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lieu, il convient de considérer les conditions dans lesquelles s’exerçait<br />
la pratique de la musique d’église à Leipzig à cette époque. L’ordre<br />
préétabli de la messe, avec ses liturgies chantées, avait été modifié en<br />
faveur du service luthérien, très disert, et dans lequel apparaissent<br />
les chorals en cours de messe. Le « proprium de tempore », la part<br />
de la messe latine qui changeait de semaine en semaine, disparaissait<br />
lentement pour laisser place à des chorals et cantates chantés en<br />
allemand. Le langage du service luthérien était exactement l’antithèse<br />
du latin standardisé en usage dans l’Eglise catholique romaine, dont<br />
la rigueur – la rigidité même – symbolisait la validité éternelle des<br />
enseignements. À partie de Luther, la langue allemande s’était insinuée<br />
dans les services religieux, dont le point fort était un sermon qui durait<br />
environ une heure : il s’agissait de présenter le message de l’Evangile tel<br />
qu’il pouvait s’appliquer à la vie de tous les jours des fidèles. Seules des<br />
occasions très particulières justifiaient l’exécution d’une Missa brevis en<br />
latin, une version abrégée de la Messe, qui ne comportait que le Kyrie<br />
et le Gloria.<br />
Dans cette optique, les quatre Messes brèves de Bach présentent un<br />
intérêt particulier, ne serait-ce que parce qu’elles illustrent sa réaction<br />
devant ces changements survenus dans l’usage liturgique. Il tenta par<br />
exemple de fusionner les parties chantées de la Messe avec le choral<br />
protestant moderne ; le Kyrie de la Messe BWV 233 illustre parfaitement<br />
ce processus. La basse, chargée du cantus firmus, énonce le thème<br />
de la litanie « Kyrie eleison, Christe eleison », tandis que les cors et<br />
les hautbois jouent le choral « Christe, du Lamm Gottes » (« Christ,<br />
agneau de Dieu »).<br />
Etant donné que Bach se préoccupait toujours de fournir une musique<br />
très figurative pour les services religieux de Leipzig, on peut imaginer<br />
que les messes brèves latines n’étaient pas destinées aux principales<br />
églises de la ville, dont le principe de fonctionnement exigeait que la<br />
langue allemande fut l’unique véhicule du message divin. Dans ces<br />
conditions, peut-être les a-t-il écrites pour un commanditaire extérieur,<br />
à moins qu’elles ne témoignent de sa gratitude envers la cour royale<br />
catholique de Dresde qui lui avait conféré le titre de « Hofcompositeur »<br />
(« Compositeur de la cour ») en 736. Quoi qu’il en soit, ces œuvres<br />
furent certainement composées à une époque postérieure à 7 6,<br />
d’autant que les mouvements de cantates qu’il a réutilisés datent de la<br />
période comprise entre 7 3 et 7 6.<br />
Les quatre messes comportent la même forme en six volets. Le texte<br />
très bref du Kyrie se voit allouer un mouvement spécifique, tandis que<br />
le Gloria est distribué sur les cinq autres. Alors que les Messes BWV 235<br />
et BWV 236 reposent exclusivement sur du matériau musical antérieur<br />
– des cantates sacrées, en l’occurrence –, il semble que Bach ait composé<br />
de la musique entièrement originale pour les mouvements d’ouverture<br />
des deux autres messes. Afin d’ajuster les paroles immuables de la<br />
messe latine à ces mouvements de cantate extrêmement libres, Bach dut<br />
déployer des trésors d’ingéniosité, car il s’agissait d’ajuster les rythmes<br />
et de replacer les accents métriques des mots. La musique elle-même,<br />
tirée de nombreuses différentes cantates – BWV 79 et BWV 179, en<br />
particulier –, a subi de nombreuses altérations : l’auditeur attentif saura<br />
juger du travail accompli en mettant en parallèle les divers passages<br />
avant et après traitement. Citons également la Cantate, BWV 102 dont<br />
les troisième et cinquième mouvements ont servi de base à la Messe<br />
en fa majeur, BWV 223 dont le premier mouvement devient d’ailleurs<br />
le Kyrie de la Messe en sol majeur… Dans ce cas précis, il put garder<br />
pratiquement toute l’écriture vocale et instrumentale en substituant les<br />
paroles, bien que l’on remarque quelques évidentes maladresses dans<br />
la manière dont les paroles et la musique se complètent. Un exemple :<br />
le sujet fugué du premier mouvement de la cantate, écrit en rythmes<br />
pointés, soutenait et illustrait les mots « Du schlägest sir, aber sie<br />
fühlen’s nicht » (« Tu les frappes mais ils ne le perçoivent pas ») ; dans<br />
la Messe, il sert de support à la formule liturgique « Christe eleison ».<br />
Les musicologues contemporains ont établi une comparaison point par<br />
point de chaque étape de la transformation, mettant ainsi en lumière<br />
les difficultés et les pièges de la tâche que Bach s’était fixée en créant<br />
et assemblant ses Messes brèves. De plus, ces ouvrages représentent<br />
une inestimable source d’enseignements sur l’adaptabilité des thèmes<br />
et mélodies de Bach à presque n’importe quel texte – une adaptabilité<br />
indispensable au regard du travail titanesque qui lui incombait en tant