Grave%20sur%20Chrome%20-%20William%20Gibson.pdf
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J’allai presser mon front contre la glace de la baie vitrée,<br />
aussi froide que le verre dans ma main. Temps de partir, me disje.<br />
Toi, tu es en train d’afficher les symptômes d’angoisse du<br />
célibataire urbain. Ça se soigne. Bois un coup. Sors.<br />
Cette nuit-là, je n’atteignis pas le stade de la fête. Je ne<br />
montrai pas non plus le bon sens adulte qui m’aurait fait<br />
renoncer, rentrer à la maison me voir un vieux film quelconque<br />
avant de m’assoupir sur le divan. La tension accumulée au cours<br />
de ces trois dernières semaines m’actionnait comme un ressort<br />
de montre et je partis parcourir mécaniquement les rues<br />
nocturnes, lubrifiant ma progression plus ou moins aléatoire de<br />
nouveaux verres d’alcool. C’était une de ces nuits, eus-je tôt fait<br />
de décider, où l’on bascule dans un continuum alternatif, une<br />
ville qui ressemble trait pour trait à celle où vous vivez, hormis<br />
la bizarre différence qu’elle ne contient pas un seul être que<br />
vous aimiez, connaissiez ou à qui vous ayez simplement adressé<br />
la parole. Des nuits comme celles-ci, vous pouvez très bien<br />
entrer dans un bar familier et découvrir que tout le personnel<br />
vient d’être remplacé ; vous comprenez alors que votre motif<br />
réel pour y pénétrer était simplement de croiser un visage<br />
connu, celui d’une serveuse, d’un barman, n’importe qui… Ce<br />
genre de phénomène est connu pour être un antidote au goût de<br />
la fête.<br />
Je continuai malgré tout à me traîner dans sept ou huit bars<br />
pour finalement échouer dans un club de West End qui donnait<br />
l’impression de n’avoir pas été redécoré depuis les années<br />
quatre-vingt-dix. Des tonnes de chrome écaillé plaqué sur du<br />
plastique, des hologrammes flous qui vous flanquaient la<br />
migraine quand vous tentiez de les discerner. Je crois bien que<br />
Barry m’avait parlé de cette boîte, mais je n’aurais su dire<br />
pourquoi. J’avisai les lieux et souris. Si j’avais escompté être<br />
déprimé, j’avais trouvé l’endroit idéal. Oui, me dis-je en<br />
m’installant sur un tabouret au coin du bar, c’est vraiment la<br />
tasse intégrale, le trou vraiment perdu. Sinistre au point de<br />
bloquer dans son élan ma soirée merdique, ce qui était<br />
indubitablement une bonne chose. Je comptais m’en prendre un<br />
dernier, pour la route, admirer l’autre et me rentrer en taxi.<br />
Et puis, je vis Lise.<br />
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