Flors del Gay Saber - Ars Metrica

Des formes poétiques simples dans le traité des ‘Flors del Gay Saber’
Dominique Billy (Université de Toulouse – Le Mirail)
Abstract: This article deals with the formal integration of definitions and samples in the versified version of
the occitan medieval treatise of grammar and poetics Las Flors del Gay Saber written in the first third of
fourteenth century. This treatise is the first of the kind in the history of the theory of romance versification,
and the most important and complete before long. Besides borrowings to some existent lyrics of the time,
some samples have been created for the purpose, with forms illustrating the technical aspects exposed in the
treatise, or presenting some liberties in metrical and/or rimical aspects not involved by the comment.
La question des formes poétiques simples dans les Flors del Gay Saber se pose dans des termes particuliers
du fait de la finalité didactique du traité: le concept même est difficile à cerner dans la mesure notamment où
cette question est liée à un contenu dont le rapport avec le contexte varie énormément. Ce que nous
entendons ici par forme simple, c’est une forme qui se distingue de l’environnement formel sur une base
double, à la fois formelle et fonctionnelle. Formelle parce que cette forme doit présenter une réelle
autonomie par rapport à l’environnement formel et avoir un caractère unitaire 1 ; fonctionelle parce que le
passage concerné remplit une fonction particulière dans le cadre du texte qui le contient. On trouve dans le
traité des exemples qui sont des strophes tirées de pièces ayant une existence propre par ailleurs, des strophes
ou morceaux composés spécialement pour illustrer des figures spécifiques de diverses variétés de vers, de
rimes ou de strophes, et enfin des définitions auxquelles le traité entend donner une certaine autonomie
formelle, sans doute à des fins mémorielles. Sauf cas particulier, nous n’évoquerons pas ici les premières qui
échappent par leur origine aux décisions de l’auteur du traité, en dehors bien entendu de la question de leur
sélection. Nous rappellerons tout d’abord le plan du traité et le principe d’autonomie rimique qui est
généralement observé avant d’aborder la question des définitions.
1. Structure du traité
La rédaction en vers du traité des Leys d’amors qui s’intitule Las Flors del Gay Saber que nous avons étudié
à travers l’édition d’Anglade 2 est rédigée en vers à rimes plates, c’est-à-dire de ce qu’on conviendra de
désigner comme une succession de couplets au sens particulier de couple de deux vers appariés par la rime 3 .
Chacune des parties – dont la numérotation a fait problème au rédacteur –, est autonome du point de vue de
la rime. Les sept parties dont le traité est composé n’ont pas de titre spécifique, mais sont introduites au
moyen d’une description succinte:
Prologue: Ayci comensa les FLORS DEL GAY SABER e primier le proleg
Le prologue n’annonce que cinq parties (v. 116-191) qui correspondent à celles qu’Anglade numérote I, II
– sans toutefois évoquer la question de compas qui est la première abordée –(la question du compas qui sera
la première abordée n’est toutefois pas évoquée ici), III b , IV et V a . Les parties numérotées III a et V b
constituent par conséquent des adjonctions au projet initial, sinon des omissions du plan annoncé.
I. Ayci comensa la primera parts d’esta sciença en la qual son demostrades dues maneres de trobar generals les
qals no son del presen cas. (v. 192 sq.) (“Ici commence la première partie dans laquelle on expose deux
manière générales de trouver qui n’ont rien à voir avec notre propos.”)
[définition du trobar: art de versifier en langue vulgaire]
II. Ayci comensa la segonda parts e mostra primieramen ques es compas. (v. 312 sq.) (“Ici commence la segonde
partie où l’on montre tout d’abord ce qu’est un compas”)
[notions de compas (structure), de phonétique et de prosodie]
III a . La diffinicios de bordos. (v. 1275 sq.) (“La définition de vers.”)
1 Ce qui exclut des compositions strophiques qui relèveraient des formes de la lyrique, mais ce qui n’exclut pas des
coblas esparsas conçues pour la démonstration, dont la parenté avec les coblas esparsas de la poésie lyrique n’est
souvent qu’apparente.
2 Il nous arrivera dans nos citations de retoucher la ponctuation sans le préciser, et d’ajouter des lettres entre crochets,
que celles-ci fassent défaut dans le ms. ou dans la transcription d’Anglade (nous n’avons pas revu le texte, mais une
révision s’impose).
3 Exceptionnellement rimes alternées: 736-439

[vers, rime, strophe; partie non annoncée dans le prologue]
III b . Ayci comensa la terça partida on tractam dels dictats e primerament de vers. (v. 3089) (“Ici commence la
troisième partie où l’on traite des genres poétiques, et tout d’abord du vers.”)
[genres lyriques]
IV. Assi comença la quarta parts on tracta de las VIII parts d’oracio. (v. 3288 sq.) (“Ici commence la quatrième
partie où l’on traite des huit parties du discours.”)
[morphologie nominale et verbale]
V a . Ayssi comensa la cinquena parts. De vicis e de figuras. (v. 3921 sq.) (“Ici commence la cinquième partie.
Des vices et des figures.”)
[rhétorique]
V b . Ayci comensa la sinquena part en la qual es mostrat primieramen quo deu hom far acordar un mot amb
autre e tornar lati en romans. (v. 7418 sq.) (“Ici commence la sixième partie dans laquelle on montre tout
d’abord comment on doit faire accorder un mot avec un autre et traduire le latin en occitan.”)
[remarques sur la versification et la traduction du latin en occitan; partie non annoncée dans le prologue]
La délimitation des parties suit un principe d’autonomie rimique. Chaque nouvelle partie (sauf la
première qui ouvre véritablement les Flors) est introduite au moyen d’un distique ou de quelques vers au
terme de la partie précédente, dont l’autonomie du point de vue de la rime n’est pas toujours assurée; cette
transition est en effet articulée par la rime à ce qui précède dans la présentation de deux parties:
III b : l’exemple de cobla constructiva est suivi de trois vers de commentaire terminés sur le pronom us; la
transition enchaîne: “ Vist havets de coblas lassus:/ En la segonda part s’esmersa/ Ez ayssi comensa la tersa;/
E mostram vos qu’es vers ades/ E dels autres dictats apres. ” (3084-3088) (“Vous avez vu ci-dessus ce qui
concerne les couplets, avec lesquels s’est conclue la seconde partie, et nous entrons à présent dans la
troisième; et nous vous montrons tout d’abord ce qu’est le vers avant de traiter des autres genres poétiques.”)
V a : concluant les vers relatifs au temps, l’auteur des traités renvoie aux Leys d’Amors dont Las Flors ne sont
qu’un abrégé: “ Car huey vol hom breus escripturas ” (“car aujourd’hui on veut des écrits brefs”); il enchaîne
ensuite la transition: “ Veus apres vicis e figuras./ Pus que la quarta parts termena,/ Aysi comensa la
cinquena. ” (3918-3920) (“Voici bientôt les vices et les figures. Puisque la quatrième partie se termine, c’est
ici que commence la cinquième.”)
Le rattachement de III a à la partie suivante par Anglade s’explique par le sujet, mais elle est contestable,
le point de vue médiéval pouvant fort bien associer les notions métriques aux aspects phonologiques traités
auparavant (II), qui concernent tous peu ou prou la versification, plutôt qu’à la question des genres. C’est en
tout cas le plan qu’adoptera la version en prose de Barcelone copiée après 1430, et l’emplacement des vers
consacrés au concept de compas en tête de la seconde partie va dans le même sens. La première rédaction en
prose (publiée par Gatien-Arnoult) réunit quant à elle I et II comme 1 ère partie, III a et III b comme 2 e
partie, ce qui donne raison à Anglade. Si les deux options sont envisageables, le v. 3085 montre que le choix
d’Anglade n’était pas le meilleur: ce vers donne bien III b comme 3 e partie, rejetant le traitement des coblas
(III a ) dans la seconde partie, et cela correspond parfaitement au plan dessiné dans le prologue qui lie
étroitement “ letras, diptonges e rims,/ sillabas, diccios, accen/ Es oracios (…),/ Don per distinccios poyran/
Coblas formar ” (vv. 153-158) (“lettres, diphtongues et rimes, syllabes, mots, accent et phrase […] dont à
travers des vers on peut former des couplets”. La transition qui amène III b , avec son erreur de numération,
semble résulter d’une volonté d’introduire une division au sein de l’exposé initialement prévu comme
seconde partie, et plutôt qu’une erreur comme la tient Anglade, l’expression “ segonda partida ” pourrait
alors fort bien désigner la nouvelle section ainsi délimitée. Cette transition elle-même n’est rattachée par la
rime au contexte antérieur que pour III b .
L’autonomie rimique des différentes sections d’une même partie implique le changement de rime lors du
passage à la section suivante. Les intertitres ne distinguent malheureusement pas le niveau auquel ils se
situent dans la hiérarchie du discours (la dispositio): il peut s’agir d’un changement de section, de la
déclinaison de différents arguments ou étapes argumentatives au sein d’une même section, de l’introduction
de citations ou d’exemples etc. En général, on peut penser qu’un changement de section s’accompagne d’un
changement de rime, qu’une transition au sein d’une section peut s’en passer, ce qui semble généralement se
vérifier. Se passer d’un changement de rime signifie plus concrètement que le premier passage se termine sur
un vers de rime nouvelle en attente d’un écho, écho qui lui sera apporté avec le premier vers commençant le
passage suivant: c’est ce phénomène que, depuis Foulet, on désigne sous le terme de “brisure du couplet”.

On peut en donner une illustration avec le Proleg (A: passage précédent; B: passage suivant):
Vers Mot de clôture A Intertitre Premier mot-rime B
43-44 sems De las tres cauzas que so necessarias en obra cauza tostemps
77-78 plus La segon[d]a cauza xascus
79-80 test La terça cauza honest
85-86 joençel Excitacio dels Joençels noel
91-92 viatge La cauza que·s sec d’esta sciença agradatge
97-98 gaya Los merits q’om reporta d’esta sciença veraya
105-106 valeros La cauza per que mant hom azira aquesta sciença envejos
115-116 rescon Declaracio de ço qu’es estat dig per methafora fon
135-136 alegrier De que deu tractar en la primiera part cendyer
144-145 coneyxenssa De que deu tractar en la segonda part scienssa
158-159 dever De que deu tractar en la terça part saber
162-163 principal De que deu tractar en la quarta part leyal
170-171 nostre De que deu tractar en la [quinta omis] part mostre
180-181 sera En la derriera part tractara d’alcunes doctrines e
d’altres ensenhamens
pauzara
La brisure du couplet est à peu près systématique dans la partie IV, consacrée aux parties du discours et à
leurs acidens (genre, nombre, cas, personne, temps), y compris au niveau des intertitres, à quelques
exceptions près 4 . La partie rhétorique (V a ) a une organisation relativement complexe, avec huit titres
principaux:
1°) (…). De vicis e de figuras. (…): présentation générale (3921 sq.)
2°) Mostra que Retthorica estrenet alscunas de las ditxas fillas ez alcunas de las nebodas de las Flors del sieu
Vergier: continuation de la présentation (4289 sq.)
3°) (…) de las figuras (…) (4357 sq.)
4°) Dels autres vicis no principals. (4662 sq.)
5°) Dels .XVII. vicis de sentensa. (4898 sq.)
6°) De las XIIII fillas que Soloecismus hac de sa muller, Na Mataplasmus. (5366 sq.)
7°) De las XIII fillas ques hac Allebolus de sa molher Na Tropus. E de lors nebodas que son XV. (5922 sq.)
8°) De las figuras mens principals. (6771 sq.)
9°) De las autras flors de Rethorica. (7088 sq.)
Tous ces titres, sauf le premier qui débute l’ensemble de la cinquième partie, et le dernier, viennent briser
un couplet, traitement qui souligne la cohésion de ces différentes sections au sein de la partie: une section se
termine sur un vers rimiquement isolé que vient compléter le vers commençant la section suivante: 1°) aabb
… iij; 2°) jkk … yyz(z). Seules les troisième, quatrième et cinquième sections comportent des intertitres,
déclinant les différents vices ou figures: E primeramen de Barbarisme, De soloecisme, Del terç vici appellat
Allebolus, Se Acirologia etc. 5 On constate ici un usage contradictoire à partir du troisième vice, ces rubriques
intervenant d’abord systématiquement entre deux couplets (onze vices concernés), puis, à partir de la
transportacio (v. 4608), au sein d’un couplet (vingt-quatre concernés), sauf une exception 6 . Dans les sections
suivantes qui sont dépourvues de rubriques, c’est la brisure du couplet qui domine dans le passage à une
nouvelle figure (ou vice), à moins que le passage précédent ne se conclue sur un exemple. La singularité de
la neuvième section qui commence avec un nouveau couplet est soulignée par l’absence de brisure du
couplet lorsqu’une nouvelle figure est présentée. Ces changements de procédés soulèvent par conséquent la
question de savoir si l’on est en présence d’un changement en cours de composition ou de l’introduction de
passages écrits à des moments différents, voire par des rédacteurs différents, en particulier, du fait de sa
position, dans le cas de la section finale.
Nous pouvons à présent voir de quelles façons s’articulent au sein de l’exposé les différents passages que
4 Exceptions: vv. 3764-3765, 3842-3843, 3858-3859.
5 Précisons que la septième en présente un, De methafora (devant le v. 5626).
6 De amfibolia (v. 4855).

l’auteur entend doter d’une certaine autonomie, qu’il s’agisse de définitions ou d’exemples. Sauf précision
particulière, nos observations ne porteront que sur les trois premières parties (III b incluse).
2. Délimitation des définitions
Les alinéas 7 procèdent assez systématiquement par la division du couplet, où l’insertion de nombreuses
rubriques vient rythmer et structurer le discours comme on l’a vu dans le cas du prologue où c 8 es rubriques
s’insèrent entre deux vers de même rime
Il y a cependant quelques exceptions qui permettent de mettre en valeur des définitions sous la forme de
distiques rimés, telles que Las diffinicios de trobar (228-229) 9 :
Trobar es far noel dictat
En romanç fi, be compassat.
(“Trouver, c’est faire une nouvelle pièce en roman pur, bien arrangé.”)
Ou encore La deffinicios de letra (366-269):
Letra votz es no devisible
E per escriure covenible;
Letra, per miels esser esposta,
Es menors parts de votz composta.
(“La lettre est un son indivis transposé dans l’écriture; la lettre, pour mieux dire, est une petite partie d’un
son composé.”)
On retrouve le procédé à plusieurs reprises dans les définitions rubriquées de la seconde partie, mais la
disposition du texte, au moins telle que le donne Anglade qui adopte parfois l’italique (366-369, 933-936)
mais n’indique pas clairement les limites de la définition, laisse subsister des doutes sur la délimitation de
certaines sections, spécialement à la fin, à propos des définitions suivantes (/ signale un changement de rime,
^ la division d’un couplet 10 ; V désigne le nombre de vers composant la section en question telle que le
suggère la mise en page d’Anglade):
Début Fin V
Ques es diptonges /480 506^ 27
Ques es letra /925 929^ 5
La diffinicios de sillaba ^930 1005^ 76
La diffinicios de diccio /1021 1033^ 13
La diffinicios d’accen /1117 1135^ 19
La diffinicios de temps /1163 1207^ 45
Ainsi, la définition proprement dite de la diphtongue se borne en fait à quatre vers, et se termine par
conséquent avec une rime achevée. La rubrique relative à la syllabe sépare une rime en deux, le premier
membre concluant de façon superflue la définition de letra (“ Vist es de letra lo proces ”), le second membre
faisant partie d’un préambule de trois vers avant la définition proprement dite de sillaba 11 :
La diffinicios de sillaba
930 Sillaba demostrar apres
7 Nous devons ici faire une réserve importante: nous nous basons sur les alinéas que donne Anglade sans avoir pu
vérifier s’ils se trouvent toujours typographiquement marqués dans le manuscrit; la présence d’une rubrique est
naturellement une meilleure garantie que son absence.
8 Nous devons ici faire une réserve importante: nous nous basons sur les alinéas que donne Anglade sans avoir pu
vérifier s’ils se trouvent toujours typographiquement marqués dans le manuscrit; la présence d’une rubrique est
naturellement une meilleure garantie que son absence.
9 Autres exceptions dépourvues de ce genre de justification: 279/280, 605-606, 960/961
distique de transition: 309/310
transition marquée d’une rubrique: 320/321, 852/853
10 Le v. 506 se termine ainsi par re, le vers suivant par rete.
11 Les italiques sont d’Anglade.

Volem tantost es atressi
Diffinir com vesetz ayci:
Sillaba votz es literals
Segons los digs gramaticals
935 Sots un accen pronunciada
Ez en un trayg d’una levada.
(“Nous voulons montrer ci-après ce qu’est la syllabe et aussi la définir comme vous voyez ici: la syllabe
est un son composite selon la grammaire, prononcée sous un accent et d’une traite en un seul mouvement.”)
Si la rubrique scinde ainsi une rime en deux, cette scission n’affecte en rien la définition. La définition de
l’accent semble quant à elle se limiter à quatre vers, les 15 suivants consistant davantage en un commentaire
explicitant le concept de melodia mis en œuvre dans la définition:
Accens als no m’appar qe sia
Mas ordenada melodia
De votz que sobr’una sillaba
1120 Principalmen totz temps s’acaba.
Ez es melodia dous xans
E plazens sos ez agradans
Per lo qual es pronunciada
Segon dever e governada
1125 Diccios, etc.
(“Il ne me paraît pas que l’accent soit autre chose qu’une mélodie plus ordonnée de sons qui s’achève le
plus souvent sur une syllabe. Et cette mélodie est un doux chant et un son plaisant et agréable par lequel on
prononce comme il faut et contrôle les mots, etc.”)
Le cas de la définition du temps est sans doute plus délicat, mais celle-ci semble bien porter sur les cinq
premiers vers, et on ne peut écarter l’idée que le rattachement du vers 1167 qui nous semble si évident du fait
de l’emploi moderne le plus usuel de la conjonction car ne l’était pas pour l’auteur qui pouvait fort bien y
voir une indépendante faisant fonction de commentaire de l’idée précédente:
Temps es demora c’om deu far
Competen al pronunciar,
1165 La qals per dever ajustada
Es a l’accen ez aplicada,
Car d’ela pren tot son cabal.
Us motz un accen principal
Deu aver ses plus tota via,
1170 E quantes que sillabas sia;
Car per aquell es governatz
Ez es principals appellatz;
Qar per aqell es conegutz,
Regitz, format es entendutz
1175 Cascus dels motz c’om ditz parlan;
etc.
(“Le temps est un délai qu’on doit ménager de façon convenable dans la prononciation, lequel par
nécessité est ajusté et appliqué à l’accent, car c’est de lui qu’il prend tout son dû. Un mot doit avoir un accent
principal sans plus toutefois, et quel que soit le nombre de syllabes qui le composent; car c’est par lui qu’il
est gouverné et qu’on le dit principal; car c’est à travers lui que sont connus, régis, formés et compris chacun
des mots qu’on profère en parlant; etc.”)
La partie III a donne deux définitions, rubriquées: La deffinicios de bordos (v. 1275 sq.) et La diffinicios
de rim (v. 1708 sq.), dont la première pose davantage problème, car elle semble bien s’arrêter au cinquième
vers:
1275 Bordos es una partz de rima
Qu’en XII sillabas fay sima
E la razits dexen a quatre
E no·l deu hom de plus abatre,
Sino ret empeut o bioch.
1280 Regularmen en aquest loch

Ez en semblan es entendut
Que·l bordo en accen agut
Deu finir, al qual assignam
Certas sillabas e donam;
etc.
(“Le vers est une partie de rime, qui culmine avec 12 syllabes et prend racine avec quatre, et on ne doit
pas descendre en-dessous, à moins d’en faire un greffé ou brisé. Régulièrement en ce lieu et autres
semblables, on considère que le vers doit se terminer sur un accent aigu, auquel nous assignons et donnons
certaines syllabes; etc.”)
Dans la partie III b , la définition de chaque type de dictat (vers, canso, sirventes, dansa etc.) est
également démarquée par la rime, sauf celle du descort où le dernier vers (3195) n’apporte à vrai dire pas
grand chose à la description de la tornada du descort (dont le modèle est en fait le descort plurilingue de
Raimbaut de Vaqueiras):
Lo compas de cobla no passa,
3195 La qal ab tots bordos s’afina.
(“Elle ne doit pas dépasser la taille d’un couplet, lequel est parfait avec tous les vers [qui la constituent].”)
Cette autonomie des définitions semble avoir une visée mnémotechnique en leur conférant une autonomie
qui les rend faciles à extraire, avec une cohérence qui vient appuyer leur brièveté. Néanmoins, il convient
sans doute de distinguer définitions courtes et définitions longues, telles que celles des genres, car si le
caractère aisément mémorisable des premières semble s’imposer, on ne peut qu’avoir des doutes pour les
secondes où on peut davantage penser que leur cohésion formelle a pour but de souligner leur unité, sans
viser pour autant à une quelconque mémorisation. La fonction mnémotechnique ne semble au demeurant
jamais explicitée, mais on peut relever un cas particulier d’une telle évocation à propos de la doctrina de
rims retrogradats per sillabas e letras, procédé qui repose sur des artifices qui mettent à mal les
versificateurs, au point que le théoricien en vient à suggérer d’apprendre quelques vers qui lui rappellent leur
vanité:
E q’om son temps trop no·y despenda
Aquests versets cascus aprenda:
2165 Qui per sillabas retrograda
Als non es mas: bada, folls, bada;
E qui de tornar letras usa,
Dir li pot hom: musa, folls, musa.
(“Et pour qu’on n’y consacre pas trop de temps, que chacun apprenne ces vers: Celui qui rétrograde
syllabe par syllabe, il n’est rien de plus qu’un fou béant la bouche; et qui s’applique à retourner des lettres,
on peut lui dire: “ Perds ton temps, fou, perds ton temps. ””)
3. Les exemples standards
Certains exemples n’occupent qu’une partie de vers, comme lorsque l’auteur oppose les diphtongues
descendantes aux voyelles, en ce qu’elles ne provoquent pas d’hiatus (v. 554 sq.):
Per que si paussatz son e mes
555 Denan vocal vicis non es,
Si con Johans me fay enueig,
Ez enaxi de totz los hueig,
Los qals podrets ayssi vesser.
(“Parce que s’ils sont posés et mis devant une voyelle, ce n’est pas un vice, comme dans de Jean j’ai
ennui, et il en va ainsi des huit [diphtongues], lesquelles vous pourrez voir ici.”)
Il peut s’agir de plusieurs vers, mais incomplets du début ou de la fin, et qui à ce titre ne nous concernent
pas davantage; ainsi, à propos du son de G:

Adonchs aysso tany ab la I
Oz ab E senes tot meja,
Car ab ley s’enlassa tot pla,
Coma si·l mieu coratge huega
675 De mos pecatz a Dieu me puega. 12
(“Donc, ceci convient pour le I ou pour le E sans intermédiaire, car il se lie pleinement à lui [= G],
comme: s’il me vide de mes péchés, mon courage me fait monter à Dieu.”)
Il va sans dire que, dans de tels cas, l’auteur ne cherche pas spécialement à isoler par la rime ces exemples
qui sont indissociables du texte-cadre. Il est possible que certains cas d’exemples ne soient étendus à une
séquence complète de vers que par convenance, sans recherche particulière comme semble l’indiquer
l’exemple suivant qui est rimiquement intégré au contexte (il faudrait remplacer la virgule par deux points à
la fin du v. 560):
Yeu e huey poden loch aver
560 Apres vocal; M es ab vici 13 :
Com yeu fay be huey mon offici,
Com huey podets virar los motz;
(“Yeu et huey peuvent se présenter après une voyelle; par vice après M: Comme je fais bien aujourd’hui
mon travail, comme aujourd’hui vous pouvez changer les mots.”)En ce qui concerne les exemples détachés
qui consistent en un ensemble quelconque de vers complets, il y a pour l’auteur des Flors plusieurs façons de
les traiter . On trouve les cas de figure suivants:
1°) exemples rédigés comme le texte-cadre en octosyllabes à rimes suivies (nous parlerons
d’exemples “intégrés”)
2°) exemples différenciés par le mètre seul, monométriques comme polymétriques
3°) exemples différenciés par la seule disposition des rimes
4°) exemples différenciés à la fois par le mètre et la disposition des rimes
Toute la question concerne naturellement la motivation de la différentiation éventuelle, que ce soit au
niveau du mètre ou de la rime.
3.1. Exemples intégrés
La démarcation des exemples intégrés est, comme les définitions, signalée par l’autonomie rimique, mais on
trouve quelques exceptions:
Li mot sinalimphat s’estan
Denan vocal, si be·s termeno
En M, qar la regla no teno,
Segons ques ayci vesetz ara:
575 Be m’es la mortz greus ez amara,
Qar vas totz latz vey que m’albira,
E m’assallis don ay gran ira
E gran pahor can me sove.
Per [er]re la regla no te,
Per que soen no las prendem.
Etc.
(“Les mots élidés se présentent devant voyelle quand bien même ils sont alors terminés par [en fait
réduits à] un M, car ils échappent à la règle [de l’élision… en latin!], selon ce que vous pouvez voir ici: La
mort m’est bien pesante et amère, car je vois que je me considère de tous côtés, et elle m’assaille ce dont je
suis grandement irrité et effrayé lorsque j’y pense.”)
12 On attendrait pour les deux verbes une désinence en e ou i; dans la version de Toulouse, on lit vuegi et pluegi (éd. J.
Anglade, Las Leys d’amors, vol. II, p. 42).
13 Fait référence à la rubrique précédent le v. 521: Vocal ni M denan vocal ni R denan R ni S denan R, qan denan S ha
autra consonan, no deu hom pauzar en diverses motz.

Voir aussi: /462-468^ (à propos de la distinction de i et u voyelle ou consonne), /538-542^ (à propos de r
et de s devant r), /633-635^ (à propos des consonnes euphoniques après la préposition a), /645-651^ (id.
après la conjonction o), 836-842 (à propos du son de s comme consonne évitant l’élision de que), ^1056-
1059^ (à propos des rimes tronquées), /1063-1069^ (à propos des homonymes), /1075-1079^ (à propos de
l’élision).
Exceptionnellement pour les cas de plus de trois vers, l’exemple enchaîne directement avec la
présentation au moyen d’un connecteur (si) dans l’illustration de la consonança de T e D en fi de mot (883-
889) où, ayant décrit l’équivalence de ces consonnes à la rime, l’auteur des Flors ajoute:
Per que segon us si pauzam
L’una per l’autra no pecam: 14
885 Si com l’avars per aver ard,
Le franchs ha joy quan lo seu part;
Qi per sa colpa lo sieu perd
No·l tingats per savi ni cert,
De trops d’aytals c’om ditz tots jorn.
(“Parce que selon l’usage, si nous employons l’un pour l’autre, nous ne péchons pas: ainsi, comme
l’avare brûle pour posséder, le franc a plaisir à donner sa part; celui qui par sa faute perd la sienne, ne le
tenez pas pour sage ni sensé, il y en a trop de tels comme on dit toujours.”)
Il va de soi que les exemples de coblas se doivent de se donner peu ou prou l’apparence d’une cobla,
mais il est certain que l’emploi de rimes plates surprend toujours dans ce genre de contexte lyrique bien
qu’ils soient par ailleurs effectivement attestés. Lorsque le type de cobla considéré n’engage pas la rime 15 , ce
sont les rimes plates qui sont systématiquement adoptées, forme neutre par excellence: l’exemple de cobla
capfinida, un sixain (/2513-2518/), celui de cobla capdenal, un quatorzain (/2523-2542/) et d’autres encore
appartenant à la même classe générale de coblas parsonieras, c’est-à-dire reposant sur un procédé de reprise
qui n’engage généralement pas la rime, de même que les coblas sentencials, ont naturellement été construits
pour les besoins de la démonstration.
3.2. Exemples différenciés par le mètre
La démarcation des exemples métriquement différenciés bien qu’en rimes suivies qui servent à illustrer les
différents types de vers font également l’objet d’une délimitation initiale: De bordos de quatre sillabas 16
(/1297-1301^ plus /1308-1334^), de V sillabas (/1336-1354^) etc., y compris les vers de huit syllabes qui
retrouvent par la force des choses la mesure adoptée dans le traité: le fait à illustrer est dans de tels cas la
motivation même du changement de mètre, mais tout changement ne s’explique pas pour autant par cette
raison. Ainsi, l’exemple de vers de sept syllabes et celui de huit se terminent sur une vers brisé, qui prolonge
même la rime d’une nouvelle occurrence dans le premier cas. Ce qui est plus remarquable, c’est que, dans les
deux cas, la rime est reprise avec le retour au discours didactique; ex. 1392-1399:
[…]
E adonchs per mi pregar
Vullatz lo vostre fill car
Qu’el, per sa gran passio,
1395 Dels mals ques ay faytz me do
Perdo.
Del nombre d’ueyg sillabas so
Li siguen versset atressi,
Con ceyl qui son pauzat ayssi.
(“Et donc veuillez prier pour moi votre cher fils afin que, par sa grande souffrance, il me donne le pardon
14 Anglade met une virgule.
15 Parmi les coblas parsonieras qui reposent sur la replicatio, il faut excepter les coblas retronchadas et les
duplicativas.
16 Le vers 1307 (“ Ez esta raysos no·us [e]scape: ”) est orphelin pour une raison… qui nous échappe!

pour les maux que j’ai commis./ C’est de huit syllabes que sont les vers suivants pareillement, comme ceux
qui sont ici présentés.”)
L’exemple de vers de onze syllabes (5 + 6) est donné incomplet, avec la mention finale “ etc. ”, de même
que celui de vers alexandrins, mais la mention “ etc. ” y est suivie de l’avant-dernier vers (et non du dernier)
de la citation, dont la terminaison est reprise en tête du paragraphe suivant ouvert par le titre “ De las
diversas manieras de bastos e primieramen dels principals ” (1481/1482). Les Leys d’Amors donnent ces
passages en entier (Gatien-Arnoult 1841­1843, I).
3.3. Exemples différenciés par un arrangement de rimes propre
Les exemples articulés sur des oppositions placées au niveau de la rime sont naturellement détachés. Il s’agit
alors d’homographes qui se différencient soit par le timbre de la voyelle, soit par l’accent, où les mots en
question sont disposés en un distique contraignant la restitution de la rime perdue par cette altérité au moyen
d’une nouvelle paire de mots de même type. Il en va ainsi des mots utrissonans, c’est-à-dire comportant une
voyelle dont une variation de l’articulation affectant l’aperture ou le lieu apporte un changement de sens,
opposition que neutralisent les Catalans, “ Qar de petit fan plenier so ” (le circonflexe désigne ici la voyelle
tenue pour fermée ou semissonan; son absence, l’ouverte ou plenissonan) 17 :
430 E veus eyshemple manifest
Que nos pauzam en aycest test:
Si pres de savis homes vas,
Leument no seras foyls ne vâs;
Mas qant que·t regardes a lor pas,
435 Ja no·t fallira vis ni pâs.
(“Et voici un exemple manifeste que nous rapportons dans ce texte:/ Si tu vas auprès d’homme sages, tu
ne seras pas aisément fou ni vain; mais en ce qui te regarde, à les suivre, il ne te manquera ni vin ni pain.”)
Il en va de même des homophones qui s’opposent par l’accentuation (rims accentuals) 18 :
Exemple dam per miels entendre:
Tan fort me pony que li fissó
11000 De la mort en la cor me físso,
Ques a manieyra d’arrisó
Tuyg li pel del cap me arísso;
Veus adonchs ara declarat.
(“Nous donnons un exemple pour mieux comprendre: Cela me point si fort que les aiguilles de la mort
me piquent au cœur, si bien qu’à la façon du hérisson tous mes cheveux se dressent sur ma tête; voici à
présent la chose exposée.”)
La forme minimale qui apparaît ici témoigne d’une subtile intrication: le schéma général du traité, avec
ses rimes plates, est bien présent ici, mais à la relation rimique classique se substitue un autre type de relation
qui est la paronymie, celle qui lie vas et vâs ou fissó et fisso. La relation rimique proprement dite passe ici au
second plan, et doit se réaliser par une construction alternée (abab) de façon à apporter un écho à chacun des
paronymes associés.
Le choix d’un arrangement de rimes particulier est le plus souvent motivé par la matière traitée: il en est
ainsi des rims continuats (1916–1920: rimes continues, avec cinq vers homorimes), des encadenats (1923–
1926: rimes alternées), ou encore de la cobla retroncha basée sur l’utilisation d’un mot-refrain (2557–2566:
dix octosyllabes terminés par le pronom nos, sauf le dernier, terminé par glorios) ou de la cobla duplicativa
utilisant la figure de la symploque qui est une combinaison de l’anaphore et de l’épiphore au niveau de
chaque vers (2575-2581: sept vers commencés par l’interrogatif qui et terminés par Dieus, sauf le dernier
terminé par sieus): ces figures auraient cependant pu être illustrées au moyen de deux vers seulement, mais le
théoricien semble lier à la figure un principe multiplicatif, pas simplement duplicatif. Le choix d’un schéma
rimique en aaabbcccdd pour illustrer les coblas dubitativas, variété de coblas sentencials fondée sur
l’amphibologie, est par contre parfaitement libre, et ses rimes répétées pourraient suggérer l’emprunt d’un
17 Les accents discriminateurs sont de nous, ainsi que dans l’exemple suivant.
18 Voir aussi l’exemple de rims accentuals et des utrissonans aux vv. 2424-2427 et 2430-2433.

exemple tiré de quelque source indépendante.
Le second exemple de bordos enpeutatz, c’est-à-dire à rimes internes, n’a que cinq vers: la reprise du
discours du théoricien enchaîne ainsi par la rime:
1545 Totz homs es duptatz e prezats
E honrats fort per sa riqueza;
E si·l fayl es fatz appellatz
Per quant ques haia nobleza
Preza de pretz o de linatge.
Dels bordos biocatz
1550 Bordos biocatz pren lengatge
De bioch, car d’aqui·s dexen,
Etc.
(“Tout homme est grandement craint et prisé et honoré pour sa richesse; et ainsi la faute est appelée
destinée pour autant qu’il y ait de la noblesse prise de la valeur et du lignage./ Des vers brisés/ Les vers
brisés tirent leur nom de bris, car c’est de là que le mot dérive.” 19 )
La forme suggère un exemple emprunté, mais le théoricien a fort bien pu improviser ces vers.
Un exemple de rims encadenats (rimes alternées) est intéressant en raison d’un trait dialectal assez rare
que l’on trouve une fois chez Matfre Ermengaud, chez Antoni Racaut et chez Joan de Recaut, dans des
quatrains moraux copiés dans le sud-ouest ainsi que dans deux Mystères tardifs du Dauphiné:
Am gen parlar, am bell respondre
So que non es cujan mostrar,
Mas finalmen no·s pot estendre,
1930 Car fis amichs a tot appar.
(“Avec une façon délicate de parler, avec une belle façon de répondre, ils s’imaginent montrer ce qui n’est
pas, mais finalement cela ne peut pas durer car rien n’échappe à un véritable ami.”)
On peut trouver un autre cas où l’abandon des rimes plates s’imposait, avec l’illustration des rims
estramps, soit de vers non rimés (1740–1747 et 1750–1756), et nous en évoquerons d’autres au § 4.
Il va de soi que les exemples de coblas se doivent de se donner peu ou prou l’apparence d’une cobla:
certains exemples
3.4. Exemples différenciés par le mètre et la rime
C’est l’illustration des différentes variétés de rims equivocs qui surprend le plus, car les exemples qui sont
tous démarqués par la rime utilisent pour la plupart l’heptasyllabe, qu’il s’agisse de rimes plates ou d’autres
arrangements de rimes. Il s’agit chaque fois de quatrains monorimes. L’un qui joue sur les divers sens de
costa (2232-2235) illustre les equivocs verays; voici celui qui illustre les contrafayts:
Hom que labor de re mena
2250 Me par folls si no remena
Lo blat que leumen semena,
Car ab aquell gen se mena.
(“”)
Bien qu’analogue, ce type d’arrangement diffère de celui des rims accentuals et des utrissonans (§ 3.3):
l’arrangement séquentiel du discours en rimes plates se retrouve bien ici, avec deux rims equivocs successifs,
mais le second couple utilise la même rime stricto sensu que le premier 20 . (
La question de savoir d’où viennent ces exemples se pose naturellement, mais ils semblent avoir été
forgés pour le besoin. Certains sont tronqués, avec l’indication “ etc. ” qui peut rendre la dernière rime
orpheline, comme ceux illustrant les vers de 11 ou de 12 syllabes qui sont en l’occurrence une reprise
19 L’étymologie ne semble pas élucidée, et la forme est problématique (on trouve aussi broc).
20 Le seul exemple donné en octosyllabes adopte par contre un arrangement particulier de rimes – ababcbbcb – qui le
fait relever du 3 e type.

abrégée des exemples des Leys d’Amors dont la taille est relativement importante (28 et 54 vers), mais celle
des hendécasyllabes ne l’est à vrai dire pas plus que les exemples illustrant l’octosyllabe (36 vers).
Les exemples métriquement différenciés avec d’autres systèmes de rimes se trouvent également
démarqués du texte-cadre par leur indépendance au niveau de la rime, ce qui n’empêche toutefois pas
d’éventuels effets d’enchaînement avec la reprise du commentaire. Ainsi dans l’exemple de bordos de IX
sillabas qui utilise des rims multiplicatius: “ Lo mon veg mal adreg ” qui sont présentés en deux
arrangements distincts 21 :
1445 Mas si·l rim son multiplicat,
Assatz podon cazer en grat,
Segons c’ayssi podetz trobar,
Los qals a VI pot hom tornar:
1449/1450 Lo mon veg mal adreg/ e destreg
1450/1451 car ab [p]leg/ frany hom dreg per naleg. 22
A VI lo pot hom convertir,
Segons c’ayssi podetz legir:
Lo mon veg mal adreg
1455 E destreg car ab [p]leg 23
Frany hom dreg per naleg.
Per mils procezir e pus dreg,
Mostram vos cels que so de detz,
Los quals ayssi vesser podetz.
(“Mais si les rimes sont multipliées, elles peuvent se présenter à loisir comme on peut trouver ici avec des
vers qui se peuvent convertir en hexasyllabes:/ Je vois le monde maladroit et avare car il est fréquent que
l’on brise le droit par la faute./ On peut convertir ces vers en vers de six syllabes, comme vous pouvez les
lire: […]/ Pour procéder d’une façon meilleure et plus correcte, nous vous montrons ceux qui sont de dix
syllabes, lesquels vous pouvez voir ici.”)
Le vers 1457 enchaîne en effet avec l’exemple, reprenant la rime en eg. Il est deux cas particulièrement
intéressant où l’auteur du traité donne des exemples de quatre décasyllabes qui substitue à la rime classique
une rime bâtarde, car tel est précisément le propos des rims sonants borts (assonances) et des rims
consonans borts (identité des syllabes posttoniques). Voici l’exemple pour ces derniers:
“ Tan m’a escalfat Amors lo cor e·l fege [e fermé]
Que lu[n]ys cosells garir non pot de mege, [e ouvert]
1785 Sino de liey que del sieu foc m’abranda,
Car ella sap la maniera co·s tuda. ”
(“L’amour m’a tellement échauffé le cœur et le foi, qu’aucun conseil de médecin ne peut me guérir, seul
le pouvant un conseil de celle qui m’a embrasé de son feu, car elle sait la manière de l’éteindre.”
4. Les exemples de rims ordinals
La notion de rims ordinals abordée dans III a recouvre la façon dont les rimes sont disposées au sein de la
strophe et la façon dont elles sont ou non reprises d’un couplet à l’autre (réseaux interstrophiques). C’est
dans le cadre des rims ordinals que l’auteur peut passer d’un procédé à l’autre avec la plus grande liberté,
21 Nous amendons la première citation de l’exemple. Anglade considère que c’est la seconde qui devrait être ainsi
amendée, et estime qu’il faudrait lire IX au lieu de VI au v. 1452; la confrontation avec les Leys d’Amors montre
cependant qu’il n’en est rien, et que le VI du v. 1448 doit également être maintenu (l’auteur présente les ennéasyllabes
en signalant qu’ils peuvent être disposés en vers de six syllabes, ce qu’il fait par la suite).
22 Le ms. dispose ces vers sur trois lignes de six syllabes chacune, en contradiction avec la présentation.
23 La correction est de nous (ainsi qu’au v. 1455), à partir de la version en prose.

dans un contexte où, sauf exception 24 , seule la rime exige des arrangements spécifiques à même d’illustrer
les formes codifiées dans le traité. L’auteur des Flors (ou bien entendu des Leys dont les Flors sont un
résumé) devait ainsi s’écarter du modèle neutre des rimes plates pour recourir à des formes adaptées, soit en
les empruntant, soit en les inventant en lesfabriquant pour la circonstance, le plus souvent en octosyllabes
comme le texte cadre. Les rims caudats qui correspondent en gros à nos rimes plates mais plus exactement à
nos rimes suivies qui enchaînent généralement deux vers homorimes, mais parfois trois ou plus, sont illustrés
de deux exemples de deux vers chacun, plus un de neuf vers (aaabbccdd); comme nous l’avons vu, les rims
continuats sont illustrés d’une séquence de cinq vers homorimes; les encadenats qui correspondent à nos
rimes alternées ou croisées, de deux exemples de quatre vers chacun (abab); les crozats qui correspondent à
nos rimes embrassées, d’un huitain de décasyllabes (abbacddc) dont le mètre laisse suspecter un emprunt; les
multiplicatius (une forme de rimes internes), une première fois d’un distique de deux ennéasyllabes ternaires
(3+3+3), une seconde fois d’un distique de deux dodécasyllabes quaternaires (3+3+3+3), une troisième fois
de quatre vers hétérométriques, soit deux octosyllabes plus deux alexandrins:
A tort han mort a cruzel mort
Mon port conort e mon cofort;
Deziros, cossiros e ploros bien seria
1950 Si doncs vos, dona pros, cors joyos, no vezia.
(“Ils ont tué à tort d’une mort cruelle mon maintien, mon espoir et mon réconfort; je serais désireux,
soucieux et éploré si je ne vous voyais pas, dame excellente, cœur joyeux.”)Le premier de ces exemples a
également été utilisé pour illustrer lesbordos de neuf syllabes (cf. § 3.4). Les rims serpentis où chaque
syllabe d’un vers trouve un écho dans le suivant sont illustrés d’un distique d’hexasyllabes (1953–1954):
Vos Dieus clartats clara
Los mieus gardats ara.
(“Vous, Dieu, clarté claire, veillez à présent sur les miens.”)
Les rims biocats ou vers brisés (les quebrados espagnols) sont illustrés de neuf vers alternant deux
décasyllabes et un dissyllabe (a 10 b 10 b 2 a 10 b 10 b 2 c 10 c 10 c 2 ) dont la forme ne renvoie à rien de connu: il
semble bien s’agir d’inventions de l’auteur des Leys d’Amors dont l’exemple est tiré. L’exemple de rims
desguiatz – nos rimes mêlées – est un contrafactum, avec un treizain d’hexasyllabes (aabaabbccddcb) qui a
été utilisé à deux reprises par Raimon de Cornet dans une canso ainsi qu’un sirventes daté de 1324 25 . Les
exemples de rims espars, entendus comme cobla esparsa ou comme vers non rimé au sein de la strophe, sont
vraisemblablement des formes inventées pour la circonstance. Le premier est un huitain de décasyllabes
entrecoupés d’un hexasyllabe (10 abbac6cdd), avec une rime brisée aux deux derniers vers:
Qui de parlar vol esser trop cutxos,
Am vilas motz, faxucs e desplazents,
Qaix demostran qu’el es plus entendents
D’avol agrat se ret als compa[n]yons;
2005 Pero gen los apaya
Qui parla bell ez enans que retraya
Au ez enten so q’om ditz e rete,
Car d’autramen no pot respondre be.
(“Qui veut être trop pressé de parler, avec de vilains mots, sots et déplaisants, démontrant presque qu’il
s’y entend davantage, et se rend de mauvais gré à l’avis de ses interlocuteurs; alors qu’il les contente bien
celui qui parle bien et avance ce qu’il expose, qui écoute et comprend ce qu’on dit et le retient, car autrement
il n’est pas en mesure de bien répondre.”)
Cette strophe a été composée sur le modèle précis, avec les mêmes rimes, qu’une canso de Pons de
Capdolh, Humils e francs e fis soplei ves vos (PC 375,10) qui a inspiré divers contrafacta, jusqu’en
Catalogne 26 . Le second est un huitain d’octosyllabes dont il n’y a pas de modèle connu, mais qui n’en a pas
24 Voir les cas de rims muliplicatius ou de rims serpentis tous deux illustrés par des distiques monorimes.
25 Respectivement Cen castels e cen tors (Z 558,11) et Dels soptils trobadors (Z 558,14).
26 Cf. D. Billy, “ Contrafactures de modèles troubadouresques dans la poésie catalane (fin XIV-XV e siècles) ”, dans Le
Rayonnement des troubadours, actes du colloque de l’AIEO, Association Internationale d’Études Occitanes,
Amsterdam, 16-18 oct. 1995, éd. A. Touber, Amsterdam - Atlanta (GA), 1998, pp. 51-74, aux pp. 60-61.

moins un caractère hybride entre les formes simples telles que nous les avons définies et les strophes lyriques
dont ce couplet s’inspire (8 abbacdde).
Cette étude montre donc quels sont les différents artifices auxquels l’auteur des Flors del Gay Saber a pu
procéder pour mettre en valeur certains éléments de sa démonstration, en particulier définitions et exemples.
Dans le cadre de ce résumé du traité poétique des Leys d’amors dont l’objet n’est jamais que d’exposer les
règles de la “grammaire” du trobar, les propriétés mêmes de la poésie lui offrait des modèles formels tout
près. Mais lorsqu’il ne recourt pas à des emprunts dont les choix formels ne lui appartiennent pas en propre,
c’est bien vers des formes simples, où le quatrain semble occuper une place privilégiée, que le théoricien
s’oriente. Le privilège accordé aux rimes plates met naturellement en évidence le caractère neutre de cette
façon de versifier, et on peut bien entendu contester l’idée qu’il s’agisse dans ce cas à proprement parler de
formes simples puisqu’il ne s’agit que de l’application localisée d’un principe plus général. La stratégie
formelle du traité qui repose sur une pratique à peu près continue de la brisure du couplet montre cependant
que des passages particuliers ayant une visée spécifique (définitoire ou exemplaire) ont bien été conçus
comme dotés d’une forme propre qui les démarque du contexte tout en s’intégrant harmonieusement dans le
système général de la séquence de rimes plates. Ces passages mis à part, l’auteur du traité semble bien s’être
livré à l’occasion à une certaine fantaisie dans la mesure des vers ou la distribution des rimes, quand bien
même rien ne l’y obligeait, et il est d’autres cas où son sujet même, comme la mesure des vers, déterminait
un choix formel particulier pour l’exemple, avec des solutions parfois complexes: il ne faut pas oublier ici
que la plupart des exemples sont repris de la version en prose.
Références
Dominique Billy
Anglade, Joseph
1926 Las Flors del Gay Saber. Barcelona: Institut d’Estudis Catalans.
Anglade, Joseph
1919-1920 Las Leys d’amors. Manuscrit de l’Académie des Jeux Floraux. Toulouse: Privat, 4 vol.,
Gatien­Arnoult, Adolphe­Félix
1841­1843 Las Flors del gay saber, estier dichas Las leys d'amors = Les fleurs du gai savoir, autrement dites Lois
d'amour, traduction de MM. d'Aguilar et d'Escouloubre, revue et completee par M. Gatien­Arnoult.
Toulouse: J.­B. Paya, 3 vol.