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© RÉGIS DEBRAY, 1995 . TOUS DROITS RÉSERVÉS 1<br />
Débat, n° 85, mai-août 1995, Gallimard.<br />
EXTRAITS.<br />
<strong>Chemin</strong> <strong>faisant</strong><br />
Il faudrait, par rigueur et courtoisie, plaider sa cause devant chacun de<br />
ses juges, un par un. Pour ne pas trop lasser et certains reproches se<br />
recoupant, on me pardonnera de sérier les objections par ordre de gravité<br />
croissante.<br />
Je laisserai la mauvaise foi de côté. Si le comble de la gloire, pour un<br />
auteur, consiste à disparaître derrière son œuvre, le comble de l’infortune<br />
est atteint quand sa personne fait obstinément écran. Je comprends que M.<br />
Dany Dufour ne puisse surmonter un haut-le-cœur devant l’autodidacte<br />
sans scrupule qui, loin de l’Université et « à l’abri du Conseil d’État »,<br />
transpose l’air du temps sur un macintosh, grâce à « une armée » de<br />
collecteurs. Ce cynique ne claironne-t-il pas dans ses non-textes « la fin de<br />
la sémiologie » et que « le contexte constitue l’idée » (resic), pour faire<br />
parler de lui dans les gazettes ? Vox populi, vox Dei. Comme tous les<br />
escrocs, j’ai mes papiers en règle (concours général, école normale,<br />
agrégation, doctorat) mais si je travaillais depuis vingt ans dix heures par<br />
jour sur de l’imprimé, c’était pour tromper mon monde : j’avais l’esprit<br />
dans les Palais et à la Fnac rayon CD-rom.<br />
On est toujours le journaliste de quelqu’un –et le Diafoirus d’un autre.<br />
Plus souvent accusé de didactisme lourdaud et de dogmatisme vieux jeu,<br />
me voilà enfin devenu un elfe du couper / coller et un ludion du logiciel<br />
interactif. Il était temps. Je dois être l’un des derniers pisse-copies<br />
d’Occident à ignorer l’ordinateur : du premier brouillon au cinquième,<br />
j’écris sur papier et à la main, loin, hélas, des aisances informatiques. Mais<br />
las, il fallait bien qu’on m’explique un jour que les signes ont une double<br />
nature, que la démocratie n’est pas dans le roseau, que le psychisme existe<br />
et que l’homme doit discuter du vrai, du beau et du bien. Voilà qui est fait.<br />
Trêve de balivernes. Charcuter les textes pour leur faire dire l’exact<br />
contraire de ce qu’ils professent, se battre avec d’autres (Michel Serres et<br />
Pierre Levy) par fantôme interposé, taxer un médiologue de mépriser ès<br />
qualités le sens de la vie (les géographes, n’est-ce pas, dédaignent la<br />
biologie, la preuve, ils n’en font pas) –c’est sauter de la discussion à la<br />
caricature et de l’objection à l’obsession. Éduqué à l’ancienne et<br />
contrairement aux responsables du Débat, qui n’y voient pas malice, je ne<br />
franchirai pas cette ligne rouge– préférant rire de perfidies si mal ajustées.<br />
De mon temps, comme disent ceux qui ne vivent plus avec le leur, le<br />
pamphlet ad hominem allait au journal et la polémique ad rem à la revue.<br />
On m’excusera de rester rétro. Et de circonscrire le débat à l’honnêteté.
© RÉGIS DEBRAY, 1995. TOUS DROITS RÉSERVÉS 2<br />
Disons d’emblée que, sur beaucoup de points, je me rallie aux critiques.<br />
Elles me semblent argumentées et pénétrantes. Je souhaiterais les faire<br />
miennes et les incorporer à la recherche en cours. Ce n’est pas là parade en<br />
retraite, ni même faiblesse de caractère. Une certaine propension à entrer<br />
dans les raisons de mes contradicteurs (avec enthousiasme, comme qui<br />
découvre une terre inexplorée), m’interdit, il est vrai, les duels télévisés<br />
mais facilite les amendes honorables.<br />
Faisons d’abord un sort aux quiproquos et inexactitudes. Bien qu’ils<br />
méritent la plus grande considération –sans eux, comme chacun sait, il n’y<br />
aurait pas matière à conversation– on ne s’y attardera pas.<br />
Les grands journalistes importent plus à l’esprit public que les petits<br />
philosophes, mais dire, comme M. Laufer, que «la médiacratie du<br />
journaliste François-Henri de Virieu devient la médiologie du philosophe<br />
<strong>Régis</strong> <strong>Debray</strong>» intervertit les dates. Le livre du premier date de 1990 et Le<br />
Pouvoir intellectuel en France, qui inaugure ces deux vocables, de 1979.<br />
Broutille. Évoquer « une logosphère sans parole » me semble relever de<br />
même d’une erreur de lecture, la logosphère étant explicitement posée<br />
comme l’âge de « la transmission principalement orale de textes rares<br />
sacralisés » (lexique in M.M.). Celui où les textes valent comme médiations<br />
d’une parole vive, gagés en amont et réveillés en aval par une oralité<br />
suréminente (Révélation et prédication). La vérité se pensant alors comme<br />
énonciation plus que comme énoncé. Et que « la parole ne disparaît pas<br />
avec la graphosphère » relève d’une évidence qui ne m’avait pas échappé.<br />
Peut-on, plus sérieusement, parler d’un « remake post-moderne de<br />
l’histoire universelle de Bossuet » quand une page entière des M.M.<br />
s’attache à montrer qu’« il n’y a aucune dramaturgie conceptuelle ou<br />
morale, nul tableau majestueux de l’humanité en marche vers sa gloire, ni<br />
même de principe dialectique à l’œuvre dans la succession des<br />
médiasphères» (p. 46) ? Le progrès technique ressortit à un matérialisme<br />
aléatoire, non à une économie du salut. « Il n’est pas plus porteur d’un<br />
mieux que d’un pire : de l’ordre du fait, il est étranger à l’ordre de la<br />
valeur ». La chose est dite et redite : « il est impossible de faire jouer à<br />
l’histoire technologique le rôle d’une histoire philosophique ». Je n’en suis<br />
que plus à l’aise, passant sur ces détails, de reconnaître le bien-fondé des<br />
autres critiques, plus radicales, de M. Laufer : surestimation du moment<br />
télévisuel, limites hexagonales des références historiques, méconnaissance<br />
de la pensée informatique, déficit d’analyse de l’image d’aujourd’hui. Tout<br />
cela est vrai. Tout cela, je l’espère, sera moins vrai demain qu’hier.<br />
Avec un certain mode d’exposition, c’est plus qu’un style qui est<br />
incriminé. « Assertions surprenantes », « propos suggestifs et invérifiables<br />
», « entreprise grandiose et chimérique ». J’assume la dérive<br />
formelle, sans plaider coupable. Passons sur le caractère oral du Cours de<br />
médiologie générale, qui, comme son nom l’indique, relève plus du<br />
transcrit que de l’écrit. Incises, familiarités, gambades et raccourcis<br />
caractérisent ce genre par nature simplificateur, piqûres de réveil<br />
indispensables quand il faut stimuler l’attention de jeunes étudiants nonspécialistes.<br />
Au-delà de la circonstance, dès lors qu’on veut suivre la règle<br />
machiavélienne de « penser aux extrêmes », la provocation du paradoxe
© RÉGIS DEBRAY, 1995. TOUS DROITS RÉSERVÉS 3<br />
semble un recours inévitable. Définir « la pensée (doctrine, religion,<br />
discipline) » comme « processus d’organisation d’une chaîne de<br />
transmissions, branche de la logistique », et la culture comme une «<br />
compétence adaptative à un milieu technique » —cela ne va pas sans<br />
risque. J’ai sans doute abusé du grossissement du trait, pour compenser<br />
par des jeux de surface ce que pouvait avoir de systématique et<br />
d’analytique la démarche d’ensemble, de sec et d’abstrait le sectionnement<br />
des tableaux chronologiques. Abusé, parce qu’il suffit alors d’extraire telle<br />
ou telle boutade du développement général pour dénoncer le simplisme et<br />
l’emporte-pièce (coup classique, et payant). Rhétorique et tics mis à part,<br />
et pour en venir au fond, c’est le risque inhérent à la dynamique du champ<br />
de bataille philosophique (le Kampfplatz évoqué jadis par Althusser). Pour<br />
pouvoir le remettre droit, face aux discours dominants sur la technique, il<br />
faut bien, dans un premier temps, tordre le bâton technophobe dans l’autre<br />
sens. Je reconnais bien volontiers que ce genre de torsions ne va jamais<br />
sans distorsions ni déséquilibres. Lesquels permettent au « parti adverse »<br />
de critiquer la thèse nouvelle et contraire, tout en lui apportant, ce <strong>faisant</strong>,<br />
d’utiles rectifications. Ainsi naviguent, sur ces eaux-là, les discours de<br />
vérité, lof pour lof, depuis qu’il y a trace des grands voyages de raison.<br />
Le « parti adverse », en l’occurrence, était un certain idéalisme d’autant<br />
plus terrorisant qu’ancré dans le sens commun et légitimé, de surcroît, par<br />
la plus vénérable tradition philosophique, où il fait loi. Nous avons tous<br />
appris à l’école que quand on nous montre la lune du doigt, c’est être<br />
imbécile que de regarder le doigt. Cette imbécillité définit l’intelligence<br />
médiologique, par conversion du regard de l’immédiat à tout ce qui le<br />
médiatise, et qui est généralement transparent (à l’œil comme à<br />
l’intelligence). L’idéalisme face aux faits de culture, qui en gomme le<br />
substrat technique, se reconduit de « la structure autoraturante du<br />
médium » (Bougnoux). Il a été savamment recyclé par le logocentrisme des<br />
paradigmes linguistiques, qui a enflammé la sémiologie des années<br />
conquérantes. D’où la pointe polémique. Je reconnais bien volontiers avoir<br />
pris pour cible une sémiologie de première génération aujourd’hui décalée<br />
; par exemple, comme dit Laufer « un Barthes du tout linguistique »<br />
(qui n’est déjà plus celui de la Chambre claire). Quand je lis aujourd’hui la<br />
revue Eidos (Bulletin international de la sémiotique de l’image), les<br />
travaux de chercheurs comme Fresnault-Deruelle et Martine Joly, ou<br />
l’article aussi savant que fouillé consacré par Michel Costantini à Vie et<br />
mort de l’image, je me convaincs sans peine qu’il y a loin des schémas<br />
binaristes des années 60 à l’approche différenciée des systèmes signifiants<br />
qui se mène à présent. « Une articulation des médiologues avec les<br />
recherches sémiotiques, principalement sur l’image », selon le vœu de<br />
Costantini, me semble à la fois nécessaire et souhaitable. Des deux côtés<br />
(de ce qui n’est pas une barricade, ni même une frontière, mais l’angle de<br />
vue formé par deux visées différentes et complémentaires).<br />
Il s’agit bien d’articuler, non de remplacer. L’étude des extérieurs —<br />
supports, réseaux et agencements— relaye et rejoint, inévitablement,<br />
l’analyse de l’interne —les structures formelles du sens. Cette double<br />
approche s’est déroulée dans le temps, selon un mouvement d’ensemble,<br />
qui, comme le remarque Chartier, prend place dans de nombreux champs
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de positivité, depuis une vingtaine d’années. C’est en ce sens que j’ai<br />
évoqué « la route en S du savoir ». Et pris acte non pas de « la fin de la<br />
sémiologie » (expression qui ne ferait pas plus sens que la fin de la géologie<br />
ou de la chimie organique) mais de la fin d’un moment culturel et du début<br />
d’un autre : ce qu’au temps de la dialectique, on appelait, hegéliennement,<br />
une « Aufhebung » ; ou, plus simplement, un tournant. Il serait dommage<br />
qu’à la déréalisation, hier, des formes matérielles du sens ne vienne<br />
correspondre, demain —le virage devenant dérapage— une<br />
désymbolisation des dispositifs d’enregistrement et de transport du monde<br />
symbolique. Contre quoi l’acquis sémiotique nous met dès à présent en<br />
garde.<br />
La « loi des trois états » (logosphère, graphosphère, vidéosphère), petit<br />
plaisir didactique aux coûts épistémologiques élevés, constitue à l’évidence<br />
un point faible (comme l’est tout point fort de divulgation). Le désir<br />
d’échapper à l’impressionnisme, au parti-pris esthétisant du fragment, de<br />
l’éclaté, aux chatoiements du subtil et de l’ésotérique, m’a poussé vers<br />
l’aide-mémoire, et les précautions oratoires n’ont pas suffi à mettre entre<br />
guillemets l’abrégé simplificateur. Ces typologies scolaires, ternaires, ne<br />
sont plus de notre âge —soit. Auguste Comte, Condorcet, mais aussi, ce que<br />
j’ignorais et que Roger Chartier rappelle, Malesherbes et Vico (le<br />
Précurseur universel) avaient là-dessus des excuses, qui sont celles de leur<br />
temps. D’abord, il eût été utile de faire rentrer dans le tableau<br />
chronologique, même s’il se veut postérieur à « l’invention de l’écriture »,<br />
la mnémosphère, milieu de transmission purement orale des sociétés sans<br />
systèmes de notation élaborée. Walter Ong, pour la culture anglaise, et Éric<br />
Havelock, pour l’Antiquité grecque ont montré les enjeux considérables du<br />
passage de la mémoire orale aux fixations écrites. Quant à la vidéosphère,<br />
elle risque d’apparaître bientôt, comme le note Laufer, une courte phase de<br />
transition vers une numérosphère, un tout-informatique à la fois plus<br />
stable et mieux articulé (entre l’écrit et le visuel notamment). Il y aurait<br />
donc, pour s’en tenir à cette construction typologique, cinq et non trois<br />
écosystèmes majeurs.<br />
Ensuite, l’inconvénient du schéma réside dans l’inévitable impression<br />
d’enchaînement qu’il suscite, à l’encontre des mises en garde les plus<br />
explicites. Or, c’est bien évidemment le jeu des transferts, reprises et<br />
renversements entre couches sédimentaires superposées, et non entre<br />
moments disjoints et juxtaposés, qui mérite l’attention. Les interactions en<br />
trois dimensions intéressent plus le médiologue qu’une plate succession.<br />
Enfin, il faut convenir qu’une périodisation aussi lâche, prise à la lettre,<br />
laisse échapper, comme Roger Chartier le souligne à bon escient, des<br />
mutations culturelles ou/et techniques décisives, telles, que pour l’écrit, le<br />
codex ou la lecture silencieuse, ou pour l’image, la litho et la photographie.<br />
D’où une certaine indécision des lignes-frontières, notamment pour la<br />
vidéosphère : 1839, 1968 ? Je réponds : l’enregistrement indiciel du monde<br />
démarre techniquement à la plaque photo-sensible (circa 1839), mais le<br />
processus technique (enregistrement du mouvement, puis du son, puis de<br />
la parole) culmine en une ère socialement normative avec le tandem<br />
vidéo-satellite et la généralisation du direct (circa 1968).
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Par-delà les insuffisances évidentes, au regard du concret historique, de<br />
tel ou tel artifice de présentation, ce que l’historien, en la personne de<br />
Roger Chartier, met en question, c’est la validité même de la sécession<br />
médiologique. Dans le champ d’études des productions symboliques, les<br />
historiens, suggère-t-il, font déjà fort bien le travail. Travail qui n’est pas<br />
seulement de débroussaillage empirique mais, au fur et à mesure,<br />
d’invention théorique. Pourquoi alors une « logie » de plus (étant entendu<br />
que dénommer n’est pas fonder) ? Je vois bien que l’histoire comme<br />
discipline n’est pas réductible à un simple réservoir idiographique où<br />
viendraient puiser au gré de leurs besoins les auteurs de megadiscours plus<br />
ou moins arbitraires en mal d’illustrations factuelles. Je persiste cependant<br />
à penser que 1) il y a d’autres échelles d’observation possibles que celles<br />
qu’assigne le bon usage disciplinaire à l’historien ; 2) des idéaltypes<br />
peuvent produire des modèles descriptifs facilitant le décodage en aval de<br />
cas singuliers (ce qu’ont fait, en leur temps, « féodalisme », « capitalisme<br />
», etc., comme grilles cohérentes d’intelligibilité) ; 3) pour décrire<br />
les zones d’intersection du technique, du social et du culturel, et leur<br />
évolution, nous sommes jusqu’à présent en état d’anomie conceptuelle et<br />
4) cette carence localisée de modèles intelligibles n’étant pas comblée par<br />
la discipline appelée « sociologie culturelle », une formalisation spécifique<br />
est devenue non seulement nécessaire mais possible. Chaque discipline fait<br />
son métier, conformément à l’objet qu’elle s’est donnée au départ. Chacun<br />
a un morceau du programme. L’histoire des formes symboliques historicise<br />
des catégories posées comme naturelles et invariantes par la critique<br />
(comme, dans l’histoire du livre, les catégories d’auteur, de texte, de<br />
lecture, etc…). Elle fait bien, mais pour historiciser jusqu’au bout, ne faut-il<br />
pas rematérialiser et médiatiser l’ensemble du champ ? L’histoire des<br />
techniques, quant à elle, ne s’intéresse pas aux subjectivités collectives<br />
historiquement constituées ; or, les séquences techniques ne s’autodéterminent<br />
pas indépendamment d’un milieu culturel. La sociologie fixe<br />
les usages sociaux, en neutralisant les contingences de l’innovation<br />
technique et les contraintes inhérentes à tel ou tel dispositif machinal,<br />
reléguées en fond de figure. Un grand sociologue pouvait encore<br />
récemment écrire, à propos de la télévision : « L’outil n’est pas en cause,<br />
bien sûr. Il permettrait le contraire absolu de ce qu’on en fait ». Pour le<br />
médiologue, l’outil, quel qu’il soit, est toujours en cause, il ne se réduit pas<br />
à une ustensilité subordonnée et ponctuelle, il change à terme ce qui<br />
l’environne, organisation sociale et mentalité, et il programme en retour<br />
son programmeur. Dire cela n’est pas déclarer la guerre aux disciplines<br />
existantes, mais simplement faire remarquer, après beaucoup d’autres,<br />
qu’à ce stade du développement industriel, le moment est peut-être venu<br />
de repenser à neuf la relation technique, y compris dans le champ culturel<br />
(comme à un certain stade du développement mercantile, la relation<br />
marchande a du être, au siècle dernier, posée et déployée comme telle).<br />
Et cela, bien sûr, ne peut se faire contre et sans le travail des historiens,<br />
des transports, des communications et des pratiques culturelles. Faire<br />
jouer des écarts de variation, dans la synchronie (par exemple, entre les<br />
statuts contemporains de l’image dans l’Islam et l’Occident), et des écarts<br />
d’évolution, en diachronie (par exemple, entre les statuts successifs de
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l’écrit dans le monde crétois et le monde athénien), c’est le nerf du<br />
raisonnement médiologique. Michelet, en 1869, souhaitait « l’avènement<br />
d’une histoire à la fois plus matérielle et plus spirituelle » —et c’est à un tel<br />
précipité que le « bricolage » médiologique aimerait contribuer, avec ses<br />
moyens propres. Ces derniers relèvent du comparatisme historique et ne<br />
sont ni plus ni moins « falsifiables » que le raisonnement sociologique<br />
fondé sur « la méthode des variations concomitantes » (Durkheim), même<br />
si ce dernier a reçu un très appréciable renfort avec la statistique. Simiand<br />
estimait que pour séparer rigoureusement ce qui relève du chameau et du<br />
désert, il faudrait pouvoir trouver des chameaux au pôle Nord.<br />
Malheureusement, les expériences historiques n’étant pas plus<br />
reproductibles que les habitats géographiques ne sont amovibles, les<br />
variables-test sont rarement au rendez-vous de l’enquête anthropologique.<br />
Logée à la même enseigne, la médiologie ne peut espérer produire que des<br />
présomptions de causalités, des corrélations fortes, des co-occurrences,<br />
difficilement formalisables. Par exemple, la connexion typographiesocialisme.<br />
Après tout, la connexion protestantisme-capitalisme de Weber,<br />
ce beau fleuron sociologique demeure lui-même à mi-chemin du véridique<br />
et du vraisemblable. Il ne passe pas le test falsificateur de Popper (la<br />
réfutabilité par un énoncé existentiel singulier). Le darwinisme non plus.<br />
Ne parlons pas de la psychanalyse. S’il n’y avait qu’un seul régime de<br />
scientificité, l’expression « les sciences humaines », notons-le en passant,<br />
serait un cercle carré.<br />
« Il faut beaucoup d’imagination pour être rigoureux », disait Leroi-<br />
Gourhan. L’imagination rationnelle ne dédaigne pas par principe le<br />
raisonnement par analogie, qui est la pire mais aussi la meilleure des<br />
choses. Oserais-je rappeler que le mot « analogie » signifie « rapport », et<br />
que s’appellent « lois » depuis Montesquieu, « les rapports nécessaires qui<br />
dérivent de la nature des choses » ? Que notre métier à tous, philosophes<br />
compris, consiste à dégager des fonctions, soit des relations inaperçues<br />
entre des variables phénoménales éloignées les unes des autres ? On me<br />
répondra que c’est la magie qui fonctionne à l’analogie, si celle-ci s’en tient<br />
aux ressemblances formelles. La noix a la forme d’un cerveau, donc je<br />
soignerai mes migraines en mangeant des noix. Soit. S’en tenir à un niveau<br />
trop élevé de généralité expose à identifier comme équivalentes des<br />
situations parentes, en se délestant des coordonnées spatio-temporelles (la<br />
clause du ceteris paribus ou du mutatis mutandis jouant comme alibi). À<br />
ce genre de vertiges, ou à la métaphore comme argumentation, l’examen<br />
des singularités concrètes ou la simple curiosité anecdotique devraient<br />
pouvoir servir d’antidotes. En favorisant les allers-retours entre le type et<br />
le cas, le système et les circonstances. Le télescope et le microscope. Il me<br />
semble que lorsqu’on a le goût du réel et des pratiques, le simple bonheur<br />
de décrire un détail peut tempérer l’orgueil qu’on met parfois à expliquer<br />
l’ensemble. Mais disant cela, j’excuse sans doute à trop bon compte une<br />
intempérance métaphorique personnelle, sinon caractérielle. Elle me
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pousse, il est vrai, à prendre plus au sérieux qu’on ne le fait en France du<br />
côté de sciences-pô et de la psychanalyse, les percées d’un Canetti et d’un<br />
Ferenczi, ces grands transgresseurs des bienséances et des cloisonnements<br />
qui, dans des domaines différents, firent de la pensée par analogie un outil<br />
d’analyse inégalable (et pour l’auteur de Thalassa, un moyen de<br />
psychothérapie). Sans oublier le Bachelard de l’imagination matérielle.<br />
Révérence parler, une psychanalyse des techniques n’est pas moins<br />
baroque et intempestive qu’une « physiologie des masses » (qui n’ont pas<br />
de corps) et une « bio-analyse » (des ex-poissons que sont les humains,<br />
dans la phylogenèse). La première tentative procède par le bas, les<br />
secondes par le haut. Mais si l’on garde à l’esprit que l’idéologie est la<br />
pensée dans le silence de ses réseaux, rendre leur rôle aux machineries<br />
sous-jacentes de l’intelligence paraîtra toujours aussi déplacé que de<br />
vouloir rendre à la pensée logique, comme disait Bachelard, « ses avenues<br />
de rêves ». Le respect des spécialistes n’empêche pas de redouter une<br />
certaine « spécialisation dispersive » (Auguste Comte), comme fin du fin<br />
de l’objectivité. La poésie McLuhanienne stimule sans convaincre (j’ai<br />
tenté d’en rendre compte dans M.M.). Mais la diagonale du fou peut aussi<br />
produire de la rationalité, que le morcellement croissant des études peut<br />
aussi mettre en péril.<br />
Jean-Louis Missika dit vrai : toute médiologie de l’actualité «<br />
médiatique » expose non seulement à l’idéologie, donc à l’illusion<br />
passionnelle, mais aussi à l’effet immédiat, donc à l’illusion optique<br />
(Prémisse : nous regardons tous la télé en période électorale ; conclusion<br />
« la télé fait l’élection »). L’État séducteur mêle les rubriques et les<br />
distances de façon approximative, j’en conviens. Notre école de pensée est<br />
hypermétrope : elle voit mieux de loin que de près. Seule la longue durée<br />
lui apporte, avec le recul, les moyens du raisonnement comparatif. Le plus<br />
grand tort de la « médiologie », qui en a beaucoup, est la sonorité fâcheuse<br />
qui l’assortit à « mass media », ce « faux ami » poisseux et collant qui<br />
poursuit le médiologue dans ses retraites les plus heureusement, les plus<br />
productivement anachroniques (l’angélologie du Pseudo-Denys<br />
l’Aréopagite, ou l’épopée des cunéiformes), pour l’inviter à dire son mot<br />
dans le trois-mille sept-cent troisième colloque de l’année sur « Télévision<br />
et démocratie » (que le surhomme qui n’a pas succombé au moins une fois<br />
lève la main). J’ai en partie sacrifié au genre —la part du feu.<br />
Contrairement à Missika, je doute que la transmission numérique des<br />
textes contrebalance à l’avenir les effets psychiques lourds de la<br />
transmission électronique des images —le « message sans code » forant et<br />
ratissant plus large que l’autre, unimédia ou non. Je ne suis pas sûr que la<br />
télé serve tous les maîtres —l’alphabet non plus, ni le pictogramme. Mais,<br />
comme lui, je crois que le petit écran est encore trop jeune pour qu’on<br />
puisse l’appréhender sans naïveté et sans bévue. Et qu’entre le peureux et<br />
le béat, l’apocalyptique et l’extatique, la sérénité critique finira bien par<br />
s’ouvrir un chemin. L’irritation peut-elle ici servir d’excuse à une certaine<br />
précipitation ? Le sidérant aveuglement des acteurs politiques envers les
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déterminations techniques du petit écran m’a en effet conduit, dans ce<br />
petit livre, à forcer la note en sens inverse, jusqu’à des formules<br />
déterministes dont l’unilatéralité appelait en juste châtiment cette « sociologie<br />
des médias » que je regrette d’avoir trop dédaignée, dont acte. Ce que<br />
Missika rappelle de la rotative, par rapport à la « penny press » (attention,<br />
analogie), évoque ce que Landes expliquait de l’horloge mécanique<br />
médiévale par rapport aux demandes monastiques. On ne répétera jamais<br />
assez que l’histoire sociale est médiatisée par des logiques d’outils, et<br />
l’histoire des outils est médiatisée par des logiques sociales. À cet égard, on<br />
ne sera jamais trop systémique, et je ne le fus pas assez. Soit. Puisse le<br />
Prince nouveau, quel qu’il soit, confirmer l’optimisme de Missika lorsqu’il<br />
en appelle aux marges de manœuvres insoupçonnées d’une volonté<br />
politique. Et démentir dans les faits tout déterminisme technologique.<br />
Pour sceptique qu’on soit, on n’en reste pas moins civique.<br />
Bernard Stiegler touche au plus grave, et reprenant la « veine Benjamin<br />
», affronte l’intime du temps présent et à venir, qui est le et dans<br />
« objet mort et projet de vie », « support et croyance », ou, pour le dire<br />
plus simplement, « technique et religion ». Les questions qu’il se et me<br />
pose dépassent, par leur radicalité, le cadre du présent exercice. Peut-être<br />
donne-t-il à la médiologie, en la transposant dans sa problématique<br />
propre, une ambition philosophique que cette approche spécifique et<br />
rustique se refuse en tant que telle. Mais qu’elle est bien forcée de postuler<br />
par renvoi à une « métamédiologie », car, en l’état, elle ne peut s’assurer<br />
d’elle-même, j’en conviens aisément. Primordiale et insuffisante, la pensée<br />
de la technique ne peut être seulement technique. En résumant le propos,<br />
il n’y a pas de pensée sans trace, mais la trace ne fait pas la pensée.<br />
D’abord, parce que toute trace renvoie à une autre dans l’échappement<br />
sans fin de la « différence », et de ce rapport à la fois temporel et logique,<br />
le support en sa positivité ne peut rendre compte. Ensuite, parce qu’aucune<br />
prothèse technique ne pourra combler le défaut d’essence et d’origine dont<br />
elle procède, défaut qui est le propre de l’homme depuis « la faute<br />
d’Epiméthée ». La superstition a-critique du support relèverait d’un<br />
positivisme : croire que le matériau se suffit à lui-même. La suspension<br />
méthodologique de la question du vrai (ou l’étude des discours, de tout<br />
discours et n’importe lequel, comme parcours de traces dans un milieu<br />
donné), ne peut valoir en effet qu’au titre d’amoralisme provisoire, comme<br />
il y a une morale provisoire. On ne peut rabattre éternellement le droit sur<br />
le fait et se dispenser de savoir pourquoi certaines traces survivent à leur<br />
inscription matérielle et d’autres non ; pourquoi il y a science ici, et là<br />
culture, par-delà les lieux et moments d’une matérialisation. Une onde de<br />
vérité traverse les supports qui la font advenir (tel l’élan vital bergsonien,<br />
les êtres vivants), transcende les formes qui l’informent, processus<br />
paradoxal courant à travers l’espace et le temps.<br />
Et voilà qu’au lieu de répondre, je commente à mon tour. Voilà que<br />
j’explicite la force d’une pensée qui explicite les faiblesses de la mienne.<br />
Pour une raison simple : je suis, comme philosophe, en pleine harmonie
© RÉGIS DEBRAY, 1995. TOUS DROITS RÉSERVÉS 9<br />
avec les inquiétudes de Stiegler. Son langage n’est pas le mien, ni son<br />
histoire ; mais nous avons les mêmes maîtres, et les mêmes intérêts. Toute<br />
ma Critique de la Raison politique repose sur l’idée et le fait de<br />
l’incomplétude, que j’aborde par Gödel et lui par Leroi-Gourhan. Que la<br />
condition instrumentale de nos croyances n’en soit pas la raison ultime, et<br />
qu’il y aurait autant d’aveuglement à en occulter les supports qu’à en<br />
oublier le ressort, c’est précisément ce que cet ouvrage sur « l’inconscient<br />
religieux » essayait d’établir. Nous nous sommes rejoints par deux chemins<br />
différents, l’un par la polis, l’autre par la technè, sur ce double constat que<br />
le vol du feu fut bien, pour Prométhée, un pis-aller, et que le politique est<br />
assigné au même manque originaire de plénitude (ou d’inachèvement<br />
génétique). Technique et politique étant l’envers et l’endroit d’un même<br />
tragique insurmontable.<br />
Il est bon de rappeler à l’effort médiologique de positivité, toujours tenté<br />
de l’oublier, que si l’âme des morts se transmet par des choses, si<br />
l’immortalité se gagne par l’incarnation, et la mémoire du sens par « l’objet<br />
investi d’esprit » (le livre, le graphe, ou le magnétoscope) —il y a une<br />
signifiance qui déborde incessamment les mémoires matérielles. Et que la<br />
dynamique des négociations entre le vif et l’inerte suppose une tension<br />
perpétuellement reconduite entre les deux pôles, et donc leur distinction.<br />
On peut faire l’impasse sur une pensée du sujet (au sens humaniste de<br />
l’expression), non sur l’exigence de vérité. Sa mise entre parenthèses, en<br />
l’espèce, me semblait simplement relever d’un réquisit de méthode, d’une<br />
commodité fonctionnelle. La médiologie n’est pas encore un contenu de<br />
connaissance. Ce n’est encore qu’une flèche, un index tendu : sortons des<br />
grands schémas duals (théorie/pratique, forme/matière, sujet/objet, etc.),<br />
allons vers les humbles tiers-exclu, qui assurent l’effectuation de l’un dans<br />
l’autre. Car si catégorie fondatrice il doit y avoir, ce ne sera pas le médium<br />
comme chose mais la médiation comme activité. Il est clair, cela dit, que la<br />
possibilité d’une médiologie n’est pas médiologique. Celle d’une sociologie<br />
non plus. Comme me le faisait déjà observer M. Bernard Bourgeois, ses<br />
principes ne peuvent rendre compte de son propre surgissement. À quoi un<br />
médiologue ne peut que répondre : oui, vous avez d’évidence raison ; et<br />
l’objection porte au demeurant sur nombre d’efforts d’investigation<br />
empirique. Mais cette mise à distance de soi que vous me demandez<br />
ressortit à une réflexion critique qui sort, me semble-t-il, du champ de<br />
l’investigation elle-même. C’est justement pourquoi je ne suis pas<br />
médiologue à temps plein, pour pouvoir m’exercer, par ailleurs, —ailleurs<br />
toujours problématique— à l’amour de la philosophie.