Grave%20sur%20Chrome%20-%20William%20Gibson.pdf
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LE MARCHÉ D’HIVER<br />
Il pleut beaucoup, ici ; il y a des jours d’hiver où l’on ne voit<br />
pas vraiment la lumière, juste un gris lumineux, indéterminé.<br />
Mais d’un autre côté, il y a des jours où c’est comme si l’on<br />
arrachait un rideau pour vous balancer trois minutes de<br />
montagnes suspendues en plein soleil, emblème au générique<br />
d’un film signé par Dieu en personne. C’était comme ça, le jour<br />
où ses agents appelèrent, du tréfonds du cœur de leur<br />
pyramide-miroir sur Beverly Boulevard, pour m’annoncer<br />
qu’elle avait fusionné avec le réseau, traversé pour de bon, que<br />
Kings of Sleep était parti pour le triple album de platine. J’avais<br />
mixé la plus grande partie de Kings, effectué le travail de<br />
cartographie cérébrale, et révisé le tout avec le module de<br />
balayage accéléré, alors j’étais sur les rangs pour ramasser ma<br />
part de droits.<br />
Non, dis-je, non. Puis oui, oui, et je leur raccrochai au nez.<br />
Pris ma veste et descendis les marches quatre à quatre,<br />
direction le premier bar et une cuite de huit heures qui s’acheva<br />
sur une corniche en béton à deux mètres au-dessus de minuit.<br />
Au-dessus des eaux de la False. Lumières de la ville, ce même<br />
couvercle de ciel gris, plus petit maintenant, illuminé par les<br />
néons et les lampes à vapeur de mercure. Et il neigeait, à gros<br />
flocons, mais pas nombreux, et quand ils touchaient l’eau noire,<br />
ils disparaissaient, plus aucune trace. Je regardai mes pieds et<br />
vis mes orteils dépasser du rebord en béton, l’eau qui coulait<br />
entre eux. Je portais des souliers japonais, neufs et chers, bottes<br />
en cuir à gants de Ginza, à embout caoutchouté sur les orteils.<br />
Je restai planté là un bon moment avant de faire le premier pas<br />
en arrière.<br />
Parce qu’elle était morte et que je l’avais laissée partir. Parce<br />
que, maintenant, elle était immortelle, et que je l’y avais aidée.<br />
Et parce que je savais qu’elle m’avait téléphoné, le matin même.<br />
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