini, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s cyclamens d’un<br />

rose si charnel <strong>et</strong> si vivant que leur sourire impressionnait comme un baiser.<br />

Page 236


Ce jour-là, il avait à la main trois divines pâquer<strong>et</strong>tes, trois astres <strong>de</strong> rêve, trois<br />

symboliques soleils d’or étoilés d’argent lunaire, fleurs <strong>de</strong> résurrection ; Mora <strong>et</strong> Ida en<br />

mirent une, chacune, à leur corsage <strong>et</strong>, comme toujours, la troisième fut déposée, dans un<br />

verre <strong>de</strong> Venise irisé d’espoir, aux pieds <strong>de</strong> l’Inconnue, aux pieds <strong>de</strong> celle qui allait<br />

<strong>de</strong>venir, aux pieds <strong>de</strong> la Femme que l’Amour était en train <strong>de</strong> créer <strong>et</strong> <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>ler dans<br />

l’ombre 1085 .<br />

Ici, <strong>les</strong> expressions qui renvoient au surnaturel comme « chimères » ou « résurrection »<br />

ne manquent pas. Un autre fil conducteur est la musique :<br />

Assises côte à côte au piano, Ida <strong>et</strong> Mora déliraient <strong>de</strong> joie ; ceintes d’un<br />

multicolore réseau d’harmonie qui <strong>les</strong> séparait du reste du mon<strong>de</strong>, el<strong>les</strong> s’enivraient sans<br />

honte, troublées mais insatisfaites, cherchant l’extase, n’arrivant qu’à un délicieux<br />

énervement, à cause sans doute du discord <strong>de</strong> leurs désirs : Mora jouait pour le plaisir <strong>de</strong>s<br />

bruits agréab<strong>les</strong>, pour l’excès <strong>de</strong> vibration que la musique importe dans <strong>les</strong> cellu<strong>les</strong><br />

cérébra<strong>les</strong>, pour l’intensité <strong>et</strong> l’activité que le rythme donne aux battements du cœur <strong>et</strong> à<br />

la circulation du sang ; Ida jouait pour bro<strong>de</strong>r un accompagnement à ses rêves <strong>et</strong>, pendant<br />

que la musique se <strong>de</strong>ssinait en vives arabesques <strong>de</strong>vant ses yeux éblouis, elle perdait<br />

quasiment la conscience <strong>de</strong> son être ; allégée <strong>et</strong> simplifiée, elle sortait d’elle-même, elle<br />

montait, mais pour re<strong>de</strong>scendre bientôt, surprise <strong>et</strong> un peu suffoquée. C<strong>et</strong>te illusion était<br />

plus sûre encore lorsque, au lieu <strong>de</strong> jouer elle-même, elle écoutait sa sœur qui avait le<br />

génie <strong>de</strong>s interprétations rythmiques 1086 .<br />

Voici un passage qui nous rappellerait la correspondance bau<strong>de</strong>lairienne entre la robe,<br />

<strong>les</strong> bijoux <strong>et</strong> la musique :<br />

« Je suis contente que vous perm<strong>et</strong>tiez cela, Donald; je pourrai donc m<strong>et</strong>tre mon<br />

collier d’émerau<strong>de</strong>s, car je suis dorée comme une idole », — <strong>et</strong> Ida, relevant sa manche,<br />

fit miroiter sur sa peau <strong>de</strong> brune, <strong>les</strong> joyaux smaragdins, <strong>de</strong>rnier présent <strong>de</strong> son mari.<br />

Ensuite, Mora s’informa <strong>de</strong> l’accord imposé par une robe viol<strong>et</strong>te : il fallait évi<strong>de</strong>mment<br />

<strong>de</strong>s doublures <strong>et</strong> <strong>de</strong>s r<strong>et</strong>roussis soufre <strong>et</strong>, comme bijoux, peut-être <strong>de</strong>s opa<strong>les</strong>, peut-être<br />

<strong>de</strong>s per<strong>les</strong> teintées. Mora compara c<strong>et</strong> accord à « celui-ci, tenez » — <strong>et</strong> elle trouvait sur le<br />

piano un accord clairement soufre <strong>et</strong> viol<strong>et</strong>, mais d’un soufre un peu vif <strong>et</strong> d’un viol<strong>et</strong> un<br />

peu sombre. « Il faudrait la harpe », dit-elle, mais elle chercha encore <strong>et</strong> bientôt ce fut une<br />

étrange improvisation en rythme brisé où passaient, éclatantes ou mourantes, apaisées ou<br />

exaltées, toutes <strong>les</strong> nuances du viol<strong>et</strong>, <strong>et</strong>, brodées en arabesque, toutes <strong>les</strong> nuances du<br />

jaune 1087 .<br />

Ces structures métaphoriques pourraient paraître décoratives comme ces fleurs <strong>et</strong> ces<br />

bijoux :<br />

1085 Ibid., p.177.<br />

1086 Ibid., p ;176-177.<br />

1087 Ibid., p.178-179.<br />

Les fleurs, <strong>les</strong> émerau<strong>de</strong>s, <strong>les</strong> épau<strong>les</strong>, le bras nu montré, le corsage soufre <strong>et</strong> viol<strong>et</strong><br />

emprisonnant en rêve le beau buste <strong>de</strong> Mora, tout cela <strong>et</strong> <strong>les</strong> conseils <strong>de</strong> la musique, <strong>et</strong> la<br />

tombante nuit avait dirigé vers le paysage sensuel la promena<strong>de</strong> <strong>de</strong> leurs rêves, — si bien<br />

que, sans le savoir, se croyant toujours dans le mon<strong>de</strong> du désir, ignorants <strong>de</strong> leurs<br />

Page 237


tangib<strong>les</strong> réalités, plongés dans l’incertitu<strong>de</strong> du songe, insoupçonneux <strong>de</strong> la véracité <strong>de</strong><br />

leurs actes, ils se baisèrent doucement sur la bouche 1088 .<br />

Et la musique semble conduire l’action :<br />

Le prélu<strong>de</strong> fut impératif : Ida se renversa, <strong>les</strong> yeux clos, comme couchée sur un lit<br />

<strong>de</strong> nuages <strong>et</strong> elle reçut Donald dans ses bras, avec une grâce toute nuptiale 1089 .<br />

Mais <strong>les</strong> fleurs reprennent la scène <strong>et</strong> <strong>de</strong>viennent allégoriques :<br />

Pourtant, quand Ida rajusta instinctivement sa toil<strong>et</strong>te, elle s’aperçut que la<br />

pâquer<strong>et</strong>te penchait à son corsage, tout écrasée, sa tête d’or étoilée d’argent : alors, elle<br />

alla prendre celle qui avait été déposée aux pieds <strong>de</strong> l’Inconnue, <strong>et</strong> elle la piqua sur son<br />

sein, sur le sein <strong>de</strong> la Femme qui était <strong>de</strong>venue, <strong>de</strong> la femme que l’Amour venait <strong>de</strong> créer<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>ler dans l’ombre 1090 .<br />

Ida <strong>de</strong>vient la Femme que l’Amour a choisie. Tout à la fin, la mort étend son ombre<br />

avec un pressentiment <strong>de</strong> la terreur :<br />

À ce moment, Mora, qui jouait toujours, sentit un terrible frisson passer dans ses<br />

moel<strong>les</strong>. 1091<br />

C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière phrase ranimerait <strong>les</strong> éléments minimes <strong>de</strong> surnaturel qui se trouvaient<br />

comme dans le passage suivant :<br />

Leurs épau<strong>les</strong> d’abord, puis leurs genoux se touchèrent, puis leurs mains se<br />

trouvèrent <strong>et</strong> un double courant <strong>de</strong> flui<strong>de</strong>s charnels <strong>les</strong> pénétrait, <strong>les</strong> amollissait <strong>et</strong>,<br />

alternativement, activait leur inconsciente vie 1092 .<br />

Ainsi, ce conte nous renvoie à l’ambiguïté <strong>de</strong> la sexualité <strong>et</strong> du surnaturel <strong>de</strong> Péhor.<br />

V.VI Conclusion<br />

Les œuvres <strong>de</strong> Gourmont se caractériseraient par l’ellipse qui donne une atmosphère<br />

vague <strong>et</strong> la prépondérance <strong>de</strong> la structure métaphorique. Celle-ci peut être amplement<br />

narrativisée pour rendre le texte fantastique comme dans Le Magnolia ou dans Les Yeux d’eau.<br />

Elle peut rester secondaire <strong>et</strong> dans ce cas, le texte peut se lire d’une manière réaliste comme<br />

dans quelques contes <strong>de</strong> l’adultère. Mais la différence est graduelle <strong>et</strong> nous pouvons<br />

difficilement tracer la ligne <strong>de</strong> clivage entre <strong>les</strong> œuvres fantastiques <strong>et</strong> cel<strong>les</strong> qui ne le sont pas.<br />

1088 Ibid., p.179.<br />

1089 Ibid., p.179-180.<br />

1090 Ibid., p.180.<br />

1091 Ibid.<br />

1092 Ibid., p.119.<br />

Page 238


Page 239


Page 240


Page 241


Page 242


Page 243


Page 244


Page 245


Page 246


VI. Schwob<br />

VI.I État <strong>de</strong>s recherches sur Schwob<br />

Schnei<strong>de</strong>r traite Schwob comme un <strong>de</strong>s « trois antiquaires <strong>de</strong> la rive gauche 1093 » avec<br />

Bernard Lazare <strong>et</strong> Gustave Kahn. Ce serait peut-être <strong>de</strong> le sous-estimer pour la place<br />

importante qu’il occupait sur la scène littéraire <strong>de</strong> l’époque. En tout cas, il reprend Le Roi au<br />

masque d’or dont il présente La Mort d’Odjigh, Le Sabbat <strong>de</strong> Mofflaines, Les<br />

Embaumeuses 1094 , L’Incendie terrestre, Cité dormante <strong>et</strong> Le Roi au masque d’or 1095 . Mais<br />

malheureusement, ce qu’il écrit reste une simple présentation. Nous pensons que Schwob<br />

mériterait d’une étu<strong>de</strong> plus approfondie. Nous essaierons, d’abord, <strong>de</strong> bien évaluer son<br />

importance pour le genre fantastique du point <strong>de</strong> vue théorique par rapport à Poe. Et pour le<br />

corpus à analyser, nous reprendrons Le Roi au masque d’or <strong>et</strong> le Cœur Double 1096 .<br />

VI.II Schwob <strong>et</strong> Poe 1097<br />

Comme nous avons signalé plus haut 1098 , l’influence d’Edgar Poe sur <strong>les</strong> auteurs <strong>de</strong> la<br />

<strong>de</strong>uxième moitié du XIXe siècle est primordiale. L’influence sur Schwob est signalée <strong>de</strong>puis<br />

longtemps. Déjà Champion rapporte que dans son enfance 1099 , Schwob était un lecteur assidu<br />

<strong>de</strong> Poe, <strong>et</strong> parle <strong>de</strong> son influence sur le Cœur double <strong>et</strong> Le Roi au masque d’or 1100 . Lemonnier<br />

consacre un chapitre dans L’influence d’Edgar Poe sur <strong>les</strong> conteurs français <strong>et</strong> y discute<br />

beaucoup <strong>de</strong>s aspects <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te influence 1101 . Nous remarquons d’abord que dans c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong>, il<br />

fait référence à <strong>Villiers</strong> plusieurs fois. Ce qui est d’autant plus intéressant que très peu <strong>de</strong><br />

chercheurs mentionnent l’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> sur Schwob. Lemonnier compare quelquefois<br />

ces <strong>de</strong>ux écrivains à Poe :<br />

1093 Schnei<strong>de</strong>r, Histoire <strong>de</strong> la littérature fantastique en France, 1985, p.299-302.<br />

1094 Schnei<strong>de</strong>r écrit « Les Faulx-visaiges » comme le titre <strong>de</strong> ce conte qui parle <strong>de</strong> « <strong>de</strong>ux embaumeuses », mais il se trompe.<br />

1095 Ibid., p.300.<br />

1096 Sauf<br />

1097 Nous avons déjà traité l’influence <strong>de</strong> Poe sur Schwob dans Aino, Edgar Poe <strong>et</strong> Marcel Schwob — pour une autre<br />

manière d'écrire, 2002.<br />

1098 Supra, p.36.<br />

1099 Champion, Marcel Schwob <strong>et</strong> son temps, 1927, p.17, Gou<strong>de</strong>mare le confirme avec l’interview <strong>de</strong> Paul Acker, Gou<strong>de</strong>mare,<br />

Marcel Schwob ou <strong>les</strong> vies imaginaires, 2000, p.24. D’ailleurs, Schwob est important comme traducteur <strong>de</strong> la littérature<br />

anglaise, Thorel-Caill<strong>et</strong>eau, Schwob, traducteur, 1994.<br />

1100 Champion, op. cit., p.71-80.<br />

1101 Lemonnier, L'influence d'Edgar Poe sur <strong>les</strong> conteurs français, 1947, p.109-127.<br />

Page 247


Mais il convient d’être sur ses gar<strong>de</strong>s, car c<strong>et</strong>te influence n’a point été exclusive <strong>de</strong><br />

toutes <strong>les</strong> autres ; Schwob n’a point été, comme <strong>Villiers</strong>, envoûté par l’enchanteur 1102 .<br />

Chez <strong>Villiers</strong>, en eff<strong>et</strong>, il y a plus d’ironie que d’humour sombre, plus <strong>de</strong> désir <strong>de</strong><br />

cingler <strong>les</strong> hommes que <strong>de</strong> <strong>les</strong> montrer sous un jour à la fois comique <strong>et</strong> hi<strong>de</strong>ux 1103 .<br />

Le même maître peut produire, <strong>chez</strong> <strong>de</strong>s discip<strong>les</strong> divers, <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s différents qui<br />

<strong>les</strong> opposent aussi bien à lui que l’un à l’autre. <strong>Villiers</strong> <strong>et</strong> Schwob manient la peur comme<br />

Poe le leur a montré. Mais ils utilisent autrement sa recherche <strong>de</strong> la terreur <strong>et</strong> son goût <strong>de</strong><br />

la bouffonnerie. <strong>Villiers</strong> veut inspirer l’horreur <strong>de</strong> la chair <strong>et</strong> montrer la p<strong>et</strong>itesse <strong>de</strong>s<br />

hommes en <strong>les</strong> fustigeant. Schwob veut railler la terreur qui est en lui, afin <strong>de</strong> la<br />

comprendre <strong>chez</strong> <strong>les</strong> autres <strong>et</strong> d’avoir pitié d’eux. Trois races, trois religions, trois<br />

hommes se confrontent. <strong>Villiers</strong> le catholique regar<strong>de</strong> le ciel, Schwob le juif a <strong>les</strong> yeux<br />

fixés sur la terre, Poe le protestant ne peut se détacher <strong>de</strong> son âme. Alors que Poe, <strong>de</strong>vant<br />

la terreur, se replie sur lui-même pour la savourer, <strong>Villiers</strong> se tourne vers Dieu pour la<br />

fuir ; <strong>et</strong> Schwob tend la main aux hommes pour qu’ils l’oublient 1104 .<br />

Mais il y a une référence plus précise aussi :<br />

La Machine à parler, par exemple, est inspirée <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam. Comme<br />

dans la Machine à gloire <strong>de</strong> celui-ci, Schwob veut bafouer le mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne <strong>et</strong> le<br />

machinisme. Le conte a une signification morale, ce qui n’est jamais le cas <strong>chez</strong> Poe, La<br />

machine fabriquée par l’ingénieux inventeur ém<strong>et</strong> tous <strong>les</strong> mots, mais quand on veut lui<br />

faire dire « J’ai créé le Verbe », elle se détraque. Elle prononcerait en eff<strong>et</strong> un<br />

blasphème ; or, c<strong>et</strong>te idée que la machine offense l’idéal, c<strong>et</strong>te réaction soudaine <strong>de</strong><br />

l’esprit sur la matière, c’est un procédé favori <strong>et</strong> aussi un article <strong>de</strong> foi pour <strong>Villiers</strong> 1105 .<br />

Lemonnier désigne, d’autre part, une logique commune entre Poe <strong>et</strong> Schwob :<br />

C<strong>et</strong>te commune logique dans l’esprit conduit encore <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux hommes à écrire <strong>de</strong>s<br />

contes admirablement composés. Schwob définissait ainsi l’art futur dont il annonçait<br />

l’avènement : « La composition se précisera dans <strong>les</strong> parties, avec la langue ; la<br />

construction sera sévère ; l’art nouveau <strong>de</strong>vra être n<strong>et</strong> <strong>et</strong> clair ». On reconnaît bien là <strong>les</strong><br />

théories <strong>de</strong> Poe sur l’adaptation <strong>de</strong>s moyens à J’eff<strong>et</strong> <strong>et</strong> sur la nécessité du plan. C<strong>et</strong> art,<br />

dont Schwob se faisait le prophète, lui-même le réalisait dans le présent, comme Poe dans<br />

le passé 1106 .<br />

Pour savoir plus précisément ce que c’est que « c<strong>et</strong>te commune logique », il faudrait<br />

remonter jusqu’à la traduction par Bau<strong>de</strong>laire.<br />

Philosophy of composition<br />

Bien qu’il donne à c<strong>et</strong> essai une place importante, Bau<strong>de</strong>laire n’a pas traduit « the<br />

Po<strong>et</strong>ic Principle », « the Philosophy of Composition » 1107 étant le seul essai littéraire qu’il a<br />

1102<br />

Ibid., p.109.<br />

1103<br />

Ibid., p.121.<br />

1104<br />

Ibid., p.126.<br />

1105<br />

Ibid., p.110.<br />

1106<br />

Ibid., p.111. Le passage cité <strong>de</strong> Schwob est <strong>de</strong> la préface pour le Cœur double, Schwob, Cœur double / Mimes, 1979,<br />

p.48.<br />

1107<br />

Poe, The Philosophy of Composition, 1850.<br />

Page 248


traduit 1108 . Bau<strong>de</strong>laire cite ces <strong>de</strong>ux essais dans <strong>les</strong> « Notes nouvel<strong>les</strong> sur Edgar Poe » qui ont<br />

paru en tête <strong>de</strong>s Nouvel<strong>les</strong> histoires extraordinaires en 1857. Dans c<strong>et</strong>te notice, il écrit que la<br />

nouvelle est le genre préféré <strong>de</strong> Poe.<br />

Parmi <strong>les</strong> domaines littéraires où l’imagination peut obtenir <strong>les</strong> plus curieux<br />

résultats, peut récolter <strong>les</strong> trésors, non pas <strong>les</strong> plus riches, <strong>les</strong> plus précieux (ceux-là<br />

appartiennent à la poésie), mais <strong>les</strong> plus nombreux <strong>et</strong> <strong>les</strong> plus variés, il en est un que Poe<br />

affectionne particulièrement, c’est la Nouvelle .<br />

L’avantage <strong>de</strong> ce genre consiste dans sa brièv<strong>et</strong>é :<br />

Elle a sur le roman à vastes proportions c<strong>et</strong> immense avantage que sa brièv<strong>et</strong>é<br />

ajoute à l’intensité <strong>de</strong> l’eff<strong>et</strong>. C<strong>et</strong>te lecture, qui peut être accomplie tout d’une haleine,<br />

laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant qu’une lecture brisée, interrompue<br />

souvent par <strong>les</strong> traces <strong>de</strong>s affaires <strong>et</strong> le soin <strong>de</strong>s intérêts mondains. L’unité d’impression,<br />

la totalité d’eff<strong>et</strong> est un avantage immense qui peut donner à ce genre <strong>de</strong> composition<br />

une supériorité tout-à-fait particulière, à ce point qu’une nouvelle trop courte (c’est sans<br />

doute un défaut) vaut encore mieux qu’une nouvelle trop longue. 1110<br />

D’autre part, l’importance <strong>de</strong> la brièv<strong>et</strong>é se trouve dans un autre passage où Bau<strong>de</strong>laire<br />

cite un article intitulé « the Po<strong>et</strong>ic Principle » :<br />

Je recours naturellement à l’article intitulé: the Po<strong>et</strong>ic Principle <strong>et</strong> j’y trouve, dès le<br />

commencement, une vigoureuse protestation contre ce qu’on pourrait appeler, en matière<br />

<strong>de</strong> poésie l’hérésie <strong>de</strong> la longueur ou <strong>de</strong> la dimension, — la valeur absur<strong>de</strong> attribuée aux<br />

gros poëmes. « Un long poëme n’existe pas ; ce qu’on entend par un long poëme est une<br />

parfaite contradiction <strong>de</strong> termes. » 1111<br />

Par la suite, Bau<strong>de</strong>laire présente le Corbeau avec son analyse <strong>de</strong> l’article <strong>de</strong> Poe sur sa<br />

composition :<br />

Bien <strong>de</strong>s gens, <strong>de</strong> ceux surtout qui ont lu le singulier poëme intitulé le Corbeau,<br />

seraient scandalisés si j’analysais l’article où notre poëte a ingénument en apparence,<br />

mais avec une légère impertinence que le ne puis blâmer, minutieusement expliqué le<br />

1108 Quinn, The French Face of Edgar Poe, 1957, p.107.<br />

1109 Poe, Œuvres en prose, 1951, p.1056. Dans la note sur ce passage, Le Dantec se réfère au Marginalia CCXIV, mais ce<br />

serait plutôt le numéro CCXIII : «It is not every one who can put “ a good thing ” properly tog<strong>et</strong>her, although, perhaps,<br />

when thus properly put tog<strong>et</strong>her, every tenth person you me<strong>et</strong> with may be capable of both conceiving and appreciating it.<br />

We cannot bring ourselves to believe that <strong>les</strong>s actual ability is required in the composition of a really good “ brief article,”<br />

than in a fashionable novel of the usual dimensions. The novel certainly requires what is <strong>de</strong>nominated a sustained effort—<br />

but this is a matter of mere perseverance, and has but a collateral relation to talent. On the other hand—unity of effect, a<br />

quality not easily appreciated or in<strong>de</strong>ed comprehen<strong>de</strong>d by an ordinary mind, and a <strong>de</strong>si<strong>de</strong>ratum difficult of attainment,<br />

even by those who can conceive it—is indispensable in the “brief article,” and not so in the common novel. The latter, if<br />

admired at all, is admired for its d<strong>et</strong>ached passages, without reference to the work as a whole—or without reference to any<br />

general <strong>de</strong>sign—which, if it even exist in some measure, will be found to have occupied but little of the writer’s attention,<br />

and cannot, from the length of the narrative, be taken in at one view, by the rea<strong>de</strong>r. [adapted from Poe's review of Dickens’<br />

Watkins Tottle, in the Southern Literary Messenger, June 1836] ”, “Marginalia CCXIII”, p.586, Poe, Marginalia, 1850.<br />

Dans la même note, Le Dantec parle <strong>de</strong> « la Genèse d’un poëme » qui sera en question dans notre article.<br />

1110 Poe, Œuvres en prose, 1951, p.1056-57.<br />

1111 Ibid., p.1058-59.<br />

Page 249


mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> construction qu’il a employé, l’adaptation du rythme, le choix d’un refrain, — le<br />

plus bref possible <strong>et</strong> le plus susceptible d’applications variées, <strong>et</strong> en même temps le plus<br />

représentatif <strong>de</strong> mélancolie <strong>et</strong> <strong>de</strong> désespoir, orné d’une rime la plus sonore <strong>de</strong> toutes<br />

(nevermore, jamais plus), — le choix d’un oiseau capable d’imiter la voix humaine, mais<br />

d’un oiseau — le corbeau — marqué dans l’imagination populaire d’un caractère funeste<br />

<strong>et</strong> fatal, — le choix du ton le plus poétique <strong>de</strong> tous, le ton mélancolique, — du sentiment<br />

le plus poétique, l’amour pour une morte, <strong>et</strong>c 1112 .<br />

Or, ce passage vient non pas <strong>de</strong> « the Po<strong>et</strong>ic Principle », mais <strong>de</strong> « the Philosophy of<br />

Composition » que Bau<strong>de</strong>laire a traduit comme « la Genèse d’un poëme 1113 » :<br />

Un <strong>de</strong> ses axiomes favoris était encore celui-ci : « Tout, dans un poëme comme<br />

dans une nouvelle, doit concourir au dénoûment. Un bon auteur a déjà sa <strong>de</strong>rnière ligne<br />

en vue quand il écrit la première. » 1114 Grâce à c<strong>et</strong>te admirable métho<strong>de</strong>, le compositeur<br />

peut commencer son œuvre par la fin <strong>et</strong> travailler, quand il lui plaît, à n’importe quelle<br />

partie. Les amateurs du délire seront peut-être révoltés par ces cyniques maximes ; mais<br />

chacun en peut prendre ce qu’il voudra. Il sera toujours utile <strong>de</strong> leur montrer quels<br />

bénéfices l’art peut tirer <strong>de</strong> la délibération, <strong>et</strong> <strong>de</strong> faire voir aux gens du mon<strong>de</strong> quel labeur<br />

exige c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> luxe qu’on nomme Poésie. 1115<br />

Il insiste ici sur l’importance <strong>de</strong> structurer l’œuvre dans le but d’en arriver au<br />

dénouement. C<strong>et</strong>te idée est exprimée par Poe lui-même au début <strong>de</strong> l’article :<br />

S’il est une chose évi<strong>de</strong>nte, c’est qu’un plan quelconque, digne du nom <strong>de</strong> plan,<br />

doit avoir été soigneusement élaboré en vue du dénoûment, avant que la plume attaque le<br />

papier. Ce n’est qu’en ayant sans cesse la pensée du dénoûment <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> yeux que nous<br />

pouvons donner à un plan son indispensable physionomie <strong>de</strong> logique <strong>et</strong> <strong>de</strong> causalité, —<br />

en faisant que tous <strong>les</strong> inci<strong>de</strong>nts, <strong>et</strong> particulièrement le ton général, ten<strong>de</strong>nt vers le<br />

développement <strong>de</strong> l’intention 1116 .<br />

C<strong>et</strong>te fois-ci, c’est Poe qui donne une opinion sur la dimension <strong>de</strong> l’œuvre :<br />

La considération primordiale fut celle <strong>de</strong> la dimension. Si un ouvrage littéraire est<br />

trop long pour se laisser lire en une seule séance, il faut nous résigner à nous priver <strong>de</strong><br />

l’eff<strong>et</strong> prodigieusement important qui résulte <strong>de</strong> l’unité d’impression ; car, si <strong>de</strong>ux<br />

séances sont nécessaires, <strong>les</strong> affaires du mon<strong>de</strong> s’interposent, <strong>et</strong> tout ce que nous<br />

appelons l’ensemble, totalité, se trouve détruit du coup 1117 .<br />

1112<br />

Ibid., p.1061.<br />

1113<br />

Dans Revue française, 20 avril 1859, puis repris dans <strong>les</strong> Histoires grotesques <strong>et</strong> sérieuses, 1865<br />

1114<br />

Souvent, la citation <strong>de</strong> Poe par Bau<strong>de</strong>laire est assez obscure.<br />

1115<br />

Poe, op. cit., p.979<br />

1116<br />

Ibid., p.984. Il ne serait pas inutile <strong>de</strong> citer ici la version originale en anglais. Poe utilise le mot « dénouement » lui-même<br />

auquel Bau<strong>de</strong>laire ajoute un accent circonflexe. Ce qui traduirait l’impression profon<strong>de</strong> que celui-ci a eu : “Nothing is<br />

more clear than that every plot, worth the name, must be elaborated to its dénouement before any thing be attempted with<br />

the pen. It is only with the dénouement constantly in view that we can give a plot its indispensable air of consequence, or<br />

causation, by making the inci<strong>de</strong>nts, and especially the tone at all points, tend to the <strong>de</strong>velopment of the intention. ”, Poe,<br />

The Philosophy of Composition, 1850, p.259.<br />

1117<br />

Poe, Œuvres en prose, 1951, p.986. “The initial consi<strong>de</strong>ration was that of extent. If any literary work is too long to be<br />

read at one sitting, we must be content to dispense with the immensely important effect <strong>de</strong>rivable from unity of impression<br />

— for, if two sittings be required, the affairs of the world interfere, and every thing like totality is at once <strong>de</strong>stroyed.” Poe,<br />

The Philosophy of Composition, 1850, p.259.<br />

Page 250


Il faudrait remarquer que, pour le dénouement ou pour la brièv<strong>et</strong>é, <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux auteurs ne<br />

font pas <strong>de</strong> différence entre le poème <strong>et</strong> la prose. Ces <strong>de</strong>ux caractéristiques, étroitement liées<br />

l’une avec l’autre d’ailleurs, appliquées au genre poétique, donneraient <strong>de</strong>s poèmes <strong>de</strong><br />

dimension réduite comme le Corbeau, <strong>et</strong> apporteraient <strong>de</strong>s nouvel<strong>les</strong> ou <strong>de</strong>s contes dans le<br />

genre narratif. Ceci, avec le fait que Bau<strong>de</strong>laire a traduit le Corbeau en prose, nous semble<br />

très important pour considérer le sens <strong>de</strong> l’influence <strong>de</strong> Poe sur <strong>les</strong> contes fantastiques en<br />

France dans la <strong>de</strong>uxième moitié du XIX e siècle.<br />

Préface pour le Cœur double<br />

La préface que Schwob a écrite pour son premier recueil <strong>de</strong> contes, Cœur double 1118 , est<br />

particulièrement intéressante. Beaucoup <strong>de</strong> chercheurs se réfèrent à c<strong>et</strong>te préface la<br />

considérant comme une manifestation du principe <strong>de</strong> composition <strong>de</strong> Schwob 1119 .<br />

Comme le titre du recueil l’indique, Schwob situe ses contes par rapport à sa conception<br />

<strong>de</strong> la dualité du cœur humain.<br />

Le cœur <strong>de</strong> l’homme est double ; l’égoïsme y balance la charité : la personne y est<br />

le contrepoids <strong>de</strong>s masses ; la conservation <strong>de</strong> l’être compte avec le sacrifice <strong>de</strong>s autres ;<br />

<strong>les</strong> pô<strong>les</strong> du cœur sont au fond du moi <strong>et</strong> au fond <strong>de</strong> l’humanité 1120 .<br />

De c<strong>et</strong>te dualité, Schwob dégage <strong>de</strong>ux extrémités qui sont la terreur <strong>et</strong> la pitié :<br />

Ainsi l’âme va d’un extrême à l’autre, <strong>de</strong> l’expansion <strong>de</strong> sa propre vie à<br />

l’expansion <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> tous. Mais il y a une route à faire pour arriver à la pitié, <strong>et</strong> ce<br />

livre vient en marquer <strong>les</strong> étapes.<br />

L’égoïsme vital éprouve <strong>de</strong>s craintes personnel<strong>les</strong> c’est le sentiment que nous<br />

appelons TERREUR. Le jour où la personne se représente, <strong>chez</strong> <strong>les</strong> autres êtres, <strong>les</strong><br />

craintes dont elle souffre, elle est parvenue à concevoir exactement ses relations socia<strong>les</strong>.<br />

Or, la marche <strong>de</strong> l’âme est lente <strong>et</strong> difficile, pour aller <strong>de</strong> la terreur à la pitié 1121 .<br />

Schwob place chacun <strong>de</strong> ses contes dans ce cheminement <strong>de</strong> la terreur à la pitié, <strong>et</strong> le<br />

rôle du surnaturel a une relation étroite avec ce cheminement. Mais nous nous intéressons<br />

d’abord au principe <strong>de</strong> symétrie 1122 qui régit ces <strong>de</strong>ux extrémités. Il cherche son origine <strong>chez</strong><br />

<strong>les</strong> anciens, notamment <strong>chez</strong> Eschyle :<br />

1118<br />

Première parution en 1891.<br />

1119<br />

Trembley, Marcel Schwob, faussaire <strong>de</strong> la nature, 1969, p.87-91, Berg, Schwob, le récit bref <strong>et</strong> l'esprit <strong>de</strong> symétrie, 1991,<br />

passim., Hillen, “ La main coupée… ” ou la forme d'un récit bref <strong>chez</strong> Nerval, Maupassant <strong>et</strong> Schwob, 1994, p.74<br />

1120<br />

Schwob, Cœur double / Mimes, 1979, p.35.<br />

1121<br />

Ibid., p35-36.<br />

1122<br />

L’importance <strong>et</strong> le rôle du principe <strong>de</strong> symétrie dans la composition <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> Schwob sont pleinement discutés dans<br />

Berg, Schwob, le récit bref <strong>et</strong> l'esprit <strong>de</strong> symétrie, 1991.<br />

Page 251


Les anciens ont saisi le double rôle <strong>de</strong> la terreur <strong>et</strong> <strong>de</strong> la pitié dans la vie humaine.<br />

L’intérêt <strong>de</strong>s autres passions semblait inférieur, tandis que ces <strong>de</strong>ux émotions extrêmes<br />

emplissaient l’âme entière. L’âme <strong>de</strong>vait être en quelque manière une harmonie, une<br />

chose symétrique <strong>et</strong> équilibrée 1123 .<br />

Avec Sophocle, la modification commence. Schwob fait <strong>de</strong> la symétrie l’antonyme du<br />

réalisme <strong>et</strong> décrit toute une histoire littéraire avec ces <strong>de</strong>ux notions :<br />

Comme toutes <strong>les</strong> manifestations vita<strong>les</strong>, l’action, l’association <strong>et</strong> le langage, l’art<br />

a passé par <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s analogues qui se reproduisent d’âge en âge. Les <strong>de</strong>ux points<br />

extrêmes entre <strong>les</strong>quels l’art oscille semblent être la Symétrie <strong>et</strong> le Réalisme. Dans la<br />

Symétrie, la vie est assuj<strong>et</strong>tie à <strong>de</strong>s règ<strong>les</strong> artistiques conventionnel<strong>les</strong> ; dans le Réalisme,<br />

la vie est reproduite avec toutes ses inflexions <strong>les</strong> plus inharmoniques 1124 .<br />

C<strong>et</strong>te histoire littéraire continue ainsi <strong>de</strong>puis XII e siècle jusqu’à son époque :<br />

De la pério<strong>de</strong> symétrique du XIIe <strong>et</strong> du XIIIe sièc<strong>les</strong>, l’art a passé à la pério<strong>de</strong><br />

psychologique, réaliste <strong>et</strong> naturiste <strong>de</strong>s XlVe , XVe <strong>et</strong> XVIe sièc<strong>les</strong>. Sous l’influence <strong>de</strong>s<br />

règ<strong>les</strong> antiques au XVIIe siècle, il s’est développé un art conventionnel que le<br />

mouvement du XVIIIe <strong>et</strong> du XIXe sièc<strong>les</strong> a rompu. Nous touchons aujourd’hui, après le<br />

romantisme <strong>et</strong> le naturalisme, à une nouvelle pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> symétrie. L’Idée qui est fixe <strong>et</strong><br />

immobile semble <strong>de</strong>voir se substituer <strong>de</strong> nouveau aux Formes Matériel<strong>les</strong>, qui sont<br />

changeantes <strong>et</strong> flexib<strong>les</strong> 1125 .<br />

Pour Schwob, l’époque du naturalisme sera remplacée par une nouvelle époque <strong>de</strong><br />

symétrie, du côté <strong>de</strong> laquelle il se place <strong>et</strong> place aussi son Cœur double. Il s’agit bien d’une<br />

manifestation <strong>de</strong> Schwob contre le naturalisme. D’un autre côté, il montre son souci pour la<br />

composition <strong>de</strong> l’œuvre :<br />

On trouvera dans ces contes la préoccupation d’une composition spéciale, où<br />

l’exposition tient la plus gran<strong>de</strong> place souvent, où la solution <strong>de</strong> l’équilibre est brusque <strong>et</strong><br />

finale, où sont décrites <strong>les</strong> aventures singulières <strong>de</strong> l’esprit <strong>et</strong> du corps sur le chemin que<br />

suit l’homme qui part <strong>de</strong> son moi pour arriver aux autres. Ils présenteront parfois<br />

l’apparence <strong>de</strong> fragments <strong>de</strong>vra alors <strong>les</strong> considérer comme une partie d’un tout, la crise<br />

seule ayant été choisie comme obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> représentation artistique 1126 .<br />

« Philosophy of composition » <strong>et</strong> la Préface.<br />

Comme nous venons <strong>de</strong> l’observer, la structuration calculée en avance <strong>de</strong> l’œuvre était<br />

au cœur <strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong> Poe.<br />

1123 Schwob, op. cit,, p.38.<br />

1124 Ibid., p.41.<br />

1125 Ibid., p.41.<br />

1126 Ibid., p.42.<br />

Page 252


Il y a, je crois, une erreur radicale dans la métho<strong>de</strong> généralement usitée pour<br />

construire un conte. Tantôt l’histoire nous fournit une thèse ; tantôt l’écrivain se trouve<br />

inspiré par un inci<strong>de</strong>nt contemporain, ou bien, m<strong>et</strong>tant <strong>les</strong> choses au mieux, il s’ingénie à<br />

combiner <strong>de</strong>s événements surprenants, qui doivent former simplement la base <strong>de</strong> son<br />

récit, se prom<strong>et</strong>tant généralement d’introduire <strong>les</strong> <strong><strong>de</strong>scription</strong>s, le dialogue ou son<br />

commentaire personnel, partout où une crevasse dans le tissu <strong>de</strong> l’action lui en fournit<br />

l’opportunité 1127 .<br />

Il oppose ainsi sa métho<strong>de</strong> à celle qui est « généralement usitée » avec laquelle<br />

l’écrivain ne fait que « combiner <strong>de</strong>s événements » <strong>et</strong> se laisse aller au « tissu <strong>de</strong> l’action ».<br />

C<strong>et</strong>te attitu<strong>de</strong> nous semble avoir un point commun avec celle du Réalisme à laquelle Schwob<br />

oppose la Symétrie :<br />

Les <strong>de</strong>ux points extrêmes entre <strong>les</strong>quels l’art oscille semblent être la Symétrie <strong>et</strong> le<br />

Réalisme. Dans la Symétrie, la vie est assuj<strong>et</strong>tie à <strong>de</strong>s règ<strong>les</strong> artistiques<br />

conventionnel<strong>les</strong> ; dans le Réalisme, la vie est reproduite avec toutes ses inflexions <strong>les</strong><br />

plus inharmoniques 1128 .<br />

N’oublions pas que pour Poe, c’est l’eff<strong>et</strong> que donne l’œuvre, qui compte. C’est<br />

d’ailleurs pour « l’intensité <strong>de</strong> l’eff<strong>et</strong> » ou « la totalité <strong>de</strong> l’eff<strong>et</strong> » que la brièv<strong>et</strong>é <strong>de</strong> l’œuvre<br />

est avantageuse 1129 :<br />

Pour moi, la première <strong>de</strong> toutes <strong>les</strong> considérations, c’est celle d’un eff<strong>et</strong> à produire.<br />

Ayant toujours en vue l’originalité (car il est traître envers lui-même, celui qui risque <strong>de</strong><br />

se passer d’un moyen d’intérêt aussi évi<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> aussi facile), je me dis, avant tout : Parmi<br />

<strong>les</strong> innombrab<strong>les</strong> eff<strong>et</strong>s ou impressions que le cœur, l’intelligence ou, pour parler plus<br />

généralement, l’âme est susceptible <strong>de</strong> recevoir, quel est l’unique eff<strong>et</strong> que je dois choisir<br />

dans le cas présent 1130 ?<br />

D’autre part, Schwob parle <strong>de</strong> l’eff<strong>et</strong>, lui aussi :<br />

La purgation <strong>de</strong>s passions, ainsi que l’entendait Aristote, c<strong>et</strong>te purification <strong>de</strong><br />

l’âme, n’était peut-être que le calme ramené dans un cœur palpitant. Car il n’y avait dans<br />

le drame que <strong>de</strong>ux passions, la terreur <strong>et</strong> la pitié, qui <strong>de</strong>vaient se faire contrepoids, <strong>et</strong> leur<br />

développement intéressait l’artiste à un point <strong>de</strong> vue bien différent du nôtre. Le spectacle<br />

que cherchait le poète n’était pas sur la scène, mais dans la salle. Il se préoccupait moins<br />

<strong>de</strong> l’émotion éprouvée par l’acteur que <strong>de</strong> ce que sa représentation soulevait dans le<br />

spectateur. Les personnages étaient vraiment <strong>de</strong> gigantesques marionn<strong>et</strong>tes terrifiantes ou<br />

1127 Poe, Œuvres en prose, 1951, p.984. « There is a radical error, I think, in the usual mo<strong>de</strong> of constructing a story. Either<br />

history affords a thesis — or one is suggested by an inci<strong>de</strong>nt of the day — or, at best, the author s<strong>et</strong>s himself to work in the<br />

combination of striking events to form merely the basis of his narrative — <strong>de</strong>signing, generally, to fill in with <strong><strong>de</strong>scription</strong>,<br />

dialogue, or authorial comment, whatever crevices of fact, or action, may, from page to page, ren<strong>de</strong>r themselves<br />

apparent. » Poe, The Philosophy of Composition, 1850, p.259.<br />

1128 Schwob, Cœur double / Mimes, 1979, p.41.<br />

1129 Supra, note 1110.<br />

1130 Poe, Œuvres en prose, 1951, p.984-985.<br />

Page 253


pitoyab<strong>les</strong>. On ne raisonnait pas sur la <strong><strong>de</strong>scription</strong> dès causes, mais on percevait<br />

l’intensité <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s 1131 .<br />

Mais revenons sur ces <strong>de</strong>ux passions du cœur humain. Il s’agit <strong>de</strong> la terreur <strong>et</strong> <strong>de</strong> la pitié<br />

envisagées comme eff<strong>et</strong>s soulevés dans le spectateur. Ce qui nous <strong>de</strong>vrions noter ici, c’est que<br />

l’importance <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s est fortement unie à l’idée, quelque peu éthique, <strong>de</strong> Schwob sur ces<br />

<strong>de</strong>ux émotions. Et nous pouvons dire la même chose avec la notion <strong>de</strong> symétrie :<br />

À <strong>de</strong> semblab<strong>les</strong> eff<strong>et</strong>s une composition spéciale est nécessaire. Le drame implexe<br />

diffère systématiquement du drame complexe. La situation dramatique tout entière est<br />

dans l’exposition d’un état tragique, qui contient en puissance le dénouement. C<strong>et</strong> état est<br />

exposé symétriquement, avec une mise en place rigoureuse <strong>et</strong> définie du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />

forme. D’un côté ceci 1132 .<br />

Le procédé <strong>de</strong> symétrie est là pour servir à la réalisation <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux eff<strong>et</strong>s, c’est-à-dire<br />

pour inspirer la terreur <strong>et</strong> la pitié. Et dans le passage suivant, Schwob parle justement <strong>de</strong>s<br />

multip<strong>les</strong> eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la terreur :<br />

Le conte du Dom introduit le lecteur à la secon<strong>de</strong> partie du volume, « la Légen<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s Gueux ». Toutes <strong>les</strong> terreurs que l’homme a pu éprouver, la longue série <strong>de</strong>s<br />

criminels <strong>les</strong> a reproduites d’âge en âge jusqu’à nos jours. Les actions <strong>de</strong>s simp<strong>les</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

gueux sont <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la terreur <strong>et</strong> répan<strong>de</strong>nt la terreur 1133 .<br />

Genre fantastique<br />

L’allusion à la terreur nous conduirait à l’observation du fantastique, parce que celle-là<br />

est causée par celui-ci 1134 :<br />

C<strong>et</strong>te terreur est d’abord extérieure à l’homme. Elle naît <strong>de</strong>s causes surnaturel<strong>les</strong>,<br />

<strong>de</strong> la croyance aux puissances magiques, <strong>de</strong> la foi au <strong>de</strong>stin que <strong>les</strong> anciens ont si<br />

magnifiquement représentée 1135 .<br />

Le surnaturel est un facteur <strong>de</strong> la terreur sur laquelle Schwob va développer sa<br />

considération. Nous pensons que là est le rôle du genre <strong>de</strong> contes fantastique <strong>chez</strong> Schwob.<br />

La discussion <strong>de</strong> la brièv<strong>et</strong>é que nous avons examinée nous évoque ce que Vax dit à<br />

propos <strong>de</strong> la relation entre le fantastique <strong>et</strong> <strong>les</strong> « formes littéraires ». Il écarte la notion <strong>de</strong><br />

genre littéraire qui « n’est pas <strong>de</strong>s plus claires 1136 » <strong>et</strong> dit : « Il reste que telle forme littéraire<br />

1131<br />

Schwob, op. cit., p.38.<br />

1132<br />

Ibid., p.40. Il faudrait noter qu’il utilise le mot « dénouement ».<br />

1133<br />

Ibid., p.37.<br />

1134<br />

Nous suspendons momentanément la distinction entre le fantastique <strong>et</strong> le surnaturel.<br />

1135<br />

Ibid., p.36.<br />

1136<br />

Vax, Les Chefs-d'œuvre <strong>de</strong> la littérature fantastique, 1979, p.33.<br />

Page 254


convient mieux qu’une autre à telle catégorie esthétique 1137 ». Pour lui, la forme littéraire la<br />

mieux adaptée au fantastique est la nouvelle :<br />

Deux caractères surtout font <strong>de</strong> la nouvelle la forme mieux adaptée au fantastique :<br />

par son origine, elle convient aux « histoires extraordinaires » ; en liant fortement ses<br />

épiso<strong>de</strong>s, elle dispose son lecteur à ressentir c<strong>et</strong>te impression <strong>de</strong> fatalité qui s’attache aux<br />

aventures fantastiques 1138 .<br />

Pour Vax aussi, la longueur <strong>de</strong> l’œuvre est importante :<br />

L’étendue fournit un premier critère, à la fois naïf <strong>et</strong> rigoureux : un roman est une<br />

histoire longue, une nouvelle un récit d’étendue moyenne. À ce critère <strong>de</strong> l’étendue, il est<br />

permis <strong>de</strong> préférer celui <strong>de</strong> la structure. Le roman raconte une vie, dépeint une société,<br />

fait revivre une époque ; son action peut se ramifier à l’infini, anecdotes <strong>et</strong> péripéties<br />

peuvent impunément surcharger l’action principale. Plongé que vous êtes dans un univers,<br />

le <strong>de</strong>rnier épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’histoire peut vous laisser indifférent. Il se peut que l’action<br />

s’alentisse ou stagne, qu’un épiso<strong>de</strong> particulier jouisse d’une unité si forte qu’on puisse le<br />

considérer comme un ouvrage achevé. Ces critères se contrarient quelquefois : <strong>les</strong><br />

nouvel<strong>les</strong> <strong>de</strong> Le Fanu étant <strong>de</strong>s esquisses <strong>de</strong> romans, <strong>et</strong> <strong>les</strong> romans <strong>de</strong> Mauriac <strong>de</strong>s<br />

nouvel<strong>les</strong> développées, mais ils se complètent le plus souvent, en sorte que vous pouvez<br />

adopter tantôt l’un tantôt l’autre, selon le point <strong>de</strong> vue où vous vous placez 1139 .<br />

Bien qu’atténuée ici, la brièv<strong>et</strong>é <strong>de</strong> la nouvelle, liée à son unité dans divers aspects, joue<br />

un rôle non négligeable :<br />

L’auteur s’attachera autant qu’il est en lui à l’unité d’action qui dédaigne <strong>les</strong><br />

péripéties inuti<strong>les</strong>, à l’unité <strong>de</strong> lieu qui préserve une atmosphère originale, à l’unité <strong>de</strong><br />

temps qui concentre le drame, à l’unité d’eff<strong>et</strong> qui germe dans l’action pour éclore dans<br />

le dénouement. Car la nouvelle n’est pas l’histoire d’une vie dont <strong>les</strong> événements se<br />

succè<strong>de</strong>nt au hasard, <strong>et</strong> qui se termine en queue <strong>de</strong> poisson. C’est en vue du dénouement<br />

que l’intrigue avait été conçue. Et qu’el<strong>les</strong> sont décevantes, ces histoires qui nous<br />

charment d’abord, mais ne savent comment finir.<br />

Brièv<strong>et</strong>é du récit, sobriété <strong>de</strong>s détails, tension vers le dénouement : plus qu’à la<br />

littérature romanesque, c’est à la représentation dramatique que la nouvelle<br />

s’apparente 1140 .<br />

Et c’est justement du dénouement que Poe souligne l’importance. Schwob en parle lui<br />

aussi. Et d’ailleurs, la discussion <strong>de</strong> Vax reprend presque tous <strong>les</strong> facteurs que nous venons<br />

d’examiner soit avec Poe <strong>et</strong> Bau<strong>de</strong>laire soit avec Schwob. De là, nous pouvons dire que le<br />

conte (ou la nouvelle) pour Schwob est un genre apte à susciter un certain eff<strong>et</strong>, <strong>de</strong> terreur (ou<br />

<strong>de</strong> fantastique) nécessitant une manière <strong>de</strong> structurer le texte autre que celle dictée par le<br />

« Réalisme ». C<strong>et</strong>te manière autre, Schwob la défini en utilisant le mot « symétrie ».<br />

1137 Ibid., p.34.<br />

1138 Ibid., p.37.<br />

1139 Ibid., p.34.<br />

1140 Ibid., p.37.<br />

Page 255


Influences sur <strong>les</strong> œuvres<br />

Examinons maintenant avec Lemonnier <strong>les</strong> exemp<strong>les</strong> <strong>de</strong> ces influences. Il relève<br />

d’abord <strong>les</strong> ressemblances entre « leur métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> composition » :<br />

Comme Poe, en eff<strong>et</strong>, Schwob aime à terminer sur un coup <strong>de</strong> théâtre, ou par un<br />

paroxysme amené brutalement. On se rappelle, par exemp<strong>les</strong>, la Rue Morgue, où le singe<br />

meurtrier n’apparaît qu’à la <strong>de</strong>rnière minute ; ou bien la Maison Usher, dans laquelle le<br />

fantôme surgit tout à la fin ; ou encore Bérénice, dont le cadavre mutilé n’apparaît<br />

qu’après une longue exposition <strong>de</strong> la mentalité du héros 1141 .<br />

Lemonnier trouve la similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce procédé « courant <strong>de</strong> Marcel Schwob » où la<br />

« préparation occupe le conte tout entier, <strong>et</strong> le dénoûment est contenu dans la seule <strong>de</strong>rnière<br />

phrase » 1142 dans la Peste <strong>et</strong> y désigne la ressemblance avec le Roi peste <strong>et</strong> La Mort rouge.<br />

Pour ce qui est <strong>de</strong> la similitu<strong>de</strong> du procédé, il cite aussi la Cruch<strong>et</strong>te <strong>de</strong> Schwob <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

Aventures d’Arthur Godon Pym <strong>de</strong> Poe où <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux auteurs préfèrent s’arrêter quand l’eff<strong>et</strong><br />

final risque <strong>de</strong> leur échapper 1143 .<br />

Tout en reniant la ressemblance avec Poe dans « <strong>les</strong> contes <strong>de</strong> terreur superstitieuse »<br />

comme <strong>les</strong> Stryges ou le Sabot, il r<strong>et</strong>ient « ces contes où la terreur vient encore <strong>de</strong> causes<br />

surnaturel<strong>les</strong>, mais perçues directement par l’individu ». « Là, Schwob <strong>de</strong>vait fatalement se<br />

rapprocher <strong>de</strong> Poe <strong>et</strong> l’on peut, même dire qu’il l’a sciemment imité 1144 . » Ainsi, il constate la<br />

ressemblance dans le Train 081 non seulement avec William Wilson où le thème <strong>de</strong> double<br />

est visible, mais aussi avec M. Auguste Bedloe <strong>et</strong> avec la Maison Usher.<br />

Toujours comme un conte « où la terreur, perçue directement par l’individu, naît<br />

toujours <strong>de</strong> causes extérieures à lui », Lemonnier reprend Trois gabelous <strong>et</strong> y indique une<br />

analogie générale dans du suj<strong>et</strong> qui est l’histoire d’une vision en mer <strong>et</strong> <strong>de</strong>s ressemblances <strong>de</strong><br />

détail :<br />

C<strong>et</strong>te analogie générale est d’ailleurs renforcée par <strong>de</strong>s ressemblances <strong>de</strong> détail. Ici<br />

<strong>et</strong> là, le vaisseau-fantôme est d’abord révélé par son fanal rouge. Puis, ce qui frappe le<br />

spectateur, c’est la hauteur <strong>et</strong> la couleur sombre <strong>de</strong> la coque. « Son énorme coque était<br />

d’un noir profond que ne tempérait aucun <strong>de</strong>s ornements ordinaires d’un navire », dit Poe.<br />

Et Schwob : « La coque était haute <strong>et</strong> goudronnée, comme une muraille <strong>de</strong> rempart ». Les<br />

<strong>de</strong>ux navires sont l’un <strong>et</strong> l’autre <strong>de</strong> forme surannée, montés par <strong>de</strong>s matelots étrangers <strong>et</strong><br />

fort bizarres. Ceux <strong>de</strong> Poe sont vieux, chenus <strong>et</strong> branlants ; ceux <strong>de</strong> Schwob ont <strong>de</strong>s<br />

1141 Lemonnier, L'influence d'Edgar Poe sur <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, 1933, p.111.<br />

1142 Ibid.<br />

1143 Ibid., p.112.<br />

1144 Ibid., p.114.<br />

Page 256


visages <strong>et</strong> <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> squel<strong>et</strong>tes. Et comme si Schwob se souvenait le titre <strong>de</strong> Poe, ses<br />

marins fantômes j<strong>et</strong>tent une bouteille à la mer 1145 .<br />

Pour Lemonnier, Schwob <strong>de</strong>vait se rapprocher <strong>de</strong> Poe plus dans <strong>les</strong> contes où « la<br />

terreur ne naît plus <strong>de</strong> causes extérieures, mais <strong>de</strong> causes intérieures qui ne dépen<strong>de</strong>nt pas<br />

cependant <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> l’homme » 1146 . Comme un <strong>de</strong> ces contes, il r<strong>et</strong>ient l’Homme Voilé<br />

qui « reproduit » « la manière <strong>de</strong> Poe » <strong>et</strong> où « Schwob se sert » « <strong>de</strong> l’hypnotisme, tout<br />

comme Poe dans M. Val<strong>de</strong>mar ou dans M. Bedloe. » 1147<br />

Enfin, Lemonnier examine <strong>les</strong> contes où Schwob est le plus proche <strong>de</strong> Poe :<br />

Suivant toujours la classification <strong>de</strong> Schwob, voici maintenant <strong>les</strong> contes où la terreur<br />

ne doit plus rien à <strong>de</strong>s causes extérieures : « elle est provoquée par l’homme lui-même, par sa<br />

recherche <strong>de</strong> sensations, que ce soit la quintessence <strong>de</strong> l’amour, <strong>de</strong> la littérature ou <strong>de</strong><br />

l’étrang<strong>et</strong>é qui le conduise là ». C<strong>et</strong>te phrase <strong>de</strong> Schwob, elle est la définition exacte, précise,<br />

impeccable du fantastique <strong>de</strong> Poe. Ici, nous sommes, absolument <strong>et</strong> proprement, sur le<br />

domaine <strong>de</strong> Poe ; car <strong>les</strong> personnages d’Hoffmann, bourgeois <strong>de</strong> leur nature, subissent leur<br />

étrang<strong>et</strong>é <strong>et</strong> ne la dirigent point ; ceux <strong>de</strong> Poe, rêveurs alanguis, recherchent <strong>et</strong> cultivent leur<br />

bizarrerie quintessenciée.<br />

Pour un exemple <strong>de</strong> ces contes, Lemonnier r<strong>et</strong>ient la Cité dormante <strong>et</strong> la compare avec<br />

<strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> Poe :<br />

Le titre <strong>de</strong> Schwob, déjà, rappelle certains titres <strong>de</strong> Poe : Terre <strong>de</strong> songe, la Cité en<br />

la mer, la Vallée <strong>de</strong> l’Inquiétu<strong>de</strong>. Dans c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière vallée, précisément, tout était animé,<br />

par la volonté <strong>de</strong> Poe, d’un mouvement mystérieux. Dans le conte <strong>de</strong> Schwob, c’est la<br />

donnée contraire qui est utilisée ; <strong>de</strong>s marins se trouvent soudain dans un pays où tout est<br />

frappé d’une immobilité mystérieuse : « La nature inanimée avait perdu la vie mouvante<br />

<strong>de</strong> la mer <strong>et</strong> le crépitement du sable ; l’air du large était arrêté par la barrière <strong>de</strong>s<br />

falaises ». C<strong>et</strong>te absence <strong>de</strong> vent, elle se trouvait déjà dans le paysage <strong>de</strong> Poe : « Ah !<br />

aucun vent ne trouble ces arbres qui palpitent comme <strong>les</strong> mers glacées autour <strong>de</strong>s<br />

brumeuses Hébri<strong>de</strong>s ! Aucun vent ne pousse ces nuages qui frémissent par <strong>les</strong> cieux<br />

inqui<strong>et</strong>s ! » 1148<br />

Il faudrait résumer un peu ici. Le schéma <strong>de</strong> Lemonnier est clair. Suivant la<br />

classification <strong>de</strong> Schwob à propos <strong>de</strong> la terreur d’intérieurs <strong>et</strong> <strong>de</strong> la terreur d’extérieurs, la<br />

plus éloignée <strong>de</strong> Poe est celle d’extérieurs <strong>et</strong> la plus proche celle d’intérieurs. En traduisant<br />

par la terminologie <strong>de</strong> Todorov, le merveilleux est éloigné <strong>et</strong> l’étrange proche. Nous ne<br />

1145 Ibid., p.115.<br />

1146 Ibid.<br />

1147 Ibid., p.116.<br />

1148 Ibid., p.117.<br />

Page 257


sommes pas complètement d’accord avec c<strong>et</strong>te affirmation, mais elle nous servira <strong>de</strong> point <strong>de</strong><br />

référence.<br />

Pour certains contes, Lemonnier donne une analyse assez détaillée. Ainsi il associe<br />

Lilith avec Morella <strong>et</strong> Ligeia pour son « atmosphère <strong>de</strong> rêve mystique 1149 ». Il consacre plus<br />

d’espace pour Béatrice qu’il compare à Bérénice, au Puits <strong>et</strong> le Pendule, à Morella, à Ligeia,<br />

à la Maison Usher, au Cas <strong>de</strong> M. Val<strong>de</strong>mar, au Cœur révélateur, à la Puissance <strong>de</strong> la Parole<br />

<strong>et</strong> au Système du Docteur Goudron. Un autre conte avec lequel il développe assez longuement<br />

son analyse est l’Incendie terrestre. Il rapproche ce conte <strong>de</strong> Monos <strong>et</strong> Una <strong>et</strong> <strong>de</strong> Eiros <strong>et</strong><br />

Charmion.<br />

VI.III Cœur double <strong>et</strong> Le Roi au masque d’or<br />

Nous avons choisi Cœur double <strong>et</strong> Le Roi au masque d’or. D’abord, ce sont <strong>de</strong>ux<br />

recueils représentatifs <strong>de</strong> contes <strong>de</strong> Schwob, puis ils ont été publiés successivement en 1891<br />

<strong>et</strong> en 1892, c’est-à-dire, presque à la même pério<strong>de</strong>. Et comme tous <strong>les</strong> contes <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux<br />

recueils avaient été déjà publiés dans <strong>les</strong> revues 1150 , nous pourrons <strong>les</strong> considérer comme<br />

appartenant au même groupe. Donc, nous traitons <strong>les</strong> contes <strong>de</strong> ces recueils ensemble.<br />

D’autre part, nous n’avons pas r<strong>et</strong>enu la <strong>de</strong>uxième partie <strong>de</strong> Cœur double, intitulée « La<br />

Légen<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Gueux », que nous pourrions plutôt rapprocher <strong>de</strong>s Vies imaginaires 1151 .<br />

Le Roi au masque d’or 1152<br />

Nous examinons d’abord Le Roi au masque d’or, parce que, à notre avis, ce conte est le<br />

parfait exemple <strong>de</strong> stratification du texte <strong>chez</strong> Schwob, stratification qui constitue la<br />

spécificité <strong>de</strong> ses contes que l’on qualifie souvent <strong>de</strong> « fantastiques » 1153 . Dans ce <strong>de</strong>ssein,<br />

c<strong>et</strong>te fois-ci, nous faisons appel au procédé <strong>de</strong> J.-M. Adam surtout parce qu’il perm<strong>et</strong><br />

d’analyser différentes fonctions (ou <strong>de</strong> « types ») du texte avec précision.<br />

Introduction d’un dérangement dans un mon<strong>de</strong> imaginaire<br />

Dans Le Roi au masque d’or, comme beaucoup d’autres <strong>de</strong> ses contes, l’histoire se<br />

déroule dans un mon<strong>de</strong> différent du nôtre, avec <strong>de</strong>s lois différentes. Et contrairement à la<br />

1149 Ibid.<br />

1150 Gou<strong>de</strong>mare, op. cit., p.104 <strong>et</strong> p.131.<br />

1151 Sept contes traitent <strong>de</strong>s histoires <strong>de</strong> différents âges successivement <strong>de</strong>puis « L’AGE DE LA PIERRE POLIE » jusqu’à<br />

« LA REVOLUTION ». Donc, il y une totalité parmi ces contes. Pour <strong>les</strong> autres neuf contes, il n’a pas <strong>de</strong> relations<br />

évi<strong>de</strong>ntes. « LA REVOLUTION — Les Chauffeurs : Fanchon-la-Poupée », « Fleur <strong>de</strong> cinq-pierre » <strong>et</strong> « Instantanées »<br />

traite le thème <strong>de</strong> tête coupé familier à <strong>Villiers</strong>.<br />

1152 Nous avons déjà fait une analyse <strong>de</strong> ce conte dans Aino, “ Le Roi au masque d'or ” <strong>de</strong> Marcel Schwob, 2001.<br />

Page 258


définition classique <strong>de</strong> Castex 1154 , le dérangement est introduit dans ce mon<strong>de</strong> imaginaire qui<br />

est une fois établi au début du récit. En l’occurrence, il s’agit du pays du roi masqué d’or où il<br />

est interdit <strong>de</strong> découvrir son visage <strong>de</strong>vant le roi dont le visage est toujours couvert :<br />

Nul homme n’avait vu la face <strong>de</strong> ces rois, <strong>et</strong> même <strong>les</strong> prêtres en ignoraient la<br />

raison. Cependant l’ordre avait été donné, <strong>de</strong>puis <strong>les</strong> âges anciens, <strong>de</strong> couvrir <strong>les</strong> visages<br />

<strong>de</strong> ceux qui s’approchent <strong>de</strong> la rési<strong>de</strong>nce royale ; <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te famille <strong>de</strong> rois ne connaissait<br />

que <strong>les</strong> masques <strong>de</strong>s hommes. 1155<br />

Le dérangement est introduit dans c<strong>et</strong> ordre par l’intrusion d’un mendiant qui ne porte<br />

pas <strong>de</strong> masque. Après c<strong>et</strong>te intrusion, se succè<strong>de</strong>nt une série d’événements qui constituent un<br />

récit que nous pouvons ranger, selon la catégorisation <strong>de</strong> Todorov, dans le genre merveilleux.<br />

Nous allons d’abord envisager ce texte comme récit.<br />

Le Roi au masque d’or comme récit<br />

Nous accédons à ce texte d’abord comme un récit. Jean-Michel Adam propose six<br />

critères pour une définition du récit 1156 . Comment « Le Roi au masque d’or » remplit-il ces<br />

critères ?<br />

Le premier critère est qu’il y ait une « succession <strong>de</strong>s événements ». Comme nous<br />

venons <strong>de</strong> l’observer, il nous semble que ce texte satisfait largement ce critère. Précisons un<br />

peu. C<strong>et</strong>te série montre a) l’intrusion <strong>de</strong> l’aveugle dans la cour, b) la suggestion par l’aveugle<br />

<strong>de</strong> la réalité différente <strong>de</strong> l’apparence, c) la révélation <strong>de</strong> la lèpre du roi, d) l’arrachement <strong>de</strong>s<br />

yeux du roi <strong>et</strong> e) la mort du roi <strong>et</strong> son rachat mystérieux.<br />

Le <strong>de</strong>uxième critère est l’existence <strong>de</strong> l’« unité thématique », présence d’un acteur–<br />

suj<strong>et</strong>. À ce point <strong>de</strong> vue, le roi au masque d’or serait un acteur principal assez constant. Non<br />

seulement il est le titre du conte (<strong>et</strong> du recueil en même temps), le texte est presque toujours<br />

focalisé sur lui.<br />

Le troisième critère <strong>de</strong>s « prédicats transformés » est aussi rempli. Nous pouvons dire<br />

très brièvement que le statut du roi « masqué » du début du texte est transformé en<br />

« démasqué » à la fin. En fait, c<strong>et</strong>te transformation perm<strong>et</strong>trait plusieurs interprétations.<br />

1153<br />

Voir Bozz<strong>et</strong>to, Le fantastique fin-<strong>de</strong>-siècle, hanté par la réalité, 1991.<br />

1154<br />

« [U]ne intrusion brutale du mystère dans le cadre <strong>de</strong> la vie réelle », Castex, Le Conte fantastique en France <strong>de</strong> Nodier à<br />

Maupassant, 1951, p.8.<br />

1155<br />

Schwob, Le Roi au masque d'or / Vies imaginaires / La croisa<strong>de</strong> <strong>de</strong>s enfants, 1979, p.46 .<br />

1156<br />

Adam, Les textes : types <strong>et</strong> prototypes, 1997, p.46–59.<br />

Page 259


Le quatrième critère est d’être « un procès ». Pour ce critère aussi, ce texte paraît bien<br />

canonique. Le roi masqué est la situation initiale <strong>et</strong> le roi démasqué la situation finale. La<br />

série <strong>de</strong>s événements a)-e) correspondrait bel <strong>et</strong> bien au procès <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te transformation.<br />

Qu’en est-il du cinquième critère qui est « la causalité narrative d’une mise en<br />

intrigue » ? Adam insiste là-<strong>de</strong>ssus. Car, la narrativisation n’est rien d’autre que c<strong>et</strong>te mise en<br />

intrigue <strong>et</strong> c’est ce critère qui distingue la <strong><strong>de</strong>scription</strong> d’actions du récit 1157 . Dans notre texte,<br />

a) cause b), b) cause c), c) cause d) <strong>et</strong> d) cause e). La concaténation semble parfaite.<br />

Quant au sixième critère, nous pouvons toujours supposer que le paragraphe final nous<br />

évoque une certaine morale (implicite). Mais comme elle est implicite, il serait question d’une<br />

interprétation.<br />

Maintenant, examinons la séquence textuelle <strong>de</strong> ce récit selon le schéma d’Adam. Il<br />

propose le schéma suivant 1158 :<br />

Figure 8<br />

Dans notre texte, Pn1 correspond à la présentation du roi <strong>et</strong> son entourage, Pn2 à a) <strong>et</strong><br />

b), Pn3 c) <strong>et</strong> d) Pn4 à e) <strong>et</strong> Pn5 à la révélation finale par l’aveugle.<br />

Nous n’avons pas examiné <strong>les</strong> conditions d’être un récit <strong>de</strong> ce texte gratuitement. C’est<br />

parce que c’est c<strong>et</strong>te structure narrative qui amène ce texte à la transformation finale e) qui est<br />

la guérison mystérieuse du roi. C’est-à-dire le plus important <strong>de</strong>s événements surnaturels qui<br />

octroient le titre <strong>de</strong> merveilleux à ce texte.<br />

1157 Ibid., p.55 « En fait, si c<strong>et</strong>te ‘histoire’ <strong>de</strong> voyage en train n’est pas un récit, c’est parce qu’elle se contente d’énumérer<br />

une succession d’actes — qui correspon<strong>de</strong>nt à un simple script — sans m<strong>et</strong>tre <strong>les</strong> événements en intrigue. Pour distinguer<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> d’actions <strong>et</strong> récit, disons que la <strong><strong>de</strong>scription</strong> d’actions (dont il sera question à la fin du chapitre 3) n’est pas<br />

soumise au critère <strong>de</strong> mis en intrigue (E).<br />

1158 Ibid., p.57.<br />

Page 260


Logique du regard <strong>et</strong> lecture allégorique. Logique <strong>de</strong> regard : interruption du<br />

regard<br />

Il nous semble que c<strong>et</strong>te œuvre est présidée, à côté <strong>de</strong> la logique narrative ordinaire <strong>de</strong><br />

pseudo causalité, par une autre logique qui est celle du regard, plus précisément, par celle <strong>de</strong><br />

l’interruption du regard.<br />

C<strong>et</strong>te interruption est effectuée d’abord par le dévoilement du masque qui entraînerait le<br />

dévoilement <strong>de</strong> la vérité. Ensuite, c’est l’arrachement <strong>de</strong>s yeux du roi qui occulte la réalité au<br />

roi <strong>et</strong> qui conduit à la mort <strong>de</strong> celui-ci. C<strong>et</strong>te mort appelle le changement <strong>de</strong> point <strong>de</strong> vue qui<br />

était jusqu’alors focalisé plus ou moins sur le roi <strong>et</strong> qui en sort <strong>et</strong> se place sur le <strong>de</strong>uxième<br />

mendiant pour révéler la vérité finale. D’ailleurs, l’interruption du regard existait déjà dans la<br />

caractérisation du premier mendiant qui était aveugle.<br />

Structure du paraître <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’être<br />

C<strong>et</strong>te logique fait fonctionner, dans la première moitié <strong>de</strong> l’œuvre, tous <strong>les</strong> jeux<br />

provenant <strong>de</strong> la structure du paraître <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’être que nous esquissons avec le tableau suivant :<br />

paraître être<br />

bouffons rire pleurent<br />

prêtres souci véritable<br />

visage tordu par<br />

joie <strong>de</strong> te tromper<br />

femmes figures<br />

éternellement<br />

gracieuses<br />

animées<br />

roi majestueux,<br />

noble, <strong>et</strong><br />

véritablement<br />

royal<br />

Page 261<br />

couleur <strong>de</strong><br />

cendre<br />

horrible<br />

Dans la <strong>de</strong>uxième moitié du conte, apparaît une autre structure <strong>de</strong> paraître <strong>et</strong> d’être<br />

incarnée par le couple roi - jeune fille.


paraître être<br />

roi lépreux non lépreux<br />

jeune fille non lépreuse lépreuse<br />

Morale suggérée possible<br />

Ces jeux nous semblent étroitement liés à l’investissement moral <strong>de</strong> l’œuvre qui aboutit<br />

à la morale finale ( Pn dans le schéma d’Adam ). Car ces jeux régissent la « révélation <strong>de</strong><br />

la vérité » qui n’est autre qu’un passage <strong>de</strong> l’apparence fausse à l’être vrai. D’où, selon une<br />

interprétation possible, la rectification <strong>de</strong> l’erreur du roi par la perte <strong>de</strong> la vue ou son rachat<br />

ultime par la mort. Il a été sans doute puni parce qu’il a lui-même violé la loi qui lui<br />

interdisait <strong>de</strong> découvrir son visage. Mais c’était pour apprendre la vanité <strong>de</strong> l’apparence. En<br />

abandonnant l’apparence avec la perte <strong>de</strong> la vue, le roi est sauvé. Ce ne sera pas tout. La<br />

vanité ne rési<strong>de</strong> pas seulement dans l’apparence mais aussi dans la chair, dans notre existence<br />

elle-même en ce mon<strong>de</strong>. Avec sa mort, le roi a été libéré <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te vanité. Ce qui serait la<br />

morale finale <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te histoire. Écoutons la parole finale.<br />

Sans doute le sang <strong>de</strong> son cœur qui avait jailli par ses yeux avait guéri sa maladie.<br />

Et il est mort, pensant avoir un masque misérable. Mais, à c<strong>et</strong>te heure, il a déposé tous <strong>les</strong><br />

masques, d’or, <strong>de</strong> lèpre <strong>et</strong> <strong>de</strong> chair 1159 .<br />

Qui dit morale dit allégorie. C<strong>et</strong>te moralisation du texte rend possible la lecture<br />

allégorique. Le masque n’est rien d’autre que l’apparence fallacieuse <strong>de</strong> la vie qui fait<br />

obstacle à la vérité. Le sort du roi est notre sort même 1160 . Il ne s’agit plus <strong>de</strong> savoir si c<strong>et</strong>te<br />

histoire est vraie, qu’il s’agisse d’un conte fantastique ou merveilleux. C<strong>et</strong>te lecture<br />

allégorique semble congédier la lecture narrative. Mais il y a encore une autre lecture possible.<br />

1159 Schwob, op. cit., p.59.<br />

1160 Viegnes, « Mythes, symbo<strong>les</strong> <strong>et</strong> révélation dans Le Roi au masque d'or <strong>de</strong> Schwob », 1986 est très riche <strong>de</strong> ces<br />

interprétations <strong>de</strong>s mythes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s symbo<strong>les</strong>. L’interprétation que nous proposons ici, juste à titre d’exemple, est proche <strong>de</strong><br />

celle <strong>de</strong> Berg (ibid., p. 79), mais qui est différente <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Trembley (Trembley, op. cit., p.87) <strong>et</strong> <strong>de</strong> Jutrin (Jutrin,<br />

Marcel Schwob, Cœur Double, 1982, p.63-66, <strong>et</strong> p.87-95). Nous soulignons ici que, lorsque Jutrin parle du masque ou du<br />

miroir, il s’agit toujours du regard.<br />

Page 262


La <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>et</strong> la lecture poétique<br />

« Le Roi au masque d’or » : suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong><br />

Il serait très important <strong>de</strong> considérer ce conte <strong>de</strong> Schwob du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong>. Ju<strong>les</strong> Renard dit :<br />

Il pense que nous arriverons tard <strong>et</strong> qu’il ne nous reste qu’une chose à faire après<br />

nos aînés : bien écrire 1161 .<br />

Ne pourrions-nous pas éclaircir ce qu’est le « bien écrire » pour Schwob en examinant<br />

la <strong><strong>de</strong>scription</strong> qu’il fait dans ce conte ?<br />

Il nous semble légitime <strong>de</strong> considérer tout ce texte comme la <strong><strong>de</strong>scription</strong> du roi au<br />

masque d’or, dont le roi constitue le pantonyme (selon Hamon) 1162 ou l’encrage (selon<br />

Adam 1163 ).<br />

Ce qui est bien marqué d’une part par le fait que c’est justement le titre du conte, <strong>et</strong> par<br />

le fait que le conte commence par ce mot d’autre part.<br />

Le roi masqué d’or se dressa du trône où il était assis <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s heures, <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>manda la cause du tumulte. Car <strong>les</strong> gar<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s portes avaient croisé leurs piques <strong>et</strong> on<br />

entendait sonner le fer.<br />

La scène première<br />

Le paragraphe qui suit décrit l’entourage du roi. Ce passage nous intéresse dans le sens<br />

où, si le processus <strong>de</strong> composition <strong>de</strong> Schwob consiste à construire le texte autour d’une<br />

vision initiale comme Trembley l’indique 1164 , c<strong>et</strong>te image initiale serait ce passage.<br />

Autour du brasier <strong>de</strong> bronze s’étaient dressés aussi <strong>les</strong> cinquante prêtres à droite <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> cinquante bouffons à gauche, <strong>et</strong> <strong>les</strong> femmes en <strong>de</strong>mi-cercle <strong>de</strong>vant le roi agitaient<br />

leurs mains. La flamme rose <strong>et</strong> pourpre qui rayonnait par le crible d’airain du braisier<br />

faisait briller <strong>les</strong> masques <strong>de</strong>s visages. À l’imitation du roi décharné, <strong>les</strong> femmes, <strong>les</strong><br />

bouffons <strong>et</strong> <strong>les</strong> prêtres d’immuab<strong>les</strong> figures d’argent, <strong>de</strong> fer, <strong>de</strong> cuivre, <strong>de</strong> bois <strong>et</strong> d’étoffe.<br />

Et <strong>les</strong> masques <strong>de</strong>s bouffons étaient ouverts par le rire, tandis que <strong>les</strong> masques <strong>de</strong>s prêtres<br />

étaient noirs <strong>de</strong> souci. Cinquante visages hilares s’épanouissaient sur la gauche, <strong>et</strong> sur la<br />

droite cinquante visages tristes se renfrognaient. Cependant <strong>les</strong> étoffes claires tendues sur<br />

la tête <strong>de</strong>s femmes mimaient <strong>de</strong>s figures éternellement gracieuses animées d’un sourire<br />

artificiel. Mais le masque d’or du roi était majestueux, noble, <strong>et</strong> véritablement royal. 1165<br />

1161 Ju<strong>les</strong> Renard, Journal, 7 mars 1891, cité par Trembley dans Trembley, op. cit., p.19.<br />

1162 Hamon, Du Descriptif, 1993, p. 127.<br />

1163 Adam, Les textes : types <strong>et</strong> prototypes, 1997 p. 85.<br />

1164 Trembley, op. cit., p. 95.<br />

1165 Schwob, op. cit., p.45<br />

Page 263


La mise en relation n’est pas explicite mais la relation du roi avec <strong>les</strong> prêtres, <strong>les</strong><br />

bouffons ou <strong>les</strong> femmes nous semble clairement synecdoquique. Et à partir <strong>de</strong> là, par la<br />

thématisation, la <strong><strong>de</strong>scription</strong> porte soit sur <strong>les</strong> prêtres, soit sur <strong>les</strong> bouffons soit sur <strong>les</strong> femmes.<br />

Il y aurait une sorte <strong>de</strong> logique <strong>de</strong> composition. Ce sont cinquante prêtres à droite, cinquante<br />

bouffons à gauche <strong>et</strong> <strong>les</strong> femmes en <strong>de</strong>mi-cercle. Deux groupes <strong>de</strong> nature antinomique (le<br />

sérieux <strong>et</strong> le rire) sont aussi opposés dans l’espace <strong>et</strong> liés avec le troisième élément (<strong>les</strong><br />

femmes). L’esprit <strong>de</strong> symétrie est très visible. En plus <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te disposition spatiale au niveau<br />

<strong>de</strong> l’histoire, au niveau du récit, le narrateur présente d’abord <strong>les</strong> « prêtres» , <strong>les</strong> « bouffons»<br />

<strong>et</strong> <strong>les</strong> « femmes», puis <strong>les</strong> mêmes groupes dans l’ordre inverse. On peut y trouver le<br />

croisement comme « Et <strong>les</strong> masques <strong>de</strong>s bouffons étaient ouverts par le rire, tandis que <strong>les</strong><br />

masques <strong>de</strong>s prêtres étaient noirs <strong>de</strong> souci», <strong>et</strong> l’embrassement comme « Cinquante visages<br />

hilares s’épanouissaient sur la gauche, <strong>et</strong> sur la droite cinquante visages tristes se<br />

renfrognaient». Tous <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux sont <strong>les</strong> facteurs <strong>de</strong> la symétrie.<br />

La symétrie : une autre logique<br />

Or la notion <strong>de</strong> symétrie est un facteur très important dans sa métho<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

composition 1166 . Et elle est d’autant plus importante, nous semble-t-il, que Schwob la<br />

considérait comme l’antonyme du Réalisme 1167 . C<strong>et</strong>te logique <strong>de</strong> symétrie n’est-elle pas une<br />

logique <strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>scription</strong> qui régit le texte parallèlement à celle <strong>de</strong> récit ? Nous pouvons<br />

r<strong>et</strong>rouver la symétrie dans le passage suivant :<br />

Or peut-être que ceux qui te paraissent <strong>de</strong>s bouffons pleurent sous leur masque ; <strong>et</strong><br />

il est possible que ceux qui te semblent <strong>de</strong>s prêtres aient leur véritable visage tordu par<br />

joie <strong>de</strong> te tromper ; <strong>et</strong> tu ignores si <strong>les</strong> joues <strong>de</strong> tes femmes ne sont pas couleur <strong>de</strong> cendre<br />

sous la soie. Et toi-même, roi masqué d’or, qui sait si tu n’es pas horrible malgré ta<br />

parure 1168 .<br />

Il s’agit <strong>de</strong> la révélation hypothétique par l’aveugle. La symétrie est très visible dans la<br />

première moitié avec « peut-être que ceux qui te paraissent <strong>de</strong>s bouffons … » <strong>et</strong> « il est<br />

possible que ceux qui te semblent <strong>de</strong>s prêtres … » qui répète presque la même structure. Et il<br />

faudrait faire remarquer que ce qui est mis en symétrie ici est la structure <strong>de</strong> paraître <strong>et</strong> d’être<br />

dont nous venons d’examiner. Aussi pourrions–nous dire que c<strong>et</strong>te logique <strong>de</strong> paraître <strong>et</strong><br />

d’être est en quelque sorte déclenchée par c<strong>et</strong>te structure symétrique.<br />

1166 Trembley, op. cit., p. 87–91. Voir, Berg, art. cit. Berg expose une étu<strong>de</strong> très approfondie, mais il ne parle pas beaucoup<br />

<strong>de</strong> ce conte.<br />

1167 Supra p.252.<br />

1168 Schwob, Le Roi au masque d’or, op. cit., p.48.<br />

Page 264


La symétrie est aussi visible dans la <strong>de</strong>uxième moitié <strong>de</strong> ce passage: « tu ignores si <strong>les</strong><br />

joues <strong>de</strong> tes femmes ne sont pas couleur <strong>de</strong> cendre » <strong>et</strong> « qui sait si tu n’es pas horrible ». Il<br />

s’agit toujours <strong>de</strong> ce jeu du paraître <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’être. Et maintenant, si <strong>les</strong> joues <strong>de</strong>s femmes sont<br />

couleur <strong>de</strong> cendre, le roi, lui aussi, doit être quelque chose d’horrible. La symétrie l’oblige. Et<br />

cela détermine, au moins partiellement, le dénouement <strong>de</strong> l’histoire. Pour concrétiser ce<br />

« quelque chose » en « roi lépreux », l’auteur n’a qu’à faire recours au vieux réservoir <strong>de</strong><br />

thèmes littéraires 1169 . Il fait d’ailleurs la même chose dans le <strong>de</strong>uxième mouvement du conte<br />

avec le « roi aveugle » 1170 . Tout est déjà là dans la scène première. Après, c’est la symétrie<br />

qui pousse l’intrigue. Le topos littéraire la complète. Dans ce texte, la narration semble<br />

subordonnée à la <strong><strong>de</strong>scription</strong>.<br />

Métal <strong>et</strong> Rouge<br />

La <strong>de</strong>uxième caractéristique <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te scène rési<strong>de</strong> dans l’aspectualisation. Ici, elle porte<br />

sur le masque. Et comme le masque est fait <strong>de</strong> métaux 1171 , tout le texte <strong>de</strong>vient métallique. En<br />

commençant par le « brasier <strong>de</strong> bronze » 1172 , la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s métaux est abondante : « Et<br />

parmi la forêt frissonnante <strong>de</strong>s piques, entre <strong>les</strong>quels jaillissaient <strong>les</strong> lames <strong>de</strong>s glaives comme<br />

<strong>de</strong>s feuil<strong>les</strong> éclatantes d’acier, éclaboussées d’or vert <strong>et</strong> d’or rouge… » 1173 , « Quand le soleil<br />

couchant j<strong>et</strong>a vers <strong>les</strong> fenêtres du palais la lumière <strong>de</strong> ses métaux sanglants,… » 1174 . Et même<br />

la lune finit par <strong>de</strong>venir un masque : « La lune, comme un masque jaune aérien, montait au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong>s arbres » 1175 .<br />

Un autre aspect est la couleur rouge : « La flamme rose <strong>et</strong> pourpre qui rayonnait par le<br />

crible d’airain du braisier faisait briller <strong>les</strong> masques <strong>de</strong>s visages » 1176 . D’une part, c’est le<br />

rouge du feu : « une torchère d’airain qui dardait ses langues dans <strong>les</strong> ténèbres » 1177 . D’autre<br />

part, c’est le rouge du sang 1178 : « pour la <strong>de</strong>rnière fois, une lumière rouge s’épanouit <strong>de</strong>vant<br />

lui, <strong>et</strong> un flot <strong>de</strong> sang coula sur son visage » 1179 . Encore une fois, la <strong><strong>de</strong>scription</strong> se croise avec<br />

la narration <strong>et</strong> conditionne celle-ci. Nous voudrions attirer l’attention sur le passage que nous<br />

1169<br />

Les légen<strong>de</strong>s <strong>de</strong> roi lépreux abon<strong>de</strong>nt : ex. II.Samuel, 3, II. Rois, 5 <strong>et</strong>c.<br />

1170<br />

Le Roi Œdipe par exemple. Ce que Jutrin, lui aussi, désigne (Jutrin, op. cit. p.95).<br />

1171<br />

« d’immuab<strong>les</strong> figures d’argent, <strong>de</strong> fer, <strong>de</strong> cuivre» , Schwob, op. cit., p.45<br />

1172<br />

Ibid., p.45<br />

1173<br />

Ibid., p.47<br />

1174<br />

Ibid., p.49<br />

1175<br />

Ibid., p.51<br />

1176<br />

Ibid., p.45, nous soulignons.<br />

1177<br />

Ibid., p.52<br />

1178<br />

L’usage répétitif du mot « sang » est signalé par Jutrin (op. cit., p.94). Il le considère comme un facteur pour une<br />

interprétation par rapport à la judaïcité <strong>de</strong> l’auteur. Nous le considérons d’abord comme un facteur poétique.<br />

1179<br />

Schwob, op. cit., p.56<br />

Page 265


venons <strong>de</strong> citer : « Quand le soleil couchant j<strong>et</strong>a vers <strong>les</strong> fenêtres du palais la lumière <strong>de</strong> ses<br />

métaux sanglants,… » 1180 . Ce procédé est très villieresque, parce que celui–ci utilise souvent<br />

c<strong>et</strong>te combinaison <strong>de</strong> lumière <strong>et</strong> <strong>de</strong> sang dans une histoire sanglante : « (…) <strong>de</strong>s refl<strong>et</strong>s <strong>de</strong><br />

pourpre faisaient saigner <strong>les</strong> hermines du lit royal; <strong>les</strong> fleurs <strong>de</strong> lys <strong>de</strong>s écussons <strong>et</strong> cel<strong>les</strong> qui<br />

achevaient <strong>de</strong> vivre dans <strong>les</strong> vases d’émail rougeoyaient 1181 ! », « Il s’enivra quelque temps<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te vision, mais le réverbère qui rougissait la brume froi<strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière lui, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa<br />

tête, lui sembla, (…) comme la lueur d ‘un phare couleur <strong>de</strong> sang 1182 (…).». Les biographes<br />

<strong>de</strong> Schwob ne parlent pas beaucoup <strong>de</strong> l’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>, mais elle semble probable.<br />

En revanche, le texte <strong>de</strong>vient peu <strong>de</strong>scriptif après le départ du roi. Par exemple, le<br />

narrateur ne parle pas <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te jeune fille lépreuse à part ses mains tendres <strong>et</strong> sa voix douce.<br />

S’il parle <strong>de</strong>s cloch<strong>et</strong>tes, ce qui est nécessaire pour le déroulement <strong>de</strong> l’intrigue, il ne <strong>les</strong><br />

décrit pas. Même pour la mort du roi, il dit seulement : « Et le roi s’évanouit dans la<br />

mort 1183 ». Et pourtant, l’esprit <strong>de</strong> la symétrie subsiste. Il s’incarne, au niveau <strong>de</strong> personnages,<br />

dans le couple « roi - jeune fille » dont nous avons examiné la structure <strong>de</strong> paraître <strong>et</strong> d’être.<br />

Et il est aussi présent au niveau <strong>de</strong> l’expression <strong>de</strong>scriptive. C’est la binarité qui se trouve<br />

dans « d’autres mains tendres, <strong>et</strong> une voix douce 1184 » <strong>de</strong> la fille ou le visage « pur <strong>et</strong><br />

limpi<strong>de</strong> 1185 » du roi mourant. Et, ajoutons que c<strong>et</strong>te douceur <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te pur<strong>et</strong>é constituent<br />

l’atmosphère du <strong>de</strong>uxième mouvement.<br />

Une autre symétrie scan<strong>de</strong> le texte entier. C’est celle <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux aveug<strong>les</strong>. La <strong><strong>de</strong>scription</strong><br />

<strong>de</strong> l’apparition <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux personnages aurait un point commun :<br />

Et parmi la forêt <strong>de</strong>s piques […], un vieil homme à la barbe blanche hérissée »<br />

s’avança jusqu’au pied du trône, <strong>et</strong> leva vers le roi une figure nue où tremblaient <strong>de</strong>s<br />

yeux incertains 1186 .<br />

Or <strong>de</strong> la cité <strong>de</strong>s Misérab<strong>les</strong> s’avança un vieux mendiant à la barbe hérissée, dont<br />

<strong>les</strong> yeux incertains tremblaient 1187 .<br />

L’un ouvre le récit <strong>et</strong> l’autre le clôt. Et dans la parole du <strong>de</strong>rnier, la logique <strong>de</strong> la<br />

symétrie trouve l’ultime solution, c<strong>et</strong>te fois–ci ternaire : « il a déposé <strong>les</strong> masques, d’or, <strong>de</strong><br />

lèpre <strong>et</strong> <strong>de</strong> chair ».<br />

1180 Ibid., p.49<br />

1181 La Reine Ysabeau, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, Œuvres complètes, 1986, p.683, nous soulignons.<br />

1182 Le Désir d’être un Homme, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, op. cit., p.659, nous soulignons.<br />

1183 Schwob, op. cit., p.59<br />

1184 Ibid., p.57<br />

1185 Ibid., p.59<br />

1186 Ibid., p.47<br />

1187 Ibid., p.58<br />

Page 266


Quelle serait c<strong>et</strong>te troisième lecture (ou la possibilité <strong>de</strong> celle-ci) conduite par la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>et</strong> sa symétrie. Nous voudrions l’appeler provisoirement « poétique » dans le sens<br />

où il s’agit <strong>de</strong> « comment écrire » plutôt que <strong>de</strong> « quoi écrire ».<br />

Nous avons vu que ce texte accepte très bien trois sortes <strong>de</strong> lectures <strong>et</strong> que ces trois<br />

lectures se croisent <strong>et</strong> se coupent pour produire une tension entre el<strong>les</strong>. Il nous semble que la<br />

qualité <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre, sinon la fantasticité, naît <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te tension <strong>et</strong> il ne faudrait interdire, en<br />

dépit <strong>de</strong> Todorov, aucune <strong>de</strong> ces lectures.<br />

Les contes bibliques<br />

Schwob écrit <strong>de</strong>s contes d’une dimension biblique qui traitent souvent la fin du mon<strong>de</strong>.<br />

Ce sont <strong>de</strong>s contes, dans un sens, <strong>les</strong> plus « merveilleux » selon la classification todorovienne.<br />

La Mort d’Odjigh<br />

Présentation du mon<strong>de</strong> autre<br />

Comme dans Le Roi au masque d’or, l’histoire commence par l’établissement du mon<strong>de</strong><br />

différent. Il s’agit d’un mon<strong>de</strong> mythique où la vie est en train <strong>de</strong> se terminer :<br />

Dans ce temps la race humaine semblait près <strong>de</strong> périr. L’orbe du soleil avait la<br />

froi<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la lune. Un hiver éternel faisait craqueler le sol. Les montagnes qui avaient<br />

surgi, vomissant vers le ciel <strong>les</strong> entrail<strong>les</strong> flamboyantes <strong>de</strong> la terre, étaient grises <strong>de</strong> lave<br />

glacée. Les contrées étaient parcourues <strong>de</strong> rainures parallè<strong>les</strong> ou étoilées, <strong>de</strong>s crevasses<br />

prodigieuses, soudainement ouvertes, abîmaient <strong>les</strong> choses supérieures avec un<br />

effondrement, <strong>et</strong> on voyait se diriger vers el<strong>les</strong>, dans une lente glissa<strong>de</strong>, <strong>de</strong> longues fi<strong>les</strong><br />

<strong>de</strong> blocs erratiques. L’air obscur était paill<strong>et</strong>é d’aiguill<strong>et</strong>tes transparentes, une sinistre<br />

blancheur couvrait la campagne, le rayonnement d’argent universel paraissait stériliser le<br />

mon<strong>de</strong> 1188 .<br />

D’autre part, l’usage <strong>de</strong>s majuscu<strong>les</strong> indique l’appartenance du texte au genre<br />

mythique : « Chasseurs <strong>de</strong> Bêtes », « Troglodytes » <strong>et</strong> « Mangeurs <strong>de</strong> Poisson » 1189 qui<br />

désignent <strong>les</strong> races humaines, ou, « Blaireau », « Lynx » <strong>et</strong> « Loup » 1190 pour désigner <strong>les</strong><br />

personnages animaux. Il est intéressant que ce conte soit dédié à J.-H. Rosny 1191 , un <strong>de</strong>s<br />

signataires du « Manifeste <strong>de</strong>s Cinq ». Ceci serait un autre témoignage <strong>de</strong> la tendance<br />

littéraire <strong>de</strong> Schwob. Mais surtout, c<strong>et</strong>te dédicace pour l’auteur <strong>de</strong>s œuvres scientifico-<br />

mythiques renforce ladite appartenance du texte. Sa Mort <strong>de</strong> la Terre (1910), qui « décrit<br />

1188<br />

Schwob, Le Roi au masque d’or, op. cit., p.60.<br />

1189<br />

Ibid., p.61.<br />

1190<br />

Ibid., p.62-63.<br />

1191<br />

Rosny Aîné, Joseph Henri Boex dit J.-H. (1856-1940).<br />

Page 267


ainsi la lente extinction <strong>de</strong>s hommes, victimes <strong>de</strong> la disparition complète <strong>de</strong> l’eau 1192 », n’était<br />

pas encore publiée mais il avait déjà publié Les Xipéhuz (1887).<br />

Le récit commence donc par la présentation d’un mon<strong>de</strong> où l’état initial est perdu. Le<br />

héros qui va restituer c<strong>et</strong> état initial est Odjigh :<br />

Cependant un tueur <strong>de</strong> loups, nommé Odjigh, qui vivait dans une tanière profon<strong>de</strong><br />

<strong>et</strong> possédait une hache verte <strong>de</strong> ja<strong>de</strong>, immense, pesante <strong>et</strong> redoutable, eut pitié <strong>de</strong>s choses<br />

animées 1193 .<br />

Guidé par la fumée du calum<strong>et</strong>, il part pour sauver le mon<strong>de</strong> :<br />

Au fond <strong>de</strong> sa grotte glacée il prit le calum<strong>et</strong> sacré creusé dans la pierre blanche,<br />

l’emplit d’herbes odorantes d’où la fumée s’élève en couronnes, <strong>et</strong> souffla l’encens divin<br />

dans <strong>les</strong> airs. Les couronnes montèrent vers le ciel <strong>et</strong> la spire grise s’inclina au Nord.<br />

Ce fut vers le Nord que se mit en marche Odjigh, le tueur <strong>de</strong> loups. 1194<br />

Transition<br />

Depuis, le verbe « marcher » <strong>et</strong> ses variations comme « continuer » ou « arriver »<br />

scan<strong>de</strong>nt le texte 1195 jusqu’à la <strong>de</strong>rnière séquence qui commence par « Et, à la fin ». Ce<br />

rythme marque une partie transitoire du récit. Il s’agit <strong>de</strong> la transition <strong>de</strong> lieu. Odjigh part <strong>de</strong><br />

sa tanière pour arriver à la barrière <strong>de</strong> glaces qui enfermaient le mon<strong>de</strong> dans le froid. Mais<br />

c<strong>et</strong>te partie transitoire est comprise dans une autre partie transitoire plus gran<strong>de</strong> qui est la<br />

transformation du mon<strong>de</strong>.<br />

Une autre série d’expressions qui scan<strong>de</strong>nt c<strong>et</strong>te partie est celle <strong>de</strong> « regr<strong>et</strong>ter » <strong>et</strong><br />

d’« avoir pitié ». C’est un héros qui regr<strong>et</strong>te, qui a pitié comme tout au début <strong>de</strong> son<br />

apparition :<br />

Odjigh regr<strong>et</strong>tait dans son cœur le frétillement <strong>de</strong>s poissons couleur <strong>de</strong> nacre parmi<br />

<strong>les</strong> mail<strong>les</strong> <strong>de</strong>s fil<strong>et</strong>s <strong>de</strong> fibres, <strong>et</strong> la nage serpentine <strong>de</strong>s anguil<strong>les</strong> <strong>de</strong> mer, <strong>et</strong> la marche<br />

pesante <strong>de</strong>s tortues, <strong>et</strong> la course oblique <strong>de</strong>s gigantesques crabes aux yeux louches, <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

bâillements vifs <strong>de</strong>s bêtes terrestres, bêtes fourrées avec un bec plat <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pattes à griffes,<br />

bêtes vêtues d’écail<strong>les</strong>, bêtes tach<strong>et</strong>ées <strong>de</strong> façon variée qui plaisait aux yeux, bêtes<br />

amoureuses <strong>de</strong> leurs p<strong>et</strong>its, ayant <strong>de</strong>s sauts agi<strong>les</strong>, ou <strong>de</strong>s tournoiements singuliers, ou <strong>de</strong>s<br />

vols périlleux 1196 .<br />

1192<br />

Article sur c<strong>et</strong> auteur dans CD-Universalis, signé par Jean-Paul Mourlon.<br />

1193<br />

Schwob, op. cit., p.61.<br />

1194<br />

Ibid., p.61-62.<br />

1195<br />

« Il passait » (p.62), « il avançait », « le tueur continua », « Ils arrivèrent », « Le tueur <strong>de</strong> loups se mit en route » (p.63),<br />

« il marcha », « il avançait », « Odjigh marchait » (p.64).<br />

1196<br />

Ibid., p.62.<br />

Page 268


Et par-<strong>de</strong>ssus tous <strong>les</strong> animaux, il regr<strong>et</strong>tait <strong>les</strong> loups féroces <strong>et</strong> leurs fourrures<br />

grises, <strong>et</strong> leurs hurlements familiers, ayant accoutumé <strong>de</strong> <strong>les</strong> chasser avec la massue <strong>et</strong> la<br />

hache <strong>de</strong> pierre, par <strong>les</strong> nuits brumeuses, à la lueur rouge <strong>de</strong> la lune 1197 .<br />

Odjigh eut pitié <strong>de</strong> tous ceux auxquels il avait fendu le crâne 1198 .<br />

Et, regardant à gauche, il s’attrista : car le Blaireau qui voit sous terre s’écartait<br />

vers l’Ouest, <strong>et</strong>, regardant à droite, Il regr<strong>et</strong>ta le Lynx, qui voit tout sur terre <strong>et</strong> qui fuyait<br />

vers l’Est 1199 .<br />

Néanmoins il marcha hardiment, ayant <strong>de</strong>rrière lui le Loup affamé, aux yeux<br />

rouges, dont il avait pitié 1200 .<br />

Il avait pitié du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong>s animaux, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s plantes qui périssaient, <strong>et</strong><br />

il se sentait fort pour lutter contre la cause du froid 1201 .<br />

La pitié du mon<strong>de</strong> animé lui donna <strong>de</strong>s forces 1202 .<br />

Comme la série « pitié » scan<strong>de</strong> le texte, nous pouvons facilement conclure que c’est un<br />

conte <strong>de</strong> pitié, transformation du mon<strong>de</strong> par pitié. Ce qui confirme ce que Schwob écrit dans<br />

la préface pour le Cœur double. Un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux extrémités <strong>de</strong> la dualité humaine était la pitié 1203 .<br />

Et c<strong>et</strong>te conclusion nous invite à une lecture allégorique qui convient à ce mon<strong>de</strong> présenté<br />

comme mythique. Mais n’oublions pas que <strong>chez</strong> Schwob, la morale <strong>de</strong> dualité est liée à<br />

l’esthétique <strong>de</strong> symétrie.<br />

Logique <strong>de</strong> symétrie<br />

Nous pouvons d’abord trouver la symétrie dans <strong>les</strong> détails. Voici un bon exemple :<br />

Voici que sur sa gauche apparut une bête <strong>de</strong> tanière qui vit profondément dans le<br />

sol, <strong>et</strong> qui se laisse tirer <strong>de</strong>s trous à reculons, un Blaireau maigre, le poil dépenaillé.<br />

Odjigh le vit <strong>et</strong> se réjouit, sans songer à le tuer. Le Blaireau, tenant sa distance, avança <strong>de</strong><br />

front avec lui.<br />

Puis, sur la droite d’Odjigh sortit subitement d’un couloir glacé un pauvre Lynx<br />

aux yeux insondab<strong>les</strong>. Il regardait Odjigh <strong>de</strong> côté, craintivement, <strong>et</strong> rampait avec<br />

inquiétu<strong>de</strong>. Mais le tueur <strong>de</strong> loups se réjouit encore, marchant entre le Blaireau <strong>et</strong> le<br />

Lynx 1204 .<br />

C<strong>et</strong>te symétrie se maintient :<br />

1197 Ibid.<br />

1198 Ibid., p.63.<br />

1199 Ibid.<br />

1200 Ibid., p.64.<br />

1201 Ibid.<br />

1202 Ibid., p.65.<br />

1203 Voir supra p.251.<br />

1204 Schwob, Le Roi au masque d'or / Vies imaginaires / La croisa<strong>de</strong> <strong>de</strong>s enfants, 1979, p.62-63.<br />

Page 269


Or la spire grise qui s’élevait <strong>de</strong>vant le Blaireau s’inclina vers l’Ouest ; <strong>et</strong> celle qui<br />

s’élevait <strong>de</strong>vant le Lynx se courba vers l’Est, <strong>et</strong> celle qui s’élevait <strong>de</strong>vant le Loup fît un<br />

arc vers le Sud. Mais la spire grise du calum<strong>et</strong> d’Odjigh monta vers le Nord 1205 .<br />

La symétrie entre le Blaireau <strong>et</strong> le Lynx fait partir ces <strong>de</strong>ux animaux ; le Blaireau à<br />

l’Ouest, le Lynx à l’Est. Il y a aussi une autre symétrie qui nous semble plus importante, celle<br />

d’entre Odjigh <strong>et</strong> le Loup. Elle combine <strong>de</strong>ux personnages du récit, l’un positif, l’autre<br />

négatif, l’un <strong>de</strong> pitié, l’autre <strong>de</strong> terreur.<br />

R<strong>et</strong>ournons maintenant à la pitié. Sur quoi porte c<strong>et</strong>te pitié d’ Odjigh ? C’est sur <strong>les</strong><br />

hommes, sur <strong>les</strong> animaux, sur <strong>les</strong> plantes, bref, sur la vie. Ce qui est en symétrie avec la vie<br />

est la mort causée par ce mon<strong>de</strong> du froid. D’ailleurs, la <strong>de</strong>rnière séquence du texte n’est rien<br />

d’autre que la lutte contre le froid. Nous répétons <strong>de</strong>ux passages déjà cités :<br />

Il avait pitié du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong>s animaux, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s plantes qui périssaient, <strong>et</strong><br />

il se sentait fort pour lutter contre la cause du froid 1206 .<br />

La pitié du mon<strong>de</strong> animé lui donna <strong>de</strong>s forces 1207 .<br />

Scène <strong>de</strong>rnière<br />

Enfin, ce qui est en symétrie avec lemon<strong>de</strong> du froid est apporté avec la chaleur :<br />

Et soudain la muraille polie se creva. Il y eut un immense souffle <strong>de</strong> chaleur,<br />

comme si <strong>les</strong> saisons chau<strong>de</strong>s étaient accumulées <strong>de</strong> l’autre côté, à la barrière du ciel. La<br />

percée s’élargit <strong>et</strong> le souffle fort entoura Odjigh. Il entendit bruire toutes <strong>les</strong> p<strong>et</strong>ites<br />

pousses du Printemps, <strong>et</strong> il sentit flamber l’Été. Dans le grand courant qui le souleva il lui<br />

sembla que toutes <strong>les</strong> saisons rentraient dans le mon<strong>de</strong> pour sauver la vie générale <strong>de</strong> la<br />

mort par <strong>les</strong> glaces. Le courant charriait <strong>les</strong> rayons blancs du soleil, <strong>et</strong> <strong>les</strong> pluies tiè<strong>de</strong>s <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> brises caressantes <strong>et</strong> <strong>les</strong> nuages chargés <strong>de</strong> fécondité. Et dans le souffle <strong>de</strong> la vie<br />

chau<strong>de</strong> <strong>les</strong> nuées noires s’amoncelèrent <strong>et</strong> engendrèrent le feu 1208 .<br />

Dans un sens, c<strong>et</strong>te scène <strong>de</strong>rnière est incluse déjà dans la structure symétrique entre le<br />

froid <strong>et</strong> la chaleur, entre la mort <strong>et</strong> la vie.<br />

Or, Odjigh contenait un facteur contre la vie en lui-même : Il est tueur <strong>de</strong> loups.<br />

Parallèlement au mouvement du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la mort vers la vie, le tueur <strong>de</strong> loups doit mourir,<br />

<strong>et</strong> cela aussi par symétrie, tué par le Loup. Ce qui est annoncé par le titre du conte La Mort<br />

d’Odjigh.<br />

1205 Ibid., p.63.<br />

1206 Ibid., p.64.<br />

1207 Ibid., p.65.<br />

1208 Ibid., p.65.<br />

Page 270


Ce conte est donc un bon exemple <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> composition <strong>de</strong> Schwob où<br />

l’esthétique <strong>et</strong> l’éthique sont réunies dans la notion <strong>de</strong> symétrie.<br />

L’Incendie terrestre<br />

Un autre conte apocalyptique<br />

Le principe <strong>de</strong> symétrie fonctionne aussi entre <strong>de</strong>ux contes. L’Incendie terrestre est un<br />

autre conte avec une dimension apocalyptique comme La Mort d’Odjigh. Mais c<strong>et</strong>te fois-ci la<br />

catastrophe est apportée non pas avec le froid, mais avec le feu :<br />

Car une extraordinaire chute d’aérolithes <strong>de</strong>vint visible <strong>et</strong> la nuit fut rayée par <strong>de</strong>s<br />

traits fulgurants, <strong>les</strong> étoi<strong>les</strong> flamboyèrent comme <strong>de</strong>s torches, <strong>et</strong> <strong>les</strong> nuages furent <strong>de</strong>s<br />

messagers <strong>de</strong> feu <strong>et</strong> la lune un brasier rouge vomissant <strong>de</strong>s projecti<strong>les</strong> multicolores 1209 .<br />

Nous pensons que ce conte est symétrique par rapport à La Mort d’Odjigh. D’ailleurs,<br />

la binarité d’expressions, qui est une forme <strong>de</strong> la symétrie, abon<strong>de</strong> dans c<strong>et</strong>te œuvre :<br />

Les froidures <strong>et</strong> <strong>les</strong> chaleurs, <strong>les</strong> clairs <strong>de</strong> soleil <strong>et</strong> <strong>les</strong> neiges, <strong>les</strong> pluies <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

rayons confondus avaient fait naître <strong>de</strong>s forces <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction qui éclatèrent soudain 1210 .<br />

Ainsi se passa la nuit <strong>et</strong> l’aurore fut invisible 1211 .<br />

Et ce sont « <strong>de</strong>ux pauvres p<strong>et</strong>its corps » 1212 qui partent. La différence avec le mon<strong>de</strong><br />

autour d’eux est un point commun entre Odjigh <strong>et</strong> eux :<br />

Malgré <strong>les</strong> maculations <strong>de</strong> l’air corrompu, elle était très blon<strong>de</strong>, <strong>les</strong> yeux limpi<strong>de</strong>s ;<br />

lui, la peau dorée […] 1213 .<br />

Ici, le contraste est visible entre « maculations » <strong>et</strong> « limpi<strong>de</strong>s ». Pour Odjigh, la<br />

différence est marquée par « Cependant » qui introduit ce personnage. Odjigh est un<br />

personnage fort qui possè<strong>de</strong> « une hache verte <strong>de</strong> ja<strong>de</strong>, immense, pesante <strong>et</strong> redoutable »,<br />

comme son appellation l’indique, il a tué <strong>de</strong>s loups, c’est-à-dire, il a <strong>de</strong> l’expérience. En<br />

revanche, ces <strong>de</strong>ux personnages n’en ont pas :<br />

Ils ne savaient rien, ni l’un ni l’autre, ils sortaient à peine <strong>de</strong>s confins <strong>de</strong> l’enfance<br />

[…] 1214 .<br />

1209 Schwob ; Le Roi au masque d’or, op. cit., p.68.<br />

1210 Ibid., nous soulignons.<br />

1211 Ibid.<br />

1212 Ibid., p.69.<br />

1213 Ibid.<br />

1214 Ibid.<br />

Page 271


Au niveau <strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>scription</strong> spatiale, dans La Mort d’Odjigh, l’axe est du sud au nord,<br />

dans ce conte, c’est <strong>de</strong> l’ouest à l’est :<br />

Une tache d’un rouge obscur, gigantesque, parcourut <strong>de</strong> l’est à l’ouest la cendre du<br />

ciel 1215 .<br />

Puis comme le globe rouge touchait l’Occi<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> qu’un jour s’était écoulé, lé<br />

silence général s’établit 1216 .<br />

Et la masse incan<strong>de</strong>scente franchissant l’horizon noir, tout l’ouest du ciel<br />

s’enflamma, <strong>et</strong> une nappe <strong>de</strong> feu rétrograda sur l’ancienne route du soleil 1217 .<br />

Ainsi, se tenant par la main, ils franchirent <strong>les</strong> rues noires, […], puis <strong>les</strong> murail<strong>les</strong><br />

extérieures, <strong>les</strong> faubourgs dépeuplés, allant vers l’est, à l’envers <strong>de</strong> la flamme 1218 .<br />

L’horizon oriental avait <strong>de</strong>s lueurs bleuâtres 1219 .<br />

Le long <strong>de</strong> c<strong>et</strong> axe, la manière <strong>de</strong> se déplacer est aussi différente. Dans La Mort<br />

d’Odjigh, marcher est un déplacement actif. En revanche, dans L’Incendie terrestre, le<br />

mouvement se fait par une barque <strong>et</strong> <strong>les</strong> personnages restent passifs :<br />

Mais il y avait une barque sur la rive : ils la poussèrent <strong>et</strong> s’y j<strong>et</strong>èrent, la laissant<br />

aller au courant 1220 .<br />

Et la barque rapi<strong>de</strong> <strong>les</strong> emmena vers une mer mystérieuse, fuyant sous la tempête<br />

chau<strong>de</strong> qui tourbillonnait 1221 .<br />

Cependant la barque glissait à sa surface avec un mouvement qui ne se ralentissait<br />

pas 1222 .<br />

La « barque » appartient à l’isotopie d’/eau/ dont la « mer » peut servir comme élément<br />

qui s’opposant au « feu » qui donne la mort. Mais la « mer » est trop faible pour le faire car<br />

elle est contaminée par la « mort » :<br />

Leur barque était entourée par <strong>de</strong>s monceaux d’algues pâ<strong>les</strong>, où l’écume avait<br />

laissé sa bave sèche, où pourrissaient <strong>de</strong>s bêtes irisées <strong>et</strong> <strong>de</strong>s étoi<strong>les</strong> <strong>de</strong> mer roses 1223 .<br />

Il leur semblait que la mer était morte comme le reste.<br />

Devant le « feu », la « mer » fléchit. Elle brûle :<br />

1215 Ibid., p.68.<br />

1216 Ibid.<br />

1217 Ibid., p.68-69.<br />

1218 Ibid., p.69.<br />

1219 Ibid., p.70.<br />

1220 Ibid., p.69.<br />

1221 Ibid.<br />

1222 ibid., p.70.<br />

1223 Ibid.<br />

Page 272


[…] c’était la mer qui brûlait 1224 .<br />

Enfin, dans la scène finale, Odjigh sauve le mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> meurt. En revanche, dans<br />

L’Incendie terrestre, ce sont eux qui se sauvent :<br />

Et, dans c<strong>et</strong>te ancienne barque, dans ce premier instrument <strong>de</strong> la vie inférieure, ils<br />

étaient un si jeune Adam <strong>et</strong> une si p<strong>et</strong>ite Ève, seuls survivants <strong>de</strong> l’Enfer terrestre 1225 .<br />

À la différence d’Odjigh qui accomplit la transformation salvatrice, ils n’accomplissent<br />

pas leur acte. Seulement, ils l’annoncent :<br />

Elle se dressa <strong>et</strong> se dévêtit. Nus, leurs membres polis <strong>et</strong> grê<strong>les</strong> étaient éclairés par<br />

la lueur universelle. Ils se prirent <strong>les</strong> mains <strong>et</strong> s’embrassèrent.<br />

— Aimons-nous, dit-elle 1226 .<br />

La solution est rej<strong>et</strong>ée après la fin.<br />

Les contes d’un autre mon<strong>de</strong><br />

Le <strong>de</strong>grès d’être merveilleux se diminue dans <strong>les</strong> contes qui se situent dans un autre<br />

mon<strong>de</strong> que le nôtre sans avoir une dimension aussi vaste. Commençons par Les<br />

Embaumeuses.<br />

Les Embaumeuses<br />

Qu’il y ait encore en Libye, sur <strong>les</strong> confins <strong>de</strong> l’Éthiopie où vivent <strong>les</strong> hommes très<br />

vieux <strong>et</strong> très sages, <strong>de</strong>s sorcelleries plus mystérieuses que cel<strong>les</strong> <strong>de</strong>s magiciennes <strong>de</strong><br />

Thessalie, je ne puis en douter. Il est terrible, certes, <strong>de</strong> penser que <strong>les</strong> incantations <strong>de</strong>s<br />

femmes peuvent faire <strong>de</strong>scendre la lune dans un étui à miroir, ou la plonger, quand elle<br />

est pleine, dans un seau d’argent, avec <strong>de</strong>s étoi<strong>les</strong> trempées, ou la faire frire comme une<br />

méduse jaune <strong>de</strong> mer, dans une poêle, tandis que la nuit thessalienne est noire <strong>et</strong> que <strong>les</strong><br />

hommes qui changent <strong>de</strong> peau sont libres d’errer ; tout cela est terrible ; mais je<br />

craindrais moins ces choses que <strong>de</strong> rencontrer encore dans le désert couleur <strong>de</strong> sang, <strong>de</strong>s<br />

embaumeuses libyennes 1227 .<br />

Ici, Schwob fait recours à la vieille tradition « selon laquelle la magie en Thessalie est<br />

affaire <strong>de</strong> femmes » <strong>et</strong> « [l]es pouvoirs cosmiques <strong>de</strong>s magiciennes sur la lune, le soleil <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

étoi<strong>les</strong> sont un topos <strong>de</strong> la littérature antique […]. Le lieu commun le plus fréquent est celui<br />

<strong>de</strong> la magicienne sachant ‘faire <strong>de</strong>scendre la lune’ 1228 ». Ici, il s’agit, plutôt que d’un pays<br />

1224 Ibid.<br />

1225 Ibid., p.71.<br />

1226 Ibid.<br />

1227 Ibid., p.72.<br />

1228 Danielle Karin van Mal-Mae<strong>de</strong>r, APULÉE LES MÉTAMORPHOSES LIVRE II, 1-20 Introduction, texte, traduction <strong>et</strong><br />

commentaire, thèse adressée à RIJKSUNIVERSITEIT GRONINGEN, 1998, p.127-128.<br />

Page 273


géographiquement localisable, d’un non-lieu, sinon mythique au moins archaïque. C’est aussi<br />

un lieu commun littéraire. Schwob fait une sorte <strong>de</strong> transgression en y introduisant un ordre<br />

quotidien. Les femmes font <strong>de</strong>scendre la lune non pas au fond <strong>de</strong> Tartare comme dans<br />

<strong>les</strong> Métamorphoses d’Apulée, mais dans un étui à miroir, dans un seau d’argent ou bien dans<br />

une poêle. Et encore une fois, la lune qu’el<strong>les</strong> font frire est comparée à la « méduse jaune <strong>de</strong><br />

mer » <strong>et</strong> non pas au jaune d’œuf. C<strong>et</strong>te transgression du mon<strong>de</strong> merveilleux par <strong>les</strong> éléments<br />

quotidiens n’est pas narrativisée <strong>et</strong> reste au niveau <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong>. Un autre facteur qui<br />

attire notre attention est l’usage du mot « couleur ». La fréquence <strong>de</strong>s expressions <strong>de</strong> couleurs<br />

dans ce conte est assez élevée avec 33 occurrences, soit au sixième rang 1229 . Et ce conte peut<br />

être caractérisé par l’usage du mot « couleur » qui est avec 6 occurrences, soit au premier<br />

rang avec « La Cité dormante » : « le désert couleur <strong>de</strong> sang » 1230 , « <strong>les</strong> hommes couleur <strong>de</strong><br />

cuivre » 1231 , « la plaine couleur <strong>de</strong> sang » 1232 , « <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> couleur sombre » 1233 , « gommer<br />

<strong>les</strong> cils <strong>et</strong> <strong>les</strong> sourcils <strong>de</strong> couleur » 1234 , « la figure couleur <strong>de</strong> cendre » 1235 . Si nous regardons<br />

tous ces contextes, nous pouvons remarquer que ces usages du mot « couleur » concernent,<br />

sauf le cas <strong>de</strong>s « yeux <strong>de</strong> couleur sombre », <strong>de</strong>s usages inusuels <strong>de</strong> couleur. D’ailleurs, pour<br />

<strong>les</strong> autres expressions aussi, il y a parfois <strong>de</strong>s usages assez frappants. Le mot « rouge » est<br />

utilisé 4 fois dans ce conte. Il est d’abord utilisé pour le désert :<br />

Le désert rouge où nous entrions pour aller vers la Lybie est selon toute apparence<br />

nu <strong>de</strong> cités <strong>et</strong> d’hommes. 1236<br />

C<strong>et</strong> usage du mot « rouge » avec « désert » nous semble d’autant plus frappant qu’il est<br />

paraphrasé <strong>de</strong>ux fois, comme nous venons <strong>de</strong> le voir, par « couleur <strong>de</strong> sang ». Voici une autre<br />

occurrence <strong>de</strong> ce mot :<br />

L’ouverture <strong>de</strong> ces portes était sombre ; mais par <strong>de</strong>s orifices très étroits percés à<br />

l’entour passaient <strong>de</strong>s rayons qui marquaient nos figures comme avec <strong>de</strong> longs doigts<br />

rouges 1237 .<br />

Les autres <strong>de</strong>ux occurrences sont aussi pour ce rayon rouge :<br />

1229 Nous n’avons entrepris qu’une statistique grossière, mais nous ne la présentons pas en détails ici. La statistique <strong>de</strong>s<br />

expressions <strong>de</strong> couleurs <strong>chez</strong> <strong>les</strong> auteurs que nous avons traités sera l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> notre prochaine étu<strong>de</strong>.<br />

1230 Schwob, op. cit., p.72.<br />

1231 Ibid.<br />

1232 Ibid., p.73.<br />

1233 Ibid., p.74.<br />

1234 Ibid., p.75.<br />

1235 Ibid., p.76.<br />

1236 Ibid., p.73.<br />

1237 Ibid., p.73.<br />

Page 274


Je m’approchai d’un <strong>de</strong>s orifices d’où jaillissaient <strong>les</strong> rayons rouges, <strong>et</strong> je parvins à<br />

monter sur une <strong>de</strong>s coupo<strong>les</strong> pour regar<strong>de</strong>r à l’intérieur. 1238<br />

Je sortis <strong>de</strong> la coupole <strong>et</strong> montant vers le rayon rouge, j’appliquai mes yeux à<br />

l’ouverture. 1239<br />

Ce rayon rouge joue dans un sens le rôle <strong>de</strong> fil conducteur. C’est juste après la première<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> ce rayon que, appelé par une femme, le protagoniste entre, avec son frère, dans<br />

une <strong>de</strong>s coupo<strong>les</strong> <strong>de</strong>s embaumeuses. Puis, guidé par ce rayon, il regar<strong>de</strong> à l’intérieur <strong>de</strong> la<br />

coupole <strong>et</strong> entrevoit <strong>les</strong> opérations momificatrices. Enfin, il monte vers le rayon rouge <strong>et</strong><br />

appliquant ses yeux à l’ouverture, il voit la momification <strong>de</strong> son propre frère.<br />

Le mot « bleu » est utilisé 5 fois, dont 4 sont dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la nuit qui ouvre<br />

l’histoire <strong>et</strong> qui la clôt :<br />

Dans c<strong>et</strong>te contrée, la nuit est transparente <strong>et</strong> bleue, fraîche <strong>et</strong> dangereuse aux yeux,<br />

si bien que parfois c<strong>et</strong>te clarté bleue nocturne enfle <strong>les</strong> prunel<strong>les</strong> en l’espace <strong>de</strong> six heures<br />

<strong>et</strong> le mala<strong>de</strong> ne voit plus se lever le soleil. 1240<br />

Et j’appelai par l’ouverture <strong>de</strong> la coupole, <strong>et</strong> je cherchai l’entrée <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te salle<br />

souterraine, <strong>et</strong> je courus vers <strong>les</strong> autres coupo<strong>les</strong>, mais je n’eus point <strong>de</strong> réponse, <strong>et</strong><br />

j’errais inutilement dans la nuit transparente <strong>et</strong> bleue. 1241<br />

Une autre occurrence est plutôt banale. Il s’agit <strong>de</strong> la ceinture que porte la femme qui<br />

<strong>les</strong> a invités :<br />

C<strong>et</strong>te femme avait une chevelure noire, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> couleur sombre, elle était<br />

vêtue d’une tunique <strong>de</strong> lin, une ceinture bleue soutenait ses seins, <strong>et</strong> elle sentait la<br />

terre. 1242<br />

La <strong>de</strong>rnière occurrence est intéressante dans la mesure où ce mot est utilisé avec<br />

d’autres couleurs :<br />

1238 Ibid., p.75.<br />

1239 Ibid., p.77.<br />

1240 Ibid., p.73.<br />

1241 Ibid., p.77.<br />

1242 Ibid., p.74.<br />

Je <strong>les</strong> voyais fendre sur le côté <strong>de</strong>s ventres frais <strong>et</strong> tirer <strong>les</strong> boyaux jaunes, bruns,<br />

verts <strong>et</strong> bleus, qu’el<strong>les</strong> plongeaient dans <strong>de</strong>s amphores, enfoncer par le nez <strong>de</strong>s figures un<br />

croch<strong>et</strong> d’argent, briser <strong>les</strong> os délicats <strong>de</strong> la racine <strong>et</strong> ramener la cervelle avec <strong>de</strong>s<br />

spatu<strong>les</strong>, laver <strong>les</strong> corps avec <strong>de</strong>s eaux teintes, <strong>les</strong> frotter <strong>de</strong> parfums <strong>de</strong> Rho<strong>de</strong>s, <strong>de</strong><br />

myrrhe <strong>et</strong> <strong>de</strong> cinnamome, tresser <strong>les</strong> cheveux, gommer <strong>les</strong> cils <strong>et</strong> <strong>les</strong> sourcils <strong>de</strong> couleur,<br />

peindre <strong>les</strong> <strong>de</strong>nts <strong>et</strong> durcir <strong>les</strong> lèvres, polir <strong>les</strong> ong<strong>les</strong> <strong>de</strong>s mains <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pieds <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

entourer d’une ligne d’or. Puis, le ventre étant plat, le nombril creux, au centre <strong>de</strong> ri<strong>de</strong>s<br />

circulaires, el<strong>les</strong> allongeaient <strong>les</strong> doigts <strong>de</strong>s morts, blancs <strong>et</strong> plissés, leur cerclaient aux<br />

Page 275


poign<strong>et</strong>s <strong>et</strong> aux chevil<strong>les</strong> <strong>de</strong>s anneaux d’électron, <strong>et</strong> <strong>les</strong> roulaient patiemment dans <strong>de</strong><br />

longues ban<strong>de</strong>l<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> lin. 1243<br />

Nous pouvons voir que presque toutes <strong>les</strong> occurrences <strong>de</strong> ce genre d’expressions se<br />

concentrent ici. La couleur d’or est reprise dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la momification <strong>de</strong> son<br />

frère :<br />

Déjà ses ong<strong>les</strong> étaient dorés <strong>et</strong> sa peau frottée d’asphalte. 1244<br />

C<strong>et</strong> usage <strong>de</strong> couleurs ouvre la possibilité d’une lecture sinon poétique au moins<br />

esthétique du conte sans laquelle c<strong>et</strong>te œuvre aurait été une simple histoire merveilleuse. Ce<br />

procédé ne se limite pas à ce passage. Le mot « jaune » est utilisé pour la « méduse » <strong>et</strong><br />

« argent » pour le seau au début du conte. Il y a <strong>de</strong>ux autres occurrences <strong>de</strong> « blanc » :<br />

Telle est la nature <strong>de</strong> ce mal, qu’il n’attaque uniquement que ceux qui dorment sur<br />

le sable <strong>et</strong> ne se voilent pas le visage ; mais ceux qui marchent nuit <strong>et</strong> jour n’ont à<br />

redouter que la poudre blanche du désert qui irrite <strong>les</strong> paupières sous le soleil. 1245<br />

Le soir du huitième jour nous aperçûmes sur la plaine couleur <strong>de</strong> sang <strong>de</strong>s<br />

coupo<strong>les</strong> blanches <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ite dimension, disposées en cercle, <strong>et</strong> Ophélion fut d’avis qu’il<br />

était utile <strong>de</strong> <strong>les</strong> examiner 1246 .<br />

Ces « coupo<strong>les</strong> blanches » font un bon contraste au milieu <strong>de</strong> « la nuit transparente <strong>et</strong><br />

bleue » <strong>et</strong> du « désert rouge ».<br />

Nous nous sommes intéressés jusqu’ici aux jeux <strong>de</strong>s couleurs. En eff<strong>et</strong>, nous r<strong>et</strong>rouvons<br />

le même usage du rouge, par exemple, dans <strong>les</strong> œuvres comme Le Roi au masque d’or ou Le<br />

Train 081 <strong>et</strong> le bleu sera représenté par Le Pays bleu. Mais cela ne nie pas l’importance <strong>de</strong> la<br />

symétrie dans ce conte.<br />

La Cité dormante<br />

Le cadre <strong>de</strong> ce conte ressemble à celui <strong>de</strong> Les Faux-saulniers <strong>et</strong> <strong>de</strong> La Flûte . C’est<br />

l’histoire d’un marin, peut-être d’un pirate :<br />

La côte était haute <strong>et</strong> sombre sous la lueur bleu clair <strong>de</strong> l’aube. Le Capitaine au<br />

pavillon noir ordonna d’abor<strong>de</strong>r. Parce que <strong>les</strong> bousso<strong>les</strong> avaient été rompues dans la<br />

<strong>de</strong>rnière tempête, nous ne savions plus notre route ni la terre qui s’allongeait <strong>de</strong>vant<br />

nous 1247 .<br />

1243<br />

Ibid., p.75, nous soulignons.<br />

1244<br />

Ibid., p.77.<br />

1245<br />

Ibid.<br />

1246<br />

Ibid., p.73.<br />

1247<br />

Schwob, op. cit., p.147.<br />

Page 276


Étant <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> pays, <strong>de</strong> toutes <strong>les</strong> couleurs, <strong>de</strong> toutes <strong>les</strong> langues, n’ayant pas<br />

même <strong>les</strong> gestes en commun, ils n’étaient liés que par une passion semblable <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

meurtres collectifs. Car ils avaient tant coulé <strong>de</strong> vaisseaux, rougi <strong>de</strong> bastingages à la<br />

tranche saignante <strong>de</strong> leurs haches, éventré <strong>de</strong> soutes avec <strong>les</strong> leviers <strong>de</strong> manœuvre,<br />

étranglé silencieusement d’hommes dans leurs hamacs, pris d’assaut <strong>les</strong> galions avec un<br />

vaste hurlement, qu’ils s’étaient unis dans l’action, ils étaient semblab<strong>les</strong> à une colonie<br />

d’animaux malfaisants <strong>et</strong> disparates, habitant une p<strong>et</strong>ite île flottante, habitués <strong>les</strong> uns aux<br />

autres, sans conscience, avec un instinct total guidé par <strong>les</strong> yeux d’un seul 1248 .<br />

Mais le fait qu’ils sont « <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> pays, <strong>de</strong> toutes <strong>les</strong> couleurs, <strong>de</strong> toutes <strong>les</strong> langues »<br />

<strong>et</strong> <strong>les</strong> appellations comme « Le Capitaine au pavillon noir » ou « <strong>les</strong> Compagnons <strong>de</strong> la<br />

Mer 1249 » donne au conte plutôt un aspect irréel.<br />

Dans ce cadre, l’histoire intérieure elle-même est proche Des Embaumeuses. Ils<br />

débarquent sur un pays <strong>de</strong> sable. Le Capitaine pense que c’est le Pays Doré :<br />

cité :<br />

désert :<br />

À l’extrémité <strong>de</strong> la plaine nous rencontrâmes un rempart <strong>de</strong> sable d’or<br />

étincelant 1250 .<br />

Le fait que leur cri est absorbé dans le silence est déjà fantastique. Et ils trouvent une<br />

Et <strong>de</strong> l’autre côté, nous eûmes une étrange surprise, car le rempart <strong>de</strong> sable était le<br />

contrefort <strong>de</strong>s murail<strong>les</strong> d’une cité, où <strong>de</strong> gigantesques escaliers <strong>de</strong>scendaient <strong>de</strong> la route<br />

<strong>de</strong> gar<strong>de</strong> 1251 .<br />

Le narrateur trouve comme dans Les Embaumeuses une ville mystérieuse au milieu du<br />

1248 Ibid., p.147-148.<br />

1249 Ibid., p.148.<br />

1250 Ibid., p.149.<br />

1251 Ibid., p.150.<br />

1252 Ibid.<br />

Pas un bruit vital ne s’élevait du cœur <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te ville immense. Nos pas sonnaient<br />

tandis que nous passions sur <strong>les</strong> dal<strong>les</strong> <strong>de</strong> marbre, <strong>et</strong> le son s’éteignait. La cité n’était pas<br />

morte, car <strong>les</strong> rues étaient pleines <strong>de</strong> chars, d’hommes <strong>et</strong> d’animaux : <strong>de</strong>s boulangers<br />

pâ<strong>les</strong>, portant <strong>de</strong>s pains ronds, <strong>de</strong>s bouchers soutenant au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> leurs têtes <strong>de</strong>s<br />

poitrines rouges <strong>de</strong> bœufs, <strong>de</strong>s briqu<strong>et</strong>iers courbés sur <strong>les</strong> chariots plats où <strong>les</strong> rangées <strong>de</strong><br />

briques scintillantes s’entre-croisaient, <strong>de</strong>s marchands <strong>de</strong> poissons avec leurs éventaires,<br />

<strong>de</strong>s crieuses <strong>de</strong> salaisons, haut r<strong>et</strong>roussées, avec <strong>de</strong>s chapeaux <strong>de</strong> paille piqués sur le<br />

somm<strong>et</strong> <strong>de</strong> la tête, <strong>de</strong>s porteurs esclaves agenouillés sous <strong>de</strong>s litières drapées d’étoffes à<br />

fleurs <strong>de</strong> métal, <strong>de</strong>s coureurs arrêtés, <strong>de</strong>s femmes voilées écartant encore du doigt le pli<br />

qui couvrait leurs yeux, <strong>de</strong>s chevaux cabrés, ou tirant, mornes, dans un attelage à chaînes<br />

lour<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s chiens le museau levé ou <strong>les</strong> <strong>de</strong>nts au mur. Or toutes ces figures étaient<br />

immobi<strong>les</strong>, comme dans la galerie d’un statuaire qui pétrit <strong>de</strong>s statues <strong>de</strong> cire ; leur<br />

mouvement était le geste intense <strong>de</strong> la vie, brusquement arrêtée ; ils se distinguaient<br />

seulement <strong>de</strong>s vivants par c<strong>et</strong>te immobilité <strong>et</strong> par leur couleur 1252 .<br />

Page 277


Jusqu’à « Or toutes ces figures étaient immobi<strong>les</strong> », la <strong><strong>de</strong>scription</strong> est canonique dans le<br />

sens où elle suit le schéma <strong>de</strong> Hamon. La ville est divisée en parties ; <strong>de</strong>s boulangers, <strong>de</strong>s<br />

briqu<strong>et</strong>iers, <strong>de</strong>s marchands <strong>de</strong> poissons <strong>et</strong>c. Et chaque composant est décrit ordinairement,<br />

mais aucun verbe conjugué n’est utilisé pour <strong>les</strong> composants. En revanche l’usage <strong>de</strong>s<br />

participes est constant : « portant », « soutenant », « agenouillés », « arrêtés », « écartant » ou<br />

« tirant ». Ce manque <strong>de</strong> mouvement aboutit à la constatation : « Or toutes ces figures étaient<br />

immobi<strong>les</strong>, comme dans la galerie d’un statuaire qui pétrit <strong>de</strong>s statues <strong>de</strong> cire ».<br />

Une autre anomalie consiste dans l’usage <strong>de</strong> couleurs :<br />

Car ceux qui avaient eu la face colorée étaient <strong>de</strong>venus complètement rouges, la<br />

chair injectée ; <strong>et</strong> ceux qui avaient été pâ<strong>les</strong> étaient <strong>de</strong>venus livi<strong>de</strong>s, le sang ayant fui vers<br />

le cœur ; <strong>et</strong> ceux dont le visage autrefois était sombre présentaient maintenant une figure<br />

fixe d’ébène ; <strong>et</strong> ceux qui avaient eu la peau hâlée au soleil, s’étaient jaunis brusquement,<br />

<strong>et</strong> leurs joues étaient couleur <strong>de</strong> citron ; en sorte que parmi ces hommes rouges, blancs,<br />

noirs <strong>et</strong> jaunes, <strong>les</strong> Compagnons <strong>de</strong> la Mer passaient comme <strong>de</strong>s êtres vivants <strong>et</strong> actifs au<br />

milieu d’une réunion <strong>de</strong> peup<strong>les</strong> morts 1253 .<br />

Nous observons ici le même procédé d’usage <strong>de</strong> couleur que ce que nous avons vu dans<br />

Les Embaumeuses avec la scène <strong>de</strong> la momification.<br />

Nous y trouvons une structure symétrique. Ces hommes sont présentés comme « rouges,<br />

blancs, noirs <strong>et</strong> jaunes », <strong>et</strong> <strong>les</strong> Compagnons <strong>de</strong> la Mer sont eux aussi décrits comme « nos<br />

camara<strong>de</strong>s noirs ou jaunes, blancs ou sanglants » 1254 . Et c<strong>et</strong>te correspondance mène le<br />

dénouement :<br />

Or, le silence qui s’emparait <strong>de</strong> nous rendit <strong>les</strong> Compagnons <strong>de</strong> la Mer délirants. Et<br />

parmi <strong>les</strong> peup<strong>les</strong> aux quatre couleurs qui nous regardaient fixement, immobi<strong>les</strong>, ils<br />

choisirent dans leur fuite effrayée chacun le souvenir <strong>de</strong> sa patrie lointaine ; ceux d’Asie<br />

étreignirent <strong>les</strong> hommes jaunes, <strong>et</strong> eurent leur couleur safranée <strong>de</strong> cire impure, <strong>et</strong> ceux<br />

d’Afrique saisirent <strong>les</strong> hommes noirs, <strong>et</strong> <strong>de</strong>vinrent sombres comme l’ébène, <strong>et</strong> ceux du<br />

pays situé par-<strong>de</strong>là l’Atlanti<strong>de</strong> embrassèrent <strong>les</strong> hommes rouges <strong>et</strong> furent <strong>de</strong>s statues<br />

d’acajou ; <strong>et</strong> ceux <strong>de</strong> la terre d’Europe j<strong>et</strong>èrent leurs bras autour <strong>de</strong>s hommes blancs <strong>et</strong><br />

leur visage <strong>de</strong>vint couleur <strong>de</strong> cire vierge 1255 .<br />

Le narratif <strong>de</strong> ce texte est soumis au <strong>de</strong>scriptif. Mais l’auteur l’encapsule dans en autre<br />

cadre narratif. Et, la voix du narrateur change à la fin :<br />

1253 Ibid., p.150-151.<br />

1254 Ibid., p.147.<br />

1255 Ibid., p.151-152.<br />

Mais moi, le Capitaine au pavillon noir, qui n’ai pas <strong>de</strong> patrie, ni <strong>de</strong> souvenirs qui<br />

puissent me faire souffrir le silence tandis que ma pensée veille, je m’élançai terrifié loin<br />

<strong>de</strong>s Compagnons <strong>de</strong> la Mer, hors <strong>de</strong> la cité dormante ; <strong>et</strong> malgré le sommeil <strong>et</strong> l’affreuse<br />

Page 278


lassitu<strong>de</strong> qui me gagne, je vais essayer <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver par <strong>les</strong> ondulations du sable doré,<br />

l’Océan vert qui s’agite éternellement <strong>et</strong> secoue son écume 1256 .<br />

Et Schwob renforce c<strong>et</strong>te encapsulation en y ajoutant une note :<br />

Ces pages ont été trouvées dans un livre oblong à couverture <strong>de</strong> bois ; la plupart<br />

<strong>de</strong>s feuill<strong>et</strong>s étaient blancs. Sur la lame supérieure étaient grossièrement gravés <strong>de</strong>ux<br />

fémurs surmontés d’un crâne <strong>et</strong> le livre émergeait du sable d’or d’un désert jusqu’alors<br />

inexploré 1257 .<br />

Il nous semble que Schwob a r<strong>et</strong>rouvé un équilibre entre le narratif <strong>et</strong> le <strong>de</strong>scriptif du<br />

texte en lui donnant un cadre narratif plus soli<strong>de</strong>.<br />

Le Pays bleu<br />

La localisation <strong>de</strong> ce conte est un peu délicate. C’est « une ville <strong>de</strong> province » ordinaire,<br />

contemporaine, mais le narrateur ne la r<strong>et</strong>rouve plus :<br />

Dans une ville <strong>de</strong> province que je ne saurais plus r<strong>et</strong>rouver, <strong>les</strong> rues montantes sont<br />

vieil<strong>les</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> maisons vêtues d’ardoises 1258 .<br />

Dans ce cadre, le narrateur entre dans un autre espace plus éloigné du réel :<br />

Là, un soir d’hiver, sous un porche noir, une p<strong>et</strong>ite main froi<strong>de</strong> se glissa dans la<br />

mienne, <strong>et</strong> une voix d’enfant murmura à mon oreille : « Viens! » Nous montâmes un<br />

escalier dont <strong>les</strong> marches vacillaient ; il était tordu en spirale <strong>et</strong> une cor<strong>de</strong> servait <strong>de</strong><br />

rampe, <strong>les</strong> fenêtres étaient jaunes <strong>de</strong> lune <strong>et</strong> une porte solitaire battait, agitée par le vent.<br />

La p<strong>et</strong>ite main froi<strong>de</strong> me serrait le poign<strong>et</strong> 1259 .<br />

En montant c<strong>et</strong> escalier, le narrateur traverse le seuil <strong>et</strong> entre dans une chambre qui est<br />

un autre mon<strong>de</strong>. Schwob utilise la personnification à travers la voix <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite fille, qui<br />

s’appelle Maïe, pour présenter c<strong>et</strong>te chambre :<br />

Puis, elle me mena autour <strong>de</strong> la chambre. — « Bonjour, ma belle glace, dit-elle ; tu<br />

es un peu cassée, mais ça ne fait rien. Voilà un ami très gentil que je te présente. —<br />

Bonjour, ma vilaine table, qui n’a que trois pattes ; tu es vilaine, mais je t’aime tout <strong>de</strong><br />

même. — Bonjour, ma cruche, qui n’a plus <strong>de</strong> gueule ; ça ne m’empêchera pas <strong>de</strong><br />

t’embrasser pour boire ton eau. — Bonjour, mon <strong>chez</strong>-moi, je te salue syndicalement :<br />

aujourd’hui j’ai <strong>de</strong> la société. 1260 »<br />

C<strong>et</strong>te personnification nous semble importante dans la mesure où elle est aussi la<br />

substantialisation <strong>de</strong> la personnalité <strong>de</strong> Maïe. En fait, c<strong>et</strong>te énumération <strong>de</strong>s composants <strong>de</strong> la<br />

1256 Ibid., p.152.<br />

1257 Ibid.<br />

1258 Schwob, op. cit., p.153.<br />

1259 Ibid., p.154.<br />

1260 Ibid.<br />

Page 279


chambre sera répétée à la fin pour marquer la disparition <strong>de</strong> Maïe. Dans ce mon<strong>de</strong>, Maïe est<br />

une princesse. Elle a <strong>les</strong> cheveux blonds comme toutes <strong>les</strong> autres princesses <strong>de</strong> contes <strong>de</strong><br />

fées :<br />

[…] ses cheveux fins couleur d’or tombaient sur ses épau<strong>les</strong> <strong>et</strong> ses yeux noirs<br />

brillaient <strong>de</strong> satisfaction 1261 .<br />

Elle porte une couronne <strong>de</strong> papier :<br />

À neuf ans, elle était princesse au fond d’une grange, <strong>les</strong> pieds nus dans la paille, <strong>et</strong><br />

une couronne <strong>de</strong> papier d’or sur la tête 1262 .<br />

« Les cheveux blonds », « la couronne » <strong>et</strong> « la glace », la tria<strong>de</strong> est complète :<br />

Une fois, entrebâillant la porte, je la vis <strong>de</strong>vant la glace brisée, ses cheveux d’or<br />

sur <strong>les</strong> seins à peine formés, une couronne <strong>de</strong> papier découpée avec <strong>de</strong>s ciseaux sur la<br />

tête 1263 .<br />

Elle vit avec Michel qui semble être un gnome :<br />

Je vis entrer un avorton blême, <strong>les</strong> mains <strong>et</strong> le nez noirs <strong>de</strong> charbon, sa culotte<br />

courte ouverte au vent : il me tira la langue <strong>et</strong> me fit une longue grimace avec sa<br />

bouche 1264 .<br />

Ce mon<strong>de</strong> est donc un mon<strong>de</strong> merveilleux à l’image du conte <strong>de</strong> fées, mais incompl<strong>et</strong>,<br />

parce que, perdue <strong>et</strong> loin <strong>de</strong>s siens, elle doit coudre pour gagner <strong>de</strong>s sous :<br />

Je couds, je couds, dit Maïe, J’aurai cinq sous. Pas, c’est bien payé 1265 ?<br />

Le mon<strong>de</strong> idéal, le Pays bleu qui est le titre du conte, est présenté dans un p<strong>et</strong>it récit,<br />

intradiégétique, raconté par Maïe :<br />

« Oh ! il y avait une belle pièce, dit-elle. Ça s’appelait, je crois, le Pays Bleu. On<br />

ne voyait pas qu’il était bleu, mais on se figurait, tu comprends. Les montagnes étaient<br />

bleues, <strong>les</strong> arbres bleus, l’herbe bleue <strong>et</strong> <strong>les</strong> bêtes bleues. Et je disais : « Prince, voici le<br />

palais du roi mon père ; il est d’acier fort <strong>et</strong> la porte <strong>de</strong> fer rouge, gardée par un dragon à<br />

triple gueule, Si vous voulez obtenir ma main... 1266 »<br />

Le fantastique du conte consiste à savoir si ce récit enchâssé est hétérodiégétique ou<br />

homodiégétique. Nous avons une allusion au dragon dans le récit enchâssant aussi :<br />

1261 Ibid.<br />

1262 Ibid., p.156.<br />

1263 Ibid., p.157.<br />

1264 Ibid., p.155.<br />

1265 Ibid., p.156.<br />

1266 Ibid.<br />

Page 280


« Michel est méchant, dit-elle : il ferait un beau dragon. 1267 »<br />

Voici le <strong>de</strong>rnier passage :<br />

Un soir, je trouvai la chambre vi<strong>de</strong>. Il n’y avait plus ni table, ni chaise, ni poêle, ni<br />

cruche. En regardant par la fenêtre, il me sembla que <strong>de</strong>s épau<strong>les</strong> contournées<br />

disparaissaient au fond <strong>de</strong> la cour. Et, à la lueur du rat <strong>de</strong> cave qui me servait pour monter<br />

l’escalier, je vis une pancarte épinglée au mur, avec ces mots écrits en grosses l<strong>et</strong>tres :<br />

BONSOIR, MON CHEZ-MOI. MAÏE ET MICHEL SONT PARTIS POUR LE<br />

PAYS BLEU 1268 .<br />

Il faudrait faire attention à l’expression « il me semble ». À cause <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te expression, la<br />

conclusion reste toujours ambiguë. Nous pouvons dire que ce conte est canoniquement<br />

fantastique.<br />

Les historiques<br />

Schwob a écrit <strong>de</strong>s contes historiques dans le sens où ils sont situés dans le passé.<br />

Pourtant nous nous <strong>de</strong>mandons s’il ne s’agit pas plutôt d’un autre procédé pour situer<br />

l’histoire dans un autre mon<strong>de</strong> que le nôtre, d’une sorte <strong>de</strong> dépaysement en quelque sorte. Par<br />

exemple, Le Roi au masque d’or peut être aussi considéré comme historique, parce que,<br />

comme l’indiquent <strong>de</strong> nombreux chercheurs, ce conte est basé sur un épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong><br />

Bouddha 1269 . Nous ne le faisons pas ici, parce que le texte n’en porte pas la marque.<br />

Leurs références spatio-temporel<strong>les</strong> sont plus ou moins précises. En tout cas, nous ne<br />

pourrions pas <strong>les</strong> considérer simplement comme <strong>de</strong>s œuvres historiques réalistes, bien qu’ils<br />

contiennent souvent <strong>de</strong>s <strong><strong>de</strong>scription</strong>s « positivement » précises.<br />

Les Striges<br />

C’est un conte avec un cadre historique. Schwob se fon<strong>de</strong> largement sur le Satiricon <strong>de</strong><br />

Pétrone 1270 . L’épigraphe « Vobis rem horribilem narrabo... mihi pili inhorruerunt 1271 » est<br />

citée du chapitre XLIII <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre latine. L’ordre <strong>de</strong> « Vobis … » <strong>et</strong> <strong>de</strong> « mihi … » est<br />

inversé. L’« anathymiase » qui monte au cerveau se trouve au chapitre XLIX <strong>et</strong> l’allusion à la<br />

strige au LXIII. Le cadre du récit se situe à l’époque romaine qui est dénotée par plusieurs<br />

1267 Ibid., p.157.<br />

1268 Ibid.<br />

1269 Gou<strong>de</strong>mare, op. cit., p.132, Viegne, art. cit., p.72-73.<br />

1270 Trembley, op. cit., p.35.<br />

1271 Schwob, Cœur double, op. cit., p.51.<br />

Page 281


indices 1272 . Le récit principal est enchâssé comme intradiégétique-homodiégétique introduit<br />

par un passage suivant :<br />

Notre hôte effila entre ses doigts <strong>les</strong> longs cheveux <strong>de</strong> son mignon, étendu près <strong>de</strong><br />

lui, se piqua gracieusement <strong>les</strong> <strong>de</strong>nts avec une spatule dorée ; il était ému par <strong>de</strong><br />

nombreuses coupes <strong>de</strong> vin cuit, qu’il buvait avi<strong>de</strong>ment, sans le mêler, <strong>et</strong> il commença<br />

ainsi avec quelque confusion 1273 :<br />

Il y a déjà le lieu <strong>de</strong> soupçon parce que l’hôte est « ému par <strong>de</strong> nombreuses coupes <strong>de</strong><br />

vin cuit » <strong>et</strong> l’histoire est « avec quelque confusion ». Le récit lui-même commence ainsi :<br />

Quand je servais mon maître, le banquier <strong>de</strong> la voie Sacrée, il eut le malheur <strong>de</strong><br />

perdre sa femme 1274 .<br />

Il s’agit <strong>de</strong>s striges qui sont apparues à la mort <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te femme. Et le récit se termine<br />

comme suite :<br />

« Les striges chanteuses avaient tout emporté pendant mon sommeil. L’homme ne<br />

peut pas résister au pouvoir <strong>de</strong>s sorcières. Nous sommes le jou<strong>et</strong> <strong>de</strong> la <strong>de</strong>stinée » 1275 .<br />

Le récit enchâssé est donc un conte merveilleux avec une morale. Le fantastique<br />

consiste dans l’ambiguïté <strong>de</strong> la relation entre le récit enchâssé <strong>et</strong> le récit enchâssant. Celui-ci<br />

est repris avec le passage suivant :<br />

Notre hôte se mit à sangloter, la tête sur la table, entre le squel<strong>et</strong>te d’argent <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

coupes vi<strong>de</strong>s 1276 .<br />

La possibilité <strong>de</strong> la contamination du récit enchâssant par le récit enchâssé est suggérée<br />

par la parole <strong>de</strong> l’hôte :<br />

[…] je ne suis qu’un misérable corps — <strong>et</strong> <strong>les</strong> striges pourront bientôt venir le<br />

trouer 1277 .<br />

La fin du récit enchâssant est laissé ouvert :<br />

Cependant <strong>les</strong> lampes s’éteignaient ; <strong>les</strong> convives s’agitaient lour<strong>de</strong>ment avec un<br />

murmure vague ; <strong>les</strong> pièces d’argenterie s’entrechoquaient, <strong>et</strong> l’huile d’une lampe<br />

renversée mouillait toute la table. Un baladin entra sur la pointe <strong>de</strong>s pieds, la figure<br />

plâtrée, le front rayé <strong>de</strong> lignes noires ; <strong>et</strong> nous nous enfuîmes par la porte ouverte, entre<br />

1272 À part c<strong>et</strong> citation du Satiricon, « du Falerne », ibid., p.52, « L’empereur Clau<strong>de</strong> », ibid., « as », ibid., p.55.<br />

1273 Ibid., p.51.<br />

1274 Ibid., p.53.<br />

1275 Ibid., p.55.<br />

1276 Ibid.<br />

1277 Ibid., p.56.<br />

Page 282


une double haie d’esclaves nouvellement ach<strong>et</strong>és, dont <strong>les</strong> pieds étaient encore blancs <strong>de</strong><br />

craie 1278 .<br />

Sur le plan narratif, ce texte nous semble conforme au norme todorovien du fantastique. Alors,<br />

examinons la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> ce qui est fantastique. La figure <strong>de</strong> la femme attaquée par <strong>les</strong><br />

striges est décrite ainsi :<br />

[…] je vis que son corps était couvert <strong>de</strong> meurtrissures noires, <strong>de</strong> tâches d’un bleu<br />

sombre, gran<strong>de</strong>s comme un as, — oui, comme un as, — <strong>et</strong> parsemées sur toute la peau.<br />

Alors je criai <strong>et</strong> je courus vers le lit ; la figure était un masque <strong>de</strong> cire sous lequel on vit la<br />

chair hi<strong>de</strong>usement rongée ; plus <strong>de</strong> nez, plus <strong>de</strong> lèvres, ni <strong>de</strong> joues, plus d’yeux : <strong>les</strong><br />

oiseaux <strong>de</strong> nuit <strong>les</strong> avaient enfilés à leur bec acéré, comme <strong>de</strong>s prunes. Et chaque tache<br />

bleue était un trou en entonnoir, où luisait au fond une plaque <strong>de</strong> sang caillé ; <strong>et</strong> il n’y<br />

avait plus ni cœur, ni poumons, ni aucun viscère ; car la poitrine <strong>et</strong> le ventre étaient farcis<br />

avec <strong>de</strong>s bouchons <strong>de</strong> paille 1279 .<br />

Nous y trouvons la récurrence du thème <strong>de</strong> masque. Mais la comparaison utilisée ici ne<br />

se développe pas <strong>et</strong> reste secondaire. Un développement est observable plutôt par rapport à la<br />

version <strong>de</strong> Pétrone qui est moins détaillée :<br />

puerum strigae involaverant <strong>et</strong> supposuerant stramenticium vavatonem 1280<br />

Les Trois Gabelous<br />

C’est un conte <strong>de</strong> l’imagination historique <strong>et</strong> maritime. Il fait contrepoint à Les Fauxsaulniers<br />

du Roi au masque d’or. Dans le temps, il est situé largement à l’époque <strong>de</strong> l’ancien<br />

régime <strong>et</strong> dans l’espace, en Br<strong>et</strong>agne :<br />

Port-Eau est une crique longue, découpée dans la côte br<strong>et</strong>onne, à mi-chemin <strong>de</strong>s<br />

Sablons <strong>et</strong> <strong>de</strong> Port-Min 1281 .<br />

Le canot vola sur <strong>les</strong> vagues moutonnantes. La crique <strong>de</strong> Port-Eau ne parut bientôt<br />

plus qu’une échancrure sombre ; <strong>de</strong>vant s’étendait la baie <strong>de</strong> Bourgneuf 1282 , peuplée <strong>de</strong><br />

lames à tête frisée 1283 .<br />

Par le travers <strong>de</strong> Noirmoutier, ils aperçurent le gros galion qui fuyait toujours sous<br />

le vent, une masse noire avec le fanal <strong>et</strong> le foc, comme une piqûre <strong>de</strong> sang 1284 .<br />

Quand il vint, l’ouragan <strong>les</strong> poussa au Sud, vers le golfe <strong>de</strong> Gascogne 1285 .<br />

1278<br />

Ibid.<br />

1279<br />

Ibid., p.55.<br />

1280<br />

« <strong>les</strong> striges avaient volé l’enfant <strong>et</strong> avait posé à sa place une poupée <strong>de</strong> paille », Pétrone, Satiricon, LXIII.<br />

1281<br />

Schwob, op. cit., p.66.<br />

1282<br />

La baie <strong>de</strong> Bourgneuf : Baie <strong>de</strong> l'O. <strong>de</strong> la France, au S. <strong>de</strong> la Loire.<br />

1283 Ibid., p.68.<br />

1284 Ibid., p.71.<br />

1285 Ibid., p.73.<br />

Page 283


C’est une histoire <strong>de</strong> trois gabelous, Pen-Bras, le Vieux <strong>et</strong> la Tourterelle. Ils<br />

s’aperçoivent d’un vaisseau. Ils le poursuivent dans un canot. C’est alors que s’ouvre un<br />

sabord par lequel on j<strong>et</strong>te une bouteille. Ils la récupèrent <strong>et</strong> boivent le liqui<strong>de</strong> qu’elle contient.<br />

Sous l’eff<strong>et</strong> du liqui<strong>de</strong>, chacun fait son rêve, <strong>et</strong> cependant, leur canot est emporté par un<br />

ouragan loin <strong>de</strong> la Br<strong>et</strong>agne où ils meurent tous <strong>les</strong> trois. Les facteurs merveilleux<br />

apparaissent avec leurs rêves. Nous pouvons <strong>les</strong> considérer comme <strong>de</strong>s séquences<br />

enchâssées :<br />

Pen-Bras voyait un pays doré, du côté <strong>de</strong> l’Amérique, où on licherait du vin grenat<br />

à pleins pots ; <strong>et</strong> une femme gentille donc, dans une maisonn<strong>et</strong>te blanche, parmi <strong>les</strong> fûts<br />

verdoyants d’une châtaigneraie ; <strong>et</strong> <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its en ribambelle grignotant <strong>de</strong>s oranges<br />

sucrées à manger en sala<strong>de</strong>, <strong>et</strong> le verger <strong>de</strong>s noix <strong>de</strong> coco avec du rhum. Et le mon<strong>de</strong><br />

vivrait en paix, sans soldats.<br />

Le Vieux rêvait d’une ville ron<strong>de</strong>, bien emmuraillée <strong>de</strong> remparts, où pousseraient<br />

par allées <strong>de</strong>s marronniers à feuil<strong>les</strong> dorées <strong>et</strong> en fleurs ; le soleil d’automne <strong>les</strong><br />

éclairerait toujours <strong>de</strong> ses rayons obliques ; il aurait son p<strong>et</strong>it <strong>chez</strong>-soi <strong>de</strong> percepteur, <strong>et</strong><br />

promènerait à la musique, sur <strong>les</strong> fortifications, la croix rouge que sa ménagère coudrait à<br />

sa redingote. L’or lui donnerait c<strong>et</strong>te belle r<strong>et</strong>raite après un long service sans avancement.<br />

La Tourterelle était transportée dans une île frangée par la mer bleue, où <strong>les</strong> bois <strong>de</strong><br />

cocotiers venaient baigner dans l’eau. Sur <strong>les</strong> plages sablonneuses croissaient <strong>de</strong>s prairies<br />

<strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s plantes, dont <strong>les</strong> feuil<strong>les</strong> avaient l’air <strong>de</strong> glaives verts ; leurs larges fleurs<br />

sanglantes étaient éternellement épanouies. Des femmes brunes passaient parmi ces<br />

herbages, le regardant <strong>de</strong> leurs yeux noirs, humi<strong>de</strong>s, <strong>et</strong> la Tourterelle, chantant ses<br />

chansons joyeuses dans l’air pur <strong>et</strong> bleuâtre <strong>de</strong> la mer, <strong>les</strong> embrassait toutes sur leurs<br />

lèvres rouges : il était <strong>de</strong>venu, dans c<strong>et</strong>te île, ach<strong>et</strong>ée avec son or, le Roi Tourterelle 1286 .<br />

Mais à l’intérieur <strong>de</strong> chaque séquence, rien <strong>de</strong> surnaturel n’arrive. C’est la discontinuité<br />

entre <strong>les</strong> séquences enchâssées <strong>et</strong> le récit enchâssant. Elle est déjà expliquée dans<br />

l’introduction <strong>de</strong> ces séquences :<br />

Alors Pen-Bras se mit à jurer, la Tourterelle à chanter, <strong>et</strong> le Vieux à marmotter tête<br />

basse. […] Et <strong>les</strong> douaniers perdus entrèrent dans un rêve merveilleux d’ivresse 1287 .<br />

Ces séquences sont présentées comme rêves. Ce qui est souligné dans la clôture aussi :<br />

Et puis, quand le jour gris se leva, parmi <strong>les</strong> traînées <strong>de</strong> nuages noirâtres, au bout<br />

<strong>de</strong> la mer, <strong>les</strong> trois douaniers se réveillèrent, la tête vi<strong>de</strong>, la bouche mauvaise, <strong>les</strong> yeux<br />

fiévreux 1288 .<br />

Dans ce sens-là, c’est un conte étrange où le mystère est expliqué en occurrence par le<br />

rêve causé sous l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’alcool. Mais il reste encore une ambiguïté. Il s’agit <strong>de</strong> la nature du<br />

liqui<strong>de</strong> :<br />

1286 Ibid., p.72-73.<br />

1287 Ibid., p.72.<br />

Page 284


La Tourterelle, plongeant la main dans une vague, happa le flacon par le col ;<br />

bouche bée, <strong>les</strong> trois gabelous admirèrent la couleur orangée du liqui<strong>de</strong> où flottaient<br />

encore <strong>de</strong>s ronds moirés d’or, — toujours d’or. Pen-Bras, cassant le goulot, lampa<br />

longuement :<br />

— C’est du vieux tafia, dit-il ; mais ça sent fort.<br />

Une o<strong>de</strong>ur nauséabon<strong>de</strong> s’échappait <strong>de</strong> la bouteille 1289 .<br />

Celui qui a lancé la bouteille est aussi mystérieux :<br />

À l’arrière du galion, un sabord s’ouvrit soudain ; une tête grimaçante à bouche<br />

é<strong>de</strong>ntée, casquée d’un arm<strong>et</strong> couleur d’or, s’inclina vers <strong>les</strong> trois gabelous ; une main<br />

décharnée brandit une bouteille noire <strong>et</strong> la j<strong>et</strong>a à l’eau 1290 .<br />

D’ailleurs, <strong>les</strong> gens <strong>de</strong> ce vaisseau sont décrits avec un ton mystérieux. Le mot<br />

« soufre » suggère quelque chose <strong>de</strong> diabolique :<br />

Quelques-uns, couverts <strong>de</strong> surcots <strong>de</strong> bure avec leurs cagou<strong>les</strong>, tenaient <strong>de</strong>s<br />

lanternes dont le refl<strong>et</strong> était pareil à la flamme du soufre 1291 .<br />

Ils sont comparés à <strong>de</strong>s squel<strong>et</strong>tes :<br />

Des figures osseuses, comme <strong>de</strong>s squel<strong>et</strong>tes, aux yeux caves, se penchaient le long<br />

<strong>de</strong>s bastingages, avec <strong>de</strong> longs bonn<strong>et</strong>s <strong>de</strong> laine 1292 .<br />

Pen-Bras fait une allusion aux loups-garous :<br />

Ça, c’est <strong>de</strong>s histoires <strong>de</strong> loups-garous, mon Vieux, dit Pen-Bras 1293 .<br />

Et <strong>les</strong> gabelous meurent ainsi :<br />

[…] <strong>et</strong> ils sombrèrent, <strong>les</strong> trois Br<strong>et</strong>ons, croyant entendre, dans <strong>les</strong> tintements <strong>de</strong><br />

leur sang, le glas du clocher <strong>de</strong> Sainte-Marie 1294 .<br />

Ce « croyant entendre » laisse la possibilité d’une lecture merveilleuse. Donc, au niveau<br />

narratif, ce conte est largement étrange, mais avec une possibilité <strong>de</strong> lecture fantastique.<br />

Au niveau <strong>de</strong>scriptif, nous r<strong>et</strong>iendrons d’abord l’usage du rouge-sang qui est lié à<br />

l’atmosphère mystérieuse du conte :<br />

1288 Ibid., p.73.<br />

1289 Ibid., p.71.<br />

1290 Ibid.<br />

1291 Ibid., p.67.<br />

1292 Ibid., p.69.<br />

1293 Ibid., p.70.<br />

1294 Ibid., p.73.<br />

Par la trouée du Port-Eau ils voyaient, à vingt encablures <strong>de</strong> la côte, un vaisseau <strong>de</strong><br />

forme surannée un fanal attaché au beaupré se balançait çà <strong>et</strong> là ; le foc rouge, éclairé par<br />

moments, scintillait comme une nappe <strong>de</strong> sang 1295 .<br />

Page 285


Ce « foc rouge » est constamment décrit :<br />

Le foc seul ballottait, trempant à chaque coup <strong>de</strong> tangage sa pointe sanguinolente<br />

dans la mer 1296 .<br />

Par le travers <strong>de</strong> Noirmoutier, ils aperçurent le gros galion qui fuyait toujours sous<br />

le vent, une masse noire avec le fanal <strong>et</strong> le foc, comme une piqûre <strong>de</strong> sang 1297 .<br />

Nous r<strong>et</strong>rouvons l’usage <strong>de</strong> la lumière rouge associée au sang, que nous avons vu, par<br />

exemple, dans Le Roi au masque d’or. Et un autre thème, « or », est aussi constant, parce que<br />

ce conte est presque entièrement scandé par ce mot avec 14 occurrences.<br />

La première occurrence concerne l’eau <strong>de</strong> vie que <strong>les</strong> contrebandiers trafiquent :<br />

Les contrebandiers y atterrissent, venant d’Angl<strong>et</strong>erre, souvent d’Espagne, parfois<br />

avec <strong>de</strong>s allum<strong>et</strong>tes, <strong>de</strong>s cartes <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’eau-<strong>de</strong>-vie où dansent <strong>de</strong>s paill<strong>et</strong>tes d’or 1298 .<br />

Or comme nous venons <strong>de</strong> le citer, le liqui<strong>de</strong> que <strong>les</strong> trois gabelous boivent est décrit<br />

ainsi :<br />

[…] <strong>les</strong> trois gabelous admirèrent la couleur orangée du liqui<strong>de</strong> où flottaient<br />

encore <strong>de</strong>s ronds moirés d’or, — toujours d’or 1299<br />

Schwob souligne avec « toujours d’or ». Les capes <strong>de</strong> ces gens sont « brodées d’or ou<br />

d’argent 1300 ». Ils trouvent une pièce d’or qui est aussi mystérieuse :<br />

Tout à coup il vit briller quelque chose dans la vase ; il fonça <strong>de</strong>ssus : c’était une<br />

pièce d’or, — <strong>et</strong> en l’approchant du hublot, <strong>les</strong> gabelous remarquèrent qu’elle n’était pas<br />

monnayée, mais frappée d’un signe bizarre 1301 .<br />

Depuis, ils répètent le mot « or » :<br />

1295 Ibid., p.67.<br />

1296 Ibid., p.69.<br />

1297 Ibid., p.71.<br />

1298 Ibid., p.66.<br />

1299 Ibid., p.71.<br />

1300 Ibid., p.67.<br />

1301 Ibid., p.68.<br />

1302 Ibid.<br />

1303 Ibid., p.70.<br />

Il y a <strong>de</strong> l’or là-<strong>de</strong>dans 1302 .<br />

— On ne donnerait pas la chasse ! cria la Tourterelle. Y a <strong>de</strong> l’or là-<strong>de</strong>dans.<br />

— Y a <strong>de</strong> l’or là-<strong>de</strong>dans, sûr, répéta Pen-Bras.<br />

— C’est peut-être vrai, tout <strong>de</strong> même, qu’il y a <strong>de</strong> l’or, — reprit le Vieux 1303 .<br />

Page 286


Leur rêve est doré aussi : « L’or lui donnerait c<strong>et</strong>te belle r<strong>et</strong>raite 1304 », « dans c<strong>et</strong>te île,<br />

ach<strong>et</strong>ée avec son or 1305 ».<br />

Enfin le conte se termine ainsi avec une chute :<br />

Et l’Atlantique monotone emporta dans ses flots gris leur rêve doré, le galion du<br />

capitaine Jean Florin, qui ne débarqua jamais le trésor du grand Montezuma, flibusté à<br />

Fernand Cortès, le Quint royal <strong>de</strong>stiné à Sa Majesté d’Espagne très catholique.<br />

Cependant, autour <strong>de</strong> la quille glissante <strong>de</strong> la yole renversée, vinrent planer en tournoyant<br />

<strong>les</strong> gran<strong>de</strong>s frégates, <strong>et</strong> <strong>les</strong> girando<strong>les</strong> <strong>de</strong> goélands la frôlèrent <strong>de</strong> leurs ai<strong>les</strong>, en criant :<br />

« Gab-Lou ! Gab-Lou ! » 1306 .<br />

Le Dom<br />

Nous aurions pu hésiter d’appeler ce conte historique pour la même raison que Le Roi<br />

au masque d’or. Mais, il a une référence textuelle. Ce conte clôture la première partie<br />

intitulée « Cœur double » du recueil. Et nous pourrons l’enchaîner au Roi au masque d’or qui<br />

ouvre le recueil qui porte le même titre. Comme Viegne l’indique 1307 , le motiv <strong>de</strong> ce conte<br />

ressemble à celui du Roi au masque d’or. Le cadre est aussi historique. Le titre du roi<br />

« Vikrâmeditja » 1308 suggère que l’histoire se passe en In<strong>de</strong> dans la pério<strong>de</strong> Gupta. La<br />

comparaison <strong>de</strong> Viegne résume bien l’histoire :<br />

Dans ce conte indien, un Maharajah, qui croyait pratiquer une justice parfaite,<br />

comprend grâce à son bouffon que sa piété est vaine <strong>et</strong> stérile, car il vit dans l’opulence.<br />

Il renonce donc à tout, femme, fils, pouvoir, richesse, <strong>et</strong> s’en va comme mendiant, “ à la<br />

lueur <strong>de</strong> ses trésors qui brûlaient ” 1309 . Après <strong>de</strong>s années d’ascèse à faire pâlir <strong>les</strong> Pères du<br />

désert, il atteint l’humilité <strong>et</strong> la charité parfaites : c’est l’équivalent <strong>de</strong> la “ déposition <strong>de</strong>s<br />

masques ” 1310 .<br />

Nous soutenons c<strong>et</strong>te opinion en ce qui concerne le narratif, mais nous nous intéressons<br />

aussi à la <strong><strong>de</strong>scription</strong>. Voici la <strong><strong>de</strong>scription</strong> du départ du Maharajah :<br />

Puis, quand <strong>les</strong> princes, sa femme, son enfant, ses serviteurs furent partis il rasa sa<br />

tête, se dépouilla <strong>de</strong> ses vêtements, enveloppa son corps d’une pièce <strong>de</strong> grosse toile, <strong>et</strong><br />

mit le feu à son palais avec une torche. L’incendie s’éleva tout rouge, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s<br />

1304 Ibid., p.72.<br />

1305 Ibid., p.73.<br />

1306 Ibid.<br />

1307 Viegne, art. cit., p.80.<br />

1308 Vikramaditya, « Vikramaditya, «Soleil d’héroïsme», ainsi qu’avec la ville d’Ujjayini. Ce roi pourrait être Candragupta II<br />

(375-413 apr. J.-C.) qui portait ce titre <strong>et</strong> avait Ujjayini pour capitale. », Filliozat, Pierre-Sylvain, « KALIDASA », CD<br />

Encyclopædia Universalis.<br />

1309 Schwob, Cœur double ; op. cit., p.163.<br />

1310 Viegne, art. cit., p.80.<br />

Page 287


arbres <strong>de</strong> la rési<strong>de</strong>nce royale ; on entendait craquer <strong>les</strong> meub<strong>les</strong> incrustés <strong>et</strong> <strong>les</strong> chambres<br />

d’ivoire ; <strong>les</strong> tentures <strong>de</strong> métal tissé pendaient, noires <strong>et</strong> consumées 1311 .<br />

Nous trouvons la même combinaison <strong>de</strong> la flamme <strong>et</strong> du métal que dans le passage que<br />

nous avons déjà cité ci-<strong>de</strong>ssus :<br />

« La flamme rose <strong>et</strong> pourpre qui rayonnait par le crible d’airain du braisier faisait<br />

briller <strong>les</strong> masques <strong>de</strong>s visages » 1312 .<br />

Enfin, Schwob y opère une transformation métaphorique, ce qu’il ne fait pas souvent :<br />

Puis il entra dans un fourré pour se m<strong>et</strong>tre en prière. Et Dieu le rendit immobile ; le<br />

vent le couvrit <strong>de</strong> terre, l’herbe poussa sur son corps ; ses yeux coulèrent <strong>de</strong> leurs orbites,<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s plantes sauvages germèrent dans son crâne. Les tendons <strong>de</strong> ses bras décharnés<br />

élevés vers le ciel étaient comme <strong>de</strong>s lianes sèches enlacées aux branches mortes. Ainsi<br />

le roi parvint au repos éternel 1313 .<br />

La Peste<br />

Dans La Peste, <strong>les</strong> références spatio-temporel<strong>les</strong> sont très précises :<br />

Moi, Bonacorso <strong>de</strong> Neri <strong>de</strong> Pitti, fils <strong>de</strong> Bonacorso, gonfalonier <strong>de</strong> justice <strong>de</strong> la<br />

commune <strong>de</strong> Florence, dont l’écu fut couvert en l’an quatorze cent un, par ordre du roi<br />

Rupert, dans la cité <strong>de</strong> Trente, du Lion d’or rampant, je veux raconter pour mes<br />

<strong>de</strong>scendants anoblis ce qui m’arriva quand je commençai a courir le mon<strong>de</strong> pour chercher<br />

l’aventure 1314 .<br />

C<strong>et</strong>te précision est constante durant tout le conte :<br />

L’an MCCCLXXIV, étant jeune homme sans argent, je m’enfuis <strong>de</strong> Florence sur<br />

<strong>les</strong> gran<strong>de</strong>s routes, avec Matteo pour compagnon 1315 .<br />

Surtout, <strong>les</strong> toponymes sont utilisés très fréquemment en indiquant le déroulement <strong>de</strong><br />

l’histoire sur le plan géographique tout à fait comme un récit <strong>de</strong> voyage. En s’enfuyant <strong>de</strong><br />

Florence, le narrateur va à Gênes <strong>et</strong> à Pavie 1316 , puis, en Prusse, cours <strong>de</strong> Padoue à Vérone,<br />

revient à Padoue, voyage à Venise, entre en Sclavonie, <strong>et</strong> en passant par <strong>les</strong> confins <strong>de</strong>s<br />

1311<br />

Schwob, op. cit., p.163.<br />

1312<br />

Schwob, Le Roi au masque d’or, op. cit., p.45.<br />

1313<br />

Ibid., p.165-166.<br />

1314<br />

Schwob, Le roi au masque d’or, op. cit., p.78, nous soulignons.<br />

1315 Ibid.<br />

1316 Ibid., p.79.<br />

Page 288


Croates, va jusqu’à Buda 1317 . Il se dirige vers Florence 1318 , va à Bologne 1319 , en fin <strong>de</strong> compte,<br />

arrive près d’Avignon 1320 où se déroule la scène finale.<br />

Donc, sur ce niveau narratif, ce texte est assez réaliste <strong>et</strong> pourrait être classé comme<br />

« étrange » selon Todorov. Ici, ce qui est mis en jeu est, encore une fois, la structure du<br />

paraître <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’être. Il s’agit <strong>de</strong> feindre d’être contaminé par la peste. À Buda où il est tombé<br />

mala<strong>de</strong> <strong>de</strong> fièvre, il a été mis dans un sac <strong>de</strong> paille par <strong>les</strong> soldats qui se moquent <strong>de</strong> lui. Pour<br />

se sauver, il déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> terrifier ces gens :<br />

Je résolus <strong>de</strong> terrifier <strong>les</strong> gens d’armes vénitiens <strong>et</strong> tu<strong>de</strong>sques; <strong>et</strong> comme je me<br />

trouvais au milieu du réduit où l’hôtelier enfermait ses provisions <strong>et</strong> <strong>les</strong> fruits <strong>de</strong> conserve,<br />

j’eus rapi<strong>de</strong>ment éventré une poche pleine <strong>de</strong> farine <strong>de</strong> maïs. Je me frottai la figure <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te poussière ; <strong>et</strong>, lorsqu’elle eut pris une teinte qui n’était ni jaune, ni blanche, je me fis<br />

<strong>de</strong> ma lame une éraflure au bras, d’où je tirai assez <strong>de</strong> sang pour tacher irrégulièrement<br />

l’enduit. Puis je rentrai dans le sac, <strong>et</strong> j’attendis <strong>les</strong> bandits ivrognes. Ils vinrent en riant<br />

<strong>et</strong> en chancelant : à peine eurent-ils vu ma tête blanche <strong>et</strong> saignante qu’ils s’entrechoquèrent<br />

en criant : « La peste ! la peste ! » 1321<br />

Les traits utilisés dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la peste au début du conte sont largement<br />

repris :<br />

La maladie était soudaine, <strong>et</strong> attaquait dans la rue. Les yeux <strong>de</strong>venaient brûlants <strong>et</strong><br />

rouges, la gorge rauque ; le ventre enflait. Puis la bouche <strong>et</strong> la langue se couvraient <strong>de</strong><br />

p<strong>et</strong>ites poches pleines d’eau irritante. On était possédé par la soif. Une toux sèche<br />

secouait <strong>les</strong> mala<strong>de</strong>s pendant plusieurs heures. Ensuite <strong>les</strong> membres se raidissaient aux<br />

articulations, la peau se parsemait <strong>de</strong> taches rouges, gonflées ; qu’aucuns nomment<br />

bubons. Et finalement <strong>les</strong> morts avaient la figure distendue <strong>et</strong> blanchâtre, avec <strong>de</strong>s<br />

meurtrissures saignantes <strong>et</strong> la bouche ouverte comme un corn<strong>et</strong> 1322 .<br />

La présence <strong>de</strong> la fièvre du narrateur rend la situation ambiguë :<br />

Peut-être que la fièvre m’enflammait encore la cervelle ; mais le souvenir <strong>de</strong> la<br />

peste que nous avions laissée à Florence <strong>et</strong> qui <strong>de</strong>puis s’était répandue en Sclavonie, se<br />

mélangea dans mon esprit à une sorte d’idée que je m’étais faite du visage <strong>de</strong> Sylla, le<br />

dictateur <strong>de</strong>s Latins dont parle le grand Cicéron. Il ressemblait, disaient <strong>les</strong> Athéniens, à<br />

une mûre saupoudrée <strong>de</strong> farine 1323 .<br />

On peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il n’est pas réellement contaminé par la peste.<br />

Le <strong>de</strong>uxième épiso<strong>de</strong> répète <strong>les</strong> mêmes éléments, mais dans une version comique. C<strong>et</strong>te<br />

fois-ci ; c’est Matteo <strong>de</strong>venu ivre qui plaisante :<br />

1317 L’histoire est comprise dans la même page jusqu’ici.<br />

1318 Ibid., p.81.<br />

1319 Ibid.<br />

1320 Ibid., p.82.<br />

1321 Ibid., p.80.<br />

1322 Ibid., p.78-79.<br />

Page 289


Matteo, à qui j’avais conté mon aventure, feignant d’aller au r<strong>et</strong>rait, <strong>de</strong>scendit dans<br />

<strong>les</strong> cuisines, <strong>et</strong> revint accoutré en pestiféré. Les fil<strong>les</strong> <strong>de</strong>s étuves s’enfuirent <strong>de</strong> tous côtés,<br />

poussant <strong>de</strong>s cris aigus, puis el<strong>les</strong> se rassurèrent, <strong>et</strong> vinrent toucher, encore peureuses, la<br />

figure <strong>de</strong> Matteo 1324 .<br />

Il y a une allusion à la fièvre aussi :<br />

Monna Giovanna ne voulut pas r<strong>et</strong>ourner avec lui, <strong>et</strong> resta tremblante dans un coin,<br />

disant qu’il sentait la fièvre. 1325<br />

La troisième version est encore une fois sérieuse. Ils sont j<strong>et</strong>és dans la prison par <strong>les</strong><br />

sergents du Maréchal du Pape :<br />

Je me souvins alors <strong>de</strong> notre stratagème ; <strong>et</strong> il nous vint l’idée que la justice papale,<br />

par terreur <strong>de</strong> la maladie, nous ferait j<strong>et</strong>er <strong>de</strong>hors. J’atteignis avec peine ma polenta, <strong>et</strong> il<br />

fut convenu que Matteo s’en barbouillerait la figure <strong>et</strong> se tacherait <strong>de</strong> sang, tandis que je<br />

crierais pour attirer <strong>les</strong> sbires. Matteo disposa son masque, <strong>et</strong> commença <strong>de</strong>s hurlements<br />

rauques, comme s’il avait la gorge prise 1326 .<br />

C<strong>et</strong>te fois-ci, le paraître <strong>et</strong> l’être se coïnci<strong>de</strong>nt malgré le narrateur :<br />

Et alors la sueur froi<strong>de</strong> coula sur mes membres ; car, sous son masque poudreux,<br />

sous <strong>les</strong> taches <strong>de</strong> sang <strong>de</strong>sséché, je vis qu’il était livi<strong>de</strong> <strong>et</strong> je reconnus <strong>les</strong> croûtes<br />

blanches <strong>et</strong> le suintement rouge <strong>de</strong> la peste <strong>de</strong> Florence 1327 .<br />

Ce conte reprend <strong>les</strong> thèmes du masque 1328 <strong>et</strong> <strong>de</strong> la maladie que nous avons déjà vus<br />

dans Le Roi au masque d’or avec le jeu du paraître <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’être <strong>et</strong> <strong>les</strong> restructure autour <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te image du visage ensanglanté.<br />

Les Faulx-Visaiges<br />

C<strong>et</strong>te histoire aussi contient <strong>de</strong>s précisions spatio-temporel<strong>les</strong>. C<strong>et</strong>te fois-ci, la<br />

localisation est assez vague, mais la date est très précise :<br />

Les trêves conclues à Tours par Char<strong>les</strong> VII, roi <strong>de</strong> France, avec Henri VI, roi<br />

d’Angl<strong>et</strong>erre, avaient rompu <strong>les</strong> armées. Les gens <strong>de</strong> guerre étaient sur <strong>les</strong> champs,<br />

n’ayant ni sol<strong>de</strong> ni vivres <strong>de</strong> pillage militaire. Les Écorcheurs, Armagnacs, Gascons,<br />

Lombards, Écossais, revenaient par ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la terrible bataille <strong>de</strong> Saint-Jacques, <strong>et</strong> ils<br />

avaient rôti <strong>les</strong> jambes <strong>de</strong>s paysans tout le long <strong>de</strong> leur route. On touchait au mois <strong>de</strong><br />

novembre 1444. La campagne était neigeuse <strong>et</strong> <strong>les</strong> arbres noirs 1329 .<br />

1323 Ibid., p.80.<br />

1324 Ibid., p.81.<br />

1325 Ibid., p.81-82.<br />

1326 Ibid., p.82-83.<br />

1327 Ibid., p.82.<br />

1328 Berg y voit un jeu <strong>de</strong> miroir, « Parfois, comme dans « La Peste », le dispositif peut apparaître comme un jeu <strong>de</strong> miroir<br />

autour d'un axe central servant <strong>de</strong> plan <strong>de</strong> symétrie », Berg, art. cit., p.109.<br />

1329 Ibid., p.84.<br />

Page 290


La trêve conclue à Tours en 1444 <strong>et</strong> la bataille <strong>de</strong> Saint-Jacques-sur-la-Birse avec <strong>les</strong><br />

écorcheurs font un <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s <strong>les</strong> plus connus <strong>de</strong> la Guerre <strong>de</strong> Cent ans. C<strong>et</strong>te précision<br />

temporelle rapproche ce texte d’un conte historique plutôt que d’un conte gothique. L’usage<br />

<strong>de</strong>s mots techniques concernant la guerre renforce c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> : gens <strong>de</strong> guerre, ban<strong>de</strong>s,<br />

campagne, pourpoints, jaques, roul<strong>et</strong>s, corn<strong>et</strong>tes, aiguill<strong>et</strong>tes, vouge, guisarme, langues-<strong>de</strong>-<br />

bœuf, verges <strong>et</strong>c.<br />

Nous pouvons y trouver une sorte d’enchère <strong>de</strong> cruauté. Ces gens <strong>de</strong> guerre sont en<br />

général cruels. Cela commence par une simple brutalité :<br />

Les hôtelleries étaient désolées. Car ils <strong>de</strong>scendaient après la servante qui tirait le<br />

vin, <strong>et</strong> lui trempaient la tête dans la pipe, volaient <strong>les</strong> chaperons rouges traînant sur <strong>les</strong><br />

tab<strong>les</strong> parmi <strong>les</strong> pots, emportaient <strong>les</strong> écuel<strong>les</strong> d’étain, <strong>et</strong>, fracassant <strong>les</strong> coffres <strong>de</strong>s<br />

femmes, prenaient leurs chapel<strong>et</strong>s argentés <strong>et</strong> leurs verges d’or. 1330<br />

La <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>vient n<strong>et</strong>tement plus cruelle :<br />

Ils menaient un ou <strong>de</strong>ux pauvres enfants dont ils avaient scié <strong>les</strong> jambes près <strong>de</strong>s<br />

pieds <strong>et</strong> arraché <strong>les</strong> yeux, qu’ils montraient pour apitoyer <strong>les</strong> passants tandis qu’ils<br />

jouaient <strong>de</strong> la vielle 1331 .<br />

Il y a <strong>de</strong>s plus cruels :<br />

Ces gens se répandirent autour <strong>de</strong> Creully où Mathew Gough, Anglais, était<br />

seigneur, <strong>et</strong> ravagèrent la contrée <strong>de</strong> façon horrible. Car <strong>les</strong> Faulx-Visaiges tuaient<br />

cruellement, éventrant <strong>les</strong> femmes, piquant <strong>les</strong> enfants aux fourches, cuisant <strong>les</strong> hommes<br />

à <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s broches pour leur faire confesser <strong>les</strong> cach<strong>et</strong>tes d’argent, peignant <strong>les</strong><br />

cadavres <strong>de</strong> sang pour appâtir <strong>les</strong> métairies <strong>et</strong> <strong>les</strong> réduire par la peur. Ils avaient avec eux<br />

<strong>de</strong>s fill<strong>et</strong>tes prises le long <strong>de</strong>s cim<strong>et</strong>ières, qu’on entendait hurler dans la nuit 1332 .<br />

Ils sont d’ailleurs présentés comme « distingués » par leur « habitu<strong>de</strong> terrifiante » :<br />

Mais ces hommes <strong>de</strong> nuit se distinguaient <strong>de</strong>s autres par une habitu<strong>de</strong> terrifiante <strong>et</strong><br />

inconnue : ils avaient leurs visages couverts <strong>de</strong> faux-visages 1333 .<br />

C<strong>et</strong>te enchère pourrait être considérée comme une sorte <strong>de</strong> symétrie 1334 . Ce qui nous<br />

semble intéressant est que la peur ici soit focalisée à ces faux-visages. Continuons avec la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> ceux-ci :<br />

1330 Ibid., p.84-85.<br />

1331 Ibid., p.85.<br />

1332 Ibid., p.86-87.<br />

1333 Ibid., p.86.<br />

1334 « La répétition peut aussi se manifester à travers une sorte d’escala<strong>de</strong>, <strong>de</strong> prolifération ou <strong>de</strong> renforcement du même<br />

thème, comme dans “ Les Faulx-Visaiges ”, ou dans un parallélisme énigmatique, comme dans “ Les Milésiennes ” ou<br />

“ La Gran<strong>de</strong>-Brière ”, où l'eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> symétrie s'accompagne d'eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> spécularité. », Berg, art. cit., p.109.<br />

Page 291


Or ces faux-visages étaient noirs, camus, à lèvres rouges, ou portant <strong>de</strong> longs becs<br />

arqués, ou hérissés <strong>de</strong> moustaches sinistres, ou laissant pendre sur le coll<strong>et</strong> <strong>de</strong>s barbes<br />

bariolées, ou traversant la figure d’une seule ban<strong>de</strong> sombre entre la bouche <strong>et</strong> <strong>les</strong> sourcils,<br />

ou semblant une large manche <strong>de</strong> jaque nouée par en haut, avec <strong>de</strong>s trous par où on<br />

voyait <strong>les</strong> yeux <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>de</strong>nts 1335 .<br />

Rar<strong>et</strong>é <strong>de</strong> ces masques est encore soulignée <strong>et</strong> accompagnée d’un caractère noble :<br />

Le peuple donna aussitôt à ces hommes le nom <strong>de</strong> « Faulx-Visaiges » ; on n’avait<br />

jamais rien vu <strong>de</strong> semblable dans le plat pays ; seuls quelques nob<strong>les</strong>, la mo<strong>de</strong> étant<br />

venue d’Italie, m<strong>et</strong>taient dans <strong>les</strong> cérémonies <strong>de</strong>s faulx-visaiges en métaux riches 1336 .<br />

L’appellation <strong>de</strong>s masques <strong>de</strong>vient ici celle <strong>de</strong>s personnages principaux qui est reprise<br />

pour le titre du conte. Nous pouvons y observer le thème <strong>de</strong> masque. Poursuivons l’enchère<br />

<strong>de</strong> cruauté. Mathew Gough organise <strong>de</strong>s patrouil<strong>les</strong> <strong>et</strong> arrête <strong>les</strong> « Faulx-Visaiges » :<br />

Mathew Gough <strong>les</strong> fit pendre aux arbres <strong>de</strong>s routes, avec leurs faux-visages <strong>et</strong><br />

leurs vêtements riches. Le peuple vint <strong>les</strong> voir, se balançant sous le vent, comme <strong>de</strong>s<br />

oiseaux étrangement colorés. Les bêtes <strong>de</strong> proie se perchaient sur leur nuque <strong>et</strong> leur<br />

déchiraient la chair sous leur masque. Ainsi beaucoup <strong>de</strong> chemins en Normandie étaient<br />

bordés, à mi-hauteur <strong>de</strong>s arbres, par ces faces varicolores <strong>et</strong> terrifiantes <strong>de</strong> cuir, d’étoffe,<br />

<strong>de</strong> bois ou <strong>de</strong> fer, qui s’entre-choquaient à la bise 1337 .<br />

Nous trouvons toujours ces masques liés à la peur ; « ces faces varicolores <strong>et</strong><br />

terrifiantes ». L’enchère <strong>de</strong> cruauté se pratique dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux côtés du camp. Un <strong>de</strong>s « Faulx-<br />

Visaiges », Alain Blanc-Bâton est captivé <strong>et</strong> subit une série <strong>de</strong> tortures qui sont plus cruel<strong>les</strong><br />

que leurs actes :<br />

Gough :<br />

On l’attacha sur un banc à <strong>de</strong>ux bâtons placés en croix <strong>de</strong> Saint-André ; <strong>et</strong> à chacun<br />

<strong>de</strong> ses membres <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux tourmenteurs mirent un pivot tournant qu’ils virèrent <strong>et</strong><br />

tordirent. On entendait craquer <strong>les</strong> os <strong>de</strong>s poign<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong>s chevil<strong>les</strong>. L’homme ne fit que<br />

gémir 1338 .<br />

La torture continue :<br />

L’un <strong>de</strong>s tourmenteurs alla chercher <strong>de</strong> la braise dans une écuelle <strong>de</strong> terre cuite, <strong>et</strong>,<br />

à cheval sur l’homme, lui souffla <strong>les</strong> étincel<strong>les</strong> sur la peau, par <strong>les</strong> naril<strong>les</strong> du faux-visage.<br />

Le patient s’agita, <strong>et</strong> se débattit, puis resta immobile 1339 .<br />

Dans c<strong>et</strong>te enchère <strong>de</strong> cruauté, le plus cruel l’emporte sur l’autre. C’est Mathew<br />

1335<br />

Schwob, op. cit., p.86.<br />

1336<br />

Ibid.<br />

1337<br />

Ibid., p.87.<br />

1338<br />

Ibid., p.88.<br />

1339<br />

Ibid.<br />

Page 292


Mathew Gough lui fit m<strong>et</strong>tre incontinent la cor<strong>de</strong> au cou <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux tourmenteurs<br />

le halèrent <strong>et</strong> le tirèrent par un anneau encastré dans <strong>les</strong> dal<strong>les</strong> du plafond. Au feu <strong>de</strong> la<br />

cuisine, il j<strong>et</strong>a son ombre agitée sur <strong>les</strong> murs 1340 .<br />

Juste avant l’exécution, en face à face avec Alain Blanc-Bâton, Mathew Gough portait<br />

lui aussi un faux-visage :<br />

Alors Mathew Gough, la face couverte <strong>de</strong> son faux-visage d’or qui étincelait à la<br />

flamme, se pencha vers le faux-visage noir <strong>et</strong> parla bas. Il parla anglais, <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

tourmenteurs ne comprirent pas. Ils virent trembler <strong>les</strong> bras <strong>et</strong> <strong>les</strong> jambes du prisonnier.<br />

Mais il ne répondit rien, <strong>et</strong> resta silencieux sous son faux-visage sombre 1341 .<br />

Avec le thème <strong>de</strong> masque, nous r<strong>et</strong>rouvons ici celui <strong>de</strong> feu <strong>et</strong> <strong>de</strong> métal que nous avons<br />

vus dans Le Roi au masque d’or 1342 .<br />

Examinons un peu la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> ces faux-visages. Ils sont d’abord présentés comme<br />

« à lèvres rouges, ou portant <strong>de</strong> longs becs arqués, ou hérissés <strong>de</strong> moustaches sinistres ». Il<br />

nous semble que l’animalité est visible <strong>et</strong> en même temps l’expression « portant <strong>de</strong> longs becs<br />

arqués » attire notre attention, parce qu’elle s’enchaîne à une autre <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> masques<br />

avec la comparaison <strong>de</strong>s masques aux oiseaux. Les « Faux-Visaiges » pendus « se balan[cent]<br />

sous le vent, comme <strong>de</strong>s oiseaux étrangement colorés ». C<strong>et</strong>te comparaison nous semble<br />

importante parce qu’autrement, ce texte serait très pauvre en comparaisons <strong>et</strong> c’est la seule<br />

occurrence du mot « comme » dans tout le conte. La richesse <strong>de</strong> couleurs, « <strong>de</strong>s barbes<br />

bariolées », sera aussi reprise dans « ces faces varicolores <strong>et</strong> terrifiantes ». L’animalité (« [l]es<br />

bêtes <strong>de</strong> proie ») <strong>et</strong> la peur (« terrifiantes ») sont aussi constantes. Et à la fin <strong>de</strong> ce passage, ils<br />

sont littéralement réduits aux masques (« Mais il ne répondit rien, <strong>et</strong> resta silencieux sous son<br />

faux-visage sombre ») :<br />

Ainsi beaucoup <strong>de</strong> chemins en Normandie étaient bordés, à mi-hauteur <strong>de</strong>s arbres,<br />

par ces faces varicolores <strong>et</strong> terrifiantes <strong>de</strong> cuir, d’étoffe, <strong>de</strong> bois ou <strong>de</strong> fer, qui s’entrechoquaient<br />

à la bise 1343 .<br />

Les Eunuques<br />

Les Eunuques est aussi un conte ayant une forte relation à l’histoire. Mais il n’est pas<br />

clairement situé dans le temps. Les allusions toponymiques ou celle aux mœurs 1344 <strong>et</strong> le fait<br />

1340 Ibid., p.88-89.<br />

1341 Ibid., p.88.<br />

1342 Supra, p.265.<br />

1343 Schwob, Le Roi au masque d'or / Vies imaginaires / La croisa<strong>de</strong> <strong>de</strong>s enfants, 1979, p.87.<br />

1344 « Et ils allaient nécessairement par le Tuscus Vicus », Schwob, Le Roi au masque d’or, op. cit., p.93.<br />

Page 293


que <strong>les</strong> personnages parlent le latin 1345 suggère que l’histoire se passe à l’époque romaine. En<br />

revanche, la localisation est précise :<br />

Ils avaient pris <strong>les</strong> p<strong>et</strong>its dans <strong>les</strong> hauteurs, près d’Osca 1346 . Le long <strong>de</strong> la Cinca 1347 ,<br />

<strong>les</strong> soldats étaient <strong>de</strong>scendus <strong>et</strong> avaient traversé la plaine <strong>de</strong> Sourdao pour <strong>les</strong> mener à<br />

Ilerda. 1348 Et d’Ilerda à Tarraco, à travers <strong>les</strong> montagnes noires <strong>de</strong> Iakk<strong>et</strong>a <strong>et</strong> d’Ilercao. À<br />

Tarraco 1349 , <strong>de</strong>s marchands leur avaient fait boire une infusion <strong>de</strong> graines <strong>de</strong> pavot, pour<br />

<strong>les</strong> mutiler sans douleur. On <strong>les</strong> avait embarqués comme du bétail <strong>et</strong> vendus aux esca<strong>les</strong>,<br />

à Populonia 1350 , à Cosa 1351 , ou à Alsium. 1352 D’autres étaient venus à Rome, par Ostia 1353 .<br />

Ces allusions toponymiques est un procédé <strong>de</strong> dépaysement <strong>et</strong> donne un eff<strong>et</strong> proche <strong>de</strong><br />

ce que Todorov nomme « le merveilleux exotique 1354 » comme dans Les Embaumeuse.<br />

D’autre part, nous pouvons y 1355 trouver une structure répétitive qui est une variation <strong>de</strong><br />

la symétrie, mais c<strong>et</strong>te structure se trouve en forme d’énumération dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s<br />

eunuques :<br />

Ils chantaient dans l’atrium, au premier service, <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> l’Ilia<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l’Odyssée <strong>et</strong> au <strong>de</strong>ssert <strong>de</strong>s vers du livre d’Élephantis. Ils regardaient douloureusement<br />

<strong>de</strong>s tableaux où on voyait Atalante avec Méléagre. Quelques convives <strong>les</strong> baisaient au<br />

passage, <strong>et</strong> ils en souffraient. Malgré leurs laticlaves à franges, leurs anneaux d’or à<br />

étoi<strong>les</strong> <strong>de</strong> fer, leurs bracel<strong>et</strong>s d’ivoire serti <strong>de</strong> métal, ils voyaient avec envie <strong>de</strong>s Libyens<br />

lippus, nus <strong>et</strong> noirs. Ils jouaient nonchalamment sur <strong>de</strong>s tabl<strong>et</strong>tes en bois <strong>de</strong> térébinthe<br />

avec <strong>de</strong>s calculs <strong>de</strong> cristal peint. Ils mangeaient à peine <strong>de</strong>s becs-figues gras entourés <strong>de</strong><br />

jaune d’œuf poivré. Rien ne pouvait <strong>les</strong> distraire d’une tristesse peu vigoureuse, ni <strong>les</strong><br />

caprices du maître, ni ceux <strong>de</strong> la maîtresse 1356 .<br />

Mais ce qui représente le mieux la structure <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre c’est la symétrie du début <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> la fin. Le conte commence ainsi :<br />

Spadones ! Ils étaient accroupis sur <strong>les</strong> dal<strong>les</strong>, <strong>les</strong> genoux serrés, <strong>et</strong> frottaient le<br />

bout <strong>de</strong> leurs pantouf<strong>les</strong> avec <strong>de</strong>s cannes à pomme d’argent. Leurs robes couleur <strong>de</strong><br />

safran étaient étendues autour d’eux, <strong>et</strong> une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> cinnamome se dégageait <strong>de</strong> leur<br />

peau 1357 .<br />

1345<br />

« Ils avaient <strong>les</strong> <strong>de</strong>nts blanches <strong>et</strong> <strong>les</strong> yeux noirs, parlaient latin avec un accent guttural <strong>et</strong> un ton aigu. », ibid., p.92.<br />

1346<br />

Actuelle Huesca dans <strong>les</strong> Pyrénées en Espagne.<br />

1347<br />

La Cinca, une rivière dans <strong>les</strong> Pyrénées.<br />

1348<br />

Ilerda (ville <strong>de</strong> la Tarraconnaise), actuelle Lleida<br />

1349<br />

Tarraco romana = Taragona en Espagne, sur “la Costa dorada”<br />

http://it.srd.yahoo.com/S=8512741:WS1/R=3/K=tarraco/*-http://tarracovirtual.turincon.com/<br />

1350<br />

Ville romaine située sur la côte ouest <strong>de</strong> l’Italie centrale. http://www.geocities.com/firenze_26/populonia.htm.<br />

1351<br />

Ville romaine en Ancsedonia (Toscanie), http://www.gol.gross<strong>et</strong>o.it/puam/comgr/stor/archeo2/cosa.htm,<br />

http://www.gol.gross<strong>et</strong>o.it/puam/comgr/stor/archeo2/cosa.htm<br />

1352<br />

Alsium (ville d'Etrurie).<br />

1353<br />

Ibid., p.92.<br />

1354<br />

Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p.60<br />

1355 Supra, note 1334.<br />

1356 Schwob, op. cit., p.93.<br />

1357 Ibid., p.90.<br />

Page 294


Et voici le passage final :<br />

Mais le patron <strong>de</strong>s chambres à voûte <strong>de</strong> pierre reconnaissait <strong>les</strong> robes couleur <strong>de</strong><br />

safran; <strong>et</strong> <strong>les</strong> sang<strong>les</strong> <strong>de</strong>s lits restaient sans matelas, puisque ces hommes ivres <strong>de</strong> vin rose,<br />

accroupis sur <strong>les</strong> dal<strong>les</strong>, frottant le bout <strong>de</strong> leurs pantouf<strong>les</strong> avec <strong>de</strong>s cannes à pomme<br />

d’argent, étaient <strong>de</strong>s énervés — spadones 1358 .<br />

Ces <strong>de</strong>ux passages sont merveilleusement symétriques <strong>et</strong> le mot « spadones » qui<br />

signifie « <strong>les</strong> eunuques » en latin ouvre le conte <strong>et</strong> le clôture aussi.<br />

Les Milésiennes<br />

Ce conte est aussi d’une imagination historique. Comme le titre l’indique, la<br />

localisation est précise. C’est la cité <strong>de</strong> Mil<strong>et</strong> dans l’Asie mineure. Les allusions au culte <strong>de</strong><br />

Cybèle ou à celui d’Athénée situent l’histoire à l’époque <strong>de</strong> l’Antiquité grecque. L’intrigue<br />

est fantastique. Les jeunes fil<strong>les</strong> <strong>de</strong> Mil<strong>et</strong> commencent à se pendre pendant la nuit. On chasse<br />

<strong>les</strong> gens suspects <strong>de</strong> la cité. Les archontes ordonnent <strong>de</strong> traiter sévèrement <strong>les</strong> cadavres pour<br />

empêcher le suici<strong>de</strong>. Et un soir, <strong>de</strong>s prêtres trouvent une troupe <strong>de</strong> vierges <strong>et</strong> un garçon qui<br />

pénètrent sous le temple.<br />

Comme Berg l’indique 1359 , le parallélisme est évi<strong>de</strong>nt. La plus importante serait le<br />

paroxysme qui est présenté en trois temps : « La première <strong>de</strong>s Milésiennes s’avança vers<br />

l’immense miroir, souriante, <strong>et</strong> se dévêtit. […] Et la secon<strong>de</strong> qui se mira contempla la surface<br />

polie <strong>et</strong> poussa le même gémissement sur sa nudité. Et […] , <strong>les</strong> plaintes lointaines firent<br />

connaître encore qu’elle s’était pendue sous la lueur froi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la lune. Le jeune garçon se<br />

plaça exactement <strong>de</strong>rrière la troisième, […]. Mais il arriva trop tard, <strong>et</strong> le corps <strong>de</strong> la<br />

Milésienne était déjà ondulé par l’agonie » 1360 .<br />

Ce que nous voudrions remarquer est l’usage <strong>de</strong> point <strong>de</strong> vue. Le point <strong>de</strong> vue est<br />

toujours extérieur <strong>de</strong>s personnages sauf la scène finale où il s’agit du miroir. L’auteur prend<br />

d’abord le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s autres fil<strong>les</strong> quand la première fille regar<strong>de</strong> dans le miroir :<br />

Les autres jeunes fil<strong>les</strong>, à côté d’elle, riaient en la voyant se mirer. Pourtant nulle<br />

image n’apparaissait à cel<strong>les</strong> qui étaient voisines, dans le miroir <strong>de</strong> métal. Mais la jeune<br />

fille, <strong>les</strong> yeux horriblement dilatés, pleura un cri <strong>de</strong> bête épouvantée 1361 .<br />

Et pour la troisième fille, le point <strong>de</strong> vue du narrateur, celui du garçon <strong>et</strong> celui <strong>de</strong> la<br />

jeune fille se superposent :<br />

1358 Ibid., p.93-94.<br />

1359 Voir supra note 1334.<br />

1360 Ibid., p.98-99.<br />

Page 295


Le jeune garçon se plaça exactement <strong>de</strong>rrière la troisième, <strong>et</strong> son regard alla avec<br />

le regard <strong>de</strong> la Milésienne, <strong>et</strong> le cri d’horreur jaillit <strong>de</strong> ses lèvres en même temps. Car<br />

l’image du miroir sinistre était déformée dans le sens naturel <strong>de</strong>s choses 1362 .<br />

Schwob écrit « ses lèvres », mais <strong>les</strong> lèvres <strong>de</strong> qui ? À partir <strong>de</strong> ce moment, on ne sait<br />

plus <strong>de</strong> quel point <strong>de</strong> vue il s’agit. De la fille probablement :<br />

Semblable à elle-même dans ce miroir, la Milésienne se voyait le front parcouru <strong>de</strong><br />

plis, <strong>les</strong> paupières coupées, la taie <strong>de</strong> la vieil<strong>les</strong>se sur <strong>les</strong> yeux suintants <strong>de</strong> la chassie, <strong>les</strong><br />

oreil<strong>les</strong> mol<strong>les</strong>, <strong>les</strong> joues en poches, <strong>les</strong> narines roussies <strong>et</strong> pollues, le menton graisseux <strong>et</strong><br />

divisé, <strong>les</strong> épau<strong>les</strong> creusées <strong>de</strong> trous, <strong>les</strong> seins fanés <strong>et</strong> leurs boutons éteints, le ventre<br />

tombé vers la terre, <strong>les</strong> cuisses rissolées, <strong>les</strong> genoux aplatis, <strong>les</strong> jambes marquées <strong>de</strong><br />

tendons, <strong>les</strong> pieds gonflés <strong>de</strong> nœuds 1363 .<br />

Mais une ambiguïté subsiste, parce que ce peut être toujours le regard du garçon<br />

i<strong>de</strong>ntifié à celui <strong>de</strong> la Milésienne. Ici aussi, la <strong><strong>de</strong>scription</strong> est énumérative :<br />

L’image n’avait plus <strong>de</strong> cheveux, <strong>et</strong> sous la peau <strong>de</strong> la tête couraient <strong>de</strong>s veines<br />

bleues opaques. Ses mains qui se tendaient paraissaient <strong>de</strong> corne <strong>et</strong> <strong>les</strong> ong<strong>les</strong> couleur <strong>de</strong><br />

plomb 1364 .<br />

Le miroir, appareil <strong>de</strong> la symétrie par excellence, donne une symétrie déformée :<br />

Ainsi le miroir présentait à la vierge Milésienne le spectacle <strong>de</strong> ce que lui réservait<br />

la vie. Et dans <strong>les</strong> traits <strong>de</strong> l’image elle r<strong>et</strong>rouvait tous <strong>les</strong> indices <strong>de</strong> ressemblance, le<br />

mouvement du front <strong>et</strong> la ligne du nez <strong>et</strong> -l’arc <strong>de</strong> la bouche <strong>et</strong> l’écartement <strong>de</strong>s seins, <strong>et</strong><br />

la couleur <strong>de</strong>s yeux surtout, qui donne le sens <strong>de</strong> la pensée profon<strong>de</strong> 1365 .<br />

Là, le point <strong>de</strong> vue la quitte <strong>et</strong> elle se suici<strong>de</strong> terrifiée par c<strong>et</strong>te image :<br />

Il l’étendit sur le sol, <strong>et</strong>, avant l’arrivée <strong>de</strong>s pleureuses, caressa délicatement ses<br />

membres, <strong>et</strong> baisa ses yeux 1366 .<br />

Et le conte se termine avec c<strong>et</strong>te phrase :<br />

Telle fut la réponse <strong>de</strong> ce jeune garçon au miroir <strong>de</strong> la vérité future, au miroir<br />

d’Athéné 1367 .<br />

La morale du conte semble évi<strong>de</strong>nte : La pitié contre la terreur. Voici <strong>de</strong>ux mots clef<br />

dans la préface pour Le Cœur double 1368 . Mais ce conte, dans sa totalité, ne remplit pas<br />

1361 Ibid., p.98.<br />

1362 Ibid.<br />

1363 Ibid.<br />

1364 Ibid., p.98-99.<br />

1365 Ibid., p.99.<br />

1366 Ibid.<br />

1367 Ibid.<br />

1368 Supra, p.251.<br />

Page 296


complètement <strong>les</strong> conditions pour être un récit. Certes, la mort <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te fille est une<br />

transformation. Mais à l’extérieur <strong>de</strong> c<strong>et</strong> épiso<strong>de</strong>, rien n’est changé. La mort <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te fille<br />

n’est qu’un <strong>de</strong>s exemp<strong>les</strong> du suici<strong>de</strong> <strong>de</strong>s jeunes fil<strong>les</strong> <strong>de</strong> Mil<strong>et</strong> qui est présenté au début avec<br />

l’itératif. Dans ce sens-là, le récit n’est pas bouclé <strong>et</strong> le suspens continue.<br />

Le Sabbat <strong>de</strong> Mofflaines<br />

C’est encore un conte d’une imagination historique. L’allusion au duc <strong>de</strong> Bourgogne <strong>et</strong><br />

à la Toison d’Or 1369 le situe au XVe siècle. Le choix <strong>de</strong> lieu, la ville d’Arras qui est une ville<br />

médiévale <strong>et</strong> une relation étroite avec le duc <strong>de</strong> Bourgogne convient bien. L’histoire est<br />

canonique. Colart <strong>de</strong> Beaufort rencontre trois fil<strong>les</strong> <strong>de</strong> joie, Belotte, Blancmin<strong>et</strong>te <strong>et</strong><br />

Vergensen. Colart <strong>et</strong> cel<strong>les</strong>-ci, avec une autre fille, Demiselle, m<strong>et</strong>tent <strong>de</strong>s verg<strong>et</strong>tes entre <strong>les</strong><br />

jambes <strong>et</strong> volent au bois <strong>de</strong> Mofflaires pour participer au sabbat. L’histoire s’interrompt à la<br />

fin du sabbat où ils quittent le bois <strong>et</strong> le rapport du tribunal religieux se poursuit. Colart<br />

confesse tout après avoir été torturé. Les autres participants sont brûlés sur <strong>de</strong>s échafauds,<br />

mais Colar est sauvé grâce au duc <strong>de</strong> Bourgogne.<br />

Au niveau narratif, le texte est organisé pour laisser un mystère. Dans le récit du sabbat,<br />

Vergensen reste dans le bois :<br />

Et Demiselle disparut d’abord, ensuite Belotte <strong>et</strong> Blancmin<strong>et</strong>te ; mais Vergensen<br />

était restée avec le bouc dans le bois <strong>de</strong> Mofflaines 1370 .<br />

Dans le rapport du tribunal, elle n’est pas captive :<br />

Pour la Flaman<strong>de</strong> aux cheveux blonds, qui riait en chevauchant au sabbat, on ne<br />

put la trouver, <strong>et</strong> Colart ne la revit jamais 1371 .<br />

Le lecteur peut toujours se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il s’agit d’une histoire imaginaire comme c’est<br />

souvent le cas avec l’histoire <strong>de</strong> la chasse aux sorcières, ou si c<strong>et</strong>te blon<strong>de</strong> riante a vraiment<br />

disparu avec le diable en forme <strong>de</strong> bouc.<br />

La structure répétitive abon<strong>de</strong> tout le long du texte avec parfois un rythme ternaire :<br />

Et cependant el<strong>les</strong> disaient sans cesse : « Chevaucheurs d’escov<strong>et</strong>tes 1372 ,<br />

chevaucheurs d’escov<strong>et</strong>tes, chevaucheurs d’escov<strong>et</strong>tes. 1373 »<br />

1369<br />

Schwob, op. cit., p.111.<br />

1370<br />

Ibid., p.111.<br />

1371<br />

Ibid.<br />

1372<br />

escove (ancien français) = balais.<br />

1373<br />

Ibid., p.108.<br />

Page 297


Les trois fil<strong>les</strong> <strong>de</strong> joie battirent <strong>de</strong>s mains, criant : « Demiselle, Demiselle,<br />

Demiselle. 1374 »<br />

C<strong>et</strong>te structure se trouve dans l’énumération suivante :<br />

Elle [la table] était chargée <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>s rouges, brunes <strong>et</strong> blanches, <strong>de</strong> quartiers <strong>de</strong><br />

mouton, <strong>de</strong> poitrines <strong>de</strong> bœuf, <strong>de</strong> cuisses <strong>de</strong> chevreuil <strong>et</strong> <strong>de</strong> têtes <strong>de</strong> sangliers. Les<br />

volail<strong>les</strong> s’y entassaient en pi<strong>les</strong>, avec <strong>de</strong> la graisse sous leurs peaux fines, <strong>et</strong> <strong>de</strong> grosses<br />

oies en broche étaient fichées au haut bout 1375 .<br />

La symétrie est remarquable dans le passage suivant :<br />

L’Abbé <strong>de</strong> Peu-<strong>de</strong>-Sens lui mit en main <strong>de</strong>ux chan<strong>de</strong>l<strong>les</strong> ar<strong>de</strong>ntes, <strong>et</strong> lui dit qu’il<br />

allât ainsi à genoux baiser le <strong>de</strong>rrière du bouc, ce qui est la façon <strong>de</strong> lui rendre hommage.<br />

Et Colart portant <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux chan<strong>de</strong>l<strong>les</strong> allumées, tous <strong>les</strong> chevaucheurs à gauche crièrent :<br />

« Hommage, hommage ! » <strong>et</strong> <strong>les</strong> chevaucheuses à droite : « Notre Maître, notre<br />

Maître 1376 ! »<br />

Blanche la sanglante<br />

C’est encore un conte situé à l’époque médiévale. Une histoire très cruelle comme Les<br />

Faux-Visaiges. Il n’y a pas <strong>de</strong> facteurs surnaturels au niveau narratif.<br />

Quant à la <strong><strong>de</strong>scription</strong>, la combinaison du rouge <strong>et</strong> du blanc, qui se trouve dans le titre,<br />

résumerait tout. La rougeur <strong>de</strong> la bouche <strong>de</strong> Blanche dont le nom est répété 16 fois, est<br />

soulignée <strong>de</strong>ux fois :<br />

Blanche :<br />

La p<strong>et</strong>ite Blanche <strong>de</strong>vint extraordinairement gourman<strong>de</strong>. Elle mangeait <strong>de</strong>s<br />

sucreries à en mourir, <strong>et</strong> sa bouche sanglante était gorgée <strong>de</strong> pâtes ron<strong>de</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong> crèmes 1377 .<br />

Toute la matinée il resta dans un fauteuil, hurlant <strong>de</strong> douleur ; la p<strong>et</strong>ite Blanche<br />

semblait terrifiée, tant qu’elle oublia <strong>de</strong> boire ; <strong>et</strong> elle regardait Guillaume <strong>de</strong> l’autre bout<br />

<strong>de</strong> la chambre avec ses yeux transparents, tandis que sa bouche, très rouge, remuait<br />

faiblement 1378 .<br />

C<strong>et</strong>te combinaison prépare la <strong>de</strong>rnière scène où tant <strong>de</strong> sang coule sur le corps <strong>de</strong><br />

1374 Ibid.<br />

1375 Ibid., p.109<br />

1376 Ibid., p.110.<br />

1377 Schwob, op. cit., p.120.<br />

1378 Ibid., p.122.<br />

1379 Ibid., p.123.<br />

Le corps se redressa <strong>et</strong> roula par terre, entraînant la p<strong>et</strong>ite Blanche ; elle resta sur le<br />

sol, gisant sous le cadavre chaud, recevant le sang tiè<strong>de</strong> qui lui coulait dans le cou, parce<br />

que sa robe était prise sous son mari agonisant, <strong>et</strong> qu’elle n’était pas assez forte pour se<br />

dégager 1379 .<br />

Page 298


Les Faux-saulniers<br />

C’est aussi un conte historique. Le narrateur est un prisonnier dans une galère du roi<br />

Soleil. La date est bien précise :<br />

La nuit du Mardi gras 1704 notre galère La Superbe était par le travers <strong>de</strong>s côtes du<br />

pays gallot 1380 .<br />

L’action commence quelques lignes après, marquée par le temps avec : « Regar<strong>de</strong>, me<br />

dit le Vogue-avant, il y a <strong>de</strong>s brûlots en mer. 1381 » Mais avant ce commencement, Schwob<br />

utilise <strong>de</strong>ux pages pour décrire la situation pour un conte <strong>de</strong> cinq pages en total. C<strong>et</strong>te<br />

présentation <strong>de</strong>s « faux-saulniers » prépare la fin :<br />

Les faux-saulniers enduraient mieux que nous, étant accoutumés au ciel gris, à la<br />

mer jaune <strong>et</strong> verte ; mais ils ne riaient jamais, parce qu’ils étaient toujours révoltés. Aussi<br />

ceux qui avaient été avec nous à Marseille n’allaient point en ville avec <strong>les</strong> pertuisaniers<br />

dans <strong>les</strong> maisons blanches du port où il y a <strong>de</strong>s femmes à galériens : car on disait qu’ils<br />

restaient fidè<strong>les</strong> durant leur temps <strong>de</strong> peine à <strong>de</strong>s fil<strong>les</strong> farouches qui avaient vécu avec<br />

eux parmi <strong>les</strong> meu<strong>les</strong> <strong>de</strong> sel 1382 .<br />

Ils s’échappent pendant la nuit dans un long canot <strong>et</strong> aidés par ces fil<strong>les</strong>.<br />

L’usage <strong>de</strong>s termes techniques maritimes crée un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> dépaysement : « tribord »,<br />

« bâbord », « poupe » 1383 . Dans c<strong>et</strong>te atmosphère, une scène mystérieuse est présentée :<br />

Mais ici, sur l’Océan, je ne savais plus rien. Les brûlots que je connaissais étaient<br />

rouges <strong>et</strong> mouvants : tandis que <strong>les</strong> feux que nous voyions étaient fixes, <strong>de</strong> lueur blanche,<br />

avec <strong>de</strong> brusques traînées jaunes 1384 .<br />

Et voici la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s « faux-saulniers » qui s’échappent :<br />

Nous avançâmes en rampant jusqu’à tribord, qui regardait terre, <strong>et</strong> la tête au-<strong>de</strong>ssus<br />

du bastingage, nous vîmes le caïque, le long canot, qui se détachait lentement <strong>de</strong> la galère,<br />

plein d’hommes accroupis, vêtus <strong>de</strong> chemises blanches avec <strong>de</strong>s masques rouges 1385 .<br />

Nous y trouvons le thème <strong>de</strong> masque familier à Schwob avec la combinaison du rouge<br />

<strong>et</strong> du blanc que nous avons vue dans Blanche la sanglante. Mais le mystère est bientôt<br />

expliqué :<br />

1380<br />

Schwob, op. cit., p.132.<br />

1381<br />

Ibid.<br />

1382<br />

Ibid., p.131-132.<br />

1383<br />

Ibid., p.133.<br />

1384 Ibid.<br />

1385 Ibid.<br />

Page 299


Nous voyions aussi <strong>les</strong> feux blancs, ce qui n’était pas leur couleur propre, mais<br />

celle <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s masses livi<strong>de</strong>s <strong>de</strong>vant <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> ils brûlaient. Et nous entendions le<br />

crépitement singulier <strong>de</strong>s flammes, lorsqu’el<strong>les</strong> lançaient leurs éclats jaunes 1386 .<br />

Les masques rouges <strong>de</strong>s hommes du caïque étaient faits <strong>de</strong> leurs vestes dont ils<br />

s’étaient enveloppés la tête, <strong>et</strong> qu’ils avaient trouées 1387 .<br />

Donc, selon Todorov, ce conte serait <strong>de</strong> l’étrange fantastique. Nous partageons son avis,<br />

mais ajoutons qu’il ne faut pas oublier que la <strong><strong>de</strong>scription</strong> y contribue.<br />

La Flûte<br />

Le cadre <strong>de</strong> ce conte ressemble à celui <strong>de</strong>s « Faux-saulniers ». Nous trouvons aussi <strong>de</strong>s<br />

termes maritimes : « Nous chassions », « Les grappins d’abordage », « la carène » 1388 . Mais<br />

c<strong>et</strong>te fois-ci, le narrateur est un membre <strong>de</strong>s pirates qui s’enfuit dans leur croisière :<br />

Nous chassions ainsi sous le vent <strong>de</strong>puis notre <strong>de</strong>rnière prise 1389 .<br />

Ainsi chacun reçut ce qui lui revenait du butin <strong>de</strong> notre croisière, tant sur <strong>les</strong><br />

vêtements, tant sur <strong>les</strong> provisions, tant sur l’or <strong>et</strong> l’argent, <strong>et</strong> <strong>les</strong> bijoux trouvés aux mains,<br />

aux cous <strong>et</strong> dans <strong>les</strong> poches <strong>de</strong>s hommes <strong>et</strong> femmes, <strong>de</strong>s vaisseaux pillés 1390 .<br />

Il n’y a pas d’indication du temps, mais nous situons, <strong>de</strong> ce fait, l’histoire dans le passé.<br />

L’introduction <strong>de</strong>scriptive est aussi longue. C’est un conte <strong>de</strong> cinq pages <strong>et</strong> le premier passé<br />

simple apparaît à la <strong>de</strong>uxième page, « Une fois nous crûmes 1391 », mais l’événement principal<br />

ne commence qu’à la troisième page avec « Terre droit <strong>de</strong>vant 1392 ».<br />

Sur le plan narratif, ce conte repond largement au critère <strong>de</strong> fantastique. Ils trouvent un<br />

canot d’où vient un son mystérieux :<br />

À mesure que nous avancions, nous entendions seulement venir avec la brise un<br />

son doux <strong>et</strong> paisible, si modulé qu’il ne pouvait être confondu avec la plainte <strong>de</strong> la mer<br />

ou la vibration <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s tendues à nos voi<strong>les</strong> 1393 .<br />

Le mystère est résolu tout <strong>de</strong> suite :<br />

1386<br />

Ibid., p.134.<br />

1387<br />

Ibid.<br />

1388<br />

Schwob, op. cit., p.136.<br />

1389<br />

Ibid.<br />

1390<br />

Ibid., p.138.<br />

1391<br />

Ibid., p.137.<br />

1392<br />

Ibid., p.138.<br />

1393<br />

Ibid., p.139.<br />

1394<br />

Ibid.<br />

Comme le gaillard d’avant piquait le fond d’une gran<strong>de</strong> lame, le mystère <strong>de</strong><br />

l’embarcation fut éclairci 1394 .<br />

Page 300


Il y a un vieillard aveugle qui joue <strong>de</strong> la flûte. Ils l’emmènent au pont du navire, mais il<br />

continue <strong>de</strong> jouer. Alors, quand, gêné par l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> sa musique, Hubert, le capitaine d’armes<br />

arrache la flûte au vieillard <strong>et</strong> la j<strong>et</strong>te dans la mer, celui-ci meurt tout <strong>de</strong> suite. Puis, ils j<strong>et</strong>tent<br />

son cadavre après sa flûte. Le conte se termine ainsi :<br />

Je ne sais si c<strong>et</strong> homme étrange appartenait à l’Océan, mais sitôt qu’il l’eut atteint,<br />

quand nous l’envoyâmes rejoindre sa flûte, il s’y enfonça <strong>et</strong> disparut avec son manteau <strong>et</strong><br />

sa pirogue ; <strong>et</strong> jamais plus le cri d’un enfant qui naît ne parvint à nos oreil<strong>les</strong> sur la terre<br />

ou sur la mer 1395 .<br />

La <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> l’eff<strong>et</strong> mystérieux du son est insérée entre <strong>de</strong>ux <strong><strong>de</strong>scription</strong>s<br />

métaphoriques <strong>de</strong> la flûte :<br />

Elle était noire <strong>et</strong> blanche, <strong>et</strong> sitôt qu’elle r<strong>et</strong>entit parmi nous, elle parut un oiseau<br />

d’ébène poli, tach<strong>et</strong>é d’ivoire, <strong>et</strong> <strong>les</strong> mains transparentes vol<strong>et</strong>aient autour, comme <strong>de</strong>s<br />

ai<strong>les</strong> 1396 .<br />

Et Hubert, le capitaine d’armes, jura la mort, arracha au vieillard l’oiseau d’ébène<br />

taché <strong>de</strong> blanc : le son périt, <strong>et</strong> Hubert j<strong>et</strong>a la flûte dans la mer 1397 .<br />

Ces <strong>de</strong>ux <strong><strong>de</strong>scription</strong>s qui ouvrent <strong>et</strong> clôturent la séquence <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>scription</strong> du mon<strong>de</strong><br />

évoqué servent comme pivot entre le mon<strong>de</strong> réel <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> imaginaire.<br />

La séquence elle-même se passe en trois temps <strong>et</strong> se constitue <strong>de</strong> trois paragraphes.<br />

D’abord le son évoque l’enfance :<br />

Le premier son fut grêle <strong>et</strong> mince, chevrotant comme la voix que le vieillard aurait<br />

pu avoir, <strong>et</strong> nos cœurs furent pénétrés du passé, du souvenir <strong>de</strong>s vieil<strong>les</strong> qui avaient été<br />

nos grand’mères, <strong>et</strong> du temps innocent où nous étions enfants 1398 .<br />

Jusqu’ici, rien d’extraordinaire. Le son évoquerait le passé simplement dans leur cœur.<br />

Mais après l’expression prend peu à peu une allure irréelle :<br />

Tout le présent s’enfonça autour <strong>de</strong> nous, <strong>et</strong> nous hochions la tête en souriant, nos<br />

doigts voulaient faire mouvoir <strong>de</strong>s jou<strong>et</strong>s, <strong>et</strong> nos lèvres étaient mi-closes, comme pour<br />

<strong>de</strong>s baisers puérils 1399 .<br />

Le <strong>de</strong>uxième paragraphe qui commence par « puis » évoque leur présent :<br />

1395 Ibid., p.141.<br />

1396 Ibid., p.140.<br />

1397 Ibid., p.141<br />

1398 Ibid., p.140.<br />

1399 Ibid.<br />

Puis le son <strong>de</strong> la flûte enfla, <strong>et</strong> ce fut un cri <strong>de</strong> passion tumultueuse. Devant nos<br />

yeux passèrent <strong>de</strong>s choses jaunes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s choses rouges, la couleur <strong>de</strong> la chair, la couleur<br />

<strong>de</strong> l’or, <strong>et</strong> la couleur du sang. Nos cœurs gonflèrent, pour répondre à l’unisson, <strong>et</strong> la folie<br />

Page 301


<strong>de</strong>s jours qui nous avaient entraînés au crime tourbillonna dans nos têtes. Et le son <strong>de</strong> la<br />

flûte s’accrut, […]. Et nous écoutions en silence, au milieu <strong>de</strong> notre propre vie 1400 .<br />

Le troisième paragraphe concerne l’avenir :<br />

Tout à coup le son <strong>de</strong> la flûte fut un vagissement : on entendit la lamentation <strong>de</strong>s<br />

enfants qui viennent au mon<strong>de</strong>, un cri si faible <strong>et</strong> si plaintif qu’il y eut un hurlement<br />

d’horreur. Car nous voyions d’un même moment, <strong>les</strong> yeux subitement éclairés <strong>de</strong> l’avenir,<br />

ce que nous ne pouvions plus avoir <strong>et</strong> ce que nous détruisions éternellement, la mort <strong>de</strong><br />

l’espérance pour <strong>les</strong> errants <strong>de</strong> la mer, <strong>et</strong> <strong>les</strong> existences futures que nous avions<br />

anéanties 1401 .<br />

Tout <strong>de</strong> même, comme tout cela peut être pris au sens figuré, l’ambiguïté subsiste.<br />

D’autre part, le souci <strong>de</strong> la symétrie <strong>de</strong> Schwob fait correspondre la fin <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te séquence à la<br />

fin du conte que nous venons <strong>de</strong> citer :<br />

Nous-mêmes, sans femmes, rouges <strong>de</strong> meurtre, épanouis d’or, nous ne pourrions<br />

jamais entendre la voix <strong>de</strong>s enfants nouveaux ; car nous étions damnés au balancement<br />

<strong>de</strong>s flots, soit que le pont dansât sous nos pieds, soit que notre tête, coiffée du bonn<strong>et</strong> noir,<br />

dansât à la cor<strong>de</strong> d’une vergue : notre vie perdue sans espoir d’en créer d’autres 1402 .<br />

Les étranges<br />

Il y a <strong>de</strong>s contes qui sont, semblablement, situés dans le même mon<strong>de</strong> que le nôtre.<br />

Disons que ce sont <strong>les</strong> contes étranges. Ils traitent souvent <strong>de</strong>s suj<strong>et</strong>s cruels.<br />

Le Fort<br />

Il n’y a pas <strong>de</strong> facteurs surnaturels dans ce conte. L’histoire se situe quelque part en<br />

Europe <strong>et</strong> à l’époque contemporaine 1403 . Le ton est réaliste, avec <strong>de</strong>s noms propres<br />

typiquement br<strong>et</strong>ons, « Gaonac’h <strong>et</strong> Palaric », un toponyme, « Rospor<strong>de</strong>n », <strong>de</strong>s mots<br />

techniques <strong>de</strong> la guerre, <strong>les</strong> « Hotchkiss » <strong>et</strong> <strong>les</strong> « Nor<strong>de</strong>nfelt ». Placé dans le recueil juste<br />

avant Les Sans-Gueule, il traite le même suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> guerre.<br />

La symétrie est toujours présente pour distinguer ce conte <strong>de</strong>s contes ordinairement<br />

réalistes. C’est d’abord <strong>les</strong> personnages <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux soldats :<br />

Deux Br<strong>et</strong>ons, <strong>de</strong> Rospor<strong>de</strong>n tous <strong>de</strong>ux, Gaonac’h <strong>et</strong> Palaric. L’un, Gaonac’h, la<br />

face en lame <strong>de</strong> couteau, anguleuse <strong>et</strong> plissée, <strong>les</strong> os trop longs <strong>et</strong> <strong>les</strong> articulations<br />

1400 Ibid.<br />

1401 Ibid., p.140-141.<br />

1402 Ibid., p.141.<br />

1403 Nous le présumons par la manière <strong>de</strong> guerre, surtout par <strong>les</strong> allusions aux « Hotchkiss » <strong>et</strong> aux « Nor<strong>de</strong>nfelt » qui<br />

suggèrent l’attaque <strong>de</strong> l’armée française, Schwob, Cœur double, op. cit., p.85.<br />

Page 302


noueuses ; l’autre, une figure imberbe, <strong>les</strong> cils presque blancs, <strong>de</strong>s yeux clairs, un sourire<br />

<strong>de</strong> p<strong>et</strong>ite fille, <strong>et</strong> ce fut lui qui dit, en hésitant 1404 :<br />

Ils partent pour porter une dépêche. Ils s’aperçoivent <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong>s ennemies. Et<br />

chacun dans un sens différent pour avertir <strong>les</strong> leurs :<br />

R<strong>et</strong>ournons, à la course, dit Gaonac’h : c’est l’assaut. Toi, à la batterie Est, — moi,<br />

à la batterie Ouest — un <strong>de</strong> nous arrivera 1405 .<br />

Mais Palaric est tué par un coup <strong>de</strong> baïonn<strong>et</strong>te d’un mercanti qui le suivait. Il meurt en<br />

écoutant le son <strong>de</strong> l’artillerie <strong>de</strong> l’armée française. Voici le <strong>de</strong>rnier paragraphe qui clôture le<br />

conte dans un contraste :<br />

Mais <strong>de</strong>s coups sourds r<strong>et</strong>entirent, venant du fort, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s obus crevèrent sur le<br />

plateau. On entendit ronfler <strong>les</strong> grosses pièces <strong>de</strong> bronze. Les Hotchkiss <strong>et</strong> <strong>les</strong> Nor<strong>de</strong>nfelt<br />

battirent <strong>les</strong> fossés d’un roulement ininterrompu. Les yeux mourants du p<strong>et</strong>it soldat<br />

voyaient encore <strong>les</strong> lignes géométriques du fort, noires sur le ciel, avec la coupole<br />

cuirassée tournante d’où jaillissaient <strong>de</strong>ux j<strong>et</strong>s <strong>de</strong> fumée. Alors une douceur s’étendit en<br />

lui, tandis qu’il pensait à Gaonac’h, <strong>et</strong> son cœur se réjouit pour Rospor<strong>de</strong>n 1406 .<br />

52 <strong>et</strong> 53 Orfil<br />

Ce conte aussi serait certainement du genre étrange. Il n’y a rien <strong>de</strong> surnaturel.<br />

L’intrigue semble banale. Il s’agit d’une scène <strong>de</strong> jalousie entre <strong>de</strong>ux femmes. Sauf que c’est<br />

dans un hôpital pour <strong>les</strong> vieillards <strong>et</strong> que ces <strong>de</strong>ux femmes ne portent qu’un nombre comme<br />

nom ; 52 <strong>et</strong> 53 Orfila, Orfila étant le nom <strong>de</strong> la chambre pour <strong>les</strong> veil<strong>les</strong> qui ne peuvent pas<br />

payer la rente pour une chambre.<br />

La 52 « vole » l’amant <strong>de</strong> la 53. Les autres font un complot pour chasser la 52 <strong>de</strong> la<br />

chambre. La binarité du texte est évi<strong>de</strong>nte :<br />

on voyait un mur jaunâtre, uniforme, avec <strong>de</strong>ux pavillons semblab<strong>les</strong> aux<br />

extrémités 1407 .<br />

L’usage continuel du nombre donne un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> dépaysement. C<strong>et</strong>te société est<br />

d’ailleurs définie comme particulière :<br />

Or, c<strong>et</strong>te société numérotée prenait ses règ<strong>les</strong> <strong>et</strong> ses conventions 1408<br />

À part cela, il n’y a rien d’extraordinaire, sauf la scène finale :<br />

1404 Ibid., p.82.<br />

1405 Ibid., p.84.<br />

1406 Ibid.<br />

1407 Schwob, Le Roi au masque d’or, op. cit., p.100.<br />

Page 303


La 52, stupéfiée, restait adossée à son oreiller. Sur sa gauche, une femme, dont <strong>les</strong><br />

musc<strong>les</strong> <strong>de</strong>s yeux étaient paralysés, remuait la tête d’un côté, <strong>de</strong> l’autre, en haut, en bas. à<br />

la manière d’un perroqu<strong>et</strong>, <strong>les</strong> prunel<strong>les</strong> fixes, pour se repaître <strong>de</strong> sa vexation. Sur sa<br />

droite, une vieille, atteinte <strong>de</strong> paralysie agitante, claquait frénétiquement <strong>de</strong>s mâchoires,<br />

<strong>et</strong>, dans un mouvement ininterrompu, le masque sans plis, roulait <strong>de</strong> continuel<strong>les</strong><br />

cigar<strong>et</strong>tes imaginaires, au ras <strong>de</strong> la couverture 1409 .<br />

Bien qu’expliqué, ce qui est horrible reste horrible.<br />

Cruch<strong>et</strong>te<br />

C’est un conte plus cruel que fantastique. Ce sont <strong>de</strong>ux soldats prisonniers qui<br />

travaillent dans la lan<strong>de</strong>, près <strong>de</strong> la mer, en Br<strong>et</strong>agne par exemple ; ils vont s’enfuir en<br />

Angl<strong>et</strong>erre en utilisant un canot. Il n’y a aucun facteur surnaturel sauf c<strong>et</strong>te fille mystérieuse<br />

qui sert <strong>de</strong> l’eau aux prisonniers :<br />

Et d’où venait Cruch<strong>et</strong>te ? Comme un papillon qui vole autour d’une chan<strong>de</strong>lle,<br />

c<strong>et</strong>te fille à la cruche errait parmi <strong>les</strong> prisonniers. Elle leur tendait le pot <strong>et</strong> la bouche ;<br />

elle ne parlait presque pas, <strong>et</strong> pleurait avec <strong>les</strong> plus jeunes. Quelquefois elle avait <strong>de</strong>s<br />

genêts dans <strong>les</strong> cheveux, <strong>les</strong> mains terreuses, <strong>les</strong> seins parfumés <strong>de</strong> foin. Si elle se sentait<br />

<strong>les</strong> joues rouges, elle <strong>les</strong> appuyait au ventre brun <strong>de</strong> sa cruche pour <strong>les</strong> pâlir. Elle<br />

paraissait aimer son pays <strong>et</strong> ses lan<strong>de</strong>s pierreuses 1410 .<br />

C’est peut-être une forme d’éternel féminin. Enfin, ils s’en sauvent <strong>et</strong> Cruch<strong>et</strong>te accepte<br />

d’aller avec eux. Voici la scène <strong>de</strong>rnière en symétrie :<br />

— Cruch<strong>et</strong>te, dit Jambe-<strong>de</strong>-Laine, viens-nous-en ! Cruch<strong>et</strong>te est venue!<br />

— Pour moi, mon gars, répondit Silo d’une voix profon<strong>de</strong>.<br />

— Pour moi, mon vieux, cria Jambe-<strong>de</strong>-Laine.<br />

— Dis donc, on n’est plus sur <strong>les</strong> cailloux, ici.<br />

— On fait ce qu’on veut, j’ai plus besoin <strong>de</strong> toi.<br />

— Cruch<strong>et</strong>te, dit Silo.<br />

— Cruch<strong>et</strong>te, dit Jambe-<strong>de</strong>-Laine.<br />

Et elle courut entre eux <strong>de</strong>ux : car l’un en face <strong>de</strong> l’autre, près <strong>de</strong> la barque <strong>et</strong> du<br />

flot qui tremblait, à la lueur <strong>de</strong> la lune montante, ils avaient tiré leurs couteaux blancs 1411 .<br />

Au niveau narratif, ce texte n’est pas terminé. Schwob utilise encore une fois la<br />

réticence comme dans Les Milésiennes.<br />

1408 Ibid., p.101.<br />

1409 Ibid., p.105-106.<br />

1410 Schwob, op. cit., p.166.<br />

1411 Ibid., p.168.<br />

Page 304


L’allégorique<br />

Le Conte <strong>de</strong>s œufs<br />

C’est un conte allégorique. Schwob utilise délibérément la structure du conte <strong>de</strong> fées :<br />

Il était une fois un bon p<strong>et</strong>it roi (n’en cher<strong>chez</strong> plus — l’espèce est perdue) qui<br />

laissait son peuple vivre à sa guise 1412 :<br />

Ce récit lui-même contient un récit, d’un style bien conte <strong>de</strong> fées, raconté par un<br />

personnage :<br />

Un roi <strong>de</strong> Nepaul, dit Nébuloniste, avait trois fil<strong>les</strong>. La première était belle comme<br />

un ange ; la secon<strong>de</strong> avait <strong>de</strong> l’esprit comme un démon ; mais la troisième possédait la<br />

vraie sagesse 1413 .<br />

Ce conte enchâssé <strong>de</strong> trois princesses, chacune avec un œuf magique, appartient au<br />

domaine merveilleux. Mais il est complètement bouclé avec une morale :<br />

La sage princesse avait ainsi multiplié ses plaisirs, parce qu’elle avait su<br />

attendre 1414 .<br />

Alors, c<strong>et</strong>te morale fait déci<strong>de</strong>r comment manger <strong>les</strong> œufs le dimanche <strong>de</strong> Pâques. Mais<br />

en interdisant <strong>de</strong> manger <strong>de</strong>s œufs pour <strong>les</strong> couver, le roi a détruit la paix du pays :<br />

Puis il y eut aussitôt <strong>de</strong>s hommes politiques pour commenter le décr<strong>et</strong>. L’apologue<br />

<strong>de</strong> Nébuloniste s’étant répandu par <strong>les</strong> journaux <strong>et</strong> l’on vit dans la loi du prince un mythe<br />

ingénieux qui commandait aux hommes <strong>de</strong> vivre en cénobites. Le pauvre roi se trouva<br />

ainsi avoir établi, sans le savoir, une religion d’État 1415 .<br />

Cela cause même une guerre :<br />

Ce furent alors <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s querel<strong>les</strong> dans le royaume. Beaucoup d’hommes<br />

préférèrent trouver leur bonheur dans ce mon<strong>de</strong> que dans l’autre ; ceux-là firent la guerre<br />

à ceux qui voulaient faire couver leurs œufs. Le pays fut ensanglanté, <strong>et</strong> le bon roi<br />

s’arrachait <strong>les</strong> cheveux 1416 .<br />

Le ton est tout <strong>de</strong> même humoristique <strong>et</strong> ce facteur surnaturel ne contribue pas à créer<br />

d’eff<strong>et</strong> fantastique.<br />

1412 Schwob, Cœur double, op. cit., p.154.<br />

1413 Ibid., p.157.<br />

1414 Ibid., p.159.<br />

1415 Ibid., p.160.<br />

1416 Ibid.<br />

Page 305


Les comiques<br />

Cœur double contient quelques contes comiques. C’est instructif pour considérer la<br />

relation entre le fantastique <strong>et</strong> le comique.<br />

Spiritisme<br />

Le suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> le titre <strong>de</strong> ce conte qui le rattachent au contexte surnaturel contrastent avec<br />

son ton comique. Le narrateur reçoit une invitation du Cercle Spirite <strong>et</strong> il y va. En arrivant, il<br />

trouve « Stéphane Winnicox, le banquier Colliwob<strong>les</strong>, Herr Professor Zahnweh. 1417 » Ces<br />

noms propres donnent déjà un ton comique parce que Stéphane Winnicox est le nom du<br />

<strong>de</strong>ntiste dans Sur <strong>les</strong> <strong>de</strong>nts, que Colliwob<strong>les</strong> est un ami du narrateur <strong>de</strong> Squel<strong>et</strong>te <strong>et</strong> que<br />

Zahnweh signifie le mal <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts. Ce ton comique est né aussi <strong>de</strong>s expressions dont la<br />

référence occulte est trop affichée comme « M. Médium » ou « Esprits Frappeurs » 1418 .<br />

Pour donner le ton comique, Schwob utilise <strong>de</strong>s références historico-culturel<strong>les</strong> aussi.<br />

Le narrateur <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’évoquer Gerson, qui est un <strong>de</strong>s possib<strong>les</strong> auteurs <strong>de</strong> L’Imitation <strong>de</strong><br />

Jésus-Christ 1419 . M. Médium <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Gerson <strong>de</strong> dire <strong>de</strong>puis combien <strong>de</strong> temps il est mort<br />

en frappant cinq coups par année avec <strong>les</strong> pieds <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong> la table :<br />

M. Gerson, qui paraît avoir été une personne vigoureuse dans son temps, se mit<br />

immédiatement en <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> répondre, <strong>et</strong> fit exécuter à la table une série <strong>de</strong> sauts-<strong>de</strong>mouton<br />

sur ses pieds <strong>de</strong> <strong>de</strong>vant. Les pieds <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière frappaient le plancher d’une<br />

manière prodigieuse. Ma tête aurait éclaté s’il m’avait fallu compter <strong>les</strong> coups ; mais M.<br />

Médium <strong>les</strong> suivait avec une habitu<strong>de</strong> consommée en hochant la tête d’un air entendu.<br />

Au bout d’une heure <strong>et</strong> <strong>de</strong>mie environ, la table donna <strong>de</strong>s signes évi<strong>de</strong>nts <strong>de</strong><br />

fatigue : on ne l’entendait pas souffler, mais M. Gerson <strong>de</strong>vait avoir <strong>les</strong> bras rompus <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> <strong>de</strong>rniers coups ressemblaient au p<strong>et</strong>it bruit d’une pipe qu’on fait claquer sur l’ongle,<br />

M. Médium nous dit qu’il avait enregistré le nombre extraordinaire <strong>de</strong> 2 255, ce qui<br />

donnait quatre cent cinquante <strong>et</strong> un ans coup pour coup 1420 .<br />

Nous trouvons ici l’usage d’une expression hyperbolique pour donner un eff<strong>et</strong> non pas<br />

fantastique, comme Todorov en donne l’exemple dans son Introduction à la littérature<br />

fantastique 1421 , mais comique.<br />

Le narrateur <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Gerson justement s’il est « vraiment l’auteur <strong>de</strong><br />

l’Imitation » 1422 . Alors il répond par « BU ». À partir <strong>de</strong> cela, Schwob développe une série <strong>de</strong><br />

1417<br />

Schwob, Cœur double, op. cit., p.128-129.<br />

1418<br />

Ibid., p.129.<br />

1419<br />

Cogn<strong>et</strong>, Louis, « Imitation <strong>de</strong> Jésus-Christ », CD Encyclopædia Universalis.<br />

1420<br />

Schwob, op. cit., p.130-131.<br />

1421<br />

Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p.82.<br />

1422 Schwob, op. cit., p.131.<br />

Page 306


éférence historique. C’est d’abord « Bucéphale », le cheval favori d’Alexandre le Grand.<br />

Puis « Buridan » <strong>et</strong> son âne, puis « Budée ». La table marque enfin « Butor ».<br />

Schwob utilise la personnification aussi. D’abord, c’est l’apparition <strong>de</strong> l’esprit :<br />

Nous attendîmes quelques minutes, lorsque la table se mit peu à peu à craquer <strong>et</strong> à<br />

gémir ; ce qui signifiait, me dit mon camara<strong>de</strong> dans l’oreille, que M. Gerson était arrivé<br />

<strong>et</strong> qu’il désirait répondre à mes questions 1423 .<br />

Une table qui craque <strong>et</strong> gémit est une introduction assez ordinaire du surnaturel.<br />

Pourtant à la fin, Schwob renverse la personnification pour donner un eff<strong>et</strong> comique :<br />

Le narrateur rentre <strong>chez</strong> lui avec M. Médium, alors, le guéridon commence à tourner, M.<br />

Médium essaie <strong>de</strong> l’arrêter mais le fait voler contre la vitre :<br />

Je lui dis : « Voyons, il est inutile <strong>de</strong> causer avec <strong>les</strong> meub<strong>les</strong>. Les meub<strong>les</strong> n’ont<br />

pas d’oreil<strong>les</strong>. On ne peut pas expostuler avec eux. Ne dérange pas mon mobilier. Les<br />

meub<strong>les</strong> <strong>les</strong> mieux fabriqués n’entendront jamais raison » 1424 .<br />

Cela continue :<br />

« À quoi cela sert-il ? Laisse, oh ! laisse-moi mon armoire à glace, ma table <strong>de</strong><br />

toil<strong>et</strong>te. Je te garantis leur moralité. El<strong>les</strong> ne tournent jamais. El<strong>les</strong> ne t’écouteront pas, —<br />

ne <strong>les</strong> j<strong>et</strong>te pas dans la rue ! 1425 »<br />

La symétrie fonctionne entre le médium <strong>et</strong> <strong>les</strong> meub<strong>les</strong> :<br />

Il ne répondit rien, parla à l’armoire <strong>et</strong> l’envoya se fracasser sur le trottoir, dit<br />

quelques mots à la toil<strong>et</strong>te, puis la proj<strong>et</strong>a vers le balcon. Enfin il <strong>de</strong>vint giroyant luimême,<br />

s’invectiva, <strong>les</strong> yeux hagards, essaya <strong>de</strong> s’empêcher <strong>de</strong> tourner, <strong>et</strong> d’un seul blond<br />

s’envoya à travers la croisée, la tête la première, dans le vi<strong>de</strong> 1426 .<br />

Un Squel<strong>et</strong>te<br />

Ce conte a le même ton comique que Le Spiritisme. Le titre a aussi une implication<br />

évi<strong>de</strong>nte. En un mot, c’est un négatif <strong>de</strong>s histoires <strong>de</strong> maison hantée. Le conte commence<br />

ainsi :<br />

1423 Ibid., p.130.<br />

1424 Ibid., p.132.<br />

1425 Ibid., p.133.<br />

1426 Ibid.<br />

1427 Schwob ; op. cit., p.134.<br />

J’ai couché une fois dans une maison hantée. Je n’ose pas trop raconter c<strong>et</strong>te<br />

histoire, parce que je suis persuadé que personne ne la croira 1427 .<br />

Page 307


C’est tout à fait un commencement ordinaire d’une histoire <strong>de</strong> fantôme. Mais tout <strong>de</strong><br />

suite, une série <strong>de</strong> négations apparaissent.<br />

Très certainement c<strong>et</strong>te maison était hantée, mais rien ne s’y passait comme dans<br />

<strong>les</strong> maisons hantées. Ce n’était pas un château vermoulu perché sur une colline boisée au<br />

bord d’un précipice ténébreux. Elle n’avait pas été abandonnée <strong>de</strong>puis plusieurs sièc<strong>les</strong>.<br />

Son <strong>de</strong>rnier propriétaire n’était pas mort d’une manière mystérieuse. Les paysans ne se<br />

signaient pas avec effroi en passant <strong>de</strong>vant. Aucune lumière blafar<strong>de</strong> ne se montrait à ses<br />

fenêtres en ruines quand le beffroi du village sonnait minuit. Les arbres du parc n’étaient<br />

pas <strong>de</strong>s ifs, <strong>et</strong> <strong>les</strong> enfants peureux ne venaient pas gu<strong>et</strong>ter à travers <strong>les</strong> haies <strong>de</strong>s formes<br />

blanches à la nuit tombante. Je n’arrivai pas dans une hôtellerie où toutes <strong>les</strong> chambres<br />

étaient r<strong>et</strong>enues. L’aubergiste ne se gratta pas longtemps la tête, une chan<strong>de</strong>lle à la main,<br />

<strong>et</strong> ne finit pas par me proposer en hésitant <strong>de</strong> me dresser un lit dans la salle basse du<br />

donjon. Il n’ajouta pas d’une mine effarée que <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> voyageurs qui y avaient couché<br />

aucun n’était revenu pour raconter sa fin terrible. Il ne me parla pas <strong>de</strong>s bruits diaboliques<br />

qu’on entendait la nuit dans le vieux manoir. Je n’éprouvai pas un sentiment intime <strong>de</strong><br />

bravoure qui me poussait à tenter l’aventure. Et je n’eus pas l’idée ingénieuse <strong>de</strong> me<br />

munir d’une paire <strong>de</strong> flambeaux <strong>et</strong> d’un pistol<strong>et</strong> à pierre ; je ne pris pas non plus la ferme<br />

résolution <strong>de</strong> veiller jusqu’à minuit en lisant un volume dépareillé <strong>de</strong> Swe<strong>de</strong>nborg, <strong>et</strong> je<br />

ne sentis pas vers minuit moins trois un sommeil <strong>de</strong> plomb s’abattre sur mes paupières 1428 .<br />

Et le narrateur récapitule <strong>et</strong> reprend le mouvement :<br />

Non, rien ne survint <strong>de</strong> ce qui arrive toujours dans ces terrifiantes histoires <strong>de</strong><br />

maisons hantées. Je débarquai du chemin <strong>de</strong> fer à l’hôtel <strong>de</strong>s Trois Pigeons ; j’avais très<br />

bon appétit <strong>et</strong> je dévorai trois tranches <strong>de</strong> rôti, du poul<strong>et</strong> sauté avec une excellente<br />

sala<strong>de</strong> ; je bus une bouteille <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux 1429 .<br />

L’apparition est Tom Bobbins qui est un squel<strong>et</strong>te.<br />

Mais lorsque je fus sur le point <strong>de</strong> me coucher, <strong>et</strong> que j’allais prendre mon verre <strong>de</strong><br />

grog pour le m<strong>et</strong>tre sur ma table <strong>de</strong> nuit, je fus un peu surpris <strong>de</strong> trouver Tom Bobbins au<br />

coin du feu 1430 .<br />

Voici la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> Tom-squel<strong>et</strong>te :<br />

Il allongea sa manche <strong>et</strong> me donna à serrer quelque chose que je pris d’abord pour<br />

un casse-nois<strong>et</strong>tes ; <strong>et</strong> comme j’allais lui exprimer mon mécontentement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te stupi<strong>de</strong><br />

farce, il tourna sa figure <strong>de</strong> mon côté, <strong>et</strong> je vis que son chapeau était planté sur un crâne<br />

dénudé 1431 .<br />

Mais ce qui est différent <strong>de</strong>s histoires gothiques ordinaires, c’est que le squel<strong>et</strong>te ne fait<br />

pas peur. Tant qu’il est squel<strong>et</strong>te, il est une créature pauvre :<br />

1428 Ibid., p.134-135.<br />

1429 Ibid., p.135.<br />

1430 Ibid.<br />

1431 Ibid.<br />

Page 308


Je ne connais pas une race plus méprisée que nous autres pauvres squel<strong>et</strong>tes. Les<br />

fabricants <strong>de</strong> cercueils nous logent abominablement mal. On nous habille juste avec ce<br />

que nous avons <strong>de</strong> plus léger, un habit <strong>de</strong> noces ou <strong>de</strong> soirée : j’ai été obligé d’aller<br />

emprunter ce compl<strong>et</strong> à mon huissier 1432 .<br />

C’est plutôt Tom en tant qu’être humain qui fait peur :<br />

Dans c<strong>et</strong>te hilarité excessive je remarquai qu’il re<strong>de</strong>venait humain, <strong>et</strong> je<br />

commençai, à avoir peur 1433 .<br />

Ce qui est exprimé explicitement dans le passage suivant :<br />

J’observai donc ce phénomène étrange <strong>et</strong> contraire à toutes ces pâ<strong>les</strong> histoires <strong>de</strong><br />

fantômes, que j’avais peur <strong>de</strong> voir Tom Bobbins, le squel<strong>et</strong>te, re<strong>de</strong>venir vivant 1434 .<br />

La raison <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te peur est expliquée par une série <strong>de</strong> « parce que » :<br />

Parce que je me souvenais d’avoir été mis <strong>de</strong>dans un couple <strong>de</strong> fois. Et parce que<br />

mon ami Tom Bobbins <strong>de</strong> l’ancien temps était d’une remarquable <strong>de</strong>xtérité dans la joute<br />

au couteau. Parce qu’en fait dans un moment <strong>de</strong> distraction, il m’avait taillé une<br />

aiguill<strong>et</strong>te dans le revers <strong>de</strong> ma cuisse droite 1435 .<br />

La raison est bien naturelle. Dans ce conte, c’est le naturel qui fait peur. Le conte se<br />

termine en évoquant le surnaturel qui rassure :<br />

La prochaine fois que Tom Bobbins arrivera, j’aurai bu mon grog ; je n’aurai pas<br />

un sou vaillant ; j’éteindrai ma bougie <strong>et</strong> le feu. Peut-être reviendra-t-il aux véritab<strong>les</strong><br />

mœurs <strong>de</strong>s fantômes, en secouant ses chaînes <strong>et</strong> en hurlant <strong>de</strong>s imprécations sataniques.<br />

Alors nous verrons 1436 .<br />

Sur <strong>les</strong> <strong>de</strong>nts<br />

C<strong>et</strong>te œuvre est un conte relevant du comique scientifique. Le recours au discours<br />

scientifique qui aurait pu créer le fantastique est utilisé ici pour donner un eff<strong>et</strong> comique. Le<br />

discours scientifique est représenté par <strong>les</strong> termes techniques parsemés dans le texte. Par<br />

exemple, la conversation commence ainsi :<br />

« Monsieur, vous ne savez pas à quoi vous vous exposez. Les <strong>de</strong>ux incisives <strong>de</strong><br />

votre mâchoire supérieure sont déjà piquées par une carie <strong>de</strong>ntaire <strong>et</strong> vous êtes menacé<br />

d’une gingivite alvéolo-infectieuse » 1437 .<br />

1432 Ibid., p.137.<br />

1433 Ibid., p.138.<br />

1434 Ibid.<br />

1435 Ibid.<br />

1436 Ibid., p.140.<br />

1437 Schwob, op. cit., p.141-142.<br />

Page 309


La machine en question est un maill<strong>et</strong> automatique d’une invention alleman<strong>de</strong>. Voici<br />

son application :<br />

Au premier coup <strong>de</strong> la machine infernale, <strong>les</strong> larmes me montèrent aux yeux. Je<br />

sentis que je n’aurais pas la force <strong>de</strong> résister. Je le lui criai. Il me répondit sans bouger :<br />

« Cela va être fini tout <strong>de</strong> suite, monsieur ». C<strong>et</strong>te mécanique me battait la mâchoire avec<br />

la régularité d’un marteau-pilon en faisant trembler tous <strong>les</strong> os <strong>de</strong> ma tête. Mon crâne<br />

cédait, mes <strong>de</strong>nts éclataient. — Quand il eut fini, il r<strong>et</strong>ira ses doigts <strong>de</strong> ma bouche <strong>et</strong> dit :<br />

« Cra<strong>chez</strong>, monsieur, voici la cuv<strong>et</strong>te » 1438 .<br />

Malgré l’expression « infernal », cela ne fait pas peur.<br />

L’Homme gras<br />

C’est un conte où le comique touche le grotesque. Le narratif est régi selon la loi <strong>de</strong> la<br />

symétrie. Chez l’homme gras arrive l’homme maigre. Pour une raison <strong>de</strong> santé, il convainc<br />

l’homme gras <strong>de</strong> faire un régime. L’homme gras maigrit <strong>et</strong> perd sa gai<strong>et</strong>é, tandis que<br />

l’homme maigre grossit. Citons le commentaire <strong>de</strong> Berg sur ce conte :<br />

Ces jeux spéculaires peuvent être plus formels, comme dans « L’Homme gras »,<br />

qui se présente à première vue comme une parabole morale sur la tartufferie. Mais ce<br />

serait oublier qu’une parabole — qui constitue le sous-titre explicite du texte — est aussi<br />

une ligne courbe dont chacun <strong>de</strong>s points est situé à égale distance d’un point fixe (foyer)<br />

ou d’une droite fixe (directrice). On s’aperçoit alors que c<strong>et</strong>te figure organise la structure<br />

du texte <strong>et</strong> conditionne une construction en contrepoint qui m<strong>et</strong> en <strong>de</strong>ux représentations<br />

parfaitement inverses du même univers, non un clin d’œil complice <strong>de</strong> l’auteur 1439 .<br />

La <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la maison <strong>de</strong> l’homme gras nous intéresse :<br />

Et tout, autour <strong>de</strong> lui, était soli<strong>de</strong>, rond <strong>et</strong> gras ; la table <strong>de</strong> chêne massif, aux larges<br />

pieds, fortement assise, polie sur <strong>les</strong> bords ; <strong>les</strong> vieux fauteuils avec leur dos ovale, leur<br />

siège renflé <strong>et</strong> leurs gros clous sphériques ; <strong>les</strong> tabour<strong>et</strong>s accroupis par terre comme <strong>de</strong>s<br />

crapauds gras, <strong>et</strong> <strong>les</strong> tapis lourds, à longue laine emmêlée. La pendule s’épatait sur la<br />

cheminée ; <strong>les</strong> trous <strong>de</strong> clef s’ouvraient comme <strong>de</strong>s yeux dans son cadran convexe ; le<br />

verre qui l’emboîtait se gonflait comme le hublot du casque d’un scaphandre ; <strong>les</strong><br />

flambeaux paraissaient <strong>les</strong> branches d’un arbre en cuivre noueux, <strong>et</strong> <strong>les</strong> chan<strong>de</strong>l<strong>les</strong> y<br />

pleuraient du suif. Le lit s’enflait comme un ventre rembourré ; <strong>les</strong> bûches qui brûlaient<br />

dans le feu faisaient craquer leur écorce, dodues <strong>et</strong> pétillantes ; <strong>les</strong> carafons du buff<strong>et</strong><br />

étaient trapus, <strong>les</strong> verres avaient <strong>de</strong>s bosses ; <strong>les</strong> bouteil<strong>les</strong>, un nœud puissant au goulot, à<br />

<strong>de</strong>mi pleines <strong>de</strong> vin, étaient encastrées dans leurs cerc<strong>les</strong> <strong>de</strong> feutre comme <strong>de</strong>s bombes<br />

vermeil<strong>les</strong> <strong>de</strong> verre. Et par-<strong>de</strong>ssus tout il y avait dans c<strong>et</strong>te grosse chambre ventrue,<br />

joyeuse <strong>et</strong> chau<strong>de</strong>, un homme gras, riant largement, ouvrant une bouche aux lippes saines,<br />

fumant <strong>et</strong> buvant 1440 .<br />

1438 Ibid., p.145.<br />

1439 Berg, art. cit., p.109-110.<br />

1440 Schwob, op. cit., p.148-149.<br />

Page 310


Dans la personnification, Schwob mélange <strong>de</strong>s expressions qui connotent la grosseur :<br />

« Et tout, autour <strong>de</strong> lui, était soli<strong>de</strong>, rond <strong>et</strong> gras », « massif », « larges », « ovale », <strong>et</strong>c. Ainsi,<br />

il établit une affinité entre l’homme gras <strong>et</strong> <strong>les</strong> choses qui l’entourent.<br />

Quand il maigrit, le sens est inverse. Schwob décrit d’abord le changement <strong>de</strong>s choses :<br />

Il y eut un amincissement progressif <strong>de</strong>s choses ; <strong>les</strong> meub<strong>les</strong> s’allongèrent <strong>et</strong><br />

furent anguleux ; <strong>les</strong> tabour<strong>et</strong>s grincèrent sous <strong>les</strong> pieds ; le parqu<strong>et</strong> ciré sentit la vieille<br />

cire ; <strong>les</strong> ri<strong>de</strong>aux <strong>de</strong>vinrent flasques <strong>et</strong> se moisirent ; <strong>les</strong> bûches eurent l’air <strong>de</strong> grelotter ;<br />

<strong>les</strong> poê<strong>les</strong> <strong>de</strong> la cuisine se rouillèrent ; <strong>les</strong> cassero<strong>les</strong> pendues se piquèrent <strong>de</strong> vers-<strong>de</strong>-gris.<br />

Le fourneau ne chanta plus, ni le joyeux pot-au-feu ; on entendait parfois tomber quelque<br />

charbon éteint sur un lit <strong>de</strong> vieille cendre. Le chat fut maigre <strong>et</strong> galeux ; il miaulait la<br />

désolation. Le chien, <strong>de</strong>venu hargneux, creva un jour <strong>les</strong> carreaux, <strong>de</strong> son échine osseuse,<br />

en fuyant avec un morceau <strong>de</strong> morue 1441 .<br />

Le changement <strong>de</strong> l’homme suit celui <strong>de</strong>s choses :<br />

Et l’homme gras suivit la pente <strong>de</strong> sa maison. Peu à peu sa graisse s’amassa dans<br />

<strong>de</strong>s dépôts jaunes, sous sa chair ; sa gorge faisait peine à voir <strong>et</strong> il avait le cou ridé<br />

comme un dindon ; sa figure était couverte <strong>de</strong> plis entrelacés, <strong>et</strong> la peau <strong>de</strong> son ventre<br />

flottait comme un gil<strong>et</strong> à jabot. Sa charpente osseuse, qui avait poussé à proportion, se<br />

balançait sur <strong>de</strong>ux bâtons minces qui avaient été <strong>de</strong>s cuisses <strong>et</strong> <strong>de</strong>s jambes. Il lui pendait<br />

<strong>de</strong>s lambeaux le long <strong>de</strong>s moll<strong>et</strong>s 1442 .<br />

Ainsi, le texte présente une symétrie parfaite. Comparons ce passage avec le premier<br />

paragraphe :<br />

Assis dans un fauteuil <strong>de</strong> cuir souple, l’homme gras examinait sa chambre avec<br />

joie. Il était vraiment gras, ayant au cou un épais collier, la poitrine bardée, le ventre<br />

couvert ; ses bras semblaient noués aux articulations comme <strong>de</strong>s saucisses <strong>et</strong> ses mains se<br />

posaient sur ses genoux comme <strong>de</strong> grosses cail<strong>les</strong> plumées, ron<strong>de</strong>s <strong>et</strong> blanches. Ses pieds<br />

étaient <strong>de</strong>s mirac<strong>les</strong> <strong>de</strong> pesanteur, ses jambes <strong>de</strong>s fûts <strong>de</strong> colonne <strong>et</strong> ses cuisses <strong>de</strong>s<br />

chapiteaux <strong>de</strong> chair. Il avait la peau luisante <strong>et</strong> grenue comme <strong>de</strong> la couenne ; ses yeux<br />

bouffaient <strong>de</strong> graisse <strong>et</strong> son quadruple menton étayait soli<strong>de</strong>ment sa face débordante 1443 .<br />

Les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers paragraphes résument tout :<br />

1441 Ibid., p.152-153.<br />

1442 Ibid., p.153.<br />

1443 Ibid., p.148.<br />

1444 Ibid., p.152.<br />

Au milieu <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te désolation, l’homme maigre se remplissait graduellement. Sa<br />

peau se gonflait <strong>et</strong> <strong>de</strong>venait rosée. Ses doigts commençaient à tourner. Et son air <strong>de</strong><br />

douce satisfaction allait toujours croissant.<br />

Alors l’homme qui avait été gras souleva piteusement la nappe <strong>de</strong> peau qui pendait<br />

sur ses genoux, — <strong>et</strong> la laissa r<strong>et</strong>omber 1444 .<br />

Page 311


Ce point d’arrivée peut fonctionner comme un point <strong>de</strong> convergence, le foyer selon<br />

Berg, parce que dans ce mon<strong>de</strong>, tout est réversible.<br />

Le scientifique<br />

La Machine à parler<br />

C’est aussi un conte comique mais c’est le seul conte d’une imagination scientifique.<br />

Un homme essaie <strong>de</strong> montrer sa machine à parler, mais avec un résultat catastrophique. La<br />

structure narrative est assez simple. L’homme conduit le narrateur <strong>chez</strong> lui <strong>et</strong> montre sa<br />

machine. Et quand il lui fait dire, au lieu <strong>de</strong> « AU COM-MENCE-MENT FUT LE VER-BE »,<br />

« J’AI CRÉÉ LE VERBE », « la parole fit explosion dans un bégaiement : VER-BE VER-BE<br />

VER-BE 1445 ».<br />

En ce qui concerne la conception scientifique, nous pouvons trouver une allusion à<br />

Edison :<br />

Et nous savons aussi qu’un jour du mois <strong>de</strong> décembre 1890, le jour anniversaire <strong>de</strong><br />

la mort <strong>de</strong> Robert Browning, on entendit sortir à Edison-House du cercueil d’un<br />

phonographe la voix vivante du poète, <strong>et</strong> que <strong>les</strong> on<strong>de</strong>s sonores <strong>de</strong> l’air peuvent<br />

ressusciter à tout jamais 1446 .<br />

Ici, le phonographe est décrit comme quelque chose qui lie la vie <strong>et</strong> la mort. Mais<br />

Schwob ne développe pas le conte dans ce sens-ci. Sa conception <strong>de</strong> la machine à parler est<br />

plus mécanique :<br />

Car il y avait à son centre, élevée jusqu’au plafond, une gorge géante, distendue <strong>et</strong><br />

grivelée, avec <strong>de</strong>s replis <strong>de</strong> peau noire qui pendaient <strong>et</strong> se gonflaient, un souffle <strong>de</strong><br />

tempête souterraine, <strong>et</strong> <strong>de</strong>ux lèvres énormes qui tremblaient au-<strong>de</strong>ssus. Et parmi <strong>de</strong>s<br />

grincements <strong>de</strong> roues, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s cris <strong>de</strong> fil en métal, on voyait frémir ces monceaux <strong>de</strong> cuir,<br />

<strong>et</strong> <strong>les</strong> lèvres gigantesques bâillaient avec hésitation ; puis, au fond rouge du gouffre qui<br />

s’ouvrait, un immense lobe charnu s’agitait, se relevait, se dandinait, se tendait en haut,<br />

en bas, à droite, à gauche, une rafale <strong>de</strong> vent bouffant éclatait dans la machine, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

paro<strong>les</strong> articulées jaillissaient, poussées par une voie extrahumaine. Les explosions <strong>de</strong>s<br />

consonnes étaient terrifiantes, car le P <strong>et</strong> le B, semblab<strong>les</strong> au V, s’échappaient<br />

directement au ras <strong>de</strong>s bords labiaux enflés <strong>et</strong> noirs : ils paraissaient naître sous nos<br />

yeux ; le D <strong>et</strong> le T s’élançaient sous la masse hargneuse supérieure du cuir qui se<br />

rebroussait, <strong>et</strong> l’R, longuement préparé, avait un sinistre roulement. Les voyel<strong>les</strong>,<br />

brusquement modifiées, giclaient <strong>de</strong> la gueule béante comme <strong>de</strong>s j<strong>et</strong>s <strong>de</strong> trompe. Le<br />

bégaiement <strong>de</strong> l’S <strong>et</strong> du CH dépassait en horreur <strong>de</strong>s mutilations prodigieuses 1447 .<br />

1445 Schwob, Le Roi au masque d’or, op. cit., p.117.<br />

1446 Ibid., p.113.<br />

1447 Ibid., p.115.<br />

Page 312


Nous pouvons constater d’abord que la technologie utilisée est purement mécanique <strong>et</strong><br />

que par conséquent, elle ne se dispose pas à c<strong>et</strong>te fonction <strong>de</strong> sublimation comme l’apportait<br />

l’usage <strong>de</strong> l’électricité dans l’Ève future. Et le fonctionnement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te machine est décrit<br />

négativement : « <strong>de</strong>s grincements <strong>de</strong> roues », « <strong>de</strong>s cris <strong>de</strong> fil en métal », « ces monceaux <strong>de</strong><br />

cuir » <strong>et</strong> « <strong>les</strong> lèvres gigantesques ». On dirait que c<strong>et</strong>te négativité prépare déjà la catastrophe<br />

finale.<br />

Deuxièmement, c<strong>et</strong>te conception nous semble conforme à sa connaissance dans la<br />

phonétique anatomique 1448 . Et il n’hésite pas à parsemer <strong>de</strong>s termes phonétiques : « <strong>de</strong>s<br />

consonnes », « labiaux », « articulées », « voyel<strong>les</strong> ».<br />

D’autre part, le mot-clef <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre est le mot « voix ». Ce mot compte 18<br />

occurrences, c’est une fréquence entre « qui » (24) <strong>et</strong> « dans » (16) 1449 . Nous pouvons<br />

confirmer l’importance <strong>de</strong> « la voix » quantitativement. La voix n’est pas simplement une<br />

chose physique :<br />

La voix qui est le signe aérien <strong>de</strong> la pensée, par là <strong>de</strong> l’âme, qui instruit, prêche,<br />

exhorte, prie, loue, aime, par qui se manifeste l’être dans la vie 1450 .<br />

Il appuie c<strong>et</strong>te opinion en citant Platon :<br />

La voix n’est pas qu’un frappement sur l’air : car le doigt en s’agitant, peut frapper<br />

l’air <strong>et</strong> ne pourra jamais faire <strong>de</strong> la voix 1451 .<br />

Si la voix est quelque chose <strong>de</strong> sacré 1452 , sa tentative <strong>de</strong> créer une machine à parler avec<br />

<strong>de</strong>s matières vulgaires sera un sacrilège. En fait il est puni à la fin :<br />

fou :<br />

[…] <strong>et</strong> l’homme, dont <strong>les</strong> ri<strong>de</strong>s sillonnaient la figure totalement tendue, agitait <strong>les</strong><br />

doigts avec fureur <strong>de</strong>vant sa bouche mu<strong>et</strong>te, ayant définitivement perdu la voix 1453 .<br />

Cependant la lecture rationaliste est toujours possible. L’homme est présenté comme<br />

Je regardai l’homme avec pitié. Une ri<strong>de</strong> profon<strong>de</strong> traversait son front <strong>de</strong> la pointe<br />

<strong>de</strong>s cheveux à la racine du nez. La folie semblait hérisser ses poils <strong>et</strong> illuminer <strong>les</strong> globes<br />

<strong>de</strong> ses yeux 1454 .<br />

1448<br />

Schwob a suivi <strong>les</strong> cours <strong>de</strong> Saussure <strong>et</strong> est entré à la Société <strong>de</strong> linguistique, Gou<strong>de</strong>mare, op. cit., p.60 <strong>et</strong> p.73.<br />

1449<br />

Pour <strong>les</strong> mots non-fonctionnels, il y a « homme » (11), « machine » (9), « parole » (8) <strong>et</strong> « lèvres » (6).<br />

1450<br />

Ibid., p.112-113.<br />

1451<br />

Ibid., p.113.<br />

1452<br />

C<strong>et</strong>te notion sur la voix a un point commun avec « Béatrice » dans Le Cœur double.<br />

1453 Ibid., p.117.<br />

1454 Ibid., p.114.<br />

Page 313


La folie ou une punition, c<strong>et</strong>te machine est certainement une forme dégradée <strong>de</strong> l’Ève<br />

future. Il faudrait ajouter que c’est la seule œuvre où Schwob fait une allusion à Poe.<br />

Les doub<strong>les</strong><br />

Schwob écrit <strong>de</strong>s contes où le thème du double est présenté <strong>de</strong> diverses façons. Ces<br />

contes se trouvent dans le Cœur double.<br />

Le Train 081<br />

L’influence <strong>de</strong> Poe, surtout celle <strong>de</strong> William Wilson est déjà mentionnée 1455 . Examinons<br />

le conte sur ce point d’abord.<br />

Le narrateur est dans le train 180 comme mécanicien. En allant <strong>de</strong> Paris à Marseille, il<br />

croise un autre train, le train 081 qui vient <strong>de</strong> Marseille, entre Nuits <strong>et</strong> Dijon :<br />

Nous avions sur une ardoise le numéro du train, marqué à la craie : 180. — Vis-àvis<br />

<strong>de</strong> nous, à la même place, un grand tableau blanc s’étalait, avec ces chiffres en noir :<br />

081 1456 .<br />

Le paragraphe suivant mériterait d’être cité entièrement :<br />

Alors une lumière étrange se fit dans ma tête, <strong>et</strong> mes idées disparurent pour faire<br />

place à une imagination extraordinaire. J’élevai le bras droit, — <strong>et</strong> l’autre homme noir<br />

éleva le sien ; je lui fis un signe <strong>de</strong> tête, — <strong>et</strong> il me répondit. Puis aussitôt je le vis se<br />

glisser jusqu’au marchepied, <strong>et</strong> je sus que j’en faisais autant. Nous longeâmes le train en<br />

marche, <strong>et</strong> <strong>de</strong>vant nous la portière du wagon A. A. F. 2551 s’ouvrit d’elle-même. Le<br />

spectacle d’en face frappa seul mes yeux — <strong>et</strong> pourtant je sentais que la même scène se<br />

produisait dans mon train. Dans ce wagon, un homme était couché, la figure recouverte<br />

d’un tissu <strong>de</strong> poil blanc ; une femme <strong>et</strong> une p<strong>et</strong>ite fille, enveloppées <strong>de</strong> soieries brodées<br />

<strong>de</strong> fleurs jaunes <strong>et</strong> rouges, gisaient inanimées sur <strong>les</strong> coussins. Je me vis aller à c<strong>et</strong><br />

homme <strong>et</strong> le découvrir. Il avait la poitrine nue. Des plaques bleuâtres tachaient sa peau ;<br />

ses doigts, crispés, étaient ridés <strong>et</strong> ses ong<strong>les</strong> livi<strong>de</strong>s ; ses yeux étaient entourés <strong>de</strong> cerc<strong>les</strong><br />

bleus. Tout cela, je l’aperçus d’un coup d’œil, <strong>et</strong> je reconnus aussi que j’avais <strong>de</strong>vant moi<br />

mon frère <strong>et</strong> qu’il était mort du choléra 1457 .<br />

Nous y voyons le thème <strong>de</strong> miroir <strong>et</strong> celui <strong>de</strong> double combinés à merveille. Ce que dit<br />

Berg le résume brièvement mais bien :<br />

Les rapports complexes entre la symétrie <strong>et</strong> l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> miroir sont illustrés par <strong>de</strong>s<br />

textes comme « Le Train 081 », dans Cœur Double, mais aussi par l’histoire d’une <strong>de</strong>s<br />

p<strong>et</strong>ites sœurs <strong>de</strong> Monelle 1458 .<br />

1455<br />

Supra.<br />

1456<br />

Schwob, Cœur double, op. cit., p.77.<br />

1457<br />

Ibid., p.78.<br />

1458<br />

Berg, art. cit., p.110.<br />

Page 314


Au niveau narratif, il faudrait ajouter qu’il y a un autre facteur. Le tain 081 a transporté<br />

non seulement la famille du frère du narrateur mais aussi le choléra. Voici la fin du conte :<br />

La femme <strong>de</strong> mon frère est Chinoise ; elle a <strong>les</strong> yeux fendus en aman<strong>de</strong> <strong>et</strong> la peau<br />

jaune. J’ai eu du mal à l’aimer : cela paraît drôle, une personne d’une autre race. Mais la<br />

p<strong>et</strong>ite ressemblait tant à mon frère ! Maintenant que je suis vieux <strong>et</strong> que <strong>les</strong> trépidations<br />

<strong>de</strong>s machines m’ont rendu infirme, el<strong>les</strong> vivent avec moi, — <strong>et</strong> nous vivons tranquil<strong>les</strong>,<br />

sauf que nous nous souvenons <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te terrible nuit du 22 septembre 1865, où le choléra<br />

bleu est venu <strong>de</strong> Marseille à Paris par le train 081 1459 .<br />

Sur le plan <strong>de</strong>scriptif, nous r<strong>et</strong>iendrons encore une fois, l’usage du mot rouge 1460 . La<br />

première occurrence <strong>de</strong> ce mot désigne sa relation avec la maladie :<br />

Les paquebots qui arrivaient apportaient <strong>de</strong> mauvaises nouvel<strong>les</strong> <strong>de</strong> la mer Rouge.<br />

On disait que le choléra avait éclaté à la Mecque 1461 .<br />

Nous y trouvons la parenté avec Le Roi au masque d’or <strong>et</strong> avec Le Masque <strong>de</strong> la Mort<br />

rouge <strong>de</strong> Poe.<br />

D’autre part, le rouge nous évoque quelque chose <strong>de</strong> diabolique :<br />

Les coques <strong>de</strong> verre bleu nous garantissent <strong>de</strong> la poussière. La nuit, nous <strong>les</strong><br />

relevons sur notre front ; <strong>et</strong> avec nos foulards, <strong>les</strong> oreil<strong>les</strong> <strong>de</strong> nos casqu<strong>et</strong>tes rabattues <strong>et</strong><br />

nos gros cabans, nous avons l’air <strong>de</strong> diab<strong>les</strong> montés sur <strong>de</strong>s bêtes aux yeux rouges 1462 .<br />

Le rouge est lié aussi à la folie :<br />

Ainsi caparaçonnés, nous nous tirons <strong>les</strong> yeux dans l’obscurité à chercher <strong>les</strong><br />

signaux rouges. Vous en trouverez bien <strong>de</strong> vieillis dans le métier que le Rouge a rendus<br />

fous. Encore maintenant, c<strong>et</strong>te couleur me saisit <strong>et</strong> m’étreint d’une angoisse inexprimable.<br />

La nuit souvent je me réveille en sursaut, avec un éblouissement rouge dans <strong>les</strong> yeux :<br />

effrayé, je regar<strong>de</strong> dans le noir — il me semble que tout craque autour <strong>de</strong> moi, — <strong>et</strong> d’un<br />

j<strong>et</strong> le sang me monte à la tête ; puis je pense que je suis dans mon lit, <strong>et</strong> je me renfonce<br />

entre mes draps 1463 .<br />

C’est dans le brouillard rouge que le narrateur croise le train.<br />

Il était tout enveloppé d’un brouillard rougeâtre. Les cuivres <strong>de</strong> la machine<br />

brillaient. La vapeur fusait sans bruit sur le timbre. Deux hommes noirs dans la brume<br />

s’agitaient sur la plate-forme 1464 .<br />

Sur la brume rouge, je vis ainsi se détacher l’ombre <strong>de</strong> Graslepoix 1465 .<br />

1459 Schwob, op. cit., p.79.<br />

1460 L’occurrence <strong>de</strong> ce mot est assez élevée : « Rouge » 2 fois, « rouge » 1 fois, « rouge » 1 fois, « rouges » 3 fois <strong>et</strong><br />

« rougeâtre » 1 fois.<br />

1461 Ibid., p.75.<br />

1462 Ibid., p.76.<br />

1463 Ibid., p.76-77.<br />

1464 Ibid., p.77.<br />

Page 315


Le mot « rouge » est utilisé dans le passage suivant aussi, mais c<strong>et</strong>te fois-ci, il est<br />

secondaire :<br />

Dans ce wagon, un homme était couché, la figure recouverte d’un tissu <strong>de</strong> poil<br />

blanc ; une femme <strong>et</strong> une p<strong>et</strong>ite fille, enveloppées <strong>de</strong> soieries brodées <strong>de</strong> fleurs jaunes <strong>et</strong><br />

rouges, gisaient inanimées sur <strong>les</strong> coussins 1466 .<br />

L’usage <strong>de</strong> ce mot appuie le fantastique créé par le narratif.<br />

Les Sans-Gueule<br />

C’est aussi un conte avec le thème du double. Il s’agit <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux hommes qui ont perdu<br />

leur visage. La femme d’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux arrive. Elle doit choisir son mari.Si nous <strong>de</strong>vions citer<br />

tous <strong>les</strong> passages qui concernent la dualité, nous <strong>de</strong>vrions citer le conte entier. Le conte est<br />

tellement marqué par elle. Il commence ainsi :<br />

On <strong>les</strong> ramassa tous <strong>de</strong>ux, l’un à côté <strong>de</strong> l’autre, sur l’herbe brûlée. Leurs<br />

vêtements avaient volé en lambeaux 1467 .<br />

Il utilise la numérotation pour souligner l’anonymat <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux hommes :<br />

Ils reçurent à l’ambulance <strong>les</strong> noms <strong>de</strong> Sans-Gueule n°1 <strong>et</strong> Sans-Gueule n°2 1468 .<br />

La femme <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à ce que <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux hommes lui soient confiés pendant un mois, <strong>et</strong><br />

commence à vivre avec eux. Il y a plusieurs passages qui dénotent la duplicité, mais le<br />

passage suivant nous semble spectaculaire :<br />

Elle <strong>les</strong> regardait tous <strong>de</strong>ux comme ses « mannequins rouges », <strong>et</strong> ce furent <strong>les</strong><br />

poupées falotes qui peuplèrent son existence. Fumant leur pipe, assis sur leur lit, dans la<br />

même attitu<strong>de</strong>, exhalant <strong>les</strong> mêmes tourbillons <strong>de</strong> vapeur, <strong>et</strong> poussant simultanément <strong>les</strong><br />

mêmes cris inarticulés, ils ressemblaient plutôt à <strong>de</strong>s pantins gigantesques apportés<br />

d’Orient, à <strong>de</strong>s masques sanglants venus d’Outre-mer, qu’à <strong>de</strong>s êtres animés d’une vie<br />

consciente <strong>et</strong> qui avaient été <strong>de</strong>s hommes 1469 .<br />

Enfin elle choisit, mais la mort <strong>de</strong> l’un r<strong>et</strong>ourne la situation :<br />

1465<br />

Ibid., p.78.<br />

1466<br />

Ibid.<br />

1467<br />

Schwob, op. cit., p.86.<br />

1468<br />

Ibid.<br />

1469<br />

Ibid., p.89.<br />

Ce ne furent plus <strong>de</strong>ux poupées pourpres — mais l’un fut étranger — l’autre peutêtre<br />

la moitié d’elle-même. Lorsque le mala<strong>de</strong> fut mort, toute sa peine se réveilla. Elle<br />

crut véritablement qu’elle avait perdu son mari ; elle courut, haineuse, vers l’autre Sans-<br />

Page 316


Gueule, <strong>et</strong> s’arrêta, prise <strong>de</strong> sa pitié enfantine, <strong>de</strong>vant le misérable mannequin rouge qui<br />

fumait joyeusement, en modulant ses cris 1470 .<br />

Citons encore une fois le commentaire <strong>de</strong> Berg :<br />

L’impact sur la lecture d’un récit polarisé par un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> symétrie comme « Les<br />

Sans-gueule » a été bien analysé par Ross Chambers 1471 . L’indifférenciation provoquée,<br />

dans ce récit, par la présence <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux êtres isomorphes (<strong>les</strong> « sans-gueule ») entre<br />

<strong>les</strong>quels le personnage féminin (<strong>et</strong> donc aussi le lecteur) doit choisir, débouche sur une<br />

indécidabilité interprétative. L’embarras <strong>de</strong> la jeune femme, son va-<strong>et</strong>-vient entre <strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>ux personnages indifférenciés est structurellement la même que celle du lecteur<br />

anxieux <strong>de</strong> trouver le sens <strong>et</strong> la bonne interprétation. C<strong>et</strong>te angoisse du lecteur, Ross<br />

Chambers montre qu’elle procè<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> tout signe distinctif qui perm<strong>et</strong>trait<br />

d’i<strong>de</strong>ntifier l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux « sans-gueule » comme l’époux <strong>de</strong> la jeune femme <strong>et</strong> donc <strong>de</strong><br />

l’impossibilité <strong>de</strong> finir le traj<strong>et</strong> interprétatif (la fin du conte se terminant d’ailleurs sur une<br />

stase très caractéristique d’hésitation perpétuée à l’infini) 1472 .<br />

Nous pouvons remplacer le mot « angoisse » par le mot « fantastique ». Le fantastique<br />

<strong>de</strong> ce conte vient principalement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te structure symétrique, <strong>et</strong> sans elle, c<strong>et</strong>te œuvre ne<br />

serait qu’un conte étrange <strong>et</strong> cruel.<br />

L’Homme double<br />

C’est aussi un conte relevant du thème <strong>de</strong> double. Mais il est plus complexe parce qu’il<br />

est question à la fois <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux apparences d’une personnalité <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux personnalités d’un<br />

être :<br />

Ce conte illustre un cas <strong>de</strong> d’influence <strong>et</strong> en même temps <strong>de</strong> dédoublement :<br />

l’influence qui, toute fois, ne s’exerce que dans une direction 1473 .<br />

Le juge d’instruction accueille l’accusé. C<strong>et</strong>te œuvre aurait pu être un roman policier.<br />

Mais l’homme imite le juge tant sur <strong>les</strong> apparences extérieures que sur <strong>les</strong> comportements. En<br />

fait, il possè<strong>de</strong> une double personnalité <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>uxième personnalité est celle d’un juge<br />

d’instruction. Voici l’affirmation finale du juge :<br />

Et le juge, à son tour <strong>de</strong>bout <strong>de</strong>vant l’homme, se posait un terrible problème. Des<br />

<strong>de</strong>ux personnages <strong>de</strong>mi-simulés qu’il avait eus <strong>de</strong>vant lui, l’un était coupable <strong>et</strong> l’autre ne<br />

l’était pas. C<strong>et</strong> homme était double <strong>et</strong> avait <strong>de</strong>ux consciences ; mais <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux êtres réunis<br />

1470 Ibid., p.91.<br />

1471 (note par Berg), Ross. Chambers, « Schwob's Les Sans-Gueule and the Anxi<strong>et</strong>y of Reading », dans L'Hénaurme siècle. A<br />

Miscellany of Essays on Nin<strong>et</strong>eenth-Century French Literature (W. Mc Lendon, éd.), Hei<strong>de</strong>lberg, C. Winter, 1984, p. 195-<br />

205.<br />

1472 Berg, art. cit., p.111.<br />

1473 Trembley, Marcel Schwob, faussaire <strong>de</strong> la nature, 1969, p.39-40.<br />

Page 317


en un, quel était le véritable ? Un d’eux avait agi, — mais était-ce l’être primordial ?<br />

Dans l’homme double qui s’était révélé — où était l’homme 1474 ?<br />

Tout comme dans Les Sans-Gueule, « l’hésitation perpétuée à l’infini » du juge est celle<br />

du lecteur d’où naît le fantastique. Nous examinons la <strong><strong>de</strong>scription</strong> qui soutient c<strong>et</strong>te hésitation.<br />

Voici la première <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> l’homme :<br />

Il avait l’air abattu d’un homme qui ne comprend rien à ce qu’on lui fait faire ; <strong>les</strong><br />

gar<strong>de</strong>s municipaux le quittèrent à la porte avec un regard <strong>de</strong> commisération. Seu<strong>les</strong> <strong>les</strong><br />

prunel<strong>les</strong>, luisantes <strong>et</strong> mobi<strong>les</strong>, paraissaient vivre dans sa face terreuse : el<strong>les</strong> avaient<br />

l’éclat <strong>et</strong> l’impénétrabilité <strong>de</strong> la faïence noire polie. Les vêtements, redingote <strong>et</strong> pantalon<br />

en sac, pendaient à son corps comme <strong>de</strong>s habits accrochés ; le chapeau, haut <strong>de</strong> forme,<br />

avait été écrasé par <strong>de</strong>s plafonds bas ; le tout, avec l’indication <strong>de</strong>s favoris, donnant assez<br />

bien l’idée d’un homme <strong>de</strong> loi misérable poursuivi par ses confrères 1475 .<br />

Premièrement, l’homme est caractérisé par une inactivité exceptionnelle : « Seu<strong>les</strong> <strong>les</strong><br />

prunel<strong>les</strong>, luisantes <strong>et</strong> mobi<strong>les</strong>, paraissaient vivre dans sa face terreuse », mais « el<strong>les</strong> avaient<br />

l’éclat <strong>et</strong> l’impénétrabilité <strong>de</strong> la faïence noire polie ». Deuxièmement, c’est l’apparence, <strong>de</strong>s<br />

vêtements ici, qui donne la ressemblance. Schwob continue ce procédé pour établir la dualité<br />

peu à peu :<br />

Et, tandis qu’il faisait glisser machinalement du pouce <strong>les</strong> pièces éparses <strong>de</strong>s<br />

dossiers qui gisaient sur sa table, l’apparence <strong>de</strong> respectabilité répandue sur c<strong>et</strong> homme<br />

lui donna, comme dans une <strong>de</strong> ces explosions <strong>de</strong> lumière, sitôt évanouies, qui illuminent<br />

le cerveau, l’étrange impression qu’il avait <strong>de</strong>vant lui un autre juge d’instruction, avec<br />

une redingote <strong>et</strong> <strong>de</strong>s favoris courts, avec <strong>de</strong>s yeux impénétrab<strong>les</strong> <strong>et</strong> perçants, sorte <strong>de</strong><br />

malheureuse caricature falote <strong>et</strong> mal <strong>de</strong>ssinée, s’estompant dans la grisaille du jour 1476 .<br />

C<strong>et</strong>te respectabilité in<strong>de</strong>scriptible, qui venait certainement <strong>de</strong> la coupe <strong>de</strong> la barbe<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s vêtements, confondait néanmoins le juge dans l’affaire présente, <strong>et</strong> le faisait<br />

hésiter 1477 .<br />

La ressemblance va jusqu’à contaminer la voix :<br />

Sa voix jusqu’alors avait été terne, monotone, impersonnelle. Il était impossible <strong>de</strong><br />

se rappeler un ton semblable. Les nuances n’y existaient pas : il était gris <strong>et</strong> uniforme<br />

comme la face terreuse du personnage. Mais, lorsque l’homme répondit à l’exhortation<br />

du juge, il fit à son tour une sorte d’exhortation. Les tons <strong>de</strong> voix s’accusèrent ; <strong>et</strong> furent<br />

l’imitation pâle <strong>de</strong>s tons <strong>de</strong> voix par <strong>les</strong>quels le magistrat s’était adressé à lui. Les mots<br />

qui vinrent à ses lèvres furent <strong>de</strong>s copies <strong>de</strong>s mots qu’il avait entendus 1478 .<br />

Enfin, Schwob présente l’i<strong>de</strong>ntité avec précision.<br />

1474 Schwob, op. cit., p.103.<br />

1475 Ibid., p.98, nous soulignons.<br />

1476 Ibid., p.98-99. , nous soulignons<br />

1477 Ibid., p.99, nous soulignons.<br />

1478 Ibid., p.101.<br />

Page 318


Il y avait <strong>de</strong>vant la table du juge d’instruction un être singulier qui mimait le<br />

magistrat avec un talent réel, qui colorait sa voix monotone avec <strong>les</strong> tons du juge, qui<br />

plissait un visage terne dans <strong>les</strong> ri<strong>de</strong>s expressives <strong>de</strong> la figure placée en face <strong>de</strong> lui, qui<br />

semblait gonfler ses vêtements flottants avec <strong>de</strong>s gestes exactement empruntés. Si bien<br />

que <strong>de</strong> l’apparence vague qui avait frappé le juge d’instruction à l’entrée <strong>de</strong> son accusé, il<br />

se dégageait maintenant l’image n<strong>et</strong>te, précise, d’un homme <strong>de</strong> loi qui discute avec un<br />

confrère ; comme si on avait forcé <strong>les</strong> traits d’un <strong>de</strong>ssin flou, gris <strong>et</strong> fondu, jusqu’à lui<br />

donner le tranchant d’une eau-forte où le blanc crie contre le noir 1479 .<br />

Maintenant, examinons la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> l’autre personnalité. Celle-ci est caractérisée<br />

par sa vivacité :<br />

Une on<strong>de</strong> courut tout le long du personnage, <strong>et</strong> mit le visage entier en mouvement.<br />

Les yeux roulèrent <strong>et</strong> <strong>de</strong>vinrent clairs. Les cheveux se hérissèrent, avec <strong>les</strong> favoris, qui<br />

semblèrent en être <strong>les</strong> prolongements. Des plis se creusèrent aux tempes <strong>et</strong> à la bouche.<br />

La figure <strong>de</strong> l’homme avait maintenant une fixité mauvaise ; <strong>et</strong>, avec un geste étrange,<br />

comme venant d’être réveillé, il se frotta <strong>de</strong>ux ou trois fois sous le nez, <strong>de</strong> l’in<strong>de</strong>x. Puis il<br />

se mit à parler, avec un accent traînard, <strong>les</strong> mains non plus gour<strong>de</strong>s, mais suivant <strong>les</strong><br />

paro<strong>les</strong> avec <strong>de</strong>s gestes 1480 .<br />

La relation entre ces <strong>de</strong>ux personnalités est antithétique. Nous pouvons l’observer au<br />

niveau du langage aussi. Le langage <strong>de</strong> la première personnalité est pli <strong>et</strong> soutenu :<br />

Quand le juge l’interrogea, il employa malgré lui <strong>de</strong>s formu<strong>les</strong> <strong>de</strong> politesse <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

atténuations sympathiques 1481 .<br />

L’autre personnalité utilise un langage plus populaire :<br />

« Où que j’suis ? Eh ben — <strong>chez</strong> moi — donc ! Qu’est-ce que ça peut t’foutre, où<br />

que j’suis ! 1482 »<br />

Ces <strong>de</strong>ux procédés symétriques, l’un par ressemblance <strong>et</strong> l’autre par antithèse,<br />

aboutissent à la constatation finale que nous avons citée au début.<br />

Les fantastiques<br />

Nous pensons que ces contes sont fantastiques non seulement par l’eff<strong>et</strong> d’hésitation<br />

que leur structure narrative incite, mais aussi par c<strong>et</strong>te interaction entre le narratif <strong>et</strong> le<br />

<strong>de</strong>scriptif.<br />

1479 Ibid., p.101-102.<br />

1480 Ibid., p.102.<br />

1481 Ibid., p.100.<br />

1482 Ibid., p.102.<br />

Page 319


Le Sabot<br />

Ce conte aussi a une structure double, avec un récit enchâssant <strong>et</strong> un récit enchâssé. Le<br />

récit enchâssé commence par le paragraphe suivant :<br />

La p<strong>et</strong>ite fille glissa son pied mouillé dans le gros sabot, <strong>et</strong> se trouva tout à coup<br />

sur la grand’route, le soleil levé dans <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s rouges <strong>et</strong> viol<strong>et</strong>tes à l’Orient, parmi l’air<br />

piquant du matin, la brume flottant encore sur <strong>les</strong> prés ! Il n’y avait plus ni forêt, ni<br />

écureuil, ni diable 1483 .<br />

À partir <strong>de</strong> cela, toute la vie <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te fille est racontée. Et ce récit intérieur se termine<br />

avec le passage suivant :<br />

Tandis que la <strong>de</strong>rnière bouffée d’air chantait dans sa gorge, on entendait sonner<br />

matines, <strong>et</strong> ses yeux s’obscurcirent tout à coup : elle sentit qu’il faisait nuit ; elle vit<br />

qu’elle était dans la forêt du Gâvre ; elle venait <strong>de</strong> rem<strong>et</strong>tre son sabot ; le diable avait<br />

cueilli une nois<strong>et</strong>te avec sa queue, <strong>et</strong> l’écureuil achevait d’en croquer une autre 1484 .<br />

Ce conte est très particulier parce que, contrairement à beaucoup <strong>de</strong> cas, c’est le récit<br />

enchâssé qui est réaliste <strong>et</strong> que le récit enchâssant est merveilleux.<br />

Commençons par le récit enchâssant. Il reprend <strong>les</strong> stéréotypes <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fées ou<br />

<strong>de</strong>s contes populaires sur le diable. Il se passe dans la forêt, « forêt du Gâvre » 1485 , qui est<br />

« coupée par douze grands chemins » 1486 , un nombre mythique. Et c’est « la veille <strong>de</strong> la<br />

Toussaint ». La p<strong>et</strong>ite fille rencontre le diable :<br />

Alors la p<strong>et</strong>ite fille se leva, <strong>et</strong> entra sous <strong>les</strong> arbres, sous <strong>de</strong>s arceaux <strong>de</strong> branches<br />

entrelacées, avec <strong>de</strong>s buissons épineux piqués <strong>de</strong> prunel<strong>les</strong> d’où jaillissaient soudain <strong>de</strong>s<br />

nois<strong>et</strong>iers <strong>et</strong> <strong>de</strong>s coudriers, tout droit vers le ciel. Et au fond d’un <strong>de</strong> ces berceaux noirs,<br />

elle vit <strong>de</strong>ux flammes très rouges 1487 .<br />

Un être extraordinaire était accroupi sous un buisson, avec <strong>de</strong>s yeux enflammés <strong>et</strong><br />

une bouche d’un viol<strong>et</strong> sombre ; sur sa tête <strong>de</strong>ux cornes pointues se dressaient, <strong>et</strong> il y<br />

piquait <strong>de</strong>s nois<strong>et</strong>tes qu’il cueillait sans cesse avec sa longue queue 1488 .<br />

Nous y trouvons une image du diable bien stéréotypée. À la fin du conte, la p<strong>et</strong>ite fille<br />

accepte <strong>de</strong> suivre le diable :<br />

Eh bien ! dit-elle au diable, je suis damnée, mais je te suis 1489 .<br />

Schwob présente encore une fois l’image du diable :<br />

1483<br />

Schwob, Cœur double, op. cit., p.57.<br />

1484<br />

Ibid., p.62.<br />

1485<br />

Ibid., p.57.<br />

1486<br />

Ibid.<br />

1487<br />

Ibid., p.57-58.<br />

1488<br />

Ibid., p.58.<br />

1489<br />

Ibid., p.63.<br />

Page 320


Le diable siffla un j<strong>et</strong> <strong>de</strong> vapeur blanche <strong>de</strong> sa bouche viol<strong>et</strong> sombre, enfonça ses<br />

griffes dans la jupe <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite fille, <strong>et</strong>, ouvrant <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s ai<strong>les</strong> noires <strong>de</strong> chauve-souris,<br />

monta rapi<strong>de</strong>ment au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s arbres <strong>de</strong> la forêt 1490 .<br />

Et comme dans beaucoup <strong>de</strong> contes populaires, la fille est sauvée par <strong>les</strong> saints. La<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong>s saints est aussi stéréotypée :<br />

Les saints avaient autour <strong>de</strong> la tête un halo d’or ; <strong>les</strong> larmes <strong>de</strong>s saintes <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

gouttes <strong>de</strong> sang qu’el<strong>les</strong> avaient versées s’étaient changées en diamants <strong>et</strong> en rubis qui<br />

parsemaient leurs robes diaphanes 1491 .<br />

À la fin, elle s’envole dans le ciel :<br />

Et <strong>les</strong> haillons <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite s’abattirent ; <strong>et</strong> l’un après l’autre ses <strong>de</strong>ux sabots<br />

tombèrent dans le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nuit, <strong>et</strong> <strong>de</strong>ux ai<strong>les</strong> éblouissantes jaillirent <strong>de</strong> ses épau<strong>les</strong>. Et<br />

elle s’envola, entre sainte Marie <strong>et</strong> sainte Ma<strong>de</strong>leine, vers un astre vermeil <strong>et</strong> inconnu où<br />

sont <strong>les</strong> î<strong>les</strong> <strong>de</strong>s Bienheureux 1492 .<br />

Donc, le récit enchâssant n’est rien d’autre qu’un conte merveilleux typique. En<br />

revanche, le récit enchâssé est d’un ton réaliste. La fille est trouvée par une paysanne :<br />

On dirait qu’elle va passer, souffla la paysanne. Pauv’ ch’tiote. C’est-y une diote<br />

ou ben qu’elle a été mordue par un cocodrille ou un sourd, <strong>de</strong>s fois ? 1493<br />

Comme nous le trouvons dans ce passage, le langage populaire renforce ce ton réaliste.<br />

La fille est élevée ensuite dans la maison <strong>de</strong> pêcheur :<br />

Et elle fut élevée comme <strong>les</strong> gars <strong>et</strong> garçail<strong>les</strong> <strong>de</strong>s mathurins, avec la garc<strong>et</strong>te. Les<br />

bourrées <strong>et</strong> <strong>les</strong> taloches <strong>de</strong>scendirent sur elle bien souvent. Et lorsqu’elle prit <strong>de</strong> l’âge, à<br />

force <strong>de</strong> raccommo<strong>de</strong>r <strong>les</strong> fil<strong>et</strong>s, <strong>et</strong> <strong>de</strong> manier <strong>les</strong> plombs, <strong>et</strong> <strong>de</strong> mener l’écop<strong>et</strong>te, <strong>et</strong><br />

éplucher le goémon, <strong>et</strong> laver <strong>les</strong> cabans, <strong>et</strong> tremper <strong>les</strong> bras dans l’eau grasse <strong>et</strong> dans l’eau<br />

salée, ses mains <strong>de</strong>vinrent rouges <strong>et</strong> éraillées, ses poign<strong>et</strong>s ridés comme le cou d’un<br />

lézard ; <strong>et</strong> ses lèvres noires donc, <strong>et</strong> sa taille carrée, sa gorge pendante, <strong>et</strong> ses pieds bien<br />

durs <strong>et</strong> cornés, pour avoir passé maintes fois sur <strong>les</strong> pustu<strong>les</strong> <strong>de</strong> cuir du varech <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

bouqu<strong>et</strong>s <strong>de</strong> mou<strong>les</strong> violacées qui raclent la peau avec le tranchant <strong>de</strong> leurs coquil<strong>les</strong> 1494 .<br />

C’est plutôt comme une écriture naturaliste. Et elle se marie avec un pêcheur <strong>et</strong> mène<br />

une vie monotone :<br />

1490 Ibid.<br />

1491 Ibid.<br />

1492 Ibid., p.64.<br />

1493 Ibid., p.60.<br />

1494 Ibid., p.61.<br />

Et elle eut une traînée d’enfants accrochés à ses jupes quand elle raclait sur le pas<br />

<strong>de</strong> la porte la marmite aux groux. Eux aussi furent élevés comme <strong>de</strong>s gars <strong>et</strong> garçail<strong>les</strong> <strong>de</strong><br />

mathurins, à la garc<strong>et</strong>te. Les journées se passèrent l’une après l’autre, monotones <strong>et</strong><br />

encore monotones, à débarbouiller <strong>les</strong> p<strong>et</strong>its <strong>et</strong> à raccommo<strong>de</strong>r <strong>les</strong> fil<strong>et</strong>s, à coucher le<br />

Page 321


vieux quand il rentrait plein, <strong>et</strong> <strong>les</strong> bons soirs, <strong>de</strong>s fois, à jouer au trois-sept avec <strong>les</strong><br />

commères, pendant que la pluie claquait contre <strong>les</strong> carreaux <strong>et</strong> que le vent rabattait <strong>les</strong><br />

brindil<strong>les</strong> dans l’âtre 1495 .<br />

Ce mon<strong>de</strong> réel est bouleversé par la parole du diable :<br />

Non pas, dit le diable : il est vrai que je t’ai fait vivre toute ta vie, mais pendant<br />

l’instant seulement que tu as remis ton sabot 1496 .<br />

Donc ce qui est plus réaliste est le rêve <strong>et</strong> le merveilleux la réalité. Mais le lecteur peut<br />

toujours se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si c’est le cadre merveilleux qui est le rêve. Schwob complique c<strong>et</strong>te<br />

réversibilité en introduisant un facteur surnaturel dans le récit intérieur :<br />

De la p<strong>et</strong>ite fille <strong>de</strong> jadis il ne restait guère, sinon <strong>de</strong>ux yeux comme <strong>de</strong>s braises <strong>et</strong><br />

un teint jus <strong>de</strong> pipe ; joues flétries, moll<strong>et</strong>s tordus, dos courbé par <strong>les</strong> panerées <strong>de</strong> sardines,<br />

c’était une cheminote <strong>de</strong>venue bonne à marier 1497 .<br />

Elle gar<strong>de</strong> <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux yeux enflammés du diable.<br />

La structure symétrique est toujours présente. Deux sabots sont présentés pour<br />

commencer <strong>et</strong> terminer le récit intérieur. Le nombre 2 est toujours récurrent : <strong>de</strong>ux yeux, <strong>de</strong>ux<br />

sabots, <strong>de</strong>ux plumeaux, <strong>de</strong>ux ai<strong>les</strong> … Et il s’agit <strong>de</strong> choisir entre la vie banale <strong>et</strong> le voyage<br />

damné.<br />

Arachné<br />

C’est un conte fantastique conforme au norme todorovien. Le narrateur est présenté<br />

comme un assassin fou :<br />

Vous dites que je suis fou <strong>et</strong> vous m’avez enfermé ; mais je me ris <strong>de</strong> vos<br />

précautions <strong>et</strong> <strong>de</strong> vos terreurs 1498 .<br />

Il s’agit <strong>de</strong> savoir s’il est fou ou si elle est une nymphe :<br />

Car vous ignorez qu’elle est toujours avec moi, éternellement fidèle, parce qu’elle<br />

est la nymphe Arachné 1499 .<br />

Donc c<strong>et</strong>te œuvre est un exemple assez typique du fantastique qui vient <strong>de</strong> l’hésitation<br />

entre une explication surnaturelle <strong>et</strong> une explication rationnelle par la folie.<br />

1495 Ibid., p.62.<br />

1496 Ibid., p.63.<br />

1497 Ibid., p.61, nous soulignons.<br />

1498 Schwob, op. cit., p.92.<br />

1499 Ibid., p.94.<br />

Page 322


Au niveau narratif, c’est assez simple. Le narrateur tombe amoureux d’une bro<strong>de</strong>use qui<br />

s’appelle Ariane. Jaloux, il lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> quitter son métier réputé « léger ». Mais elle<br />

refuse. Alors, il l’étrangle avec « la cor<strong>de</strong>l<strong>et</strong>te <strong>de</strong> soie qu[’il avait] prise dans sa corbeille » 1500 .<br />

Ce qui est remarquable, c’est que Schwob n’a mis que quatre paragraphes pour raconter toute<br />

c<strong>et</strong>te histoire. En plus, plus <strong>de</strong> moitié <strong>de</strong> ces paragraphes sont consacrés pour une histoire<br />

rapportée qui a inspiré l’idée <strong>de</strong> l’assassinat. C<strong>et</strong>te séquence enchâssée mériterait notre<br />

attention parce qu’il est exceptionnellement réaliste dans c<strong>et</strong>te œuvre :<br />

Calcutta en 1820. Et machinalement je me mis à lire un article sur <strong>les</strong> Phânsigâr.<br />

Ceci m’amena aux Thugs 1501 .<br />

Selon le capitaine Sleeman 1502 <strong>et</strong> le colonel Meadows Taylor, ce sont <strong>de</strong>s assassins :<br />

Le soir, à souper, ils stupéfiaient leurs maîtres avec une décoction <strong>de</strong> chanvre. La<br />

nuit, grimpant le long <strong>de</strong>s murs, ils se glissaient par <strong>les</strong> fenêtres ouvertes à la lune <strong>et</strong><br />

venaient silencieusement étrangler <strong>les</strong> gens <strong>de</strong> la maison. […]L’idée me vint qu’en<br />

châtiant ma bro<strong>de</strong>use Ariane avec la Soie, je me l’attacherais tout entière dans la mort 1503 .<br />

Nous y r<strong>et</strong>rouvons la précision <strong>et</strong> l’érudition que nous observons souvent dans <strong>les</strong> autres<br />

œuvres <strong>de</strong> Schwob.<br />

Le reste du texte est organisé selon le principe <strong>de</strong> la symétrie autours <strong>de</strong>s noms<br />

d’Arachné, d’Ariane ou <strong>de</strong> Mab 1504 qui suggèrent l’araignée. Pour le symbolisme d’Arachné<br />

Ziegler fait une étu<strong>de</strong> basée sur Les Structures anthropologiques <strong>de</strong> l’imaginaire <strong>de</strong> Gilbert<br />

Durand 1505 . Pour la symétrie, citons encore une fois Berg :<br />

Dans « Arachné », le texte se constitue explicitement à partir <strong>de</strong> la symétrie, non<br />

sans une bonne dose d’auto-ironie <strong>de</strong> l’auteur qui semble ici se moquer <strong>de</strong> ses propres<br />

réquisits esthétiques en m<strong>et</strong>tant en scène un narrateur fou qui voit dans <strong>les</strong> romans qu’il a<br />

lu « chaque défaut <strong>de</strong> composition », « au lieu que la symétrie <strong>de</strong> [s]es propres inventions<br />

est tellement parfaite que vous seriez éblouis si je vous <strong>les</strong> exposais » 1506 . Et c’est vrai<br />

que le récit se déploie très visiblement à partir d’une cellule proliférante constituée par le<br />

fil <strong>et</strong> la cor<strong>de</strong> pour créer un espace textuel entièrement régi par <strong>les</strong> lois <strong>de</strong> la symétrie<br />

répétitive. Nouvelle révélatrice, qui inscrit le travail <strong>de</strong> l’écriture, le souci <strong>de</strong> la<br />

composition dans le texte achevé ; mise en scène ironique du procédé qui dit toute la<br />

fascination pour un jeu formel, purement combinatoire, <strong>et</strong> qui se donne, ici, pour tel.<br />

Schwob aime d’ailleurs à ce que le récit ne soit pas seulement la mise en forme <strong>de</strong><br />

1500<br />

Ibid.<br />

1501<br />

Ibid., p.93.<br />

1502<br />

Ce Sleeman a réussi à oppresser <strong>les</strong> Thugs.<br />

1503<br />

Ibid., p.94.<br />

1504<br />

L’épigraphe tiré <strong>de</strong> Romeo and Juli<strong>et</strong>te <strong>de</strong> Shakespeare concerne aussi c<strong>et</strong>te reine <strong>de</strong>s fées.<br />

1505<br />

Ziegler, Escaping the mortal web of time in Schwob's Arachné, 1996.<br />

1506 Schwob, op. cit., p.93.<br />

Page 323


l’événement ; il dit souvent aussi le parcours <strong>de</strong> la création elle-même ou du moins son<br />

intention <strong>et</strong>, parfois, son système 1507 .<br />

Examinons plus concrètement le texte. Voici la <strong><strong>de</strong>scription</strong> d’Ariane :<br />

Ariane, la pâle Ariane auprès <strong>de</strong> laquelle vous m’avez saisi, était bro<strong>de</strong>use. Voilà<br />

ce qui a fait sa mort. Voilà ce qui fera mon salut. Je l’aimais d’une passion intense ; elle<br />

était p<strong>et</strong>ite, brune <strong>de</strong> peau <strong>et</strong> vive <strong>de</strong>s doigts ; ses baisers étaient <strong>de</strong>s coups d’aiguille, ses<br />

caresses, <strong>de</strong>s bro<strong>de</strong>ries palpitantes 1508 .<br />

Avec une structure répétitive, « Ariane, la pâle Ariane » ou « Voilà ce qui a fait sa mort.<br />

Voilà ce qui fera mon salut », elle est décrite comme « brune <strong>de</strong> peau <strong>et</strong> vive <strong>de</strong>s doigts ».<br />

Nous y trouvons <strong>les</strong> traits communs entre <strong>les</strong> bro<strong>de</strong>uses <strong>et</strong> <strong>les</strong> araignées aussi : « <strong>de</strong>s coups<br />

d’aiguille », « <strong>de</strong>s bro<strong>de</strong>ries palpitantes ». Ce qui suit est la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> l’araignée que le<br />

narrateur trouve dans sa cellule :<br />

Car vous ignorez qu’elle est toujours avec moi, éternellement fidèle, parce qu’elle<br />

est la nymphe Arachné. Jour après jour, ici, dans ma cellule blanche, elle s’est révélée à<br />

moi, <strong>de</strong>puis l’heure où j’ai aperçu une araignée qui tissait sa toile au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> mon lit :<br />

elle était p<strong>et</strong>ite, brune <strong>et</strong> vive <strong>de</strong>s pattes 1509 .<br />

L’expression « ses baisers étaient <strong>de</strong>s coups d’aiguille » est aussi reprise avec c<strong>et</strong>te<br />

araignée <strong>et</strong> toujours avec une structure répétitive :<br />

La première nuit, elle est <strong>de</strong>scendue jusqu’à moi, le long d’un fil ; suspendue au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> mes yeux, elle a brodé sur mes prunel<strong>les</strong> une toile soyeuse <strong>et</strong> sombre avec <strong>de</strong>s<br />

refl<strong>et</strong>s moirés <strong>et</strong> <strong>de</strong>s fleurs pourpres lumineuses. Puis j’ai senti près <strong>de</strong> moi le corps<br />

nerveux <strong>et</strong> ramassé d’Ariane. Elle m’a baisé le sein, à l’endroit où il couvre le cœur, — <strong>et</strong><br />

j’ai crié sous la brûlure. Et nous nous sommes longuement embrassés sans rien dire 1510 .<br />

La secon<strong>de</strong> nuit, elle a étendu sur moi un voile phosphorescent piqué d’étoi<strong>les</strong><br />

vertes <strong>et</strong> <strong>de</strong> cerc<strong>les</strong> jaunes, parcouru <strong>de</strong> points brillants qui fuient <strong>et</strong> se jouent entre eux,<br />

qui grandissent <strong>et</strong> qui diminuent <strong>et</strong> qui tremblotent dans le lointain. Et, agenouillée sur<br />

ma poitrine, elle m’a fermé la bouche <strong>de</strong> la main ; dans un long baiser au cœur elle m’a<br />

mordu la chair <strong>et</strong> sucé le sang jusqu’à me tirer vers le néant <strong>de</strong> l’évanouissement 1511 .<br />

Nous avons souligné <strong>les</strong> passages qui y correspon<strong>de</strong>nt par . Le développement <strong>de</strong><br />

« ses caresses, <strong>de</strong>s bro<strong>de</strong>ries palpitantes » est marqué par . Dans le passage suivant, ce<br />

développement reproduit le crime qu’il a commis :<br />

1507 Berg, art. cit., p.110.<br />

1508 Schwob, op. cit., p.93.<br />

1509 Ibid., p.94.<br />

1510 Ibid., p.94-95.<br />

1511 Ibid., p.95.<br />

Page 324


La troisième nuit elle m’a bandé <strong>les</strong> paupières d’un crêpe <strong>de</strong> soie mahratte où<br />

dansaient <strong>de</strong>s araignées multicolores dont <strong>les</strong> yeux étaient étincelants. Et elle m’a serré la<br />

gorge d’un fil sans fin ; <strong>et</strong> elle a violemment attiré mon cœur vers ses lèvres par la plaie<br />

<strong>de</strong> sa morsure. Alors elle s’est glissée dans mes bras jusqu’à mon oreille, pour me<br />

murmurer : « Je suis la nymphe Arachné ! 1512 »<br />

D’ailleurs la métaphore <strong>de</strong> textile couvre le conte entier, du premier paragraphe au<br />

<strong>de</strong>rnier :<br />

Vous dites que je suis fou <strong>et</strong> vous m’avez enfermé ; mais je me ris <strong>de</strong> vos<br />

précautions <strong>et</strong> <strong>de</strong> vos terreurs. Car je serai libre le jour où je voudrai ; le long d’un fil <strong>de</strong><br />

soie que m’a lancé Arachné, je fuirai loin <strong>de</strong> vos gardiens <strong>et</strong> <strong>de</strong> vos gril<strong>les</strong>. Mais l’heure<br />

n’est pas encore venue — elle est proche cependant : <strong>de</strong> plus en plus mon cœur défaille <strong>et</strong><br />

mon sang pâlit. Vous qui me croyez fou maintenant, vous me croirez mort : tandis que je<br />

me balancerai au fil d’Arachné par-<strong>de</strong>là <strong>les</strong> étoi<strong>les</strong> 1513 .<br />

Maintenant je sens distinctement <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux genoux d’Arachné qui glissent sur mes<br />

côtes ; <strong>et</strong> le glouglou <strong>de</strong> mon sang qui monte vers sa bouche. Mon cœur va bientôt être<br />

<strong>de</strong>sséché ; alors il restera emmailloté dans sa prison <strong>de</strong> fils blancs, — <strong>et</strong> moi je fuirai à<br />

travers le Royaume <strong>de</strong>s Araignées vers le treillis éblouissant <strong>de</strong>s étoi<strong>les</strong>. Par la cor<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

soie que m’a lancée Arachné, je m’échapperai ainsi avec elle, — <strong>et</strong> je vous laisserai —<br />

pauvres fous — un cadavre blême avec une touffe <strong>de</strong> cheveux blonds que le vent du<br />

matin fera frissonner 1514 .<br />

L’Homme voilé<br />

Comme « Arachné », ce conte est aussi un monologue d’un prisonnier condamné à la<br />

mort. Donc il est fantastique au même titre, parce que le lecteur peut toujours se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si<br />

ce qu’il raconte est vrai ou s’il s’agit d’une hallucination d’un prisonnier fou :<br />

Du concours <strong>de</strong> circonstances qui me perd, je ne puis rien dire ; certains acci<strong>de</strong>nts<br />

<strong>de</strong> la vie humaine sont aussi artistement combinés par le hasard ou <strong>les</strong> lois <strong>de</strong> la nature<br />

que l’invention la plus démoniaque : on se récrierait, comme <strong>de</strong>vant le tableau d’un<br />

impressionniste qui a saisi une vérité singulière <strong>et</strong> momentanée. Mais si ma tête tombe, je<br />

veux que ce récit me survive <strong>et</strong> qu’il soit dans l’histoire <strong>de</strong>s existences une étrang<strong>et</strong>é<br />

vraie, comme une ouverture blafar<strong>de</strong> sur l’inconnu 1515 .<br />

Une allusion au surnaturel se trouve déjà dans le passage que nous venons <strong>de</strong> citer :<br />

« l’invention la plus démoniaque ». Ces facteurs sont parsemés durant le conte :<br />

1512 Ibid.<br />

1513 Ibid., p.92.<br />

1514 Ibid., p.97.<br />

1515 Schwob, op. cit., p.104.<br />

Je finis par prendre un journal pour essayer <strong>de</strong> rompre le charme. Mais <strong>les</strong> lignes<br />

entières se détachaient <strong>de</strong>s colonnes, lorsque je <strong>les</strong> avais lues, <strong>et</strong> venaient se replacer sous<br />

mon regard avec une sorte <strong>de</strong> son plaintif <strong>et</strong> uniforme, à <strong>de</strong>s interval<strong>les</strong> que je prévoyais<br />

Page 325


<strong>et</strong> ne pouvais modifier. Je m’adossai alors à la banqu<strong>et</strong>te, éprouvant un singulier<br />

sentiment d’angoisse <strong>et</strong> <strong>de</strong> vi<strong>de</strong> dans la tête 1516 .<br />

Après ce passage, le narrateur « [se] plonge dans l’étrange » 1517 . Dans le passage<br />

suivant, c’est une puissance surnaturelle qui cause le phénomène.<br />

Oui, <strong>les</strong> yeux ouverts <strong>et</strong> doués d’une puissance infinie dont ils se servaient sans<br />

peine. Et la détente était si complète que j’étais à la fois incapable <strong>de</strong> gouverner mes sens<br />

ou <strong>de</strong> prendre une décision, <strong>de</strong> me représenter même une idée d’agir qui eût été à moi.<br />

Ces yeux surhumains se dirigèrent d’eux-mêmes sur l’homme à la figure mystérieuse, <strong>et</strong>,<br />

bien que perçant <strong>les</strong> obstac<strong>les</strong>, ils <strong>les</strong> percevaient 1518 .<br />

En même temps, ce passage est suivi d’une <strong><strong>de</strong>scription</strong> réaliste comme ce qui suit :<br />

Ainsi je sus que je regardais à travers une dépouille <strong>de</strong> léopard <strong>et</strong> à travers un<br />

masque <strong>de</strong> soie couleur <strong>de</strong> peau humaine, crêpon couvrant une face basanée. Et mes yeux<br />

rencontrèrent immédiatement d’autres yeux d’un éclat noir insoutenable : je vis un<br />

homme vêtu d’étoffes jaunes, à boutons qui semblaient d’argent, enveloppé d’un<br />

manteau brun : je le savais couvert <strong>de</strong> la peau <strong>de</strong> léopard, mais je le voyais 1519 .<br />

Enfin, la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> l’assassinat est aussi réaliste :<br />

L’homme voilé tira un couteau du Turkestan mince, effilé, dont la lame évidé avait<br />

une rigole centrale, <strong>et</strong> coupa la gorge au voyageur comme on saigne un mouton. Le sang<br />

gicla jusqu’au fil<strong>et</strong>. Il avait enfoncé son couteau du côté gauche, en le ramenant vers lui<br />

d’un coup sec. La gorge était béante : il découvrit la lampe, <strong>et</strong> je vis le trou rouge. Puis il<br />

vida <strong>les</strong> poches <strong>et</strong> plongea ses mains dans la mare sanglante. Il vint vers moi, <strong>et</strong> je<br />

supportai sans révolte qu’il barbouillât mes doigts inertes <strong>et</strong> ma figure, où pas un pli ne<br />

bougeait 1520 .<br />

Il y a une tension entre ce réalisme <strong>et</strong> <strong>les</strong> allusions au surnaturel. À propos <strong>de</strong> la<br />

symétrie <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre, Berg écrit ainsi :<br />

« L’Homme voilé », dans Cœur Double, ne pourrait être qu’une banale histoire<br />

d’autosuggestion ou d’hypnotisme, si elle ne nous donnait à lire, grâce à son rapport<br />

explicitement indiqué, dès le début, à l’art (la peinture impressionniste), puis à la<br />

musique (refrains, notes, octaves), le parcours d’un imaginaire confronté à la répétition<br />

<strong>de</strong>s sons <strong>et</strong> à l’obsession <strong>de</strong>s taches colorées. Le thème musical se mue alors en partition<br />

étagée, prévisible dans ses développements grâce à sa structure itérative <strong>et</strong> à laquelle le<br />

narrateur ne pourra échapper, puisque la mécanique qu’il a lui-même imaginée le<br />

soum<strong>et</strong>tra entièrement à son emprise 1521 .<br />

Nous ajoutons à c<strong>et</strong>te remarque le passage suivant qui décrit l’homme voilé :<br />

1516 Ibid., p.105.<br />

1517 Ibid.<br />

1518 Ibid., p.107.<br />

1519 Ibid., p.107-108.<br />

1520 Ibid., p.108-109.<br />

1521 Berg, art. cit., p.110.<br />

Page 326


Dans ce mouvement, j’aurais dû voir sa figure, — <strong>et</strong> je ne la vis pas. J’aperçus une<br />

tache confuse, <strong>de</strong> la couleur d’un visage humain, mais dont je ne pus distinguer le<br />

moindre trait. L’action avait été faite avec une rapidité silencieuse qui me stupéfia. Je<br />

n’avais pas eu le temps <strong>de</strong> voir le dormeur <strong>de</strong>bout que déjà je n’apercevais plus que le<br />

fond blanc <strong>de</strong> son bonn<strong>et</strong> au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la couverture tigrée 1522 .<br />

L’anomalie vient <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te <strong><strong>de</strong>scription</strong> elliptique que Schwob n’emploie pas souvent<br />

dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong>. Ceci nous semble d’autant plus efficace que <strong>les</strong> autres <strong><strong>de</strong>scription</strong>s sont<br />

réalistes.<br />

Béatrice<br />

Ce conte est aussi le monologue d’un homme mourant. Il s’agit aussi <strong>de</strong> savoir si ce<br />

qu’il dit est vrai ou s’il est fou :<br />

Il ne me reste que peu d’instants à vivre : je le sens <strong>et</strong> je le sais. J’ai voulu une mort<br />

douce ; mes propres cris m’auraient étouffé dans l’agonie d’un autre supplice ; car je<br />

crains plus que l’ombre grandissante le son <strong>de</strong> ma voix ; l’eau parfumée où je suis plongé,<br />

nuageuse comme un bloc d’opale, se teint graduellement <strong>de</strong> veines roses par mon sang<br />

qui s’écoule : quand l’aurore liqui<strong>de</strong> sera rouge, je <strong>de</strong>scendrai vers la nuit. Je n’ai pas<br />

tranché l’artère <strong>de</strong> ma main droite, qui j<strong>et</strong>te ces lignes sur mes tabl<strong>et</strong>tes d’ivoire : trois<br />

sources jaillissantes suffisent pour vi<strong>de</strong>r le puits <strong>de</strong> mon cœur ; il n’est pas si profond<br />

qu’il ne soit bientôt tari, <strong>et</strong> j’en ai pleuré tout le sang dans mes larmes 1523 .<br />

C<strong>et</strong>te fois-ci, Schwob développe l’histoire à travers la notion <strong>de</strong> « pneuma » 1524 :<br />

Voici ce terrible distique qui frappa un jour mes yeux dans le livre d’un<br />

grammairien <strong>de</strong> la déca<strong>de</strong>nce :<br />

Tandis que je baisais Agathon, mon âme est venue sur mes lèvres :<br />

Elle voulait, l’infortunée, passer en lui ! 1525<br />

Le narrateur explique lui-même c<strong>et</strong>te théorie en la rendant à Platon :<br />

Dès que j’eus saisi le sens <strong>de</strong>s paro<strong>les</strong> du divin Platon, une lumière éclatante se fit<br />

en moi. L’âme n’était point différente <strong>de</strong> la vie : c’était le souffle animé qui peuple le<br />

corps ; <strong>et</strong>, dans l’amour, ce sont <strong>les</strong> âmes qui se cherchent lorsque <strong>les</strong> amants se baisent<br />

sur la bouche : l’âme <strong>de</strong> l’amante veut habiter dans le beau corps <strong>de</strong> celui qu’elle aime, <strong>et</strong><br />

l’âme <strong>de</strong> l’amant désire ar<strong>de</strong>mment se fondre dans <strong>les</strong> membres <strong>de</strong> sa maîtresse. Et <strong>les</strong><br />

infortunés n’y parviennent jamais. Leurs âmes montent sur leurs lèvres, el<strong>les</strong> se<br />

rencontrent, el<strong>les</strong> se mêlent, mais el<strong>les</strong> ne peuvent pas émigrer. Or, y aurait-il un plaisir<br />

1522 Schwob, op. cit., p.106.<br />

1523 Schwob, op. cit., p.110.<br />

1524 Mot grec signifiant «souffle, esprit» <strong>et</strong> désignant <strong>chez</strong> <strong>les</strong> stoïciens un principe <strong>de</strong> vie considéré comme cinquième<br />

élément, l’équivalent du latin spiritus. (© Hach<strong>et</strong>te Livre, 1998). « Leurs <strong>de</strong>ux principes fondamentaux sont un principe<br />

passif, la matière première, totalement indéterminée, informe, inerte, <strong>et</strong> un principe actif, qui différencie <strong>et</strong> organise ce pur<br />

substrat d’existence, qui lui donne unité, forme, force <strong>et</strong> vie, <strong>et</strong> qui est un souffle <strong>et</strong> un esprit, feu créateur <strong>et</strong> raison<br />

immanente, âme cosmique <strong>et</strong> dieu. », Collectif, « Stoïcisme », CD Encyclopædia Universalis.<br />

1525 Schwob, op. cit., p.111-112.<br />

Page 327


plus cé<strong>les</strong>te que <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> personnes en amour, que <strong>de</strong> se prêter ces vêtements <strong>de</strong><br />

chair si chau<strong>de</strong>ment caressés, si voluptueusement voulus 1526 ?<br />

Après cela, le récit ne suit que c<strong>et</strong>te logique :<br />

Mais ici commença l’indéfinissable horreur. Le baiser <strong>de</strong> la vie ne pouvait nous<br />

marier indissolublement. Il fallait que l’un <strong>de</strong> nous se sacrifiât à l’autre. Car le voyage<br />

<strong>de</strong>s âmes ne saurait être une migration réciproque. Nous le sentions bien tous <strong>de</strong>ux, mais<br />

nous n’osions nous le dire 1527 .<br />

Et c’est Béatrice, l’amie du narrateur qui meurt pour lui laisser son âme :<br />

Le <strong>de</strong>rnier soir, elle m’apparut sur <strong>les</strong> draps blancs comme une statue <strong>de</strong> cire<br />

vierge. Elle tourna lentement sa figure vers moi, <strong>et</strong> dit : « Au moment où je mourrai, je<br />

veux que tu me baises sur la bouche <strong>et</strong> que mon <strong>de</strong>rnier souffle passe en toi ! 1528 »<br />

Nous y trouvons aussi l’image du mariage : « <strong>les</strong> draps blancs », « un statue <strong>de</strong> cire<br />

vierge ». Et voici le paroxysme :<br />

Je crois que je n’avais remarqué combien sa voix était chau<strong>de</strong> <strong>et</strong> vibrante ; mais<br />

ces paro<strong>les</strong> me donnèrent l’impression d’un flui<strong>de</strong> tiè<strong>de</strong> qui me toucherait. Presque<br />

aussitôt ses yeux suppliants cherchèrent <strong>les</strong> miens, <strong>et</strong> je compris que l’instant était venu.<br />

J’attachai mes lèvres sur <strong>les</strong> siennes pour boire son âme 1529 .<br />

Tout <strong>de</strong> suite après, Schwob utilise la même expression :<br />

Horreur ! infernale <strong>et</strong> démoniaque horreur ! Ce n’est pas l’âme <strong>de</strong> Béatrice qui<br />

passa en moi, c’est sa voix ! Le cri que je poussai me fit chanceler <strong>et</strong> blêmir. Car ce cri<br />

aurait dû s’échapper <strong>de</strong>s lèvres <strong>de</strong> la morte, <strong>et</strong> c’est <strong>de</strong> ma gorge qu’il jaillissait. Ma voix<br />

était <strong>de</strong>venue chau<strong>de</strong> <strong>et</strong> vibrante, <strong>et</strong> elle me donnait l’impression d’un flui<strong>de</strong> tiè<strong>de</strong> qui me<br />

toucherait. J’avais tué Béatrice <strong>et</strong> j’avais tué ma voix ; la voix <strong>de</strong> Béatrice habitait en moi,<br />

une voix tiè<strong>de</strong> d’agonisante qui me terrifiait 1530 .<br />

De c<strong>et</strong>te équivalence souffle-âme-voix, Schwob tire un résultat choquant. C’est toujours<br />

le narrateur qui explique :<br />

N’aurais-je pas dû le savoir ? La voix est éternelle ; la parole ne périt pas. Elle est<br />

la migration perpétuelle <strong>de</strong>s pensées humaines, le véhicule <strong>de</strong>s âmes ; <strong>les</strong> mots gisent<br />

<strong>de</strong>sséchés sur <strong>les</strong> feuil<strong>les</strong> <strong>de</strong> papier, comme <strong>les</strong> fleurs dans un herbier ; mais la voix <strong>les</strong><br />

fait revivre <strong>de</strong> sa propre vie immortelle. Car la voix n’est autre chose que le mouvement<br />

<strong>de</strong>s molécu<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’air sous l’impulsion d’une âme ; <strong>et</strong> l’âme <strong>de</strong> Béatrice était en moi,<br />

mais je ne pouvais comprendre <strong>et</strong> sentir que sa voix 1531 .<br />

1526 Ibid., p.112.<br />

1527 Ibid., p.113.<br />

1528 Ibid.<br />

1529 Ibid., nous soulignons.<br />

1530 Ibid., p.113-114, nous soulignons.<br />

1531 Ibid., p.114.<br />

Page 328


D’autre part, nous pouvons considérer ce conte comme le développement du « livre<br />

d’un grammairien <strong>de</strong> la déca<strong>de</strong>nce » qui est un mini-récit enchâssé. C<strong>et</strong> isomorphisme<br />

structure l’œuvre. Bien que Berg ne le mentionne pas, la structure symétrique <strong>de</strong> ce conte est<br />

importante.<br />

Lilith<br />

C’est un conte fantastique dans la mesure où il perm<strong>et</strong> plusieurs niveaux <strong>de</strong> lecture.<br />

Pour perm<strong>et</strong>tre une lecture réaliste, Schwob fait <strong>de</strong>s références à la vie <strong>de</strong> Ross<strong>et</strong>ti. Ceci<br />

apparaît d’abord dans l’épigraphe : « Not a drop of her blood was human, But she was ma<strong>de</strong><br />

like a soft swe<strong>et</strong> woman. DANTE-GABRIEL ROSSETTI. 1532 »<br />

Il se réfère aux préraphaélites aussi :<br />

Mais c’était un pur caprice d’artiste ; elle était semblable à ces figures<br />

préraphaélites qu’il faisait revivre sur ses toi<strong>les</strong> 1533 .<br />

Il était poète avant tout ; Corrège, Raphaël <strong>et</strong> <strong>les</strong> maîtres préraphaélites, Jenny,<br />

Hélène, Rose-Mary, Lilith n’avaient été que <strong>de</strong>s occasions d’enthousiasme littéraire 1534 .<br />

Enfin, Schwob reproduit assez fidèlement l’épiso<strong>de</strong> bien connu <strong>de</strong> Ross<strong>et</strong>ti. Il a ressorti<br />

son cahier <strong>de</strong> poèmes qu’il avait enterré avec sa femme. Mais sa femme s’appelle en fait<br />

Elizab<strong>et</strong>h Siddal.<br />

En revanche <strong>les</strong> femmes qu’il a aimées sont présentées dans l’ordre croissant <strong>de</strong> sa<br />

fantasticité.<br />

C’est d’abord Jenny qui est une femme assez ordinaire :<br />

Et, parmi <strong>les</strong> femmes, il connut d’abord Jenny, qui était nerveuse <strong>et</strong> passionnée,<br />

dont <strong>les</strong> yeux étaient adorablement cernés, noyés d’une humidité langoureuse avec un<br />

regard profond 1535 .<br />

Puis c’est Hélène. Nous trouvons dans le passage suivant l’allusion mythologique à<br />

Hélène <strong>de</strong> Troie :<br />

1532 Schwob, op. cit., p.115.<br />

1533 Ibid., p.116.<br />

1534 Ibid., p.119.<br />

1535 Ibid., p.115-116.<br />

1536 Ibid., p.116.<br />

Puis il imagina <strong>les</strong> fil<strong>les</strong> <strong>de</strong>s temps superstitieux, qui envoûtaient leurs amants,<br />

ayant été abandonnées par eux ; il choisit Hélène, qui tournait dans une poêle d’airain<br />

l’image en cire <strong>de</strong> son fiancé perfi<strong>de</strong> : il l’aima, tandis qu’elle lui perçait le cœur avec sa<br />

fine aiguille d’acier 1536 .<br />

Page 329


Ensuite, c’est Rose-Mary avec qui il y a une allusion à l’herbe (romarin) utilisée dans la<br />

pratique <strong>de</strong> la magie :<br />

Et il la quitta pour Rose-Mary, à qui sa mère, qui était fée, avait donné un globe<br />

cristallin <strong>de</strong> béryl comme gage <strong>de</strong> sa pur<strong>et</strong>é. Les esprits du béryl veillaient sur elle <strong>et</strong> la<br />

berçaient <strong>de</strong> leurs chants 1537 .<br />

Enfin, c’est Lilith, la femme d’Adam :<br />

Alors il aima Lilith, la première femme d’Adam, qui ne fut pas créée <strong>de</strong> l’homme.<br />

Elle ne fut pas faite <strong>de</strong> terre rouge, comme Ève, mais <strong>de</strong> matière inhumaine ; elle avait<br />

été semblable au serpent, <strong>et</strong> ce fut elle qui tenta le serpent pour tenter <strong>les</strong> autres. Il lui<br />

parut qu’elle était plus vraiment femme, <strong>et</strong> la première, <strong>de</strong> sorte que la fille du Nord qu’il<br />

aima finalement dans c<strong>et</strong>te vie, <strong>et</strong> qu’il épousa, il lui donna le nom <strong>de</strong> Lilith 1538 .<br />

C’est une femme qui n’est pas <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>. Elle est <strong>de</strong>stinée à la mort :<br />

Lilith ne vécut pas longtemps, n’étant guère née pour c<strong>et</strong>te terre ; <strong>et</strong> comme ils<br />

savaient tous <strong>de</strong>ux qu’elle <strong>de</strong>vait mourir, elle le consola du mieux qu’elle put. 1539<br />

Les images mystérieuses <strong>de</strong> Lilith sont parfois soulignées :<br />

« Mon aimé, lui dit-elle, <strong>de</strong>s barrières d’or du ciel je me pencherai vers toi ; j’aurai<br />

trois lys à la main, sept étoi<strong>les</strong> aux cheveux. Je te verrai du pont divin qui est tendu sur<br />

l’éther ; <strong>et</strong> tu viendras vers moi <strong>et</strong> nous irons dans <strong>les</strong> puits insondab<strong>les</strong> <strong>de</strong> lumière. Et<br />

nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rons à Dieu <strong>de</strong> vivre éternellement comme nous nous sommes aimés un<br />

moment ici-bas » 1540 .<br />

Schwob reprend l’image <strong>de</strong>s barrières d’or du ciel :<br />

Il pensa qu’elle l’avait quitté déjà <strong>de</strong>puis dix ans ; <strong>et</strong> il la voyait, penchée sur <strong>les</strong><br />

barrières d’or du ciel, jusqu’à ce que la barre fût <strong>de</strong>venue tiè<strong>de</strong> à la pression <strong>de</strong> son sein,<br />

jusqu’à ce que <strong>les</strong> lys se fussent assoupis dans ses bras. Elle lui murmurait <strong>les</strong> mêmes<br />

paro<strong>les</strong> ; puis elle écoutait longtemps <strong>et</strong> souriait : « Tout cela sera quand il viendra »,<br />

disait-elle. Et il la voyait sourire ; puis elle tendait ses bras le long <strong>de</strong>s barrières, <strong>et</strong> elle<br />

plongeait sa figure dans ses mains, <strong>et</strong> elle pleurait. Il entendait ses pleurs 1541 .<br />

Pour décrire la vie <strong>de</strong> Ross<strong>et</strong>ti après la mort <strong>de</strong> Lilith, Schwob utilise un ton parfois<br />

poétique <strong>et</strong> parfois mystérieux :<br />

1537 Ibid.<br />

1538 Ibid.<br />

1539 Ibid., p.117.<br />

1540 Ibid.<br />

1541 Ibid., p.117-118.<br />

Ainsi <strong>les</strong> anciens rois barbares entraient en terre suivis <strong>de</strong> leurs trésors <strong>et</strong> <strong>de</strong> leurs<br />

esclaves préférés. On égorgeait au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la fosse ouverte <strong>les</strong> femmes qu’ils aimaient,<br />

<strong>et</strong> leurs âmes venaient boire le sang vermeil.<br />

Page 330


Le poète qui avait aimé Lilith lui donnait la vie <strong>de</strong> sa vie <strong>et</strong> le sang <strong>de</strong> son sang ; il<br />

immolait son immortalité terrestre <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tait au cercueil l’espoir <strong>de</strong>s temps futurs.<br />

Il souleva la chevelure lumineuse <strong>de</strong> Lilith, <strong>et</strong> plaça le manuscrit sous sa tête ;<br />

<strong>de</strong>rrière la pâleur <strong>de</strong> sa peau il voyait luire le maroquin rouge <strong>et</strong> <strong>les</strong> agrafes d’or qui<br />

resserraient l’œuvre <strong>de</strong> son existence 1542 .<br />

Soudain une biche entrant au fourré lui étreignait le cœur d’un souvenir ; <strong>les</strong><br />

brumes qui enveloppent <strong>les</strong> bosqu<strong>et</strong>s à la lueur bleutée <strong>de</strong>s étoi<strong>les</strong> prenaient forme<br />

humaine pour s’avancer vers lui, <strong>et</strong> <strong>les</strong> gouttes d’eau <strong>de</strong> la pluie qui tombe sur <strong>les</strong> feuil<strong>les</strong><br />

mortes semblaient le bruit léger <strong>de</strong>s doigts aimés.<br />

Il ferma ses yeux <strong>de</strong>vant la nature ; <strong>et</strong> dans l’ombre où passent <strong>les</strong> images <strong>de</strong><br />

lumière sanglante, il vit Lilith, telle qu’il l’avait aimée, terrestre, non cé<strong>les</strong>te, humaine,<br />

non divine, avec un regard changeant <strong>de</strong> passion <strong>et</strong> qui était tour à tour le regard<br />

d’Hélène, <strong>de</strong> Rose-Mary <strong>et</strong> <strong>de</strong> Jenny ; <strong>et</strong> quand il voulait se l’imaginer penchée sur <strong>les</strong><br />

barrières d’or du ciel, parmi l’harmonie <strong>de</strong>s sept sphères, son visage exprimait le regr<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s choses <strong>de</strong> la terre, l’infélicité <strong>de</strong> ne plus aimer 1543 .<br />

Mais Schwob reprend le ton réaliste quand Ross<strong>et</strong>ti rouvre la tombe :<br />

Un soir il se r<strong>et</strong>rouva, tremblant, poursuivi par une o<strong>de</strong>ur tenace qui s’attache aux<br />

vêtements, avec <strong>de</strong> la moiteur <strong>de</strong> terre aux mains, un fracas <strong>de</strong> bois brisé dans <strong>les</strong> oreil<strong>les</strong><br />

— <strong>et</strong> <strong>de</strong>vant lui le livre, l’œuvre <strong>de</strong> sa vie qu’il venait d’arracher à la mort. Il avait volé<br />

Lilith ; <strong>et</strong> il défaillait à la pensée <strong>de</strong>s cheveux écartés, <strong>de</strong> ses mains fouillant parmi la<br />

pourriture <strong>de</strong> ce qu’il avait aimé, <strong>de</strong> ce maroquin terni qui sentait la morte, <strong>de</strong> ces pages<br />

odieusement humi<strong>de</strong>s d’où s’échapperait la gloire avec un relent <strong>de</strong> corruption 1544 .<br />

Le fantastique naît <strong>de</strong> ce va <strong>et</strong> vient entre le merveilleux <strong>et</strong> le réaliste.<br />

Les Portes <strong>de</strong> l’Opium<br />

C’est aussi un conte fantastique à la todorovienne. Il s’agit <strong>de</strong> choisir entre la réalité <strong>et</strong><br />

l’hallucination qui vient, comme le titre le suggère, <strong>de</strong> l’usage <strong>de</strong> l’opium.<br />

Comme Berg le signale, l’eff<strong>et</strong> fantastique <strong>de</strong> ce conte vient principalement <strong>de</strong> sa<br />

structure symétrique entre le mon<strong>de</strong> enchâssé <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> enchâssant :<br />

L’eff<strong>et</strong> le plus sûr <strong>de</strong> la symétrie est <strong>de</strong> générer <strong>de</strong>s ressassements <strong>et</strong> <strong>de</strong>s structures<br />

d’enchâssements qui semblent instaurer la répétition infinie du même, rendant dérisoire<br />

tout espoir <strong>de</strong> nouveauté ou d’originalité. M. Schwob illustre ce phénomène dans<br />

plusieurs contes <strong>et</strong> notamment dans « Les Portes <strong>de</strong> l’Opium » où l’univers emboîté n’est<br />

qu’une répétition décalée <strong>de</strong> l’univers extérieur. La porte, comme la fenêtre, est fausse ;<br />

on ne sort pas, on n’entre pas : indéfiniment on explore <strong>les</strong> mêmes espaces, on r<strong>et</strong>rouve<br />

<strong>les</strong> mêmes figures, on connaît <strong>les</strong> mêmes émotions. Le mon<strong>de</strong> est sans fin ni<br />

commencement ; le ressassement symétrique invite à prendre conscience <strong>de</strong><br />

l’improbabilité même <strong>de</strong> toute réalité <strong>et</strong> finit par dissoudre toute instance <strong>de</strong> vérité 1545 .<br />

Examinons le conte un peu en détail. Voici la première porte où le narrateur entre.<br />

1542 Ibid., p.118.<br />

1543 Ibid., p.119.<br />

1544 Ibid., p.120.<br />

1545 Berg, art. cit., p.111.<br />

Page 331


Ainsi il est facile <strong>de</strong> comprendre pourquoi je fus hanté par la curiosité d’une porte.<br />

Il y avait dans un quartier éloigné un haut mur gris, percé d’yeux grillés à <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />

hauteurs, avec <strong>de</strong> fausses fenêtres pâlement <strong>de</strong>ssinées par places. Et au bas <strong>de</strong> ce mur,<br />

dans une position singulièrement inégale, sans qu’on pût savoir ni pourquoi, ni comment,<br />

loin <strong>de</strong>s trous grillés, on voyait une porte basse, en ogive, fermée d’une serrure à longs<br />

serpents <strong>de</strong> fer <strong>et</strong> croisée <strong>de</strong> traverses vertes. La serrure était rouillée, <strong>les</strong> gonds étaient<br />

rouillés ; dans la vieille rue abandonnée, <strong>les</strong> orties <strong>et</strong> <strong>les</strong> ravenel<strong>les</strong> avaient jailli par<br />

bouqu<strong>et</strong>s sous le seuil, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s écail<strong>les</strong> blanchâtres se soulevaient sur la porte comme sur la<br />

peau d’un lépreux 1546 .<br />

Et voici la <strong>de</strong>uxième porte :<br />

Je me trouvai assis <strong>de</strong>vant une p<strong>et</strong>ite porte basse, en ogive, fermée d’une serrure à<br />

longs serpents <strong>de</strong> fer <strong>et</strong> croisée <strong>de</strong> traverses vertes : une porte rigoureusement semblable à<br />

la porte mystérieuse, mais percée dans un immense mur blanchi à la chaux 1547 .<br />

La symétrie existe aussi dans c<strong>et</strong>te constatation du narrateur. D’abord il parle à la fille<br />

qu’il a rencontrée à l’intérieur <strong>de</strong> la première porte :<br />

L’opium est plus puissant que l’ambroisie, puisqu’il donne l’immortalité du rêve,<br />

non plus la misérable éternité <strong>de</strong> la vie ; plus subtil que le nectar, puisqu’il crée <strong>de</strong>s êtres<br />

si étrangement brillants ; plus juste que tous <strong>les</strong> dieux, puisqu’il réunit ceux qui sont faits<br />

pour s’aimer 1548 !<br />

Ensuite, c’est la constatation finale qui serait la morale du conte :<br />

Oh ! oui, l’opium est plus puissant que l’ambroisie, donnant l’éternité d’une vie<br />

misérable — plus subtil que le nectar, mordant le cœur <strong>de</strong> peines si cruel<strong>les</strong> — plus juste<br />

que <strong>les</strong> dieux, punissant <strong>les</strong> curieux qui ont voulu violer <strong>les</strong> secr<strong>et</strong>s <strong>de</strong> l’au-<strong>de</strong>là 1549 !<br />

Nous faisons aussi remarquer <strong>de</strong>ux usages particuliers <strong>de</strong>s couleurs. D’abord, c’est un<br />

usage anormal <strong>de</strong>s couleurs que nous trouvons souvent dans <strong>les</strong> autres œuvres <strong>de</strong> Schwob<br />

comme Les Embaumeuses :<br />

Elle avait la figure frottée <strong>de</strong> safran <strong>et</strong> <strong>les</strong> yeux attirés vers <strong>les</strong> tempes ; ses cils<br />

étaient gommés d’or <strong>et</strong> <strong>les</strong> conques <strong>de</strong> ses oreil<strong>les</strong> délicatement relevées d’une ligne rose.<br />

Ses <strong>de</strong>nts, d’un noir d’ébène, étaient constellées <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its diamants fulgurants <strong>et</strong> ses<br />

lèvres étaient complètement bleuies. Ainsi parée, avec sa peau épicée <strong>et</strong> peinte, elle avait<br />

l’aspect <strong>et</strong> l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s statues d’ivoire <strong>de</strong> Chine, curieusement ajourées <strong>et</strong> rehaussées <strong>de</strong><br />

couleurs bariolées. Elle était nue jusqu’à la ceinture ; ses seins pendaient comme <strong>de</strong>ux<br />

poires <strong>et</strong> une étoffe brune guillochée d’or flottait sur ses pieds 1550 .<br />

1546<br />

Schwob, op. cit., p.122. Nous soulignons.<br />

1547<br />

Ibid., p.126. Nous soulignons.<br />

1548<br />

Ibid., p.125.<br />

1549<br />

Ibid., p.126-127.<br />

1550<br />

Ibid., p.124-125.<br />

Page 332


L’autre est l’usage récurrent du blanc 1551 . D’abord, ce sont <strong>les</strong> « écail<strong>les</strong> blanchâtres »<br />

avec la première porte 1552 . Puis, c’est la maison blanche qu’il trouve à l’intérieur <strong>de</strong> la porte :<br />

« Devant moi se dressait une maison blanche… » 1553 . Il entre « dans une pièce oblongue,<br />

tendue <strong>de</strong> soie blanche » 1554 <strong>et</strong> rencontre la fille. Il signe son carn<strong>et</strong> <strong>de</strong> chèques « en<br />

blanc » 1555 . Quand il passe à un autre mon<strong>de</strong>, il voit une lumière blanche : « Tout à coup la<br />

lumière blanche me saisit tout entier ; mes yeux tremblèrent dans leurs orbites ; mes paupières<br />

clignèrent au soleil. 1556 » Enfin, la <strong>de</strong>uxième porte est « percée dans un immense mur blanchi<br />

à la chaux 1557 ». Ainsi, ce conte est scandé par le blanc. Le blanc, est-ce la couleur <strong>de</strong><br />

l’opium ?<br />

La Gran<strong>de</strong>-Brière<br />

C’est un conte qui se situe, nous semble-t-il, au contemporain. Au milieu du marécage<br />

<strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong>-Brière, pendant la chasse aux grues, une fille, Marienne, tue une autre avec un<br />

coup <strong>de</strong> canardière. Une histoire <strong>de</strong> jalousie ou pour une autre raison ?<br />

Le fantastique se situe dans l’équivalence entre la fille tuée <strong>et</strong> la grue. La métaphore est<br />

déjà impliquée dans l’appellation <strong>de</strong>s oiseaux : <strong>les</strong> « <strong>de</strong>moisel<strong>les</strong> » pour <strong>les</strong> grues. La grue<br />

que le narrateur a tirée avec <strong>les</strong> siens est décrite ainsi :<br />

La « <strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Pornich<strong>et</strong> » avait le corps gris tendre, la tête noire, le bec rose<br />

<strong>et</strong> long, avec <strong>de</strong>s narines effilées 1558 .<br />

Puis, la personnification est utilisée avec <strong>les</strong> oiseaux :<br />

La chaîne ailée <strong>de</strong>s autres, serpentant sur nos têtes, pleurait toujours 1559 .<br />

L’expression suivante qui contient aussi la personnification sera répétée à la fin du<br />

conte :<br />

Ça s’entrai<strong>de</strong>, <strong>les</strong> <strong>de</strong>moisel<strong>les</strong>, dit l’homme. C’est plus maniable à tuer 1560 .<br />

La <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>de</strong> la fille tuée correspond à celle <strong>de</strong> la grue :<br />

1551<br />

blanc 1, blanchâtres 1, blanche 3, blanchi 1.<br />

1552<br />

Ibid., p.122.<br />

1553<br />

Ibid., p.123.<br />

1554<br />

Ibid., p.123-124.<br />

1555<br />

Ibid., p.125.<br />

1556<br />

Ibid., p.126.<br />

1557<br />

Ibid.<br />

1558<br />

Schwob, Le Roi au masque d’or, op. cit., p.127.<br />

1559 Ibid.<br />

1560 Ibid.<br />

Page 333


La jeune fille, assise en arrière, portait une robe gris clair avec un col rouge à<br />

larges bords, <strong>et</strong> un chapeau noir mousqu<strong>et</strong>aire ; elle avait <strong>de</strong>s cheveux blonds qui<br />

tombaient en frisons 1561 .<br />

En fait, ce parallélisme est une variation <strong>de</strong> la symétrie pour Schwob 1562 .<br />

Alors, Marianne la tire en disant : « J’vas essayer d’en tuer, moi aussi, une <strong>de</strong>moiselle<br />

<strong>de</strong> Pornich<strong>et</strong> ! 1563 »<br />

L’équivalence aboutit à c<strong>et</strong>te scène finale :<br />

Les « <strong>de</strong>moisel<strong>les</strong> <strong>de</strong> Pornich<strong>et</strong> » tournaient éplorées, en criant, autour <strong>de</strong> la jeune<br />

fille morte, <strong>et</strong> tiraillaient sa robe <strong>de</strong> leur bec rouge. Alors Marianne se mit à rire <strong>et</strong> dit :<br />

« Ça s’entrai<strong>de</strong>, <strong>les</strong> <strong>de</strong>moisel<strong>les</strong>. C’est plus maniable à tuer. Allons, tirez! 1564 »<br />

Nous pouvons y voir une collaboration du <strong>de</strong>scriptif <strong>et</strong> du narratif qui produit bien un<br />

eff<strong>et</strong> fantastique.<br />

La Charr<strong>et</strong>te<br />

Le fantastique <strong>de</strong> ce conte vient principalement <strong>de</strong> la comparaison du marchepied <strong>de</strong> la<br />

charr<strong>et</strong>te au couteau. Il s’agit <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux hommes, Charlot <strong>et</strong> son camara<strong>de</strong>. Charlot fait attaquer<br />

ses parents par celui-ci, <strong>et</strong> il s’avère peu à peu que l’homme <strong>les</strong> a tués. Nous trouvons c<strong>et</strong>te<br />

comparaison dès le début :<br />

Le marchepied luisait comme un couteau carré 1565 .<br />

Ce parallélisme est répété plusieurs fois :<br />

Déjà assez du couteau que tu as mis après la charr<strong>et</strong>te.<br />

— Quel couteau ? dit Charlot. C’est la lune qui fait ça sur le marchepied 1566 .<br />

— Ôte ce couteau, ça fait froid...<br />

— Mais je te dis que c’est la lune sur le montoir, mon vieux 1567 .<br />

Le couteau attire par contiguïté le sang, le sang <strong>de</strong>s victimes :<br />

1561<br />

Ibid., p.128.<br />

1562<br />

Supra note 1334.<br />

1563<br />

Ibid., p.129.<br />

1564<br />

Ibid.<br />

1565<br />

Ibid., p.142.<br />

1566<br />

Ibid., p.142-143.<br />

1567<br />

Ibid., p.143-144.<br />

Sa main avait glissé sur la banqu<strong>et</strong>te <strong>et</strong> y avait marqué <strong>de</strong>s doigts. Charlot regarda<br />

<strong>les</strong> traces rouges noirâtres <strong>et</strong> secoua le dormeur.<br />

— Ah ! assez, dit l’homme. Au point du jour’. Quoi, est-on là ? qu’est-ce que tu<br />

veux ?<br />

Page 334


— Ça, dit Charlot, comme étranglé. Il y a du sang sur le bois.<br />

— Eh ben, je me serai cogné en montant, dit l’homme en mâchant ses mots.<br />

— Des doigts, cria Charlot, <strong>de</strong>s doigts rouges ! Tu ne <strong>les</strong> as pas... 1568<br />

Enfin ces <strong>de</strong>ux termes se rejoignent dans la <strong>de</strong>rnière scène :<br />

— Il y a du sang au montoir ! Le marchepied luisant semblait un couteau<br />

d’exécution. Ils s’agenouillèrent tous <strong>de</strong>ux dans l’ornière profon<strong>de</strong> ; <strong>et</strong> tandis que le<br />

cheval <strong>les</strong> éclaboussait du sabot, sous la lueur blême <strong>de</strong> l’aube, ils frottèrent patiemment<br />

le tranchant <strong>de</strong> fer avec <strong>de</strong> la vase 1569 .<br />

L’exceptionnel<br />

Le R<strong>et</strong>our au bercail<br />

C’est un conte très curieux. Il n’a presque aucune structure narrative. Et pourtant, le<br />

texte n’a pas d’autre structure non plus, ni argumentative, ni explicative. Jusqu’à la<br />

conversation entre le narrateur <strong>et</strong> le danseur, le texte du conte ne contient que la <strong><strong>de</strong>scription</strong><br />

<strong>de</strong> ce qui se déroule <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> yeux du narrateur. Nous y trouvons <strong>les</strong> marqueurs <strong>de</strong><br />

successivité.<br />

Dans un cadre semblablement contemporain 1570 , « <strong>de</strong>s rues montantes qui menaient au<br />

bal 1571 », il arrive d’abord 1) « <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fil<strong>les</strong> en cheveux, un ruban au cou, avec le nœud<br />

tourné sur le côté 1572 », el<strong>les</strong> entrent dans la salle <strong>de</strong> danse. Dont a) « L’une, avec sa masse <strong>de</strong><br />

cheveux châtains relevée en cimier <strong>de</strong> casque, le buste droit, <strong>les</strong> épau<strong>les</strong> pleines 1573 » danse le<br />

quadrille. Puis 2) « Soudain il se fit un grand tumulte dans la salle. Une armée <strong>de</strong> nouveaux<br />

venus avait envahi l’entrée. 1574 » Ce <strong>de</strong>uxième groupe se divise en a) « En tête marchait un<br />

pitre coiffé d’un gibus trop bas ; » 1575 ; b) une foule <strong>de</strong>s clowns <strong>et</strong>c., « Puis venaient<br />

confusément <strong>de</strong>s clowns bleus <strong>et</strong> rouges ; <strong>de</strong>s pierrots blancs aux yeux noircis sous la farine ;<br />

<strong>de</strong>s lutteurs avec <strong>de</strong>s maillots lâches … » 1576 dont l’énumération continue <strong>et</strong> c) « Et parmi<br />

c<strong>et</strong>te foule il y avait une drôle <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ite créature » 1577 . Ensuite 3) « Enfin une troupe <strong>de</strong><br />

femmes turques, blon<strong>de</strong>s <strong>et</strong> brunes, s’était ruée sur le parqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> danse » 1578 dont a) « L’une,<br />

1568 Ibid., p.145.<br />

1569 Ibid., p.146.<br />

1570 Par exemple « le gar<strong>de</strong> municipal » renvoie au contexte réaliste, Ibid., p.158.<br />

1571<br />

Ibid.<br />

1572<br />

Ibid.<br />

1573<br />

Ibid., p.158-159.<br />

1574<br />

Ibid., p.159.<br />

1575<br />

Ibid.<br />

1576<br />

Ibid.<br />

1577<br />

Ibid.<br />

1578<br />

Ibid., p.160.<br />

Page 335


habillée tout <strong>de</strong> rouge, avec <strong>de</strong>s sequins dorés sur le front, avait <strong>de</strong>s cheveux noirs en frisons ;<br />

elle était souple <strong>et</strong> se mit tout <strong>de</strong> suite à danser, la tête penchée. 1579 »<br />

Après c<strong>et</strong>te présentation, <strong>de</strong>ux actions arrivent. La première se déroule entre le pitre <strong>de</strong><br />

2)-a) <strong>et</strong> la danseuse <strong>de</strong> 2)-c). Et la <strong>de</strong>uxième action vient après, mais il n’y a pas<br />

d’enchaînement, mais seulement « Cependant 1580 » qui marque une opposition. La <strong>de</strong>uxième<br />

action se passe entre « la brune » <strong>de</strong> 3)-a) <strong>et</strong> le narrateur : « J’étais là, <strong>et</strong> j’essayai <strong>de</strong> lui parler<br />

pour la consoler. 1581 ». La brune dit : « Je veux m’en aller, je veux m’en aller ! ». La même<br />

expression est répétée à la même page <strong>et</strong> reprise à la page suivante aussi.<br />

C<strong>et</strong>te partie est constituée presque exclusivement <strong>de</strong> la parole <strong>de</strong> la danseuse qui accuse<br />

Paris :<br />

J’ai assez <strong>de</strong> ton Paris qui mange, qui dévore, qui vomit tout, <strong>les</strong> maisons sont<br />

remplies <strong>de</strong> femmes qui meurent <strong>et</strong> d’hommes qui <strong>les</strong> exploitent, tous <strong>les</strong> hôtels sont <strong>de</strong><br />

terrib<strong>les</strong> repaires, tous <strong>les</strong> cafés sont <strong>de</strong>s antres où quelque bête vous gu<strong>et</strong>te 1582 .<br />

Berg y voit une autre forme <strong>de</strong> la symétrie :<br />

Même dispositif dans Le R<strong>et</strong>our au Bercail, où l’opposition apparente villecampagne<br />

est démentie par l’évocation d’une récurrence <strong>de</strong>s sèmes <strong>de</strong> la cruauté <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />

théâtralité dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux espaces mis en concurrence 1583 .<br />

Mais ce qui nous intéresse plus, c’est qu’elle prétend être « Gar<strong>de</strong>use <strong>de</strong> cochons » 1584 ,<br />

parce que ce terme est repris à la fin dans une forme énumérative :<br />

Et l’odalisque s’enfuyant, gagna la porte <strong>et</strong> disparut. Alors, parmi <strong>les</strong> lustres qui<br />

s’allumaient, parmi la fumée <strong>de</strong>s cigares qui montait sous le plafond, je crus voir Paris<br />

embrasé par un immense coucher <strong>de</strong> soleil, avec <strong>de</strong>s refl<strong>et</strong>s sanglants aux bals <strong>et</strong> aux<br />

cafés, tandis que sur <strong>les</strong> routes blanches, un peu rosées sous <strong>les</strong> <strong>de</strong>rniers rayons, on voyait<br />

s’éloigner, vers leurs provinces, <strong>de</strong>s fi<strong>les</strong> <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites gar<strong>de</strong>uses <strong>de</strong> cochons, r<strong>et</strong>our <strong>de</strong> la<br />

capitale, avec le mouchoir aux yeux <strong>et</strong> le baluchon sur l’épaule 1585 .<br />

Enfin, il y manque toujours l’enchaînement. Dans ce conte, le narratif est tout à fait<br />

brisé pour laisser la place à la symétrie.<br />

1579 Ibid.<br />

1580 Ibid.<br />

1581 Ibid.<br />

1582 Ibid.<br />

1583 Berg, art. cit., p.109.<br />

1584 Schwob, Le Roi au masque d’or, op. cit., p.162.<br />

1585 Ibid., p.162-163.<br />

Page 336


VI.IV Conclusion<br />

En conclusion, il n’est pas inutile <strong>de</strong> comparer l’œuvre <strong>de</strong> Schwob <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> Gourmont<br />

tant el<strong>les</strong> contiennent <strong>de</strong> nombreuses similitu<strong>de</strong>s. Et d’ailleurs, aucun d’eux, dans leurs<br />

artic<strong>les</strong>, ne manquait <strong>de</strong> faire l’éloge 1586 <strong>de</strong> l’autre. La caractéristique <strong>de</strong> Gourmont est <strong>de</strong><br />

développer dans la narration une image métaphorique. Et il est souvent elliptique dans la<br />

<strong><strong>de</strong>scription</strong>. Dans ce sens-là, il utilise plutôt <strong>les</strong> métasémèmes selon la terminologie du<br />

Groupe 1587 . C<strong>et</strong>te catégorie <strong>de</strong> procédés rhétoriques concerne le contenu au niveau <strong>de</strong> mot<br />

ou inférieur <strong>et</strong> comprend la plupart <strong>de</strong>s tropes rhétoriques comme métaphore ou métonymie.<br />

En revanche, Schwob est souvent très précis dans la <strong><strong>de</strong>scription</strong>. Il présente même un ton<br />

réaliste en utilisant <strong>de</strong>s expressions argotiques, <strong>de</strong>s expressions régiona<strong>les</strong>, <strong>de</strong>s termes<br />

techniques ou <strong>de</strong>s termes historiques. Ce qu’il utilise est la réticence, la suspension <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

répétitions sur divers niveaux. Selon la terminologie du Groupe , ce sont <strong>de</strong>s métalogismes,<br />

procédés rhétoriques concernant le contenu (logique) sur <strong>les</strong> unités supérieures aux mots. Ce<br />

qui fait, pensons-nous, que l’écriture <strong>de</strong> Schwob est poétique <strong>et</strong> fantastique, tout en donnant<br />

une impression précise <strong>de</strong>s faits.<br />

1586<br />

Schwob, Le Latin Mystique, 1892, « Marcel Schwob », Gourmont, Le Deuxième Livre <strong>de</strong>s Masques, 1898.<br />

1587<br />

Groupe , Rhétorique générale, 1970, p.33.<br />

Page 337


Conclusion<br />

Synthèse<br />

Nous avons examiné nos écrivains du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la relation entre la <strong><strong>de</strong>scription</strong> <strong>et</strong><br />

le fantastique. D’abord, il faudrait souligner la diversité <strong>de</strong> l’écriture <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong>. On<br />

remarque non seulement l’intervention du <strong>de</strong>scriptif dans le narratif, comme nous l’avons vu<br />

dans Véra ou l’Intersigne où la transgression au niveau narratif est introduite par le <strong>de</strong>scriptif<br />

<strong>et</strong> par la médiation rhétorique, mais on trouve aussi la collaboration du texte argumentatif <strong>et</strong><br />

du narratif pour créer l’eff<strong>et</strong> fantastique dans laquelle le rôle du discours scientificoésotérique<br />

a une gran<strong>de</strong> importance comme dans Claire Lenoir ou dans L’Ève future. En<br />

revanche, la structure narrative est souvent assez simple même dans <strong>les</strong> œuvres d’une<br />

longueur considérable comme L’Ève future. Nous voudrions ici faire remarquer que c<strong>et</strong>te<br />

caractéristique est plutôt propre au genre qu’à l’auteur parce que <strong>les</strong> œuvres comme Le<br />

Prétendant possè<strong>de</strong>nt une structure narrative plus complexe.<br />

Nous pouvons dire que <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong>s trois successeurs <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> sont <strong>les</strong><br />

développements d’un <strong>de</strong> ces divers aspects <strong>de</strong> celui-ci. Ro<strong>de</strong>nbach a hérité <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> ses<br />

procédés <strong>de</strong> l’analogie <strong>et</strong> <strong>de</strong> la suggestion avec <strong>les</strong> divers thèmes dont celui <strong>de</strong> résurrection <strong>de</strong><br />

la femme morte que <strong>Villiers</strong> avait lui-même reçu <strong>de</strong> Poe. Sinon, son écriture reste plutôt<br />

réaliste <strong>et</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te combinaison naissent ses œuvres fantastiques, pour ainsi dire, matériel<strong>les</strong>.<br />

Bruges-la-Morte où domine l’analogie serait l’œuvre la plus représentative. Or, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

brumes contient <strong>de</strong>s contes fantastiques comme L’Ami <strong>de</strong>s miroirs mais aussi <strong>de</strong>s contes peu<br />

fantastiques comme Inconnu qui font partie plutôt <strong>de</strong>s contes naturalistes. Même dans le cas<br />

<strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers contes Ro<strong>de</strong>nbach traite souvent <strong>de</strong> thèmes proches du fantastique comme<br />

celui <strong>de</strong> la folie, mais ils ne <strong>les</strong> développent pas suffisamment pour créer un eff<strong>et</strong> fantastique.<br />

L’écriture la plus poétique serait celle <strong>de</strong> Gourmont. Il a plutôt développé le procédé<br />

métaphorique. Dans <strong>les</strong> œuvres comme <strong>les</strong> Yeux d’eau ou Le Magnolia, la <strong><strong>de</strong>scription</strong><br />

métaphorique <strong>et</strong> son prolongement narratif sont tellement confondus pour faire une totalité<br />

que le narratif se fond dans le poétique, si bien qu’il est assez difficile d’y distinguer une<br />

structure narrative. Ses œuvres sont parfois davantage <strong>de</strong>s poèmes en prose que <strong>de</strong>s contes<br />

fantastiques, mais nous pensons avoir été en mesure d’en dégager <strong>les</strong> caractéristiques <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

démontrer leur relation avec le fantastique. Dans <strong>les</strong> contes comme La Sœur <strong>de</strong> Sylvie, <strong>les</strong><br />

Page 338


<strong><strong>de</strong>scription</strong>s qui auraient pu créer l’eff<strong>et</strong> fantastique ne sont pas pleinement narrativisées,<br />

mais il s’agit là seulement d’une différence <strong>de</strong> <strong>de</strong>grés.<br />

Quant à Schwob, c’est la composition <strong>de</strong> l’œuvre qui importe. Dans ce sens-là, parmi<br />

tous <strong>les</strong> écrivains cités, c’est lui qui est le plus proche <strong>de</strong> Poe. Mais c<strong>et</strong>te structure symétrique<br />

qui se trouve souvent dans le thème <strong>de</strong> double comme dans Le Train 081, était aussi familière<br />

<strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> comme dans À s’y méprendre. Bien que Schwob lui–même ne<br />

mentionne pas beaucoup son nom, l’influence <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> sur c<strong>et</strong> auteur est indéniable. Ceci<br />

dit, nous avons défini ses procédés <strong>de</strong> métalogismes en <strong>les</strong> comparants à ceux <strong>de</strong> Gourmont<br />

qui sont <strong>de</strong>s métasémèmes.<br />

Mais ces écrivains ne semblent pas hériter la diversités textuel<strong>les</strong> <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong>. Nous<br />

avons trouvé très rarement l’utilisation d’un texte argumentatif. Chez <strong>Villiers</strong> le texte<br />

argumentatif est utilisé dans le discours scientifico-ésotérique. Si le texte argumentatif ne se<br />

r<strong>et</strong>rouve pas dans <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach, <strong>de</strong> Gourmont <strong>et</strong> <strong>de</strong> Schwob, c’est qu’aucun <strong>de</strong><br />

ces auteur n’a beaucoup écrit sur le thème scientifique. Peut-être <strong>de</strong>vrions-nous chercher ce<br />

type <strong>de</strong> ramification <strong>chez</strong> <strong>de</strong>s auteurs comme Alfred Jarry.<br />

Ethos du fantastique<br />

Reprenons la discussion sur la relation entre la verticalité <strong>et</strong> l’horizontalité <strong>de</strong> Favre.<br />

Nous avons dit que, dans certaines œuvres du genre merveilleux, il est difficile <strong>de</strong> trouver une<br />

fonction totalisante. Mais il est aussi difficile <strong>de</strong> nier c<strong>et</strong>te fonction totalisante <strong>de</strong> la verticalité<br />

aux mythes ou aux récits religieux. Et ce que dit Klinkenberg à propos <strong>de</strong>s médiations<br />

symboliques n’est pas loin selon nous <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te discussion :<br />

Les premières sont <strong>les</strong> médiations symboliques, qu’on vient d’envisager. On aurait<br />

pu <strong>les</strong> nommer aussi médiations archétypiques ou médiations référentiel<strong>les</strong>.<br />

Archétypiques : on n’aura aucune peine à constater que <strong>les</strong> récits mythiques, <strong>les</strong> folklores,<br />

<strong>les</strong> rituels religieux <strong>et</strong> <strong>les</strong> arts en général — <strong>de</strong> la poésie à la peinture — ont<br />

abondamment exploité c<strong>et</strong>te réserve d’imaginaire que constituent <strong>les</strong> médiations<br />

symboliques 1588 .<br />

La notion <strong>de</strong> médiation du Groupe nous semble assez proche <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> fonction<br />

totalisante <strong>de</strong> Fabre. Un récit mythique, qui n’est rien d’autre que la narrativisation <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

médiation symbolique, assumerait, fort probablement, une fonction totalisante selon le terme<br />

<strong>de</strong> Favre. Et si le merveilleux se classe du côté <strong>de</strong> la verticalité <strong>et</strong> le réalisme du côté <strong>de</strong><br />

1588 Klinkenberg, Précis <strong>de</strong> Sémiotique générale, op. cit., p.134.<br />

Page 339


l’horizontalité, il nous semble plausible <strong>de</strong> définir le fantastique plutôt comme l’intersection<br />

<strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux axes.<br />

Chez <strong>Villiers</strong>, c<strong>et</strong>te tendance à la verticalité était fortement liée à son intérêt religieux<br />

qui côtoyait parfois l’occultisme à la source à plusieurs <strong>de</strong> ces œuvres. En tant que conteur, il<br />

ne faisait rien d’autre que <strong>de</strong> réaliser la verticalité dans l’horizontalité <strong>de</strong> la narration 1589 .<br />

C’était sa manière à lui <strong>de</strong> lutter contre le positivisme <strong>de</strong> l’époque. Ce souci <strong>de</strong> réaliser la<br />

verticalité dans le narratif se r<strong>et</strong>rouve <strong>chez</strong> <strong>de</strong>s écrivains plus jeunes toujours dans le contexte<br />

<strong>de</strong> l’anti-naturalisme. À travers l’analogie <strong>chez</strong> Ro<strong>de</strong>nbach, la métaphore <strong>chez</strong> Gourmont <strong>et</strong> la<br />

symétrie <strong>chez</strong> Schwob, nos écrivains cherchaient à organiser le texte d’un genre narratif selon<br />

une logique autre que celle du narratif. Il s’agit d’une logique qui concerne le principe<br />

d’équivalence, si nous nous référons encore une fois à c<strong>et</strong>te notion jakobsoniennne. Certes, ils<br />

n’ont fait rien d’autre que d’essayer d’appliquer le principe <strong>de</strong> la poésie symboliste au genre<br />

narratif. Mais ce qui est né ainsi, ces textes courts à la fois narratifs <strong>et</strong> poétiques coïnci<strong>de</strong>nt<br />

bel <strong>et</strong> bien avec le genre fantastique. Car le fantastique <strong>et</strong> le narratif poétique ont un point<br />

commun d’être l’intersection <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux principes, <strong>et</strong> ils ont contribué au renouveau <strong>de</strong> ce<br />

genre qui allait, à en croire à la parole <strong>de</strong> Todorov, disparaître avec le réalisme. Bien au<br />

contraire, ce genre se perpétue <strong>chez</strong> beaucoup d’écrivains, à travers <strong>de</strong>s œuvres aussi diverses<br />

que cel<strong>les</strong> d’Apollinaire, <strong>de</strong>s surréalistes, ou <strong>de</strong> Yourcenar pour ne citer que <strong>les</strong> écrivains <strong>les</strong><br />

plus mo<strong>de</strong>rnes.<br />

1589 Pour réfléchir sur la narrativisation du principe symboliste, ces <strong>de</strong>ux artic<strong>les</strong> <strong>de</strong> Mattiussi qui compare <strong>Villiers</strong> à<br />

Mallarmé seraient suggestifs : Mattiussi, Mallarmé, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam, George. Remémoration <strong>et</strong> (af)fabulation.,<br />

1998 <strong>et</strong> Mattiussi, Hors-lieu <strong>et</strong> hors-temps <strong>de</strong> la fiction <strong>chez</strong> Mllarmé <strong>et</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> <strong>l'Isle</strong>-Adam. Décentrements <strong>et</strong><br />

irradiations., 1998-1999.<br />

Page 340


Bibliographie<br />

Œuvres<br />

Castex, Pierre-Georges éd., Anthologie du Conte fantastique français, Paris, Corti, 1963.<br />

Desbruières, Michel, La France fantastique 1900, Paris, éditions Phébus, 1978.<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, Le Livre <strong>de</strong>s Masques, Paris, Mercure <strong>de</strong> France, 1896.<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, Le Deuxième Livre <strong>de</strong>s Masques, Paris, Mercure <strong>de</strong> France, 1898.<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, Épilogues, Paris, Mercure <strong>de</strong> France, 1903.<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 1ère série, vol. I, éds., 8 vols, Paris, Mercure<br />

<strong>de</strong> France, 1904.<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 2e série, vol. II, éds., 8 vols, Paris, Mercure<br />

<strong>de</strong> France, 1906.<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, Problème du style, Paris, Mercure <strong>de</strong> France, 1907 (1903).<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, Couleurs, suivi <strong>de</strong> Choses anciennes, Paris, Mercure <strong>de</strong> France, 1908.<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 4e série, vol. IV, éds., 8 vols, Paris, Mercure<br />

<strong>de</strong> France, 1912.<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, Promena<strong>de</strong>s littéraires, 5e série, vol. V, éds., 8 vols, Paris, Mercure<br />

<strong>de</strong> France, 1913.<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, Lilith , suivi <strong>de</strong> Théodat, Paris, Mercure <strong>de</strong> France, 1921.<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, Le Latin mystique, Paris, Édition d’aujourd’hui (Mercure <strong>de</strong> France),<br />

1979 (1930).<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, <strong>les</strong> Histoires magiques <strong>et</strong> autres récits, coll. 10/18, Paris, Union<br />

générale d’édition, 1982.<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, Sixtine, coll. 10/18, Paris, Union générale d’édition, 1982.<br />

Gourmont, Remy <strong>de</strong>, D’un pays lointain, Rennes, Édition Ubacs, 1985 (1984).<br />

Lévi, Éliphas, Dogmes <strong>et</strong> rituels <strong>de</strong> Haute Magie, Paris, E. Bussière, 1977.<br />

Mallarmé, Stéphane, Œuvres complètes, Pléia<strong>de</strong>, Paris, Gallimard, 1945.<br />

Maupassant, Guy <strong>de</strong>, Le Horla <strong>et</strong> autres Contes cruels <strong>et</strong> fantastiques, Paris, Garnier, 1976.<br />

Poe, Edgar, « Marginalia », The Works of the Late Edgar Allan Poe, 1850, vol.III, p.483-<br />

596.<br />

Poe, Edgar, « The Philosophy of Composition », The Works of the Late Edgar Allan Poe,<br />

1850, vol.II, p.259-270.<br />

Poe, Edgar, Œuvres en prose, coll. Pléia<strong>de</strong>, tr. Bau<strong>de</strong>laire, Char<strong>les</strong>, Paris, Gallimard, 1951.<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, Georges, L’Élite, Paris, Fasquelle, 1899.<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, Georges, Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes, Chevrier, Alain éd., Biarritz, Séguier, 1997.<br />

Ro<strong>de</strong>nbach, Georges, Bruges-la-Morte, GF, Bertrand, Jean-Pierre <strong>et</strong> al. éd., Paris,<br />

Flammarion, 1998.<br />

Schwob, Marcel, « Le Latin Mystique », Mercure <strong>de</strong> France, nº 35, VI, 1892, p.240-247.<br />

Schwob, Marcel, Cœur double / Mimes, Paris, Union générale d’édition, 1979.<br />

Schwob, Marcel, Le Roi au masque d’or / Vies imaginaires / La croisa<strong>de</strong> <strong>de</strong>s enfants, Paris,<br />

Union générale d’édition, 1979.<br />

Schwob, Marcel, Œuvres, Textes réunis <strong>et</strong> présentés par Alexandre Gefen, Paris, Les Bel<strong>les</strong><br />

L<strong>et</strong>tres, 2002.<br />

Schwob, Marcel, Œuvres, Édition établie <strong>et</strong> présentée par Sylvain Gou<strong>de</strong>mare, Paris,<br />

Phébus, 2002.<br />

Page 341


<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, Auguste <strong>de</strong>, Les Trois Premiers Contes. ed. critique <strong>de</strong> E.<br />

Drougard, E. Drougard éd., Paris, Librairie <strong>de</strong>s Bel<strong>les</strong>-L<strong>et</strong>tres, 1931.<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, Auguste <strong>de</strong>, Œuvres complètes, coll. Pléia<strong>de</strong>, Raitt, Alain <strong>et</strong> Castex,<br />

Pierre-Georges éd., éds., 2 vols, Paris, Gallimard, 1986.<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, Auguste <strong>de</strong>, L’Ève future, (Folio), Raitt, Alan éd., Paris, Gallimard,<br />

1993.<br />

Étu<strong>de</strong>s sur le fantastique<br />

Baronian, Jean-Baptiste, Panorama <strong>de</strong> la littérature fantastique <strong>de</strong> langue française, Paris,<br />

Stock, 1978.<br />

Bellemin-Noël, Jean, « Des formes fantastiques aux thèmes fantasmatiques », Littérature, nº<br />

2, 1971, p.103-118.<br />

Bellemin-Noël, Jean, « Notes sur le fantastique », Littérature, nº 8, 1972, p.3-23.<br />

Bertrand, Jean Pierre, <strong>et</strong> al., Le Roman célibataire d’« À rebours » à « Palu<strong>de</strong>s », Paris,<br />

Corti, 1996.<br />

Bessière, Irène, Le Récit fantastique La poétique <strong>de</strong> l’incertain, (Thèmes <strong>et</strong> textes), Paris,<br />

Larousse, 1974.<br />

Bozz<strong>et</strong>to, Roger, Territoires <strong>de</strong>s fantastiques. Des romans gothique aux récits d’horreur<br />

mo<strong>de</strong>rne., Aix-en-Provence, Publication <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Provence, 1998.<br />

Caillois, Roger, Images, Images, (Essais sur le rôle <strong>et</strong> <strong>les</strong> pouvoirs <strong>de</strong> l’imagination), Paris,<br />

Corti, 1966.<br />

Castex, Pierre-Georges, Le Conte fantastique en France <strong>de</strong> Nodier à Maupassant, Paris,<br />

Corti, 1951.<br />

Cellier, Léon, Mallarmé <strong>et</strong> la morte qui parle, Paris, PUF, 1959.<br />

Dottin-Orsini, Mireille, C<strong>et</strong>te femme qu’ils disent fatale, Paris, Grass<strong>et</strong>, 1999.<br />

Durand, Gilbert, Les Structures anthropologiques <strong>de</strong> l’imaginaire (Introduction à<br />

l’archétypologie générale), Paris, Bordas, 1973.<br />

Fabre, Jean, Le miroir <strong>de</strong> sorcière. Essai sur la littérature fantastique, Paris, Corti, 1992.<br />

Finné, Jacques, La Littérature fantastique (Essai sur l’organisation surnaturelle), Bruxel<strong>les</strong>,<br />

éditions <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Bruxel<strong>les</strong>, 1980.<br />

Grivel, Char<strong>les</strong>, <strong>Fantastique</strong>-fiction, Paris, PUF, 1992.<br />

Jouanny, Sylvie, L’Actrice <strong>et</strong> ses doub<strong>les</strong>, Paris, Droz, 2002.<br />

Lemonnier, Léon, Edgar Poe <strong>et</strong> <strong>les</strong> conteurs français, Mercure <strong>de</strong> France, Paris, Aubier,<br />

1947.<br />

Mercier, Alain, Les Sources ésotériques <strong>et</strong> occultes <strong>de</strong> la Poésie symboliste (1870-1914),<br />

éds., 2 vols, Paris, Niz<strong>et</strong>, 1969.<br />

Milner, Max, La fantasmagorie (Essai sur l’optique fantastique), (Écriture), Paris, PUF,<br />

1982.<br />

Noiray, Jacques, Le Romancier <strong>et</strong> la machine (l’image <strong>de</strong> la machine dans le roman<br />

français : 1850-1900), éds., 2 vols, Paris, Corti, 1982.<br />

Pierrot, Jean, L’Imaginaire déca<strong>de</strong>nt (1880-1900), Paris, Presses Universitaires <strong>de</strong> France,<br />

1977.<br />

Ponnau, Gwenhaël, La folie dans la littérature fantastique, Paris, PUF, 1997.<br />

Prince, Nathalie, Les Célibataires du fantastique, Paris, L’Harmattan, 2002.<br />

Quinn, Patick F., The French Face of Edgar Poe, Carbondale, Southern Illinois University<br />

Press, 1957.<br />

Ryan, Marie-Laure, Possible World, Artificial Intelligence, and Narrative Theory,<br />

Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 1991.<br />

Schnei<strong>de</strong>r, Marcel, Histoire <strong>de</strong> la littérature fantastique en France, Paris, Fayard, 1985.<br />

Page 342


Steinm<strong>et</strong>z, Jean-Luc, La littérature fantastique, (Que sais-je? 907), Paris, PUF, 1990.<br />

Todorov, Tzv<strong>et</strong>an, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.<br />

Vax, Louis, L’Art <strong>et</strong> la littérature fantastiques, (Que sais-je?, 907), Paris, PUF, 1960.<br />

Vax, Louis, Les Chefs-d’œuvre <strong>de</strong> la littérature fantastique, Paris, PUF, 1979.<br />

Vax, Louis, La Séduction <strong>de</strong> l’étrange. Étu<strong>de</strong> sur la littérature fantastique, Paris, PUF,<br />

1987.<br />

Autres étu<strong>de</strong>s théoriques<br />

Adam, Jean-Michel, Le texte <strong>de</strong>scriptif, Paris, Nathan, 1989.<br />

Adam, Jean-Michel, La <strong><strong>de</strong>scription</strong>, (Que sais-je?, 2783), Paris, PUF, 1993.<br />

Adam, Jean-Michel, Les textes : types <strong>et</strong> prototypes, Paris, Nathan, 1997.<br />

Adam, Jean-Michel, Linguistique textuelle, Paris, Nathan, 1999.<br />

Barthes, Roland, « Introduction à l’analyse structurale <strong>de</strong>s récits », Communications, nº 8,<br />

1966, p.1-27.<br />

Benveniste, Émile, « Les relations <strong>de</strong>s temps dans le verbe français », Problè<strong>les</strong> <strong>de</strong><br />

linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, 1966, p.225-236.<br />

Ducrot, C. <strong>et</strong> Todorov, T., Dictionnaire encyclopédique <strong>de</strong>s Sciences du Langage, Paris,<br />

Seuil, 1972.<br />

Gen<strong>et</strong>te, Gérard, Figure III, Poétique, Paris, Seuil, 1972.<br />

Greimas, Algirdas-Julien, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966.<br />

Greimas, Algirdas-Julien <strong>et</strong> Cortés, J., Sémiotique, dictionnaire raisonné <strong>de</strong> la théorie du<br />

langage, Paris, Hach<strong>et</strong>te, 1993.<br />

Groupe , Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970.<br />

Groupe , Rhétorique <strong>de</strong> la poésie, Bruxel<strong>les</strong>, Éditions complexe, 1977.<br />

Hamon, Philippe, Du Descriptif, Paris, Hach<strong>et</strong>te, 1993.<br />

Jakobson, Roman, Essais <strong>de</strong> linguistique générale, tr. Ruw<strong>et</strong>, Nicolat, Paris, Seuil, 1963.<br />

Klinkenberg, Jean-Marie, Le Sens rhétorique, Bruxel<strong>les</strong>, Éditions <strong>les</strong> Éperonniers, 1990.<br />

Klinkenberg, Jean-Marie, Précis <strong>de</strong> Sémiotique générale, Bruxel<strong>les</strong>, De Boeck & Larcier,<br />

1996.<br />

Riffaterre, Michael, Semiotics of Po<strong>et</strong>ry, Bloomington, Indiana UP, 1978.<br />

Todorov, Tzv<strong>et</strong>an, Grammaire du Décaméron, The Hague-Paris, Mouton, 1969.<br />

Weinrich, Harald, Le Temps, tr. Lacoste, Michèle, Paris, Seuil, 1973.<br />

Ouvrages sur <strong>Villiers</strong><br />

Anzalone, John Blaise éd., Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s Éve future at our fin<br />

<strong>de</strong> siècle. A collection of essays, Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi, 1996.<br />

Bollery, Joseph, Biblio-iconographie <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, Paris, Mercure <strong>de</strong> France,<br />

1939.<br />

Bollery, Joseph, La Br<strong>et</strong>agne <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam. Histoire, Généalogie, Biographie,<br />

Tourisme <strong>et</strong> Littérature. Illustrations <strong>et</strong> Documents inédits., vol. XVI, Saint-Brieuc,<br />

Les Presses br<strong>et</strong>onnes, 1961.<br />

Bornecque, Jacques-Henry, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam créateur <strong>et</strong> visionnaire. Nouvelle édition<br />

revue <strong>et</strong> augmentée, avec l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> documents inédits, Paris, Niz<strong>et</strong>, 1974.<br />

Bourre, Jean-Paul, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam splen<strong>de</strong>ur <strong>et</strong> misère, Paris, <strong>les</strong> Bel<strong>les</strong> l<strong>et</strong>tres,<br />

2002.<br />

Brunel, Pierre éd., L’Homme artificiel., Paris, Didier-Érudition, 1999.<br />

Chambers, Ross, L’ange <strong>et</strong> l’automate. Variations sur le mythe <strong>de</strong> l’actrice <strong>de</strong> Nerval à<br />

Proust, Paris, L<strong>et</strong>tres Mo<strong>de</strong>rne, 1971.<br />

Clerg<strong>et</strong>, Fernand, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, Paris, Louis Michaud, 1913.<br />

Page 343


Conyngham, Deborah, Le silence éloquent. Thèmes <strong>et</strong> structures <strong>de</strong> l’Ève future <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong><br />

<strong>de</strong> l’Isle-Adam, Paris, Corti, 1975.<br />

Crouz, Miche <strong>et</strong> Raitt, Alain, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans après (1889-1989). Actes<br />

du colloque international organisé en Sorbonne <strong>les</strong> 26 <strong>et</strong> 27 mai 1989, Paris, SEDES,<br />

1990, p.162.<br />

Daireaux, Max, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, Temps <strong>et</strong> Visage, Paris, Desclée <strong>de</strong> Brower, 1936.<br />

Decottignies, Jean, <strong>Villiers</strong> le taciturne, Lille, Presses universitaire <strong>de</strong> Lille, 1983.<br />

Deenen, Maria, Merveilleux dans l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, Paris, Librairie Gg<br />

Courville, 1939.<br />

Desmar<strong>et</strong>s, Hubert, «L’Eve future», «Frankenstein», «Le Marchand <strong>de</strong> sable» ou Le je(u)<br />

du miroir. Création littéraire <strong>et</strong> créatures artificiel<strong>les</strong>., Paris, Édition du Temps,<br />

1999.<br />

Giné Janer, Marta, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> L’Isle-Adam l’amour, le temps, la mort, Critiques littéraires,<br />

Paris Budapest Kinshasa [<strong>et</strong>c.], l’Harmattan, 2007.<br />

Gourévitch, Jean-Paul, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam : Tableau synoptique <strong>de</strong> sa vie <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses<br />

œuvres, suite iconographique, étu<strong>de</strong>, choix <strong>de</strong> textes, bibliographie, vol. 35,<br />

Ecrivains d’hier <strong>et</strong> d’aujourd’hui, 1971.<br />

Jean-Aubry, Georges, Une amitié exemplaire : <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> Stéphane<br />

Mallarmé, Paris, Mercure <strong>de</strong> France, 1942.<br />

Jolly, Geneviève, Dramaturgie <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> L’Isle-Adam, Univers théâtral, Paris Budapest<br />

Torino, l’Harmattan, 2002.<br />

Klinkenberg, Michael F., Das i<strong>de</strong>alistische Theater <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adams, Romanistik,<br />

Vol. 11, Münster Hamburg London, Lit, 2002.<br />

Koutini, Sihem, Texte <strong>et</strong> intertexte dans l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> L’Isle-Adam, Villeneuved’Ascq,<br />

Presses universitaires du septentrion, 2001.<br />

Kryzywkowski, Isabelle éd., L’Homme artificiel. Hoffmann, Shelley, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-<br />

Adam., Paris, Ellipses-Mark<strong>et</strong>ing, 1999.<br />

Le Feuvre, Anne, Une poétique <strong>de</strong> la récitation, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam., Paris, Champion,<br />

1999.<br />

Lebois, André, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, révélateur du verbe, Neuchâtel, Messeiller, 1952.<br />

Marie, Gisèle, Le Théâtre symboliste. Ses origines, ses sources, pionniers <strong>et</strong> réalisateurs,<br />

Paris, Niz<strong>et</strong>, 1973.<br />

Noiray, Jacques, «L’Eve future» ou Le Laboratoire <strong>de</strong> l’idéal., Paris, Belin, 1999.<br />

Ponnau, Gwenhaël, L’Ève future ou l’œuvre en question, Paris, PUF, 2000.<br />

Raitt, Alan W., <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> le mouvement symboliste, Paris, Corti, 1965.<br />

Raitt, Alan, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, exorciste du réel, Paris, Corti, 1987.<br />

Rosi, Ivanna, L’immagine in transparenza. Mito, techne, natura in <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam,<br />

(Textes <strong>et</strong> étu<strong>de</strong>s — Domaine français; 22), Genève-Paris, Slatkine, 1992.<br />

Rougemont, Édouard <strong>de</strong>, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam. Biographie <strong>et</strong> bibliographie, Paris,<br />

Mercure <strong>de</strong> France, 1910.<br />

Scarcella, Renzo, Surfaces <strong>et</strong> profon<strong>de</strong>ur dans l’univers imaginaire <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-<br />

Adam, Fasano, Schena, 1992.<br />

Simon, Sylvain, Le chrétien malgré lui ou la religion <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, Paris,<br />

Association Découvrir, 1995.<br />

Symons, Arthur, The Symbolist mouvement in literature, London, Heinemann, 1899.<br />

Vibert, Bertrand, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam inquiéteur, Toulouse, Presses universitaire du<br />

Mirail, 1995.<br />

Page 344


Artic<strong>les</strong> sur <strong>Villiers</strong><br />

Aino, Tsuyoshi, « Du Château à l’Hôtel », The Force of Vision, Gerald Gilliespie, Tokyo,<br />

A.I.L.C., 1991, p.200-209.<br />

Aino, Tsuyoshi, « Écriture fin <strong>de</strong> siècle: le fantastique <strong>de</strong>scriptif », La « fin-<strong>de</strong>-siècle » dans<br />

le contexte eurropéen, Corina Moldvan, Cluj-Napoca, Napoca Star, 1999, p.22-44.<br />

Anzalone, John Blaise, « Danse macabre, ou le pas <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux Bau<strong>de</strong>laire-<strong>Villiers</strong>. Essai sur<br />

un chapitre <strong>de</strong> Ève future », Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s Ève future<br />

at our fin <strong>de</strong> siècle. A collection of essays, éd. John Blaise Anzalone, Amsterdam,<br />

Atlanta GA, Rodopi, 1996, p.117-125.<br />

Anzalone, John Blaise, « Introcuction : On the Eve of Tomorrow », Jeering dreamers.<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s Ève future at our fin <strong>de</strong> siècle. A collection of essays, éd.<br />

John Blaise Anzalone, Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi, 1996, p.13-17.<br />

Bellefroid, Jean-Marie, « Le “ Cahier bleu ” », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans après<br />

(1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt, Paris, CEDES, 1990, p.33-39.<br />

Besnier, Patrick, « Une admiration contrariée. Péladan lecteur <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam »,<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt,<br />

Paris, CEDES, 1990, p.67-71.<br />

Bollery, Joseph, « Deux préorigina<strong>les</strong> inconnues <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam », Revue <strong>de</strong>s<br />

Sciences humaines (Lille), nº 77, janvier-mars, 1955, p.121-128.<br />

Bor<strong>de</strong>au, Catherine, « The gen<strong>de</strong>ring of the creator and the problem of authority in L’Ève<br />

future », Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s Ève future at our fin <strong>de</strong> siècle.<br />

A collection of essays, éd. John Blaise Anzalone, Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi,<br />

1996, p.191-203.<br />

Castex, Pierre-Georges, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam au travail », Revue <strong>de</strong>s Sciences humaines<br />

(Lille), nº 74, avril-juin, 1954, p.175-197.<br />

Castex, Pierre-Georges, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> l’Ordre <strong>de</strong> Malte », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-<br />

Adam <strong>et</strong> cent ans après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt, Paris, CEDES,<br />

1990,<br />

Castex, Pierre-Georges, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> Jean d’Arc », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong><br />

cent ans après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt, Paris, CEDES, 1990, p.17-<br />

22.<br />

Chambers, Ross, « “ De grands yeux dans l’obscurité. ” Regard scientifique <strong>et</strong> vision<br />

occulte dans Claire Lenoir <strong>et</strong> Ève future », Australian Jounal of French Studies<br />

(Melbourne), nº IX, 1972, p.308-325.<br />

Cipriani, Fernando, « Le mythe <strong>de</strong> l’artificiel dans l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam »,<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt,<br />

Paris, CEDES, 1990, p.133-148.<br />

Decottignies, Jean, « Baphom<strong>et</strong> ou la fiction », Revue <strong>de</strong>s Sciences humaines (Lille), nº<br />

XXXIX, tome 154, juill<strong>et</strong>-août, 1974, p.315-326.<br />

Di Scanno, Teresa, « D’Une Italie <strong>de</strong> manière à une Italie <strong>de</strong> rêve <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-<br />

Adam », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong><br />

Alain Raitt, Paris, CEDES, 1990, p.85-92.<br />

Dobay Rifelj, Carol <strong>de</strong>, « Minds, Computer and Hadaly », Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong><br />

l’Isle-Adam’s Ève future at our fin <strong>de</strong> siècle. A collection of essays, éd. John Blaise<br />

Anzalone, Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi, 1996, p.127-139.<br />

Drougard, Émile, « Fragments manuscrits d’Axël », Revue <strong>de</strong>s Sciences humaines (Lille), nº<br />

77, janvier-mars, 1955, p.39-120.<br />

Drougard, Émile, « Les Sources d’Axël », Revue d’histoire littéraire <strong>de</strong> la France, nº 43,<br />

1936, p.551-567.<br />

Page 345


Drougard, Émile, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam défenseur <strong>de</strong> son nom », Anna<strong>les</strong> <strong>de</strong> Br<strong>et</strong>agne<br />

(Renne), nº 61, 1955, p.62-117;237-280.<br />

Drougard, Émile, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> Éliphas Lévi », Revue belge <strong>de</strong> philologie <strong>et</strong><br />

d’histoire, nº 10, 1931, p.505-530.<br />

Drougard, Émile, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> Théophile Gautier », Revue d’histoire<br />

littéraire <strong>de</strong> la France, nº 39, 1932, p.510-536.<br />

Emont, Nelly, « Thèmes du fantastique <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’occultisme en France à la fin du XIX e<br />

siècle», La littérature fantastique (Colloque <strong>de</strong> Cerisy), Paris, Albin Michel, 1991,<br />

p.137-156.<br />

Gavelle, Émile, « Une source d’Axël », Revue <strong>de</strong>s Sciences humaines (Lille), nº 77, janviermars,<br />

1955,<br />

Gen<strong>et</strong>, Jacqueline, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> Yeats », Yeats the European, éd. Norman<br />

Jeffares, 1989, p.49-68, 290-292.<br />

Giné Janer, Marta, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam entre <strong>les</strong> “ bel<strong>les</strong> âmes ” <strong>de</strong> Schiller <strong>et</strong> un<br />

certain romantisme noir », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans après (1889-1989),<br />

Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt, Paris, CEDES, 1990, p.123-131.<br />

Goldgar, Harry, « Axël <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> The Shadowy Waters <strong>de</strong> W. B.Yeats »,<br />

Revue <strong>de</strong> littérature comparée, nº 24, 1950, p.563-574.<br />

Goujon, Jean-Paul, « Hugues Rebelle <strong>et</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong><br />

cent ans après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt, Paris, CEDES, 1990, p.59-<br />

66.<br />

Graaf, Daniel A. <strong>de</strong>, « Une source <strong>de</strong> l’Ève future », Synthèse (Bruxel<strong>les</strong>), nº 178-180, avril,<br />

1961, p.175-177.<br />

Greenfield, Anne, « The shield of Preseus and the reflecting frame. Mirrors of absent<br />

women in L’Ève future and “ Véra ” », Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s<br />

Ève future at our fin <strong>de</strong> siècle. A collection of essays, éd. John Blaise Anzalone,<br />

Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi, 1996, p.67-76.<br />

Hesveldt, Asti, « The pathology of Eve. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s “ Fin <strong>de</strong> Siècle ” medical<br />

discourse », Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s Ève future at our fin <strong>de</strong><br />

siècle. A collection of essays, éd. John Blaise Anzalone, Amsterdam, Atlanta GA,<br />

Rodopi, 1996, p.25-46.<br />

Johnson, Warren, « Machines and malaise. Technology and the comic in <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-<br />

Adam and Alais », Nin<strong>et</strong>eenth-Century French Studies. Fredonia (NewYork), nº<br />

XXIV, 1995-1996, p.192-202.<br />

Johnson, Warren, « Edison’s comic dualism », Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s<br />

Ève future at our fin <strong>de</strong> siècle. A collection of essays, éd. John Blaise Anzalone,<br />

Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi, 1996, p.167-175.<br />

Lathers, Marie Hope, « The <strong>de</strong>ca<strong>de</strong>nt god<strong>de</strong>ss. Ève future and the Vénus <strong>de</strong> Milo », Jeering<br />

dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s Ève future at our fin <strong>de</strong> siècle. A collection of<br />

essays, éd. John Blaise Anzalone, Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi, 1996, p.47-65.<br />

Le Fleuve, Anne, « Le récitant <strong>et</strong> son double. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> Richard Wagner »,<br />

Revue <strong>de</strong> littérature comparée, nº LXXI, 1997, p.293-306.<br />

Lemonnier, Léon, « L’influence d’Edgar Poe sur <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam », Mercure <strong>de</strong><br />

France, nº 246, 1933, p.605-619.<br />

Louâpre, Muriel, « «L’Eve future», <strong>de</strong> la «machine à fabriquer <strong>de</strong> l’idéal» à la «Walkyrie <strong>de</strong><br />

science» », Les à-côtés du siècle., éd. Jean-Jacques <strong>et</strong> Pierssens Lefrère, Michel,<br />

Montréal; Tusson, Paragraphes ; Édition du Lérot, 1998, p.77-83.<br />

Page 346


Marchal, Bertrand, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam relu par Mallarmé. Le poète <strong>et</strong> la divinité »,<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt,<br />

Paris, CEDES, 1990, p.41-50.<br />

Mattiussi, Laurent, « Hors-lieu <strong>et</strong> hors-temps <strong>de</strong> la fiction <strong>chez</strong> Mllarmé <strong>et</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-<br />

Adam. Décentrements <strong>et</strong> irradiations. », Nin<strong>et</strong>eenth-Century French Studies.<br />

Fredonia (NewYork), nº XXVII, 1998-1999, p.346-355.<br />

Mattiussi, Laurent, « Mallarmé, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, George. Remémoration <strong>et</strong><br />

(af)fabulation. », Revue <strong>de</strong> littérature comparée, nº LXXII, 1998, p.215-230.<br />

Meitinger, Serge, « Les voies <strong>de</strong> l’intertexte. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam — Mallarmé »,<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt,<br />

Paris, CEDES, 1990, p.51-57.<br />

Miller-Frank, Felicia, « Edison’s recor<strong>de</strong>d angel », Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-<br />

Adam’s Ève future at our fin <strong>de</strong> siècle. A collection of essays, éd. John Blaise<br />

Anzalone, Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi, 1996, p.141-166.<br />

Miyauchi, Yuko, « Déplacement stylistique <strong>de</strong> l’épithète <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam »,<br />

Étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la langue française (Société <strong>de</strong> linguistique française du Japon, Université<br />

<strong>de</strong> Tokyo-Kyoiku, nº 21-22, mai, 1959, p.9-17.<br />

Moldovan, Corina, « Images du corps féminin à la « fin-du-siècle » », La « fin-<strong>de</strong>-siècle »<br />

dans le contexte eurropéen, Corina Moldvan, Cluj-Napoca, Napoca Star, 1999,<br />

p.139-155.<br />

Noiray, Jacques, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, conteur insolite », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent<br />

ans après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt, Paris, CEDES, 1990, p.109-114.<br />

Néry, Alain, « Cruauté <strong>et</strong> sacrifice dans <strong>les</strong> Contes cruels. », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent<br />

ans après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt, Paris, CEDES, 1990, p.101-107.<br />

Néry, Alain, « Hadaly <strong>et</strong> Schéhéraza<strong>de</strong> », Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s Ève<br />

future at our fin <strong>de</strong> siècle. A collection of essays, éd. John Blaise Anzalone,<br />

Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi, 1996, p.103-115.<br />

Oster, Daniel, « Totem <strong>et</strong> Tabou. (D’une figure imaginaire) », Revue <strong>de</strong>s Sciences<br />

humaines (Lille), nº 242, (avril-juin), 1996, p.11-28.<br />

Pakenham, Michael, « Quelques éclairecissements sur la “ publication ” d’“ Azraël ” <strong>de</strong><br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam ou la torture par espérance », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent<br />

ans après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt, Paris, CEDES, 1990, p.23-32.<br />

Perron, Paul <strong>et</strong> al. éd., Itinéraire <strong>de</strong> XIXe siècle. En hommage à Joseph Sablé., Tront,<br />

University of Tront, 1996.<br />

Pia, Pascal, « La fortune <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam » , Carrefour, le 28 juill<strong>et</strong> 1971, p.16-17.<br />

Ponnau, Gwenhaël, « Désaccords <strong>et</strong> dissonances. Le corps <strong>et</strong> la voix dans L’Ève future »,<br />

Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s Ève future at our fin <strong>de</strong> siècle. A<br />

collection of essays, éd. John Blaise Anzalone, Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi,<br />

1996, p.77-85.<br />

Ponnau, Gwenhaël, « Sur <strong>les</strong> épigraphes <strong>de</strong> Ève future. », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans<br />

après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt, Paris, CEDES, 1990, p.149-156.<br />

Popa, Don, « Un scriitor “ crud ” <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam », Analele Universtatii Bucuresti<br />

Limbi romanice, nº 19, 1970, p.97-105.<br />

Poul<strong>et</strong> , Robert, « La leçon <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam », La Table Ron<strong>de</strong>, mars, 1962,<br />

p.105-107.<br />

Pruner, Francis, « L’ésotérisme chrétien <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam dans Axël », Hommages<br />

à Jacques Landrin, éds. Martine Bercot <strong>et</strong> Gérard Taverd<strong>et</strong>, Édition universitaire <strong>de</strong><br />

Dijon, 1992, p.235-244.<br />

Page 347


Przybos, Julia, « Construction, reconstruction, <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> l’histoire <strong>chez</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong><br />

l’Isle-Adam », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans après (1889-1989), Michel Crouz<br />

<strong>et</strong> Alain Raitt, Paris, CEDES, 1990, p.115-122.<br />

Raitt, Alan W., « L’Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong> <strong>les</strong> Anglais dans l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam »,<br />

Revue <strong>de</strong>s Sciences humaines (Lille), nº 242, (avril-juin), 1996, p.89-118.<br />

Raitt, Alan W., « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> Flaubert », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans<br />

après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt, Paris, CEDES, 1990, p.73-83.<br />

Raitt, Alan W., « État présent <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s sur <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam », Information littéraire,<br />

nº 8, 1956, p.6-14.<br />

Reboul, Pierre, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> le Melmoth <strong>de</strong> Maturin », Revue <strong>de</strong> littérature<br />

comparée, nº 25, 1951, p.479-481.<br />

Roll<strong>et</strong>, Pascal, « “ Inflexions d’une féminité surnaturelle ”. La voix résistante <strong>de</strong> L’Ève<br />

future <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam », Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s Ève<br />

future at our fin <strong>de</strong> siècle. A collection of essays, éd. John Blaise Anzalone,<br />

Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi, 1996, p.87-102.<br />

Rose, Marilyn Goddis, « Shouldn’t authors control translators? Second thoughts by a<br />

translator of L’Ève future », Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adm’s Ève future at<br />

our fin <strong>de</strong> siècle. A collection of essays, éd. John Blaise Anzalone, Amsterdam,<br />

Atlanta GA, Rodopi, 1996, p.19-24.<br />

Santa, Angels, « “ Véra, un cuento cruel ”. Sur une adaptation cinématographique »,<br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans après (1889-1989), Michel Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt,<br />

Paris, CEDES, 1990, p.157-163.<br />

Sarrazin, Bernard, « Un rire bizarre… De Saturne à Janus, <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong><br />

Bloy », Revue <strong>de</strong>s Sciences humaines (Lille), nº 242, (avril-juin), 1996, p.137-159.<br />

Tristmans, Bruno, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> le jeu. À propos d’“ Un singulier Chelem ”<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’“ Enjeu ” », <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> cent ans après (1889-1989), Michel<br />

Crouz <strong>et</strong> Alain Raitt, Paris, CEDES, 1990, p.93-100.<br />

Vibert, Bertrand, « L’Ève future ou l’ambiguïté. Contribution à une poétique du satanisme<br />

mo<strong>de</strong>rne », Jeering dreamers. <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam’s Ève future at our fin <strong>de</strong><br />

siècle. A collection of essays, éd. John Blaise Anzalone, Amsterdam, Atlanta GA,<br />

Rodopi, 1996, p.178-190.<br />

Vibert, Bertrand, « La proie <strong>de</strong> l’ombre. Le chasseur mélancolique », Revue <strong>de</strong>s Sciences<br />

humaines (Lille), nº 242, avril-juin, 1996, p.119-135.<br />

Vibert, Bertrand, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> la politique <strong>de</strong> la nouvelle ou comment lire <strong>les</strong><br />

“ Contes cruels ”? », Revue d’histoire littéraire <strong>de</strong> la France, nº XCVIII, 1998,<br />

p.569-582.<br />

Vibert, Bertrand, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> “ l’impossible du théâtre ” du XIXe siècle. »,<br />

Romantisme, nº XXVIII, 99 (premier trimestre), 1998, p.71-87.<br />

Vibert, Bertrand, « <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam, poète <strong>de</strong> la contradiction / textes réunis par<br />

Bertrand Vibert », Revue <strong>de</strong>s Sciences humaines (Lille), nº 242, (avril-juin), 1996,<br />

p.3-159.<br />

Viegnes, Michel, « Le r<strong>et</strong>our <strong>de</strong> la “ chère morte ”. Variations sur un thème orphique <strong>chez</strong><br />

<strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam <strong>et</strong> Mallarmé », Revue <strong>de</strong>s Sciences humaines (Lille), nº 242,<br />

(avril-juin), 1996, p.75-87.<br />

Zayed, Georges, « Un parnassien d’avant gar<strong>de</strong>. Nina <strong>de</strong> Villard <strong>et</strong> ses hôtes », Aquila, nº II,<br />

1973, p.177-229.<br />

Ouvrages sur Ro<strong>de</strong>nbach<br />

Bertrand, Jean-Pierre éd., Le Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach, Bruxel<strong>les</strong>, Labor, 1999.<br />

Page 348


Gorceix, Paul, Réalités flaman<strong>de</strong>s <strong>et</strong> symbolisme fantastique. Bruges-la-Morte <strong>et</strong> Le<br />

Carillonneur <strong>de</strong> Georges Ro<strong>de</strong>nbach, Paris, L<strong>et</strong>tres Mo<strong>de</strong>rne, 1992.<br />

Gorceix, Paul éd., La Belgique fin <strong>de</strong> siècle. Romans, nouvel<strong>les</strong>, théâtre. Eekhoud,<br />

Lemonnier, Ma<strong>et</strong>erlinck, Ro<strong>de</strong>nbach, Van Lerberghe, Verhaeren, Bruxel<strong>les</strong>,<br />

Éditions complexe, 1997.<br />

Gorceix, Paul, Georges Ro<strong>de</strong>nbach (1855-1898), Romantisme <strong>et</strong> mo<strong>de</strong>rnités, Vol. 99, Paris,<br />

H. Champion, 2006.<br />

Maes, Pierre, Georges Ro<strong>de</strong>nbach 1855-1898, Bruxel<strong>les</strong>, Académie royale <strong>de</strong> Langue <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

Littérature françaises <strong>de</strong> Belgique, 1952.<br />

Muramatsu, Sadafumi, Nihon ni okeru Georges Ro<strong>de</strong>nbach (G. Ro<strong>de</strong>nbach au Japon),<br />

Tokyo, Geirinshobo, 1998.<br />

Ruchon, François, L’Amitié <strong>de</strong> Stéphane Mallarmé <strong>et</strong> <strong>de</strong> Georges Ro<strong>de</strong>nbach, Genève,<br />

Pierre Cailler, 1949.<br />

Toyama, Hiroo, La fin du siècle en Flandre, Tokyo, Librairie Geirin-Shobo, 1990.<br />

Artic<strong>les</strong> sur Ro<strong>de</strong>nbach<br />

Aino, Tsuyoshi, « Fukanona baikai wo motom<strong>et</strong>e : Bruges-la-Morte no gensosei (À la<br />

recherche <strong>de</strong> la médiation impossible : le fantastique dans Bruges-la-Morte) »,<br />

Étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la littérature française <strong>de</strong> Kyushu, nº 32, 1997, p.15-29.<br />

Angel<strong>et</strong>, Christian, « Bruges-la-Morte comme carrefour intertextuel », Le Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

Ro<strong>de</strong>nbach, éd. Jean-Pierre Bertrand, Bruxel<strong>les</strong>, Labor, 1999, p.135-146.<br />

Ba<strong>les</strong>, Richard, « Le Voile <strong>de</strong> Georges Ro<strong>de</strong>nbach », La « fin-<strong>de</strong>-siècle » dans le contexte<br />

eurropéen, Corina Moldvan, Cluj-Napoca, Napoca Star, 1999, p.5-13.<br />

Berg, Christian, « paradigmes urbains dans la littéraure fin-<strong>de</strong>-siècle en Belgique. »,<br />

L’I<strong>de</strong>ntité culturelle <strong>de</strong> la Belgique <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Suisse francophones. Actes du colloque<br />

internqtional au Centre <strong>de</strong> rencontres Wal<strong>de</strong>gg (Soleure). juin 1993 238 p., Paul<br />

Gorceix, Champion (Paris), 1997, p.31-46.<br />

Christian, Berg;, « Bruges-la-Morte en roman « gay ». Fernand Khnopff en Hugues Viane<br />

dans The Folding Star d’Alan Hollinghurst », Le Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach, éd. Jean-<br />

Pierre Bertrand, Bruxel<strong>les</strong>, Labor, 1999, p.147-156.<br />

D<strong>et</strong>emmerman, Jacques, « Ro<strong>de</strong>nbach <strong>et</strong> <strong>Villiers</strong> <strong>de</strong> l’Isle-Adam. Documents inédits. »,<br />

Nord’, nº 21, juin, 1993, p.111-116.<br />

Doizel<strong>et</strong>, Sylvie, « La maison <strong>de</strong> Jane », Le Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach, éd. Jean-Pierre Bertrand,<br />

Bruxel<strong>les</strong>, Labor, 1999, p.177-180.<br />

Dottin-Orsini, Mireille, « Ro<strong>de</strong>nbach <strong>et</strong> la femme morte », Nord’, nº 21, juin, 1993, p.79-87.<br />

Dragon<strong>et</strong>ti, Roger, « Le démon <strong>de</strong> l’analogie », Étu<strong>de</strong>s sur Mallarmé, Gand, Romanica<br />

Gan<strong>de</strong>nsia, 1992, vol.22, p.73-94.<br />

Gorceix, Paul, « Deux poètes <strong>symbolistes</strong> <strong>de</strong> la différence. Ro<strong>de</strong>nbach <strong>et</strong> Max Elskalp. »,<br />

Francofonía (Cádiz), nº 5-6, 1996-1997, p.47-61.<br />

Gorceix, Paul, « Ro<strong>de</strong>nbach conteur fantastique : Le Rou<strong>et</strong> <strong>de</strong>s brumes », Le Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

Ro<strong>de</strong>nbach, éd. Jean-Pierre Bertrand, Bruxel<strong>les</strong>, Labor, 1999, p.97-101.<br />

Guioch<strong>et</strong>, Sylvie, « Jane Scott : une femme <strong>de</strong> spectacle naturaliste ? », Le Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

Ro<strong>de</strong>nbach, éd. Jean-Pierre Bertrand, Bruxel<strong>les</strong>, Labor, 1999, p.157-170.<br />

Men<strong>de</strong>s Coelho, Paula, « La ville intérieure dan l’œuvre <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach. », Francofonía<br />

(Cádiz), nº 5-6, 1996-1997, p.83-89.<br />

Palacio, Jean <strong>de</strong>, « Bruges-la-Morte, ville sur le papier ? », Nord’, nº 21, juin, 1993, p.31-40.<br />

Paque, Jeannine, « Musée <strong>de</strong> Béguines, musée <strong>de</strong> l’homme ? », Le Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach,<br />

éd. Jean-Pierre Bertrand, Bruxel<strong>les</strong>, Labor, 1999, p.75-90.<br />

Page 349


Sicotte, Geneviève, « D’un coffr<strong>et</strong> <strong>de</strong> verre, sur quelques sources intertextuel<strong>les</strong> <strong>de</strong> Brugesla-Morte<br />

», Le Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach, éd. Jean-Pierre Bertrand, Bruxel<strong>les</strong>, Labor,<br />

1999, p.119-134.<br />

Siepmann, Helmut, « Ro<strong>de</strong>nbach critique parisien du «Journal <strong>de</strong> Bruxel<strong>les</strong>». », L’I<strong>de</strong>ntité<br />

culturelle <strong>de</strong> la Belgique <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Suisse francophones. Actes du colloque<br />

international au Centre <strong>de</strong> rencontres Wal<strong>de</strong>gg (Soleure). juin 1993 238 p., Paul<br />

Gorceix, Champion (Paris), 1997, p.133-139.<br />

Ziegler, Robert E., « Bruges-la-Morte, une création collective », Nord’, nº 21, juin, 1993,<br />

p.47-57.<br />

Ziegler, Robert, « Creation and Transformation in Marcel Schwob ‘s L’Etoile <strong>de</strong> bois »,<br />

University of Dayton Review, Dayton, OH (UDR), nº 23:2, Spring,, 1995, p.115-122.<br />

Ziegler, Robert, « From the flower to the ruby. Creativity and object loss in Ro<strong>de</strong>nbach’s<br />

«Bruges-la-Morte». », Nottingham French Studies, nº XXXVII, 2 (Autumn), 1998,<br />

p.37-47.<br />

Ouvrages sur Gourmont<br />

Boyer, Anne, Rémy <strong>de</strong> Gourmont, l’écriture <strong>et</strong> ses masques, Romantisme <strong>et</strong> mo<strong>de</strong>rnités,<br />

Vol. 56, Paris, H. Champion, 2002.<br />

Dantzig, Char<strong>les</strong>, Remy <strong>de</strong> Gourmont, Cher Vieux Daim!, Paris, Edition du Rocher, 1990.<br />

Gall<strong>et</strong>ti, Marina, La nascita <strong>de</strong>lla linguistica e Gourmont, Roma, Bulzoni, 1985.<br />

Gillybœuf, Thierry, <strong>et</strong> Bernard Bois, eds. Gourmont. l’Herne ed. Paris, 2003.<br />

Uitti, Karl D., La passion littéraire <strong>de</strong> Remy <strong>de</strong> Gourmont, New Jersey/Paris, Princ<strong>et</strong>on<br />

University / Press universitaire <strong>de</strong> France, 1962.<br />

Artic<strong>les</strong> sur Gourmont<br />

Aino, Tsuyoshi, « Remy <strong>de</strong> Gourmont no Le Magnolia — Gensotanpen to sanbunshi no<br />

aida<strong>de</strong> (Le Magnolia <strong>de</strong> Remy <strong>de</strong> Gourmont — entre un conte fantastique <strong>et</strong> poème<br />

en prose », Étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la littérature française <strong>de</strong> Kyushu, nº 34, 1999, p.47-65.<br />

Angel<strong>et</strong>, Christian, « La notion <strong>de</strong> symbole <strong>chez</strong> Gourmont <strong>et</strong> Huysmans », Les Déca<strong>de</strong>nts à<br />

l’école <strong>de</strong>s Alexandrins. Colloque international <strong>de</strong>s 30 novembre-1er décembre à<br />

l’Université <strong>de</strong> Valenciennes, Perrine Galand-Hallyn, Presses universitaires <strong>de</strong><br />

Valenciennes, 1996, p.183-203.<br />

Bernardi, Marina, « Visione e strategie <strong>de</strong>l silenzio nel linguaggiio di Gourmont. », Remy <strong>de</strong><br />

Gourmont. Atti <strong>de</strong>l Convegno di Monselice, 26-28 s<strong>et</strong>t. 1996, Patrizio Tucci,<br />

Unipress (Padova), 1997, p.55-70.<br />

Bertrand, Jean Pierre, Dubois, Jacques <strong>et</strong> Jeannine Paque, « «S.M. à S.M.». », Remy <strong>de</strong><br />

Gourmont. Atti <strong>de</strong>l Convegno di Monselice, 26-28 s<strong>et</strong>t. 1996 ; 300 p:, Patrizio Tucci,<br />

Unipress (Padova), 1997, p.17-37.<br />

Beyer, Anne, « Remy <strong>de</strong> Gourmont <strong>et</strong> la question <strong>de</strong> la fécondité littéraire », Gourmont, éds.<br />

Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.204-210.<br />

Bois, Bernard, « Remy <strong>de</strong> Gourmont “ critique d’art ” », Gourmont, éds. Thierry Gillybœuf<br />

<strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.202-203.<br />

Buat, Christian, « Le rire du volcan », Gourmont, éds. Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois,<br />

Paris, l’Herne, 2003, p.234-247.<br />

Canovas, Frédéric, « Le grand contempteur : Remy <strong>de</strong> Gourmont vu par Paul Léotaud »,<br />

Gourmont, éds. Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.142-154.<br />

Céard, Jean, « “ Le latin mystique ” <strong>de</strong> Gourmont », Les Déca<strong>de</strong>nts à l’école <strong>de</strong>s Alexandrins.<br />

Colloque international <strong>de</strong>s 30 novembre-1er décembre à l’Université <strong>de</strong><br />

Page 350


Valenciennes, Perrine Galand-Hallyn, Presses universitaires <strong>de</strong> Valenciennes, 1996,<br />

p.171-182.<br />

Fabre, Bruno, « Remy <strong>de</strong> Gourmont <strong>et</strong> Marcel Schwob », Gourmont, éds. Thierry<br />

Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.288-295.<br />

Gillybœuf, Thierry, « Quand Gourmont signait Henri Love <strong>et</strong> Pierre d’Arvonne. », Les àcôtés<br />

du siècle., éd. Jean-Jacques <strong>et</strong> Pierssens Lefrère, Michel, Montréal; Tusson,<br />

Paragraphes ; Édition du Lérot, 1998, p.51-60.<br />

Gillybœuf, Thierry, « Stratagèmes d’une rupture : Huysmans <strong>et</strong> Gourmont », Gourmont,<br />

éds. Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.303-322.<br />

Gogibu, Vincent, « 1910 ou l’expression d’une inimitié », Gourmont, éds. Thierry<br />

Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.274-287.<br />

Gorceix, Paul, « Remy <strong>de</strong> Gourmont, un pionnier <strong>de</strong> l’histoire littéraire en Belgique »,<br />

Gourmont, éds. Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.127-135.<br />

Goruppi, Tiziana, « Morale chrétienne <strong>et</strong> morale antichrétienne », Gourmont, éds. Thierry<br />

Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.155-170.<br />

Goujon, Jean-Paul, « Pierre Louÿs <strong>et</strong> Remy <strong>de</strong> Gourmont », Gourmont, éds. Thierry<br />

Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.296-302.<br />

Grandjean, Valérie, « Remy <strong>de</strong> Goourmont <strong>et</strong> le “ Complexe ” <strong>de</strong> Pygmalion », Gourmont,<br />

éds. Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.136-141.<br />

Juin, Hubert, « Préface pour <strong>les</strong> Histoires magiques », <strong>les</strong> Histoires magiques, Paris, Union<br />

générale d’édition, 1982, p.7-53.<br />

Juin, Hubert, « Préface pour Sixtine », Sixtine, Paris, Union générale d’édition, 1982, p.7-<br />

38.<br />

Mac Guiness, Patrick, « Gourmont <strong>et</strong> le “ laboratolire <strong>de</strong>s idées ” », Gourmont, éds. Thierry<br />

Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.42-46.<br />

Melmoux-Montaubin, Marie-Françoise, « La déca<strong>de</strong>nce, une histoire d’influences »,<br />

Romantisme, nº XXVII, tome 98, 4 e trimestre, 1997, p.123-124.<br />

Meunier, Jean-Louis, « Du bon usage <strong>de</strong> la science romanesque », Gourmont, éds. Thierry<br />

Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.69-80.<br />

Palomo, Julien, « Le patriotisme gourmonntien pendant la Gran<strong>de</strong> Guerre : un début <strong>de</strong> mise<br />

au point », Gourmont, éds. Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003,<br />

p.116-126.<br />

Penaud, Maurice, « Gourmont <strong>et</strong> la notion <strong>de</strong> fin <strong>de</strong> siècle », Fins <strong>de</strong> siècle. Colloque <strong>de</strong><br />

Tours, 4-6 juin 1985, Pierre Citti, Presses universitaires <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux, 1990, p.297-<br />

313.<br />

Pound, Ezra, « Remy <strong>de</strong> Gourmont », Literary essays of Ezra Pound, éd. T.S. Eliot,<br />

London, Faber, 1954, p.339-360.<br />

Richter, Mario, « Gourmont e l’avanguardia tra Francia e Italia », Studi francesi (Torino), nº<br />

XLI, 1997, p.121-129.<br />

Richter, Mario, « Gourmont <strong>et</strong> la poésie <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> », Gourmont, éds. Thierry<br />

Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.58-68.<br />

Rosi, Ivanna, « Les couleurs <strong>de</strong> Sixtine : perception visuelle, images menta<strong>les</strong>, métaphore »,<br />

Gourmont, éds. Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.224-233.<br />

Scaiola, Anna Maria, « Gourmont e i «contes <strong>de</strong> fées». », Remy <strong>de</strong> Gourmont. Atti <strong>de</strong>l<br />

Convegno di Monselice, 26-28 s<strong>et</strong>t. 1996, Patrizio Tucci, Unipress (Padova), 1997,<br />

p.183-194.<br />

Scaiola, Anna Maria, « Gourmont <strong>et</strong> <strong>les</strong> Contes <strong>de</strong> Fées », Gourmont, éds. Thierry<br />

Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.251-260.<br />

Page 351


Schiano-Bennis, Sandrine, « Remy <strong>de</strong> Gourmont <strong>et</strong> Jutes <strong>de</strong> Gaultier, Une esthétique <strong>de</strong><br />

l’intelligence », Gourmont, éds. Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne,<br />

2003, p.47-57.<br />

Solal, Jérôme, « D’Entragues e<strong>et</strong> <strong>de</strong>s Esseintes : Le Seil <strong>et</strong> le Secr<strong>et</strong> », Gourmont, éds.<br />

Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.211-224.<br />

Stead, Évanghélia, « Schwob face aux Mimes d’Hérondas. Constitution d’une bibliothèque<br />

fantastique <strong>de</strong> l’Antiquité », Les Déca<strong>de</strong>nts à l’école <strong>de</strong>s Alexandrins. Colloque<br />

international <strong>de</strong>s 30 novembre-1 er décembre à l’Université <strong>de</strong> Valenciennes, Perrine<br />

Galand-Hallyn, Presses universitaires <strong>de</strong> Valenciennes, 1996, p.77-93.<br />

Thorel-Caill<strong>et</strong>eau, Sylvie, « Dandys <strong>et</strong> orgies », Romantisme, nº XXVII, tome 96, 2 e<br />

trimestre, 1997, p.71-81.<br />

Thorel-Caill<strong>et</strong>eau, Sylvie, « Physique <strong>de</strong> Gourmont », Romantisme, nº XXVI, tome 94, 4 e<br />

trimestre, 1996, p.125-134.<br />

Tucci, Patrizio, « Gourmont médiéviste », Gourmont, éds. Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard<br />

Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.189-201.<br />

Uitti, Karl D., « Le Créateur <strong>de</strong> valeurs », Gourmont, éds. Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard<br />

Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.29-41.<br />

Viriat, Francesco, « L’affaire du “ Joujou patriotisme ”, nouveaux éléménts », Gourmont,<br />

éds. Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris, l’Herne, 2003, p.81-117.<br />

Vérilhac, Yoan, « Participer directement aux joies <strong>de</strong> la vie littéraire : Remy <strong>de</strong> Gourmont <strong>et</strong><br />

le p<strong>et</strong>ites revues », Gourmont, éds. Thierry Gillybœuf <strong>et</strong> Bernard Bois, Paris,<br />

l’Herne, 2003, p.261-273.<br />

Ouvrages sur Schwob<br />

Collectif, Marcel Schwob (Europe Nº925), 2006.<br />

Allain, Patrice, <strong>et</strong> al., Marcel Schwob L'Homme au masque d’or, Paris-Nantes, Gallimard,<br />

2006.<br />

Berg, Christian, <strong>et</strong> Yves Vadé, eds. Marcel Schwob, d’hier <strong>et</strong> d’aujourd’hui Texte imprimé.<br />

Seyssel, Champ vallon, 2002.<br />

Berg, Christian, <strong>et</strong> al., éds. R<strong>et</strong>our à Marcel Schwob — D’un Siècle à l’autre (1905-2005).<br />

Rennes, Presse universitaire <strong>de</strong> Rennes, 2007.<br />

Champion, Pierre, Marcel Schwob <strong>et</strong> son temps, Paris, Bernard Grass<strong>et</strong>, 1927.<br />

De Meyer, Bernard, Marcel Schwob, conteur <strong>de</strong> l’imaginaire, Bern, P. Lang, 2004.<br />

Gou<strong>de</strong>mare, Krämer, Gernot, Marcel Schwob Werk und Po<strong>et</strong>ik, Bielefeld Aisthesis Verl.,<br />

2004.<br />

Hernán<strong>de</strong>z Guerrero, María José, Marcel Schwob escritor y traductor, Alfar Universidad<br />

Investigacíon y ensayo, Vol. 117, Sevilla, Alfar, 2002.<br />

Jutrin, Monique, Marcel Schwob, Cœur Double, Lausanne, Éditions <strong>de</strong> l’Aire, 1982.<br />

Lhermitte, Agnès, Palimpseste <strong>et</strong> merveilleux Texte imprimé dans l’œuvre <strong>de</strong> Marcel<br />

Schwob, Romantisme <strong>et</strong> mo<strong>de</strong>rnités, Vol. 53, Paris, H. Champion, 2002.<br />

Sylvain, Marcel Schwob ou <strong>les</strong> vies imaginaires, Paris, le cherche midi éditeur, 2000.<br />

Trembley, George, Marcel Schwob, faussaire <strong>de</strong> la nature, (histoire <strong>de</strong>s idées <strong>et</strong> critique),<br />

Genève/Paris, Librairie Droz, 1969.<br />

Vicari, Ga<strong>et</strong>ano Vincenzo, and Mario Grasso, Marcel Schwob dissimulazioni e dualismi<br />

pref. di Mario Grasso e intervista di Guido Cannizo, Confronti, Vol. 7, Catania,<br />

Prova d’autore, 2002.<br />

Page 352


Artic<strong>les</strong> sur Schwob<br />

Aino, Tsuyoshi, « “ Le Roi au masque d’or ” <strong>de</strong> Marcel Schwob », Anna<strong>les</strong> <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la<br />

Faculté <strong>de</strong> la Curture <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Éducation, nº 6, 1, 2001, p.297-304.<br />

Aino, Tsuyoshi, « Edgar Poe <strong>et</strong> Marcel Schwob — pour une autre manière d’écrire »,<br />

Anna<strong>les</strong> <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la Faculté <strong>de</strong> la Curture <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Éducation, nº 6, 1, 2002,<br />

p.345-354.<br />

Berg, Christian, « Schwob, le récit bref <strong>et</strong> l’esprit <strong>de</strong> symétrie », La Licorne (Poitiers), nº 21,<br />

1991, p.103-113.<br />

Bozz<strong>et</strong>to, Roger, « Le fantastique fin-<strong>de</strong>-siècle, hanté par la réalité », Europe, nº 751-752,<br />

novembre-décembre, 1991, p.15-26.<br />

Gefen, Alexandre, « Schwob <strong>et</strong> le genre <strong>de</strong> la «vie imaginaire». », Les à-côtés du siècle., éd.<br />

Jean-Jacques <strong>et</strong> Pierssens Lefrère, Michel, Montréal; Tusson, Paragraphes ; Édition<br />

du Lérot, 1998, p.45-50.<br />

Hillen, Sabine Ma<strong>de</strong>leine, « “ La main coupée… ” ou la forme d’un récit bref <strong>chez</strong> Nerval,<br />

Maupassant <strong>et</strong> Schwob », Revue romane (Copenhague), nº XXIX, 1994, p.71-81.<br />

Stead, Évanghélia, « Schwob face aux Mimes d’Hérondas. Constitution d’une bibliothèque<br />

fantastique <strong>de</strong> l’Antiquité », Les Déca<strong>de</strong>nts à l’école <strong>de</strong>s Alexandrins. Colloque<br />

international <strong>de</strong>s 30 novembre-1 er décembre à l’Université <strong>de</strong> Valenciennes, Perrine<br />

Galand-Hallyn, Presses universitaires <strong>de</strong> Valenciennes, 1996, p.77-93.<br />

Thorel-Caill<strong>et</strong>eau, Sylvie, « Schwob, traducteur », Revue <strong>de</strong> littérature comparée, nº<br />

LXVIII, 1994, p.435-443.<br />

Viegnes, Michel, « Mythes, symbo<strong>les</strong> <strong>et</strong> révélation dans Le Roi au masque d’or <strong>de</strong><br />

Schwob », Symposium, nº XL, 1986, p.71-82.<br />

Ziegler, Robert, « Marcel Schwob and the Fin-<strong>de</strong>-siècle Flight of Time », The French<br />

Review (Baltimore), nº LVI, 5, 1983, p.688-695.<br />

Ziegler, Robert, « Escaping the mortal web of time in Schwob’s Arachné », Nin<strong>et</strong>eenth-<br />

Century French Studies. Fredonia (NewYork), nº XXIV, 1996, p.440-446.<br />

Ouvrages <strong>de</strong> références<br />

CD Encyclopædia Universalis version 7, Pais, ENCYCLOPÆDIA UNIVERSALIS S.A,<br />

2001.<br />

Chevalier, Jean <strong>et</strong> Gheerbrant, Alain, Dictionnaire <strong>de</strong>s Symbo<strong>les</strong>, Paris, Seghers, 1969.<br />

Molinié, Georges, Dictionnaire <strong>de</strong> rhétorique, Paris, Librairie générale française, 1992.<br />

Page 353


Table <strong>de</strong> matières<br />

INTRODUCTION ..................................................................................................................................................1<br />

I. BILAN CRITIQUE DES ETUDES SUR LA LITTERATURE FANTASTIQUE .......................................4<br />

II. RHETORIQUE ET SIGNIFICATION : DISCUSSION ET ELABORATION D’UNE METHODE....27<br />

II.I LE FANTASTIQUE ET LA DESCRIPTION .....................................................................................................27<br />

II.II THEORIES DU TEXTE DESCRIPTIF............................................................................................................28<br />

II.III RHETORIQUE DE LA POESIE DU GROUPE μ............................................................................................31<br />

II.IV TYPES DE TEXTES ET MEDIATIONS........................................................................................................32<br />

II.V MEDIATION ET LA THEORIE DE TODOROV .............................................................................................33<br />

III. VILLIERS DE L’ISLE-ADAM....................................................................................................................38<br />

III.I ÉTAT DES RECHERCHES SUR VILLIERS...................................................................................................38<br />

III.II VILLIERS ET POE ..................................................................................................................................46<br />

III.III LES CONTES CRUELS............................................................................................................................48<br />

Les fantastiques .................................................................................................................................49<br />

Les scientifiques.................................................................................................................................64<br />

Les réalistes .......................................................................................................................................66<br />

L’Épilogue .........................................................................................................................................70<br />

III.IV CLAIRE LENOIR ET L’ÈVE FUTURE .......................................................................................................72<br />

Claire Lenoir .....................................................................................................................................72<br />

L’Ève future .......................................................................................................................................90<br />

III.V LE CHATEAU D’AXËL ET LES VARIATIONS VILLIERIENNES SUR LES CHATEAUX.................................111<br />

Les châteaux dans <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> <strong>Villiers</strong> ........................................................................................112<br />

Le château dans Axël ......................................................................................................................115<br />

L’urbanisation du château...............................................................................................................118<br />

III.VI CONCLUSION.....................................................................................................................................122<br />

IV. RODENBACH..............................................................................................................................................123<br />

IV.I ÉTAT DES RECHERCHES SUR RODENBACH ...........................................................................................123<br />

IV.II RODENBACH ET VILLIERS ..................................................................................................................124<br />

IV.III RODENBACH ET POE .........................................................................................................................126<br />

IV.IV BRUGES-LA-MORTE ...........................................................................................................................128<br />

La morte <strong>et</strong> la ville...........................................................................................................................130<br />

La morte <strong>et</strong> la vivante ......................................................................................................................135<br />

Les jeux rhétoriques.........................................................................................................................140<br />

IV.V LE ROUET DES BRUMES .......................................................................................................................145<br />

Les contes peu fantastiques .............................................................................................................146<br />

Le thème <strong>de</strong> la mort en forme faible ................................................................................................149<br />

Le fantastique sauvé ........................................................................................................................153<br />

L’amour <strong>et</strong> la mort...........................................................................................................................158<br />

Les contes fantastiques ....................................................................................................................167<br />

Les exceptionnels.............................................................................................................................178<br />

IV.VI CONCLUSION ....................................................................................................................................183<br />

V. GOURMONT.................................................................................................................................................184<br />

V.I ÉTAT DES RECHERCHES SUR GOURMONT..............................................................................................184<br />

V.II GOURMONT ET VILLIERS .....................................................................................................................184<br />

V.III GOURMONT ET POE............................................................................................................................186<br />

V.IV POETIQUE DE METAPHORE .................................................................................................................188<br />

V.V LES HISTOIRES MAGIQUES ....................................................................................................................193<br />

Le Magnolia.....................................................................................................................................193<br />

Les Yeux d’eau.................................................................................................................................202<br />

Péhor ...............................................................................................................................................220<br />

Page 354


Le Faune ..........................................................................................................................................226<br />

Dana<strong>et</strong>te...........................................................................................................................................228<br />

Aventure d’une vierge......................................................................................................................230<br />

Marguerite rouge.............................................................................................................................230<br />

Les contes <strong>de</strong> l’adultère...................................................................................................................231<br />

V.VI CONCLUSION......................................................................................................................................238<br />

VI. SCHWOB......................................................................................................................................................247<br />

VI.I ÉTAT DES RECHERCHES SUR SCHWOB .................................................................................................247<br />

VI.II SCHWOB ET POE.................................................................................................................................247<br />

Philosophy of composition...............................................................................................................248<br />

Préface pour le Cœur double...........................................................................................................251<br />

« Philosophy of composition » <strong>et</strong> la Préface. ..................................................................................252<br />

Genre fantastique ............................................................................................................................254<br />

Influences sur <strong>les</strong> œuvres.................................................................................................................256<br />

VI.III CŒUR DOUBLE ET LE ROI AU MASQUE D’OR.......................................................................................258<br />

Le Roi au masque d’or.....................................................................................................................258<br />

Les contes bibliques.........................................................................................................................267<br />

Les contes d’un autre mon<strong>de</strong> ...........................................................................................................273<br />

Les historiques.................................................................................................................................281<br />

Les étranges.....................................................................................................................................302<br />

L’allégorique ...................................................................................................................................305<br />

Les comiques....................................................................................................................................306<br />

Le scientifique..................................................................................................................................312<br />

Les doub<strong>les</strong> ......................................................................................................................................314<br />

Les fantastiques ...............................................................................................................................319<br />

L’exceptionnel .................................................................................................................................335<br />

VI.IV CONCLUSION ....................................................................................................................................337<br />

CONCLUSION ...................................................................................................................................................338<br />

Synthèse ...........................................................................................................................................338<br />

Ethos du fantastique ........................................................................................................................339<br />

BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................................................341<br />

ŒUVRES......................................................................................................................................................341<br />

ÉTUDES SUR LE FANTASTIQUE ....................................................................................................................342<br />

AUTRES ÉTUDES THÉORIQUES.....................................................................................................................343<br />

OUVRAGES SUR VILLIERS ...........................................................................................................................343<br />

ARTICLES SUR VILLIERS .............................................................................................................................345<br />

OUVRAGES SUR RODENBACH .....................................................................................................................348<br />

ARTICLES SUR RODENBACH........................................................................................................................349<br />

OUVRAGES SUR GOURMONT.......................................................................................................................350<br />

ARTICLES SUR GOURMONT.........................................................................................................................350<br />

OUVRAGES SUR SCHWOB............................................................................................................................352<br />

ARTICLES SUR SCHWOB..............................................................................................................................353<br />

OUVRAGES DE RÉFÉRENCES........................................................................................................................353<br />

TABLE DE MATIÈRES....................................................................................................................................354<br />

Page 355

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!