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Le langage...Dion

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LE LANGAGE DE SPINOZA<br />

Simplice Yodé DION<br />

Assistant au Département de Philosophie<br />

Université de Cocody-Abidjan (Côte d’Ivoire)<br />

RESUME<br />

Spinoza bâtit son système philosophique sur le socle que lui offre<br />

la terminologie traditionnelle qu’il va soumettre à une réélaboration<br />

technique et sémantique en rapport avec son rationalisme naturaliste.<br />

Nous trouvons chez lui une pratique quasi talmudique, donc stratégique,<br />

du <strong>langage</strong>. Ne souhaitant pas que certaines de ses positions soient<br />

perçues avec trop d’évidence par le premier lecteur venu, il use<br />

consciemment des mots et des structures du discours afi n de masquer<br />

sa pensée la plus profonde. <strong>Le</strong> parler stratégique spinozien permet ainsi<br />

de lutter contre l’illusion et contre l’oppression<br />

Mots-clés<br />

Langage, Multitude, contexte rhétorique, herméneutique, équivoque.<br />

ABSTRACT<br />

Spinoza builds his philosophical system on the ground of the traditional<br />

terminology which he subjects to a technical and semantic reworking in<br />

connection with his naturalistic rationalism. We think that he has a quasitalmudic,<br />

and so strategic practice of language.To prevent some of his<br />

positions to be too self-evident to his fi rst readers, he consciously uses<br />

specifi c words and structures to hide his deepest thought. Therefore, the<br />

spinozian speech fi ghts against illusion and oppression.<br />

Key words<br />

Language, multitude, rhethoric context, hermeneutic, equivocal.


INTRODUCTION<br />

« Tout ce qui est profond aime à se masquer. » (Nietzsche)<br />

Spinoza, pour beaucoup, c’est d’abord et surtout l’Ethique. Et<br />

l’Ethique, pour peu qu’on l’ouvre, frappe par sa forme géométrique<br />

avec des défi nitions, axiomes, propositions et autres scolies. Cette<br />

forme d’écriture philosophique se justifi e par l’ambiance intellectuelle<br />

de l’époque. En effet, au XVIIe siècle, sous l’infl uence de Galilée et<br />

en souvenir d’Euclide, le modèle mathématique (et/ou géométrique)<br />

s’impose comme moyen d’expression de la vérité. A cette époque, la<br />

vérité change de visage, d’aspect et de manière d’être. Elle se dit dans<br />

le <strong>langage</strong> de la géométrie considérée alors comme le style d’exposition<br />

parfait de la vérité.<br />

L’écriture de L’Ethique, fortement infl uencée par ce climat scientifi que,<br />

est donc proprement conçue par son auteur comme une écriture de<br />

la nature. Toutefois, ce <strong>langage</strong> de l’Ethique qui force le respect par<br />

sa rigueur scientifi que semble pécher curieusement par manque de<br />

scientifi cité (par exemple dans Ethique I, Appendice) puisqu’un tel<br />

discours devrait pouvoir se libérer de tout anthropomorphisme. D’où<br />

notre préoccupation : pourquoi, Spinoza, ce ″maître de rigueur et de<br />

clarté″, fait-il usage d’idées inadéquates et de discours métaphoriques<br />

aussi bien dans l’Ethique que dans le Traité théologico-politique ?<br />

Comment alors comprendre le style de Spinoza? <strong>Le</strong> <strong>langage</strong> de l’Ethique<br />

serait-il un <strong>langage</strong> comme tout autre ? Son référent est-il le même que<br />

celui du <strong>langage</strong> ordinaire? D’un autre côté, relativement à l’ensemble de<br />

son oeuvre, serait-il possible d’y déceler incohérence et contradiction ?<br />

Spinoza aurait-il renié ses thèses panthéistes en faisant recours à la<br />

métaphore alors même qu’il se donne pour objet – à travers le more<br />

geometrico – la chasse à la métaphore ?<br />

Notre propos ici est de montrer que chez Spinoza, il y a un double (ou<br />

multiple) <strong>langage</strong> qui sert un but plus philosophique qu’esthétique. Autrement<br />

dit, et suivant à la trace les analyses judicieuses de Yirmiyahu Yove1 , il faut<br />

parler d’un usage stratégique du <strong>langage</strong> chez Spinoza. <strong>Le</strong> discours spinozien<br />

serait en défi nitive une nécessité philosophique que Spinoza utilise à différents<br />

niveaux dans sa théorie d’approche de la multitude.<br />

De cette manière, notre réfl exion se déroulera selon trois (3) axes : 1 –<br />

la multitude comme problème philosophique. 2 – le contexte rhétorique<br />

et les fonctions du discours. 3 – l’usage proprement stratégique du<br />

<strong>langage</strong> chez Spinoza.


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REVUE SCIENTIFIQUE DU CERPHIS, N°007 - 2008<br />

I.- LA MULTITUDE COMME PROBLÈME PHILOSOPHIQUE<br />

<strong>Le</strong> philosophe est presque toujours héritier d’une culture dont il<br />

intègre et transforme certains éléments dans l’élaboration de sa pensée.<br />

C’est bien le cas de Spinoza dont les traits les plus caractéristiques de<br />

la pensée tirent leur origine dans la culture marrane2 .<br />

<strong>Le</strong> philosophe est tout aussi bien une présence au sein de la foule<br />

qui l’entoure et l’envahit de sa présence massive et de sa puissance.<br />

Il faut prendre en compte la multitude avec laquelle le philosophe vit,<br />

s’en préoccuper et en faire une catégorie en soi. La multitude constitue<br />

donc une préoccupation majeure pour le philosophe qu’est Spinoza.<br />

Or celui-ci est convaincu que les hommes ne sauraient tous atteindre<br />

la Béatitude. Certes, croit-il, les individus peuvent dépasser le niveau<br />

naturel de la pensée imaginative, atteindre la connaissance rationnelle<br />

et, au-delà, la connaissance intuitive. Seulement, la grande majorité<br />

est incapable d’un tel parcours. Cette grande majorité ou multitude<br />

reste guidée par les pouvoirs de 1’imagination et par la psychologie des<br />

masses qu’elle induit. La multitude renvoie à l’imagination qui, ellemême,<br />

implique l’erreur. Il ne s’agit pas tant de dire ce qu’est la foule et<br />

comment elle pense et réagit. Il s’agit surtout de savoir ce qu’il faut en<br />

faire. Que faire de la multitude dans la perspective de la construction<br />

de la cité démocratique et dans la problématique de la connaissance ?<br />

A la vérité, c’est tout un programme. Et le programme que Spinoza<br />

met en place pour resoudre le problème philosophique de la multitude<br />

trouve sa réalisation dans le Traité théologico-politique. En effet, dans<br />

les deux versants de ce traité - versant théologique et versant politique<br />

- il s’agit, au-delà de cette apparente bipolarité, de créer les conditions<br />

pour établir des mécanismes mentaux et institutionnels qui pourront<br />

transformer l’imagination en une imitation externe de la raison « au<br />

moyen des pouvoirs de l’Etat et d’une religion populaire unifi ée, vecteurs<br />

d’un processus civilisateur semi-rationnel. » 3<br />

Pourquoi l’Etat et la religion? C’est que l’Etat et la religion constituent,<br />

aux yeux de Spinoza, les vecteurs les plus puissants d’un processus<br />

civilisateur à caractère semi-rationnel. Ce caractère semi-rationnel<br />

s’explique par le fait que la multitude, qui défi nit la grande majorité,<br />

restera toujours sous l’emprise et l’empire de l’imagination. C’est donc sur<br />

cette catégorie qu’il faut agir en la transformant et en institutionnalisant<br />

ces effets à travers un mécanisme fondé sur la connaissance scientifi que<br />

des passions et des affects ainsi que de leurs effets.


SIMPLICE YODÉ DION : LE LANGAGE SE SPINOZA ................ P. 78-93<br />

La multitude, qui ne saurait s’élever jusqu’au niveau de la raison,<br />

ne peut fonder ses actions sur les idées adéquates ni, encore moins,<br />

sur des motivations rationnelles. Elle continuera donc de croire en le<br />

Dieu des religions, en la Bible, au statut divin ou transcendant des<br />

normes et des valeurs. Pour réprimer ses penchants destructeurs dans<br />

la cité, elle s’en remettra au pouvoir coercitif de l’Etat. C’est pourquoi,<br />

la religion pure ou purifi ée et l’Etat rationalisé du Traité théologicopolitique<br />

devront provoquer dans la multitude les mêmes réfl exes, les<br />

mêmes attitudes que ceux qu’exigerait le modèle rationnel, même si au<br />

départ, ils sont motivés par des idées inadéquates et des puissances<br />

non rationnelles.<br />

A ce stade de la réfl exion, apparaît la question fondamentale suivante:<br />

s’il est vrai qu’il faut « convertir » la multitude, comment s’adresser à<br />

elle, avec quelles idées et avec quels mots ? II s’agit ici de dégager le<br />

lien entre le problème philosophique de la multitude et le problème<br />

du canal linguistique chargé de véhiculer le message philosophique.<br />

Spinoza est conscient de ce qu’il doit s’adresser à la fois au sage et à<br />

l’ignorant, à la multitude lettrée aussi bien qu’à la majorité illettrée. A<br />

ce sujet, l’on aura remarqué combien le style hiératique de l’Ethique<br />

jure avec la forme plus prosaïque du Traité politique ou du Traité<br />

théologico-politique ; mieux, dans ce dernier ouvrage, le philosophe nous<br />

donne parfois l’impression de remettre en cause certaines thèses de<br />

l’Ethique à travers un <strong>langage</strong> propre à la théologie traditionnelle qu’il<br />

entend critiquer cependant. Charles Appuhn dans ses notes au Traité<br />

théologico-politique avance une idée importante pour la suite de notre<br />

refl exion : « (Spinoza) écrit pour un certain public à la portée duquel il se<br />

met suivant son propre précepte. De là certaines ambiguïtés, certaines<br />

obscurités; quelques historiens (...) ont cru que la doctrine de Spinoza<br />

s’était modifi ée entre la composition du Traité et celle de l ‘Ethique. Pour<br />

écarter cette opinion, il suffi t d’observer que l’Ethique était presque<br />

achevée en 1665, quand Spinoza entreprit la composition du Traité, que<br />

d’ailleurs sa doctrine en ce qu’elle a d’essentiel se trouve déjà contenu<br />

dans le Court traité dont la rédaction est antérieure de quelques années.<br />

Il n’y a aucune raison de penser que Spinoza ait eu, au moment de la<br />

rédaction du Traité, une idée de Dieu et de ses rapports avec le monde<br />

différente de celle qu’il a développée dans l’Ethique et constamment<br />

professée dans ses <strong>Le</strong>ttres. » 4<br />

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REVUE SCIENTIFIQUE DU CERPHIS, N°007 - 2008<br />

Ce qu’il convient de faire ressortir comme énoncé sous-jacent, c’est<br />

que Spinoza, dans ses textes, fait usage d’une véritable stratégie de<br />

communication. L’idée, c’est que pour produire les effets désirés sur<br />

un public cible, le philosophe doit faire l’effort rhétorique d’adapter ses<br />

pensées et ses mots aux capacités et dispositions mentales spécifi ques<br />

de celui-ci : « De même que le peuple est divisé entre ceux qui se laissent<br />

guider par l’imagination et ceux que guide la raison, il faut prévoir<br />

différents types de discours correspondant à chaque groupe, sans parler<br />

de ce type particulier de discours prévu pour permettre le moment venu<br />

cette transition qui consistera pour le modèle rationnel à inspirer et<br />

transformer de l’extérieur l’imagination. » 5<br />

Autrement dit, la différence entre 1’élite philosophique, la multitude<br />

lettrée ou éduquée et la multitude illettrée conduit à une différenciation<br />

des types ou formes de discours correspondant à chaque catégorie<br />

d’hommes6 . Précisons que, par « multitude lettrée », Spinoza désigne<br />

aussi bien les rabbins que les théologiens calvinistes ou chrétiens. C’est<br />

ce groupe-cible qu’il faut viser en priorité, car s’il est convaincu de la<br />

nécessité de la reforme de l’entendement, il devrait pouvoir la diffuser<br />

plus effi cacement auprès de la multitude inculte. Mais, pour toucher à<br />

ce but, à l’effort rhétorique doit se conjuguer une habileté linguistique.<br />

D’où la nécessité de la mise en place de ce que Yirmiyahu Yovel appelle<br />

« le contexte rhétorique ».<br />

II.- LE CONTEXTE RHÉTORIQUE ET LES FONCTIONS DU DISCOURS<br />

CHEZ SPINOZA<br />

Nous appelons « contexte rhétorique » l’usage d’un type de discours de<br />

grand art qui nécessite d’être adapté à divers niveaux de compréhension.<br />

Parler, c’est parler à, pour ou contre quelqu’un. En utilisant tantôt le<br />

discours géométrique tantôt un discours prosaïque fait d’un mélange<br />

d’idées inadéquates et du vocabulaire philosophique traditionnel,<br />

Spinoza tente d’affecter l’imagination, la perception et les émotions du<br />

public cible en produisant les effets capables de modifi er sa conduite.<br />

En ce sens, on pourrait, comme le fait Yovel, retrouver à l’oeuvre dans<br />

le parler spinozien trois (3) fonctions essentielles du discours. En effet,<br />

écrit-il fort judicieusement, « Spinoza assigne trois fonctions majeures<br />

à l’utilisation rhétorique du <strong>langage</strong>: passive ou défensive, pour l’une;<br />

active, voire agressive pour la deuxième; et constrructive et herméneutique<br />

pour expliquer la troisième. » 7


SIMPLICE YODÉ DION : LE LANGAGE SE SPINOZA ................ P. 78-93<br />

A.- La fonction passive ou défensive: la prudence<br />

philosophique<br />

<strong>Le</strong> « larvatus prodeo » de Descartes (« J’avance masqué ») ou encore<br />

l’inscription « caute » (prudence) gravée, dit-on, sur l’anneau que<br />

portait Spinoza témoignent bien de ce que la prudence est en soi une<br />

préoccupation philosophique majeure. La présence puissante, massive<br />

et souvent menaçante de la multitude impose au philosophe de savoir<br />

comment la penser et comment s’adresser à elle et avec quel type de<br />

discours si tant est qu’il prétend vouloir l’engager sur les « sentiers<br />

lumineux » de la vie rationnelle. Il est donc fondamental, par pure<br />

nécessité stratégique (l’intolérance est plus que jamais d’actualité, en<br />

témoigne le herem dont il est l’objet) mais surtout par effi cacité, que ce<br />

discours, qui offi ciellement s’adresse indifféremment et indistinctement<br />

à tous, se différencie dans le même temps en « parlant à plusieurs voix<br />

à l’ intention de plusieurs sous-groupes. » 8<br />

En d’autres termes, il importe que le message véhiculé dans et par<br />

le discours philosophique (contre le discours offi ciel des théologiens)<br />

soit compris par ceux qui en sont capables et dissimulé à ceux qui n’en<br />

tireront aucun bénéfi ce (la masse inculte) ou qui s’offusqueraient que la<br />

vérité soit ainsi mise à nu (la multitude lettrée). <strong>Le</strong> discours spinozien<br />

avance masqué du masque de l’équivoque et de la métaphore. C’est ici et<br />

nulle part ailleurs que la rhétorique et l’équivoque spinozistes trouvent<br />

leur justifi cation rationnelle : « user défensivement du <strong>langage</strong>, masquer<br />

ses intentions et buts véritables et faire passer des messages implicites<br />

à l’intention de certains en égarant d’autres par la même phrase ou le<br />

même passage. Et l’un des masques les plus effi caces est le recours<br />

des phrases, à des images et à des formules pieuses empruntées aux<br />

Ecritures ou aux croyances religieuses connues. » 9<br />

En effet, le Traité théologico-politique foisonne de termes et expressions<br />

bibliques : Fils de Dieu, le Christ, l’Esprit saint, la Volonté de Dieu, mais<br />

aussi de métaphores comme Gouvernement de Dieu, Secours interne<br />

ou externe de Dieu, Election de Dieu, Fortune…que la terminologie de<br />

la philosophie du rationaliste Spinoza devrait rejeter comme impropres<br />

et inadéquates à traduire la vérité. En réalité, en reconduisant des<br />

formules empreintes d’anthropomorphisme, Spinoza ne se dédit pas ; il<br />

opère bien plutôt un choix conscient et raisonné qui consiste à présenter<br />

une vérité nouvelle, novatrice, majeure et résolument hérétique dans<br />

des dehors et un habillage de théologie ordinaire. Il use à merveille<br />

d’une technique de camoufl age linguistique qui, tout compte fait, peut<br />

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présenter des limites comme en témoignent les multiples agressions<br />

morale et physique dont notre auteur fut la cible privilégiée10 .<br />

B.- La fonction offensive de persuasion : l’agressivité<br />

philosophique<br />

Elle se veut indépendante de toute nécessité de prudence. Elle est<br />

conquérante et irréductible. Elle est elle-même agressive. Elle traduit<br />

le besoin d’arracher les plus aptes à la superstition pour les ″convertir″<br />

à la philosophie. Cela signifi e donc porter le doute au cœur même des<br />

croyances religieuses pour desserrer l’étau de la vana religio sur la<br />

multitude. C’est bien le sens de cet avertissement contenu dans le Traité<br />

théologico-politique aux non- philosophes à qui il en interdit la lecture : « Je<br />

sais aussi qu’il est également impossible d’extirper de l’âme du vulgaire la<br />

superstition et la crainte... Je n’invite donc pas à lire cet ouvrage le vulgaire<br />

et ceux qui sont agités des mêmes passions que lui... » 11<br />

On voit que le discours géométrique, et plus généralement le discours<br />

philosophique, de par son style hiératique et sa nature élitiste ne saurait<br />

à lui seul satisfaire l’exigence cathartique de préparation mentale à<br />

la vie philosophique. Ce type de discours est du type de celui que le<br />

philosophe utilise quand il raisonne face à lui-même, ou à d’autres,<br />

partageant le même point de vue. En clair, le philosophe doit emprunter<br />

et assumer le <strong>langage</strong> et les références de son interlocuteur afi n d’en<br />

modifi er le sens et de le retourner contre lui pour sa propre conversion.<br />

Aussi l’habileté rhétorique doit-elle se jouer des techniques usuelles de la<br />

rhétorique, de la métaphore et de l’allégorie sans que celles-ci n’altèrent<br />

en rien le contenu de la vérité initiale du discours philosophique. Dans<br />

le Traité de la réforme de l’Entendement, l’on peut découvrir ces mots :<br />

« Mettre nos paroles à la portée du vulgaire et faire d’après sa manière<br />

de voir tout ce qui ne nous empêchera pas à d’atteindre notre but : nous<br />

avons beaucoup à gagner avec lui pourvu qu’autant qu’il se pourra, nous<br />

déférions à sa manière de voir et nous trouverons ainsi des oreilles bien<br />

disposées à entendre la vérité. » 12<br />

L’objectif visé étant la persuasion, le philosophe se fera fort de<br />

chercher, par les moyens de la rationalité, à saper l’autorité de l’Ecriture<br />

en y décelant des contradictions tirées des propositions bibliques ellesmêmes.<br />

C’est ce que Spinoza appelle la « méthode historique » qui est<br />

une extension de la méthode géométrique. C’est cette méthode historique<br />

qui est à l’œuvre dans le Traité théologico-politique.


SIMPLICE YODÉ DION : LE LANGAGE SE SPINOZA ................ P. 78-93<br />

C.- La fonction constructive-herméneutique<br />

Il devrait maintenant apparaître avec évidence que la pensée de<br />

Spinoza ne dessine pas une cloison étanche entre l’irrationalité et la<br />

rationalité qui nécessiterait qu’on passât de l’une à l’autre par une<br />

révolution radicale. Bien plutôt que de raisonner en termes de modèles<br />

dichotomiques abstraits, il serait plus intéressant de penser en termes<br />

de processus, c’est-à-dire de conquête graduelle de la rationalité au cœur<br />

même de l’imagination. Cela nécessite de la prudence et de la délicatesse<br />

en même temps qu’une stratégie bien subtile de persuasion.<br />

Par herméneutique, il faut entendre « l’ajout (ou la soustraction) d’une<br />

structure de signifi cation nouvelle à un corps de discours déjà marqué par<br />

une culture ou une tradition. » 13 La fonction « constructive-herméneutique »<br />

constitue le moment essentiel qui établit l’équivalence de la métaphore et du<br />

système, c’est-à-dire qui fait du discours géométrique, qui se veut antithèse<br />

du discours métaphorique, une sorte de métaphore du discours. En quel<br />

sens ? Ainsi se dessine l’essentiel du troisième axe de notre réfl exion.<br />

III.- LE DISCOURS GÉOMÉTRIQUE OU LE PARLER STRATÉGIQUE<br />

SPINOZIEN<br />

Pour Laurent Martinet, « l’écriture spinoziste est une anti-écriture,<br />

le texte de l’Ethique est un anti-texte. La hauteur auguste de l’Ethique<br />

n’est pas qu’une première impression, mais une vraie manière d’être.<br />

De ce point de vue, l’Ethique ne se laisse pas lire facilement. » 14 Fokke<br />

Akkerman quant à lui parle d’un « style qui se situe à l’autre extrémité<br />

de la rhétorique. » 15 Ce qui, pour lui, veut dire que nous sommes en face<br />

d’un style mathématique comme décodage d’un code mathématique.<br />

En fait, le texte spinoziste est un texte à la chasse de la métaphore et<br />

le more geometrico est l’instrument idoine pour cette chasse. Il est pure<br />

présentation de la chose.<br />

En effet, l’Ethique est censée être le modèle parfait du discours<br />

géométrique. <strong>Le</strong> <strong>langage</strong> y est requis au service d’idées adéquates. Avec<br />

un tel modèle, tout devrait être défi ni dès le départ avec une clarté telle<br />

qu’il n’y ait à craindre aucune opacité ni résidu d’aucune sorte. Dans le<br />

principe, les défi nitions sont exhaustives, complètes et impératives de<br />

sorte que la portée sémantique de chaque terme se trouve déjà délimitée<br />

sans qu’il y ait la moindre possibilité d’ajout d’éléments ou d’ingrédients<br />

linguistiques adventices : « Toute l’information pertinente et nécessaire à<br />

une compréhension pleine et entière de ce <strong>langage</strong> est censée résider dans<br />

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le système lui-même comme s’il s’agissait d’un calcul déductif formel. » 16<br />

″Comme si″: la formule vaut son pesant de nécessité ; car les esprits<br />

avertis auront certainement remarqué que l’idéal du more geometrico<br />

n’est que très imparfaitement atteint dans l’Ethique où se déploie ce<br />

parler philosophique majeur. On notera surtout que les défi nitions<br />

qui y sont proposées, celle de Dieu par exemple, sont des défi nitions<br />

théoriques qui proposent des interprétations et des conventions<br />

nouvelles. Elles sont de véritables lieux de germination de doctrines<br />

révolutionnaires que le reste du texte servira à expliquer. De plus,<br />

n’importe qui verra sans diffi cultés que la disposition prétendument<br />

géométrique des éléments du discours peut être inversée sans que<br />

le sens général en soit altéré. Une défi nition peut bien se substituer<br />

à telle autre et un théorème peut bien prendre la place de tel autre.<br />

Mais la véritable portée du système nécessite la mise en place d’un tel<br />

processus déductif dans sa progression linéaire en même temps que<br />

son dépassement in fi ne au profi t d’une saisie d’ensemble, une saisie<br />

holistique de la sciencia intuitiva. Ce qui introduit l’idée d’une distinction<br />

entre le système de la vérité et l’ordre cognitif par lequel l’esprit prétend<br />

accéder à cette vérité.<br />

Il convient donc de pondérer le rôle excessif généralement accordé<br />

au more geometrico que Spinoza lui-même refuse de considérer comme<br />

canal linguistique sacro-saint ou suffi sant à la recherche de la vérité.<br />

En réalité, le modèle géométrique est d’avantage une question de forme<br />

et de ton philosophiques. Il se veut exigence de clarté et de rigueur,<br />

de progressivité déductive comme il est « exhortation au détachement<br />

philosophique lorsque sont en jeu les questions les plus passionnelles<br />

(et)... s’accuse fondamentalement non formel et tributaire de l’histoire,<br />

du <strong>langage</strong> naturel et de l’accumulation de l’expérience humaine. » 17 En<br />

fi n de compte, le discours géométrique se donne pour métaphorique.<br />

C’est à ce moment précis que l’on retrouve la fonction constructiveherméneutique.<br />

En quel sens ?<br />

Spinoza a en effet recours au vocabulaire historique : « Je sais, dit-il,<br />

que ces mots ont dans l’usage ordinaire un autre sens. Mais mon dessein<br />

est d’expliquer la nature des choses, et non le sens des mots, et de désigner<br />

les choses par des vocables dont le sens usuel ne s’éloigne pas entièrement<br />

de celui où je les emploie, cela soit observé une fois pour toutes. » 18<br />

Mais il emploie aussi des termes et expressions métaphoriques qui<br />

peuvent, et parfois même doivent, être traduits en langue philosophique.<br />

Entre le dit et le vouloir dire, l’explicite trompeur et l’implicite véridique


SIMPLICE YODÉ DION : LE LANGAGE SE SPINOZA ................ P. 78-93<br />

se déroule un véritable jeu de « caché-montré » ou de « simulé-manifeste»<br />

selon la terminologie de Paul Ricœur. Il convient toutefois de faire<br />

remarquer comme le fait Pierre-François Moreau que le « double <strong>langage</strong>»<br />

de Spinoza n’est pas du type de celui que pratiquaient les libertins. Ce<br />

double <strong>langage</strong> consiste à séparer l’intérieur de l’extérieur, l’ésotérique<br />

de l’exotérique : « <strong>Le</strong> travail spinoziste sur le <strong>langage</strong> consiste au contraire<br />

à éclairer explicitement l’un par l’autre (…). Il n’y a pas superposition de<br />

deux <strong>langage</strong>s différents qui, en fait, ne communiquent pas, le premier<br />

ayant simplement pour fonction de cacher le second sauf à quelques<br />

lecteurs d’élite à qui il l’indique par ses contradictions volontaires » 19 .<br />

A la suite de Pierre-François Moreau, Yovel montre les limites de<br />

l’analyse straussienne qui, méconnaissant le contexte marrane de<br />

Spinoza, rejette le <strong>langage</strong> théologique de celui-ci au prétexte que ce<br />

<strong>langage</strong> (n’) est fait (que) de dissimulation. Strauss privilégierait donc,<br />

dans l’étude de l’équivoque spinoziste, les fonctions de prudence et<br />

de dissimulation. <strong>Le</strong> double (ou multiple) <strong>langage</strong> spinoziste serait un<br />

camoufl age linguistique pour échapper à la persécution. 20 Une telle<br />

position « s’empêche de rendre justice au substrat et au projet religieux<br />

qui sous-tendent l’entreprise spinozienne. » 21 Expliquons : Soit la<br />

proposition suivante tirée de l’Ethique : « Quant à ceux qui demandent<br />

pourquoi Dieu n’a pas créé les hommes de façon que la seule raison les<br />

conduisît et les gouvernât, je ne réponds rien, sinon que cela vient de ce<br />

que la matière ne lui a pas fait défaut pour créer toutes choses, savoir :<br />

depuis le plus haut jusqu’au plus bas degré de perfection ou, pour parler<br />

plus proprement, de ce que les lois de la nature se sont trouvées assez<br />

amples pour suffi re à la production de tout ce qui pouvait être conçu par<br />

un entendement infi ni. » 22<br />

Cette proposition est une formulation théologique tout à fait ordinaire:<br />

Dieu comme créateur suprême et omnipotent. On peut en trouver une<br />

traduction philosophique dans la proposition 16 de la première partie<br />

de l’Ethique où Spinoza parle de la nécessité logique pour Dieu de se<br />

particulariser en ses modes fi nis. Il y a dans cette phrase deux propositions<br />

que nous désignerons par P et P’ et qui semblent dire la même chose.<br />

Soit P : « Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu n’a pas créé les<br />

hommes de façon que la seule raison les conduisît et les gouvernât, je<br />

ne réponds rien, sinon que cela vient de ce que la matière ne lui a pas<br />

fait défaut pour créer toutes choses, savoir : depuis le plus haut jusqu’au<br />

plus bas degré de perfection. »<br />

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Soit P’ : « de ce que les lois de la nature se sont trouvées assez amples<br />

pour suffi re à la production de tout ce qui pouvait être conçu par un<br />

entendement infi ni. »<br />

La première proposition (P) véhicule le message philosophique<br />

de Spinoza en des idées inadéquates, dans un vocabulaire usuel,<br />

traditionnel, adapté à la compréhension du vulgaire. La seconde<br />

proposition (P’) porte le même message en des termes philosophiques<br />

adéquats. Autrement dit, qui se fonde sur la première proposition pour<br />

dire que Spinoza croit en le Dieu des religions ou qu’il se contredit, se<br />

trompe. Il ne fait ni l’un ni l’autre. Car le sens véritable de la première<br />

proposition (P) se trouve dans la seconde (P’).<br />

Dans ce passage de l’Ethique, Spinoza fait un usage métaphorique<br />

du discours. Ce passage a cet avantage qu’il nous montre comment<br />

Spinoza désactive sa métaphore (P) en en explicitant immédiatement<br />

sa signifi cation rationnelle (P’). Telle est la règle de lecture du parler<br />

spinozien : d’un côté nous avons la métaphore ; de l’autre son équivalent<br />

rationnel. Il y a une équivalence entre le métaphorique (P) et le système<br />

de la vérité rationnelle (P’). D’où :<br />

P ≡ P’. (<strong>Le</strong> connecteur ≡ désigne l’équivalent métaphorique).<br />

Toutefois, dans ce type d’équivalence, « P et P’ ne sont pas<br />

interchangeables en leurs sens littéraux, quoique chacun traduise en<br />

sa langue propre essentiellement la même idée. » 23<br />

Au regard de la vérité philosophique de ce passage de l’Ethique,<br />

ces deux propositions P et P’ prises ad litteram n’ont ni les mêmes<br />

significations ni les mêmes valeurs de vérité. Une seule de ces<br />

propositions est vraie, autonome et doit être prise à la lettre (P’). L’autre<br />

proposition métaphorique (P) ne constitue que la coquille rhétorique du<br />

système de la vérité rationnelle (P’). L’on peut repérer chez Spinoza de<br />

nombreuses équivalences de ce type. Yovel nous en en fournit quelques<br />

exemples24 . Il faut entendre par :<br />

- Volonté de Dieu : la totalité des choses et des processus de l’univers<br />

dans la nécessité de leurs connexions causales.<br />

- Création : la particularisation interne du Dieu-Substance en accord<br />

avec les lois de sa nature.<br />

- Salut : la Béatitude ou connaissance du troisième genre en accord<br />

avec l’amour intellectuel de Dieu.


SIMPLICE YODÉ DION : LE LANGAGE SE SPINOZA ................ P. 78-93<br />

- Décrets de Dieu : les lois éternelles de la nature.<br />

- Dieu aime la justice : la justice est un modèle de conduite à<br />

imiter.<br />

Il ne faut donc pas se laisser circonvenir par la coquille rhétorique<br />

ou l’apparence de l’habillement linguistique du texte spinozien. Car il<br />

s’agit bien d’un double-<strong>langage</strong> (ou <strong>langage</strong> codé) qui entre dans le cadre<br />

d’une vaste stratégie de communication. Seulement, il faut s’empresser<br />

de relativiser les choses en précisant que les termes métaphoriques ne<br />

sauraient recevoir de telles équivalences sans s’exposer à quelque perte<br />

signifi cative. Il en est ainsi du mot « Dieu » et de quelques autres termes<br />

non métaphoriques qui traduisent la persistance dans la philosophie<br />

de Spinoza d’un noyau dur et insécable de religiosité.<br />

Cette « herméneutique constructive » de Spinoza permet à celui-ci<br />

d’extraire de la Bible le noyau moral abstrait qui, à ses yeux, en fait<br />

toute sa valeur. L’Ecriture ne fait rien d’autre que d’exhorter à bien<br />

vivre : conversion du cœur, rectitude de conduite, amour du prochain.<br />

Pour installer et préserver au sein de la multitude la dimension semireligieuse<br />

essentielle à la vérité rationnelle, pour que la «religion de<br />

la raison» puisse se substituer à la «raison de la religion», il exploite le<br />

halo affectif, émotionnel et connotatif de certains termes traditionnels,<br />

comme Dieu, Piété, Amour, Béatitude, qui méritent d’être redéfi nis<br />

et réinterprétés dans le cadre de son naturalisme. <strong>Le</strong> mot Dieu est<br />

traditionnellement chargé de sens et repris par Spinoza qui lui associe<br />

l’idée de nature comme équivalent dans le Deus sive natura. Et ces<br />

termes sont interchangeables d’un point de vue formel.<br />

On trouve dans le Traité théologico-politique un passage très signifi catif<br />

où Spinoza désactive la métaphore en en donnant immédiatement la<br />

signifi cation rationnelle, adéquate. Il utilise des expressions comme<br />

« gouvernement de Dieu », « secours de Dieu », « élection de Dieu″ et<br />

« fortune ». Il explique lui-même à la suite ce qu’il entend par là : « Avant<br />

de commencer toutefois, je veux expliquer en peu de mots ce que par la<br />

suite j’entendrai par gouvernement de Dieu, secours de Dieu externe<br />

et interne, par élection de Dieu et enfi n par fortune. Par gouvernement<br />

de Dieu j’entends l’ordre fi xe et immuable de la Nature, autrement dit<br />

l’enchaînement des choses naturelles; nous avons dit plus haut en effet et<br />

montré ailleurs que les lois universelles de la Nature suivant quoi tout se<br />

fait et tout est déterminé, ne sont pas autre chose que les décrets éternels<br />

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de Dieu qui enveloppent toujours une vérité et une nécessité éternelles;<br />

que nous disions donc que tout se fait suivant les lois de la Nature ou<br />

s’ordonne par le décret ou le gouvernement de Dieu, cela revient au même.<br />

En second lieu la puissance de toutes les choses naturelles n’étant autre<br />

chose que la puissance même de Dieu, par quoi tout se fait et tout est<br />

déterminé, il suit de là que tout ce dont l’homme, partie lui-même de la<br />

Nature, tire secours par son travail pour la conservation de son être, et<br />

tout ce qui lui est offert par la Nature sans exiger de travail de lui, lui<br />

est en réalité offert par la seule puissance divine, en tant qu’elle agit<br />

soit par la nature même de l’homme, soit par des choses extérieures à<br />

la nature même de l’homme. Tout ce donc que la nature humaine peut<br />

produire par sa seule puissance pour la conservation de son être, nous<br />

pouvons l’appeler secours interne de Dieu, et secours externe tout ce<br />

que produit d’utile pour lui la puissance des choses extérieures. De là<br />

ressort aisément ce que l’on doit entendre par élection de Dieu; nul en<br />

effet n’agissant que suivant l’ordre prédéterminé de la Nature, c’est-àdire<br />

par le gouvernement et le décret éternel de Dieu, il suit de là que<br />

nul ne choisit sa manière de vivre et ne fait rien, sinon par une vocation<br />

singulière de Dieu qui a élu tel individu de préférence aux autres pour<br />

telle œuvre ou telle manière de vivre. Par fortune enfi n, je n’entends rien<br />

d’autre que le gouvernement de Dieu, en tant qu’il gouverne les choses<br />

humaines par des causes extérieures et inattendues. » 25<br />

Schématiquement, on obtient les équivalences suivantes :<br />

- Gouvernement de Dieu ou Décret de Dieu : ordre fi xe et immuable<br />

de la Nature, enchaînement des choses naturelles.<br />

- Secours interne de Dieu : l’ensemble des productions de la nature<br />

humaine en vue de sa conservation. (cf Ethique III, prop. 7, 8, 9 et<br />

scolie).<br />

- Secours externe de Dieu : l’ensemble des productions de la Nature<br />

extérieure en vue de la conservation de l’homme.<br />

- Election de Dieu : la singularité de l’être (manière d’être ou de vivre)<br />

dans le processus de particularisation de la Substance.<br />

- Fortune : Dieu se particularisant à travers des causes extérieures<br />

et inattendues.<br />

Au total, Spinoza ne change pas le <strong>langage</strong> de son temps. Il utilise<br />

au contraire les mots usuels, les mots en usage ad captum vulgi ; mais<br />

il dit pourtant autre chose avec ces mêmes mots puisqu’il construit un


SIMPLICE YODÉ DION : LE LANGAGE SE SPINOZA ................ P. 78-93<br />

objet nouveau, une réalité nouvelle, ignorés à la fois par le vulgaire et<br />

les philosophes. En cela, écrit Laurent Bove, « dire de la même façon le<br />

radicalement différent, c’est briser l’usage passif du <strong>langage</strong>. » 26 Briser<br />

l’usage passif du <strong>langage</strong> revient chez Spinoza à affi rmer l’idée d’un<br />

″usage stratégique du <strong>langage</strong> en philosophie″ que Laurent Bove 27<br />

décline en trois axes :<br />

1) le discours philosophique spinozien se révèle comme critique des<br />

armes de l’adversaire théologien pour qui le <strong>langage</strong> est la meilleure<br />

arme de l’oppression et de la tyrannie.<br />

2) le discours philosophique indexe le <strong>langage</strong> de la théologie comme<br />

masque du discours de la puissance28 .<br />

3) le discours philosophique spinoziste doit se mettre à la portée du<br />

vulgaire pour mieux le convertir.<br />

Quel est l’enjeu de la stratégie spinoziste ? Il est surtout politique.<br />

Il s’agit, tout en attaquant le théologien (fonction offensive), de<br />

communiquer aux non-philosophes une certaine puissance active de<br />

vie contenue dans les Écritures. Car c’est par un nouvel usage du texte<br />

de l’Ecriture que le peuple trouvera la parole que lui confi sque depuis<br />

toujours le théologien. Par là, c’est le désir politique de démocratie qui<br />

doit progressivement gagner l’esprit du peuple et lui dégager les chemins<br />

du salut. En cela « le philosophe doit donc devenir l’ami du peuple,<br />

inversement le peuple doit devenir son allié, mais non démagogiquement<br />

comme le font les tyrans et les théologiens, mais au contraire en<br />

développant chez lui l’amour de la justice et de la charité - enseignement<br />

essentiel de l’Ecriture - et par là même l’amour de la Liberté qui, pour un<br />

peuple, s’identifi e au désir de démocratie. » 29<br />

CONCLUSION<br />

Spinoza bâtit son système philosophique sur le socle que constitue la<br />

terminologie traditionnelle qu’il soumet à une réélaboration technique<br />

et sémantique en rapport avec son rationalisme naturaliste. Il y a chez<br />

lui un usage pratique quasi talmudique du <strong>langage</strong>. Ne souhaitant pas<br />

que certaines de ses positions soient perçues avec trop d’évidence par le<br />

premier lecteur venu, il use consciemment des mots et des structures<br />

du discours afi n de masquer sa pensée la plus profonde. A aucun<br />

moment certes Spinoza, dans ses lettres comme dans ses ouvrages, ne<br />

dit autre chose que ce qu’il pense vrai, et pourtant ce qu’il dit ne peut<br />

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prendre de sens qu’inscrit dans la durée d’une interprétation toujours<br />

nécessaire pour surmonter les résistances, tant du discours lui-même<br />

(dans sa double opacité), que les préjugés que le lecteur projette sur<br />

le texte. Cet effort révolutionnaire tient compte du contexte historique<br />

et linguistique car le philosophe poursuit des buts stratégiques et<br />

sociaux qui exigent que le <strong>langage</strong> soit adapté à différentes fonctions et<br />

à différents paliers de compréhension. De cette façon, le philosophe se<br />

dote des armes théoriques et persuasives, offensives et défensives, dans<br />

son aspiration à transformer les cœurs et les esprits et, éventuellement,<br />

à les conduire vers le salut.<br />

NOTES<br />

1- Yovel (Yirmiyahu).- Spinoza et autres hérétiques, (Paris, Seuil, 1991), trad. E Beaumatin<br />

et J. Lagrée, p. 170. C’est à cet éminent commentateur de Spinoza que nous empruntons<br />

l’essentiel de cette″ lecture″ de l’équivoque chez Spinoza. Pour lui, l’équivoque ou<br />

double discours serait une caractéristique fondamentale de la culture marrane.<br />

2- Yovel (Yirmiyahu).- Spinoza et autres hérétiques, Op. cit., p. 170-171.<br />

3- Idem, p. 172.<br />

4- Spinoza (Baruch).- Traité théologico-politique, (Paris, Garnier Flammarion, 1965), trad.<br />

C. Appuhn, p. 11, notes.<br />

5- Yovel (Yirmiyahu).- Spinoza et autres hérétiques, Op. cit., p. 173<br />

6- Spinoza pense un peu à la manière de son maître Maïmonide qui, dans son Guide des<br />

égarés distinguait les illettrés complets et la foule rabbinique ou la foule des gardiens<br />

de la loi que sont les chefs religieux. Ceux-ci ne sont « pas moins métaphysiquement<br />

ignorants que le commun des mortels mais (qui) jouissent de l’autorité et du pouvoir<br />

numérique de l’orthodoxie instituée qu’ils représentent.» in Yovel (Yirmiyahu).- Spinoza<br />

et autres hérétiques, Op. cit., p. 180.<br />

7- Yovel (Yirmiyahu).- Spinoza et autres hérétiques, Op. cit., p. 187.<br />

8- Idem, p. 188.<br />

9- Ibidem.<br />

10- Moreau (Joseph).- Spinoza et le spinozisme, (Paris, P. U .F., 1971), coll. « Que sais-je ? », p. 5.<br />

11- Spinoza (Baruch).- Traité théologico-politique, Op. cit., p. 27.<br />

12 - Spinoza (Baruch).- Traité de la réforme de l’Entendement in Œuvres complètes, (Paris,<br />

Gallimard, 1967), éd. R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi, p. 9.<br />

13 - Idem, p. 11.<br />

14- Martinet (Laurent).- « <strong>Le</strong> mode indicatif dans l’Ethique de Spinoza : une étude de la<br />

question de l’obvie dans le discours spinoziste », Mémoire de maîtrise, année 92/93,<br />

Université Paris I, sous la direction de Robert Misrahi. A consulter sur http : // www.<br />

Spinozaetnous.org.<br />

15 - Akkerman (Fokke).- « La pénurie des mots » in Travaux et Documents du groupe de<br />

recherches spinozistes, Presses universités Paris Sorbonne, 1989, n° 1.<br />

16 - Yovel (Yirmiyahu).- Spinoza et autres hérétiques, Op. cit., p. 182.<br />

17- Idem, p. 184.<br />

18- Spinoza (Baruch).- Ethique, (Paris, Garnier Flammarion, 1965), trad. Ch. Appuhn,<br />

III, Défi nition des Affections, XX.<br />

19- Moreau (Pierre-François).- Spinoza, l’expérience et l’éternité, (Paris, P. U. F., 1994),<br />

p. 367-368.


SIMPLICE YODÉ DION : LE LANGAGE SE SPINOZA ................ P. 78-93<br />

20- Strauss (Léo).- La persécution et l’art d’écrire, (Paris, Presses Pocket, 1989).<br />

21- Yovel (Yirmiyahu).- Op. cit., p. 200.<br />

22- Spinoza (Baruch).- Ethique, I, Appendice.<br />

23- Yovel (Yirmiyahu).- Op. cit., p. 194.<br />

24- Yovel (Yirmiyahu).- Op. cit., p. 195.<br />

25- Spinoza (Baruch).- Traité théologico-politique, Op. cit., p. 70-71.<br />

26- Bove (Laurent).- « La théorie du <strong>langage</strong> chez Spinoza » in L’Enseignement philosophique,<br />

N°4, 1991.<br />

27- Idem.<br />

28- Car si tout discours vaut par sa puissance coercitive, dans le discours théologique<br />

ou religieux, le <strong>langage</strong> découvre le lieu idéal où peut s’exercer sa force, sa puissance<br />

et sa souveraineté. Cette souveraineté ne peut être effective que contre la puissance<br />

de pensée et d’agir des hommes.<br />

29- Ibidem.<br />

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