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NAÏLA TOME II EDITIONS DU FRAISCHAMP
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NAÏLA<br />
TOME II<br />
EDITIONS DU FRAISCHAMP
Michaël De Luca<br />
<strong>Naïla</strong><br />
ou la légende de la larme de vie<br />
<strong>Tome</strong> II<br />
© Michaël De Luca<br />
1550.mdl@gmail.com<br />
Le Fraischamp – le Be<strong>au</strong>cet (FR)<br />
Auto-édition, 2012<br />
ISBN : 978-2-9537085-2-3 (imprimé)<br />
ISBN : 978-2-9537085-6-1 (pdf)
à mes parents et ma famille,<br />
à mes amis et mes lecteurs,<br />
et à mes personnages !
Livre IV<br />
Le Dragon-Roi de<br />
l'Hesso
L'histoire de Vincent et Alaya<br />
L'année 270 Depuis l'Unification, onze ans<br />
avant la découverte du Nouve<strong>au</strong> Continent d'Au-<br />
delà de l'Aurore, dix ans après l'intronisation de<br />
Victor le Conquérant : cette année fut celle de la<br />
naissance de Vincent.<br />
Jean, son père, était géographe et la géographie<br />
était une discipline en vogue à cette époque. Il<br />
vivait de sa passion en vendant <strong>au</strong>x princes et <strong>au</strong>x<br />
seigneurs les cartes du roy<strong>au</strong>me de Valhesso qu'il<br />
dessinait avec une grande précision. Son goût du<br />
détail et son esprit perfectionniste lui permirent de<br />
5
se faire rapidement un nom <strong>au</strong> sein de la<br />
commun<strong>au</strong>té des géographes et, de fait, ses<br />
œuvres se vendaient plutôt bien. Le petit pécule<br />
qu'il avait amassé <strong>au</strong> cours du temps lui avait<br />
permis de faire l'acquisition d'une sympathique<br />
maison bourgeoise dans le centre de Blowin, sa<br />
ville natale.<br />
C'était dans cette grande maison dont les pièces<br />
étaient carrées et les plafonds très h<strong>au</strong>ts, que Jean<br />
faisait résider Caroline, sa femme, trésor de<br />
patience et de bienveillance. On la disait à la fois<br />
belle et intelligente, qualités rarement réunies<br />
chez une femme et encore moins chez une<br />
paysanne de Blow ; c'était en tout cas l'avis de<br />
6
certains médisants d'ascendance misogyne. En<br />
vérité Caroline était originaire d'un petit village<br />
des Collines du Rouge appelé Kaliss. Ses parents,<br />
de p<strong>au</strong>vres fermiers, l'avaient envoyée <strong>au</strong><br />
pensionnat <strong>au</strong> prix de lourds sacrifices pour<br />
qu'elle y fasse des études, ce qui n'était pas offert<br />
à toutes les jeunes filles en ce temps-là.<br />
Caroline et Jean se rencontrèrent ainsi sur les<br />
bancs de l'école de Blowin. Des années plus tard,<br />
ils se marièrent et eurent un fils unique qu'ils<br />
nommèrent Vincent !<br />
Le petit Vincent, curieux et intrépide, faisait le<br />
bonheur et la fierté de ses parents. Très éveillé,<br />
dès son plus jeune âge, il aimait poser des<br />
7
questions sur tout et il s'intéressait<br />
particulièrement <strong>au</strong>x trav<strong>au</strong>x de son père qu'il<br />
voyait œuvrer à son bure<strong>au</strong> jusqu'à des heures<br />
tardives. Son plus grand plaisir était sans conteste<br />
d'écouter les histoires merveilleuses que lui<br />
contait sa mère le soir pour l'endormir. Ses rêves<br />
étaient peuplés de fées, d'elfes et de lutins joyeux<br />
gambadant <strong>au</strong> cœur de forêts luxuriantes, ou bien<br />
de nains industrieux frappant le métal ardent <strong>au</strong><br />
cœur des montagnes. Cet émerveillement envers<br />
les peuples mineurs, car c'était ainsi qu'on les<br />
désignait dans le roy<strong>au</strong>me, ne devait jamais le<br />
quitter.<br />
8
Son <strong>au</strong>tre grand plaisir était d'aller passer ses<br />
vacances dans la vieille maison de sa mère à<br />
Kaliss. Il se promenait sur les verts cote<strong>au</strong>x, jouait<br />
un peu de guitare, faisait des dessins, domaine<br />
dans lequel il était assez doué, et se battait avec le<br />
gros Gustave qui lui dévorait tout le temps son<br />
goûter. Ce dernier passait <strong>au</strong>ssi ses vacances à<br />
Kaliss chez son grand-oncle, un vieux garçon qui<br />
avait émigré du Boudiou pour se rapprocher de<br />
ses amis les vignobles !<br />
De ses grands-parents, Vincent ne devait<br />
conserver qu'un vague souvenir. En effet ceux-ci,<br />
épuisés par une dure vie de labeur, ne tardèrent<br />
pas à disparaître, heureux d'avoir vu leur fille<br />
9
comblée, mariée et mère d'un gentil garçon. Du<br />
côté de son père, Vincent ne connut jamais ses<br />
grands-parents, et Jean ne lui en parla que très<br />
peu. En ce qui concerne l'éducation du jeune<br />
garçon, on peut dire qu'elle fut exemplaire : ses<br />
parents se fixèrent comme objectif de transmettre<br />
à leur enfant leurs valeurs et leurs savoir<br />
respectifs. Jean cherchait surtout à approfondir le<br />
talent naturel de son fils pour le dessin. Il voulait<br />
en faire un brillant cartographe. Ce fut donc en<br />
toute logique qu'il l'emmena avec lui à Kassandra,<br />
où la première académie de géographie venait<br />
d'être créée et dont il était l'un des professeurs<br />
attitrés.<br />
10
Vincent avait à peine quatorze ans et le monde<br />
était en plein bouleversement : le Nouve<strong>au</strong><br />
Continent récemment découvert offrait des<br />
horizons exotiques <strong>au</strong>x aventuriers blasés et des<br />
opportunités de faire rapidement fortune dans les<br />
nombreux comptoirs en <strong>format</strong>ion le long des<br />
côtes inconnues. Cette grande découverte était<br />
dans toutes les bouches et le père de Vincent était<br />
le plus enjoué de tous. Mais un <strong>au</strong>tre sujet brûlait<br />
les langues et enflammait les débats de taverne :<br />
c'était la violente guerre civile qui se déroulait<br />
dans le roy<strong>au</strong>me d'Hassland. L'enjeu était de<br />
taille : les miliciens républicains de la ville<br />
portuaire d'Arbrook, après avoir proclamé<br />
11
l'<strong>au</strong>tonomie de leur cité, avait rallié la plupart des<br />
régions voisines à leur c<strong>au</strong>se, de sorte qu'un vaste<br />
mouvement indépendantiste s'étendait<br />
progressivement le long des côtes du Golfe<br />
d'Ashual. Craignant de perdre son seul accès à la<br />
mer si le mouvement venait à prendre trop<br />
d'ampleur, le roi d'Hassland décida de dépêcher<br />
ses armées pour écraser ces dangereux rebelles.<br />
Hélas, les Hasslandiens trouvèrent face à eux des<br />
miliciens be<strong>au</strong>coup plus coriaces et bien mieux<br />
équipés qu'ils ne se les étaient imaginés. La<br />
résistance fut acharnée et bientôt la situation<br />
tourna à la défaveur de l'armée hasslandienne qui<br />
se vit repousser loin à l'intérieur des terres. Au<br />
12
out de trois ans et demi d'un conflit sans pitié, les<br />
miliciens avaient réussi à conquérir toute la région<br />
qui s'étend de la Dorsale Ouest de la Chaîne de<br />
l'Hesso <strong>au</strong> Golfe d'Ashual. A la fin de l'année 286,<br />
le roi d'Hassland, le grand Gashtall, réalisant qu'il<br />
ne pourrait reprendre le dessus qu'<strong>au</strong> prix d'une<br />
guerre longue et épuisante, décida d'abandonner et<br />
de retirer ses troupes. Par la suite, il laissa ses<br />
délégués signer le Traité de l'Epine qui consacrait<br />
l'arrêt des hostilités et la naissance de la<br />
République Autonome d'Arbrook. Comment une<br />
poigné de rebelles, <strong>au</strong>ssi nerveux fussent-ils, avait<br />
pu tenir en échec l'armée hasslandienne, pourtant<br />
réputée pour sa puissance ?<br />
13
La réponse apparaît assez clairement à celui qui<br />
sait faire preuve d'un peu de bon sens. Le fait est<br />
que, durant de longues années, alors que les cités<br />
portuaires du Golfe d'Ashual prospéraient et<br />
s'enrichissaient du commerce avec le Saint<br />
Roy<strong>au</strong>me de Sayan et celui de Valhesso, des<br />
esprits éclairés, bourgeois pour la plupart,<br />
commencèrent à critiquer le régime royal. Ils<br />
considéraient comme injustes les lourdes taxes<br />
<strong>au</strong>xquelles leurs cités étaient assujetties. De<br />
même, ils voyaient d'un m<strong>au</strong>vais œil que le roi<br />
soit maître de leurs affaires et puisse à tout<br />
moment les dessaisir de leurs biens. Les<br />
14
contestations s'amplifièrent de pair avec le<br />
durcissement de la politique royale, jusqu'<strong>au</strong> jour<br />
de l'insurrection des républicains d'Arbrook. Cette<br />
soudaine rébellion, contrairement à ce que l'on<br />
pourrait croire, surprit les puissants des deux côtés<br />
de l'Hesso. Le roi Victor, qui avait sans cesse l'œil<br />
rivé sur son rival occidental, n'avait pas imaginé<br />
qu'une telle occasion se présenterait à lui. Depuis<br />
la découverte du Nouve<strong>au</strong> Continent, il<br />
s'inquiétait de ce que le roy<strong>au</strong>me d'Hassland<br />
n'étendît son influence <strong>au</strong>-delà de l'océan et<br />
concurrençât ses propres comptoirs. Et voilà qu'il<br />
avait à présent l'opportunité de mettre un terme<br />
<strong>au</strong>x rêves de son rival en l'empêchant tout<br />
15
simplement d'accéder à la mer. Victor finança<br />
donc en secret les milices républicaines et envoya<br />
à leurs côtés les meilleurs éléments de l'armée<br />
valhessienne déguisés en mercenaires. Fort de cet<br />
appui, les rebelles encouragés tinrent tête <strong>au</strong>x<br />
hasslandiens et dès la fin du conflit, la république<br />
nouvellement créée s'empressa de tisser de solides<br />
liens commerci<strong>au</strong>x avec le roy<strong>au</strong>me de Valhesso,<br />
faisant ainsi un pied-de-nez à leur ancien seigneur<br />
furieux.<br />
C'est dans ce contexte turbulent que Vincent,<br />
qui ne prêtait d'ailleurs que peu d'attention <strong>au</strong>x<br />
querelles des princes, fit la connaissance de<br />
Bourma. De dix ans son aîné, celui-ci était un<br />
16
jeune membre actif et dynamique de la<br />
Commun<strong>au</strong>té des Ethnographes. L'Ethnographie<br />
était « l'étude et la description des différents<br />
peuples, de leurs coutumes, de leurs mœurs et de<br />
toutes leurs <strong>au</strong>tres activités matérielles ». Bourma<br />
en parlait avec grandiloquence, gesticulait avec<br />
passion et affirmait sans sourciller que ce domaine<br />
d'étude encore balbutiant et peu reconnu était<br />
pourtant le plus intéressant et le plus utile de tous.<br />
Vincent l'écoutait les yeux brillants derrière ses<br />
lunettes rondes. Observer les nains à l'œuvre,<br />
suivre les elfes dans leur course, connaître les<br />
usages des félidés et des sarins, saisir en les<br />
regardant vivre ce qui faisait l'originalité de<br />
17
chaque peuple, voilà une activité qui convenait<br />
parfaitement à l'adolescent rêveur qu'était Vincent.<br />
Il entra sans tarder comme cadet dans la petite<br />
Commun<strong>au</strong>té des Ethnographes, tout en<br />
poursuivant assidûment ses études de géographie.<br />
En travaillant d'arrache-pied, il parvint à<br />
décrocher son diplôme, et celui-ci avait d'<strong>au</strong>tant<br />
plus de valeur qu'il faisait partie de la toute<br />
première promotion de la récente Académie de<br />
Géographie. Vincent avait tous les atouts en main<br />
pour devenir un éminent géographe, plus<br />
renommé encore que son père. Ce dernier était si<br />
fier de lui qu'il en pleura presque le jour de la<br />
remise des diplômes. Sa mère était là <strong>au</strong>ssi, elle<br />
18
avait fait le voyage exprès depuis Blowin et elle<br />
était très émue. Mais Vincent ne semblait pas<br />
partager leur enthousiasme. En rassemblant toute<br />
sa détermination, il leur déclara qu'il avait trouvé<br />
sa voie et que ce n'était pas la géographie mais<br />
bien l'ethnographie. Il ne leur avait pas avoué<br />
avant de peur de les décevoir.<br />
Le jeune Vincent était parvenu <strong>au</strong> sommet de<br />
ses études et sa carrière était toute tracée, pourtant<br />
il avait choisi de « repartir à zéro » sur un <strong>au</strong>tre<br />
chantier...<br />
Ses parents, contre toute attente, approuvèrent<br />
son choix ; si c'était là ce qu'il désirait vraiment<br />
faire, alors ils n'y voyaient <strong>au</strong>cun inconvénient,<br />
19
pourvu qu'il fut heureux de suivre la voie qu'il<br />
avait choisie.<br />
Ainsi Vincent, encouragé par le soutien de ses<br />
parents, s'engagea dans la Commun<strong>au</strong>té des<br />
Ethnographes et y consacra tout son temps. Il était<br />
alors âgé de dix-huit ans. Sa première étude, qu'il<br />
réalisa cette même année 288, devait porter sur les<br />
Fées des Bois du Boudiou ; la seconde, l'année<br />
suivante, avait pour sujet les « Sarins Artisans des<br />
Régions d'Hopfoul ». Ses aînés les ethnographes,<br />
Bourma en tête, appréciaient énormément ses<br />
trav<strong>au</strong>x et reconnaissaient sans peine son talent<br />
pour la description minutieuse des peuples<br />
étudiés. De plus, Vincent prenait toujours soin<br />
20
d'illustrer ses rapports de portraits qu'il dessinait<br />
lui-même <strong>au</strong> crayon. Puis, un be<strong>au</strong> jour à la veille<br />
de ses vingt ans, Vincent prit la décision de<br />
préparer une expédition de longue durée dans la<br />
Grande Forêt pour aller y étudier les elfes noirs !<br />
Un projet be<strong>au</strong>coup plus ambitieux que les<br />
précédents. Les ethnographes l'approuvèrent :<br />
c'était une excellente idée en ce sens que les<br />
in<strong>format</strong>ions et les rapports sur les elfes noirs<br />
étaient rares. Mais cela avait une raison : les elfes<br />
noirs détestaient les humains et les méprisaient<br />
plus que tout. Ses collègues le mirent en garde à<br />
ce propos. A cela s'ajoutait la situation<br />
particulièrement tendue entre les deux roy<strong>au</strong>mes<br />
21
dont les rivalités portaient justement sur les<br />
frontières de la Grande Forêt. Jean et Caroline<br />
tentèrent de le dissuader, mais Vincent était<br />
déterminé. Il se documenta pendant toute une<br />
année, visitant toutes les bibliothèques du pays<br />
jusqu'à la plus petite. D'après les descriptions et<br />
les récits relatifs à la géographie de ce<br />
gigantesque labyrinthe vert qu'était la Grande<br />
Forêt, Vincent parvint même à se tracer une carte<br />
rudimentaire des lieux. Il avait pu, en particulier,<br />
retracer l'itinéraire probable de l'ancienne Route<br />
des Elfes.<br />
Tout bien préparé qu'il était, le brave Vincent ne<br />
pouvait s'imaginer à quel point ce voyage allait<br />
22
changer sa vie. De leur côté, ses parents avaient<br />
<strong>au</strong>ssi des projets d'expédition : Jean avait<br />
finalement été désigné cartographe officiel du<br />
Nouve<strong>au</strong> Continent, avec quelques <strong>au</strong>tres<br />
membres de l'académie, et leur mission était<br />
d'explorer les côtes inconnues pour en dessiner le<br />
contour. Une mission d'importance qui marquait<br />
en quelque sorte le couronnement de sa carrière.<br />
Et cette fois-ci Caroline avait longuement insisté<br />
pour l'accompagner. Elle s'était lassée de l'attendre<br />
à la maison alors qu'il arpentait les quatre coins du<br />
roy<strong>au</strong>me. Et puis maintenant qu'elle n'avait plus<br />
d'enfant à élever, elle désirait ardemment le suivre<br />
dans ses pérégrinations. De la sorte, il fut convenu<br />
23
qu'ils embarqueraient ensemble sur l'Utopia, le<br />
vaisse<strong>au</strong> qui devait emporter les géographes en<br />
croisière de l'<strong>au</strong>tre côté de l'océan.<br />
L'Utopia appareilla du port d'Hamel le 24 de<br />
Printemps de l'année 291 Depuis l'Unification.<br />
Vincent regarda le navire disparaître dans les<br />
brumes de l'<strong>au</strong>be avec un pincement <strong>au</strong> cœur.<br />
Puis, à son tour, après s'être acquitté des derniers<br />
préparatifs, il prit son sac à dos et se dirigea vers<br />
la Grande Forêt.<br />
Lors de ce premier séjour <strong>au</strong> pays des elfes,<br />
Vincent tint un journal dans lequel il décrivit ses<br />
aventures en détail, mais plus tard ce livre devait<br />
24
souffrir des intempéries de sorte qu'une bonne<br />
partie en devint illisible, malheureusement...<br />
Voici quelques-unes des notes que Vincent<br />
consigna dans son précieux journal :<br />
« Aujourd'hui, je suis enfin sorti du Tunnel de<br />
Singlepath, et me voilà de l'<strong>au</strong>tre côté des<br />
montagnes ! C'est étrange ce sentiment qui<br />
m'étreint : j'ai l'impression de faire irruption dans<br />
un <strong>au</strong>tre monde, alors que je me trouve<br />
simplement du côté Ouest du roy<strong>au</strong>me. Sur le<br />
papier, je connais ces lieux comme ma poche,<br />
mais les découvrir en vrai est tout <strong>au</strong>tre chose. Le<br />
Lac Doré est magnifique sous le Soleil de<br />
printemps ! »<br />
25
« Ce matin, j'ai posé le pied sur la Route des<br />
Elfes ! Je dois être à une vingtaine de lieues <strong>au</strong><br />
Nord de Krass environ. Mes in<strong>format</strong>ions étaient<br />
donc justes, je n'ai pas perdu mon temps dans les<br />
bibliothèques. Et dire que je marche maintenant<br />
sur la route que parcouraient jadis les héros. Hélas<br />
la végétation a be<strong>au</strong>coup poussé et l'ancienne<br />
route de commerce n'est plus qu'un mince sentier<br />
oublié de tous ».<br />
« Cela fait des jours et des jours que je<br />
progresse dans la Grande Forêt avec pour seule<br />
compagnie le chant des oise<strong>au</strong>x dans les ramilles<br />
<strong>au</strong>-dessus de ma tête. Mis à part un ou deux lapins<br />
et quelques écureuils curieux, je n'ai croisé<br />
26
personne. Je n'ai pas vu le moindre elfe, ni le<br />
moindre lutin <strong>au</strong> point que je commence à me<br />
demander si cette forêt est encore habitée. Mais je<br />
pense plutôt qu'ils m'observent sans bruit et se<br />
dérobent à ma vue. Je ne me sens pas menacé, il<br />
ne semble y avoir <strong>au</strong>cun danger, tout <strong>au</strong> moins<br />
tant que je suis sur la route, néanmoins mon cœur<br />
est oppressé... »<br />
« D'après ma petite carte, qui m'a été d'un<br />
précieux secours jusqu'ici, je crois qu'il est temps<br />
que je bifurque. La route remonte vers le Nord et<br />
si je veux trouver le village des elfes noirs, il va<br />
me falloir quitter ce chemin pour continuer vers<br />
l'Ouest en hors-piste. J'imagine que c'est<br />
27
maintenant que l'aventure commence réellement,<br />
et je dois avouer que j'éprouve une certaine<br />
appréhension... »<br />
« A moins que mon sens de l'orientation ne<br />
m'ait joué un m<strong>au</strong>vais tour, ou que<br />
l'approximation de ma carte ne m'ait trompé, je<br />
devrais me trouver en plein milieu du village des<br />
elfes noirs, or je n'ai devant moi qu'une clairière<br />
herbeuse. Je ne vois que deux explications<br />
possibles : soit les elfes ont dissimulé leur village<br />
par un quelconque sortilège qui le rend invisible à<br />
mes yeux ; soit ils ont tout simplement changé<br />
d'endroit. Si ma deuxième hypothèse est la bonne,<br />
alors il va me falloir chercher, mais Dieu seul sait<br />
28
où ils ont pu déménager... Ils sont peut-être à<br />
l'<strong>au</strong>tre bout de la forêt en ce moment. Ah<br />
malheur ! ! J'espère que je n'ai pas fait tout ce<br />
trajet pour rien... »<br />
« Quel imbécile j'ai été ! J'<strong>au</strong>rai dû me méfier,<br />
mes sources dataient d'il y a plusieurs siècles !<br />
J'<strong>au</strong>rais dû penser que les choses avaient pu<br />
changer ! Maintenant me voilà perdu, je suis<br />
incapable de retrouver la route et mes provisions<br />
diminuent. Que vais-je faire ? »<br />
« Je ne compte plus les jours d'errance. Tous les<br />
sentiers se ressemblent. Mes vivres me<br />
permettront encore de tenir une dizaine, <strong>au</strong> mieux.<br />
Ce ne serait même pas assez pour rejoindre la<br />
29
première ville. S<strong>au</strong>rais-je retrouver la route<br />
maintenant... Je crois que cette aventure était <strong>au</strong>-<br />
dessus de mes capacités. Dès le départ, j'<strong>au</strong>rais dû<br />
écouter Bourma et mes parents. Je me demande ce<br />
qu'ils font en ce moment ? Est-ce qu'ils pensent à<br />
moi... ? »<br />
« Ma plume est tremblante et j'ai du mal à<br />
écrire, une émotion intense m'agite ! J'ai rencontré<br />
trois elfes noirs ce matin même ! Cette rencontre<br />
n'a pas été très amicale, je dois le dire, néanmoins<br />
je me sens tout retourné ! Cela s'est déroulé de la<br />
façon suivante : j'errais sur un sentier sans <strong>au</strong>cun<br />
espoir d'<strong>au</strong>cune sorte. J'avais la tête baissée et je<br />
regardais mes pieds fatigués en me demandant<br />
30
combien de temps ils pourraient encore me porter,<br />
quand tout à coup une flèche empennée de noir<br />
vint se ficher dans la terre à quelques centimètres<br />
de la pointe de ma ch<strong>au</strong>ssure ! J'eus un brusque<br />
mouvement de recul. A ce moment, deux elfes<br />
noirs sortirent d'entre les troncs rugueux. Ils<br />
étaient grands et élancés, leurs oreilles étaient<br />
longues et pointues, leur visage était longiligne et<br />
leurs yeux étaient noirs comme des puits sans<br />
fond. Ils portaient des tuniques d'un vert sombre.<br />
Leurs cheveux, qui tombaient sur leurs ép<strong>au</strong>les,<br />
étaient teintés d'une couleur similaire. Un seul<br />
tenait un arc et il avait des flèches dans son<br />
carquois.<br />
31
Sur le coup, je fus frappé de stupeur et je restais<br />
muet. Je les regardais s'approcher de moi sans<br />
bouger d'un pouce. Puis celui qui n'avait pas d'arc<br />
me posa une question, tout du moins devinais-je<br />
que c'était une question <strong>au</strong> son de sa voix, laquelle<br />
était plutôt froide et <strong>au</strong>toritaire.<br />
– Je m'appelle Vincent, à votre service,<br />
balbutiais-je en langue elfique. C'était la seule<br />
phrase que je connaissais et je l'avais longtemps<br />
répétée dans ma tête pour me préparer à pareille<br />
occasion.<br />
Les deux elfes se regardèrent, interloqués.<br />
D'abord je crus qu'ils étaient simplement étonnés<br />
d'entendre un inconnu parler leur langue et j'étais<br />
32
assez fier de mon effet. En fait, ils avaient<br />
effectivement deviné que j'utilisais leur langage,<br />
mais mon accent était tellement affreux qu'ils<br />
n'avaient pas compris ce que j'avais tenté de leur<br />
dire.<br />
Ils se retournèrent vers moi et me posèrent<br />
d'<strong>au</strong>tres questions <strong>au</strong>xquelles je répondais en<br />
secouant la tête et en h<strong>au</strong>ssant les ép<strong>au</strong>les pour<br />
signifier que je ne comprenais pas, ce qui avait<br />
l'air de les agacer. J'étais plutôt embarrassé...<br />
C'est alors qu'elle apparut, l'elfe à la tunique<br />
blanche ! Elle s<strong>au</strong>ta du h<strong>au</strong>t d'une branche et ses<br />
vêtements ondulèrent dans la brise. Ses cheveux<br />
33
d'un blond presque blanc scintillaient dans l'air<br />
comme les étoiles d'un ciel nocturne.<br />
Elle atterrit en douceur sur le sol puis s'avança<br />
d'un pas léger dans notre direction.<br />
Je clignais des p<strong>au</strong>pières tout en réajustant mes<br />
lunettes pour m'assurer que je ne rêvais pas.<br />
Hélas ! Les mots me manquent pour la décrire.<br />
Elle était si belle que nos plus élogieux adjectifs<br />
ne s<strong>au</strong>raient même s'approcher de la réalité.<br />
Les courbes de son corps étaient harmonieuses<br />
et les traits de son visage étaient d'une parfaite<br />
finesse. Sa magnifique tunique d'une blancheur<br />
d'ivoire contrastait avec sa pe<strong>au</strong> d'ébène, et elle<br />
34
était parcourue de ramages noirs entrelacés. La<br />
jupe qui lui couvrait les genoux était serrée à la<br />
taille par une ceinture de cuir noir ; de même son<br />
corset était fermé de ficelles noires ; et par-dessus<br />
tout, son front était traversé d'une chaînette faite<br />
d'un métal noir <strong>au</strong>x reflets d'or qui la rendait plus<br />
raffinée que toutes les plus jolies femmes qu'il<br />
m'ait été donné de voir. A dire vrai, je crois<br />
pouvoir affirmer qu'elle était parfaite, que dis-je,<br />
divine ! Et si je devais mourir dans l'heure, je ne<br />
regretterais pas d'avoir vécu du simple fait de<br />
l'avoir rencontrée !<br />
Mais je m'emporte, car je ne la reverrai sans<br />
doute jamais, et puis j'en oublie le fil de mon récit.<br />
35
Elle rejoignit donc les deux <strong>au</strong>tres elfes noirs<br />
qui l'informèrent de la situation en me désignant<br />
de la main. Elle fit alors trois pas en avant et se<br />
planta droite devant moi.<br />
− Je m'appelle Vincent, à votre service, me<br />
présentai-je dans sa langue avant qu'elle ne m'eût<br />
posé la question.<br />
Elle ouvrit de grands yeux surpris et se pencha<br />
comme pour mieux me considérer de son regard<br />
curieux. Ses pupilles étaient d'un vert doré.<br />
C'est idiot, je sais, mais je ne pus m'empêcher<br />
de rougir. J'avoue qu'elle m'intimidait.<br />
36
− Quel est ton nom et que fais-tu <strong>au</strong>ssi loin<br />
dans la forêt ? M'interrogea-t-elle dans la langue<br />
commune des hommes des Terres Orientales.<br />
Ce fut à mon tour d'être interloqué.<br />
− Réponds ! Insista-t-elle de sa voix sonnante et<br />
claire tout en plongeant ses yeux dans les miens.<br />
− Je, je m'appelle Vincent, parvins-je à dire, je<br />
suis ethnographe et je suis venu étudier votre<br />
peuple...<br />
L'elfe se redressa avec un sourire <strong>au</strong> coin des<br />
lèvres. Les <strong>au</strong>tres la questionnèrent du regard et<br />
lorsqu'elle leur eut fait la traduction ; ils éclatèrent<br />
d'un rire sonore.<br />
37
− Retourne d'où tu viens, petit homme, me dit-<br />
elle d'un ton peu amical, tu n'as rien à faire ici.<br />
A la suite de quoi, elle fit signe <strong>au</strong>x deux <strong>au</strong>tres<br />
et ils s'en furent <strong>au</strong> loin dans la forêt,<br />
m'abandonnant à mon triste sort.<br />
− At-attendez ! Ne partez pas ! M'écriais-je,<br />
mais trop tard ; ils avaient déjà disparu dans les<br />
feuillages.<br />
Voilà comment s'est déroulée ma première<br />
rencontre avec les elfes noirs. Cela me redonne de<br />
l'espoir. Peut-être leur village n'est-il pas trop loin<br />
d'ici ? Dès demain je partirai à sa recherche et j'y<br />
laisserai mes dernières forces s'il le f<strong>au</strong>t. Si<br />
seulement je pouvais revoir cette elfe... »<br />
38
« Après quatre jours d'errance, je suis<br />
finalement tombé sur le village des elfes noirs,<br />
complètement par hasard alors que je n'y songeais<br />
presque plus, préoccupé que j'étais de<br />
l'épuisement de mes provisions »<br />
Au seuil du village je restai interdit, n'osant<br />
bouger, de peur que le mirage ne s'évanouisse.<br />
Sous mes yeux s'étendaient sur un replat de terrain<br />
dégagé entre les arbres, des cabanes en bois,<br />
agglomérées en grappes de-ci de-là. Entre ces<br />
habitations, de jeunes elfes noirs gambadaient en<br />
sifflotant ; plus loin une elfe frottait du linge dans<br />
une bassine cerclée de fer ; <strong>au</strong> sortir d'une cabane<br />
39
deux <strong>au</strong>tres devisaient ; et de la musique<br />
s'échappait des fenêtres entrouvertes.<br />
Soudain, toute activité cessa et tous les regards<br />
se tournèrent vers moi. Je n'avais pourtant pas<br />
remué le petit doigt.<br />
Je n'eus pas même le temps de dire « Ouf » : un<br />
elfe posté dans les branches me tomba dessus sans<br />
crier gare et me cloua <strong>au</strong> sol violemment. En deux<br />
bonds, un second vint à son aide. Il n'en fallut pas<br />
plus pour mettre tout le village en émoi. Des cris<br />
d'alarme retentirent et bientôt de nombreux elfes,<br />
lance <strong>au</strong> poing, sortirent des cabanes.<br />
Les deux qui m'avaient attrapé me relevèrent<br />
après m'avoir attaché les poignets, puis ils me<br />
40
poussèrent sans ménagement jusqu'<strong>au</strong> cœur du<br />
village ou un cercle d'elfes se forma rapidement.<br />
Les exclamations et les commentaires fusaient en<br />
tous sens. Tous m'observaient comme une bête<br />
curieuse et je crois ne m'être jamais senti <strong>au</strong>ssi<br />
mal à l'aise de toute ma vie.<br />
Parmi la foule amassée <strong>au</strong>tour de moi, deux<br />
elfes noirs étaient particulièrement hilares :<br />
c'étaient ceux qui m'avaient découvert durant la<br />
chasse quatre jours plus tôt. Puis la troupe s'écarta<br />
pour laisser passer un fier elfe vêtu d'une tunique<br />
rouge ramagée de noir. Ses longs cheveux étaient<br />
eux <strong>au</strong>ssi teintés de pourpre. Il était si<br />
41
charismatique et élégant que je crus <strong>au</strong> premier<br />
abord qu'il était le chef du village.<br />
− J'imagine que c'est toi l'étranger qui rodait<br />
dans la forêt il y a peu ? Me demanda-t-il dans ma<br />
langue.<br />
− Heu, oui, je suppose, répondis-je bêtement.<br />
L'Elfe Rouge était fermement campé devant<br />
moi et il me dévisageait de ses yeux noirs. Je me<br />
sentais presque rapetissé sous son regard pesant.<br />
Bientôt, je fus conduit <strong>au</strong>x portes de la plus<br />
grande cabane du village. Un vieil elfe enveloppé<br />
d'une sobre robe grise attendait sur le seuil,<br />
appuyé sur sa canne de buis gravée de runes<br />
42
énigmatiques. Ses traits étaient tirés, son visage<br />
était ridé et ses cheveux étaient gris, mais son œil<br />
était vif et son regard perçant. A première vue, il<br />
me parut méprisable, pourtant je devais vite revoir<br />
mon jugement car j'appris presque <strong>au</strong>ssitôt que<br />
c'était lui le véritable chef du village, le plus<br />
honorable parmi les honorables, on le surnommait<br />
l'Elfe Gris. A ses côtés, se tenait l'Elfe Blanche,<br />
droite et immobile dans son <strong>au</strong>guste be<strong>au</strong>té ; et à<br />
sa g<strong>au</strong>che était assis un grand chien <strong>au</strong> pelage<br />
marron. Je n'en avais jamais vu de pareil et je me<br />
demandais bien de quelle race il était le<br />
représentant.<br />
43
− Que viens-tu faire dans mon village, jeune<br />
humain ? Me lança le vieil elfe, m'interrompant<br />
dans mes réflexions.<br />
− Je suis ethnographe et je suis venu étudier<br />
votre peuple, l'informai-je assez heureux de<br />
pouvoir communiquer dans ma propre langue.<br />
− « Étudier mon peuple » ? Répéta-t-il. Quelle<br />
sombre manigance d'humain est-ce là ? Qui est<br />
donc le fourbe qui t'envoie, si ce n'est le m<strong>au</strong>vais<br />
sort ?<br />
− Personne ne m'envoie, je suis venu de moi<br />
même.<br />
44
− Comment ? Ah ! P<strong>au</strong>vre fou, j'espère pour toi<br />
que tu mens, sinon ton cas est grave ! Qu'espères-<br />
tu apprendre de nous ? Crois-tu que nous avons<br />
des secrets à livrer à ceux de ta race ?<br />
− En vérité, dis-je pour tenter de défendre ma<br />
c<strong>au</strong>se, je m'intéresse depuis toujours à votre<br />
peuple que je trouve le plus fascinant et le plus<br />
noble qui soit. Or mon métier consiste justement à<br />
observer les peuples différents de nous <strong>au</strong>tres<br />
humains pour comprendre leur culture, connaître<br />
leurs arts, leurs mœurs et...<br />
− Quel intérêt les humains ont-ils à connaître<br />
nos arts et nos coutumes si ce n'est pour en faire<br />
45
m<strong>au</strong>vais usage pour leur part ? Me coupa-t-il d'un<br />
ton sec.<br />
− Ce n'est pas pour en faire un quelconque<br />
usage que je mène ces études. Au mieux elles<br />
pourraient servir à inculquer <strong>au</strong>x ignorants que...<br />
− Cela suffit, j'en ai assez entendu, acheva<br />
l'Elfe Gris avant d'ajouter : nous n'avons pas<br />
besoin des fouineurs dans ton genre. Maintenant,<br />
déguerpis et ne remet plus jamais les pieds dans<br />
mon village !<br />
On me conduisit donc vers la sortie. Je jetai un<br />
dernier coup d'œil à la belle Elfe Blanche, qui<br />
n'avait pas dit un mot, mais ses yeux étaient<br />
ailleurs.<br />
46
On me traîna comme un vieux sac et on me<br />
bouta avec mépris hors du village.<br />
A l'heure qu'il est, je me suis trouvé un petit<br />
coin pour camper près d'une rivière. Je n'ai<br />
presque plus de provisions, mais cela suffira. Les<br />
elfes noirs détestent bien les hommes et c'est la<br />
première chose que je pourrai rapporter dans mon<br />
rapport. Mais quoi qu'il advienne, je retournerai<br />
<strong>au</strong> village dès demain et je mènerai mon étude,<br />
même s'ils doivent me botter les fesses chaque<br />
jour ! Car c'est tout ce qu'il me reste à faire<br />
maintenant que je suis arrivé <strong>au</strong> bout du chemin !<br />
Repartir serait lâche, et puis j'ai tant envie de<br />
dessiner le portrait de cette elfe… »<br />
47
« Ces derniers jours, j'ai tout de même pu<br />
prendre quelques notes et esquisser quelques<br />
portraits tout en restant soigneusement à l'écart.<br />
Le vieil Elfe Gris m'a ordonné de ne plus remettre<br />
les pieds dans son village et je n'oserai pas lui<br />
désobéir, c'est pourquoi je reste à bonne distance<br />
des cabanes. De temps à <strong>au</strong>tres, un gardien me<br />
chasse avec force jurons que je suis heureux de ne<br />
pas comprendre, ou bien ce sont les plus jeunes<br />
qui me jettent des pierres pour me faire fuir, tel un<br />
chien galeux. Car c'est bien là l'impression que<br />
j'ai : ils me traitent comme une sale bête<br />
indésirable ! Et leur sens de la visée et du lancer<br />
est diabolique ! A chaque fois que l'un d'eux<br />
48
projette quelque chose, il fait mouche ! A tel point<br />
que j'en suis réduit à m'enfuir en pi<strong>au</strong>lant dès que<br />
j'en vois un qui se baisse. J'ai le corps ponctué de<br />
bleus et il me pousse de méchantes bosses sur le<br />
crâne. Non, vraiment, je crois que je ne<br />
supporterai pas longtemps cette situation. Mais<br />
que puis-je faire ? Il ne me reste plus de quoi<br />
manger que pour deux ou trois jours. Je ne peux<br />
pas rentrer chez moi et il m'est impossible de<br />
mener mon étude à bien. Je suis coincé et je crois<br />
que j'ai fait ce voyage en vain. Maintenant la seule<br />
chose que je désire, c'est de dessiner le portrait de<br />
l'Elfe Blanche. »<br />
49
« Aujourd'hui, j'ai obtenu ce que je souhaitais,<br />
mais à quel prix ? Je crois que plus rien n'a de<br />
sens ni de valeur en ce monde...<br />
Ce matin, alors que j'étais en train de dessiner,<br />
accroupi à l'orée du village, et qu'<strong>au</strong>cune<br />
sentinelle ne m'avait encore délogé, je vis l'Elfe<br />
Rouge sortir d'une cabane en riant. Il devisait<br />
avec deux de ses semblables. L'un d'eux remarqua<br />
immédiatement ma présence et me désigna du<br />
doigt. L'expression sur le visage de l'Elfe Rouge<br />
changea radicalement : elle se fit rude et<br />
menaçante. Ses yeux noirs me foudroyèrent. J'eus<br />
à peine le temps de me redresser. Vif comme le<br />
vent, il se précipita sur moi. Il me décrocha un<br />
50
coup de poing d'une telle force que je m'écroulais<br />
sur le dos, abasourdi. Mes lunettes volèrent.<br />
Indistinctement, je le vis ramasser mes croquis et<br />
les déchirer en jurant. Ensuite il écrasa son pied<br />
sur ma poitrine et je sentis la froideur de l'estoc<br />
contre ma gorge.<br />
− Vermine ! Cracha-t-il. J'en ai assez de te voir<br />
rôder <strong>au</strong>tour du village, m<strong>au</strong>dit fouineur !<br />
Retourne parmi les chiens de ta race !<br />
A ce moment quelqu'un intervint :<br />
− Albram ! Cria une voix.<br />
C'était celle de l'Elfe Blanche qui accourait.<br />
Elle avait dû assister à la scène de loin.<br />
51
Bientôt, une violente argumentation divisa les<br />
deux elfes. Pendant qu'ils débattaient dans leur<br />
langue, je cherchais mes lunettes sans lesquelles<br />
je n'y voyais vraiment rien.<br />
− Misérable humain, que je ne te revois plus<br />
traîner dans les parages ou tu <strong>au</strong>ras affaire à moi !<br />
M'avertit l'Elfe Rouge avant de s'en aller en<br />
grognant.<br />
Misérable, je l'étais effectivement, à quatre<br />
pattes, le nez dans l'herbe, déboussolé par la cécité<br />
et la mâchoire endolorie.<br />
− Tiens, c'est ça que tu cherches ? Me dit l'Elfe<br />
Blanche d'un ton peu aimable en me tendant mes<br />
précieuses lunettes.<br />
52
Hélas, une branche était cassée et le verre droit<br />
était ébréché. J'en étais malheureux. Mais enfin, je<br />
pus lever les yeux sur ma belle elfe tout en la<br />
remerciant humblement. La dispute l'avait<br />
visiblement éch<strong>au</strong>ffée :<br />
− Nous te l'avons déjà dit, tu n'as rien à faire<br />
ici ! Tu ferais mieux de repartir avant qu'il ne<br />
t'arrive malheur !<br />
Et la colère était dans sa voix. Elle allait s'en<br />
aller à son tour mais je m'agrippai désespérément<br />
à sa jupe.<br />
− Je vous en prie, noble Dame Elfe, dis-je d'un<br />
ton suppliant. Je vous promets de partir mourir<br />
loin dans la forêt, mais par pitié accordez-moi<br />
53
cette ultime faveur : laissez-moi seulement<br />
dessiner votre portrait...<br />
− Mon portrait ? Qu'est-ce donc qu'un<br />
« portrait » ? M'interrogea-t-elle d'une voix tout<br />
d'un coup radoucie.<br />
Je n'en revenais pas, j'avais réussi à solliciter un<br />
peu d'intérêt chez l'Elfe Blanche. Mieux ! Je<br />
parvins même à la faire venir jusqu'à mon<br />
campement où se trouvaient mes feuilles blanches<br />
encore intactes, et je dessinai son portrait tout<br />
comme je l'avais souhaité. Cela ne me prit pas<br />
moins de deux heures durant lesquelles ma<br />
sublime elfe noire ne bougea pas un sourcil. Je fis<br />
du mieux que je pus en allant <strong>au</strong>ssi vite que<br />
54
possible pour ne pas ennuyer mon modèle. Au<br />
final, j'étais particulièrement satisfait du résultat.<br />
Je me disais que je n'avais jamais fait un <strong>au</strong>ssi<br />
be<strong>au</strong> portrait de quiconque et j'étais certain qu'il<br />
allait lui plaire. Mon enthousiasme me fit presque<br />
oublier ma douleur à la mâchoire.<br />
− Voici donc mon portrait, hum… Fit-elle en<br />
considérant d'un air dubitatif les traits de crayon.<br />
− Il vous plaît ? Je vous l'offre ! Balbutiai-je<br />
fébrilement.<br />
Un sourire en coin accompagné d'un petit<br />
soupir furent le prélude à sa réponse et je me pris<br />
à frissonner en revenant à la réalité : le mépris<br />
55
eprenait le pas sur la curiosité qui avait d'abord<br />
motivé l'Elfe Blanche.<br />
− Les oeuvres des hommes sont insignifiantes<br />
et vulgaires pour nous les elfes, <strong>au</strong>ssi je ne puis<br />
accepter ce présent sans valeur. Cependant je gage<br />
que les tiens, qui n'ont guère plus de goût,<br />
trouveront cela formidable et te combleront<br />
d'éloges. Reconnaissance, gloire, fortune, ces<br />
chimères t'appellent ! Va petit homme, va les<br />
rejoindre car c'est ce que tu as de mieux à faire...<br />
Ces paroles dans la bouche de l'Elfe Blanche<br />
me blessèrent particulièrement. Oui, j'étais blessé<br />
<strong>au</strong> plus profond car en méprisant ainsi mon œuvre<br />
c'était mon être qu'elle dédaignait et par là même<br />
56
c'était tout l'art des hommes qu'elle dévalorisait.<br />
Pourtant il y avait dans ses mots un semblant de<br />
vérité d'une froideur tranchante. Pourquoi avais-je<br />
entrepris ce voyage ? Etait-ce pour être congratulé<br />
pour mon courage ? Etait-ce pour que l'on félicite<br />
mes talents d'ethnographe ? Ou bien était-ce pour<br />
réaliser un vieux rêve d'enfant naïf ?<br />
Blessé et troublé en mon cœur, mes motivations<br />
anéanties, mes valeurs jetées à bas, je n'avais plus<br />
<strong>au</strong>cun repère <strong>au</strong>quel me raccrocher car tout ce<br />
dont j'avais été fier jusqu'alors n'avait plus <strong>au</strong>cune<br />
signification en ce lieu. Sur le point de m'écrouler<br />
de l'intérieur, la gorge serrée, je parvins à<br />
interpeller l'Elfe Blanche.<br />
57
− Noble Dame, je ne vous ai même pas<br />
demandé votre nom...<br />
Elle se retourna et lut le désarroi dans mes<br />
yeux, alors un changement imperceptible s'opéra<br />
dans sa voix.<br />
− Je m'appelle Alaya.<br />
Et sans rien ajouter, elle disparut.<br />
La suite des récits de Vincent fut – hélas ! – en<br />
grande partie effacée de son journal, et l'encre qui<br />
avait dégouliné sur les pages j<strong>au</strong>nies ne livrait<br />
plus que des bribes d'histoire. Mais la mémoire<br />
demeure.<br />
58
Voici donc ce qui devait se passer par la suite :<br />
Vincent, désœuvré et abattu, oublia un moment les<br />
elfes. Il n'avait plus de vivres et son seul espoir de<br />
survie résidait dans la chasse. Malheureusement,<br />
il n'était pas équipé pour cela et quand bien même<br />
l'eut-il été, ses talents de chasseur étaient si<br />
déplorables qu'il n'<strong>au</strong>rait pas été plus avancé.<br />
Pire : la faim et la fatigue qui l'accablaient<br />
diminuaient chaque jour sa vigueur et sa ténacité.<br />
Il en était réduit à ronger des racines, mâcher des<br />
feuilles ou des glands, sucer des tiges et tout cela<br />
lui donnait la plupart du temps un mal de ventre<br />
terrible. Même la pêche s'avérait être une activité<br />
infructueuse.<br />
59
Une après-midi, Vincent poursuivait tel un<br />
f<strong>au</strong>ve affamé un petit lapin dodu qu'il imaginait<br />
déjà en train de rôtir <strong>au</strong>-dessus des braises, quand<br />
il trébucha malencontreusement. Son pied s'était<br />
pris dans une racine qu'il n'avait pas vue. Il se<br />
tordit violemment la cheville et, emporté par son<br />
élan, il dévala toute la pente de la butte avant de<br />
finir sa course contre un gros rocher moussu.<br />
Lorsqu'il reprit ses esprits un moment plus tard, il<br />
souffrait d'une affreuse migraine. Il constata avec<br />
inquiétude qu'après s'être tâté le crâne, ses doigts<br />
étaient rouges de sang ! Pris de panique, il voulut<br />
se lever mais une soudaine douleur lui rappela la<br />
foulure de sa cheville. En désespoir de c<strong>au</strong>se il<br />
60
entreprit de ramper jusqu'<strong>au</strong> sommet de la<br />
déclivité. Cela lui demanda un effort<br />
considérable : le sang coulait sur sa tempe et il<br />
voyait trouble car il avait de nouve<strong>au</strong> perdu ses<br />
lunettes.<br />
A ce moment, un pied agile foula l'herbe juste<br />
devant son nez. Vincent redressa péniblement la<br />
tête et distingua la silhouette d'un elfe noir. Celui-<br />
ci le considérait de h<strong>au</strong>t avec un sourire amusé.<br />
− Aidez-moi, je vous en prie... Non ! Ne partez<br />
pas ! Ne me laissez pas...<br />
Trop tard, l'elfe s'en était allé d'un geste leste<br />
sans prêter plus d'attention <strong>au</strong> p<strong>au</strong>vre Vincent. Il<br />
revint <strong>au</strong> bout de quelques minutes pour trouver le<br />
61
lessé en train de sangloter en silence, la face<br />
contre terre exactement à l'endroit où il l'avait<br />
laissé.<br />
− Tu es pitoyable, c'est pathétique... dit une<br />
voix.<br />
Vincent la reconnut tout de suite : c'était Alaya.<br />
Elle était debout en h<strong>au</strong>t de la butte, entourée<br />
de ses fidèles Killy et Filly lesquels, voyant l'air<br />
grave que prenait leur amie, cessèrent de sourire.<br />
− Portez-le ! Ordonna-t-elle. Nous allons le<br />
ramener <strong>au</strong> village.<br />
Ainsi Vincent fut transporté jusqu'à la grande<br />
cabane du village des elfes noirs où il ne devait<br />
62
faire qu'une très courte p<strong>au</strong>se. Ceux des elfes qui<br />
le virent ne se posèrent pas la question de sa<br />
présence. Ils se fourvoyaient en pensant qu'Alaya<br />
avait dû l'attraper alors qu'il vagabondait <strong>au</strong>x<br />
alentours et que, après l'avoir sévèrement rossé,<br />
elle s'apprêtait à le livrer <strong>au</strong> jugement de leur chef.<br />
Bientôt, Vincent fut allongé sur un lit et Alaya<br />
invita Filly et Killy à prendre congé. Ensuite, elle<br />
s'occupa du blessé : elle lui épongea le front avec<br />
une serviette humide, lui appliqua un bandage à<br />
l'endroit de la blessure et enfin elle massa la<br />
cheville foulée avec une mixture d'herbes<br />
odorantes. Vincent se laissait faire sans broncher.<br />
Lorsque l'elfe eut terminé, il la remercia et ses<br />
63
yeux brillaient d'émotion. Mais l'intéressée n'y<br />
prêta pas attention. Vincent eut tout à coup le<br />
sentiment d'être de ces anim<strong>au</strong>x que l'on recueille<br />
et que l'on soigne, plus part pitié que par<br />
compassion.<br />
− Pourquoi faîtes-vous tout cela pour moi ?<br />
L'interrogea-t-il.<br />
− Parce que la Forêt m'a dit de le faire, répondit<br />
Alaya, et puis il n'est pas dans notre nature<br />
d'abandonner ceux qui souffrent.<br />
Pourtant ces bonnes paroles devaient être<br />
contredites peu de temps après lorsque l'Elfe Gris<br />
pénétra dans sa demeure.<br />
64
− Qu'est-ce que cet homme fait ici ? ! Fut la<br />
première phrase qu'il prononça à la vue de<br />
Vincent.<br />
L'Elfe Blanche tenta de se justifier, en vain. Le<br />
vieil elfe noir ne voulait rien entendre. Son regard<br />
courroucé flamboyait, comme il contenait son<br />
humeur.<br />
− Qu'il quitte le village sur le champ ! Qu'il<br />
retourne d'où il vient ou périsse en essayant ! La<br />
Forêt sera seule juge.<br />
Et ce disant l'Elfe Gris passa dans une pièce<br />
adjacente. Alaya souleva le bras de Vincent et<br />
l'aida à se relever : elle le reconduisit hors du<br />
village. Lorsqu'ils furent à quelques distances des<br />
65
cabanes, Vincent parla comme s'il s'adressait à lui<br />
même :<br />
− Je me suis fait des illusions, dit-il. J'ai<br />
toujours admiré les elfes et pour moi les elfes<br />
noirs étaient les plus be<strong>au</strong>x et les plus intrigants.<br />
Je les voyais h<strong>au</strong>ts et nobles, farouches guerriers,<br />
fiers et justes, magnanimes et tolérants en actes et<br />
en pensées. Au lieu de cela la réalité m'a montré<br />
un peuple altier et méprisant, renfermé sur lui-<br />
même et violent vis-à-vis des <strong>au</strong>tres, de ceux qui<br />
sont différents. Hélas, comment ai-je pu me<br />
tromper à ce point ? Les elfes noirs ne sont pas le<br />
peuple merveilleux dont je rêvais en organisant ce<br />
voyage inutile. Oui, je suis triste de voir que le<br />
66
comportement des elfes noirs équiv<strong>au</strong>t à celui de<br />
nos peu respectables seigneurs...<br />
Vincent se tut. Ils étaient arrivés en vue de la<br />
tente de l'ethnographe. Alaya n'avait pas dit un<br />
mot, elle n'avait rien ajouté et ce fut en silence<br />
qu'elle déposa Vincent sur le sommet du tertre<br />
herbeux qui surplombait son campement. Sans un<br />
bruit, elle fit demi-tour et en un souffle d'entre les<br />
feuilles, la forêt se referma sur elle.<br />
Vincent resta seul une fois de plus. La nuit<br />
succéda <strong>au</strong> morne crépuscule et les étoiles<br />
piquetèrent le ciel noircissant. Il était convaincu<br />
que c'était là le dernier soir de son aventure <strong>au</strong><br />
pays des elfes et pourtant...<br />
67
Bientôt le sourire j<strong>au</strong>ne du croissant de Lune se<br />
refléta dans le cours d'e<strong>au</strong> claire.<br />
Vincent huma l'air frais de cette soirée estivale<br />
avec amertume. Le monde <strong>au</strong>tour de lui était<br />
passablement flou, ses lunettes étaient perdues<br />
quelque part dans la forêt et il n'avait <strong>au</strong>cun espoir<br />
de les retrouver. Il soupira de nouve<strong>au</strong>, la tête<br />
basse.<br />
lueur/ »<br />
« Triste est l'homme sous les étoiles/<br />
Amer est son souffle, brisé est son cœur/<br />
Mais demain en son âme renaîtra la<br />
68
Vincent se redressa, intrigué par cette étrange<br />
chanson qui se mêlait <strong>au</strong> murmure des feuillages.<br />
Une douce mélodie l'accompagnait. Elle<br />
semblait venir de tout côté en même temps.<br />
Vincent sentit la peine et la lassitude le quitter, et<br />
une profonde torpeur l'envahit. Il s'étendit sur<br />
l'herbe, ferma les yeux et s'endormit paisiblement.<br />
Son sommeil ne fut <strong>au</strong>cunement troublé. C'était<br />
comme si la Forêt elle-même veillait sur lui. Et<br />
quand les premiers rayons du Soleil le tirèrent de<br />
ses songes, quel ne fut pas son étonnement en<br />
constatant qu'Alaya était penchée sur lui.<br />
− La nuit a-t-elle été douce ? demanda-t-elle.<br />
69
− Heu, oui, très douce..., répondit Vincent qui<br />
n'était pas certain d'être véritablement éveillé.<br />
Machinalement, il voulut ajuster ses lunettes, mais<br />
il réalisa qu'il ne les avait plus sur le nez. Avant<br />
même qu'il n'ait prononcé la moindre syllabe,<br />
Alaya les lui tendit.<br />
− Je les avais ramassées hier, les voici, précisa-<br />
t-elle comme si elle avait deviné la pensée de<br />
l'ethnographe.<br />
Ce dernier reprit ses lunettes sans même la<br />
remercier, à tel point il était stupéfait. Alaya lui<br />
avait <strong>au</strong>ssi apporté une miche de pain elfique dont<br />
il put régaler son estomac avide. Lorsqu'il eut<br />
terminé de déjeuner, Alaya lui demanda s'il<br />
70
pouvait marcher. Alors Vincent se leva et<br />
remarqua avec joie que sa cheville ne le faisait<br />
plus souffrir et que sa douleur à la tête s'était<br />
grandement estompée. Elle lui conseilla<br />
néanmoins de garder le bandage serré <strong>au</strong>ssi<br />
longtemps qu'il lui était possible de le supporter.<br />
− Pourquoi êtes-vous si attentionnée envers<br />
moi ? L'interrogea-t-il soudain.<br />
Alaya répondit à côté de la question par cette<br />
remarque :<br />
elle.<br />
− Je crois que tu te méprends à notre sujet, dit-<br />
71
− Et moi je crois que vous vous méprenez <strong>au</strong><br />
sujet des humains, rétorqua Vincent.<br />
− Eh bien ! Fit-elle en se dressant de toute sa<br />
noble stature, si tu crois pouvoir m'apprendre des<br />
choses que je ne sais pas encore <strong>au</strong> sujet des<br />
humains, je t'apprendrai en retour ce que tu veux<br />
savoir à propos des elfes, qu'en dis-tu ?<br />
Le Soleil faisait briller la chaînette noire <strong>au</strong><br />
front d'Alaya, et les ramages de son magnifique<br />
vêtement scintillaient de mille feux. Vincent la<br />
trouvait d'une éblouissante be<strong>au</strong>té. Il accepta sa<br />
proposition sans hésiter un seul instant. L'espoir<br />
rejaillissait en lui et il se sentait <strong>au</strong>ssi plus assuré.<br />
72
Ainsi devait débuter le vrai séjour pédagogique<br />
de Vincent avec comme préceptrice la plus belle<br />
créature de toute la forêt.<br />
Au début Alaya lui parla surtout de la Grande<br />
Forêt et de ses merveilles. Elle lui enseignait le<br />
nom des plantes, des arbres, des mousses ; elle lui<br />
montrait les anim<strong>au</strong>x s<strong>au</strong>vages, lui décrivait leurs<br />
petites manies, et lui indiquait comment éviter les<br />
dangers. Dans un second temps, Alaya entreprit<br />
d'apprendre à notre ethnographe enthousiasmé<br />
quelques usages et savoirs des elfes noirs. Elle<br />
tenta d'abord de lui inculquer les rudiments du<br />
parler elfique ainsi que les bases de l'écriture<br />
runique. Hélas Vincent, qui nourrissait ses efforts<br />
73
de toute la bonne volonté possible, progressait<br />
lentement et laborieusement. Alaya soupirait<br />
souvent et Vincent voyait bien qu'elle essayait de<br />
refouler son dédain pour se montrer plus<br />
indulgente et patiente à son égard. Au sujet de la<br />
langue, Vincent lui demanda :<br />
– Comment se fait-il que certains elfes noirs<br />
connaissent le dialecte valhessien ?<br />
− Certains d'entre nous sont plus érudits que<br />
d'<strong>au</strong>tres, voilà tout, lui répondit-elle.<br />
A la suite de quoi elle se mit à lui parler en une<br />
dizaine de langues différentes parmi lesquelles<br />
Vincent ne reconnut que la sienne et celle des<br />
hasslandiens ; et pour c<strong>au</strong>se puisque la plupart de<br />
74
ces langages avaient tout bonnement disparus des<br />
Terres Orientales.<br />
Alaya voulut <strong>au</strong>ssi instruire Vincent des arts<br />
moins spécifiques <strong>au</strong>x elfes tels que la musique, la<br />
chasse, et les armes. Au grand dam de l'exigeante<br />
Alaya, les capacités de Vincent dans chacun de<br />
ces domaines étaient plus que médiocres : à<br />
chaque fois qu'il soufflait dans une flûte ou pinçait<br />
les cordes d'une harpe, les notes produites étaient<br />
si peu mélodieuses que l'elfe se bouchait les<br />
oreilles en grognant. De même à la chasse,<br />
Vincent faisait tant de bruit en se déplaçant que sa<br />
proie détalait avant qu'il n'ait pu réagir. Et lorsque,<br />
par chance, il avait le temps de décocher une<br />
75
flèche, celle-ci manquait inévitablement sa cible.<br />
Au combat, il ne valait guère mieux : que ce soit<br />
avec le bâton ou avec la rapière, Vincent était<br />
incapable de porter adroitement un coup, ce qui<br />
exaspérait Alaya <strong>au</strong> point qu'elle l'<strong>au</strong>rait massacré<br />
si elle ne s'était pas retenue.<br />
Durant les longues p<strong>au</strong>ses, Vincent parlait des<br />
humains, de leurs habitudes, de leurs coutumes, et<br />
bien d'<strong>au</strong>tres aspects. Il illustrait toujours ses<br />
propos de nombreuses anecdotes tirées de son<br />
expérience personnelle. Mais Alaya n'écoutait que<br />
d'une oreille et ne lui accordait qu'une attention<br />
distraite. Vincent la sentait détachée et songeuse,<br />
et il remarqua bien vite qu'Alaya ne se livrait<br />
76
jamais. Elle disait sans cesse « nous <strong>au</strong>tres les<br />
elfes » et ses propos restaient toujours d'ordre très<br />
général. Elle ne citait personne en particulier et<br />
elle ne dévoilait <strong>au</strong>cun élément concernant sa<br />
propre vie, ses opinions ou bien ses sentiments<br />
propres. Vincent apprenait donc be<strong>au</strong>coup mais il<br />
avait l'impression de passer à côté de l'essentiel.<br />
Pourtant, malgré les distances, quelque chose était<br />
en train de se nouer insensiblement entre les deux<br />
êtres.<br />
L'été s'écoula et l'<strong>au</strong>tomne vint, suivi d'un hiver<br />
précoce et froid.<br />
Vincent ne voyait pas le temps passer. Parfois,<br />
Filly et Killy venaient lui rendre visite en<br />
77
compagnie d'Alaya. C'étaient les deux seuls elfes<br />
qu'il voyait régulièrement, hormis Alaya, car il<br />
n'était pas retourné <strong>au</strong> village depuis que Selden,<br />
le vieil Elfe Gris, l'avait éconduit. Ce dernier, en<br />
revanche, était loin d'avoir oublié le jeune<br />
humain. L'attitude d'Alaya envers celui-ci avait<br />
tendance à l'irriter fortement. Il ne comprenait pas<br />
pourquoi elle lui accordait <strong>au</strong>tant d'intérêt. Un<br />
soir, il tint conseil dans sa cabane avec Albram,<br />
l'impulsif Elfe Rouge qui était tenu informé du<br />
petit jeu d'Alaya par Filly et Killy.<br />
− Je me demande ce qu'Alaya a derrière la tête,<br />
dit pensivement Selden.<br />
78
− Peut-être cherche-t-elle à le domestiquer,<br />
ironisa Albram<br />
Le vieil elfe h<strong>au</strong>ssa ses ép<strong>au</strong>les tombantes.<br />
− En tout cas, sa présence est une nuisance,<br />
même à l'écart du village, dit Albram en se levant<br />
de son tabouret. Je suis d'avis qu'il f<strong>au</strong>t l'éliminer !<br />
− Ce n'est pas la peine, la rudesse de l'hiver le<br />
fera fuir.<br />
− Peut-être, mais peut-être pas. Il est tenace. Et<br />
puis qui nous dit que, s'il part, il ne reviendra pas<br />
bientôt avec toute sa famille et ses amis pour<br />
coloniser le peu de terre qu'il nous reste ? Ces<br />
79
humains sont des parasites, tu le sais mieux que<br />
moi. Il f<strong>au</strong>t donc l'éliminer !<br />
Alors qu'il prononçait ces mots, la flamme de la<br />
bougie posée sur la table brilla dans ses yeux noirs<br />
comme un incendie de forêt dans une nuit opaque.<br />
− Attendons encore, nous aviserons après<br />
l'hiver, conclut Selden et son regard se troubla.<br />
Et l'hiver fut éprouvant pour Vincent tout<br />
comme le vieil elfe l'avait prédit. La neige tomba<br />
et recouvrit bientôt la forêt d'un tapis de<br />
blancheur.<br />
Pendant cette période, Alaya devint plus<br />
distante encore. Elle visitait l'ethnographe moins<br />
80
égulièrement et seulement pour lui apporter du<br />
pain et du coac, une boisson à base de plantes<br />
dont seuls les elfes noirs avaient le secret, et qui<br />
avait la propriété d'étancher la soif en même<br />
temps qu'elle contentait l'estomac. Le seul<br />
inconvénient de ce liquide noir était que si l'on en<br />
buvait trop, il pouvait agir comme une drogue et<br />
s'avérer nocif ! Vincent en tout cas trouva cette<br />
boisson plaisante <strong>au</strong> goût et fort utile en ces temps<br />
de disette. Il complétait ses repas en chassant et en<br />
pêchant dans la rivière à l'aide d'une canne à<br />
pêche qu'il s'était fabriquée. Incontestablement, il<br />
était devenu plus débrouillard et plus aventureux.<br />
81
Les enseignements de l'Elfe Blanche s'avéraient<br />
précieux en fin de compte.<br />
Lorsqu'il n'était pas en quête de nourriture ou<br />
<strong>au</strong> bois, Vincent se plaisait à regarder les croquis<br />
qu'il avait fait d'Alaya. Sur chacun d'eux elle<br />
apparaissait droite et fière, le regard déterminé, un<br />
sourire assuré <strong>au</strong> coin des lèvres. Il y avait de la<br />
noblesse dans ses postures et dans ses airs. Et<br />
Vincent était toujours ébloui quand il la voyait<br />
dans ses habits blancs marcher sur la neige à<br />
l'approche de son campement.<br />
Ainsi passa l'hiver et vint le printemps, avec lui<br />
l'heure du départ, du retour <strong>au</strong> pays pour le jeune<br />
82
ethnographe qui avait le sentiment d'avoir passé<br />
des siècles dans la Grande Forêt.<br />
Malheureusement ce départ devait être plus<br />
douloureux et plus précipité que prévu.<br />
Ce matin-là, Vincent pêchait tranquillement<br />
tout en pensant à Alaya qu'il allait bientôt devoir<br />
quitter. Il songeait, le regard fixé sur le bout de sa<br />
ligne lorsque soudain il fut surpris par un vacarme<br />
de branche brisée que surmontait un grognement<br />
féroce. Vincent se retourna <strong>au</strong> moment ou un ours<br />
écumant de rage fondait sur lui tel une tornade,<br />
balayant <strong>au</strong> passage la tente et le campement.<br />
Vincent n'eut même pas le loisir de s'écarter de sa<br />
propre initiative : l'ours énorme le fit voler hors de<br />
83
son chemin d'un puissant coup de griffe. Il<br />
traversa ensuite le cours d'e<strong>au</strong> et disparut dans la<br />
forêt. Vincent était étendu sur les gravillons de la<br />
rive, sévèrement blessé. La douleur était si<br />
violente qu'il ne put la supporter. Il défaillit en<br />
s'imaginant que sa dernière heure était venue.<br />
Il ne sut jamais que la veille <strong>au</strong> soir, Selden et<br />
Albram s'étaient de nouve<strong>au</strong> réunis.<br />
− Cette situation a assez duré ! Déclara l'Elfe<br />
Rouge. L'hiver a passé et ce m<strong>au</strong>dit humain est<br />
encore là ! Je crois qu'il est temps que j'aille<br />
l'étendre d'une flèche bien placée !<br />
− Ne fais pas cela, malheureux ! Le retint le<br />
vieil elfe. Alaya t'en voudrait si elle l'apprenait.<br />
84
J'ai une <strong>au</strong>tre idée... acheva-t-il en caressant la tête<br />
du grand chien qui se tenait à ses côtés.<br />
Alaya n'avait pas eu vent de la conspiration qui<br />
était en cours mais, ce matin-là précisément, son<br />
intuition la mena <strong>au</strong> campement de Vincent. Elle<br />
trouva ce dernier agonisant sur la rive, la poitrine<br />
entaillée. Elle comprit tout de suite de quoi il en<br />
retournait.<br />
Il fallait faire vite sinon Vincent allait perdre la<br />
vie. Se relevant, elle prononça d'étranges paroles<br />
connues d'elle seule et alors les arbres alentour<br />
s'animèrent. Les branchages de celui qui était le<br />
plus près de la rive s'abaissèrent et il souleva le<br />
corps du mourant. Puis il le fit passer à l'arbre<br />
85
voisin qui étendait ses rame<strong>au</strong>x et ainsi de suite.<br />
De cette façon, Vincent fut transporté d'arbre en<br />
arbre jusqu'<strong>au</strong> cœur de la forêt. Là résidait un très<br />
grand arbre <strong>au</strong> tronc immense qui s'élevait d'une<br />
cuvette <strong>au</strong> creux de laquelle il baignait ses racines<br />
ancestrales.<br />
Alaya descendit la pente couverte d'herbes<br />
minces à l'instant où le dernier des arbres de la<br />
chaîne déposait le blessé dans l'e<strong>au</strong> <strong>au</strong> pied de son<br />
<strong>au</strong>guste aîné.<br />
Lorsque Vincent revint à lui, le monde avait<br />
changé : il était à demi immergé dans une e<strong>au</strong><br />
scintillante ; son corps était enlacé de racines<br />
ondulantes ; son torse meurtri était recouvert<br />
86
d'une substance couleur ambre qui évoquait la<br />
sève. Au bord de la mare se tenait Alaya. L'herbe<br />
sous ses bottes s'était mise à pousser et les tiges<br />
s'étaient doucement enroulées <strong>au</strong>tour d'elle jusqu'à<br />
atteindre ses ép<strong>au</strong>les. Ses cheveux ondoyaient<br />
dans son dos et ses yeux étaient clos. Entre ses<br />
doigts brillait une intense lueur verte.<br />
− Que m'arrive-t-il ? Suis-je mort ? S'interrogea<br />
Vincent à h<strong>au</strong>te voix.<br />
− Non, tu as la vie s<strong>au</strong>ve, et cela tu le dois à<br />
Alaya dit une voix <strong>au</strong>-dessus de lui.<br />
Vincent leva la tête et s'aperçut que le grand<br />
tronc qui le surplombait l'observait en souriant et<br />
son sourire était ridé par l'écorce.<br />
87
− Vous ! Vous êtes le Grand Pyrus ? ! Lui<br />
demanda-t-il en se souvenant de l'arbre vivant de<br />
la Forêt des Fées.<br />
− Non, je suis pour ainsi dire son père. Je suis<br />
le Vieux Sylvain, l'Esprit de la Forêt et des<br />
Plantes, et Alaya est mon Ley.<br />
Vincent ne comprenait pas tout. Son regard se<br />
porta entièrement sur l'Elfe Blanche ramagée de<br />
tiges vertes. Il sentait son cœur se réch<strong>au</strong>ffer à<br />
mesure que la douleur diminuait sous l'effet de la<br />
magie curative. Vincent fut stupéfait de voir ses<br />
blessures se refermer et se cicatriser à grande<br />
vitesse. Finalement, il ne lui resta qu'une faible<br />
marque sur la poitrine. Une fois l'opération<br />
88
terminée, Alaya rouvrit les p<strong>au</strong>pières. Elle avait<br />
l'air épuisée.<br />
Il y eut un long silence durant lequel Vincent et<br />
Alaya se regardèrent comme s'ils faisaient le point<br />
l'un sur l'<strong>au</strong>tre sans avoir à communiquer par la<br />
parole.<br />
− Vincent, dit enfin Alaya, tu dois partir sans<br />
délai. Dès que tu pourras marcher, retrouve ton<br />
campement et part, tu n'es plus en sécurité dans<br />
cette forêt. Je suis désolée...<br />
− Non, je ne peux pas partir comme ça, je ne<br />
veux pas partir comme ça ! fit Vincent dont le<br />
cœur s'était embrasé : je ne partirai pas ainsi, car...<br />
je vous aime, oui, je vous aime Alaya !<br />
89
Les grands yeux vert or de l'elfe s'écarquillèrent<br />
un instant puis se rabaissèrent. Alaya détourna<br />
légèrement la tête pour ne plus regarder<br />
l'ethnographe en face.<br />
− Je suis touchée des sentiments que tu<br />
éprouves pour moi Vincent, dit-elle calmement.<br />
Mais l'amour entre une elfe et un homme est<br />
impossible, et tu le sais bien. C'est impensable...<br />
C'est pourquoi tu dois partir, sinon ils n'<strong>au</strong>ront de<br />
cesse de te chasser. Tu as eu de la chance<br />
<strong>au</strong>jourd'hui, mais la prochaine fois, je n'arriverai<br />
peut-être pas à temps. Crois-moi Vincent, il v<strong>au</strong>t<br />
mieux que tu rentres chez toi et que tu trouves une<br />
humaine avec laquelle tu pourras te marier et qui<br />
90
t'aimera à ta juste valeur. Crois-moi. Et puis pense<br />
à tous ceux qui attendent ton retour…<br />
Vincent savait qu'elle avait raison, pourtant il se<br />
sentait déchiré.<br />
− Adieu Vincent, que la Forêt garde tes pas...<br />
Ce disant Alaya se retourna et gravit la pente,<br />
abandonnant les herbes qui glissèrent de son<br />
vêtement.<br />
Vincent l'appela une dernière fois mais elle ne<br />
se retourna pas. Elle disparut de son champ de<br />
vision. Vincent était à nouve<strong>au</strong> blessé, et cette<br />
blessure n'allait pas se cicatriser de si tôt.<br />
91
Une fois remis sur pied il fut conduit par la<br />
bienveillance de la Forêt jusqu'<strong>au</strong> lieu de son<br />
campement dévasté. Là, il récupéra tout ce qu'il<br />
pouvait et partit sans attendre, le cœur lourd, plus<br />
lourd encore que son paquetage.<br />
La nuit vint et il continua à marcher malgré le<br />
peu d'assurance qu'il y avait dans ses jambes.<br />
transporte/<br />
emporte ? »<br />
« Triste est l'homme sous les feuillages/<br />
Lourdes sont les peines qu'en son sein il<br />
Où vont-elles les joies qu'<strong>au</strong> loin son âme<br />
92
Vincent s'arrêta net. Il avait reconnu la mélodie<br />
qui l'avait bercé ce soir d'<strong>au</strong>trefois.<br />
− Qui chante ? Qui êtes-vous ? s'écria Vincent.<br />
Alors une créature mi-arbre mi-femme s'avança<br />
vers lui tout en jouant un air apaisant <strong>au</strong> moyen de<br />
son ocarina.<br />
− Qui êtes-vous ? Répéta Vincent.<br />
− Je suis Laya, la Nymphe des Bois et je<br />
t'observe depuis que tu as pénétré dans la Grande<br />
Forêt, il y a de cela presque un an... lui dit-elle.<br />
− Et que me voulez-vous ? S'enquit-il d'un ton<br />
suspicieux.<br />
93
− Je veux te venir en aide. Le chemin est semé<br />
d'embûches et il est facile de se perdre mais la<br />
Forêt n'est pas hostile envers ceux qu'elle<br />
apprécie. Je vais te donner la formule qui te<br />
permettra de retrouver ton chemin où que tu te<br />
trouves dans la Grande Forêt.<br />
Laya récita la courte incantation elfique que<br />
Vincent pouvait comprendre. Elle disait :<br />
« Bienveillante Forêt Vers Ce Lieu Guide Mes<br />
Pas ».<br />
Pour ne pas l'oublier, Vincent la nota <strong>au</strong> dos de<br />
sa petite carte.<br />
Ainsi, grâce à l'aide de la Nymphe des Bois, il<br />
put traverser la Grande Forêt sans encombres.<br />
94
Et c'est ici que s'achève le récit du journal de<br />
Vincent car, si l'histoire n'est pas encore finie, de<br />
la suite des événements le jeune ethnographe ne<br />
souhaita conserver <strong>au</strong>cune trace écrite...<br />
Vincent marcha, durant des jours il marcha de<br />
la forêt à la montagne et de la montagne à la<br />
plaine.<br />
Au matin gris du 38 de Printemps de l'année<br />
292 Depuis l'Unification, soit un an et 18 jours<br />
après son départ, il était de retour dans la ville de<br />
Blowin. Il parcourut les avenues pavées et<br />
remonta la rue dont sa maison était la terminaison.<br />
Il pénétra dans la petite cour en poussant le portail<br />
95
en fer et alla clencher la poignée de la h<strong>au</strong>te porte.<br />
Elle était fermée. Étonné, Vincent tira de sa poche<br />
la clef qu'il avait toujours gardé sur lui et il ouvrit.<br />
A l'intérieur, rien n'avait changé depuis son départ.<br />
Le hall était vide, il n'y avait ni lumière, ni<br />
chaleur, ni <strong>au</strong>cun bruit. Il n'y avait que de la<br />
poussière sur les meubles. Vincent s'avança dans<br />
le hall.<br />
− Papa ! Maman ! Je suis rentré ! Cria-t-il.<br />
Il n'eut que le silence pour réponse. Il allait<br />
lancer un second appel lorsque :<br />
dos.<br />
− Monsieur Vincent ! Dit une voix dans son<br />
96
Vincent surs<strong>au</strong>ta. Il se retourna promptement et<br />
vit la vieille Hilda, sa voisine, qui se tenait dans<br />
l'encadrement de la porte. Elle était tassée et grise,<br />
et le jour qui éclairait la rue dans son dos était gris<br />
lui <strong>au</strong>ssi.<br />
− Monsieur Vincent, c'est bien vous, je vous<br />
croyais perdu... C'est terrible, ce qui est arrivé...<br />
vos parents, le bate<strong>au</strong> il... balbutia la vieille<br />
femme.<br />
Vincent crut voir la salle s'allonger. Un<br />
effroyable pressentiment lui glaça le sang. Un<br />
frisson lui parcourut l'échine et il se sentit blêmir.<br />
Il lâcha son sac qui s'écrasa sur le carrelage en<br />
97
produisant un bruit sourd que l'écho du vide<br />
répercuta, répercuta, répercuta...<br />
Le 69 de Printemps de l'année précédente,<br />
l'Utopia qui approchait du Nouve<strong>au</strong> Continent fut<br />
prit dans la violente tempête qui battait les côtes et<br />
fut projeté contre les récifs. Il sombra sans<br />
qu'<strong>au</strong>cun de ses passagers ne puisse en réchapper.<br />
Ironie du sort, c'était presque sur ces mêmes<br />
récifs que devait s'échouer le navire royal de<br />
Victor le Conquérant, quelques neufs années plus<br />
tard. Vincent ne pouvait pas le savoir, bien sûr, et<br />
quand bien même, cela ne l'<strong>au</strong>rait guère consolé.<br />
Pour lui le 38 de Printemps devait être à jamais<br />
un jour gris...<br />
98
Vincent était désorienté, il n'avait plus ni but, ni<br />
motivation et tout l'ennuyait. Il erra longtemps<br />
entre Blowin, Kaliss, le Boudiou où vivait son<br />
fidèle ami Gustave, et Kassandra où il pouvait<br />
voir Bourma. Celui-ci, ainsi que tous les<br />
ethnographes le félicitèrent pour sa témérité et ils<br />
le prièrent de leur raconter son aventure dans les<br />
moindres détails, ce qu'il fit mais sans <strong>au</strong>cune<br />
passion. Vincent ne rédigea <strong>au</strong>cun rapport sur les<br />
elfes noirs et il ne montra point les croquis<br />
d'Alaya. Lui-même les regardait souvent en<br />
pensant à elle.<br />
Vincent s'était installé à Kaliss dans la petite<br />
maison de son enfance. De temps à <strong>au</strong>tres, il<br />
99
etournait dans la demeure de Blowin, mais il n'y<br />
séjournait pas car il ne pouvait supporter le<br />
silence et les grandes salles vides.<br />
Ainsi passèrent les jours, insipides et sans vie,<br />
quand un be<strong>au</strong> matin Vincent en eut assez. Il prit<br />
la décision qu'il avait mûrement cogitée.<br />
D'abord, il mit la maison de Blowin en vente. Il<br />
trouva rapidement un acheteur, un riche négociant<br />
de la côte qui désirait se retirer dans l'arrière pays.<br />
Celui-ci en donna un bon prix. Avec une partie de<br />
cet argent, Vincent fit transporter dans la maison<br />
de Kaliss les bibelots qu'il avait conservé, car il<br />
était très attaché à ces derniers. Ensuite, il<br />
voyagea jusqu'à Mildiou dans le Boudiou. Il<br />
100
donna alors une <strong>au</strong>tre partie de son argent à<br />
Gustave, puis il distribua la dernière part <strong>au</strong>x<br />
ethnographes après être remonté sur Kassandra.<br />
− A quoi rime tout cela ? Lui demandèrent ses<br />
amis.<br />
− Je n'ai pas besoin de cet argent, répondit<br />
Vincent, car je retourne dans la Grande Forêt et je<br />
ne reviendrai peut-être jamais.<br />
Gustave, tout comme Bourma, tentèrent par<br />
tous les moyens de l'en dissuader mais Vincent<br />
était désespéré et il ne songeait plus qu'à une<br />
chose : revoir Alaya, même si cela devait signifier<br />
sa perte.<br />
101
Il partit donc en ce début d'année 293. Il<br />
chemina jusqu'<strong>au</strong> Couloir de Singlepath et trouva<br />
l'entrée du tunnel bloquée par l'armée royale. En<br />
effet, si Vincent n'y avait <strong>au</strong>cunement prêté<br />
attention, la tension entre les deux roy<strong>au</strong>mes<br />
voisins s'était grandement accrue et le roi Victor,<br />
craignant une attaque des hasslandiens, avait<br />
préventivement fermé la seule voix d'accès. Seuls<br />
les marchands des villes du pourtour du Lac Doré<br />
étaient <strong>au</strong>torisés à franchir le tunnel et d'un côté<br />
comme de l'<strong>au</strong>tre, les contrôles étaient très stricts.<br />
Vincent fut refoulé. Mais il était déterminé à<br />
traverser la chaîne de montagnes par n'importe<br />
quel chemin. En recoupant ses connaissances en<br />
102
géographie et ses souvenirs en matière de légende,<br />
il se rappela du chemin abandonné, celui qui<br />
passait entre les Divines Chutes et s'enfonçait <strong>au</strong><br />
creux de la montagne. Vincent emprunta ce<br />
passage secret oublié de la plupart et parvint<br />
finalement à l'Ouest sur le H<strong>au</strong>t Plate<strong>au</strong> de<br />
Colapsus. De là, il descendit dans la Grande Forêt<br />
et il retrouva rapidement la Route des Elfes.<br />
Quand enfin il rejoignit l'endroit où <strong>au</strong>rait dû se<br />
trouver le village des elfes noirs, il n'y avait plus<br />
rien. Ils avaient de nouve<strong>au</strong> déménagé. Mais à la<br />
différence de son premier voyage, cette fois<br />
Vincent avait un atout pour éviter de se perdre : il<br />
avait emporté la carte de la forêt sur laquelle il<br />
103
avait noté les runes elfiques que lui avait dictées<br />
la Nymphe des Bois.<br />
− Bienveillante Forêt Vers Le Village Des Elfes<br />
Noirs Guide Mes Pas ! ! Déclara-t-il.<br />
Et alors, sans qu'il eût besoin de se soucier de<br />
l'itinéraire, la Forêt, par de multiples petits signes,<br />
lui indiqua le chemin.<br />
Il arriva bientôt <strong>au</strong> be<strong>au</strong> milieu du nouve<strong>au</strong><br />
village installé plus <strong>au</strong> Nord-Ouest de la Grande<br />
Forêt, là où le terrain s'aplatissait et où les feuilles<br />
des arbres se faisaient plus sombres. Les elfes, qui<br />
avaient déménagé exprès pour empêcher qu'il ne<br />
les retrouvât, furent stupéfaits de revoir l'incongru<br />
parmi eux. L'accueil fut bien moins cordial que la<br />
104
première fois : Vincent fut attrapé et rossé sans<br />
ménagement jusqu'à ce qu'Alaya intervienne.<br />
Une fois encore elle le porta dans sa cabane où<br />
Selden attendait. Albram fut tenu à l'écart.<br />
Lorsque que Vincent fut étendu sur le lit, Alaya<br />
le considéra un moment de ses yeux dorés avant<br />
de lui poser cette question.<br />
− Pourquoi es-tu revenu ?<br />
Vincent prit une profonde inspiration et en lui<br />
prenant la main, il lui répondit :<br />
− Parce que je voulais être <strong>au</strong>près de toi... Je<br />
t'aime Alaya, et si c'est un crime que d'aimer une<br />
elfe, alors que je sois puni, ça n'y changera rien...<br />
105
− Inconscient ! fit-elle en retirant vivement sa<br />
main.<br />
Son regard exprimait une réelle compassion<br />
mêlée de crainte.<br />
Vincent venait de mettre le feu <strong>au</strong>x poudres.<br />
Selden qui se trouvait debout dans le dos d'Alaya<br />
avait tout entendu. Il déclara alors d'une voix<br />
forte :<br />
− Impertinent ! Tu seras puni, oui ! Demain à<br />
l'<strong>au</strong>be tu seras mis à mort et Alaya sera ton<br />
bourre<strong>au</strong> ! J'ai dit !<br />
Et il frappa le sol de son bâton avant de s'en<br />
retourner annoncer la sentence.<br />
106
Alaya ferma les yeux...<br />
Ce soir-là, elle alla consulter le Grand Sylvain.<br />
Lui <strong>au</strong>ssi s'était déplacé pour suivre les elfes<br />
noirs. Il avait soulevé ses longues racines et avait<br />
marché jusqu'à un nouvel emplacement où il<br />
s'était creusé une cuvette. Il avait ensuite appelé<br />
les sources à venir couler dans le creux pour<br />
arroser ses vieilles racines et il avait <strong>au</strong>ssi invité<br />
les herbes à pousser <strong>au</strong>tour de lui le long des<br />
pentes.<br />
− Grand Sylvain, je t'en prie, aide-moi, le<br />
supplia Alaya à genoux entre ses racines. Que<br />
dois-je faire ?<br />
107
− Dis-moi plutôt ce que tu voudrais faire, dit<br />
l'arbre.<br />
− Je ne veux pas tuer cet homme, Vincent, mais<br />
je ne veux pas non plus décevoir les miens en<br />
agissant comme une enfant capricieuse... Je ne<br />
sais vraiment pas comment faire.<br />
− Tu l'aimes, n'est-ce pas ?<br />
− Non ! Surs<strong>au</strong>ta-t-elle. Enfin, je ne sais pas...<br />
C'est un humain et...<br />
− Tu es une elfe, c'est ça ?<br />
− Oui, nous sommes différents.<br />
− Vous êtes différents en apparence, mais ne<br />
respirez-vous pas le même air ? Ne buvez-vous<br />
108
pas la même e<strong>au</strong> ? N'êtes-vous pas nés sous le<br />
Soleil tout comme les oise<strong>au</strong>x, les arbres et toutes<br />
les créatures de ce Monde.<br />
− Si, mais...<br />
Alaya était troublée. Le Grand Sylvain l'enlaça<br />
de ses racines et la souleva légèrement du sol pour<br />
la porter à sa h<strong>au</strong>teur.<br />
− Alaya, il y a une lumière qui brille en toi, dit-<br />
il. Il y a une lumière qui brille en chaque être. Si<br />
tu peux la voir, alors tu s<strong>au</strong>ras quoi faire.<br />
Le lendemain, Vincent fut attaché à un piquet<br />
sur une estrade construite en vitesse pour<br />
l'occasion. Toute la population du village, soit<br />
109
environ deux cent âmes, s'était réunie pour<br />
assister à l'exécution du condamné. Celui-ci était<br />
impassible, résigné à recevoir son châtiment.<br />
Quand Alaya fit son apparition, elle tenait dans<br />
la main une dague, ou plus exactement un kriss,<br />
gravé de runes. Elle grimpa sur l'estrade,<br />
s'approcha de Vincent et, sans sourciller, elle<br />
plaça la lame sous la gorge de ce dernier. D'un<br />
geste incisif elle <strong>au</strong>rait pu mettre fin à toute cette<br />
histoire.<br />
Elle plongea son regard dans celui de Vincent.<br />
Il n'y avait ni peur ni colère dans les yeux de<br />
l'homme. Il n'y avait que de la tristesse et de<br />
110
l'amour mêlé. Et il y avait cette lueur, cette<br />
brillante lueur, cet éclat de lumière qu'est la vie.<br />
Alaya ne put se résoudre à l'éteindre : elle laissa<br />
tomber le kriss. Tous les elfes affichèrent une<br />
certaine surprise. Alors Alaya se retourna et dit :<br />
− Je ne le tuerai pas, je n'ai <strong>au</strong>cune raison de le<br />
tuer, il ne nous a rien fait de mal !<br />
dit.<br />
Et elle répéta ce que le Grand Sylvain lui avait<br />
Le public était choqué, mais tous ne<br />
réagissaient pas de la même manière : certains<br />
étaient touché par les paroles d'Alaya et pensaient<br />
qu'elle avait raison ; d'<strong>au</strong>tres étaient tout<br />
111
onnement outrés ; Selden ne disait rien ; quant à<br />
Albram, il était carrément excédé. Il empoigna un<br />
arc et une flèche et s'écria :<br />
− Si tu ne le tues pas, c'est moi qui vais le<br />
faire !<br />
Il banda l'arc.<br />
− Non ! Cria Alaya en tendant le bras.<br />
Au moment où Albram allait décocher, le lierre<br />
qui poussait à proximité se souleva et s'enroula<br />
<strong>au</strong>tour du bras de l'elfe, retenant en même temps<br />
la main et la flèche.<br />
Il y eut un pesant silence durant lequel les<br />
regards allaient successivement de l'Elfe Rouge à<br />
112
la fière Elfe Blanche. Enfin Albram céda : il<br />
détendit son arc et déclara :<br />
− Je vois... Si telle est la décision de notre<br />
princesse je n'ai plus rien à faire ici !<br />
Et il s'en alla dans la forêt. Selden, lui, retourna<br />
sans un mot dans sa cabane comme s'il avait<br />
abandonné sa fonction de chef.<br />
Alaya se crispa. Un grand tumulte agitait<br />
maintenant la commun<strong>au</strong>té des elfes noirs.<br />
Elle détacha Vincent.<br />
− Tout ceci est ma f<strong>au</strong>te, dit-il. Pourquoi ne<br />
m'as-tu pas tué ?<br />
113
− Tu le sais, lança-t-elle en le foudroyant du<br />
regard.<br />
Vincent se tut.<br />
− Tu devrais t'écarter un moment du village<br />
avant d'être pris à partie, lui conseilla-t-elle avant<br />
de disparaître à la poursuite d'Albram.<br />
Vincent s'en fut à une bonne distance du village<br />
où la tension était à son comble. Il était conscient<br />
d'avoir semé la zizanie. Alaya était à présent dans<br />
une position inconfortable par sa f<strong>au</strong>te et il s'en<br />
voulait. Il avait été gracié par la bonté de la belle<br />
Elfe Blanche et il lui devait la vie, mais que<br />
pouvait-il faire pour la tirer d'affaire ?<br />
114
Alors qu'il réfléchissait, une main le saisit à<br />
l'avant-bras. Vincent tressaillit : c'était le terrible<br />
Elfe Rouge <strong>au</strong> regard assassin.<br />
− Tu viens avec moi ! Gronda-t-il en le tirant<br />
par le bras.<br />
Il l'emmena jusqu'à un endroit dégagé, éclairé<br />
par les rayons du Soleil qui perçait par une trouée<br />
dans les feuillages. Là, il jeta Vincent à terre et<br />
planta une rapière devant lui.<br />
− Alaya et moi sommes de H<strong>au</strong>ts Elfes, dit<br />
Albram. Nous sommes les héritiers de la plus<br />
noble des lignées, nous sommes les descendants<br />
des Neuf qui naquirent des racines du Premier des<br />
Arbres ! Elle et moi sommes de sang noble et<br />
115
nous sommes destinés l'un à l'<strong>au</strong>tre, et toi,<br />
insignifiant vermisse<strong>au</strong>, tu crois pouvoir conquérir<br />
ma fiancée ? ! Si tel est vraiment ton but,<br />
misérable, alors lève-toi et bats-toi ! Nous verrons<br />
lequel d'entre nous mérite ses faveurs ! En garde !<br />
Vincent savait qu'il n'avait <strong>au</strong>cune chance de<br />
battre Albram, pourtant il releva le défi avec une<br />
forte détermination. Il allait mourir, mais ce serait<br />
l'épée <strong>au</strong> poing pour celle qui représentait l'ultime<br />
sens de son existence.<br />
Le combat ne dura que cinq secondes : en deux<br />
temps, trois mouvements, Vincent fut sur le dos,<br />
désarmé, à la merci de son adversaire. Celui-ci<br />
leva sa rapière pour lui assener le coup de grâce.<br />
116
C'est alors que les herbes se mirent à pousser<br />
subitement, immobilisant l'Elfe Rouge juste à<br />
temps.<br />
− Arrête Albram ! dit une voix.<br />
C'était Alaya : elle était postée sur une branche<br />
à quelques pas de distance.<br />
− Ne me retiens pas Alaya ! S'emporta l'elfe. Je<br />
vais le tuer ! Il ne te mérite pas ! Tu es ma<br />
promise ! Tu es à moi ! ! !<br />
En faisant un violent effort, il parvint à<br />
déraciner les herbes qui étaient accrochées à lui et,<br />
en un éclair, la rapière déchira l'air.<br />
CLING ! !<br />
117
Alaya s'était élancée et, de sa lame agile, elle<br />
avait paré le coup. Les deux elfes étaient<br />
maintenant face à face, lame contre lame.<br />
− Je ne suis à personne, je suis libre et je n'ai<br />
<strong>au</strong>cun maître, rétorqua calmement Alaya.<br />
D'un geste elle repoussa l'Elfe Rouge.<br />
− Tu es m<strong>au</strong>vais Albram...<br />
A ces mots, le visage de ce dernier se<br />
décomposa : son air méchant et h<strong>au</strong>tain céda la<br />
place <strong>au</strong> désarroi et à la frustration. Il recula en<br />
secouant la tête :<br />
− Non, c'est lui qui est m<strong>au</strong>vais, ce sont les<br />
humains qui sont m<strong>au</strong>vais...<br />
118
Vincent s'était relevé. En observant Albram il<br />
crut voir des larmes dans ses yeux noirs.<br />
− Nous étions <strong>au</strong>trefois de bons seigneurs<br />
envers eux, continua-t-il, et qu'ont-ils fait en<br />
retour ? Ils nous ont chassé et nous ont pris nos<br />
terres, nos trésors et notre honneur ! Et voilà<br />
qu'<strong>au</strong>jourd'hui celui-ci vient me prendre ma bien-<br />
aimée. Mais il y a une chose qu'<strong>au</strong>cun ne me<br />
volera, c'est ma fierté !<br />
Et ce disant il se dressa avec une noblesse<br />
retrouvée :<br />
− Je te le prédis, fit-il à l'adresse de Vincent, un<br />
jour tous les elfes se réveilleront et ils reprendront<br />
119
ce qui est à eux, et les hommes seront à nouve<strong>au</strong><br />
nos vass<strong>au</strong>x !<br />
Il rengaina sa colère, et fixant son regard sur<br />
l'Elfe Blanche, il la salua en elfique.<br />
− Adieu Alaya... Je partirai demain pour les<br />
Terres du Milieu puisque tu ne veux pas de moi<br />
comme prince. Mais je t'en conjure, méfie-toi de<br />
cet homme. Adieu...<br />
Et il s'en retourna <strong>au</strong> village.<br />
Alaya resta seule avec Vincent.<br />
− Tu m'as s<strong>au</strong>vé deux fois la vie en une seule<br />
journée, comment pourrai-je jamais t'en être assez<br />
reconnaissant ? demanda-t-il.<br />
120
− Eh bien, pour t'acquitter de ta première dette,<br />
tu promettras d'être toujours loyal et fidèle envers<br />
moi, et tu t'offriras à mon service. Pour la seconde<br />
dette, nous verrons le moment opportun. Je<br />
préfère la garder pour te contraindre.<br />
Vincent accepta cette servitude comme un<br />
grand honneur. Il jura, à genoux devant la h<strong>au</strong>te et<br />
noble elfe et lorsqu'il se releva, elle le gratifia d'un<br />
sourire discret. Elle ne comptait pas laisser le<br />
jeune homme prendre son cœur si facilement. Et<br />
puis de nombreux tourments troublaient son<br />
esprit. Dès l'<strong>au</strong>be du lendemain, Albram et une<br />
soixantaine d'elfes qui lui étaient le plus fidèles,<br />
quittèrent le village pour entreprendre un long<br />
121
voyage en direction de l'Ouest, vers le désert où<br />
s'étaient exilés nombre de leurs semblables. Ils<br />
furent salués avec un enthousiasme mitigé car il y<br />
en avait be<strong>au</strong>coup, parmi ceux qui restaient, qui<br />
ne comprenaient pas les raisons d'un départ si<br />
brusque de l'estimé Elfe Rouge.<br />
Selden ne fit <strong>au</strong>cun commentaire. Depuis<br />
l'incident de la veille il avait décidé de ne plus<br />
adresser la parole à quiconque et surtout pas à sa<br />
fille. Ce mutisme, chez les elfes, était synonyme<br />
d'un profond mécontentement. Il voyait d'un très<br />
m<strong>au</strong>vais œil que Vincent restât en leur compagnie.<br />
Il ne donna cependant <strong>au</strong>cune consigne sur le<br />
sujet puisque, implicitement, il avait cédé sa place<br />
122
de chef à Alaya et il n'avait de fait plus <strong>au</strong>torité<br />
pour juger des affaires du village.<br />
Les choses changeaient dans la Grande Forêt,<br />
mais <strong>au</strong> dehors <strong>au</strong>ssi il y avait du changement : les<br />
armées hasslandiennes se mobilisaient pour parer<br />
l'invasion imminente des troupes valhessiennes.<br />
En effet, le roi Victor avait décidé de prendre<br />
l'initiative en déclenchant le conflit latent qui le<br />
turlupinait depuis longtemps. Il était résolu à<br />
élargir son roy<strong>au</strong>me à l'Ouest de la Grande Chaîne<br />
de l'Hesso et à clouer le bec de son rival<br />
occidental une bonne fois pour toutes. Ainsi, dès<br />
l'<strong>au</strong>tomne de l'année 293, les armées<br />
123
valhessiennes se déversèrent des montagnes et<br />
prirent toutes les régions <strong>au</strong> Sud du Lac Doré.<br />
La guerre était déclarée et elle allait durer cinq<br />
longues années. Durant ces cinq années Vincent<br />
apprit à vivre parmi les elfes. On ne peut pas dire<br />
qu'il s'intégrât véritablement, mais les elfes noirs<br />
finirent par tolérer sa présence et la plupart ne<br />
refusaient pas de discuter avec lui. Alaya lui<br />
inculqua leurs pratiques et Vincent vécut selon<br />
leurs mœurs. Il perfectionna son parler elfique et<br />
sa connaissance des runes. Il fit de considérables<br />
progrès en musique et s'améliora grandement <strong>au</strong><br />
maniement de la rapière. Il n'y a qu'à la chasse<br />
qu'il demeurait pitoyable. En tant que serviteur<br />
124
officiel de l'Elfe Blanche, il était avec elle en<br />
permanence et avec le temps, ils s'apprécièrent de<br />
plus en plus.<br />
Vincent ne comptait plus les années qui<br />
s'écoulaient. Il avait repris goût à la vie et il avait<br />
be<strong>au</strong>coup mûri : le jeune ethnographe passionné<br />
était devenu un homme. Il se demandait<br />
seulement quand Alaya allait se décider à lui<br />
livrer ses sentiments. Les saisons s'enchaînaient,<br />
et le moment vint alors que Vincent ne l'attendait<br />
plus.<br />
Un soir, à l'avant-veille d'un nouve<strong>au</strong><br />
printemps, Vincent trouva Alaya assise seule sur<br />
une branche en train de jouer de la flûte. L'air<br />
125
qu'elle jouait était d'une profonde be<strong>au</strong>té mais il<br />
était <strong>au</strong>ssi empreint d'une non moins profonde<br />
mélancolie.<br />
− Quel est cet air ? Lui demanda-t-il.<br />
Alaya s'arrêta et le contempla du h<strong>au</strong>t de sa<br />
branche :<br />
− On l'appelle la Chanson des Terres d'Antan,<br />
répondit-elle.<br />
− Je la trouve magnifique. De quoi parle-t-<br />
elle ?<br />
− Elle évoque les terres luxuriantes et paisibles<br />
qu'habitaient les elfes <strong>au</strong>trefois, celles qui<br />
126
s'étendaient <strong>au</strong> pied de Veya, le Premier des<br />
Arbres.<br />
− Est-ce celui dont parle la Légende de la<br />
Larme de Vie ?<br />
− Tu connais cette légende ? S'étonna Alaya.<br />
− Oui, enfin, j'en connais des bribes que j'ai<br />
lues dans les livres, avoua Vincent. J'aimerais<br />
be<strong>au</strong>coup que tu m'en dises plus.<br />
− C'est une très vieille légende qui raconte qu'à<br />
l'Origine le Monde était un désert sec et désolé<br />
qu'une larme tombée du ciel transforma en jardin.<br />
Là où était tombée cette larme poussa Veya, le<br />
127
Premier des Arbres. C'est lui qui donna naissance<br />
<strong>au</strong>x Neuf Premiers Elfes.<br />
− Cette histoire est merveilleuse, dit Vincent.<br />
Alaya sourit. Elle s<strong>au</strong>ta de sa branche et vint le<br />
rejoindre. Vincent décela dans son attitude et dans<br />
son regard quelque chose d'inhabituel.<br />
− Tout va bien ? L'interrogea-t-il.<br />
Alaya hésita.<br />
− Vincent, il f<strong>au</strong>t que je te dise...<br />
− Quoi donc ? S'inquiéta l'intéressé.<br />
− Je ne te veux plus comme serviteur...<br />
− Hein ? ! Mais pourquoi ? Qu'ai-je...<br />
128
− Je te veux comme compagnon.<br />
Vincent en eut le souffle coupé. Il ne sut quoi<br />
dire. Le moment qu'il avait tant attendu était enfin<br />
arrivé.<br />
− Veux-tu de moi comme compagne ? Lui<br />
demanda-t-elle solennellement.<br />
− Ce serait pour moi le plus grand bonheur <strong>au</strong><br />
monde, dit-il en essayant de ne pas paraître trop<br />
ému.<br />
Alaya hocha la tête :<br />
− Je dois néanmoins t'imposer une dernière<br />
épreuve. Rejoins-moi à cet endroit demain dès<br />
que tu seras prêt.<br />
129
Ce qu'il fit, non sans une certaine appréhension.<br />
De plus, ce dernier jour d'hiver, le ciel était bas et<br />
les nuages lourds de pluie crachouillaient de<br />
temps à <strong>au</strong>tre sur les feuillages de la forêt, ce qui<br />
n'était pas pour enjouer notre ethnographe. Quand<br />
il arriva <strong>au</strong> lieu de rendez-vous, Alaya l'attendait<br />
déjà depuis un long moment. Elle était droite et<br />
ferme, et devant elle était plantée sa rapière. Dix<br />
mètres plus loin était celle de Vincent.<br />
− Qu'est-ce que ça veut dire ? S'enquit-il.<br />
Alors Alaya tira sa lame du sol.<br />
− Je te provoque en duel ! Déclara-t-elle d'une<br />
voix claire et forte, si tu veux prouver que tu es<br />
digne d'être mon compagnon, tu dois me battre en<br />
130
combat singulier ! Et je te préviens, je ne<br />
retiendrai pas mes coups !<br />
Vincent pensait que ce n'était qu'une m<strong>au</strong>vaise<br />
plaisanterie, du moins c'était ce qu'il <strong>au</strong>rait<br />
préféré. Mais l'Elfe Blanche avait l'air très<br />
sérieuse. Il ramassa son arme.<br />
− En garde ! S'écria Alaya avant de fondre sur<br />
Vincent comme la foudre sur un arbre.<br />
Celui-ci fut pris dans une tornade de coups qu'il<br />
avait bien du mal à parer.<br />
− A quoi rime tout cela ? Disait-il. Je ne veux<br />
pas me battre contre toi !<br />
131
− Si les sentiments que tu éprouves pour moi<br />
sont véritables, alors tu te battras, rétorqua l'elfe.<br />
Montre-moi ta valeur !<br />
Vincent avait clairement saisi l'enjeu : il avait le<br />
choix entre mourir transpercé ou vaincre et<br />
remporter l'estime de sa bien-aimée. C'était plus<br />
que sa propre existence qui se jouait en cet<br />
instant. Réalisant cela, Vincent redoubla d'énergie.<br />
C'était tout son être qu'il envoyait à l'ass<strong>au</strong>t. Ce<br />
jour-là il se battit avec <strong>au</strong>tant de courage et<br />
d'agilité que l'eut fait un elfe aguerri. Et<br />
finalement, en un ultime coup à la fois prompt et<br />
habile, il parvint à faire tournoyer la rapière hors<br />
de la main de l'Elfe Blanche.<br />
132
La pluie cessa, les nuages suspendirent leur<br />
course, la forêt se tut, le vent s'arrêta, le monde<br />
s'immobilisa : Alaya la Noble était tenue en<br />
respect par la pointe de la lame de Vincent.<br />
− Ce n'est pas juste, dit-il enfin, tu t'es laissée<br />
battre.<br />
− Peut-être, mais peut-être pas, fit-elle en<br />
laissant planer le doute pour ne pas avoir à<br />
reconnaître sa défaite. En tout cas, tu es le premier<br />
homme à venir à bout d'une elfe.<br />
Elle s'approcha de Vincent d'un pas léger.<br />
Celui-ci remarqua qu'une brillance nouvelle était<br />
dans les yeux d'Alaya. Il laissa tomber la rapière.<br />
133
Lorsqu'elle fut assez proche, Alaya prit la main de<br />
Vincent entre les siennes et la porta sous son sein :<br />
− Je t'offre mon cœur, tu l'as mérité...<br />
− Alaya… souffla Vincent.<br />
Et ils s'étreignirent.<br />
Alors le Soleil lui-même écarta les nuages pour<br />
illuminer de son or l'un des plus merveilleux<br />
événements qu'aient connues les Terres<br />
Orientales : l'union entre une elfe et un homme !<br />
Hélas, hélas, cette union ne fut pas du goût de<br />
tous. Quand Alaya annonça que Vincent était son<br />
compagnon, be<strong>au</strong>coup bondirent, et lorsqu'elle<br />
134
avoua quelques temps plus tard qu'elle était<br />
enceinte, ce fut le coup de grâce.<br />
− Tu as accordé ton unique enfant à un<br />
homme ! S'exaspéra Selden. Tu as livré ton noble<br />
sang d'elfe <strong>au</strong> métissage ! C'est pure folie !<br />
− C'est ainsi, dit fermement Alaya.<br />
− Qu'il en soit ainsi, alors, puisque tel est ton<br />
choix !<br />
Par la suite, le vieil Elfe Gris et la belle Elfe<br />
Blanche n'abordèrent plus jamais le sujet.<br />
Une nouvelle compagnie d'une cinquantaine<br />
d'elfes noirs quitta le village peu après. Alaya était<br />
affligée que ses semblables ne veuillent pas<br />
135
comprendre qu'elle puisse être heureuse avec un<br />
homme.<br />
En fin de compte, ceux qui restèrent étaient<br />
ceux des elfes noirs qui étaient les plus tolérants et<br />
les plus attachés à leur chère princesse, de sorte<br />
que les jours qui s'écoulèrent ensuite furent les<br />
plus tranquilles et les plus joyeux depuis bien des<br />
années.<br />
Et puis vint l'année 298.<br />
De cette année, les livres d'histoire ne devaient<br />
retenir qu'une chose : la déroute des hasslandiens<br />
et la victoire du roi Victor le Conquérant.<br />
Équipées grâce <strong>au</strong>x fonds prêtés par le duc de<br />
Stanse, les armées valhessiennes avaient pu<br />
136
prendre un avantage décisif dans la guerre qui<br />
s'enlisait.<br />
Ainsi fut brisé à la fin de l'hiver le siège de la<br />
ville de Krass et les derniers bataillons de<br />
chevaliers hasslandiens poursuivis loin dans la<br />
Grande Forêt.<br />
La guerre s'acheva par le Traité de Tortillas qui<br />
divisa arbitrairement la Grande Forêt en deux<br />
parties le long d'une frontière rectiligne purement<br />
imaginaire : toutes les terres qui se trouvaient à<br />
l'Est de cette ligne furent attribuées <strong>au</strong> Roy<strong>au</strong>me<br />
de Valhesso, et celles qui étaient à l'Ouest<br />
restèrent la propriété du Roy<strong>au</strong>me d'Hassland.<br />
137
Mais ce que les historiens oublièrent, c'est que<br />
cette année fut exceptionnelle pour ce qu'elle<br />
marqua la naissance, le 1 er de Printemps, d'un être<br />
unique, fruit de l'amour entre une elfe et un<br />
homme, et dont le nom devait pourtant être un<br />
jour inscrit en lettres d'or dans leurs livres : cette<br />
enfant, Vincent et Alaya la nommèrent <strong>Naïla</strong> !<br />
138
La vieille légende<br />
La nuit était tombée sur la Terre Dévastée des<br />
Elfes Noirs. Déjà la sombre masse des nuages<br />
venus de l'Ouest commençait à envahir<br />
silencieusement le ciel, voilant l'éclat timide des<br />
étoiles. L'obscurité régnait et <strong>au</strong>cune lumière ne<br />
semblait pouvoir contester sa domination, si ce<br />
n'est, peut-être, cette lueur orangée, mais elle était<br />
si petite comparée à l'immensité nocturne…<br />
Selden avait mené les voyageurs dans sa<br />
cabane située à deux pas de la cuvette du Grand<br />
Sylvain. Il avait ensuite allumé le feu et placé le<br />
139
ch<strong>au</strong>dron <strong>au</strong>-dessus, lequel ch<strong>au</strong>dron contenait<br />
une espèce de mélasse verte qui devait leur servir<br />
de repas. Tout ceci, le vieil Elfe Gris l'avait fait<br />
sans prononcer une seule parole. Selden était peu<br />
loquace et les années de solitude avaient aggravé<br />
son mutisme de sorte qu'il <strong>au</strong>rait rendu fou plus<br />
d'un angoissé du silence.<br />
Toute son attention était portée sur <strong>Naïla</strong> : il<br />
suivait chacun de ses gestes, détaillait chacune de<br />
ses expressions, écoutait chaque parole qui sortait<br />
de sa bouche. Cela, il le faisait de loin en feignant<br />
d'afficher un air détaché. En fait, il cherchait à<br />
reconnaître chez <strong>Naïla</strong> les traits de celle qui fut sa<br />
fille, la fière Alaya.<br />
140
Pendant ce temps, <strong>Naïla</strong> tentait de raconter à<br />
son père son incroyable périple, mais son récit<br />
était désordonné, elle revenait souvent en arrière<br />
et, <strong>au</strong> bout du compte, Vincent avait bien du mal à<br />
la suivre. <strong>Naïla</strong> avait be<strong>au</strong>coup de choses à dire et<br />
be<strong>au</strong>coup de questions à poser mais Vincent<br />
parvint à la convaincre que les réponses<br />
viendraient après une bonne nuit de sommeil.<br />
Selden servit la bouillie verte (un mélange<br />
d'herbes, de racines et de vieux champignons)<br />
dans des <strong>au</strong>ges <strong>au</strong>ssi vieilles et tordues que lui,<br />
puis chacun s'installa comme il put pour manger à<br />
son aise.<br />
141
En effet, il n'y avait pas de table car la cabane<br />
de l'<strong>au</strong>guste elfe était trop exiguë pour contenir un<br />
tel meuble. Un fût de chêne coupé en guise de<br />
tabouret, quelques casseroles empilées dans un<br />
coin, des sacs d'herbe et de champignons<br />
odorants, un lit de paille et une antique couverture<br />
à moitié déchirée, c'était tout ce que contenait<br />
l'unique pièce de la cabane.<br />
Selden vivait dans le dénuement et l'<strong>au</strong>stérité, et<br />
il n'avait que faire que la pluie s'infiltrât dans sa<br />
baraque par les jours du plafond. En vérité,<br />
presque plus rien n'avait d'importance pour lui,<br />
c'est pourquoi il ne s'offusqua nullement du peu<br />
de succès que rencontrait sa purée verdâtre.<br />
142
Vincent avait l'estomac noué depuis leur arrivée<br />
sur la Terre des Elfes Noirs et, de fait, il ne<br />
mangeait quasiment pas ; <strong>Naïla</strong> avait l'esprit trop<br />
occupé pour se soucier de la nourriture ; Alise<br />
trouvait ce plat assez à son goût mais elle avait un<br />
petit appétit ; Mika jurait dans sa langue natal car,<br />
une fois de plus, elle avait l'<strong>au</strong>ge trouée et la purée<br />
sur les genoux. En fin de compte, seul Flamy<br />
mangea vraiment. Du moment que c'était ch<strong>au</strong>d et<br />
servi dans une assiette, il ne faisait pas la fine<br />
gueule. Il termina même de manger la part de<br />
ceux qui avaient abandonné leur <strong>au</strong>ge puis, repus,<br />
il alla se coucher en rond presque sur les braises et<br />
s'endormit en ronflant lourdement.<br />
143
Après le repas, il n'y eut pas de discussion. Une<br />
pesante fatigue abaissait les p<strong>au</strong>pières et liait les<br />
langues.<br />
Mika, qui n'aimait pas être confinée, décida<br />
d'aller dormir à la belle étoile comme elle l'avait<br />
fait les nuits précédentes. Elle se leva en baillant,<br />
fit un clin d'œil à la petite <strong>Naïla</strong> blottie <strong>au</strong> creux<br />
des bras de son père, et sortit en lançant un vague<br />
« good night ». En sortant, Mika manqua de<br />
trébucher sur l'Esprit des Anim<strong>au</strong>x qui, sous la<br />
forme d'un grand chien, montait la garde devant la<br />
porte.<br />
− Où vas-tu Mika ? L'interrogea-t-il.<br />
− Me coucher, pardi ! Répondit l'aventurière.<br />
144
− Ne va pas trop loin, il y a un danger qui rôde,<br />
je le sens...<br />
Mika hocha les ép<strong>au</strong>les sans accorder<br />
d'importance à la mise en garde de Beast. Elle<br />
dormait toujours avec sa fidèle lance Féryl dont la<br />
simple présence à ses côtés suffisait, selon elle, à<br />
tenir les ennemis éloignés.<br />
A l'intérieur de la cabane, Selden s'était assis<br />
sur le tabouret, enroulé dans sa vieille couverture.<br />
<strong>Naïla</strong> le regardait faire quand ses yeux croisèrent<br />
ceux du vieil elfe. Ils se fixèrent durant plusieurs<br />
longues secondes. Le regard de Selden était<br />
intense, il ne fermait pas les p<strong>au</strong>pières. Enfin, il<br />
145
soupira et <strong>Naïla</strong> profita de ce léger mouvement<br />
pour détourner les yeux.<br />
Son cœur était troublé : d'une part, elle avait<br />
fait un long et périlleux voyage pour retrouver sa<br />
mère, or de celle-ci il ne restait plus qu'un corps<br />
sans vie conservé dans une perle de sève. D'<strong>au</strong>tre<br />
part, elle venait de faire la connaissance de son<br />
grand-père qu'elle trouvait gris, froid et triste<br />
comme une journée d'hiver sous la pluie.<br />
Cependant, malgré ses tourments, elle était<br />
heureuse et rassurée de retrouver le réconfort des<br />
bras de son père. Elle ne tarda pas à s'endormir.<br />
Alise était assise en face d'eux sur la paille, la<br />
tête posée sur les genoux. Elle semblait pensive.<br />
146
Un sentiment aigre-doux comme son cœur savait<br />
si bien les faire mijoter en elle : deux cuillerées de<br />
joie et de satisfaction à voir <strong>Naïla</strong> si heureuse ;<br />
une pincée de frustration s<strong>au</strong>poudrée d'un peu de<br />
jalousie de ne pas pouvoir partager ce bonheur ;<br />
un brin de mélancolie ; une dose de m<strong>au</strong>vaise<br />
conscience pour lier le tout et voilà la buée <strong>au</strong>x<br />
yeux roses de la petite fée. Alise enfonça sa tête<br />
entre ses genoux. Vincent remarqua qu'elle se<br />
recroquevillait. Il savait à quel point les fées<br />
étaient sensibles, et il devinait quel pouvait être le<br />
problème, bien qu'il fut loin d'imaginer la<br />
complexité du cœur de celle-ci.<br />
147
− Tu t'appelles Alise, c'est ça ? demanda-t-il<br />
soudain.<br />
Alise surs<strong>au</strong>ta.<br />
− Heu, oui, c'est... mon nom, balbutia-t-elle de<br />
surprise.<br />
Vincent hocha la tête doucement.<br />
− Eh bien Alise, est-ce que tu veux venir te<br />
coucher <strong>au</strong>près de <strong>Naïla</strong> ? Je peux te laisser la<br />
place, proposa-t-il.<br />
− Oh, non, non, non, c'est pas la peine, répondit<br />
Alise en secouant les mains. Je vais me coucher,<br />
heu, là ! Avec Flamy ! Fit-elle en montrant du<br />
148
doigt le tas d'écailles rouge argent. Ne vous en<br />
faites pas pour moi, Monsieur Vincent !<br />
Ce disant, elle prit son envol, alla rejoindre le<br />
dragonnet ronfleur et s'étendit <strong>au</strong>près de lui.<br />
− Comme tu préfères, conclut Vincent, mais je<br />
t'en prie, ne m'appelle pas « Monsieur », c'est trop<br />
formel.<br />
− D'accord, acquiesça la fée qui, pour une<br />
raison qu'elle ne savait pas elle-même, se sentait<br />
impressionnée par Vincent.<br />
Celui-ci se souvint avoir entendu qu'Alise<br />
venait du Bois des Fées du Boudiou. Il l'invita<br />
donc à lui parler du Bois, de ses sœurs et du<br />
149
Grand Pyrus. Cette proposition enchanta la petite<br />
fée qui s'endormit en réfléchissant à ce qu'elle<br />
allait pouvoir raconter à l'ethnographe dès le<br />
lendemain.<br />
Vincent souriait. Il était adossé <strong>au</strong>x planches<br />
mal agencées de la cabane et il serrait doucement<br />
<strong>Naïla</strong> contre lui. Il était soulagé de la voir en<br />
bonne santé. Il avait même l'impression qu'elle<br />
avait grandi, ou que quelque chose en elle avait<br />
changé, mais il ne pouvait définir exactement ce<br />
que c'était. D'un geste lent, il chassa la mèche de<br />
cheveux dorés qui s'était glissée sur la figure<br />
angélique de sa fille, son trésor, sa seule et unique<br />
raison d'être encore de ce monde.<br />
150
Ses yeux se plissèrent.<br />
Tout d'un coup, un cri fit bondir son cœur. Il<br />
venait du dehors. Vincent tendit l'oreille tout en<br />
étreignant <strong>Naïla</strong>. Son œil anxieux se tourna vers la<br />
porte. Il tressaillit de nouve<strong>au</strong> en entendant les<br />
cris se rapprocher : c'étaient des cris de rage, des<br />
cris de douleur <strong>au</strong>xquels se mêlait le bruit glacial<br />
des lames qui s'entrechoquaient.<br />
− Ils arrivent... souffla Vincent.<br />
La sueur perlait sur son front car il faisait<br />
subitement très ch<strong>au</strong>d dans la cabane. Vincent se<br />
leva, déposa <strong>Naïla</strong> sur la paille avec préc<strong>au</strong>tion et<br />
se dirigea vers la porte.<br />
151
− Surtout, ne bouge pas d'ici, dit-il à sa fille<br />
endormie. Je vais voir ce qui se passe, je reviens<br />
tout de suite.<br />
Ce disant, il poussa la porte. A l'extérieur, il vit<br />
des flammes, ni lointaines ni proches, desquelles<br />
s'élevait une épaisse fumée noire. Il distinguait<br />
clairement les cris : ils étaient r<strong>au</strong>ques et<br />
s<strong>au</strong>vages, et parmi eux, il crut reconnaître son<br />
nom. Oui, quelqu'un l'appelait <strong>au</strong> secours ! Alors<br />
Vincent s'avança, bientôt il se mit à courir mais un<br />
vent de ténèbres s'était levé, qui chassa les voix <strong>au</strong><br />
loin. Maintenant, il s'était retourné pour pousser la<br />
fuligineuse flamme en direction de Vincent.<br />
Celui-ci toussa et cracha : la fumée âcre lui brûlait<br />
152
les narines, déchirait ses poumons et faisait<br />
pleurer ses yeux. Vincent ne pouvait la supporter.<br />
Il fit demi-tour et retourna précipitamment à la<br />
cabane. Il chercha <strong>Naïla</strong>, mais celle-ci avait<br />
disparu.<br />
− <strong>Naïla</strong> ! <strong>Naïla</strong> ! Criait-il désespérément.<br />
Malheur, je l'ai encore abandonné et elle est<br />
partie ! Que puis-je faire à présent ?<br />
A peine eut-il terminé sa phrase que l'odieuse<br />
fumée noire pénétra dans la pièce. Elle l'entoura,<br />
l'enlaça, elle allait l'engloutir lorsque Vincent<br />
sentit des secousses. Une voix retentit :<br />
− Vincent ! C'mon ! Vincent wake up !<br />
153
Vincent ouvrit de grands yeux exorbités. Mika<br />
était penchée sur lui. Il était couché sur le lit de<br />
paille dans la cabane de Selden. La pâle lumière<br />
du petit matin s'infiltrait par tous les interstices.<br />
Vincent se redressa et s'épongea le front avec sa<br />
manche.<br />
− Tu as encore fait un sale c<strong>au</strong>chemar ? Voulut<br />
lui demander l'aventurière, mais Vincent lui laissa<br />
à peine le temps d'ouvrir la bouche.<br />
− Où est <strong>Naïla</strong> ? S'enquit-il d'un ton qui<br />
trahissait son anxiété.<br />
− Elle est sortie avec Selden, répondit Mika. Je<br />
crois qu'elle l'a suivie jusqu'<strong>au</strong> Grand Arbre.<br />
154
Vincent se leva <strong>au</strong>ssitôt et quitta la pièce sans<br />
rien dire.<br />
Mika soupira et, tout en se grattant la tête, elle<br />
ajouta pour elle-même :<br />
− Je crois qu'il serait temps de partir loin de cet<br />
endroit m<strong>au</strong>dit, c'est le mieux à faire pour notre<br />
santé à tous.<br />
<strong>Naïla</strong> et Selden étaient parvenus <strong>au</strong> h<strong>au</strong>t du<br />
creux dans lequel s'était établit <strong>au</strong>trefois le Grand<br />
Sylvain. L'e<strong>au</strong> des sources coulait en silence le<br />
long de la déclivité. Les herbes sans fraîcheur se<br />
penchèrent en direction des nouve<strong>au</strong>x arrivants<br />
mues par un insensible souffle de curiosité. Au-<br />
dessus des têtes, le ciel était uniformément gris et<br />
155
l'atmosphère était lourde. C'était comme si les<br />
nuages se refusaient à verser leurs gouttes,<br />
laissant l'étouffante chaleur peser sur le corps de<br />
la fillette et du vieil elfe.<br />
Flamy et Alise qui traînaient en arrière, les<br />
rejoignirent enfin.<br />
<strong>Naïla</strong> avait les yeux fixés sur le cœur du Grand<br />
Arbre, là où reposait sa maman, dans le tombe<strong>au</strong><br />
d'ambre.<br />
− Tu dois avoir be<strong>au</strong>coup de questions à me<br />
poser, dit le vieil elfe noir <strong>au</strong> front plissé. Je<br />
tâcherai de te répondre du mieux possible.<br />
156
Le regard de la fillette à la pe<strong>au</strong> sombre se<br />
durcit. Elle se tourna vers Selden et d'une voix<br />
vive, elle demanda :<br />
− Qu'est-il arrivé à ma Maman ? Je veux<br />
savoir !<br />
Selden eut un long soupir, il s'était préparé à<br />
cette question mais elle lui faisait mal. Il parla<br />
ainsi, de sa voix ténue :<br />
− Les hommes, les guerriers du roy<strong>au</strong>me<br />
d'Hassland, ont attaqué notre village sans<br />
prévenir, bien que nous redoutions leur présence.<br />
157
− Pourquoi ? ! Pourquoi ont-ils fait ça ? ! Le<br />
coupa <strong>Naïla</strong> qui voulait savoir les raisons d'un tel<br />
ass<strong>au</strong>t qui devait tous les mener à leur perte.<br />
Selden soupira de nouve<strong>au</strong>.<br />
− Désolé <strong>Naïla</strong>, je ne peux pas te répondre, je<br />
ne sais pas pourquoi ils nous ont attaqué.<br />
<strong>Naïla</strong> baissa la tête et le vieil elfe reprit le cours<br />
de son récit.<br />
− Toujours est-il que toute leur troupe est<br />
tombée d'un coup sur notre village. Ils étaient<br />
plusieurs centaines et nous n'étions qu'une<br />
cinquantaine. Un seul elfe v<strong>au</strong>t bien dix hommes<br />
<strong>au</strong> combat, mais les nôtres étaient submergés et ils<br />
158
ne s'étaient plus battus depuis longtemps. Moi-<br />
même j'étais prêt à me battre mais Alaya, ta mère,<br />
en avait décidé <strong>au</strong>trement. Malgré mes<br />
protestations, elle ne me laissa pas sortir de la<br />
cabane. D'un coup de poing <strong>au</strong> ventre elle me fit<br />
m'évanouir et lorsque je repris conscience, j'étais<br />
allongé dans l'herbe sur cette pente. Les h<strong>au</strong>tes<br />
branches du Grand Sylvain étaient brûlées.<br />
Lorsque je me relevais jusqu'<strong>au</strong> sommet de la<br />
butte, j'étais face à un champ de cendres fumantes.<br />
De la luxuriante forêt que nous avions aimée il ne<br />
restait plus rien, rien que le chaos et la mort sur<br />
plusieurs lieues à la ronde.<br />
159
J'errais un long moment parmi les squelettes<br />
des hommes avant de retrouver le corps d'Alaya,<br />
étendu <strong>au</strong> be<strong>au</strong> milieu des cendres, percé de<br />
flèches de toutes parts. Je compris alors ce qui<br />
avait dû se passer : après m'avoir mis en sécurité,<br />
Alaya avait certainement mené la contre-attaque<br />
jusqu'à son dernier souffle et, rongée par la colère<br />
et le désespoir, elle s'était servie d'une des plus<br />
puissantes magies qui soit : celle qui désintègre<br />
tout ce qui vit et que nous appelons la Fournaise.<br />
Oui, ta mère s'est sacrifiée pour décimer nos<br />
ennemis.<br />
Alors que j'étais à genoux <strong>au</strong>près de son corps,<br />
le Grand Sylvain m'appela : il désirait avoir<br />
160
Alaya. Je l'ai donc portée jusqu'à lui. Là, il purifia<br />
ses blessures grâce à l'e<strong>au</strong> des sources puis,<br />
faisant un creux dans son tronc, il y plaça Alaya et<br />
la recouvrit de sève, ainsi son corps serait<br />
conservé à jamais dans l'ambre. Moi-même je<br />
jurais de rester toujours <strong>au</strong>près de lui jusqu'à ce<br />
que le Temps m'emportât. C'est comme cela que<br />
les choses se sont passées, acheva le vieil elfe.<br />
Les tendres yeux verts de la petite <strong>Naïla</strong><br />
s'emplirent de larmes. Et ses mains se crispèrent<br />
sur sa robe.<br />
− Pourquoi est-ce que vous m'avez fait venir<br />
ici ? L'interrogea-t-elle, la gorge serrée.<br />
161
Selden ne baissa pas le regard sur sa petite-fille.<br />
Appuyé sur sa canne en buis gravée de runes, il<br />
scrutait droit devant lui l'orée de la Grande Forêt.<br />
− Les années passèrent, dit-il, et sans que je<br />
m'en rende compte, mon cœur versait dans la<br />
colère, le remord me minait et l'aigreur gagnait<br />
tout mon être. Je m<strong>au</strong>dissais les humains et le jour<br />
où ton père était apparu dans notre village. Et ma<br />
haine s'étendit jusqu'<strong>au</strong> jour où, dans un puissant<br />
souffle qui me fit ployer, l'Esprit des Vents<br />
m'apparut.<br />
« Holà, Vieil Elfe ! Es-tu devenu aveugle ? Me<br />
demanda-t-elle. Ton amertume te voile-t-elle à ce<br />
point les yeux que tu ne puisses voir que la Forêt<br />
162
se meurt ? Réveille-toi, Noble Ancien ! La fille de<br />
ta fille est encore en vie et elle <strong>au</strong>ra bientôt l'âge<br />
de partir à l'aventure. Appelle-la, fais-la venir à<br />
toi. Si son cœur est brave et bon, elle parviendra<br />
jusqu'ici et l'espoir renaîtra. Reprends–toi Noble<br />
Selden ! Il est encore possible de s<strong>au</strong>ver la Forêt<br />
et de délivrer ta fille de l'étreinte de la Mort ! »<br />
– Ainsi avait parlé Sylfia et c'est ainsi que<br />
j'envoyai mon fidèle Beast à ta recherche <strong>Naïla</strong>.<br />
Selden s'arrêta, il était presque arrivé <strong>au</strong> bout de<br />
son histoire. Il y eut un silence, puis le vieil elfe se<br />
tourna face à sa petite fille.<br />
− Regarde-moi <strong>Naïla</strong> ! Dit-il d'un ton ferme.<br />
163
La fillette chassa les larmes de ses yeux et leva<br />
la tête. La figure de Selden restait impassible mais<br />
ses yeux noirs brillaient d'un éclat profond. Il posa<br />
sa main droite sur l'ép<strong>au</strong>le de <strong>Naïla</strong> et celle-ci<br />
sentit qu'il tremblait.<br />
− J'ai douté de toi mais tu es venue finalement,<br />
dit le vieil elfe avec émotion. <strong>Naïla</strong>, tu es digne du<br />
sang de tes ancêtres, les H<strong>au</strong>ts Elfes dont je suis.<br />
Je peux lire dans tes yeux le même courage, la<br />
même détermination, la même force qui animaient<br />
ta mère, Alaya. J'ai confiance en toi, <strong>Naïla</strong>. Tu<br />
m'as prouvé ta valeur.<br />
164
Ces mots, de la part du glacial Selden,<br />
touchèrent particulièrement la jeune <strong>Naïla</strong> et un<br />
profond sentiment de fierté la gagna.<br />
L'Elfe Gris l'invita alors à considérer le Grand<br />
Arbre qui s'élevait à quelques pas en contrebas.<br />
− Vois, <strong>Naïla</strong>, dit Selden en étendant la main.<br />
Vois le visage de la Forêt...<br />
<strong>Naïla</strong> fronça les sourcils : peu à peu, elle<br />
distingua la figure de l'arbre qui se dessinait sur<br />
son tronc. Choquée, la fillette eut un mouvement<br />
de recul car le visage qu'elle voyait était humain<br />
et la souffrance se lisait dans son expression.<br />
165
− L'Esprit de la Grande Forêt se meurt,<br />
commenta Selden. Ses dernières forces, il les<br />
consacre entièrement à la conservation du corps<br />
d'Alaya, à laquelle il tient plus que tout. S'il venait<br />
à la perdre, sa colère serait immense.<br />
− Peut-on vraiment s<strong>au</strong>ver Maman et le Grand<br />
Sylvain ? La situation à l'air si désespérée...<br />
remarqua <strong>Naïla</strong> avec un certain réalisme.<br />
Selden toussota pour s'éclaircir la voix :<br />
− Eh bien, il est une vieille légende des elfes<br />
qui raconte qu'à l'Origine, le Monde n'était que<br />
sécheresse et désolation, mais qu'un jour une<br />
Larme tomba du Ciel et fit jaillir la Vie. Là où<br />
était tombée la Larme, un arbre poussa, le plus<br />
166
grand et le plus majestueux que la Terre ait portée.<br />
De ses racines, naquirent les Neuf Premiers Elfes<br />
dont nous sommes les descendants. Le Premier<br />
des Arbres fut nommé Veya c'est-à-dire « l'Arbre<br />
de Vie ». Les elfes qui étaient nés des racines du<br />
Premier des Arbres, reçurent la vie éternelle. Le<br />
Temps et les maladies n'avaient pas d'emprise sur<br />
eux, seule l'épée pouvait amener leur perte.<br />
Depuis ce temps, il fut dit que la sève du Premier<br />
des Arbres était l'essence même de la Vie, issue de<br />
la Larme versée du Ciel. De fait, quiconque boit la<br />
substance de l'Arbre peut devenir immortel ou<br />
bien renaître d'entre les morts. Telle est la<br />
Légende de la Larme de Vie.<br />
167
Selden prit une grande inspiration avant de<br />
conclure :<br />
− <strong>Naïla</strong>, écoute bien, Veya existe toujours ! Il se<br />
trouve <strong>au</strong> cœur du Désert d'Hassara, très loin vers<br />
l'Ouest, en Terre du Milieu. C'est vers lui que sont<br />
retournés tous les elfes qui ont quitté les Terres<br />
Orientales. <strong>Naïla</strong>, je voudrais que tu te rendes <strong>au</strong><br />
pied du Premier des Arbres et que tu obtiennes ne<br />
serait-ce qu'une goutte de sa précieuse sève. Cela<br />
suffirait, j'en suis sûr, à ramener Alaya à la vie et à<br />
apaiser ainsi l'Esprit de la Forêt. Telle est la rude<br />
tâche que je voulais te confier, telle est la raison<br />
pour laquelle je t'ai poussé à venir jusqu'ici.<br />
168
Accepteras-tu de mener cette quête, pour la Forêt,<br />
pour ta mère, et <strong>au</strong>ssi pour moi ?<br />
Comme Selden finissait sa phrase, Vincent<br />
arriva d'un pas chancelant. Il était débraillé ; sa<br />
chemise, blanche à l'origine, était tâchée de vert et<br />
zébrée de gris, son pantalon de toile beige, si<br />
élégant <strong>au</strong>trefois, était en piteux état, sale et<br />
déchiré par endroit. La fatigue se lisait sur son<br />
visage. Ses traits étaient tirés ; ses yeux verts<br />
étaient encore voilés des affres du c<strong>au</strong>chemar et<br />
de sombres cernes les soulignaient. On n'avait<br />
jamais vu Vincent <strong>au</strong>ssi las et, si son intangible<br />
volonté ne l'avait pas soutenu, tout son corps se<br />
serait écroulé.<br />
169
En s'approchant du petit groupe, il réajusta<br />
machinalement les manches noircies de sa<br />
chemise, puis il replaça ses lunettes sur son nez<br />
avec un imperceptible tremblement de la main.<br />
Les regards se tournèrent vers lui. Vincent<br />
s'agenouilla devant <strong>Naïla</strong>, et la considéra d'un air<br />
grave :<br />
− Bonjour ma chérie, dit-il doucement,<br />
j'imagine que ton grand-père t'a tout raconté...<br />
<strong>Naïla</strong> baissa la tête et la releva presque <strong>au</strong>ssitôt,<br />
le visage fendu d'un large sourire. Ses yeux se<br />
fermèrent à demi et son petit nez se retroussa. Elle<br />
s<strong>au</strong>ta dans les bras de son père. Celui-ci faillit<br />
tomber à la renverse.<br />
170
− On va s<strong>au</strong>ver Maman et on va s<strong>au</strong>ver la<br />
Forêt ! Déclara la fillette avec un profond<br />
enthousiasme.<br />
Alors l'obscurité fut chassée du cœur de<br />
Vincent. Une indicible joie prospéra en lui tel<br />
l'éclat du Soleil <strong>au</strong> matin.<br />
− Oui, on va s<strong>au</strong>ver ta Maman, et on va s<strong>au</strong>ver<br />
cette forêt, répéta Vincent. Oui, tu verras…<br />
Et ces mots résonnèrent en lui, flamboyant<br />
tintement des cloches du renouve<strong>au</strong>. L'impossible<br />
lui semblait possible, à présent qu'il tenait sa fille<br />
dans ses bras. Il embrassa sa chevelure blonde et<br />
la serra de tout son être, elle, son espoir, sa vie !<br />
171
La fée et le dragonnet, qui n'avaient rien dit<br />
jusque là, se manifestèrent enfin :<br />
− Je te suivrai quoiqu'il arrive <strong>Naïla</strong> ! Même s'il<br />
f<strong>au</strong>t aller jusqu'<strong>au</strong> bout du monde ! s'exclama la<br />
première, la voix tremblante d'émotion.<br />
− Kya ! ! Ponctua le second d'un ton résolu.<br />
− Alise, Flamy, mes amis... fit la fillette en leur<br />
tendant la main...<br />
Tous s'étreignirent en une masse d'amour<br />
fraternel et filial.<br />
− Et j'irai avec vous, car là où il y a de<br />
l'aventure, je suis de la partie ! dit fermement<br />
172
Mika, qui venait de les rejoindre, en frappant du<br />
poing sur son plastron bleuté.<br />
Selden sourit. Il comprit implicitement que sa<br />
mission avait été acceptée. Il abaissa son regard<br />
sur le tronc du Grand Sylvain qui contenait Alaya.<br />
Celle-ci était présente dans tous les cœurs et le<br />
vieil Elfe Gris eut cette drôle d'impression,<br />
comme si déjà sa fille était en train de renaître.<br />
Appuyé sur sa canne, il soupira, son esprit<br />
revenant à des considérations plus terre-à-terre.<br />
− Maintenant que votre décision est prise, dit-il<br />
<strong>au</strong> groupe, je voudrais que vous quittiez cette<br />
Terre dans les plus brefs délais. En fait, je<br />
souhaiterais que vous soyez partis loin d'ici avant<br />
173
la tombée de la nuit. Ce lieu est empli de<br />
souffrances et le cœur des vivants ne s<strong>au</strong>rait le<br />
supporter bien longtemps...<br />
Sur ces derniers mots, Selden tourna les talons<br />
et s'en fut à petits pas en direction de la forêt.<br />
Vincent s'attendait à ce que le vieil elfe<br />
formulât cette requête. De même, l'ethnographe<br />
savait que ces dernières paroles lui étaient<br />
destinées. Il se résolut donc à aller regrouper, avec<br />
l'aide de Mika, leurs affaires qui, en fait, étaient<br />
déjà prêtes pour le départ.<br />
Pendant que les adultes s'acquittaient de cette<br />
tâche, <strong>Naïla</strong>, Alise et Flamy marchèrent un long<br />
moment dans le champ de cendres. <strong>Naïla</strong> se<br />
174
sentait oppressée comme par un ét<strong>au</strong>. Elle s'arrêta<br />
à l'endroit où l'oppression était la plus forte.<br />
C'était l'endroit où elle avait retrouvé son père la<br />
veille ; c'était l'endroit où les larmes de tristesse<br />
qui la submergeaient étaient tombées ; c'était<br />
précisément l'endroit qu'elle recherchait. Car<br />
<strong>Naïla</strong> avait une idée derrière la tête : elle<br />
s'accroupit et écarta les cendres jusqu'à atteindre<br />
la terre, une terre aride et dure.<br />
− Qu'est-ce que tu veux faire ? Lui demanda<br />
Alise.<br />
− Ça ! répondit <strong>Naïla</strong> en tirant de sa poche la<br />
bille de verre contenant la précieuse graine<br />
d'Emyn Soune, la fleur éternelle des elfes.<br />
175
− Tu ne vas tout de même pas la planter là ?<br />
S'inquiéta la fée. Cette terre est stérile, la fleur ne<br />
poussera jamais et tu <strong>au</strong>ras gâché le cade<strong>au</strong> que<br />
Flowna t'a fait...<br />
Mais <strong>Naïla</strong> n'écouta pas le sage conseil d'Alise.<br />
C'était là qu'elle voulait planter la graine de la<br />
plus belle des fleurs qui soit. Elle essaya de<br />
creuser, hélas le sol était bien trop sec et elle n'y<br />
parvenait pas. Ce fut Flamy qui, grâce à ses<br />
petites pattes griffues, parvint à faire un trou pour<br />
accueillir la graine. <strong>Naïla</strong> l'y plaça après avoir<br />
brisé la coquille de verre qui la protégeait. Ensuite<br />
elle la recouvrit soigneusement et, une fois ceci<br />
176
fait, elle se releva et supplia du regard le ciel<br />
impassiblement gris et terne.<br />
− Pourquoi l'avoir plantée ici ? Insista Alise<br />
avec un peu de reproche dans la voix.<br />
<strong>Naïla</strong> considéra le bout de terre retourné et dit :<br />
− Parce que c'est ici que je voudrais la voir<br />
briller... Parce qu'un jour l'herbe repoussera tout<br />
<strong>au</strong>tour, et les arbres <strong>au</strong>ssi ! Et leurs feuilles en<br />
<strong>au</strong>tomne recouvriront toute cette cendre et…<br />
<strong>Naïla</strong> ne put terminer sa phrase car les larmes<br />
avaient envahi ses yeux et noué sa gorge. Elle se<br />
mit à sangloter debout, les poings serrés, la tête<br />
basse et les larmes qui coulaient le long de ses<br />
177
joues allaient s'écraser tristement sur le carré de<br />
terre.<br />
− Je, je suis désolée, ne pleure pas <strong>Naïla</strong>...<br />
Balbutia Alise qui était persuadée d'avoir encore<br />
dit une bêtise.<br />
Alise se posa sur l'ép<strong>au</strong>le de <strong>Naïla</strong> et Flamy se<br />
serra contre elle, tout comme ils l'avaient fait la<br />
veille pour la consoler de son profond chagrin.<br />
Enfin, <strong>Naïla</strong> se calma, elle chassa les longs<br />
cheveux blonds qui tombaient de part et d'<strong>au</strong>tre de<br />
son visage, puis elle sécha ses pleurs d'un geste de<br />
la manche.<br />
178
− Un jour, dit-elle en reniflant, oui, un jour on<br />
oubliera ce qui s'est passé ici et la Forêt pourra de<br />
nouve<strong>au</strong> sourire.<br />
Ils rentrèrent à la cabane en silence.<br />
Là, Vincent et Mika les attendaient pour<br />
grignoter un morce<strong>au</strong> avant de reprendre leur<br />
chemin vers l'aventure. Ils mangèrent, sans entrain<br />
et sans appétit, de fines tranches de gibier séché,<br />
du pain noir <strong>au</strong>x herbes et le reste de bouillie verte<br />
de la veille <strong>au</strong> soir.<br />
Toutes les affaires étaient prêtes et<br />
empaquetées. Selden avait fourni <strong>au</strong>x voyageurs<br />
des vivres, des herbes médicinales et quelques<br />
fagots de petit bois. Pour l'heure, l'Elfe Gris était<br />
179
absent et nul ne savait où il avait pu aller.<br />
Lorsqu'il réapparut, <strong>au</strong> début de l'après-midi, il<br />
était accompagné de son fidèle Beast qui, sous la<br />
forme d'une mule, portait un long coffre gravé de<br />
runes. Selden le posa <strong>au</strong> sol, déclama une courte<br />
incantation en langue elfique et le coffre s'ouvrit.<br />
Il en sortit d'abord un fourre<strong>au</strong> noir effilé gravé de<br />
fines runes argentées. Le manche et la garde<br />
étaient de bois et de métal bruni, adroitement<br />
mêlés en spirale. Vincent la reconnut tout de suite:<br />
c'était la rapière d'Alaya, celle dont la lame <strong>au</strong>x<br />
reflets m<strong>au</strong>ves était incassable parce qu'elle avait<br />
été trempée dans du sang de dragon <strong>au</strong> sortir de la<br />
forge. Selden la lui tendit :<br />
180
− De nombreux dangers vous attendent et cette<br />
rapière sera une précieuse alliée si tant est que tu<br />
puisses te montrer digne de la manier. Elle était à<br />
Alaya et je te la donne, Vincent.<br />
Vincent la reçut avec d'<strong>au</strong>tant plus de fierté que<br />
c'était le vieil Elfe Gris en personne qui daignait<br />
la lui offrir.<br />
Puis Selden souleva de l'intérieur du coffre un<br />
carquois plein de flèches <strong>au</strong>x pointes noires<br />
capable de transpercer n'importe quelle cuirasse.<br />
− Tiens, elles sont pour toi, aventurière des<br />
lointaines Terres de l'Occident, dit-il en les<br />
tendant à Mika. Tâche de ne pas les gaspiller !<br />
181
Enfin, il prit une petite boîte métallique, l'ouvrit<br />
et en tira une chaînette noire.<br />
Les yeux de Vincent s'agrandirent, Selden<br />
s'avança vers <strong>Naïla</strong> le souffle court. Il lui tendit la<br />
chaînette qui pendait entre ses doigts osseux.<br />
− C'était la chaîne que ta Maman portait<br />
toujours sur le front, l'informa le vieil elfe avant<br />
d'ajouter : Tiens, prends-la, elle te revient.<br />
<strong>Naïla</strong> l'accepta avec émotion, elle passa la<br />
chaînette <strong>au</strong>tour de son cou et celle-ci lui allait à<br />
merveille. Selden hocha la tête en souriant. Il ne<br />
dit rien mais <strong>Naïla</strong> put lire dans ses yeux qu'il était<br />
heureux en cet instant.<br />
182
− Eh bien, voici déjà venue l'heure du départ,<br />
fit l'Elfe Gris. Je vous souhaite bonne route<br />
jusqu'<strong>au</strong> sommet de l'Hesso. Que la Forêt garde<br />
vos pas ! J'attendrai votre retour...<br />
<strong>Naïla</strong> avait surs<strong>au</strong>té en entendant leur<br />
destination. Pourquoi allaient-ils escalader l'Hesso<br />
alors que le Désert d'Hassara se trouvait dans la<br />
direction opposée ? Cela, Vincent allait lui<br />
apprendre peu après.<br />
La compagnie salua une dernière fois le vieil<br />
elfe et l'Esprit des Anim<strong>au</strong>x avant de se mettre en<br />
marche vers le Nord-Est.<br />
183
Nyss et le mystérieux homme<br />
en blanc<br />
Les h<strong>au</strong>tes portes du palais de Tyr-Anam<br />
étaient grandes ouvertes. La lumière du jour s'y<br />
engouffrait, formant sur le sol boisé un long tapis<br />
d'or. A l'extrémité de ce tapis étaient agenouillés<br />
Aldemir et Nyss. Debout devant eux se tenaient<br />
les <strong>au</strong>gustes représentants de l'<strong>au</strong>rore et du<br />
couchant : Dame Livia dans ses habits d'azur et le<br />
Seigneur Fayhn dans ses vêtements <strong>au</strong>x couleurs<br />
de la brune. Leurs visages étaient graves. L'elfe<br />
<strong>au</strong>x mèches bleutées venait de terminer le récit de<br />
184
leur périple jusqu'à la frontière des Terres<br />
Dévastées.<br />
Une clarté colorée baignait la vaste pièce et<br />
dispensait une douce chaleur. Les feuilles de<br />
vigne vierge qui ornaient les piliers tordus de la<br />
grande demeure étaient immobiles. Il n'y avait pas<br />
un souffle d'air et le seul bruit perceptible était<br />
celui, discret, de l'e<strong>au</strong> irriguant les différentes<br />
parties du jardin intérieur. Parmi les pétales<br />
blancs, roses et j<strong>au</strong>nes, Flowna, l'Esprit des<br />
Fleurs, observait attentivement la scène <strong>au</strong>x<br />
allures picturales qui se déroulait quelques pas<br />
plus loin.<br />
185
− Eh bien, déclara le Seigneur des Elfes après<br />
un long silence, il ne nous reste plus qu'à prier<br />
pour apaiser la colère de la Forêt. Nous ne<br />
pouvons, hélas, pas faire grand' chose d'<strong>au</strong>tre...<br />
Nyss offusquée, releva vivement la tête et dit :<br />
− On ne va tout de même pas rester là à se<br />
tourner les pouces pendant que la Forêt se<br />
consume !<br />
− Et que pouvons-nous faire d'après toi ?<br />
Demanda Fayhn en soutenant le regard effronté de<br />
la jeune elfe.<br />
186
− Il f<strong>au</strong>t aider <strong>Naïla</strong>, je sais qu'elle peut guérir<br />
la Forêt ! Il f<strong>au</strong>t aller la retrouver sur la Terre des<br />
Elfes Noirs.<br />
− Impossible ! Nous ne s<strong>au</strong>rions y poser le pied<br />
sans souffrir la tourmente ! Cette terre est<br />
m<strong>au</strong>dite !<br />
− Pourtant <strong>Naïla</strong> y est allée, elle !<br />
− Peut-être, mais son sang appartient à cet<br />
endroit, pas le nôtre. De plus, je pense que cette<br />
fillette et ses amis ont les capacités pour se<br />
débrouiller seuls.<br />
− C'est ce que nous pensions <strong>au</strong>ssi des elfes<br />
noirs avant qu'ils ne se fassent exterminer par les<br />
187
hommes sans que nous ne levions le petit doigt<br />
pour leur...<br />
− Ne sois pas impertinente, Nyss ! La coupa<br />
Aldemir en lui saisissant fermement le bras. Ce<br />
n'est pas à toi qu'il convient de décider ce que<br />
nous devons faire ou non ! Veuillez l'excuser, dit-<br />
il à l'adresse de son maître.<br />
Progressivement, le tapis de lumière s'estompa<br />
puis disparut ; la clarté diminua ; les couleurs se<br />
ternirent. Les nuages noirs venus de l'Ouest se<br />
bousculèrent à nouve<strong>au</strong> dans le ciel capricieux.<br />
Aldemir se releva :<br />
188
− Les choses sont telles que je vous les ai<br />
décrites, et je n'ai rien de particulier à ajouter.<br />
Maintenant, s<strong>au</strong>f votre respect Seigneur, je vous<br />
demande l'<strong>au</strong>torisation de nous retirer.<br />
− Faites donc, hocha Fayhn.<br />
Ce disant, l'elfe à la tunique bleue salua<br />
respectivement le Seigneur et la Dame puis, tirant<br />
Nyss par le bras, il quitta le palais.<br />
Restés seuls, Fayhn et Livia s'en retournèrent<br />
dans leur jardin, le cœur préoccupé.<br />
Nyss pensait qu'Aldemir allait la sermonner<br />
mais il n'en fit rien. Ils descendirent côte à côte les<br />
interminables marches de l'escalier qui serpentait<br />
189
jusqu'<strong>au</strong> bas du tronc de Tyr-Anam. Nyss était<br />
gênée par le silence du grand elfe. Elle se sentit<br />
obligée de se justifier par ces quelques mots :<br />
− Je crois que le Seigneur Fayhn et Dame Livia<br />
ont passé trop de temps enfermés ici. Peut-être<br />
que cela a contribué à voiler leur vision de ce qui<br />
se passe dehors. Je ne sais pas, mais j'imagine que<br />
ce serait terrible si la colère de la Forêt venait à<br />
s'étendre jusqu'ici. Que pourrions-nous faire<br />
alors ?<br />
Aldemir ne répondit pas. Il scrutait les nuages<br />
noirs amoncelés <strong>au</strong>-dessus de la voûte des<br />
feuillages.<br />
190
Aldemir raccompagna Nyss chez elle. Là, ses<br />
parents la réprimandèrent pour tout le m<strong>au</strong>vais<br />
sang qu'ils s'étaient fait durant son absence. Pour<br />
la punir comme il se devait, ils lui interdirent de<br />
participer à la fête qui devait avoir lieu le soir<br />
même. Darf la Bûche assista <strong>au</strong>x réprimandes en<br />
constatant que les elfes pouvaient être <strong>au</strong>ssi<br />
sévères que les nains quand ils le voulaient.<br />
Ainsi, Nyss fut contrainte de passer la soirée<br />
dans sa chambre pendant que ses congénères<br />
festoyaient. Cette fête était organisée pour le<br />
départ des trois humains : Albert le barde, Karon<br />
et Kabon, les deux vagabonds sans un rond. En<br />
effet, il était de coutume chez les elfes de bouter<br />
191
"festivement" et en grande pompe les visiteurs qui<br />
étaient devenus indésirables. Albert reçut en<br />
cade<strong>au</strong> un luth tout neuf fabriqué main par<br />
quelques artisans elfes. L'ancien soldat en tunique<br />
bleutée était <strong>au</strong>x anges. Il jura d'en jouer dans<br />
toutes les villes du pays et jusqu'à la cour du roi<br />
en personne, il promit de chanter à la gloire du<br />
merveilleux peuple des elfes. Ces derniers<br />
honorèrent sa démarche en l'appl<strong>au</strong>dissant bien<br />
fort. Karon et Kabon, quant à eux, reçurent<br />
comme présents des bouteilles de parfum elfique<br />
<strong>au</strong>x agréables senteurs de plantes, histoire de<br />
dissimuler leur habituelle odeur de f<strong>au</strong>ve.<br />
192
Les deux frères brigands étaient tristes de<br />
devoir partir de ce monde de rêve, surtout Kabon<br />
qui envisageait déjà de se marier avec l'une ou<br />
l'<strong>au</strong>tre des nombreuses et charmantes elfes<br />
célibataires de la région.<br />
Nyss observait les festivités du h<strong>au</strong>t de la<br />
fenêtre de sa chambre en croquant sans entrain<br />
une pêche cueillie des vergers de Dame Livia. Ses<br />
yeux étaient vaguement concentrés sur le feu<br />
<strong>au</strong>tour duquel les danseurs et danseuses<br />
virevoltaient élégamment. Les notes des mélodies<br />
entraînantes parvenaient à ses oreilles. Mais Nyss<br />
ne se sentait pas d'humeur à s'amuser.<br />
193
« Ils chantent et ils dansent comme si de rien<br />
n'était alors que la situation est grave, songeait-<br />
elle. Suis-je la seule à me préoccuper du sort de la<br />
Forêt ? »<br />
Certes non, cependant en cet instant, Nyss se<br />
sentait seule concernée par le devenir de la Forêt<br />
et la santé de <strong>Naïla</strong> et, dans l'injustice de sa colère,<br />
elle jugeait que tous les <strong>au</strong>tres étaient des<br />
inconscients.<br />
Soudain, Nyss se redressa fermement : elle<br />
venait de prendre sa décision. Elle jeta le noy<strong>au</strong><br />
de sa pêche dans l'obscurité, fit volte-face et<br />
disparut de la fenêtre.<br />
194
En bas, la fête fut écourtée peu après, lorsque<br />
les premières gouttes commencèrent à tomber.<br />
Chacun regagna ses pénates, à l'abri en h<strong>au</strong>t des<br />
arbres, et le sommeil vint promptement emporter<br />
l'esprit des elfes vers les contrées des songes<br />
lointains.<br />
Darf, en revanche, ne parvenait pas à fermer<br />
l'œil. Ses cicatrices le picotaient, mais ce n'était<br />
pas là la c<strong>au</strong>se de son insomnie. En fait, il n'était<br />
tout simplement pas fatigué. Cela faisait des jours<br />
qu'il était couché sur ce lit sans pouvoir se<br />
déplacer d'un mètre et ce manque d'activité le<br />
démangeait plus que ses plaies. Il tourna<br />
doucement la tête. Cela faisait des jours qu'il<br />
195
vivait dans cette pièce, des jours qu'il voyait la<br />
même table, les mêmes chaises, les mêmes<br />
étagères, les mêmes bibelots... Les pensées de<br />
Darf furent interrompues par ce soudain constat :<br />
quelqu'un était en train de fouiller dans le coffre à<br />
potions. Le nain fronça les sourcils pour mieux<br />
voir. Dans la pénombre, il crut distinguer la<br />
silhouette de Nyss. Celle-ci était en train de<br />
fourrer des fioles et des sachets d'herbes dans sa<br />
besace. Elle avait descendu l'escalier sans faire<br />
craquer une seule marche afin de ne pas attirer<br />
l'attention de ses parents endormis. Lorsqu'elle<br />
remarqua que le nain la fixait, elle tressaillit.<br />
196
- Que fais-tu debout à cette heure ? Lui<br />
demanda-t-il à voix basse.<br />
- Heu, rien, je... heu, balbutia Nyss toute<br />
confuse.<br />
Darf dégagea son bras droit de dessous les<br />
couvertures et le tendit à la jeune elfe. Nyss<br />
s'approcha et, naturellement, elle prit la main de<br />
Darf entre les siennes.<br />
− Tu pars, n'est-ce pas ? Devina-t-il.<br />
− Oui, je vais rejoindre <strong>Naïla</strong>, je vais l'aider à<br />
s<strong>au</strong>ver la Forêt, confirma Nyss.<br />
Darf hocha la tête en signe d'approbation.<br />
197
− J'ai une faveur à te demander petite Nyss :<br />
s'il-te-plaît, prends soin de <strong>Naïla</strong> pour moi.<br />
− Ne vous faites pas de souci, maître Darf, je<br />
veillerai sur elle comme si c'était ma petite sœur !<br />
− Bien, fit le nain rassuré. Alors va, mais sois<br />
prudente ! Et ne t'inquiète pas, je ne dirai rien à<br />
tes parents...<br />
Nyss embrassa la main poilue de Darf et s'en<br />
fut par la porte sans un bruit. Elle dévala les<br />
escaliers, traversa les passerelles et les ponts en<br />
silence et marcha jusqu'à la combe sans que<br />
personne ne l'eût remarqué. Hélas, il était<br />
impossible de franchir la combe sans attirer<br />
l'attention des sylvains. A tout hasard, elle s<strong>au</strong>ta<br />
198
sur la branche de l'un d'eux et, comme c'était<br />
prévisible, elle se fit attraper et en moins de temps<br />
qu'il n'en f<strong>au</strong>t pour le dire, elle se retrouva pendue<br />
la tête en bas, tenue à bout de branche par un<br />
sylvain insomniaque.<br />
− Tiens, tiens, si ce n'est pas cette petite<br />
vadrouilleuse de Nyss, qui est-ce donc ? Que fais-<br />
tu dehors à cette heure sous cette pluie<br />
crachouillante ? Tu devrais être dans ton lit, toutes<br />
les gentilles petites elfes sont <strong>au</strong> lit à cette heure.<br />
Tes parents savent-ils que tu es ici ? Je parie que<br />
non et je sens que tu vas encore mettre tout le<br />
quartier en émoi ! Prédit le sylvain.<br />
199
− Mes parents et les <strong>au</strong>tres ne comprennent rien<br />
à rien ! Rétorqua Nyss. La Forêt est en danger ! Et<br />
c'est pour empêcher la menace de parvenir<br />
jusqu'ici que je dois rejoindre <strong>Naïla</strong> <strong>au</strong> plus vite !<br />
Alors s'il-te-plaît, vieux sylvain, pose-moi à terre<br />
de l'<strong>au</strong>tre côté de la combe ! Je t'en prie, j'ai le<br />
sang qui me monte à la tête !<br />
− Désolé, mais il en va de ma responsabilité !<br />
Le protocole c'est le protocole et si je te laisse<br />
passer, c'est sur moi que retombera la f<strong>au</strong>te.<br />
Désolé, jeune Nyss mais je ne c<strong>au</strong>tionne pas ton<br />
entreprise, si noble soit-elle.<br />
− Quel vieux rabat-joie tu fais, intervint un<br />
<strong>au</strong>tre sylvain qui était tout proche. Il f<strong>au</strong>t bien<br />
200
laisser les jeunes s'amuser un peu. Si la petite à<br />
envie de faire du vadrouillage, qu'elle fasse du<br />
vadrouillage. Tu as été jeune toi <strong>au</strong>ssi, il f<strong>au</strong>t être<br />
tolérant.<br />
− Ma jeunesse a été exemplaire, reprit le<br />
premier sylvain, j'ai poussé droit comme un I,<br />
sans un écart et je n'en suis que plus sage<br />
<strong>au</strong>jourd'hui. Alors que toi, regarde ton tronc tout<br />
tordu ! Il est le stigmate de ta flexibilité et de ton<br />
laxisme. Il f<strong>au</strong>t être ferme, j'ai dit ! C'est pourquoi<br />
je ne laisserai pas cette jeunette franchir cette<br />
combe !<br />
− Et moi je te dis que... S'emporta l'<strong>au</strong>tre.<br />
201
− Aaaaahhhh ! Laissez-moi descendre sinon j'ai<br />
la tête qui va éclater ! Cria Nyss sujette à une<br />
migraine tambourinante.<br />
Alors que les deux sylvains argumentaient, un<br />
troisième saisit Nyss par la jambe et la retira de<br />
l'étreinte de son confrère sans que celui-ci, trop<br />
absorbé dans la bataille verbale, n'y prêtât<br />
attention. Il déposa la jeune elfe sur l'<strong>au</strong>tre crêt.<br />
– Je comprends ta démarche et je l'approuve,<br />
dit le vieil arbre. Je souhaiterais pouvoir soulever<br />
mes racines pour t'accompagner dans ton périple<br />
mais je ne le puis, hélas. Je te recommande<br />
simplement de rester sur tes gardes. Il y a peu, j'ai<br />
vu un homme en tunique blanche rôder dans les<br />
202
parages. Il a contourné la combe sur plusieurs<br />
lieues avant de s'enfoncer de nouve<strong>au</strong> dans la<br />
forêt en direction du Nord-Ouest. Il était suivi de<br />
près par un félidé <strong>au</strong> pelage à trois couleurs. Je ne<br />
sais pas ce qu'ils cherchaient mais visiblement ils<br />
allaient dans la direction que tu souhaites suivre,<br />
alors je t'en prie, soit très prudente...<br />
Nyss remercia le vieil arbre pour son judicieux<br />
conseil et, sans plus tarder, elle continua son<br />
aventure nocturne.<br />
A l'<strong>au</strong>be, les elfes s'éveillèrent et se préparèrent<br />
à vaquer à leurs occupations quotidiennes.<br />
Un petit groupe accompagna Albert, Karon et<br />
Kabon <strong>au</strong>x frontières méridionales de la Terre des<br />
203
Elfes Blancs. Là, après force salutations et<br />
embrassades, et après que l'un des elfes eût<br />
récupéré les quelques babioles que Karon lui avait<br />
"emprunté", les trois humains s'en retournèrent<br />
d'où ils étaient venus.<br />
Alors que la matinée avançait, les parents de<br />
Nyss s'étonnèrent de ne pas voir leur fille se lever,<br />
elle qui, d'ordinaire, était si matinale. Quand<br />
enfin, la mère de Nyss hasarda un regard dans la<br />
chambre, elle trouva celle-ci inoccupée et en<br />
désordre. Son sang ne fit qu'un tour : elle dévala<br />
l'escalier et sortit retrouver son compagnon <strong>au</strong>quel<br />
elle annonça l'absence de leur fille. La nouvelle se<br />
répandit comme une traînée de poudre, hélas<br />
204
personne n'avait aperçu la petite Nyss. On ratissa<br />
alors tout le pays comme cela avait été le cas<br />
quelques temps plus tôt lors de la première fugue<br />
de la jeune elfe.<br />
Lorsqu’Aldemir eut vent de l'affaire, il comprit<br />
tout de suite de quoi il en retournait. Il n'avait pas<br />
eu besoin d'un dessin pour deviner que Nyss s'en<br />
était allée retrouver <strong>Naïla</strong> sur la Terre M<strong>au</strong>dite des<br />
Elfes Noirs. Les sylvains qui avaient vu la jeune<br />
elfe la veille devaient confirmer cette intuition peu<br />
de temps après. Mais déjà, sans <strong>au</strong>cune<br />
concertation, Aldemir était parti à la poursuite de<br />
l'intrépide fugueuse.<br />
205
Au bout d'un long moment, Liff rentra dans sa<br />
maison en h<strong>au</strong>t des arbres. En voyant le nain<br />
pensif couché sur le lit dans le coin de la pièce,<br />
elle réalisa que, dans son empressement, elle avait<br />
oublié de lui changer ses pansements. Après s'être<br />
saisie des bandelettes propres, elle ouvrit le coffre<br />
à potions et constata qu'il manquait des fioles.<br />
− Elle les a prises, dit le nain de sa voix<br />
enrouée.<br />
− Comment ? ! Surs<strong>au</strong>ta Liff. Qui les a prises ?<br />
− Nyss les a prises, elle les a mises dans sa<br />
besace et elle est partie cette nuit, raconta Darf.<br />
206
− C'est vrai ? Mais pourquoi ne l'as-tu pas dit<br />
plus tôt ? ! L'interrogea l'elfe en se précipitant à<br />
son chevet. Où est-elle allée ?<br />
− Elle est partie retrouver son amie <strong>Naïla</strong>.<br />
− Malheur ! Elle est retournée <strong>au</strong> pays m<strong>au</strong>dit<br />
des Elfes Noirs ! Il f<strong>au</strong>t la rattraper <strong>au</strong> plus vite<br />
avant qu'elle ne... s'exclama Liff en se redressant.<br />
Darf la retint en lui saisissant le poignet.<br />
− C'est inutile d'essayer de la retenir, dit-il.<br />
Cette petite a l'âme de ceux qui ont fait la gloire<br />
de votre peuple. Croyez-moi, ce serait une erreur<br />
de l'empêcher d'accomplir sa destinée. N'ayez pas<br />
207
peur, soyez fière <strong>au</strong> contraire, car je sens que<br />
votre enfant est vouée à faire de grandes choses !<br />
Darf serra plus fort la frêle main de la grande<br />
elfe <strong>au</strong> regard inquiet.<br />
− Ne vous en faites pas, je sais ce que je dis,<br />
ajouta-t-il. J'ai le flair pour dénicher les héros, oh,<br />
oh, oh, ouche !<br />
« On ne rigole pas quand on a la poitrine<br />
entaillée Maître Nain ». C'est en tout cas ce que le<br />
sourire de Liff laissait à penser.<br />
Au même instant, <strong>au</strong> sommet du majestueux<br />
Tyr-Anam, le Seigneur Fayhn et Dame Livia<br />
étaient <strong>au</strong>x portes du palais.<br />
208
− La jeune Nyss est donc partie mener sa quête<br />
pour la s<strong>au</strong>vegarde de la Forêt, dit le Seigneur<br />
d'une voix empruntée. Ce ne sera pas facile, alors<br />
souhaitons-lui bonne chance.<br />
− Que les Cieux veillent sur elle, pria la Dame.<br />
Le moment viendra où nous <strong>au</strong>ssi nous devrons<br />
quitter cette terre pour protéger cette Forêt.<br />
− Eh bien nous attendrons ce jour, conclut le<br />
Seigneur Fayhn en hochant imperceptiblement la<br />
tête.<br />
Pendant ce temps Nyss marchait. Elle avait<br />
marché toute la nuit et elle comptait marcher <strong>au</strong>ssi<br />
longtemps que ses jambes daigneraient la porter.<br />
Elle voulait mettre le maximum de distance entre<br />
209
elle et la combe pour éviter d'être trop vite<br />
rattrapée et ramenée <strong>au</strong> bercail. Elle fit néanmoins<br />
une p<strong>au</strong>se en début d'après-midi afin de reprendre<br />
des forces en grignotant un peu de pain <strong>au</strong>x<br />
herbes.<br />
En ce début d'aventure, les cieux étaient peu<br />
cléments envers la petite Nyss : l'atmosphère était<br />
lourde et orageuse ; la chaleur était étouffante ;<br />
l'humidité du sol s'évaporait en âcres senteurs<br />
champignoneuses ; et les crachouillis des nuages<br />
noirs n'étaient que peu rafraîchissants. Nyss avait<br />
ch<strong>au</strong>d, elle transpirait à grosse gouttes et sa<br />
tunique verte lui collait à la pe<strong>au</strong> de façon<br />
210
désagréable. Autour d'elle, la forêt était d'un vert<br />
sombre peu engageant.<br />
Nyss marcha encore dans l'ombre de ce<br />
crépuscule évanescent de longues heures durant.<br />
Enfin, lorsqu'il n'y eut plus une once de<br />
lumière, la jeune elfe épuisée se coucha en boule<br />
entre deux racines moussues d'un vieux chêne.<br />
Confortablement recroquevillée, elle ne tarda pas<br />
à s'endormir, bercée par les hululements de la<br />
forêt.<br />
Au matin, Nyss s'éveilla pour constater avec<br />
dépit que les ennuyeux nuages restaient les<br />
maîtres du ciel et ne semblaient pas décidés à se<br />
lever. Encore une journée de grisaille suffocante<br />
211
en perspective sous les feuilles de la Grande<br />
Forêt. Nyss cheminait sans entraves et elle allait<br />
d'<strong>au</strong>tant plus vite qu'elle connaissait l'itinéraire<br />
pour ce qu'elle l'avait suivi seulement quelques<br />
jours plus tôt.<br />
Le soir venu, elle soulagea la douleur de ses<br />
pieds en les trempant dans l'e<strong>au</strong> fraîche d'un<br />
ruisse<strong>au</strong>. Tout en se délassant, elle songeait à ce<br />
que pouvait devenir <strong>Naïla</strong>. Elle était impatiente de<br />
la revoir, souriante et en bonne santé de<br />
préférence. Une fois de plus, Nyss se lova <strong>au</strong><br />
creux d'un tronc et s'endormit presque <strong>au</strong>ssitôt,<br />
écrasée par la fatigue.<br />
212
Le lendemain, la jeune elfe devait faire la<br />
connaissance d'un étrange compagnon de route.<br />
Dès l'<strong>au</strong>be, elle fut réveillée par un fracas de<br />
casseroles et d'objets qu'on bouscule. Ce remue-<br />
ménage <strong>au</strong>ssi soudain qu'inopiné était tout proche.<br />
Nyss sortit discrètement la tête de sa cache. Elle<br />
devina que ce tintamarre provenait d'un<br />
campement à quelques buissons de distance.<br />
Poussée par la curiosité, elle décida d'aller voir de<br />
plus près ce qu'il s'y tramait. Après tout, c'était<br />
peut-être <strong>Naïla</strong> et ses amis ? A cet instant<br />
l'intrépide jeune elfe avait complètement oublié<br />
les sages conseils du vieux sylvain de la combe.<br />
D'un pas furtif, elle s'approchait, de fourré en<br />
213
fourré, quand tout à coup une silhouette féline<br />
surgit d'entre les broussailles et la renversa <strong>au</strong><br />
passage sans même y prendre garde. La félidée en<br />
question était suivie de près par un homme en<br />
tunique blanche, l'épée <strong>au</strong> poing et l'air<br />
passablement énervé. Pour un peu, il manqua de<br />
piétiner la p<strong>au</strong>vre Nyss. Heureusement il s'arrêta<br />
net lorsqu'il se retrouva nez à nez avec l'elfe<br />
désemparée. La félidée en profita pour s'escamper<br />
à toute jambe. L'homme resta quelques secondes<br />
immobile, la tête baissée, considérant Nyss avec<br />
une attention perçante. Il était plutôt grand, en<br />
tout cas vu du sol. Il portait des bottes épaisses et<br />
plates. Il était vêtu d'une tunique blanche sobre,<br />
214
sans décoration <strong>au</strong>cune, serrée à l'aide d'une<br />
simple ceinture de cuir noir et pourvue d'une<br />
capuche dans le dos. Les extrémités <strong>au</strong>x manches<br />
et <strong>au</strong>x chevilles étaient salies de traces vertes<br />
témoignant des jours qu'il avait passés dans la<br />
forêt. Son visage était sec et rectiligne et des<br />
pigments de barbe mal coupés le faisaient paraître<br />
plus âgé qu'il ne l'était en réalité. Sa bouche était<br />
droite, son nez était raide et ses yeux étaient<br />
sombres et durs. Ses sourcils étaient fins et noirs,<br />
d'un noir de jais, tout comme ses longs cheveux<br />
qu'il tenait attachés en queue de cheval. Son front<br />
était traversé de part et d'<strong>au</strong>tre, par une chaînette<br />
argentée qui soutenait une sorte de bijou<br />
215
circulaire. Ce bijou représentait une espèce de<br />
serpent en train de se mordre la queue. L'intérieur<br />
du cercle décrit par le serpent était en verre et en<br />
son milieu une forme elliptique verticale évoquait<br />
la pupille d'un chat.<br />
L'homme rangea son épée dans le fourre<strong>au</strong> qui<br />
pendait à sa ceinture, puis il tendit la main à la<br />
jeune elfe.<br />
− Que fais-tu ici ? Tu es seule ? L'interrogea-t-il<br />
sèchement.<br />
− Je cherche une amie, répondit Nyss en<br />
s'aidant de la main tendue pour se relever.<br />
− Une elfe ? Demanda l'homme.<br />
216
− Oui, enfin, une demi, précisa-t-elle en<br />
époussetant le derrière de sa jupe.<br />
− Une demi-elfe ? Insista l'<strong>au</strong>tre les yeux<br />
brillants de curiosité.<br />
− Oui une demi-elfe ! Répéta Nyss agacée par<br />
les questions de cet incongru. Et vous, vous êtes<br />
qui d'abord ? Et qu'est-ce que vous faites ici<br />
<strong>au</strong>ssi ?<br />
Un imperceptible sourire souleva la joue<br />
g<strong>au</strong>che de l'homme en blanc. Son visage se<br />
radoucit et il se présenta :<br />
− Je m'appelle Agora et je suis un aventurier.<br />
Mais voilà que je me suis égaré dans les méandres<br />
217
de cette grande forêt et que je ne sais plus où aller.<br />
Pourrais-tu m'aider à retrouver mon chemin ?<br />
− Eh bien, en fait, je ne connais pas de chemin<br />
qui mène hors de la forêt car je n'en suis jamais<br />
sortie, avoua Nyss. Mais l'amie que je recherche<br />
pourrait sûrement vous aider ! Elle a be<strong>au</strong>coup<br />
voyagé !<br />
− Dans ce cas me permettras-tu de<br />
t'accompagner ? J'aimerais be<strong>au</strong>coup rencontrer<br />
ton amie si elle est capable de me dire comment<br />
regagner la civilisation.<br />
Nyss accepta qu'Agora se joignît à elle sans se<br />
poser plus de questions. Ils se rendirent ensuite <strong>au</strong><br />
campement dévasté de l'homme en blanc. Nyss le<br />
218
egarda ramasser prestement ses affaires qu'il<br />
empaqueta soigneusement dans son sac.<br />
− Que s'est-il passé ici, et qui était ce chat de<br />
tout à l'heure ? Demanda-t-elle.<br />
− Une voleuse, répondit Agora. Cette m<strong>au</strong>dite<br />
félidée me piste depuis plusieurs jours et elle<br />
profite du moindre instant d'inattention pour me<br />
chiper mes provisions. Ce matin je lui avais tendu<br />
un piège avec de la ficelle et des casseroles et j'ai<br />
bien failli l'attraper ! Si je lui mets la main dessus,<br />
je l'étripe !<br />
Peu de temps après, les deux aventuriers se<br />
mirent en marche. A vol d'oise<strong>au</strong>, ils n'étaient plus<br />
très loin de la Terre des Elfes Noirs, mais à pied il<br />
219
leur fallait encore une bonne demi-journée de<br />
sorte qu'ils parvinrent à destination en fin d'après-<br />
midi. Entre-temps, Agora et Nyss apprirent<br />
respectivement le peu qu'ils avaient à apprendre<br />
l'un de l'<strong>au</strong>tre, <strong>au</strong>trement dit, qu'elle était une elfe<br />
en fugue et lui un voyageur venu de l'Ouest en<br />
quête de nouve<strong>au</strong>x horizons. Ils parlèrent <strong>au</strong>ssi<br />
brièvement de <strong>Naïla</strong> et de la Terre des Elfes Noirs<br />
qui s'étendait à présent à quelques enjambées <strong>au</strong>-<br />
delà des lierres entrelacés.<br />
− Attention, Maître Agora, ces plantes sont<br />
animées par la colère de la Forêt, prévint Nyss.<br />
Mais Agora le téméraire ne tint pas compte de<br />
cet avertissement. Il s'avança d'un pas décidé et,<br />
220
comme l'avait prédit Nyss, les lianes s'animèrent,<br />
s'élevant du sol et s'étirant du h<strong>au</strong>t des branches<br />
pour saisir l'intrus. Surpris, Agora eut un vif<br />
mouvement de recul, mais déjà le lierre enserrait<br />
sa cuisse et son bras droit. Nyss accourut : elle<br />
noua ses bras <strong>au</strong>tour de la taille de l'homme et le<br />
tira en arrière de toutes ses forces.<br />
− Quelle est cette malédiction ? Jura Agora en<br />
sortant son épée.<br />
Il se mit à trancher furieusement dans la masse<br />
tant et si bien qu'il faillit assommer la p<strong>au</strong>vre<br />
Nyss d'un coup de coude. Celle-ci ne lâcha pas<br />
prise et, son effort aidant, Agora parvint<br />
finalement à se dégager. Lorsqu'ils se furent<br />
221
suffisamment reculés, les lianes se calmèrent et se<br />
rabaissèrent. C'est alors que les deux aventuriers<br />
découvrirent avec étonnement qu'un cerf <strong>au</strong>x bois<br />
majestueux se tenait de l'<strong>au</strong>tre côté de la barrière<br />
végétale.<br />
− Qui êtes-vous, étrangers ? Pourquoi<br />
cherchez-vous à pénétrer sur la Terre des Elfes<br />
Noirs ? Ne savez-vous pas que cette terre est<br />
m<strong>au</strong>dite ? Leur demanda le cerf.<br />
Les deux aventuriers surs<strong>au</strong>tèrent en l'entendant<br />
parler, cependant Nyss comprit tout de suite à qui<br />
ils avaient à faire. Elle s'approcha tout en restant à<br />
bonne distance des lierres susceptibles.<br />
222
− Excusez-nous de vous importuner, dit<br />
poliment la jeune elfe, vous êtes bien le Seigneur<br />
Beast, l'Esprit des Anim<strong>au</strong>x, n'est-ce pas ?<br />
Le grand cerf hocha la tête affirmativement.<br />
− Je m'appelle Nyss, je viens des Terres du<br />
Seigneur Fayhn et je recherche <strong>Naïla</strong>...<br />
Nyss expliqua ses intentions <strong>au</strong> grand cerf qui<br />
l'écouta attentivement. Agora se tenait en arrière<br />
sans rien dire. Quand la jeune elfe eut terminé<br />
d'exposer sa situation, Beast parla à son tour :<br />
− Tes intentions sont fort louables, petite elfe<br />
blanche. Hélas pour toi, <strong>Naïla</strong> et les siens ont<br />
quitté cette terre depuis plusieurs jours<br />
223
maintenant, et je doute que vous puissiez les<br />
rattraper.<br />
Nyss baissa les yeux.<br />
− Et où sont-ils allés ? Voulut savoir Agora.<br />
− Ils sont en route pour le sommet de l'Hesso,<br />
répondit le grand cerf.<br />
La jeune elfe sentit son cœur tomber dans un<br />
puits d'angoisse. L'Hesso, elle avait entendu parler<br />
de ce mont légendaire, et cela lui paraissait être le<br />
bout du monde. A cet instant elle comprit que sa<br />
quête allait être longue et difficile.<br />
224
La bénédiction de la forêt<br />
Ils avançaient foulant le sol poussiéreux sous<br />
un ciel de cendre.<br />
Vincent marchait en tête. Il était impatient de<br />
quitter cette terre désolée. Il avait ch<strong>au</strong>d, la sueur<br />
perlait sur son front et son sac à dos s'alourdissait<br />
à chaque pas. <strong>Naïla</strong> était à ses côtés, elle lui tenait<br />
la main. C'était une nouvelle aventure qui<br />
commençait et la fillette se posait des questions <strong>au</strong><br />
sujet de leur destination : le sommet du Mont<br />
Hesso, la plus h<strong>au</strong>te montagne de toute les Terres<br />
Orientales.<br />
225
Cependant, la pesanteur des lieux l'empêchait<br />
de lever la langue et d'ouvrir la bouche pour en<br />
savoir plus. De même le reste de la compagnie qui<br />
les suivait restait silencieux comme si, d'un accord<br />
tacite, tous s'étaient entendus pour ne parler<br />
qu'une fois sortis de cet endroit m<strong>au</strong>dit.<br />
Mika fermait la marche, sa fidèle lance à la<br />
main. Elle appréhendait le moment où ils allaient<br />
se retrouver face à la barrière de lianes<br />
belliqueuses qu'il allait falloir taillader pour<br />
continuer le chemin plus avant dans la forêt. Ce<br />
moment vint quelques heures plus tard quand la<br />
compagnie atteignit l'orée du bois. Mais, à la<br />
surprise générale, les plantes pugnaces s'écartèrent<br />
226
pour les laisser passer sans offrir la moindre<br />
résistance.<br />
La compagnie s'avança préc<strong>au</strong>tionneusement,<br />
craignant l'entourloupette, mais il n'y eut <strong>au</strong>cune<br />
m<strong>au</strong>vaise surprise. Après leur passage, les lierres<br />
se remirent en place tranquillement.<br />
A présent, la Terre des Elfes Noirs était derrière<br />
eux. Néanmoins, les langues ne se délièrent que le<br />
soir venu, lors de l'établissement du campement.<br />
Mika et Vincent montèrent la tente à l'endroit qui<br />
leur parut le plus plat, <strong>au</strong> be<strong>au</strong> milieu d'un cercle<br />
herbeux abrité par le feuillage sombre des h<strong>au</strong>ts<br />
chênes. Pendant ce temps <strong>Naïla</strong>, Alise et Flamy<br />
cherchaient du petit bois pour allumer le feu. Ce<br />
227
dernier eut du mal à prendre car les branchages<br />
étaient légèrement humides. Alors, pour que<br />
l'affaire aille un peu plus vite, <strong>Naïla</strong> utilisa la<br />
magie afin d'enflammer les brindilles. Vincent,<br />
littéralement stupéfait se leva d'un bond en<br />
s'exclamant :<br />
− Bon sang ! C'est de la véritable magie ! Où<br />
as-tu appris à faire ça ?<br />
Ce fut l'occasion pour <strong>Naïla</strong> de reprendre toute<br />
son histoire à zéro. Aidée d'Alise, elle raconta<br />
point par point à son père comment elle avait<br />
rencontré l'Esprit des Anim<strong>au</strong>x après son départ<br />
de Kaliss ; comment elle avait rencontré les elfes<br />
de la Vallée des Troglodytes et comment elle avait<br />
228
appris à cette occasion la façon de faire de la<br />
magie. Ensuite elle lui décrivit ses aventures<br />
jusqu'<strong>au</strong> sommet de la Tour des Vents ; à travers<br />
les paysages verdoyants du Boudiou ; dans les<br />
crevasses des montagnes ; <strong>au</strong>tour du Lac Doré et<br />
jusque sous les feuillages ancestr<strong>au</strong>x de la Grande<br />
Forêt. Elle lui parla longuement des Trolls<br />
Brothers, de Darf la bûche, de Nyss et des<br />
seigneurs elfes, mais <strong>au</strong>ssi du menaçant Raglan et<br />
de son terrible frère le Maître des Dragons.<br />
Vincent fronça les sourcils en entendant le nom du<br />
duc de Stanse, et il fut intrigué d'apprendre que<br />
celui-ci avait un frère, chose que même le roi Luc<br />
III devait ignorer. Cela venait compliquer les<br />
229
conjectures de l'ethnographe qui, plus que jamais,<br />
se demandait ce que le vieux conseiller <strong>au</strong>x yeux<br />
noirs pouvait bien comploter dans son coin. Il ne<br />
comprenait pas en quoi <strong>Naïla</strong> et lui-même<br />
pouvaient être liés à ses plans, et se fut-il creusé la<br />
cervelle pour en tirer quelques suppositions,<br />
celles-ci <strong>au</strong>raient encore été bien loin des<br />
véritables intentions du duc. En somme, Raglan et<br />
ses ambitions demeuraient un mystère<br />
impénétrable.<br />
A son tour, Vincent conta à sa fille son histoire<br />
mouvementée. Il fit des raccourcis sur ses longues<br />
journées de marche et de recherche. En entendant<br />
le récit de son père, <strong>Naïla</strong> réalisa à quel point il<br />
230
s'était inquiété à son sujet et elle remarqua que s'il<br />
n'avait pas eu l'intuition et le courage de venir à sa<br />
rencontre, elle <strong>au</strong>rait dû partir à l'ass<strong>au</strong>t de l'Hesso<br />
accompagnée seulement de ses fidèles Alise et<br />
Flamy. Par bonheur Mika et Vincent feraient<br />
dorénavant partie de la compagnie. Heureuse<br />
d'avoir son précieux père à porté de main, <strong>Naïla</strong> se<br />
serra tout contre son bras. Elle se sentait confiante<br />
et capable d'escalader le culminant perce-nuage<br />
qu'était l'Hesso, en une journée s'il le fallait.<br />
Comme Vincent terminait son récit, il se<br />
souvint qu'il avait un petit quelque chose à donner<br />
à sa fille. Il se leva, alla farfouiller dans son sac, et<br />
revint avec une petite boule de tissu.<br />
231
− Qu'est-ce que c'est ? demanda <strong>Naïla</strong> en<br />
recevant le présent entre les mains.<br />
− C'est un cade<strong>au</strong> de la part d'Oréade, l'Esprit<br />
de la Montagne, lui répondit son père.<br />
− Vas-y, ouvre-le ! Fit la fée trépignante.<br />
<strong>Naïla</strong> enleva l'enveloppe de tissu avec soin et<br />
découvrit un cristal rose à cinq branches duquel<br />
émanait une mince lueur.<br />
− Ouah ! fit la fillette fascinée.<br />
− C'est magnifique ! Renchérit Alise dans les<br />
pupilles de laquelle se reflétait la lueur rose.<br />
− On dirait des pétales de fleurs ! Remarqua<br />
<strong>Naïla</strong>.<br />
232
Elle remercia son père et Mika qui n'y était<br />
pour rien. Celle-ci se mit à bailler de concert avec<br />
le dragonnet fatigué. Il était difficile de dire lequel<br />
ouvrait la plus grande gueule.<br />
Il était tard, ils avaient be<strong>au</strong>coup parlé. Vincent<br />
avait encore des choses à dire, en particulier en ce<br />
qui concernait leur destination, mais le feu s'était<br />
consumé : il était temps d'aller se coucher. Tous se<br />
f<strong>au</strong>filèrent sous la tente s<strong>au</strong>f Mika qui préféra<br />
dormir à l'extérieur malgré les risques de pluie.<br />
De toute façon, il n'y avait plus assez de place à<br />
l'abri pour loger l'aventurière qui se contenta très<br />
bien de sa couverture de voyage usée jusqu'<strong>au</strong>x<br />
fibres.<br />
233
A l'intérieur, Flamy se roula en boule et se mit à<br />
ronfler presque <strong>au</strong>ssitôt, comme d'habitude. Alise<br />
et <strong>Naïla</strong> contemplaient le précieux cristal dont le<br />
faible halo suffisait à éclairer les visages penchés<br />
sur lui. <strong>Naïla</strong> pensait qu'en l'attachant avec la<br />
chaîne qu'elle portait <strong>au</strong> cou, cela ferait un joli<br />
pendentif. Sur ces considérations la fillette et la<br />
fée s'endormirent bientôt. Vincent trouva le<br />
sommeil assez rapidement en rêvant <strong>au</strong>x<br />
incroyables péripéties de sa fille. Il eut un infini<br />
pincement <strong>au</strong> cœur en songeant que son trésor d'à<br />
peine dix ans était déjà en mesure de se<br />
débrouiller seul.<br />
Et la nuit s'écoula.<br />
234
Il régnait sous la tente une humidité<br />
désagréable, Vincent était agité dans son sommeil<br />
et Flamy ronflait comme une locomotive. Ces<br />
trois éléments conjugués empêchèrent <strong>Naïla</strong> de se<br />
reposer. Elle était couchée sur le dos, les yeux<br />
ouverts, scrutant les bruits invisibles de la forêt<br />
environnante. Tout à coup, elle crut percevoir des<br />
notes de musique. Son attention s'aiguisa et son<br />
ouïe infaillible identifia le son de l'ocarina.<br />
Toujours <strong>au</strong>ssi curieuse, <strong>Naïla</strong> s'extirpa de ses<br />
draps et pointa son nez dehors. Elle vit dans<br />
l'obscurité le corps de Mika étendu dans une<br />
position impossible : à demi assise contre un<br />
tronc, le dos tordu, la cuisse par dessus une racine,<br />
235
le bras enroulé <strong>au</strong>tour de la lance, le menton<br />
penché sur le plastron.<br />
« Cette fille est vraiment capable de dormir<br />
n'importe où et n'importe comment » se dit la<br />
fillette en se rappelant leur première rencontre.<br />
Elle contourna l'arbre contre lequel<br />
l'aventurière était adossée et perçut, à quelques<br />
s<strong>au</strong>ts de biche de distance, un rayon de lumière<br />
couleur de Lune qui descendait d'entre les<br />
feuillages. Au centre du cercle décrit par la<br />
lumière un arbrisse<strong>au</strong> frais et vert semblait se<br />
dandiner <strong>au</strong> rythme de la musique jouée par un<br />
être mi-femme mi–arbre.<br />
236
<strong>Naïla</strong> reconnut tout de suite la Nymphe des<br />
Bois <strong>au</strong> physique si particulier. A son approche,<br />
Laya cessa de jouer.<br />
− Bonsoir Princesse, vous ne dormez pas ? Lui<br />
demanda la nymphe en se tournant doucement.<br />
− Non, fit la fillette en secouant la tête. Papa<br />
n'arrête pas de bouger et Flamy ronfle trop. Et toi,<br />
tu étais en train de jouer une berceuse à ce petit<br />
arbre, n'est-ce pas ?<br />
Laya acquiesça. Du h<strong>au</strong>t de ses deux mètres,<br />
avec ses branches en forme de bois de cerf sur les<br />
ép<strong>au</strong>les et ses yeux blancs, la nymphe pouvait<br />
paraître impressionnante, mais <strong>Naïla</strong> l'aimait bien<br />
et ce sentiment était profondément réciproque.<br />
237
− Au fait, tu m'avais promis de m'apprendre à<br />
jouer l'air de la Chanson des Terres d'Antan, lui<br />
rappela <strong>Naïla</strong>.<br />
− J'<strong>au</strong>rai l'occasion de vous l'apprendre puisque<br />
nous allons passer les jours qui viennent<br />
ensemble.<br />
− C'est vrai ? S'étonna la fillette.<br />
− Oui, car je vais être votre guide, mais je vous<br />
dirai tout ceci demain matin. Maintenant vous<br />
feriez bien de retourner vous reposer, Princesse,<br />
lui conseilla la nymphe d'un ton maternel.<br />
− D'accord, mais si nous devons voyager<br />
ensemble, je préfère que tu me tutoies et que tu<br />
238
m'appelles <strong>Naïla</strong> parce que quand tu m'appelles<br />
"Princesse" ça me fait bizarre.<br />
− Très bien, concéda la nymphe, bonne nuit<br />
<strong>Naïla</strong>...<br />
Le tendre sourire de Laya suivit la fillette<br />
jusqu'à sa couche où elle s'étendit et se rendormit<br />
immédiatement, emportée par le son ténu des<br />
notes de l'ocarina.<br />
Au matin, Mika secoua Vincent :<br />
− Hey, Vincent debout ! L'agita-t-elle. Viens<br />
voir, <strong>Naïla</strong> est en train de discuter avec une<br />
créature étrange !<br />
239
Vincent sortit de la tente, les cheveux en<br />
bataille et les lunettes de travers.<br />
− Papa, regarde qui est là ! s'exclama <strong>Naïla</strong> à la<br />
vue de son père.<br />
− Laya ? fit celui-ci en ajustant ses lunettes<br />
pour s'en assurer.<br />
La nymphe, h<strong>au</strong>te et droite, tenait ses longs<br />
bras le long de son corps gris et rugueux. De<br />
joyeux petits oise<strong>au</strong>x <strong>au</strong> plumage coloré s'étaient<br />
posés sur les branches de ses ép<strong>au</strong>les. De loin, on<br />
<strong>au</strong>rait aisément pu la confondre avec un arbre.<br />
240
− Bonjour Vincent, le salua-t-elle de sa voix<br />
profonde, cela fait longtemps que nous ne nous<br />
étions pas vus.<br />
− Une éternité ! répondit-il en passant sa main<br />
dans ses cheveux pour essayer de se recoiffer.<br />
Une fois les présentations faites, Laya expliqua<br />
l'objet de sa présence à la compagnie assemblée :<br />
− La Forêt vous accorde sa bénédiction pour<br />
votre entreprise et elle m'a envoyé pour être votre<br />
guide en son sein. Ainsi je vous ferai éviter toutes<br />
les embûches et je vous mènerai jusqu'<strong>au</strong>x limites<br />
de la Grande Forêt, là où commence la montagne.<br />
Tous furent ravis de cette nouvelle inattendue.<br />
241
Avoir la Nymphe des Bois pour meneur dans<br />
cet environnement hostile, c'était non seulement<br />
un honneur mais <strong>au</strong>ssi, et surtout, l'assurance de<br />
ne pas se perdre dans les labyrinthes verdoyants<br />
de la Grande Forêt.<br />
La compagnie enthousiaste défit le campement<br />
et s'apprêta à suivre Laya.<br />
− Marchez derrière moi, ne me perdez pas de<br />
vue et tout ira bien, leur dit-elle.<br />
Ainsi la compagnie se mit en marche à la suite<br />
de la Nymphe des Bois qui leur ouvrait la voie, <strong>au</strong><br />
sens propre du terme. En effet les buissons, les<br />
branches et les ride<strong>au</strong>x de lichen tombants des<br />
lianes s'écartaient du passage <strong>au</strong> son de l'ocarina.<br />
242
Laya avançait à grands pas lents tout en jouant de<br />
son instrument ovoïde et la végétation se poussait<br />
du chemin respectueusement.<br />
Les herbes faisaient la révérence, les halliers<br />
frétillaient et les arbres gigotaient<br />
imperceptiblement. La sylve <strong>au</strong>tour de la<br />
compagnie semblait danser pour saluer la venue<br />
de sa nourrisse bien-aimée. Cette atmosphère<br />
enjoua le cœur de nos amis qui allaient bon train<br />
en rebondissant sur la verte mousse moelleuse qui<br />
couvrait le sol par endroit.<br />
Loin <strong>au</strong>-dessus de la forêt, les nuages s'étaient<br />
mis en mouvement vers l'Est.<br />
243
De temps à <strong>au</strong>tres un trou se créait dans la<br />
masse cotonneuse, laissant paraître les agréables<br />
rayons du Soleil en ce début d'été pluvieux.<br />
Durant le trajet, Vincent en profita enfin pour<br />
expliquer à <strong>Naïla</strong> et Alise le but de leur périlleux<br />
périple jusqu'<strong>au</strong> faîte de l'Hesso.<br />
− Car c'est là-h<strong>au</strong>t qu'il vit, le Bahamut ! C'est<br />
le nom que l'on donne <strong>au</strong> puissant Dragon-Roi qui<br />
règne sur les cieux des Terres Orientales. Je<br />
pensais que cette créature légendaire n'était qu'un<br />
fantasme d'aventurier, mais Selden m'a confirmé<br />
son existence. C'est lui-même qui nous a conseillé<br />
d'aller rencontrer le Bahamut car si l'ascension de<br />
l'Hesso risque d'être longue et difficile, elle le sera<br />
244
toujours moins que la marche jusqu'<strong>au</strong> désert<br />
d'Hassara. Selon Selden, le Dragon-Roi pourra<br />
certainement nous transporter en Terre du Milieu<br />
en quelques battements d'ailes, ou bien il nous<br />
fournira des montures qui nous permettront de<br />
voler <strong>au</strong>ssi loin que nous le voudrons.<br />
− Mais qui nous dit que ce Dragon-Roi est<br />
gentil et qu'il ne va pas nous dévorer, hum ?<br />
Interrogea Alise, toujours très terre-à-terre malgré<br />
son statut de fée.<br />
− Il fut jadis un ami des elfes et Selden croit<br />
qu'il ne refusera pas de nous rendre service pour<br />
peu que nous grimpions jusqu'à lui.<br />
245
Alise était sceptique ; <strong>Naïla</strong> se demandait à<br />
quoi pouvait ressembler ce Dragon-Roi ; Flamy<br />
était tout à coup excité à l'idée de rencontrer son<br />
maître ; quant à Mika elle songeait <strong>au</strong>x dangers<br />
qui les attendaient en chemin. Elle-même avait<br />
déjà entendu parler de ces créatures fantastiques<br />
dans les contes de son enfance.<br />
La compagnie chemina ainsi toute la journée et<br />
le soir venu ils furent étonnés de ne pas ressentir<br />
la lassitude dans leurs membres alors qu'ils<br />
avaient marché presque sans interruption.<br />
La nuit tomba précocement car les nuages<br />
s'étaient de nouve<strong>au</strong> agglomérés <strong>au</strong>-dessus de la<br />
Grande Forêt. Bientôt, ces derniers se percèrent et<br />
246
les gouttes traversèrent les cieux pour venir<br />
s'écraser sur la tête des membres désemparés de la<br />
compagnie. Vincent et Mika voulurent se hâter de<br />
monter la tente, mais Laya les retint.<br />
− Inutile de vous évertuer, laissez-moi vous<br />
offrir le couvert de la forêt, dit la nymphe.<br />
Elle souffla dans son instrument des notes<br />
claires et vives. Alors, devant les yeux ahuris de la<br />
compagnie, les herbes grandirent démesurément<br />
s'élevant du sol pour former un dôme protecteur.<br />
Dans le même temps, les arbres resserrèrent leurs<br />
rame<strong>au</strong>x et rapprochèrent leur feuillage pour<br />
retenir les gouttes. <strong>Naïla</strong> et les siens bénéficiaient<br />
247
à présent d'un abri de verdure enchanté garni de<br />
mousse confortable.<br />
La seule chose que la Nymphe des Bois devait<br />
interdire à la compagnie fut de faire du feu, parce<br />
que les plantes craignaient les flammes et la<br />
fumée dérangeait les feuilles.<br />
Après avoir festoyé d'un bout de galette, une<br />
tranche de gibier boucané, un morce<strong>au</strong> de pain, le<br />
tout arrosé d'un peu d'E<strong>au</strong> de Ragina, la<br />
compagnie alla s'étendre sous le dôme et dormit<br />
d'un profond sommeil réparateur. Mika s'endormit<br />
le sourire <strong>au</strong>x lèvres en se disant qu'elle <strong>au</strong>rait<br />
nettement moins mal <strong>au</strong> dos que la veille en se<br />
réveillant.<br />
248
Le lendemain, <strong>Naïla</strong> se leva de bonne heure.<br />
Elle sortit doucement de l'abri pour ne pas<br />
déranger les <strong>au</strong>tres. Une fois à l'extérieur, elle se<br />
frotta les yeux et s'étira. Elle constata que le Soleil<br />
faisait grève et que l'averse continuait toujours.<br />
Elle soupira de dépit et allait s'en retourner sous<br />
les couvertures lorsqu'elle aperçut un endroit plus<br />
lumineux que le reste des alentours. Une trouée<br />
dans la frondaison laissait passer un brin de clarté.<br />
La lumière pâle ainsi que les perles du ciel<br />
tombaient sur le front de la Nymphe des Bois. Les<br />
gouttelettes glissaient sur ses tempes et laissaient<br />
des traces sombres sur son écorce grise. Les<br />
249
longues tiges vertes de sa chevelure dégouttaient<br />
en silence.<br />
Laya se tenait dans une posture contemplative,<br />
la tête légèrement penchée en arrière, les yeux<br />
clos, les bras décollés du corps et les p<strong>au</strong>mes<br />
tournées vers les cieux. Ses mains étaient des<br />
écuelles et l'e<strong>au</strong> débordait entre les ramilles de ses<br />
doigts. Les gouttes arrosaient ses grands pieds<br />
dont les orteils s'étaient enfoncés dans la terre tels<br />
des racines. <strong>Naïla</strong> était émerveillée. Elle<br />
s'approcha à petits pas et remarqua <strong>au</strong>ssitôt que<br />
des feuilles d'un vert tendre étaient en train<br />
d'éclore <strong>au</strong>x extrémités des branches qui<br />
poussaient sur les ép<strong>au</strong>les de la nymphe. La<br />
250
fillette restait admirative devant ce spectacle : la<br />
be<strong>au</strong>té de la Forêt s'épanouissait devant elle.<br />
<strong>Naïla</strong> était à présent à côté de Laya et la pluie<br />
lui tombait sur la figure, mais la fillette ne pouvait<br />
fermer les yeux à tel point elle était envoûtée.<br />
C'est alors qu'un bulbe bondit hors du sol. Il se<br />
mit à galoper sur ses courtes racines blanches et<br />
vint se poster derrière <strong>Naïla</strong>. Là, il étira une<br />
longue tige <strong>au</strong> bout de laquelle se trouvait une<br />
large feuille qu'il déploya <strong>au</strong>-dessus de la tête de<br />
la fillette, la protégeant ainsi de la bruine.<br />
L'apparition de ce soudain parapluie fit surs<strong>au</strong>ter<br />
<strong>Naïla</strong> qui se pencha ensuite pour étudier de plus<br />
près le curieux végétal.<br />
251
Lorsqu'elle se releva, <strong>Naïla</strong> croisa le doux<br />
regard de la Nymphe des Bois. Les deux<br />
échangèrent un sourire.<br />
− Bonjour <strong>Naïla</strong>, dit Laya. As-tu bien dormi ?<br />
La fillette répondit d'un hochement affirmatif.<br />
− Bien, fit la nymphe avant de faire cette<br />
proposition : voudrais-tu que je t'apprenne<br />
quelques airs que la Forêt aime entendre ?<br />
− Oh oui ! S'il-te-plaît ! Répondit <strong>Naïla</strong> d'un ton<br />
plus qu'enthousiaste en joignant les mains.<br />
Aussitôt, elle courut chercher sa flûte dans son<br />
sac précédée du bulbe galopant et revint en<br />
252
compagnie d'Alise et Flamy qui s'étaient réveillés<br />
entre temps.<br />
Peu après, Vincent et Mika sortirent à leur tour<br />
de l'abri herbeux, éveillés par le frêle son de la<br />
flûte et de l'ocarina mêlés.<br />
En voyant <strong>Naïla</strong> jouer de la musique entourée<br />
de ses amis dans le carré de lumière, Vincent eut<br />
ch<strong>au</strong>d <strong>au</strong> cœur.<br />
− Une vraie petite elfe, dit l'aventurière les<br />
mains sur les hanches.<br />
Vincent acquiesça. Au fond de lui, il se sentait<br />
rassuré :<br />
253
« Je n'ai pas de souci à me faire, se dit-il. La<br />
Forêt veille sur elle »<br />
Son visage s'éclaira de joie, ses yeux se<br />
plissèrent et, prenant Mika par le poignet, ils<br />
allèrent rejoindre les musiciens.<br />
254
Miaoumi la chapardeuse<br />
Agora avançait avec circonspection, le nez<br />
penché vers le sol, examinant le moindre carré de<br />
mousse ou de terre meuble. Il ne relevait la tête<br />
que pour jurer contre la pluie qui battait la forêt<br />
depuis deux jours.<br />
Au début, Nyss le suivait sans comprendre à<br />
quoi rimait ce manège, et l'homme à la tunique<br />
blanche ne faisait guère attention à elle. Depuis<br />
leur rencontre avec l'Esprit des Anim<strong>au</strong>x, les deux<br />
aventuriers s'étaient dirigés vers le Nord-Est en<br />
zigzaguant.<br />
255
Au matin de leur troisième journée de marche,<br />
Agora trouva enfin ce qu'il cherchait : des<br />
empreintes de pas et de pattes de dragonnet qui<br />
n'avaient pas complètement été effacées par<br />
l'averse.<br />
− Parfait, nous sommes dans la bonne<br />
direction ! dit l'homme en se redressant. Tes amis<br />
sont passés par là il y a plusieurs jours, quatre ou<br />
cinq peut-être. C'est une chance que j'ai pu<br />
découvrir cette piste, je commençais à désespérer.<br />
C'est que tes amis laissent peu de traces et cette<br />
m<strong>au</strong>dite pluie n'arrange rien !<br />
Agora était un pisteur hors pair, il venait d'en<br />
faire la démonstration. Par la suite, Nyss mit ses<br />
256
talents d'elfe à son service et ensemble ils<br />
scrutèrent le sol à la recherche du moindre indice<br />
qui <strong>au</strong>rait pu témoigner du passage de <strong>Naïla</strong> et de<br />
la compagnie. La tâche était rude et fastidieuse et<br />
les deux aventuriers progressaient lentement. Il<br />
fallait faire attention à la moindre marque <strong>au</strong> sol,<br />
la moindre herbe pliée, la moindre branche cassée,<br />
<strong>au</strong>x moindres vestiges de campement, si discrets<br />
fussent-ils.<br />
Agora était plutôt crispé. En effet, il n'avait<br />
jamais suivi de piste <strong>au</strong>ssi ténue et c'était la<br />
première fois qu'il éprouvait <strong>au</strong>tant de difficultés à<br />
suivre quelqu'un. Heureusement, son intrépide<br />
coéquipière était assez douée pour une débutante :<br />
257
elle parvenait de temps à <strong>au</strong>tres à dénicher<br />
d'infimes griffures sur une racine ou<br />
d'imperceptibles empreintes de talon que trahissait<br />
la verte mousse aplatie. D'après ces minces<br />
indications, il ne semblait y avoir que trois<br />
membres à la compagnie : deux pas d'adultes et<br />
celui, particulièrement reconnaissable, du<br />
dragonnet s<strong>au</strong>tillant. Ils ne découvrirent jamais<br />
<strong>au</strong>cun signe de <strong>Naïla</strong> ni de Laya dont ils<br />
ignoraient la présence. Mais ce qui déconcertait le<br />
plus l'homme en tunique blanche, c'était de ne pas<br />
trouver la moindre trace d'un quelconque<br />
campement : pas de carré d'herbe couché par la<br />
toile de la tente ; pas de trou dans le sol pour<br />
258
indiquer l'emplacement des piquets ; pas de<br />
cendres ; pas de restes de nourriture. La<br />
compagnie ne s'arrêtait-elle jamais ?<br />
En fin de compte, c'était davantage l'intuition<br />
qui guidait les deux aventuriers que les preuves<br />
tangibles du passage de la compagnie.<br />
Chaque matin, Agora cherchait un endroit d'où<br />
il pouvait voir le Soleil se lever, lorsque cela était<br />
possible. De là, il déterminait l'orientation à<br />
suivre. A mesure que les deux aventuriers<br />
progressaient <strong>au</strong> sein de la Grande Forêt en<br />
direction de l'Est, les chênes centenaires <strong>au</strong><br />
feuillage sombre faisaient place à de h<strong>au</strong>ts hêtres<br />
et frênes <strong>au</strong>x troncs imposants.<br />
259
Ce matin était le dix-septième jour de l'Été.<br />
Agora avait envoyé Nyss escalader le plus grand<br />
arbre de tous les alentours. Perchée sur la plus<br />
h<strong>au</strong>te branche, la jeune elfe scrutait la mer de<br />
verdure qui s'étendait jusqu'à l'horizon. Au loin,<br />
dans la clarté naissante de l'<strong>au</strong>rore, elle distinguait<br />
la dentition pointue de la chaîne de montagne. Au<br />
moment où le Soleil faisait irruption à l'Est, Nyss<br />
aperçut la protubérante canine qui s'élevait <strong>au</strong>-<br />
dessus des <strong>au</strong>tres dents. En une minute, la lumière<br />
s'étendit sur l'océan de feuilles et les récifs<br />
montagneux s'embrumèrent. Nyss plaça sa main<br />
devant ses yeux, éblouie par les éclats d'or<br />
ardents.<br />
260
En quelques manœuvres acrobatiques, elle<br />
redescendit de l'arbre et indiqua à Agora<br />
l'emplacement de l'Hesso. Celui-ci décida qu'il<br />
fallait marcher plus vers le Nord.<br />
Une fois ceci fait, les deux aventuriers<br />
retournèrent à leur campement qui se trouvait à<br />
deux pas. Ils arrivèrent juste à temps pour<br />
surprendre la félidée voleuse, la main dans le sac<br />
de provisions.<br />
C'était la première fois qu'ils la voyaient <strong>au</strong><br />
grand jour. Son pelage tricolore était composé de<br />
taches f<strong>au</strong>ves, marrons et blanches. Les pointes de<br />
ses oreilles et le bout de sa queue étaient noirs.<br />
Elle avait de grands yeux j<strong>au</strong>nes de félin sur<br />
261
lesquels retombait un bouquet de mèches qui<br />
prenait racine entre ses deux oreilles.<br />
Proportionnellement à son corps amaigri, elle<br />
semblait avoir une grosse tête et de grosses pattes.<br />
A la vue des deux aventuriers, la félidée fit<br />
volte-face et se carapata en abandonnant son<br />
butin. Le sang d'Agora ne fit qu'un tour : en un<br />
seul et même mouvement, l'homme posa un genou<br />
à terre, tira la dague de l'étui dans sa botte et la<br />
projeta en direction de la fuyarde. La lame véloce<br />
entailla la cuisse droite de la félidée qui,<br />
déséquilibrée dans sa course par la soudaine<br />
douleur, trébucha et roula sur elle-même, de tête<br />
en queue, sur plusieurs mètres. Vive et agile, elle<br />
262
se releva promptement d'un bond, mais déjà<br />
l'ombre d'Agora était sur elle, l'épée levée prête à<br />
frapper. La félidée baissa les oreilles et se coucha<br />
en crachant à la manière des chats apeurés. Une<br />
étincelle de lumière traversa la frondaison et fit<br />
briller la lame <strong>au</strong>-dessus d'Agora.<br />
− Non ! ! s'écria Nyss s'interposant tout à coup.<br />
Et la lame trancha l'air !<br />
La félidée terrifié prit ses jambes à son cou.<br />
Il y eut un long silence dans la forêt.<br />
L'homme à la tunique blanche avait le bras<br />
raidi, la jeune elfe était parfaitement immobile, les<br />
263
as tendus. Le tranchant s'était arrêté à quelques<br />
millimètres seulement de son cou.<br />
− Tu n'allais tout de même pas la tuer ?<br />
demanda Nyss en soutenant le dur regard de<br />
l'homme.<br />
− C'est toi que j'ai failli tuer, petite<br />
inconsciente ! Gronda Agora bouillonnant de<br />
colère. Ne refais plus jamais ça ! Ne te remets<br />
plus jamais en travers de mon chemin, tu as<br />
compris ? La prochaine fois je ne retiendrai peut-<br />
être pas mon coup.<br />
Nyss baissa les yeux. Agora rangea son épée et<br />
alla ramasser sa dague dont la lame d'une pâleur<br />
lunaire était zébrée de lignes sanglantes. Il la<br />
264
frotta dans l'herbe, puis il glissa l'arme dans sa<br />
botte. Lorsqu'il se retourna, Nyss avait disparue.<br />
La jeune elfe suivait les taches de sang laissées<br />
par la félidée. Elle retrouva cette dernière non<br />
loin, assise sur un tapis de mousse, la patte<br />
étendue en train de lécher sa plaie.<br />
− Excuse-moi, je... Fit Nyss en paraissant entre<br />
les troncs.<br />
La félidée tressaillit. Elle s<strong>au</strong>ta en arrière et se<br />
mit en position de défense.<br />
− Qu'est-ce que tu me veux ? Va-t'en ! Cracha-<br />
t-elle.<br />
265
− Je suis venue t'apporter de quoi te soigner,<br />
l'informa l'elfe.<br />
− Je n'ai pas besoin de toi ! Ne t'approche pas<br />
ou je te griffe !<br />
Nyss ne prit pas cet avertissement <strong>au</strong> sérieux :<br />
elle sortit une fiole de sa besace et s'avança.<br />
Comme promis, la félidée lui décrocha un coup de<br />
griffe en pleine figure. Nyss eut la joue droite<br />
rayée de trois traits rouges. La stupéfaction lui fit<br />
lâcher la fiole qui se brisa sur une racine,<br />
répandant une forte odeur de menthe.<br />
− Je t'avais prévenu ! fit la félidée avant de s'en<br />
aller en bondissant maladroitement derrière les<br />
arbres.<br />
266
Nyss passa sa main sur sa joue et regarda ses<br />
doigts : ils étaient couverts de sang. La jeune elfe<br />
restait interdite. Elle ne put retenir quelques<br />
larmes de douleur. Elle se sentait seule en cet<br />
instant, elle se disait que cette aventure n'était pas<br />
<strong>au</strong>ssi agréable que ce qu'elle s'était imaginé. Elle<br />
essuya sa joue à l'aide d'un mouchoir et ensuite<br />
elle appliqua une onction cicatrisante.<br />
Heureusement, la félidée n'avait pas frappé fort et<br />
les entailles laissées par les griffes étaient à peine<br />
plus profondes que des égratignures.<br />
Nyss revint <strong>au</strong> campement un peu pen<strong>au</strong>de.<br />
Agora ne lui posa <strong>au</strong>cune question. Il était prêt à<br />
partir, alors ils se mirent en marche.<br />
267
De toute la journée, la jeune elfe ne prononça<br />
pas une seule parole. Elle suivait les pas d'Agora<br />
en espérant qu'ils rejoindraient bientôt <strong>Naïla</strong> et les<br />
<strong>au</strong>tres, mais cet espoir était mince car la<br />
compagnie avait be<strong>au</strong>coup d'avance sur eux et les<br />
empreintes se faisaient de plus en plus rares.<br />
A ce propos, Nyss remarqua qu'Agora ne<br />
laissait presque pas de traces <strong>au</strong> sol en marchant.<br />
Peut-être était-ce grâce <strong>au</strong>x semelles spéciales de<br />
ses bottes ? Nyss ne s'en rendit pas compte, mais<br />
sa légèreté d'elfe faisait qu'elle non plus ne faisait<br />
pas de marques quand sa ch<strong>au</strong>ssure foulait la<br />
terre. Les deux aventuriers étaient donc difficiles<br />
à pister, s<strong>au</strong>f pour la félidée qui pouvait les suivre<br />
268
à l'odeur grâce à son muse<strong>au</strong> très sensible.<br />
Pourtant celle-ci n'était pas la seule <strong>au</strong>x trousses<br />
de Nyss et d'Agora.<br />
Le soir venu, l'homme en tunique blanche était<br />
assez inquiet de n'avoir pas croisé la moindre<br />
empreinte. Certes, ils cheminaient en direction de<br />
l'Hesso, mais peut-être que la compagnie avait<br />
suivi une <strong>au</strong>tre voie.<br />
Les deux aventuriers mangèrent chacun une<br />
part des provisions dont ils étaient dotés, puis ils<br />
se couchèrent. Agora s'adossa à un arbre et<br />
s'enroula dans sa couverture grise. Il ferma les<br />
yeux en songeant qu'il serait peut-être de bon ton,<br />
les jours suivants, de dormir moins et de marcher<br />
269
plus pour rattraper le retard qu'ils avaient sur<br />
<strong>Naïla</strong> et les siens. Nyss s'était étendue sur un<br />
matelas de mousse à bonne distance de l'homme.<br />
En l'observant elle avait toujours l'impression qu'il<br />
ne dormait pas. Le bijou en forme d'œil à son<br />
front semblait veiller sans relâche.<br />
Nyss avait du mal à trouver le sommeil. Sa joue<br />
lui faisait mal et son esprit avait tendance à se<br />
concentrer sur cette douleur entêtante.<br />
Tout à coup, elle sentit une présence : elle se<br />
retourna et distingua dans la pénombre les grandes<br />
oreilles qui étaient à l'origine de son tourment.<br />
La félidée se tenait debout, appuyée contre le<br />
tronc d'arbre pour soulager sa jambe droite.<br />
270
− Qu'est-ce que tu fais ici ? demanda l'elfe en<br />
faisant clairement sentir sa m<strong>au</strong>vaise humeur.<br />
Qu'est-ce que tu es encore venue voler ?<br />
− Je ne vais rien voler, répondit la félidée. Je<br />
suis juste venue te demander pardon pour ce<br />
matin et <strong>au</strong>ssi je voulais te remercier de m'avoir<br />
protégée...<br />
Nyss n'en revenait pas : elle ne s'attendait pas à<br />
une telle démarche de la part de l'irascible félidée.<br />
Elle se redressa sur son séant et son humeur se<br />
radoucit. Elle entama alors une discussion avec la<br />
visiteuse nocturne :<br />
− Pourquoi essaies-tu sans cesse de nous<br />
dérober notre nourriture ? Tu sais, si tu me le<br />
271
demandais, je serais ravie de partager le peu que<br />
j'ai avec toi.<br />
− Mais tu n'as que du pain et des galettes et moi<br />
je veux manger de la viande et seul cet homme en<br />
a…<br />
Visiblement la félidée était parfaitement <strong>au</strong><br />
courant de l'approvisionnement de chacun.<br />
− Pourquoi ne chasses-tu pas ? Il doit y avoir<br />
be<strong>au</strong>coup de gibier par ici.<br />
− Mon problème c'est que je ne suis pas très<br />
douée pour la chasse, avoua la félidée. Et puis<br />
c'est tellement plus facile et plus rapide de<br />
chaparder dans le sac des <strong>au</strong>tres.<br />
272
« Belle mentalité », pensa l'elfe en faisant une<br />
moue désapprobatrice.<br />
Il était de coutume chez les félidés que les<br />
enfants, une fois sevrés, quittassent leurs parents<br />
pour apprendre à subvenir seuls à leurs besoins.<br />
Leur agilité et leur rapidité naturelle faisaient que<br />
be<strong>au</strong>coup d'entre eux s'engageaient dans les<br />
guildes de voleurs. C'est pourquoi, de façon<br />
générale, les félidés étaient très mal vus parmi les<br />
humains. Celle qui harcelait les deux aventuriers<br />
était originaire des clans de félidés qui vivaient<br />
loin <strong>au</strong> Sud-Ouest de la Grande Forêt. Elle raconta<br />
à Nyss qu'elle avait longtemps erré dans les bois<br />
depuis que ses géniteurs l'avaient obligé à partir.<br />
273
N'osant pas sortir du couvert de la forêt, elle se<br />
contenta d'en longer le bord intérieur jusqu'<strong>au</strong> jour<br />
où elle rencontra un groupe d'excentriques égarés.<br />
Tenaillée par la faim, elle avait pris la décision de<br />
chiper leurs vivres, ce qu'elle fit sans <strong>au</strong>cun<br />
problème. De là, elle les avait suivi jusqu'<strong>au</strong>x<br />
abords d'une combe infranchissable, gardée par de<br />
grands arbres belliqueux qui la repoussèrent à<br />
coups de branches. La félidée s'était alors<br />
concentrée sur Agora qui traînait dans les parages<br />
à ce moment-là. Et tout cela s'était déroulé<br />
seulement deux dizaines plus tôt.<br />
274
Nyss était intriguée. Elle lui demanda si elle se<br />
souvenait de la composition du premier groupe<br />
qu'elle avait suivi.<br />
− Oui, il y avait deux humains, un nain, une fée<br />
et une fillette à la pe<strong>au</strong> sombre, énuméra-t-elle.<br />
− C'était <strong>Naïla</strong> et Darf ! fit l'elfe dont les<br />
conjectures étaient justes.<br />
Elle expliqua à la félidée qu'Agora et elle<br />
étaient sur les traces de <strong>Naïla</strong>, ce dont la félidée<br />
n'avait que faire. Néanmoins, Nyss lui proposa de<br />
les accompagner dans leur quête. Ce n'était pas<br />
plus bête que de les suivre de loin en espérant<br />
subtiliser un peu de nourriture <strong>au</strong> risque de se<br />
prendre un coup d'épée.<br />
275
− Je n'en sais trop rien, hésita la félidée. Je<br />
n'aime pas trop ton ami l'humain, mais peut-être<br />
que si j'ai droit à sa viande, je viendrai avec<br />
vous...<br />
La nuit portant conseil, Nyss laissa la félidée<br />
s'en aller, non sans lui avoir demandé son nom :<br />
− Je m'appelle Miaoumi, répondit-elle, et toi ?<br />
− Moi c'est Nyss, contente de te connaître. Et<br />
s'il-te-plaît, ne tourne plus tes griffes contre moi.<br />
− Promis, jura Miaoumi.<br />
Les deux se serrèrent la patte. Et la félidée s'en<br />
fut dans la nuit.<br />
276
Le lendemain Nyss fut obligée d'argumenter<br />
comme un représentant de commerce pour<br />
convaincre Agora d'accepter d'intégrer Miaoumi à<br />
leur équipe et de lui céder en plus une partie de<br />
ses vivres. L'homme ne comprenait pas bien la<br />
démarche de la jeune elfe qui s'était faite entailler<br />
la joue la veille par la même Miaoumi.<br />
Cependant, il céda devant cet argument clef :<br />
− Son flair de chat peut sûrement nous aider, dit<br />
Nyss. Si elle arrive à nous suivre, elle peut<br />
certainement retrouver <strong>Naïla</strong>.<br />
Ainsi, Miaoumi la chapardeuse rejoignit les<br />
deux aventuriers dans leur périple.<br />
277
− Tu as intérêt à te tenir tranquille, sinon...<br />
l'avertit Agora en tapotant le manche de son épée.<br />
− Compris ! fit la félidée.<br />
Hélas, les choses ne devaient pas se passer<br />
<strong>au</strong>ssi simplement que prévu.<br />
278
Devinettes dans les bois<br />
<strong>Naïla</strong> s'éveilla foudroyée par une soudaine<br />
envie d'aller faire pipi !<br />
Elle se f<strong>au</strong>fila discrètement hors de l'abri<br />
herbeux.<br />
La nuit était douce et calme.<br />
Lorsqu'elle revint une main se posa sur son<br />
ép<strong>au</strong>le : <strong>Naïla</strong> tressaillit et se retint de crier. C'était<br />
la Nymphe des Bois dont le regard reflétait<br />
l'inquiétude.<br />
− Qu'y a-t-il ? L'interrogea la fillette.<br />
279
− Il y a un ennemi, une créature malveillante<br />
qui nous suit depuis notre départ. Elle se déplace<br />
sans bruit, sans se faire remarquer : c'est une<br />
ombre <strong>au</strong>x griffes acérées...<br />
<strong>Naïla</strong> frissonna. Elle se souvint de l'étrange<br />
Monstre de la Nuit qui avait blessé Darf, le soir où<br />
la félidée voleuse s'était introduite chez Albert.<br />
− Mais n'aie crainte, la rassura la nymphe, tant<br />
que je serai là, cette chose ne s'approchera pas.<br />
Cependant, quand vous <strong>au</strong>rez quitté la forêt,<br />
promets-moi de ne pas t'éloigner seule, et surtout<br />
pas après le coucher du Soleil.<br />
<strong>Naïla</strong> promit de respecter ce commandement,<br />
puis elle retourna se coucher, l'esprit préoccupé.<br />
280
Laya reprit son ocarina et joua un air apaisant<br />
de sorte que la fillette s'endormit bientôt.<br />
Les notes s'envolèrent dans l'obscurité. Elles<br />
dansèrent un moment <strong>au</strong>tour des troncs avant de<br />
se perdre dans le chuintement des feuillages.<br />
La compagnie était en promenade. En file<br />
indienne, ils suivaient la Nymphe des Bois qui les<br />
menait sur les sentiers merveilleux de la Grande<br />
Forêt. Ils zigzaguaient entre les h<strong>au</strong>ts arbres dont<br />
les cimes, à peine visibles d'en bas, étaient<br />
baignées de la lumière estivale du Soleil.<br />
Celui-ci avait enfin reprit ses droits sur les<br />
cieux et il répandait sans entrave sa chaleur sur le<br />
281
monde. Ses rayons zébraient le cœur de la sylve<br />
en répandant des ride<strong>au</strong>x de clarté.<br />
Ça et là, sur les troncs et les pierres<br />
s'épanouissaient des grappes de fleurs bleues,<br />
roses ou blanches. La nature s'était drapée d'une<br />
luxuriante verdure et s'était parfumée d'une douce<br />
senteur d'humus.<br />
Le terrain devenait de plus en plus vallonné,<br />
signe que la compagnie se rapprochait de la<br />
montagne. Nos amis cheminaient sur les sentes<br />
des anim<strong>au</strong>x, parmi les herbes, puis ils montaient<br />
un escalier de racines enchevêtrées jusqu'<strong>au</strong><br />
sommet d'une butte. De là, ils pouvaient admirer<br />
le paysage qui se dessinait entre les branches : les<br />
282
collines les plus proches étaient d'un vert foncé,<br />
les suivantes se perdaient progressivement dans<br />
une ch<strong>au</strong>de brume bleutée, piquetée de taches d'un<br />
vert plus clair. Au-delà on distinguait nettement<br />
les contours des montagnes revêtues d'un voile<br />
m<strong>au</strong>ve. Au-dessus d'elles s'élevait le majestueux<br />
Mont Hesso coiffé du blanc des neiges éternelles,<br />
trônant dans le ciel céruléen. Loin à droite <strong>au</strong> pied<br />
des pics, les derniers ép<strong>au</strong>lements du Plate<strong>au</strong> de<br />
Colapsus s'aplatissaient ; et à g<strong>au</strong>che la Dorsale<br />
Ouest de la Grande Chaîne fermait l'horizon.<br />
Après avoir nourri leurs yeux de ces<br />
magnifiques perspectives, les membres de la<br />
compagnie redescendaient dans les vallons en<br />
283
s'enfonçant dans des tunnels de verdure ombragés.<br />
Ceux-ci débouchaient sur de frais ruisse<strong>au</strong>x <strong>au</strong>x<br />
e<strong>au</strong>x scintillantes qui s<strong>au</strong>tillaient de pierres en<br />
pierres dans le lit caillouteux. Une fois le cours<br />
d'e<strong>au</strong> passé à gué, la compagnie poursuivait sa<br />
route <strong>au</strong> creux des combes étroites <strong>au</strong>x parois qui<br />
dégouttaient d'humidité, là où les fougères étaient<br />
reines.<br />
Quand la compagnie s'arrêtait pour déjeuner,<br />
d'innombrables papillons multicolores venaient se<br />
poser sur la Nymphe des Bois. Elle jouait pour<br />
eux des musiques virevoltantes et ils<br />
l'appl<strong>au</strong>dissaient avec leurs grandes ailes. De<br />
temps à <strong>au</strong>tres, un lapin, un sanglier, une biche et<br />
284
son faon ou bien un ours venait marcher <strong>au</strong>x côtés<br />
de la compagnie. Parfois même c'était un couple<br />
de strollers, ces lutins <strong>au</strong>x chape<strong>au</strong>x colorés, qui<br />
les accompagnaient sur quelques lieues avant de<br />
disparaître de nouve<strong>au</strong> parmi les buissons. Le soir<br />
<strong>au</strong> campement, d'<strong>au</strong>tres créatures étranges<br />
venaient leur rendre visite. Il y avait par exemple<br />
le Rototo : c'était un animal nocturne, tout rond et<br />
tout poilu. Il était gris avec le ventre blanc et sa<br />
queue était en forme de boule noire. Il avait de<br />
petites pattes griffues, des oreilles de chat, de gros<br />
yeux de chouette, un bec tubulaire, et les fines<br />
membranes sous ses bras courts lui permettaient<br />
de planer de branche en branche à la façon des<br />
285
écureuils volants. Si la compagnie se souvint du<br />
Rototo, ce fut à c<strong>au</strong>se de ses hululements<br />
incessants, la nuit dans les branchages <strong>au</strong>-dessus<br />
de leurs têtes.<br />
Ils virent <strong>au</strong>ssi des Todstouls, une espèce de<br />
champignon géant noctambule, qui se déplaçaient<br />
en troupe<strong>au</strong>. Ils déambulaient en se balançant<br />
maladroitement de droite à g<strong>au</strong>che. Ils se<br />
heurtaient souvent les uns les <strong>au</strong>tres ce qui<br />
provoquait d'incompréhensibles marmonnements<br />
et de tumultueux m<strong>au</strong>gréments. Après leur<br />
passage, une forte odeur de moisissure emb<strong>au</strong>mait<br />
l'air.<br />
286
Mais l'être le plus insolite qu'ils furent amenés<br />
à rencontrer fut peut-être celui-ci : un matin qu'ils<br />
marchaient dans la fraîcheur d'un sentier bordé de<br />
fougères perlées de gouttes de rosée, ils<br />
aperçurent une silhouette qui venait dans leur<br />
direction. Cela semblait être un vieil homme<br />
plutôt grand et droit. Ses longs cheveux ondulés<br />
encadraient son visage et descendaient jusqu'à se<br />
mêler à sa très longue barbe. Son front était plissé<br />
et ses yeux renfoncés sous ses sourcils touffus<br />
témoignaient d'une profonde réflexion. Il était<br />
vêtu d'une toge et son vêtement comme son corps<br />
tout entier étaient d'un vert translucide. Toute sa<br />
287
personne était d'un flou fantomatique. Il avançait<br />
d'un pas léger les mains dans le dos.<br />
Laya s'arrêta et le salua lorsqu'il parvint à leur<br />
h<strong>au</strong>teur :<br />
− Bonjour Noble Féal.<br />
− Oh ! Bonjour Gente Dryade, fit le vieil<br />
homme en remarquant soudain leur présence.<br />
Il jeta un coup d'œil par-dessus l'ép<strong>au</strong>le de la<br />
nymphe et dit :<br />
− Je présume que ce sont là, la jeune <strong>Naïla</strong>, son<br />
père et leurs amis, n'est-ce pas ?<br />
− C'est cela en effet, confirma Laya.<br />
− Et vous êtes en route pour l'Hesso.<br />
288
− Comment savez-vous tout ça ? Ne put<br />
s'empêcher de demander <strong>Naïla</strong>.<br />
− Les nouvelles vont vite dans cette forêt<br />
fillette, répondit le vieillard.<br />
− Et vous, Noble Sire, avez-vous enfin trouvé<br />
ce que vous cherchez ? L'interrogea la nymphe.<br />
− Non, j'y réfléchis toujours, voyez-vous.<br />
D'ailleurs je m'en vais continuer. Je vous souhaite<br />
bon voyage, mes braves. Et prenez garde dans la<br />
montagne !<br />
Sur ces mots le vieil homme se replongea dans<br />
ses pensées et, sans même les contourner, il<br />
289
avança et passa à travers les membres de la<br />
compagnie comme un spectre impalpable.<br />
− Qui était-ce ? demanda Mika à la nymphe.<br />
− C'est celui que nous appelons Gayaslidge, le<br />
Noble Féal.<br />
Laya leur raconta que c'était un vieux<br />
philosophe qui aimait la Forêt par-dessus tout. Un<br />
jour il décida de quitter les hommes et leur<br />
civilisation. Il s'exila dans la Grande Forêt et y<br />
trouva un lieu parfait pour méditer sur le sens de<br />
la vie. Là, il s'était assis sur une vieille souche, il<br />
avait calé ses coudes sur ses genoux, il avait posé<br />
son menton entre ses mains et il s'était mis à<br />
réfléchir <strong>au</strong>x mystères de l'existence. Emporté<br />
290
dans ses pensées métaphysiques, il en oublia de<br />
boire, de manger et de dormir. Il resta immobile<br />
dans cette position durant d'innombrables années.<br />
Ses cheveux et sa barbe poussèrent<br />
démesurément ; l'humus recouvrit ses pieds, le<br />
lierre monta sur ses jambes, la mousse s'étala sur<br />
ses ép<strong>au</strong>les et sur son dos ; sa pe<strong>au</strong> devint dure<br />
comme de l'écorce ; des branches grandirent sur<br />
sa tête et <strong>au</strong> printemps sa barbe fleurissait et des<br />
feuilles s'épanouissaient sur ses genoux. Un be<strong>au</strong><br />
matin il eut envie de faire une promenade pour se<br />
changer un peu les idées. Il se leva normalement<br />
mais son corps resta figé : il était devenu un<br />
arbre ! La Forêt l'avait intégré en son sein : elle<br />
291
l'appela Gayaslidge ; le Serviteur de la Terre ou<br />
Celui-qui-pense-be<strong>au</strong>coup-et-qui-respire-peu.<br />
Depuis ce jour, le corps du vieux philosophe se<br />
nourrissait d'e<strong>au</strong> et de lumière pendant que son<br />
esprit se promenait et conversait avec les arbres<br />
dont il avait naturellement acquis le langage en<br />
devenant l'un des leurs.<br />
Féal.<br />
Telle était l'histoire de Gayaslidge le Noble<br />
Le reste du temps, la compagnie cheminait<br />
tranquillement sans rencontrer personne. Chacun<br />
agrémentait la randonnée à sa manière. Laya<br />
apprenait à <strong>Naïla</strong> des airs de flûte enchanteurs.<br />
Alise, qui n'avait jamais été <strong>au</strong>ssi bavarde,<br />
292
monologuait avec Vincent : elle lui parlait du Bois<br />
des Fées, de ses sœurs et du Grand Pyrus.<br />
L'ethnographe était intéressé, mais à la longue il<br />
commençait à se lasser. Mika, quant à elle, était<br />
occupée à se confectionner un arc pour pouvoir, le<br />
cas échéant, utiliser les flèches elfiques que<br />
Selden lui avait données. Flamy, lui, s<strong>au</strong>tillait en<br />
queue de cortège, chassant les papillons qui<br />
passaient à sa portée. Cette excursion touristique<br />
dans la Grande Forêt était plutôt reposante<br />
comparée <strong>au</strong>x périples qu'ils avaient menés jusque<br />
là. A la fin de la journée, nos amis n'étaient même<br />
pas fatigués. Ils s'asseyaient en cercle et<br />
discutaient de tout et de rien. Leur seul éclairage<br />
293
était les lueurs émises par la mousse<br />
phosphorescente qui poussait par endroit le long<br />
des troncs. Tels des lampions verts, bleus et<br />
j<strong>au</strong>nes, les touffes de mousse diffusaient la<br />
lumière qu'elles avaient accumulée durant la<br />
journée.<br />
C'était dans cette atmosphère paisible qu'un soir<br />
Vincent proposa de jouer <strong>au</strong>x devinettes. <strong>Naïla</strong><br />
commença à poser la sienne :<br />
− Savez-vous comment on fait aboyer un chat ?<br />
− Oui ! Fit Mika en levant promptement le<br />
doigt. Il suffit de lui donner de l'e<strong>au</strong> et il « la<br />
boit ».<br />
294
− Et vous savez ce qui est vert avec une cape et<br />
qui vole ? Proposa Alise.<br />
− Oui ! C'est Super Goblin, répondit<br />
l'aventurière.<br />
− Et est-ce que tu sais comment on met un<br />
dragon dans un coffre en trois mouvements<br />
seulement ? Lança <strong>Naïla</strong> à l'adresse de Mika.<br />
− Tu ouvres le coffre, tu y mets le dragon et tu<br />
refermes le coffre !<br />
− Moi j'en ai une que tu ne vas pas trouver ! Dit<br />
la fée. Qu'est-ce qui a deux cornes, huit pattes,<br />
deux ailes et trois yeux ?<br />
− Heu, c'est un monstre ? Hésita Mika.<br />
295
Et c'était effectivement la bonne réponse.<br />
L'aventurière semblait connaître toutes les<br />
devinettes. <strong>Naïla</strong> et Alise avaient be<strong>au</strong> la mitrailler<br />
elles ne parvenaient pas à la coller :<br />
− Qu'est-ce qui est bleu avec une cape et qui<br />
vole ? Fit Alise.<br />
− C'est un schtroumpf qui se prend pour Super<br />
Goblin !<br />
− Et comment tu mets une guivre dans un<br />
coffre en quatre mouvements seulement ? Fit<br />
<strong>Naïla</strong>.<br />
− Simple : tu ouvres le coffre, tu retires le<br />
dragon, tu places la guivre et tu fermes le coffre !<br />
296
− Et qu'est-ce qui est petit, noir,<br />
particulièrement horripilant, qui s<strong>au</strong>te et qui pique<br />
? Darda Alise en désespoir de c<strong>au</strong>se.<br />
− Heu, une puce... ? Dit Mika et c'était juste !<br />
L'aventurière profita de la faiblesse de ses<br />
adversaires pour lancer sa terrible contre-attaque :<br />
− Qu'est-ce qui est long, raide et que les<br />
femmes tiennent souvent entre leurs mains ?<br />
Vincent fit la grimace, Alise était perplexe et<br />
Flamy avait abandonné depuis longtemps.<br />
− C'est un bâton, supposa <strong>Naïla</strong>.<br />
− Presque ! C'était un balai ! Précisa Mika.<br />
Et elle enchaîna :<br />
297
− Qu'est-ce qui est dur et sec lorsqu'il rentre<br />
dans la bouche et mou et humide quand il en<br />
ressort ?<br />
Vincent se cacha la tête entre les mains, Alise<br />
se grattait la nuque et <strong>Naïla</strong> ne voyait vraiment<br />
pas.<br />
− Alors vous ne trouvez pas hein ? Et bah<br />
c'était un « machouilli » (sorte de bonbon rose à<br />
mâcher que les gens des Terres Occidentales<br />
apprécient particulièrement) !<br />
Mika en avait d'<strong>au</strong>tres dans ce genre et des plus<br />
subversives encore. Au bout d'un moment Vincent<br />
entreprit de relever le nive<strong>au</strong>. Il posa alors cette<br />
énigme :<br />
298
Je suis dans l'étang,<br />
Tout <strong>au</strong> fond du jardin.<br />
Je commence la nuit<br />
Et finis le matin.<br />
J'apparais deux fois dans l'année.<br />
Que suis-je ?<br />
− C'est un crap<strong>au</strong>d ? Un nénuphar ? Proposa<br />
<strong>Naïla</strong>.<br />
Vincent secoua la tête.<br />
− C'est un monstre ? demanda Alise.<br />
− Non pas du tout, répondit Vincent.<br />
299
− Ça a un rapport avec les équinoxes ? Supposa<br />
Mika.<br />
− Non plus.<br />
Alors il y eut un long silence de réflexion, puis<br />
les propositions se mirent à pleuvoir, mais Vincent<br />
faisait toujours « non » de la tête. A court d'idées<br />
elles demandèrent un indice.<br />
− Eh bien, fit Vincent, ce que je peux vous dire<br />
c'est que la réponse se trouve de façon évidente<br />
dans l'énigme et que ce n'est pas la peine d'aller<br />
imaginer des choses trop compliquées.<br />
<strong>Naïla</strong>, Alise et Mika ne se sentaient pas plus<br />
avancées avec cette indication. Elles se creusèrent<br />
300
la cervelle toute la nuit, se répétant l'énigme en<br />
boucle et cela les torturait <strong>au</strong> point de ne pas<br />
pouvoir en dormir. Alise et Mika veillèrent jusqu'à<br />
l'<strong>au</strong>be. Heureusement, <strong>Naïla</strong> trouva enfin la<br />
réponse le lendemain en s'éveillant. Cela lui<br />
paraissait si clair qu'elle ne pouvait pas douter de<br />
la justesse de la solution. Elle réveilla son père qui<br />
confirma l'exactitude de son hypothèse.<br />
Par la suite la compagnie trouva d'<strong>au</strong>tres jeux<br />
pour animer les soirées car les devinettes de<br />
Vincent étaient un petit peu trop ardues à leur<br />
goût.<br />
301
La Reine du Marais<br />
La ''cleptomanie'' est une pathologie désignant<br />
l'habitude bizarre qui pousse certaines personnes à<br />
voler, parfois même contre leur gré. Or, Miaoumi<br />
était justement cleptomane, ce qui devait<br />
inévitablement poser des problèmes dans le trio<br />
qu'elle formait avec Agora et Nyss.<br />
Durant trois jours, la cohabitation fut paisible.<br />
La félidée aidait ses compagnons à trouver les<br />
traces de la compagnie de <strong>Naïla</strong> grâce à son fin<br />
flair de félin. Ce service lui valait chaque soir une<br />
part des provisions d'Agora. C'était pour elle<br />
302
l'occasion de se régaler d'une délicieuse tranche<br />
de viande boucanée, un mets que son estomac de<br />
carnivore appréciait particulièrement.<br />
Et tout allait bien ainsi, jusqu'<strong>au</strong> soir où<br />
Miaoumi ne put s'empêcher d'essayer de<br />
chaparder un deuxième morce<strong>au</strong> de viande dans le<br />
sac de l'homme endormi. Celui-ci était enroulé<br />
dans sa couverture, adossé à un arbre comme<br />
d'habitude. Le sac de vivres était à ses côtés, à<br />
portée de son glaive. Miaoumi s'approcha<br />
subrepticement en rampant. Elle passa devant<br />
Agora qui ne bougea pas d'un poil. Elle atteignit<br />
son objectif sans avoir attiré l'attention, tout du<br />
moins le pensait-elle. Pourtant, alors qu'elle<br />
303
tendait la patte vers les ficelles de l'une des<br />
poches, elle se sentit violemment tirée en arrière.<br />
C'était Agora qui l'avait saisie par la queue.<br />
− Je t'y prends, sale petite voleuse ! Je savais<br />
bien qu'on ne pouvait pas te faire confiance !<br />
− Lâche-moi ! Cracha Miaoumi en tentant de se<br />
rebiffer.<br />
Une lueur de fureur étincela dans les yeux<br />
d'Agora. Il souleva la félidée qui décrivit un demi-<br />
cercle dans l'air avant d'être projetée avec force.<br />
Malgré son agilité elle ne put se réceptionner sur<br />
ses pattes. Au lieu de cela, elle roula par terre et<br />
ricocha sur une grosse pierre.<br />
304
− Que se passe-t-il ? A quoi rime tout cela ?<br />
S'étonna Nyss qui s'était réveillée en surs<strong>au</strong>t.<br />
− Cette saleté a voulu voler nos provisions,<br />
l'informa Agora. Elle est comme tous ceux de sa<br />
race : elle ne peut s'empêcher de voler, c'est dans<br />
sa nature, on ne pourra jamais lui faire confiance !<br />
Miaoumi se releva péniblement et gronda à la<br />
façon des chats en colère.<br />
− Va-t'en ! Cria Agora en tapant du pied. Va-t'en<br />
ou bien c'est ma lame que tu vas goûter !<br />
Les deux êtres se lancèrent des regards<br />
assassins. Enfin, la félidée tourna le dos et s'en fut<br />
en clopinant, l'oreille droite baissée.<br />
305
− Tu lui as fait mal ! Remarqua Nyss.<br />
− C'est bien fait pour elle, rétorqua Agora. Et<br />
encore j'ai été gentil. J'<strong>au</strong>rais dû la pourfendre !<br />
Nyss s'enflamma :<br />
− Tu n'as pas de cœur ! Tu, tu es un monstre !<br />
Bafouilla-t-elle, car elle avait du mal à trouver ses<br />
mots à tel point elle était hors d'elle.<br />
Agora ploya des genoux pour se placer à la<br />
h<strong>au</strong>teur de Nyss.<br />
− Et toi tu n'es qu'une jouvencelle naïve, dit-il<br />
en la poussant du bout de l'index. Tu apprendras<br />
vite que le monde n'est pas un endroit paisible<br />
comme tu l'imagines. Ici, il ne f<strong>au</strong>t faire confiance<br />
306
à personne et ne compter que sur toi-même. Si tu<br />
t'en remets <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres, si tu t'attaches à qui que se<br />
soit, tu ne pourras qu'être déçue. Maintenant c'est<br />
à toi de décider si tu veux te fourvoyer ou non. Tu<br />
peux encore rattraper cette félidée de malheur si<br />
tu y tiens.<br />
Le regard de l'homme était sombre et froid<br />
comme les e<strong>au</strong>x profondes des Mers du Nord.<br />
Nyss baissa la tête. Elle tourna les talons et<br />
marcha sans se retourner, puis elle se mit à courir<br />
en appelant Miaoumi. Bientôt, elle disparut dans<br />
la h<strong>au</strong>te futaie. Agora se redressa en soupirant<br />
dédaigneusement.<br />
307
− Je ne comprendrai jamais ce qui se passe<br />
dans l'esprit de ces elfes. Enfin, cela n'a pas<br />
d'importance, je n'ai plus besoin d'elle à présent,<br />
dit l'homme en ramassant sa couverture, je peux<br />
retrouver <strong>Naïla</strong> tout seul.<br />
Nyss erra un long moment dans la nuit.<br />
− Miaoumi ! C'est moi ! Où es-tu ? Miaoumi !<br />
Appela-t-elle.<br />
Elle n'obtint <strong>au</strong>cune réponse, bien que la félidée<br />
fut certainement à portée de voix. La jeune elfe<br />
finit par laisser tomber les recherches, dépitée.<br />
Elle revint <strong>au</strong> campement pour s'apercevoir<br />
qu'Agora était parti. C'en était trop, une fois de<br />
plus Nyss se laissa choir à genoux. Elle était<br />
308
seule, abandonnée, et elle comprenait tout à coup<br />
les paroles de l'homme à la tunique blanche, car<br />
en cet instant de détresse, elle ne pouvait compter<br />
que sur elle-même, sur sa détermination et sa<br />
force de volonté. Malheureusement, celles-ci lui<br />
faisaient cruellement déf<strong>au</strong>t. Elle se sentait vide et<br />
son esprit ne parvenait pas à s'accrocher à la<br />
moindre pensée. Totalement désœuvrée, elle<br />
scrutait la silhouette incertaine de la demi-Lune<br />
qui brillait parmi les feuillages. Du firmament, les<br />
étoiles attristées pouvaient apercevoir les larmes<br />
qui coulaient sur les joues de la petite elfe.<br />
Dissimulé dans l'obscurité, perché en h<strong>au</strong>t d'une<br />
branche, quelqu'un observait <strong>au</strong>ssi la scène.<br />
309
C'eût été si facile de faire demi-tour et de<br />
retourner <strong>au</strong> pas de course jusqu'à la Terre des<br />
Elfes Blancs. Après un gros sermon et une<br />
punition bien méritée, Nyss <strong>au</strong>rait pu retrouver sa<br />
maison, son lit douillet, sa tranquillité. Mais elle<br />
s'était juré d'aider à s<strong>au</strong>ver la Forêt et elle avait<br />
promis à Darf la Bûche de retrouver et de veiller<br />
sur <strong>Naïla</strong>. Non, c'eût été lâche de renoncer, elle se<br />
devait de poursuivre sa quête, coûte que coûte.<br />
C'est ainsi qu'elle parvint à se convaincre. Elle<br />
rassembla sa volonté et ses affaires, et elle<br />
entreprit de rattraper Agora sans attendre. Son<br />
intuition elfique la poussa en direction du Nord.<br />
Elle trotta sans s'arrêter jusqu'<strong>au</strong>x premières<br />
310
lueurs du matin. La fatigue lui piquait les yeux.<br />
Ceux-ci étaient rivés sur le sol à l'affût de la<br />
moindre trace du passage de l'homme à la tunique<br />
blanche. Imperceptiblement, Nyss descendait <strong>au</strong><br />
creux d'une très large combe. Le terrain devenait<br />
marécageux et, sous l'effet de la chaleur matinale,<br />
une brume pâle s'élevait des flaques d'e<strong>au</strong> éparses,<br />
de sorte que la jeune elfe ne voyait plus où elle<br />
posait le pied. Elle pat<strong>au</strong>geait maintenant dans<br />
une purée blanchâtre et inconsistante qui lui<br />
montait jusqu'<strong>au</strong>x genoux. Il n'était plus question<br />
de suivre la moindre piste dans ces conditions.<br />
Nyss décida donc de faire une p<strong>au</strong>se. Elle grimpa<br />
sur le dos d'une vieille souche arrondie couverte<br />
311
de lichen gris qui dépassait de la mer de brume.<br />
De là, elle observa un peu mieux ce nouvel<br />
environnement. Ce lieu n'avait rien de commun<br />
avec le reste de la Grande Forêt qu'elle avait<br />
traversée jusqu'à présent. Certes, il y avait<br />
be<strong>au</strong>coup de grands arbres <strong>au</strong> feuillage dense,<br />
mais les troncs de ces derniers étaient recouverts<br />
de concrétions grisâtres suintantes d'humidité.<br />
Une clarté indécise filtrait du h<strong>au</strong>t de la voûte de<br />
la sylve, éclairant çà et là des arbres morts qui<br />
émergeaient de la brume. Le contour de ces arbres<br />
déchus était plutôt inhabituel : leurs souches<br />
étaient bombées, leurs branches étaient repliées<br />
comme si elles s'étaient contractées sous l'effet<br />
312
d'un feu ardent. On <strong>au</strong>rait dit des araignées<br />
recroquevillées. Nyss n'avait jamais rien vu de<br />
pareil et cela lui semblait étrange. Elle remarqua<br />
<strong>au</strong>ssi qu'il n'y avait pas le moindre oise<strong>au</strong> dans les<br />
branchages, pas le moindre gazouillis. Seul le<br />
clapotement d'une source lointaine venait égayer<br />
le silence.<br />
Nyss se laissa glisser de son perchoir et<br />
continua sa route. Elle n'était pas trop rassurée,<br />
c'est pourquoi elle avançait avec circonspection.<br />
Elle passa sous une arche triangulaire formée<br />
de branches cassées. Au fur et à mesure de son<br />
avancée, elle sectionnait d'invisibles fils tendus<br />
entre les troncs qui barraient son chemin. De<br />
313
temps en temps, elle se collait la figure dans une<br />
toile d'araignée finement tissée. Il lui fallait<br />
ensuite plusieurs secondes pour s'en dépêtrer<br />
complètement.<br />
Soudain elle sentit que quelque chose lui<br />
galopait sur le bras ! C'était un aranéide velu dont<br />
le corps était <strong>au</strong> moins gros comme le pouce. Une<br />
belle bête, toutes choses égales par ailleurs. Nyss<br />
ne put s'empêcher d'émettre un cri d'horreur. Elle<br />
chassa promptement l'indésirable bestiole d'une<br />
pichenette. Pendant le quart d'heure qui suivit, elle<br />
eut sans cesse l'impression que d'<strong>au</strong>tres nuisances<br />
du même genre lui chatouillaient la pe<strong>au</strong>.<br />
Plusieurs fois elle inspecta ses chevilles en les<br />
314
soulevant par-dessus la vapeur blanchâtre pour<br />
vérifier qu'<strong>au</strong>cun insecte n'était en train de<br />
l'escalader.<br />
Nyss était mal à l'aise. Elle trouvait cet endroit<br />
lugubre et l'odeur de pourriture infecte qui<br />
s'élevait de la fondrière n'arrangeait rien à ce<br />
sentiment. Par moments elle croyait apercevoir le<br />
sommet de petites buttes mouvantes parmi les<br />
h<strong>au</strong>tes herbes et les joncs qui perçaient la brume.<br />
Etait-ce la fatigue qui lui faisait voir ces choses,<br />
ou bien était-ce son imagination qui lui jouait des<br />
tours ?<br />
Nyss se frotta les yeux : les buttes avaient<br />
disparu. Elle décida alors de presser le pas afin de<br />
315
sortir de ce lieu malsain <strong>au</strong> plus vite. Tout à coup<br />
elle butta contre quelque chose de flasque.<br />
Aussitôt, cette chose se mit à bouger. La jeune<br />
elfe resta interdite, n'osant faire un pas de plus.<br />
Elle distinguait vaguement sous le brouillard que<br />
c'était brun, rond et palpitant. Au moment où elle<br />
voulut se baisser pour examiner cela de plus près,<br />
un liquide froid et gluant dégoulina sur son<br />
ép<strong>au</strong>le. Nyss tressaillit. Elle leva prestement la<br />
tête et vit une très grosse araignée baveuse <strong>au</strong>x<br />
yeux globuleux qui plongeait sur elle en<br />
coulissant le long de son fil. Cette araignée était<br />
grosse comme un tonnelet gris piqueté de noir.<br />
Nyss hurla de terreur alors que dans le même<br />
316
temps la chose flasque qui était par terre, et qui<br />
était en fait un arachnide du même ordre et de la<br />
même taille que l'<strong>au</strong>tre, commençait à lui monter<br />
sur la jambe ! Prise de panique, Nyss s'enfuit en<br />
courant <strong>au</strong>ssi vite que possible. Les araignées<br />
tentèrent de la retenir en crachant leur fils collants<br />
mais en vain, la jeune elfe était trop rapide. Celle-<br />
ci courut <strong>au</strong>ssi loin qu'elle le put, mais elle ne<br />
voyait toujours pas le bout de la combe. Au<br />
contraire, elle semblait s'enfoncer de plus en plus<br />
dans le territoire des araignées car les toiles dans<br />
les arbres se faisaient de plus en plus nombreuses<br />
et les fils de plus en plus épais.<br />
317
Nyss fonçait tête baissée lorsque,<br />
malencontreusement, son pied plongea dans une<br />
mare boueuse. Nyss dérapa et s'étala de tout son<br />
long dans la tourbe puante <strong>au</strong>x âcres effluves<br />
acides. En se redressant à quatre pattes, Nyss<br />
sentit un contact froid et métallique sous sa main.<br />
Elle souleva l'objet en se relevant simultanément.<br />
C'était une lame qu'elle tenait maintenant entre ses<br />
mains. Plus précisément elle reconnut que c'était<br />
l'épée d'Agora.<br />
Cela n'était pas un très bon présage. Qu'était-il<br />
advenu du porteur de cette lame ? L'angoisse<br />
étreignit le cœur de la jeune elfe. Celle-ci était<br />
toute souillée de boue, de la tête <strong>au</strong>x pieds et elle<br />
318
n'avait pas vraiment le loisir de se nettoyer. Elle<br />
serra le manche de l'épée entre ses doigts<br />
visqueux et, après s'être assurée qu'<strong>au</strong>cune bête ne<br />
la suivait, elle continua d'avancer en tremblotant.<br />
Elle avait du mal à déglutir, la chaleur lui pesait et<br />
la pestilence qui régnait dans l'air lui donnait<br />
envie de vomir. Chaque pas lui coûtait un effort<br />
supplémentaire car à chaque pas, ses semelles<br />
s'alourdissaient d'une nouvelle épaisseur de glaise.<br />
De part et d'<strong>au</strong>tre et même <strong>au</strong>-dessus d'elle, les<br />
toiles d'araignées s'épaississaient et leur maillage<br />
était toujours plus serré, de sorte que Nyss ne<br />
pouvait aller ni à droite ni à g<strong>au</strong>che mais<br />
seulement tout droit. Elle se doutait qu'elle n'avait<br />
319
pas pris le bon chemin et il était trop tard pour<br />
faire demi-tour. Elle sut bientôt qu'elle n'irait pas<br />
plus loin. Elle était parvenue dans un cul-de-sac :<br />
une gigantesque toile <strong>au</strong>x mailles fines et dont<br />
l'aspect évoquait celui d'un tissu cotonneux<br />
entravait le passage. Celle-ci était tissée entre<br />
deux h<strong>au</strong>ts arbres et tous les fils convergeaient en<br />
spirale vers un large trou : le nid de la maîtresse<br />
des lieux dont Nyss n'osait imaginer la taille.<br />
Cette dernière ne put retenir un « Oh! » de<br />
stupéfaction tout en portant une main à sa poitrine<br />
comme pour s'empêcher de défaillir. Un cocon<br />
blanc était accroché <strong>au</strong> bout d'un fil <strong>au</strong>-dessus de<br />
la toile. De ce cocon dépassait une botte à la<br />
320
semelle plate. Nyss reconnut sans hésitation que<br />
c'était celle d'Agora. Elle sentit la tête lui tourner.<br />
Voilà donc ce qu'était devenu le pisteur. La jeune<br />
elfe se mordit la lèvre pour ne pas s'écrouler en<br />
sanglots. L'épée à la main elle s'engagea sur la<br />
vaste étoffe en se disant qu'il n'était peut-être pas<br />
trop tard pour délivrer son ami.<br />
A peine eut-elle fait deux pas sur la solide toile,<br />
que la maîtresse des lieux s'éveilla : dix pattes<br />
démesurément longues et <strong>au</strong>ssi épaisses que de<br />
jeunes troncs d'arbres s'extirpèrent une à une du<br />
trou <strong>au</strong> fond de la toile. La tête du monstre parut<br />
en premier : elle était pourvue d'une double<br />
rangée de terribles mandibules acérées ; derrière,<br />
321
se dissimulait deux crochets pointus gorgés de<br />
venin ; l'ensemble de cette gueule menaçante était<br />
surmonté de deux grappes d'yeux noirs de la taille<br />
de boulets de canon <strong>au</strong> fond desquels brillaient<br />
une lueur de cru<strong>au</strong>té. En second, vint l'énorme<br />
abdomen plus grand encore qu'une calèche. Il était<br />
difforme, irrégulier, parsemé de protubérances<br />
arrondies plus ou moins volumineuses qui se<br />
trouvaient être les abdomens respectifs de ses<br />
petits agrippés à son dos dans un enchevêtrement<br />
de pattes agglomérées. De même les sortes de<br />
cheminées terreuses qui s'élevaient sur le dos de<br />
cette monstruosité arachnéenne étaient <strong>au</strong>tant de<br />
nids grouillants de bébés déjà plus gros que le<br />
322
poing. Le corps entier de l'araignée géante était<br />
recouvert de poils noirs et raides dont la plupart<br />
restaient collés par des décennies de crasse<br />
accumulée. Même dans ses pires c<strong>au</strong>chemars<br />
Nyss n'<strong>au</strong>rait pas pu concevoir l'existence d'une<br />
créature <strong>au</strong>ssi infâme.<br />
La p<strong>au</strong>vre jeune elfe épouvantée lâcha l'épée et<br />
recula. Elle était médusée par les multiples globes<br />
oculaires de l'araignée qui lui paraissait de plus en<br />
plus gigantesques à mesure que cette dernière<br />
descendait de son trou dans sa direction. Tout en<br />
s'approchant de sa proie, l'araignée laissait<br />
entendre d'immondes gloussements, comme si elle<br />
salivait d'avance du festin, qu'elle allait faire. En<br />
323
eculant, Nyss trébucha et tomba à la renverse.<br />
Presque sans s'en rendre compte, elle se retrouva<br />
les fesses dans la boue.<br />
L'araignée géante était à portée de sa victime.<br />
Alors Nyss réalisa qu'il était peut-être temps de<br />
s'enfuir. Elle tenta de se retourner et de décamper,<br />
mais dans sa précipitation elle ne fit que patiner.<br />
L'araignée, qui n'avait pas l'intention de la laisser<br />
lui filer entre les pattes, lui projeta un filet <strong>au</strong>x<br />
mailles collantes. Nyss essaya en vain de se<br />
défaire de son emprise : elle était prise <strong>au</strong> piège de<br />
l'immonde araignée géante.<br />
Celle-ci tourna l'elfe entre ses longues pattes<br />
tout en l'enroulant dans sa toile. Avec une vélocité<br />
324
extraordinaire, elle transforma Nyss en roule<strong>au</strong>-<br />
de-printemps, qu'elle plaça ensuite avec soin à<br />
côté de celui qu'elle avait fait avec Agora. Une<br />
fois cette affaire réglée, elle retourna se coucher<br />
dans son nid, laissant l'impuissante petite elfe<br />
gigoter dans son cocon. Ses deux prises, l'araignée<br />
géante se les réservait pour le repas du soir. Cela<br />
faisait des lustres qu'elle n'avait plus mangé le<br />
moindre humain et plus longtemps encore qu'elle<br />
n'avait goûté de l'elfe. Agora et Nyss semblaient<br />
condamnés à finir dans l'estomac de cet affreux<br />
monstre : l'elfe était absolument incapable de se<br />
dégager seule de son cocon et l'homme était<br />
complètement paralysé. Car Agora n'était pas<br />
325
mort. Il avait rencontré l'araignée géante quelques<br />
heures plus tôt alors que celle-ci faisait sa<br />
promenade matinale. Comme l'homme à la<br />
tunique blanche était plutôt du genre fougueux et<br />
pugnace, l'araignée géante avait jugé bon de le<br />
calmer en l'immobilisant par une piqûre dans la<br />
cuisse. Elle avait enfoncé ses crochets venimeux<br />
dans sa chair et le poison s'était répandu dans son<br />
corps, engourdissant tous ses muscles. Était-ce la<br />
fin pour nos deux aventuriers ?<br />
Peut-être pas. En effet Miaoumi, qui avait<br />
entendu les cris terrifiés de Nyss un moment plus<br />
tôt, volait héroïquement à son secours ! Non, en<br />
fait elle détalait la queue entre les jambes et le<br />
326
poil hérissé car elle venait de faire la connaissance<br />
des grosses araignées de type "tonnelet" dont trois<br />
spécimens s<strong>au</strong>tillaient à ses trousses. Et comme<br />
tous les chemins étaient tracés pour aboutir <strong>au</strong> nid<br />
de l'araignée géante, Miaoumi se retrouva vite<br />
coincée. En arrivant à la toile et en voyant les<br />
cocons, elle comprit tout de suite de quoi il en<br />
retournait. Elle <strong>au</strong>rait bien voulu repartir de là où<br />
elle venait mais déjà cinq buttes mouvantes<br />
l'avaient encerclée. Résolue <strong>au</strong> combat, la félidée<br />
se mit debout, sortit ses griffes et gronda d'un air<br />
menaçant.<br />
C'est alors que des éclairs bleutés s'abattirent<br />
sur trois des cinq araignées, les changeant<br />
327
immédiatement en blocs de glace. Miaoumi leva<br />
les yeux. Elle vit une silhouette s<strong>au</strong>ter du h<strong>au</strong>t<br />
d'une branche et atterrir avec fracas sur le dos des<br />
aranéides pétrifiés qui volèrent en éclats. Apeurée,<br />
Miaoumi fit un bond en arrière. Celui qui se tenait<br />
devant elle dans la brume était un grand elfe <strong>au</strong>x<br />
cheveux teintés de bleu.<br />
− Va libérer Nyss et cet homme ! Lui ordonna-<br />
t-il. Je m'occupe de ces araignées !<br />
Sur l'instant la félidée resta stupide.<br />
− Allez ! Lui cria l'elfe en dégainant sa rapière.<br />
Il fit volte-face et s'apprêta à repousser les<br />
aranéides qui arrivaient en renforts. Miaoumi<br />
328
s'élança contre le fût de l'arbre le plus proche et<br />
l'escalada en quelques bonds agiles. Plusieurs<br />
araignées tentèrent de la suivre : elles<br />
s'agglutinèrent <strong>au</strong> pied de l'arbre et se montèrent<br />
les unes sur les <strong>au</strong>tres pour accéder à la cime.<br />
Certaines, restées <strong>au</strong> sol, tiraient leurs fils pour<br />
essayer d'agripper la félidée qui passait de<br />
branche en branche. L'une d'elle parvint à la<br />
toucher à la cuisse : Miaoumi fut déstabilisée et<br />
manqua de glisser. Elle se rattrapa grâce à son<br />
équilibre naturel de félin et parvint jusqu'à la<br />
branche à laquelle étaient pendus les deux cocons.<br />
Malheureusement deux araignées l'attendaient<br />
justement à cet endroit. Elles lui crachèrent dessus<br />
329
mais la félidée les esquiva en s<strong>au</strong>tant sur l'un des<br />
cocons. En deux coups de griffe elle sectionna les<br />
fils qui les retenaient à la branche et tous trois<br />
tombèrent dans la grande toile qui amortit leur<br />
chute.<br />
− Arrière ! Arrière ! S'écriait Aldemir <strong>au</strong>x prises<br />
avec l'armée d'arachnides. Il avait be<strong>au</strong> s'escrimer<br />
en maniant la rapière d'une main et en lançant des<br />
sorts de l'<strong>au</strong>tre, les araignées revenaient toujours<br />
plus nombreuses, surgissant de la brume<br />
évanescente. Malgré tous ses efforts, il fut<br />
rapidement submergé.<br />
Pendant ce temps Miaoumi ouvrait le cocon de<br />
Nyss avec ses griffes.<br />
330
− Coucou, c'est moi ! Fit-elle à la jeune elfe en<br />
découvrant son visage.<br />
− Mi-Miaoumi ? Qu'est-ce que tu fais ici ? C'est<br />
dangereux, il, il y a une énorme... balbutia Nyss.<br />
− Oui, on en parlera plus tard si tu veux bien.<br />
Pour l'instant il f<strong>au</strong>t que je t'aide à sortir de ce<br />
machin.<br />
Après avoir libéré Nyss, Miaoumi allait<br />
s'attaquer <strong>au</strong> cocon d'Agora lorsque l'araignée<br />
géante fit son entrée, réveillée par l'agitation qui<br />
régnait <strong>au</strong> dehors. Elle avait l'air passablement<br />
énervé. Elle s'avança résolument, bien décidée à<br />
décimer ces intrus qui en avaient après son garde-<br />
manger.<br />
331
− Oh non ! Il ne manquait plus que ça ! Souffla<br />
Aldemir en jetant un coup d'œil en arrière.<br />
Une araignée vicieuse profita de cette seconde<br />
d'inattention pour lui bondir sur l'échine et le<br />
piquer à l'ép<strong>au</strong>le g<strong>au</strong>che.<br />
− Yargh ! Saleté ! S'écria-t-il en l'arrachant avec<br />
force.<br />
Dans son emportement, l'elfe <strong>au</strong>x mèches<br />
bleues concentra le mana dans sa main, puis il<br />
leva h<strong>au</strong>t le bras et libéra l'énergie magique en<br />
psalmodiant des paroles elfiques. Aussitôt,<br />
d'innombrables pieux de glace jaillirent du sol<br />
<strong>au</strong>tour de lui, pétrifiant ainsi la demi-douzaine<br />
d'aranéides qui l'entouraient de trop près. Aldemir<br />
332
n'attendit pas la contre-attaque. Il rangea sa<br />
rapière et rejoignit Nyss et Miaoumi qui reculaient<br />
face à l'araignée géante et son regard de braise.<br />
− Allez ! Venez ! Il ne f<strong>au</strong>t pas rester là ! Vite !<br />
Leur dit-il avec empressement.<br />
− Mais, et Agora ? ! S'enquit la jeune elfe qui<br />
avait justement ramassé son épée.<br />
− Il est trop tard ! Si nous ne filons pas tout de<br />
suite nous sommes tous morts !<br />
Agora était tout à fait conscient de ce qui se<br />
passait <strong>au</strong>tour de lui, mais il ne pouvait pas<br />
bouger le moindre membre. Il pensait que sa<br />
dernière heure était venue quand tout à coup, il<br />
333
essentit une violente douleur <strong>au</strong> front comme si<br />
on lui enfonçait quelque chose dans le crâne. Il<br />
<strong>au</strong>rait voulu hurler de douleur, hélas il n'en était<br />
même pas capable. C'est alors qu'une voix résonna<br />
dans son esprit engourdi :<br />
« Tu ne peux pas mourir maintenant, j'ai encore<br />
besoin de toi. Je t'ordonne de sortir et de te<br />
battre ! »<br />
Agora sentit une force incontrôlable gagner tout<br />
son corps. Ceux qui étaient à l'extérieur virent<br />
avec stupéfaction ses mains transpercer le cocon<br />
de l'intérieur. Il déchira ensuite l'enveloppe qui le<br />
retenait prisonnier avec <strong>au</strong>tant de facilité que s'il<br />
avait été enfermé dans du papier. Il s'extirpa du<br />
334
cocon et se leva lentement <strong>au</strong> moment même où<br />
l'araignée géante passait devant lui. Celle-ci fut la<br />
première surprise de voir sa proie se relever si<br />
facilement après avoir reçu une telle dose de<br />
venin. Elle tourna d'un quart de cercle, déterminée<br />
à lui en administrer une nouvelle dose, fatale cette<br />
fois-ci.<br />
Agora n'était nullement impressionné. Il se<br />
tenait droit, les poings serrés, prêt à combattre à<br />
mains nues s'il le fallait.<br />
− Hé, Agora ! Attrape ! Cria Nyss en lui lançant<br />
son arme.<br />
Agora attrapa l'épée en plein vol et asséna à<br />
l'araignée géante une estocade brutale à la patte.<br />
335
La lame fit une profonde entaille avant de se<br />
ficher comme dans du bois. L'araignée<br />
mécontente rétorqua à son insolence par une<br />
chiquen<strong>au</strong>de non moins brutale.<br />
L'homme à la tunique blanche fit un vol plané<br />
et atterrit lourdement dans la tourbe <strong>au</strong>x côtés<br />
d'Aldemir qui tentait de gagner du temps en<br />
érigeant une barrière de glace entre eux et la horde<br />
d'aranéides excitée. Agora se releva, comme si de<br />
rien n'était, et il serait reparti à l'ass<strong>au</strong>t du monstre<br />
géant si l'elfe ne l'avait pas retenu par le bras.<br />
− Non, n'y va pas-heugh !<br />
En réponse à ce qu'il avait pris pour une<br />
agression, Agora saisit Aldemir par le col et le<br />
336
souleva <strong>au</strong>-dessus du sol. En fixant l'homme dans<br />
les yeux, l'elfe remarqua que ses pupilles étaient<br />
rouges de rage. Il comprit alors quel mal était en<br />
train de lui ronger l'âme :<br />
− S'il te reste encore une étincelle de raison, dit<br />
l'elfe <strong>au</strong>x mèches bleues, lâche-moi et partons en<br />
vitesse.<br />
« Fais ce qu'il te dit », confirma la voix dans la<br />
tête d'Agora.<br />
Il lâcha donc Aldemir et rengaina son épée.<br />
− Allons-nous en ! s'écria l'elfe. Suivez-moi !<br />
Tous se précipitèrent à la suite d'Aldemir.<br />
Celui-ci lança une boule de feu qui consuma<br />
337
immédiatement les maillons qui bloquaient le<br />
passage sur le côté droit du nid de l'araignée<br />
géante. Cette dernière voyait d'un m<strong>au</strong>vais œil que<br />
son dîner s'escampât ainsi. Elle se rua<br />
furieusement à la poursuite des fuyards, fracassant<br />
troncs et branchages qui s'interposaient sur son<br />
chemin. Tous ses petits qui étaient venus à bout du<br />
précaire mur de glace d'Aldemir l'accompagnèrent<br />
dans sa course.<br />
− Courrez ! Courrez ! Ne vous retournez pas !<br />
Criait l'elfe qui était à présent en queue de<br />
peloton.<br />
Miaoumi qui était la plus rapide avait pris la<br />
tête et son flair lui permettait d'éviter les obstacles<br />
338
invisibles à c<strong>au</strong>se du brouillard. Agora la talonnait<br />
de près et à la vitesse à laquelle il courrait, on<br />
n'<strong>au</strong>rait jamais cru qu'il s'était fait piquer par une<br />
araignée géante peu de temps avant. Aldemir <strong>au</strong><br />
contraire commençait à sentir les forces de son<br />
bras g<strong>au</strong>che l'abandonner sous l'effet lent et<br />
pernicieux du poison.<br />
Soudain, Nyss qui était juste devant lui, se<br />
ratatina une fois de plus la figure dans la boue.<br />
Elle n'avait plus assez d'énergie pour courir car la<br />
séance de gigotage dans le cocon l'avait be<strong>au</strong>coup<br />
fatiguée. Pour la soulager, Aldemir la fit grimper<br />
sur son dos mais ils allaient moins vite ainsi et<br />
leurs poursuivants gagnaient du terrain. Les fils<br />
339
que ceux-ci projetaient <strong>au</strong> hasard fusaient de<br />
droite et de g<strong>au</strong>che.<br />
Pour compliquer encore plus cette escapade, les<br />
fuyards furent bientôt bloqués par la h<strong>au</strong>te paroi<br />
qui bordait la combe du côté Est.<br />
− Où allons-nous maintenant ? Interrogea la<br />
félidée.<br />
D'un rapide coup d'œil, Aldemir remarqua que<br />
la paroi s'infléchissait vers le Nord-Est et que le<br />
terrain dans cette direction semblait se relever <strong>au</strong>-<br />
dessus du brouillard. La compagnie fit confiance à<br />
l'intuition de l'elfe. De toute façon, ils n'avaient<br />
pas le temps d'hésiter car les araignées enragées<br />
étaient sur leurs talons.<br />
340
Comme l'avait deviné Aldemir, le terrain<br />
s'élevait en pente douce jusqu'en h<strong>au</strong>t d'une faille<br />
creusée dans la roche par l'érosion séculaire. La<br />
compagnie s'y engagea à toute allure, grimpant la<br />
déclivité à grandes enjambées car la meute<br />
grouillante les avait presque rattrapés. Parvenus<br />
sur le replat <strong>au</strong> sommet de la trouée, nos amis à<br />
bout de souffle n'étaient pas encore sortis<br />
d'affaire. L'araignée géante n'avait pas pour<br />
habitude d'abandonner la chasse simplement parce<br />
que son gibier avait dépassé les limites de son<br />
territoire. Elle traîna son gros corps difforme<br />
jusqu'en h<strong>au</strong>t du versant avec opiniâtreté.<br />
341
Les fuyards désemparés virent les grandes<br />
pattes surgirent du fond de la combe,<br />
indécrottables menaces de quelques quatre mètres<br />
de long chacune !<br />
− Qu'allons-nous faire ? ! Elle n'a pas l'air<br />
décidée à nous laisser tranquilles... soupira Nyss.<br />
Aldemir posa la jeune elfe à terre.<br />
− Tu peux courir ? Lui demanda-t-il.<br />
− Oui, je pense que ça va aller.<br />
− Dans ce cas, partez tous les trois, je m'occupe<br />
de ce monstre !<br />
− Mais... protesta-t-elle.<br />
342
− C'est ainsi ! Je vous l'ordonne ! Allez ! Ne<br />
traînez pas !<br />
Nyss accorda un dernier regard à Aldemir, puis<br />
ses deux <strong>au</strong>tres compagnons la précédèrent dans<br />
la forêt.<br />
Resté seul, l'elfe <strong>au</strong>x cheveux bleus tira sa<br />
rapière et, la tenant droite devant lui, il entama<br />
une incantation elfique. L'araignée géante avait<br />
enfin franchi la faille et elle marchait vers sa<br />
proie.<br />
Soudain, elle cracha son filet. Aldemir, vif<br />
comme l'éclair, l'esquiva d'un grand bond<br />
gracieux. Alors qu'il traversait l'air, la rapière<br />
brandie, la lame s'illumina de traits écarlates puis<br />
343
s'enflamma littéralement. Aldemir frappa en<br />
même temps qu'il atterrissait <strong>au</strong>x pieds du<br />
monstre. La lame laissa une traînée rougeoyante<br />
derrière elle et l'araignée géante perdit une patte,<br />
tranchée nette comme s'il se fut agit d'une motte<br />
de beurre.<br />
Pire : le feu de la lame embrasa les poils du<br />
monstre et l'incendie se propagea sur son<br />
abdomen, provoquant la fuite précipitée de ses<br />
petits qui s<strong>au</strong>taient désespérément dans tous les<br />
sens pour ne pas rester sur son dos.<br />
C'est ainsi que l'araignée géante battit en<br />
retraite dans les marécages en émettant un<br />
344
gloussement lugubre et en parfumant l'atmosphère<br />
d'une abominable odeur de détritus calcinés.<br />
Plus loin, dans les profondeurs de la forêt, Nyss<br />
tomba à genoux, le souffle court. Miaoumi s'étala,<br />
les quatre pattes écartées, la langue pendante. Seul<br />
Agora tenait encore debout, mais pas pour<br />
longtemps : lorsque la lueur rouge de ses pupilles<br />
s'éteignit et que la douleur <strong>au</strong> front disparut, il<br />
s'écroula de tout son poids, saisi de nouve<strong>au</strong> par la<br />
virulence du poison. Ses doigts se crispèrent sur<br />
sa cuisse douloureuse. Nyss accourut et découvrit<br />
les deux trous laissés par les crochets de l'araignée<br />
géante dans la jambe d'Agora.<br />
345
ça.<br />
− Oh ! C'est grave ! Fit-elle. Il f<strong>au</strong>t vite soigner<br />
Elle l'aida à boire une goutte de potion elfique<br />
qu'elle avait sortie de sa besace. Ce puissant<br />
remède avait pour effet de calmer la douleur et de<br />
détendre le corps. Agora fut vite soulagé et il put<br />
bouger ses membres, mais il ne pouvait toujours<br />
pas se lever. Nyss s'occupa de lui : d'abord elle<br />
appliqua des herbes cicatrisantes sur les plaies,<br />
puis elle noua une bande <strong>au</strong>tour de la cuisse. Une<br />
fois cette besogne accomplie, la jeune elfe s'enquit<br />
de la santé de Miaoumi qui était occupée à se<br />
lécher la patte. Celle-ci avait les coussinets en feu<br />
346
d'avoir tant couru. A part cela elle était à peu près<br />
en forme.<br />
elle.<br />
Nyss fut rassurée.<br />
− Merci d'être venue nous s<strong>au</strong>ver, la remercia-t-<br />
− Oh, ce n'est rien, j'ai juste fait mon devoir, dit<br />
la félidée avec une pointe d'hypocrisie dans son<br />
propos.<br />
A ce moment, les buissons s'écartèrent et<br />
Aldemir apparut. Il boitait et se tenait l'ép<strong>au</strong>le<br />
g<strong>au</strong>che. Un sourire crispé tirait les traits de son<br />
visage.<br />
347
− Aldemir, tu es blessé ! C'est cet horrible<br />
monstre qui t'a fait ça ? S'inquiéta Nyss.<br />
Le grand elfe ne put lui répondre : il avait la<br />
langue engourdie. Le venin de l'araignée s'était<br />
répandu dans tout son bras et une partie de sa<br />
cuisse. La moitié de sa figure était <strong>au</strong>ssi paralysée.<br />
Nyss le fit asseoir et lui administra une goutte de<br />
sa potion calmante. Ensuite, elle <strong>au</strong>sculta la piqûre<br />
dans le dos d'Aldemir. Par chance, elle n'était que<br />
superficielle, l'araignée n'avait pas eu le temps<br />
d'enfoncer assez profondément ses crocs. Mais<br />
Nyss n'avait plus d'herbes pour soigner son ami.<br />
Elle fut obligée de fouiller la forêt pour en<br />
trouver. Heureusement, elle connaissait bien les<br />
348
différentes sortes de plantes médicinales qui<br />
poussaient sous le couvert des feuillages puisque<br />
ses parents lui avaient appris à les reconnaître.<br />
Miaoumi la seconda dans ses recherches. Après<br />
avoir ramassé les herbes qu'elles voulaient, l'elfe<br />
et la félidée se dépêchèrent de rejoindre leurs<br />
compagnons car la nuit approchait. Une fois de<br />
retour, Nyss prépara une onction et confectionna<br />
elle-même un pansement pour soigner Aldemir à<br />
l'aide de morce<strong>au</strong>x de tissu déchirés de ses<br />
propres vêtements.<br />
− Je te remercie, ça va déjà mieux, dit l'elfe qui<br />
avait recouvré l'usage de la parole.<br />
349
− Qu'est-ce que c'était que cette araignée<br />
géante ? L'interrogea Nyss tout en appliquant le<br />
bandage. Je n'avais jamais vu une créature <strong>au</strong>ssi<br />
hideuse et cruelle...<br />
La jeune elfe en tremblait encore. Aldemir lui<br />
expliqua que l'endroit qu'ils venaient de traverser<br />
s'appelait le Cimetière des Araignées. Jadis, ces<br />
aranéides monstrueux habitaient les grottes des<br />
montagnes. Avec le temps les proies se raréfièrent,<br />
alors ce fut l'exode : les araignées descendirent<br />
des h<strong>au</strong>teurs qu'elles avaient connues et<br />
convergèrent en masse vers l'un des lieux les plus<br />
giboyeux et verdoyant de la Grande Forêt. Elles<br />
l'investirent et s'affrontèrent pour en obtenir la<br />
350
domination. Le terrain fut saccagé, labouré, et<br />
finalement transformé en une fondrière stérile et<br />
n<strong>au</strong>séabonde où les cadavres opulents des<br />
araignées recroquevillées gisaient toujours. Celle<br />
que la troupe d'aventuriers venait de rencontrer<br />
était peut-être la dernière représentante de sa race,<br />
c'est pourquoi on l'appela plus tard la Reine du<br />
Marais.<br />
Pendant qu'Aldemir racontait cette histoire,<br />
Miaoumi qui mourait de faim, alla chiper<br />
quelques amuse-gueules dans le sac d'Agora,<br />
profitant de l'immobilisme de ce dernier qui<br />
enrageait de ne pouvoir se lever pour lui flanquer<br />
une raclée.<br />
351
− Dis, Aldemir, c'est pour me ramener à la<br />
maison que tu as fait tout ce chemin, n'est-ce pas ?<br />
demanda Nyss.<br />
− Oui, tout du moins, telle était bien mon<br />
intention <strong>au</strong> départ…<br />
L'elfe <strong>au</strong>x mèches bleutées les suivait depuis<br />
qu'ils avaient quitté les abords de la Terre<br />
M<strong>au</strong>dite. Il <strong>au</strong>rait pu intervenir be<strong>au</strong>coup plus tôt<br />
pour retenir Nyss, mais il avait préféré l'observer<br />
afin de voir comment elle parviendrait à s'en sortir<br />
loin de chez elle.<br />
− J'ai pu constater ton courage et ta<br />
détermination, dit l'elfe. C'est pourquoi je ne te<br />
forcerai pas à rentrer. Si tu décides de le faire, je<br />
352
te raccompagnerai, et si tu décides de poursuivre,<br />
je me joindrai à toi, <strong>au</strong> moins jusqu'à ce que tu<br />
retrouves <strong>Naïla</strong> et les siens.<br />
− C'est vrai ? Oh, merci, merci Aldemir ! fit<br />
Nyss en se jetant dans les bras du grand elfe.<br />
− Maintenant repose-toi. Il te f<strong>au</strong>t reprendre des<br />
forces pour continuer l'aventure. Moi je vais<br />
monter la garde <strong>au</strong> cas où il viendrait à cette<br />
araignée l'envie de revenir.<br />
Nyss se coucha dans ses couvertures après<br />
avoir mangé un bout de galette. Elle s'endormit<br />
presque <strong>au</strong>ssitôt, rassurée par la présence<br />
d'Aldemir.<br />
353
La Reine du Marais revint néanmoins cette<br />
nuit-là et les suivantes pour marcher dans les<br />
rêves agités de la jeune elfe.<br />
354
L'ascension de l'Hesso<br />
Une grande prairie herbeuse s'ouvrait devant la<br />
compagnie. Elle était parsemée de fleurs j<strong>au</strong>nes et<br />
rouges qui emb<strong>au</strong>maient l'air de leur parfum<br />
chaleureux. De grands papillons <strong>au</strong> vol nonchalant<br />
venaient se poser sur les pétales pour butiner le<br />
nectar sucré. Des buissons tout ronds et guillerets<br />
poussaient çà et là.<br />
Les arbres qui encerclaient cette étendue<br />
verdoyante étaient des conifères <strong>au</strong> feuillage d'un<br />
vert foncé, des cyprès <strong>au</strong>x contours arrondis et des<br />
355
thuyas pointés vers le ciel comme pour imiter les<br />
cimes qui s'élevaient loin <strong>au</strong>-dessus d'eux.<br />
La compagnie était parvenue à l'extrémité de la<br />
Grande Forêt. Il ne leur restait qu'une lieue ou<br />
deux. La montagne leur tendait les bras. La chaîne<br />
montagneuse et dentelée s'étendait du Nord-Ouest<br />
<strong>au</strong> Sud-Est en formant un V à l'envers <strong>au</strong> centre<br />
duquel se dirigeaient nos amis. Le Soleil de midi<br />
éclairait de toute sa vigueur les versants abrupts<br />
dont on distinguait les plis et les replis ombragés.<br />
En arrière-plan, les crêtes du Mont Hesso et celles<br />
de ses voisins, toutes coiffées de blanc, se<br />
découpaient dans les cieux purs d'un bleu d'azur.<br />
356
La compagnie se régalait la rétine de ce<br />
magnifique panorama. Tout ce qu'ils voyaient leur<br />
semblait plus be<strong>au</strong>, plus vaste et plus éclatant que<br />
d'ordinaire : la prairie était un champ de verdure<br />
étincelant d'or et de pourpre ; les arbres étaient<br />
h<strong>au</strong>ts et robustes et leur feuillage était luxuriant ;<br />
la lumière sur la roche des montagnes donnait à<br />
celle-ci des reflets violacés presque irréels ; et<br />
l'Hesso, majestueux seigneur des sommets,<br />
dominait de sa suprême h<strong>au</strong>teur toutes les Terres<br />
Orientales.<br />
C'est le cœur empli de la magie de ce paysage<br />
que la compagnie s'avança dans les herbes. Pour<br />
les accueillir, une brise légère vint souffler sur<br />
357
leur figure. Ce vent était bienvenu. En effet, l'été<br />
s'était installé et sans ce souffle de fraîcheur les<br />
voyageurs <strong>au</strong>raient souffert de la chaleur.<br />
Laya menait toujours la compagnie. Elle<br />
marchait les p<strong>au</strong>pières mi-closes et les papillons<br />
virevoltaient <strong>au</strong>tour d'elle. Ensuite, venaient <strong>Naïla</strong><br />
et Alise, toutes deux ébahies devant ce décor<br />
féerique. Vincent était derrière elles. Il était<br />
occupé à essayer de nettoyer ses lunettes pour<br />
mieux voir, hélas les verres étaient si incrustés de<br />
crasse qu'il eût fallut employer un produit<br />
décapant pour espérer les dépoussiérer. Flamy<br />
s<strong>au</strong>tillait en battant des ailes et disparaissait<br />
presque complètement dans les herbes entre deux<br />
358
s<strong>au</strong>ts, de sorte que l'on ne voyait que sa tête<br />
rebondir. Mika était en queue, la lance à la main,<br />
l'arc et les flèches dans le dos. Elle regardait les<br />
alentours d'un air détaché tout en rêvant à une<br />
chope de bière mousseuse car elle avait très soif.<br />
La compagnie traçait une tranchée à mesure<br />
qu'elle foulait l'herbe de la prairie, mais <strong>au</strong>ssitôt<br />
après la végétation se redressait, effaçant jusqu'<strong>au</strong><br />
souvenir de leur passage. A chacun de leurs pas,<br />
une ribambelle de s<strong>au</strong>terelles et <strong>au</strong>tres insectes<br />
s'écartaient précipitamment du chemin pour ne<br />
pas finir sous une semelle. De temps à <strong>au</strong>tres, l'un<br />
des membres de la compagnie heurtait une fleur<br />
qui répandait alors son pollen coloré dans<br />
359
l'atmosphère. Bientôt nos amis furent environnés<br />
de milliers de particules dorées et orangées qui<br />
voletaient <strong>au</strong> gré de la brise, ajoutant à cette<br />
merveilleuse scène une touche de poésie<br />
bucolique. Mais cela n'était pas <strong>au</strong> goût de tout le<br />
monde :<br />
− Atchoum ! ! Éternua Mika.<br />
− Atchi ! Atchi ! Fit le dragonnet en se grattant<br />
les nase<strong>au</strong>x.<br />
− A vos souhaits, ponctuèrent Alise et <strong>Naïla</strong>.<br />
− Atchoum ! Recommença l'aventurière. Damn<br />
hay fever ! Jura-t-elle en reniflant. Quelqu'un a un<br />
mouchoir à me passer ?<br />
360
La compagnie s'enfonça dans le dernier<br />
morce<strong>au</strong> de forêt. Les conifères joyeux se<br />
dandinaient dans le vent <strong>au</strong>tour d'eux. La Nymphe<br />
des Bois leur effleurait les aiguilles en passant, ce<br />
qui les rendait d'<strong>au</strong>tant plus heureux.<br />
Ils cheminèrent ainsi deux heures durant,<br />
enivrés par l'agréable odeur de sève que<br />
diffusaient les arbres alentours. Ils parvinrent<br />
enfin à un portail formé par la réunion de deux<br />
troncs qui s'étaient enchevêtrés en grandissant. Ici<br />
s'arrêtait la Grande Forêt. Là commençait la<br />
Grande Chaîne de l'Hesso. La compagnie traversa<br />
cette porte et se trouva immédiatement <strong>au</strong> pied de<br />
la montagne : une large paroi balafrée par l'usure<br />
361
des siècles et percée d'une longue faille qui<br />
montait en tournant vers le Nord jusqu'<strong>au</strong> replat<br />
de l'ép<strong>au</strong>lement. Au creux de l'étroite faille, un<br />
escalier <strong>au</strong>x marches inégales avait été creusé par<br />
l'écoulement des e<strong>au</strong>x. <strong>Naïla</strong> et les <strong>au</strong>tres<br />
s'avancèrent, mais Laya resta <strong>au</strong> seuil de la forêt.<br />
− Voici le sentier qui vous mènera à travers le<br />
territoire des Draconites jusqu'<strong>au</strong> sommet de<br />
l'Hesso, les informa-t-elle. C'est le seul chemin<br />
pour y parvenir.<br />
Vincent se retourna et, tout en penchant<br />
légèrement la tête et en fronçant les sourcils, il<br />
demanda :<br />
− Les "Draconites" ? Qui sont les Draconites ?<br />
362
Sa curiosité d'ethnographe s'était réveillée en<br />
entendant le nom de ce peuple dont il n'avait<br />
jamais eu connaissance.<br />
− Les Draconites étaient des créatures<br />
puissantes, mi-hommes mi-dragons, qui vivaient<br />
<strong>au</strong>trefois dans ces montagnes. Les cimes étaient<br />
leur roy<strong>au</strong>me et l'Hesso leur trône.<br />
Malheureusement, ils furent tous décimés lors de<br />
la dernière et terrible Guerre des Dragons. C'était<br />
il y a très longtemps, ajouta la nymphe qui vivait<br />
depuis la Naissance de la Forêt.<br />
L'heure de la séparation était venue. Laya avait<br />
guidé la compagnie dans le dédale de la Grande<br />
Forêt, elle les avait accompagnés jusqu'<strong>au</strong>x<br />
363
limites de la sylve qu'elle ne pouvait, hélas, pas<br />
franchir.<br />
− Je vous souhaite bon courage, braves<br />
aventuriers, les salua-t-elle. J'attendrai votre<br />
retour.<br />
− Merci mille fois pour ton aide Laya, la<br />
remercia Vincent. Sans toi, peut-être nous serions-<br />
nous égarés. Tu nous as fait gagner be<strong>au</strong>coup de<br />
temps et économiser be<strong>au</strong>coup de forces.<br />
Maintenant nous sommes fin prêts à gravir la<br />
montagne. Merci encore.<br />
Mika acquiesça. Alise <strong>au</strong>ssi. La fée <strong>au</strong>x<br />
cheveux rouges avait apprécié la compagnie de la<br />
nymphe et elle était triste de devoir la quitter,<br />
364
mais peut-être pas <strong>au</strong>tant que <strong>Naïla</strong>. Celle-ci se<br />
jeta dans les bras de Laya :<br />
− Je te promets que nous reviendrons bientôt<br />
avec la sève du Grand Arbre ! Nous allons s<strong>au</strong>ver<br />
la Forêt, je te le promets...<br />
L'émotion se lisait sur le doux visage de la<br />
Nymphe des Bois. Jamais <strong>au</strong>cun être vivant <strong>au</strong>tre<br />
qu'un végétal ne lui avait témoigné <strong>au</strong>tant<br />
d'affection. Elle prit alors la fillette par-dessous<br />
les bras et la souleva.<br />
− J'ai confiance en toi, lui dit-elle, je sais que tu<br />
reviendras saine et s<strong>au</strong>ve, parce que tu es notre<br />
princesse...<br />
365
Et ce disant, elle embrassa <strong>Naïla</strong> sur le front.<br />
Elle regarda ensuite les membres de la compagnie<br />
escalader les h<strong>au</strong>tes marches du sentier jusqu'à ce<br />
qu'ils eussent complètement disparus de son<br />
champ de vision. Seulement à ce moment, elle fit<br />
demi-tour et retourna dans la forêt.<br />
La compagnie grimpa sans se retourner, elle<br />
grimpa à grandes enjambées et chaque marche<br />
demandait un effort particulier. Les premières<br />
étaient plus larges que h<strong>au</strong>tes et, <strong>au</strong> fur et à<br />
mesure de l'ascension, le rapport tendait à<br />
s'inverser de sorte qu'il fallait vraiment se hisser à<br />
bout de bras pour monter sur la marche suivante.<br />
En général, les membres de la compagnie<br />
366
procédaient ainsi : Vincent faisait la courte échelle<br />
à Mika pour l'aider à atteindre le sommet de la<br />
marche ; puis il soulevait tour à tour <strong>Naïla</strong> et<br />
Flamy qu'il passait à l'aventurière ; ensuite c'était<br />
les volumineux sacs à dos qu'il devait lui passer ;<br />
et il lui fallait encore se guinder avec pieds et<br />
mains pour rejoindre les <strong>au</strong>tres à l'étage suivant.<br />
Ils recommencèrent cette opération fatigante<br />
d'innombrables fois, encouragés par Alise qu'il<br />
s'amusait à décompter le nombre de marches qui<br />
leur restait à gravir.<br />
− Cinquante-et-une... Cinquante... Quarante-<br />
neuf, allez du nerf ! Vous êtes de plus en plus<br />
lents !<br />
367
Vincent avait les muscles en feu. Il se<br />
m<strong>au</strong>dissait de n'avoir pas pensé à emporter une<br />
corde, cet objet tout bête et pourtant essentiel qui<br />
<strong>au</strong>rait été particulièrement utile en cette<br />
circonstance. Comme disait ce bon vieux Sam<br />
Sagaz : « il f<strong>au</strong>t toujours prendre de la corde avec<br />
soi quand on part à l'aventure, ça peut toujours<br />
servir ! »<br />
<strong>Naïla</strong>, quant à elle, <strong>au</strong>rait voulu avoir des ailes,<br />
elle <strong>au</strong>rait voulu être une fée ou un oise<strong>au</strong> pour<br />
survoler cet escalier taillé pour les géants. Elle se<br />
disait d'ailleurs que si le Grand Puymian avait été<br />
avec eux, il <strong>au</strong>rait pu les porter sur ses larges<br />
368
ép<strong>au</strong>les et les mener facilement <strong>au</strong> faîte en<br />
quelques pas.<br />
Flamy, pour sa part, était frustré d'être<br />
transporté par-ci par-là comme un vulgaire sac de<br />
pommes de terre. Si seulement il avait été adulte,<br />
il les <strong>au</strong>rait tous pris sur son dos et ils se seraient<br />
envolés vers l'Hesso sans avoir à subir toute cette<br />
grimpette.<br />
Mika, de son côté, ne semblait pas être trop<br />
fatiguée mais par contre elle avait le gosier sec.<br />
« My kingdom for a beer ! », songeait-elle.<br />
Elle <strong>au</strong>rait absorbé un tonne<strong>au</strong> de bière d'une<br />
gorgée s'il lui en était tombé un sous la main.<br />
369
Cette pénible séance d'escalade, qui n'était<br />
qu'un avant-goût de ce qui les attendait plus h<strong>au</strong>t,<br />
occupa leurs forces et leurs esprits <strong>au</strong> point qu'ils<br />
ne virent pas le temps passer. Les montagnes<br />
altières <strong>au</strong>-dessus de leurs têtes prenaient une<br />
teinte orangée et la bande de ciel visible du fond<br />
de la faille était d'un rose clair pareil <strong>au</strong>x pupilles<br />
d'Alise. Lorsque nos amis atteignirent le sommet<br />
de l'entaille rocheuse, le Soleil touchait l'horizon.<br />
C'était une énorme orange incandescente <strong>au</strong>x<br />
contours vagues et mouvants qui s'écrasait petit à<br />
petit dans l'épaisse frondaison loin à l'Ouest. Et la<br />
forêt s'embrasa : l'indistincte masse verte de<br />
feuillages lointains brûla soudain d'un rouge vif et<br />
370
la brume qui s'élevait des combes humides<br />
s'empourpra, isolant les îlots assombris des<br />
collines plus proches dans une mer <strong>au</strong>x lueurs de<br />
braise.<br />
Vincent et Mika étaient épuisés, et pourtant il<br />
leur fallait encore monter la tente et installer le<br />
campement. Pendant qu'ils s'acquittaient de cette<br />
taches, <strong>Naïla</strong>, Alise et Flamy allèrent s'asseoir <strong>au</strong><br />
bord de l'ép<strong>au</strong>lement pour regarder le coucher de<br />
Soleil. La fillette eut envie de jouer de la musique,<br />
alors elle sortit sa flûte de son écrin et souffla<br />
dans l'instrument. La mélodie qu'elle improvisa<br />
était douce et mélancolique, elle rappelait le<br />
visage de la Nymphe des Bois.<br />
371
Une fois leur besogne terminée, l'ethnographe<br />
et l'aventurière rejoignirent les <strong>au</strong>tres <strong>au</strong>diteurs.<br />
Vincent s'assit à côté de sa fille et Mika resta<br />
debout les mains sur les hanches. Flamy était à<br />
droite de <strong>Naïla</strong> et Alise était posée sur ses ép<strong>au</strong>les.<br />
Elle se tenait les bras croisés sur le crâne du<br />
dragonnet, le menton appuyé dessus et le regard<br />
perdu dans l'immensité du couchant. Ils ne<br />
prononcèrent pas la moindre parole. Ils écoutaient<br />
<strong>Naïla</strong> siffler ses notes en observant la forêt qui<br />
sombrait dans la nuit. Ils étaient comme cinq<br />
marins contemplant l'océan du h<strong>au</strong>t d'une falaise.<br />
Un dernier soupir de la brise du soir leur apporta<br />
les senteurs de la sylve avant de mourir avec les<br />
372
ultimes rayons de l'astre évanescent. Le ciel<br />
rougeoyant devint progressivement rose, puis<br />
violet et enfin bleu foncé. Les étoiles clignèrent<br />
bientôt sur la voûte céleste et la Lune monta par-<br />
delà le sommet des montagnes. <strong>Naïla</strong> avait cessé<br />
de jouer et c'était le chuintement ténu des feuilles<br />
qui s'étendait à leurs pieds qu'ils écoutaient à<br />
présent. Mais ce qui allait le plus leur manquer,<br />
c'était le son de l'ocarina...<br />
Le lendemain, l'ascension commença<br />
réellement. La compagnie suivait un sentier <strong>au</strong><br />
fond d'une profonde vallée jonchée de gros rocs.<br />
Le chemin serpentait entre ces épaves de pierres,<br />
les contournant tantôt par la g<strong>au</strong>che, sur le versant<br />
373
Nord de la vallée, tantôt par la droite, en grimpant<br />
sur le versant Sud. Parfois, <strong>Naïla</strong> et Flamy<br />
s'amusaient à escalader l'un des blocs de roche<br />
pour redescendre de l'<strong>au</strong>tre côté pendant que le<br />
reste de la compagnie faisait lentement le tour.<br />
Le chemin se décida enfin à quitter le fond du<br />
val : il montait maintenant en pente raide sur le<br />
flanc de la montagne. C'était un passage pierreux<br />
et traître où les cailloux vicieux roulaient sous les<br />
semelles pour faire trébucher les voyageurs et leur<br />
entailler les genoux ou les mains de leurs éclats<br />
coupants. Une fois cette épreuve passée, le sentier<br />
était moins pentu et moins caillouteux. Il oscillait<br />
vers la g<strong>au</strong>che, longeait une paroi verticale en<br />
374
décrivant une épingle, puis revenait <strong>au</strong> bord de la<br />
combe avant de disparaître derrière un repli<br />
rocheux et de réapparaître de nouve<strong>au</strong> un peu plus<br />
loin et ainsi de suite jusqu'à l'endroit où la vallée<br />
se terminait.<br />
La compagnie préféra s'arrêter un moment. En<br />
effet, cette montée avait endolori leurs chevilles,<br />
leurs jambes étaient engourdies et leur estomac<br />
criait famine. Une p<strong>au</strong>se était nécessaire.<br />
Nos amis s'assirent et grignotèrent un petit peu<br />
pour reprendre des forces. Tout en mastiquant<br />
leurs galettes elfiques, ils regardaient en arrière le<br />
chemin qu'ils avaient parcouru. La Grande Forêt<br />
375
qui paraissait dans l'encadrement des montagnes<br />
leur semblait déjà lointaine.<br />
Après s'être quelque peu requinquée, la<br />
compagnie reprit sa marche laborieuse sur le<br />
sentier en zigzags bordé d'un côté par la falaise et<br />
de l'<strong>au</strong>tre par les déclivités abruptes qui<br />
plongeaient jusqu'<strong>au</strong> bas de la combe. Aucun des<br />
membres de la compagnie n'était particulièrement<br />
sujet <strong>au</strong> vertige, néanmoins <strong>au</strong>cun d'entre eux ne<br />
s'avançait trop près du bord. Ils cheminaient en<br />
file indienne, lentement mais sûrement, les yeux<br />
fixés sur la pointe de leurs ch<strong>au</strong>ssures afin de<br />
déjouer les croche-pieds et les pièges. Alise,<br />
évidemment, n'avait pas ce genre d'ennuis. Elle<br />
376
voletait en éclaireur, à plusieurs mètres devant la<br />
compagnie, et elle les informait à chaque tournant<br />
de la direction que prenait le chemin. Flamy<br />
s<strong>au</strong>tillait en queue de cortège, le muse<strong>au</strong> en l'air et<br />
les yeux écarquillés. Lui, <strong>au</strong> moins, appréciait la<br />
randonnée à sa juste valeur. Il scrutait la ligne des<br />
sommets dans l'espoir d'apercevoir l'un de ses<br />
congénères. Mais la région était plutôt calme et<br />
stérile : on n'entendait pas le moindre cri de<br />
rapace, et depuis leur départ nos amis n'avaient<br />
pas croisé la moindre herbe ni le moindre<br />
arbrisse<strong>au</strong>. Pas la moindre trace de vie.<br />
La journée touchait à sa fin lorsque la<br />
compagnie trouva sa route barrée par un obstacle<br />
377
ennuyeux. Le sentier tournait brusquement vers la<br />
g<strong>au</strong>che et s'enfonçait dans une étroite faille dont<br />
les parois s'élevaient presque à pic.<br />
− Oh, oh, fit la fée d'un ton embarrassé.<br />
− Qu'y a-t-il Alise ? Lui demanda Vincent en la<br />
rejoignant à l'angle de la faille.<br />
− Ça ! Répondit-elle en désignant l'amas de<br />
pierres éboulées qui obstruait le passage.<br />
− Mince ! Comment va-t-on faire ? C'est le seul<br />
chemin possible, s'inquiéta <strong>Naïla</strong>.<br />
− Hum, c'est ballot ça.... Dit l'aventurière en<br />
faisant la moue.<br />
378
Vincent se grattait le menton d'un air<br />
préoccupé. Il envoya la fée en reconnaissance de<br />
l'<strong>au</strong>tre côté de l'obstacle. Après quelques minutes<br />
d'investigation, elle leur rapporta qu'<strong>au</strong>-delà de ce<br />
tas de gravats, le ravin n'était plus encombré.<br />
S<strong>au</strong>f à faire demi-tour, nos voyageurs n'avaient<br />
pas vraiment le choix. Ils décidèrent donc de<br />
camper dans la faille et de reconsidérer le<br />
problème après s'être bien reposé. Ils mangèrent<br />
en regardant le Soleil écarlate se coucher derrière<br />
l'ép<strong>au</strong>le de la montagne qu'ils avaient gravi durant<br />
tout le jour. De la Grande Forêt, ils ne<br />
distinguaient plus qu'un triangle vert s'ouvrant sur<br />
l'horizon.<br />
379
Mika et Vincent s'enroulèrent dans leurs<br />
couvertures, <strong>Naïla</strong> se glissa dans la toile de son<br />
hamac qui lui servait de duvet et dans laquelle elle<br />
pouvait loger la fée et le dragonnet.<br />
La compagnie s'endormit bercée par le souffle<br />
du vent dans les h<strong>au</strong>teurs. Heureusement, les<br />
étoiles veillèrent sur les voyageurs insouciants qui<br />
ne songeaient pas à monter la garde.<br />
La Lune elle-même jeta un coup d'œil dans le<br />
ravin pour vérifier que tout allait bien.<br />
Au matin, nos amis frais et dispos,<br />
commencèrent le terrassement : chacun prenait<br />
une pierre et allait la précipiter du h<strong>au</strong>t de la<br />
combe, puis retournait en chercher une <strong>au</strong>tre.<br />
380
Alise et Flamy participaient à l'opération dans<br />
la mesure de leurs forces. Et ce manège continua<br />
presque sans interruption jusqu'à une heure<br />
avancée de l'après-midi. Au grand dam de la<br />
compagnie éreintée, le mur n'avait pas diminué<br />
d'un quart. A chaque fois qu'ils enlevaient un bout<br />
de rocher, deux <strong>au</strong>tres tombaient et comblaient le<br />
trou. C'était un véritable travail de titan. A ce<br />
rythme-là, il leur f<strong>au</strong>drait peut-être trois, voire<br />
quatre jours, pour tout déblayer. Rien que d'y<br />
penser, Mika était déjà épuisée. Elle soupira tout<br />
en essuyant la sueur de son front. Elle <strong>au</strong>rait voulu<br />
avoir des explosifs pour faire s<strong>au</strong>ter tout ça, hélas<br />
381
elle n'en avait pas, ce qui était vraiment fort<br />
dommage.<br />
Au lieu de cela, elle songeait à un moyen<br />
d'escalader d'une façon ou d'une <strong>au</strong>tre, mais cela<br />
semblait impossible. En tout cas, c'eût été très<br />
dangereux à c<strong>au</strong>se du risque d'éboulement.<br />
Pendant que l'aventurière se tenait debout <strong>au</strong><br />
pied du mur dans une attitude de méditation<br />
contemplative, ses compagnons faisaient des<br />
allers et retours.<br />
Flamy décrocha un pavé bien trop lourd pour<br />
lui qu'il eut be<strong>au</strong>coup de peine à transporter dans<br />
ses petits bras. Vincent et <strong>Naïla</strong> se baissèrent,<br />
ramassèrent quelques pierres de l'édifice et les<br />
382
portèrent en direction de la falaise. Ils croisèrent<br />
le dragonnet infatigable qui revenait à la charge<br />
en courant. Flamy trouva Alise <strong>au</strong>x prises avec un<br />
caillou de la taille d'une noix qui était coincé sous<br />
une pierre plus large. La fée tirait de toutes ses<br />
forces, arc-boutée contre la roche. Elle essaya<br />
plusieurs positions mais rien n'y faisait, le caillou<br />
ne voulait pas bouger. La fée enrageait et quand le<br />
jeune dragon lui proposa son aide, elle l'envoya<br />
paître méchamment :<br />
− J'ai pas besoin de toi ! Grogna-t-elle. C'est<br />
pas une saleté de caillasse qui va ma résister, à<br />
moi, la grande Alise ! Gniiii ! ! !<br />
383
Vexé, Flamy allait la laisser se débrouiller<br />
seule, quand tout à coup un éclair de lucidité<br />
traversa son ciboulot de dragonnet. La réaction en<br />
chaîne apparut clairement à son esprit. Il entreprit<br />
alors d'empêcher Alise de retirer son caillou.<br />
− Kya ! Kyabradrabroumklonklingkaïkaï ! !<br />
L'avertit-il en gesticulant frénétiquement.<br />
Alise, têtue comme une mule, ne l'écoutait<br />
même pas. Au bout d'un moment, le dragonnet<br />
excédé saisit la fée et voulut la tirer en arrière<br />
pour lui faire lâcher prise mais celle-ci lui<br />
décocha un violent coup de pied sous la mâchoire<br />
qui le fit tomber à la renverse.<br />
384
− Ça va pas ? Qu'est-ce qui te prend, espèce de<br />
dragonnet dégénéré ? ! Beugla Alise.<br />
− Cessez de vous chamailler, vous deux ! Dit<br />
l'aventurière d'un ton impératif. J'essaye de me<br />
concentrer !<br />
Celle-ci avait entendu dire que certains moines<br />
parvenaient à déplacer des objets à distance<br />
simplement en concentrant leur pensée sur les<br />
objets en question. En désespoir de c<strong>au</strong>se, Mika<br />
tentait de transcender les limites de son « moi<br />
spirituel » pour extérioriser ses forces mentales et<br />
les mettre <strong>au</strong> service de sa volonté omnipotente !<br />
L'objectif était de faire bouger le gros rocher qui<br />
était la clef de voûte de tout l'édifice. Pour y<br />
385
parvenir, il fallait avoir un esprit puissant, étant<br />
donné le poids de la chose.<br />
− Gniiiiiiiaaaargh ! ! Grimaça la fée en un<br />
ultime effort.<br />
« Chtok ! », fit le cailloux en se décoinçant<br />
brusquement.<br />
Alise fit un roulé-boulé avec sa pierre, puis elle<br />
se releva en brandissant victorieusement son<br />
trophée.<br />
− Je l'ai eu ! Je... oh, oh...<br />
Le pavé que soutenait le petit caillou s'affaissa,<br />
entraînant dans ce mouvement tous ceux qui<br />
étaient <strong>au</strong>-dessus de lui. Le gros rocher chatouillé<br />
386
dans ses fondements se mit à glisser en avant,<br />
emportant ses congénères dans sa chute.<br />
− Ouah ! S'extasia Mika. J'ai réussi à faire de la<br />
télékiné-heu...<br />
Le mot, était trop long à prononcer :<br />
l'aventurière eut juste le temps de bondir de côté<br />
pour éviter de prendre le rocher sur le crâne.<br />
Alise, désemparée, regardait la pluie de pierres<br />
lui arriver dessus. C'est alors que le dragonnet<br />
plongea sur la fée, la plaqua <strong>au</strong> sol et reçut à sa<br />
place les grêlons rocheux.<br />
Alertés par le soudain grondement, <strong>Naïla</strong> et<br />
Vincent se retournèrent vivement. L'éboulement<br />
387
oulait sur eux. Ils lâchèrent ce qu'ils avaient à la<br />
main et réagirent précipitamment. <strong>Naïla</strong> eut le bon<br />
réflexe : elle se plaqua contre la paroi et le gros<br />
rocher lui rasa le bout du nez. Vincent, <strong>au</strong><br />
contraire, eut le m<strong>au</strong>vais réflexe, c'est à dire celui<br />
de la poule : il détala, poursuivi par des kilos de<br />
roches s<strong>au</strong>tillantes. Il courut comme un dératé,<br />
rapide comme une flèche, les joues gonflées et les<br />
lunettes incrustées dans la tête par la vitesse. Il<br />
fonçait droit vers la faille ! Le gros rocher lui<br />
grattait presque le dos lorsqu'il vira à quatre-<br />
vingt-dix degrés sur le sentier. Vincent vit le<br />
rocher s<strong>au</strong>ter dans le vide précédé d'une kyrielle<br />
de pierrettes. Toutes ces pierres dégringolèrent,<br />
388
icochèrent sur les aspérités de la combe et<br />
finalement volèrent en éclats en s'écrasant <strong>au</strong> fond<br />
de la vallée.<br />
Le souffle court, Vincent réapparut dans le<br />
ravin.<br />
− Papa ! s'écria la fillette soulagée.<br />
− Personne n'est blessé ? Lança l'ethnographe.<br />
La réponse fut immédiate : un cri strident leur<br />
déchira les tympans. C'était Flamy qui tentait de<br />
retirer sa queue de sous un bloc de roche.<br />
<strong>Naïla</strong> accourut et aida Mika à le dégager. Alise<br />
les regarda faire en se mordillant les doigts. Elle<br />
se sentait coupable de ce qui arrivait <strong>au</strong> dragonnet<br />
389
qui l'avait héroïquement protégée <strong>au</strong> péril de sa<br />
caboche.<br />
Plus tard, Flamy fut bardé de bandages : un<br />
<strong>au</strong>tour de sa queue aplatie, un <strong>au</strong>tre pour tenir sa<br />
patte g<strong>au</strong>che en bandoulière, et un troisième pour<br />
couvrir la grosse bosse qu'il avait sur la tête.<br />
Pendant que les trois humains finissaient de<br />
déblayer le passage, lui était assis sur le rebord du<br />
crêt. Il regardait le crépuscule d'un air sombre. Il<br />
boudait la fée qui lui tenait compagnie.<br />
− Je suis sincèrement désolée... S'excusa Alise<br />
platement.<br />
Flamy h<strong>au</strong>ssa les ép<strong>au</strong>les.<br />
390
− J'<strong>au</strong>rais dû t'écouter...<br />
Flamy eut un hochement affirmatif.<br />
− Et puis j'ai été méchante avec toi...<br />
Flamy acquiesça énergiquement.<br />
− J'ai eu tort, je m'excuse...<br />
Flamy h<strong>au</strong>ssa les ép<strong>au</strong>les.<br />
− Tu me pardonnes ?<br />
Flamy secoua la tête négativement.<br />
− Pourquoi non ? Allez ne sois pas cruel envers<br />
moi. Je ne vais pas pouvoir dormir si tu ne me<br />
libères pas de ma m<strong>au</strong>vaise conscience et je<br />
n'<strong>au</strong>rais bientôt plus d'ongles à force de me les<br />
ronger. Qu'est-ce que je dois faire pour que tu me<br />
391
pardonnes ? Allez, dis moi, s'il-te-plaît, dis<br />
quelque chose...<br />
Alise volait <strong>au</strong>-dessus des ép<strong>au</strong>les du<br />
dragonnet, tantôt d'un côté, tantôt de l'<strong>au</strong>tre car à<br />
chaque fois Flamy se tournait dans la direction<br />
opposée en faisant mine de l'ignorer.<br />
La fée finit par se placer juste devant lui mais<br />
Flamy continuait à regarder tout droit comme si<br />
elle n'existait pas. Il était très fâché et la forte<br />
migraine qui le tiraillait lui donnait une raison<br />
légitime de l'être.<br />
− Je t'en prie Flamy... Le supplia-t-elle, mais le<br />
dragonnet resta impassible.<br />
392
Alise était gênée. Elle était plutôt maladroite<br />
lorsqu'il s'agissait de demander pardon, et là elle<br />
était à court d'arguments. Alors elle se décida à<br />
employer l'infaillible technique du gros smack.<br />
Elle s'approcha doucement, souleva le menton du<br />
dragonnet, et smack ! Elle lui fit un gros bisou sur<br />
le bout du nez. L'effet fut immédiat : la rancune<br />
du fier Flamy disparut en même temps que<br />
l'agaçante migraine. Le dragonnet retrouva le<br />
sourire et l'affaire fut classée.<br />
Peu après, la compagnie passa par-dessus les<br />
restes du tas de pierres et campa juste de l'<strong>au</strong>tre<br />
côté, pour le principe, car il était déjà tard et ils<br />
avaient fait assez d'efforts. Le jour suivant, ils<br />
393
purent reprendre leur périple. Ils trottèrent dans le<br />
ravin plusieurs heures durant. Les parois lisses qui<br />
les environnaient leur donnaient l'impression de<br />
progresser dans un couloir étroit. A mesure que la<br />
compagnie avançait, les murs s'abaissaient jusqu'à<br />
disparaître complètement <strong>au</strong> sortir du défilé. Les<br />
voyageurs s'arrêtèrent un instant pour contempler<br />
le paysage grandiose qui s'offrait à eux, ils se<br />
trouvaient <strong>au</strong> cœur des montagnes et ils se<br />
sentaient tout petits dans l'ombre des cimes. Les<br />
versants éclairés étaient d'un bleu argenté alors<br />
que les pentes <strong>au</strong> Nord étaient d'un gris plutôt<br />
terne. Les sommets pointus s'étiraient vers le ciel,<br />
démesurément, comme si le brillant maître des<br />
394
cieux les appelait à lui, comme s'ils voulaient<br />
s'arracher à la terre pour rejoindre les étoiles. Ces<br />
h<strong>au</strong>teurs inaccessibles n'étaient pas de ce monde,<br />
elles appartenaient davantage <strong>au</strong> domaine céleste<br />
qu'à celui des basses considérations telluriennes.<br />
Les plus nobles d'entre elles étaient parées de<br />
colliers de neige qui scintillaient <strong>au</strong> Soleil, imitant<br />
l'éclat des astres nocturnes. Mais ces monts, si<br />
élevés fussent-ils, n'étaient que des valets à la<br />
cour de son altesse l'Hesso, grand roi parmi les<br />
cimes qu'il dominait sereinement dans son <strong>au</strong>guste<br />
toge blanche.<br />
<strong>Naïla</strong> et les <strong>au</strong>tres, qui n'étaient que des fourmis<br />
curieuses à l'échelle des montagnes, se tordirent le<br />
395
cou en arrière, béats d'admiration devant la<br />
grandeur de la Nature, jusqu'<strong>au</strong> moment où ils<br />
eurent le torticolis. Alors, ils reprirent leur<br />
marche.<br />
Un nouve<strong>au</strong> problème se posa le soir venu. Les<br />
voyageurs avaient atteint un col, et à cet endroit le<br />
sentier faisait une fourche de part et d'<strong>au</strong>tre de la<br />
crête. L'une des branches montait vers le Nord-<br />
Est, l'<strong>au</strong>tre continuait vers l'Est. La première<br />
rebondissait jusqu'<strong>au</strong> sommet d'un monticule<br />
rocheux, la seconde disparaissait <strong>au</strong> bout de<br />
quelques mètres <strong>au</strong>x abords d'une vaste crevasse.<br />
C'était un dilemme pour la compagnie qui ne<br />
savait pas quel chemin emprunter. Un m<strong>au</strong>vais<br />
396
choix pouvait les mener dans une toute <strong>au</strong>tre<br />
direction et leur faire perdre un temps précieux.<br />
Pour s'aider à prendre la bonne décision, Vincent<br />
envoya Alise et Mika repérer le terrain. La fée<br />
vola par-delà le monticule et l'aventurière disparut<br />
<strong>au</strong> tournant du sentier. Celle-ci fut rapidement de<br />
retour. Elle les informa que la route de ce côté<br />
était tortueuse et qu'elle grimpait régulièrement en<br />
longeant la crevasse sur <strong>au</strong> moins une lieue.<br />
Enfin, elle précisa que cette route semblait se<br />
diriger ostensiblement vers l'Hesso. Alise revint<br />
un moment plus tard. Dans son rapport, elle<br />
indiqua qu'<strong>au</strong>-delà de la butte, le chemin<br />
descendait franchement en oscillant vers le Nord<br />
397
puis de nouve<strong>au</strong> vers le Nord-Est où il s'enfonçait<br />
<strong>au</strong> creux d'une étroite ravine <strong>au</strong> bout de laquelle la<br />
fée avait cru apercevoir l'entrée d'une grotte.<br />
Vincent n'hésita pas très longtemps. La voie<br />
tracée à l'Est paraissait être la plus appropriée et<br />
ce fut effectivement celle-ci qu'ils suivirent dès les<br />
premières lueurs de l'<strong>au</strong>rore.<br />
La compagnie arpenta le sentier qui était<br />
sinueux, long et ardu comme Mika l'avait dit. Il<br />
décrivait des lacets en épousant les contours<br />
abrupts de la montagne. Sans être trop raide, il<br />
grimpait continuellement, zigzaguant à perte de<br />
vue jusqu'<strong>au</strong>x confins des enchevêtrements<br />
rocheux. Le vent venu des abysses hurlait en<br />
398
parcourant la crevasse <strong>au</strong> fond de laquelle flottait<br />
un brouillard léger. Il y avait certainement une<br />
rivière <strong>au</strong>x e<strong>au</strong>x d'une pureté glaciale qui coulait<br />
tout en bas, mais elle n'était pas visible.<br />
L'atmosphère s'était nettement rafraîchie et nos<br />
amis frissonnaient quand un courant d'air froid<br />
venait glisser sur leurs pe<strong>au</strong>x. De plus, ils étaient<br />
presque perpétuellement à l'ombre. Le Soleil ne<br />
les salua que quelques heures, le temps de passer<br />
d'une cime à une <strong>au</strong>tre. Après sa disparition, les<br />
versants s'assombrirent rapidement. Le Mont<br />
Hesso était encore éclairé des derniers traits du<br />
jour quand la compagnie fit halte. Ils venaient de<br />
découvrir une cavité peu profonde creusée dans le<br />
399
flanc de la montagne. C'était l'endroit idéal pour<br />
établir le campement, à l'abri des bourrasques.<br />
Pendant que Vincent et Mika triaient les<br />
provisions et qu'Alise était occupée à changer les<br />
bandages du dragonnet, <strong>Naïla</strong> scrutait les tréfonds<br />
de l'abîme. Le vent plissait sa robe et agitait ses<br />
cheveux. Au-dessus d'elle, les sommets s'étaient<br />
revêtus de leur blanc bonnet nocturne. A force de<br />
fixer l'obscurité, <strong>Naïla</strong> fut comme hypnotisée. Elle<br />
ne pouvait plus en décrocher son regard. Tout à<br />
coup, elle sentit l'angoisse l'envahir. Elle avait<br />
l'impression que quelque chose l'observait du fond<br />
de la crevasse, elle ressentait comme une présence<br />
immobile dans la nuit, une présence malveillante.<br />
400
Elle en fit part à la compagnie qui la rassura en<br />
lui disant que ce n'était que le fruit de son<br />
imagination qui lui jouait des tours. <strong>Naïla</strong> n'était<br />
pas tranquille pour <strong>au</strong>tant. Elle dormit serrée<br />
contre Vincent, agrippée à sa couverture.<br />
Pressentait-elle qu'ils allaient bientôt être de<br />
nouve<strong>au</strong> séparés ?<br />
Le lendemain, la compagnie persévéra dans son<br />
harassante entreprise. Ils avaient passé les<br />
premiers bastions et s'avançaient de plus en plus<br />
profondément dans l'enceinte fortifiée. Plus ils<br />
allaient en altitude et plus la montagne prenait un<br />
aspect sombre et menaçant : les murailles se<br />
faisaient toujours plus h<strong>au</strong>tes et plus rigides ; de<br />
401
puissants piliers acérés s'élevaient des<br />
profondeurs de la combe ; leurs pieds étaient<br />
dissimulés sous un pâle tapis de brume ; par<br />
endroit des épines de roche hérissaient les parois ;<br />
ailleurs c'étaient des protubérances pointues qui<br />
poussaient sur les pans de la montagne, telles des<br />
cornes <strong>au</strong> front de terribles monstres pétrifiés,<br />
gargouilles de pierre et golems ancestr<strong>au</strong>x <strong>au</strong>x<br />
silhouettes anguleuses. Colonnes brisées, arcades<br />
écroulées, cimes décapitées, la compagnie avait<br />
l'inquiétante sensation de parcourir les ruines<br />
d'une antique place forte, ruines sur lesquelles le<br />
Soleil ne devait plus jamais se lever. Et le<br />
gémissement du vent dans la vallée était comme<br />
402
la plainte d'âmes en peine perdues dans l'abîme<br />
des siècles, insondable douleur des Temps oubliés.<br />
Ces lamentations lugubres glaçaient le sang des<br />
voyageurs qui craignaient de voir surgir à tout<br />
moment le fantôme de l'une de ces créatures<br />
disparues dont Laya leur avait parlées. Pour ne<br />
rien arranger, le sentier se rétrécissait<br />
dangereusement et le vide s'était rapproché, prêt à<br />
les happer <strong>au</strong> moindre f<strong>au</strong>x pas.<br />
Mika marchait devant, la lance à la main, à<br />
l'affût du moindre mouvement. Ensuite, venaient<br />
Alise et Flamy puis Vincent qui tenait <strong>Naïla</strong> par la<br />
main. Préoccupés qu'ils étaient des chimères du<br />
paysage, ils ne virent pas le véritable piège dans<br />
403
lequel ils étaient sur le point de tomber. La<br />
compagnie allait bon train, sans se soucier de<br />
l'état du sol qu'elle foulait. En effet, la mince<br />
corniche sur laquelle ils progressaient était toute<br />
fissurée et elle risquait de céder, mais les<br />
voyageurs n'y prirent garde. Ils s'y engagèrent<br />
sans réfléchir, Mika la première, suivie de tous les<br />
<strong>au</strong>tres. Et ce qui devait inévitablement se produire<br />
se produisit : Vincent posa son pied sur un<br />
morce<strong>au</strong> sensible qui se décrocha en donnant le<br />
signal de l'éboulement. Vincent se sentit partir en<br />
avant. Il lâcha la main de sa fille pour ne pas<br />
l'emporter avec lui dans sa chute. <strong>Naïla</strong> fit un<br />
rapide bond en arrière. Vincent, lui, trébucha, se<br />
404
edressa promptement et tenta de s'élancer en<br />
courant alors que le chemin se dérobait sous ses<br />
ch<strong>au</strong>ssures.<br />
− Papa ! Cria la fillette affolée.<br />
− What the ? ! Fit l'aventurière en se retournant.<br />
− Kya ! Kya ! Kyaaaaaaa ! ! ! S'égosilla le<br />
dragonnet en prenant ses jambes à son cou.<br />
Emporté dans son élan Vincent faillit piétiner<br />
Flamy.<br />
Tous deux plongèrent dans les bras de Mika et<br />
l'écrasèrent de tout leur poids. Cette bousculade<br />
<strong>au</strong>rait pu signifier leur perte, heureusement le<br />
405
glissement de terrain s'arrêta juste à l'extrémité de<br />
la queue du dragonnet.<br />
Ce fâcheux incident s'était déroulé en un éclair.<br />
Par chance, personne n'était blessé. Mais à présent<br />
un gouffre séparait les membres de la compagnie.<br />
Alise, qui n'avait presque pas eu le temps de<br />
comprendre ce qui se passait, volait <strong>au</strong>-dessus du<br />
vide.<br />
− Papa ! Flamy ! Mika ! Est-ce que ça va ?<br />
S'enquit la fillette alors que son père et ses deux<br />
amis se relevaient avec préc<strong>au</strong>tion.<br />
− Plus de peur que de mal, répondit<br />
l'aventurière, et toi ?<br />
406
− Je vais bien mais... comment vais-je pouvoir<br />
passer maintenant ?<br />
− Ne bouge pas, je vais venir te chercher, dit<br />
Vincent.<br />
Il voulut franchir le trou en s'agrippant à la<br />
paroi. Il appuya sa semelle sur un caillou qui<br />
dégringola <strong>au</strong>ssitôt.<br />
− Attends, Vincent ! Le retint Mika, ne prends<br />
pas de risques inconsidérés. Tu vois bien qu'il est<br />
impossible de traverser ce gouffre, à moins d'avoir<br />
des ailes...<br />
407
Vincent examinait toutes les possibilités dans sa<br />
tête. Voyant son trouble, <strong>Naïla</strong> proposa la seule<br />
solution qui s'imposait :<br />
− Je vais rebrousser chemin, déclara-t-elle. Je<br />
vais retrouver le croisement et je prendrai l'<strong>au</strong>tre<br />
route et on se rejoindra plus h<strong>au</strong>t dans la<br />
montagne. Je jouerai de la flûte pour que vous<br />
puissiez me repérer.<br />
− Et j'irai avec elle, dit fermement Alise en<br />
volant de son côté.<br />
− D'accord acquiesça Mika. Soyez très<br />
prudentes !<br />
408
Vincent <strong>au</strong>rait voulu les en empêcher. Il ne<br />
supportait pas l'idée que sa fille puisse s'aventurer<br />
seule dans cette région hostile. Son sentiment était<br />
tout à fait justifié, malheureusement il n'avait pas<br />
le choix : une fois de plus, il devait abandonner<br />
<strong>Naïla</strong> à son propre sort.<br />
− Prend bien garde à toi ! Lança-t-il.<br />
– Kyamia ! Dit le dragonnet en leur faisant des<br />
signes de la patte. Lui <strong>au</strong>ssi était malheureux<br />
d'être séparé de sa maman adoptive.<br />
− Ne vous en faites pas ! On se retrouvera <strong>au</strong><br />
sommet de l'Hesso ! Les rassura <strong>Naïla</strong>.<br />
409
Elle leur fit un geste d'<strong>au</strong> revoir et s'en retourna<br />
promptement.<br />
− Prend garde à toi, ma fille... répéta Vincent<br />
tout bas, comme on prononce une prière.<br />
− Kya... soupira Flamy.<br />
Mika posa sa main sur l'ép<strong>au</strong>le de l'ethnographe<br />
désespéré.<br />
− Allez Vincent, il f<strong>au</strong>t continuer, l'encouragea-<br />
t-elle.<br />
Vincent jeta un dernier coup d'œil à sa fille qui<br />
redescendait dans la vallée, puis il suivit<br />
l'aventurière d'un air résigné.<br />
410
<strong>Naïla</strong> marchait d'un pas rapide. Elle avait le<br />
cœur serré mais elle avait tout fait pour ne pas le<br />
montrer. Elle avait senti l'inquiétude de son père<br />
et n'avait pas voulu l'alarmer davantage. Depuis<br />
qu'elle avait retrouvé Vincent, <strong>Naïla</strong> s'en était<br />
be<strong>au</strong>coup remise à lui pour la poursuite de leur<br />
quête. Elle était si heureuse d'être avec lui qu'elle<br />
ne pensait pas un seul instant qu'ils puissent à<br />
nouve<strong>au</strong> se perdre de vue. Elle croyait que plus<br />
rien de m<strong>au</strong>vais ne pouvait arriver si son père était<br />
avec elle. Pourtant l'aventure se rappelait à elle<br />
avec <strong>au</strong>tant de force qu'<strong>au</strong> jour de son départ de<br />
Kaliss. <strong>Naïla</strong> réalisait qu'il n'y avait jamais rien de<br />
définitivement acquis et qu'il fallait toujours se<br />
411
attre pour être <strong>au</strong>près de ceux que l'on aime.<br />
C'est pourquoi, malgré son désarroi, elle était<br />
déterminée à affronter les dangers de la montagne<br />
pour trouver un moyen de rejoindre le reste de la<br />
compagnie. Alise, pour sa part, <strong>au</strong>rait préféré se<br />
faire gober par un crap<strong>au</strong>d plutôt que de laisser<br />
partir sa meilleure amie.<br />
Lorsqu'elles parvinrent à la grotte dans laquelle<br />
la compagnie avait campé la veille, la nuit était<br />
déjà tombée. La pleine Lune surplombait le<br />
massif montagneux. Sa lueur blafarde sur les<br />
versants lisses donnait à la roche l'aspect froid du<br />
métal poli.<br />
412
<strong>Naïla</strong> et Alise s'installèrent <strong>au</strong> fond de la cavité.<br />
Elles mangèrent un petit peu puis elles se<br />
couchèrent sur la toile du hamac que la fillette<br />
avait déroulée par terre.<br />
Tout était calme <strong>au</strong> dehors. <strong>Naïla</strong> avait les yeux<br />
ouverts. Elle regardait l'entrée de leur courte<br />
caverne pensivement. Elle n'arrivait pas à trouver<br />
le sommeil. Elle se demandait où pouvaient<br />
dormir Vincent, Mika et Flamy. Elle se souciait de<br />
ce qui pouvait leur advenir. De même une <strong>au</strong>tre<br />
pensée la tracassait, elle avait un m<strong>au</strong>vais<br />
pressentiment. Elle se remémorait les paroles de<br />
la Nymphe des Bois : « il y a un ennemi qui rôde ;<br />
promets-moi de ne pas t'éloigner des <strong>au</strong>tres, et<br />
413
surtout pas après le coucher du Soleil ». Ces mots<br />
trottaient dans sa tête. Elle était isolée avec Alise,<br />
à des lieues du moindre secours et la peur la<br />
gagnait progressivement. Son cœur se mit à battre.<br />
Il y avait quelque chose dans la nuit, quelque<br />
chose de dissimulé dans les profondeurs de la<br />
faille, et cette chose la traquait depuis longtemps<br />
en attendant le moment où elle serait seule. La<br />
respiration de la fillette s'accéléra et ses pupilles<br />
s'écarquillèrent : elle sentait le danger approcher,<br />
doucement, sans bruit, invisible menace<br />
sournoise.<br />
Soudain, <strong>Naïla</strong> tressaillit et son cœur faillit se<br />
rompre quand elle vit une ombre ramper hors de<br />
414
la combe. Etait-ce son imagination fertile qui la<br />
trompait ?<br />
Elle se redressa et se frotta les p<strong>au</strong>pières. Non<br />
ce n'était pas un m<strong>au</strong>vais rêve, c'était pire encore !<br />
La masse sombre se déploya en un noir dragon.<br />
Celui-ci était recouvert d'écailles couleur de jais<br />
sur lesquelles se reflétait la pâleur lunaire. Ses<br />
yeux même étaient dissimulés derrière une fine<br />
membrane noire. Il écarta ses bras griffus et déplia<br />
ses ailes de ch<strong>au</strong>ve-souris couvrant presque<br />
complètement l'entrée de la grotte. Il entrouvrit la<br />
gueule en un rictus cruel et une vapeur j<strong>au</strong>ne<br />
s'échappa de ses nas<strong>au</strong>x.<br />
415
<strong>Naïla</strong> était prise <strong>au</strong> piège de cet effroyable<br />
prédateur. Elle n'osait presque plus respirer. Elle<br />
recula jusqu'à plaquer son dos contre le mur du<br />
fond de la cavité. Dans ce mouvement, elle<br />
bouscula Alise qui se réveilla en surs<strong>au</strong>t :<br />
− Hein ? ! Qu'est-ce que ? ! Aaaaahhhh ! ! Cria-<br />
t-elle en apercevant le dragon noir.<br />
Ce dernier s'élança sur ses proies en poussant<br />
un rugissement féroce. <strong>Naïla</strong> tendit les mains et un<br />
puissant souffle ralentit l'ass<strong>au</strong>t du monstre. Il<br />
continuait néanmoins à avancer, luttant contre le<br />
vent. Alors, <strong>Naïla</strong> se souvint qu'elle avait déjà<br />
rencontré cette créature, une nuit dans la Grande<br />
416
Forêt. C'était celle-là même qui avait blessé Darf<br />
la Bûche.<br />
<strong>Naïla</strong> concentra toutes ses forces en une ultime<br />
bourrasque qui projeta le dragon noir hors de la<br />
grotte. L'attaque avait été repoussée, mais la<br />
fillette était certaine qu'il ne tarderait pas à<br />
rappliquer deux fois plus furieux et féroce que<br />
lors de la première charge.<br />
− Ce, c'était quoi ce truc ? demanda la fée toute<br />
ébouriffée.<br />
− Je n'en suis pas sûre, répondit <strong>Naïla</strong>, mais il<br />
v<strong>au</strong>t mieux ne pas rester ici plus longtemps.<br />
417
Encore tremblante, elle roula son hamac en<br />
boule dans son sac à dos et sortit de l'abri. A cet<br />
instant un sifflement venimeux se fit entendre.<br />
− Attention, <strong>Naïla</strong> ! Cria Alise.<br />
<strong>Naïla</strong> leva la tête et vit l'affreuse face du<br />
monstre <strong>au</strong>-dessus d'elle accrochée à la paroi.<br />
Celui-ci lui décocha un coup de griffe meurtrier.<br />
La fillette l'évita en se baissant prestement, puis<br />
elle s'en fut précipitamment sur le chemin. Le<br />
dragon noir se lança à sa poursuite en courant à la<br />
verticale sur la pente de la falaise, telle une<br />
araignée. <strong>Naïla</strong> avait be<strong>au</strong> galoper, son<br />
poursuivant était be<strong>au</strong>coup plus rapide. Soudain,<br />
il se décrocha de la paroi et se jeta sur la fillette<br />
418
qui n'eut que le temps de tourner la tête et de<br />
pousser un cri horrifié. Bram ! Le dragon noir la<br />
plaqua violemment <strong>au</strong> sol et l'immobilisa<br />
complètement en lui tenant fermement les<br />
poignets. <strong>Naïla</strong> était à sa merci. Elle était sur le<br />
dos, impuissante, médusée par la cru<strong>au</strong>té qui<br />
brillait dans les yeux du dragon. Celui-ci, ouvrit<br />
grand la gueule, découvrant ses crocs acérés, puis<br />
il tendit le cou pour prendre de l'élan. Il lui <strong>au</strong>rait<br />
arraché la tête d'un seul coup si Alise n'était pas<br />
intervenue en saisissant la bête par les cornes.<br />
− Lâche-la, espèce de... !<br />
419
Le dragon noir qui n'aimait pas être importuné,<br />
la fit valser d'un revers comme on chasse une<br />
mouche d'une gifle.<br />
<strong>Naïla</strong> prise de colère plaça sa main libre contre<br />
le ventre du dragon.<br />
− Ne touche pas à mon amie sale monstre ! Dit-<br />
elle d'un ton <strong>au</strong>toritaire. Yah !<br />
Le dragon noir fut littéralement propulsé dans<br />
les airs par un souffle puissant. Il tourbillonna<br />
jusqu'à heurter un coin de roche. Assommé par la<br />
violence du choc, il chuta avec les débris et<br />
disparut sous le voile blanchâtre de la combe.<br />
420
<strong>Naïla</strong> se releva péniblement et alla rejoindre la<br />
fée qui gisait quelques mètres plus loin sur le<br />
sentier.<br />
− Alise, est-ce que ça va ? S'inquiéta la fillette.<br />
− Il a bien failli me casser le nez ce m<strong>au</strong>dit<br />
monstre, jura la fée, mais ça va. Et toi, tu... Oh !<br />
Par le Grand Pyrus, tu saignes ! Ton bras...<br />
Dans le feu de l'action, le dragon avait<br />
profondément griffé <strong>Naïla</strong> à l'avant-bras g<strong>au</strong>che.<br />
− Ce n'est rien, dit la fillette, qui avait mal mais<br />
qui n'était pas consciente de la gravité de sa<br />
blessure. Il f<strong>au</strong>t filer d'ici <strong>au</strong> plus vite !<br />
421
Elle reprit une marche rapide. Pourtant elle était<br />
épuisée et elle souffrait. Elle avançait tout en se<br />
tenant l'ép<strong>au</strong>le. Le sang coulait le long de ses<br />
doigts et tombait goutte à goutte sur sa robe. Au<br />
bout d'un moment, <strong>Naïla</strong> s'adossa à la roche, elle<br />
ne se sentait pas bien. Elle se laissa glisser jusqu'à<br />
s'asseoir. Elle avait froid et elle sentait la tête lui<br />
tourner.<br />
− Hé, <strong>Naïla</strong>, ça ne va pas ? Fit la fée.<br />
− Alise, je, j'ai...<br />
La fillette n'arrivait plus à articuler. Ses forces<br />
la quittaient. Elle ferma les yeux et son menton<br />
s'affaissa.<br />
422
− <strong>Naïla</strong> ! Que t'arrive-t-il ? <strong>Naïla</strong>, hé, réponds-<br />
moi ! Paniqua la fée en secouant son amie. Hélas,<br />
celle-ci ne bougeait plus.<br />
Les larmes inondèrent ses yeux :<br />
− <strong>Naïla</strong>, non, ne meurs pas ! <strong>Naïla</strong> ! NAÏLA !<br />
Alise cria sa détresse à la face du ciel. Elle cria<br />
le nom de son amie et la montagne le répéta en<br />
écho dans la nuit<br />
***<br />
− Ne t'en fais pas Vincent, je suis persuadée que<br />
tout ira bien pour <strong>Naïla</strong>, dit l'aventurière <strong>au</strong>x<br />
423
cheveux blonds. Elle est assez intrépide pour s'en<br />
sortir d'elle-même.<br />
Vincent et Mika avaient continué leur route et<br />
le soir venu, ils s'étaient établis sur une plate-<br />
forme rocheuse qui débordait du sentier.<br />
L'ethnographe avait la tête basse. La séparation<br />
d'avec <strong>Naïla</strong> le rendait presque physiquement<br />
malade. Il caressait fébrilement le dragonnet qui,<br />
chose plutôt inhabituelle, était couché sur ses<br />
genoux. Même Flamy était d'humeur morose.<br />
− Tu ne comprends pas, <strong>Naïla</strong> est tout pour<br />
moi, rétorqua Vincent. J'ai déjà perdu celle que<br />
j'aimais, si maintenant il devait arriver malheur à<br />
ma fille je ne me le pardonnerais jamais. <strong>Naïla</strong> est<br />
424
tout ce qu'il me reste... Pourtant, reprit-il, parfois<br />
je me demande si je suis vraiment un bon père<br />
pour elle...<br />
− Ne dis pas n'importe quoi, voyons !<br />
S'emporta Mika. Tu es quelqu'un d'exceptionnel et<br />
<strong>Naïla</strong> a de la chance de t'avoir pour père. Quelle<br />
petite fille ne rêverait pas d'avoir un père érudit<br />
qui monte jusqu'<strong>au</strong> palais du seigneur de son<br />
roy<strong>au</strong>me pour y défendre la tolérance et le respect<br />
des peuples différents ? Quelle petite fille ne<br />
serait pas heureuse de savoir que son père est<br />
capable de traverser plaines, forêts et montagnes<br />
pour venir la retrouver dans une contrée lointaine<br />
et dangereuse ? Non, vraiment <strong>Naïla</strong> a de la<br />
425
chance d'avoir quelqu'un comme toi pour veiller<br />
sur elle. Moi je n'ai plus personne... Je porte avec<br />
moi l'héritage de mes parents mais ils ne sont plus<br />
là pour veiller sur moi. Et puis je n'ai pas de<br />
compagnon fidèle. Nous, les Bounty Hunters,<br />
nous ne pouvons pas nous attacher durablement à<br />
qui que ce soit. Nous aidons les gens dans leurs<br />
quêtes, nous partageons leurs joies et leurs peines,<br />
et quand vient l'heure du bonheur, il nous f<strong>au</strong>t<br />
repartir et laisser derrière nous ces gens que nous<br />
avons appris à aimer...<br />
− Et ces gens se souviennent de vous comme de<br />
héros et leurs enfants portent vos noms en signe<br />
426
de leur éternelle gratitude, n'est-ce pas là une<br />
grande source de satisfaction ?<br />
− Si, c'est vrai, mais on n'en est pas moins<br />
seuls...<br />
Il y eut un silence. Mika se leva :<br />
− Bon, bah, je... vais aller faire une ronde, dit-<br />
elle et sa voix tremblait comme si elle avait froid.<br />
Vincent acquiesça et lorsqu'il tourna la tête<br />
pour lui poser une dernière question, l'aventurière<br />
s'était déjà retirée dans l'ombre. Il continua donc<br />
de câliner le dragonnet qui était <strong>au</strong> moins <strong>au</strong>ssi<br />
abattu que lui.<br />
427
Le lendemain et les jours suivants, Vincent,<br />
Mika et Flamy continuèrent leur ascension <strong>au</strong><br />
cœur d'une étroite vallée encaissée. Celle-ci était<br />
taillée en V comme une profonde cicatrice dans le<br />
corps de la montagne. Cette entaille pénétrait loin<br />
dans le sein de la chaîne montagneuse presque<br />
jusqu'<strong>au</strong> flanc de l'Hesso qui se rapprochait petit à<br />
petit.<br />
Aux yeux des voyageurs, le Noble Mont<br />
semblait grandir et prendre plus d'ampleur à<br />
chaque pas, <strong>au</strong> point de couvrir quasiment tout le<br />
ciel. Le chemin que remontaient nos amis était<br />
très escarpé. De temps à <strong>au</strong>tres, il s<strong>au</strong>tait par-<br />
dessus la crevasse pour atteindre l'<strong>au</strong>tre versant de<br />
428
la combe et il faisait l'inverse lorsqu'<strong>au</strong> bout d'une<br />
lieue il en avait assez de longer ce côté.<br />
Ainsi, la vallée était traversée de nombreux<br />
ponts naturels, plus ou moins larges et plus ou<br />
moins solides. A chaque fois que les voyageurs<br />
étaient obligés d'en emprunter un, ils le faisaient<br />
avec circonspection, craignant de voir la mince<br />
passerelle s'écrouler sous leurs pieds. Et quand ils<br />
regardaient dans le précipice, bien qu'ils ne<br />
fussent pas particulièrement sujets <strong>au</strong> vertige, ils<br />
ne pouvaient s'empêcher de frissonner. De même,<br />
si le vent se mettait à mugir, ils se<br />
recroquevillaient de peur que le souffle ne les<br />
précipitât dans les profondeurs de l'abîme.<br />
429
Le trio restant de la compagnie parcourut ce<br />
sentier abrupt pendant quatre jours.<br />
Le premier jour se déroula sans peine.<br />
Le deuxième jour, les voyageurs eurent à<br />
franchir un pont sectionné. Par chance, le trou<br />
n'était pas trop large et l'aventurière était certaine<br />
de pouvoir s<strong>au</strong>ter facilement par dessus, ce dont<br />
Vincent n'était pas sûr. Cependant, ils n'avaient<br />
pas d'<strong>au</strong>tres alternatives. Mika balança d'abord les<br />
sacs à dos de l'<strong>au</strong>tre côté, puis elle voulut lancer le<br />
dragonnet mais celui-ci refusa en se débattant<br />
vivement. Il voulait se débrouiller tout seul. En<br />
effet il se croyait capable de voler de ses propres<br />
ailes : il prit son élan, courut, s<strong>au</strong>ta et battit<br />
430
frénétiquement de ses ailettes tel l'oise<strong>au</strong>-mouche.<br />
Il vola effectivement pendant deux, peut-être trois<br />
secondes, avant de chuter comme une pierre.<br />
Mika qui avait pressenti l'issue de l'affaire,<br />
plongea et rattrapa de justesse le dragonnet<br />
prétentieux par la queue. Celui-ci remuait toujours<br />
les ailes, les yeux fermés, l'air concentré. Et il fut<br />
très déçu en se rendant compte qu'en fait il<br />
pendait dans le vide <strong>au</strong> bout du bras de<br />
l'aventurière. La mort dans l'âme, il se résigna à<br />
être lancé par cette dernière comme un vulgaire<br />
boulet. Mika le saisit derechef par la queue, le fit<br />
tournoyer et lorsqu'elle le lâcha, Flamy voltigea<br />
par-delà le fossé et s'encastra dans le versant<br />
431
opposé de la vallée. Le lancer de poids était un<br />
sport populaire sur la lointaine île natale de<br />
l'aventurière.<br />
Par la suite, Mika enjamba la trouée en se<br />
projetant grâce à sa lance. Le s<strong>au</strong>t à la perche était<br />
<strong>au</strong>ssi un sport populaire sur Dominia. Enfin, vint<br />
le tour de Vincent pour qui ce fut un petit peu plus<br />
difficile : il sprinta, bondit <strong>au</strong>ssi loin qu'il le put,<br />
hélas ce n'était pas suffisant et il ne parvint pas à<br />
atterrir sur l'<strong>au</strong>tre morce<strong>au</strong> du pont. Au lieu de<br />
cela, il s'agrippa in extremis <strong>au</strong> rebord. Il essaya<br />
de grimper mais le vide le tirait inexorablement<br />
vers le bas. Heureusement, Mika était là pour le<br />
sortir du pétrin : elle prit Vincent par les ép<strong>au</strong>les<br />
432
et l'aida à se hisser. Cette difficulté surmontée, nos<br />
amis furent à peu près tranquilles le restant du<br />
chemin.<br />
Le troisième jour, ils virent les nuées s'élever <strong>au</strong><br />
loin à l'Ouest pour former une noire montagne de<br />
vapeur sur l'horizon. Cette sombre rivale de<br />
l'Hesso avançait dans le ciel en semant l'averse et<br />
la foudre sur son passage. Lentement, elle<br />
déployait son étendard orageux zébré d'éphémères<br />
fulgurations argentées, racines lumineuses des<br />
arbres de la tourmente.<br />
Les nuages chev<strong>au</strong>chèrent le vent des basses<br />
terres qui les mena en trombe <strong>au</strong> pied des<br />
remparts de la Grande Chaîne. Là, ils s'écrasèrent<br />
433
en silence contre les murailles rugueuses, se<br />
déchirèrent contre les aspérités, se heurtèrent <strong>au</strong>x<br />
parois des combes et s'empalèrent sur la pointe<br />
des cimes. Ils s'étaient lancés à l'ass<strong>au</strong>t des<br />
montagnes et rien ne pouvait plus les arrêter dans<br />
leur percée : insidieusement ils s'insinuaient dans<br />
les failles des fortifications, rampaient <strong>au</strong> creux<br />
des crevasses, roulaient <strong>au</strong> cœur des vallées. Et<br />
toujours enserrant de leur bras de brume la base<br />
des bastions, ils grimpaient. Les h<strong>au</strong>teurs les<br />
moins éminentes furent submergées et les plus<br />
élevées furent encerclées par les nuages et<br />
devinrent les îles fantasmagoriques d'une mer<br />
cotonneuse. Bientôt, les voyageurs furent<br />
434
engloutis dans le brouillard. L'humidité dans l'air<br />
produisait un poudroiement qui faisait se former<br />
des gouttelettes <strong>au</strong> bout de leurs cheveux et sur les<br />
lunettes de Vincent. Les nuages avaient assiégé le<br />
Roi des Monts qui demeurait serein, conscient que<br />
tout ceci n'était que le prélude de l'orage à venir.<br />
Les trois aventuriers étaient les spectateurs<br />
impuissants d'un conflit qui les dépassait et dont<br />
ils ne pouvaient que subir les retombées. L'écho<br />
fracassant du tonnerre et la pluie qui les<br />
réveillèrent dans la nuit du troisième <strong>au</strong> quatrième<br />
jour étaient les signes annonciateurs de la<br />
tempête. Avant l'<strong>au</strong>be, la petite compagnie<br />
trempée et fatiguée, décida de se mettre en quête<br />
435
d'un abri. Ils suivirent le sentier noyé dans les<br />
limbes nuageuses qui les mena droit dans une<br />
impasse. Le chemin se terminait dans une<br />
anfractuosité en U. Tout trois considérèrent la<br />
paroi abrupte d'un air dubitatif. Avec le brouillard,<br />
ils ne pouvaient même pas apercevoir le sommet<br />
de cette falaise. Cela ne les enjouait guère,<br />
malheureusement ils allaient bien être obligés de<br />
faire de l'escalade. Mika passa la première, suivie<br />
de Vincent lui-même talonné de Flamy. Malgré<br />
ses griffes, ce dernier ne parvenait pas à s'agripper<br />
<strong>au</strong>x rochers mouillés. Il glissait sans cesse et ne<br />
pouvait monter d'un mètre sans dégringoler de<br />
deux. Cela allait poser un sérieux problème. Les<br />
436
humains redescendirent et reconsidérèrent la<br />
chose. Finalement, ils s'organisèrent ainsi :<br />
Vincent porterait le sac de l'aventurière et celle-ci<br />
transporterait le dragonnet sur son dos. Au début,<br />
l'ascension n'était pas trop ardue, mais par la suite<br />
le versant devenait plus escarpé et les prises<br />
solides se raréfiaient. Souvent, les rochers<br />
<strong>au</strong>xquels ils s'accrochaient leur restaient dans la<br />
main, ou bien c'était celui sur lequel ils posaient le<br />
pied qui cédait sans crier gare. Vincent et Mika<br />
jouaient de tous leurs membres et mettaient toutes<br />
les ressources de leurs muscles à contribution. Ils<br />
montaient de plus en plus h<strong>au</strong>t et pourtant ils<br />
n'apercevaient toujours pas le sommet de la<br />
437
falaise. Ils étaient confinés dans la mer de nuages<br />
et ils ne pouvaient voir qu'à quelques mètres <strong>au</strong>x<br />
alentours. Ce pénible exercice était interminable,<br />
nos amis n'en voyaient pas la fin et leurs forces<br />
s'amenuisaient.<br />
Soudain, un coup de tonnerre retentit dans la<br />
vallée et les fit tressaillir. Loin <strong>au</strong>-dessus d'eux la<br />
bataille venait de commencer. Les éclairs<br />
s'abattaient sur les cimes. L'éclat du tonnerre<br />
résonna de façon assourdissante et les montagnes<br />
tremblèrent en leurs fondements. Les nuées se<br />
crevèrent, déchaînant l'averse sur les pics<br />
abasourdis. C'était une pluie froide qui se<br />
déversait en grosses gouttes agressives. Celles-ci<br />
438
attaient le flanc des grimpeurs, réduisaient leur<br />
vision et rendaient la roche encore plus glissante.<br />
Les trois aventuriers trouvèrent enfin une mince<br />
corniche pour faire une courte p<strong>au</strong>se. La pluie les<br />
glaçait jusqu'<strong>au</strong>x os et leur tapait sur les nerfs si<br />
bien qu'ils ne pensaient plus qu'à une seule chose :<br />
se mettre le plus rapidement possible à l'abri.<br />
− On dirait qu'il y a un renfoncement dans la<br />
roche sur la corniche là-bas ! Remarqua Mika. On<br />
peut peut-être y aller en longeant la paroi !<br />
Vincent acquiesça. Il <strong>au</strong>rait accepté n'importe<br />
quelle proposition pourvu qu'il fût en mesure de<br />
s'abriter de cette pluie insupportable. Ils tentèrent<br />
donc d'atteindre une <strong>au</strong>tre corniche située plus en<br />
439
h<strong>au</strong>teur sur leur droite. L'orage grondait et Flamy<br />
ne pouvait dissimuler sa peur. Il était fermement<br />
agrippé <strong>au</strong> cou de Mika qu'il serrait plus fort à<br />
chaque nouve<strong>au</strong> roulement de tonnerre. Et pour ne<br />
rien arranger, le p<strong>au</strong>vre dragonnet était en train de<br />
s'enrhumer.<br />
− Atchi ! Atchi ! Aaaaaaaatchiou ! !<br />
− Si tu pouvais éviter de m'éternuer dans<br />
l'oreille, ce serait gentil, râla Mika. Et puis<br />
desserre ton étreinte, tu m'étrangles !<br />
L'éternuement suivant, Flamy eut la décence de<br />
mettre sa patte devant sa bouche. Au même<br />
moment l'aventurière énervée ne fit pas attention<br />
et son pied ripa malencontreusement.<br />
440
− Damn ! Fit-elle en se retenant brusquement à<br />
un rocher saillant.<br />
Le dragonnet déséquilibré ne put se maintenir :<br />
il glissa sur le dos de Mika. Vincent, qui se<br />
trouvait juste en dessous, le reçut en pleine figure<br />
: Flamy s'écrasa sur les lunettes de l'ethnographe,<br />
lequel glissa à son tour et tout deux chutèrent dans<br />
le vide.<br />
− Vincent ! Flamy ! s'écria l'aventurière en<br />
voyant ses amis disparaître dans les courants<br />
brumeux de la mer de nuages.<br />
***<br />
441
La Grande Chaîne de l'Hesso prenait une teinte<br />
orangée. Ses rides ancestrales s'assombrissaient<br />
progressivement. Les rangées d'arbres qui<br />
garnissaient ses abords étaient d'un j<strong>au</strong>ne<br />
rougeoyant. Un vent ch<strong>au</strong>d portait dans l'air des<br />
parfums de sève et d'épine de sapin. Les herbes<br />
dorées qui recouvraient la pente de la colline<br />
oscillaient <strong>au</strong> gré de la brise. Les sous-bois étaient<br />
calmes. Ca et là quelques insectes bourdonnants<br />
s'affairaient. Une abeille pressée, perpétuellement<br />
retardataire, se dépêchait de butiner le cœur d'une<br />
fleur pour avoir quelques substances à rapporter à<br />
sa reine. Elle décolla, décrivit des cercles <strong>au</strong>-<br />
442
dessus du champ de pétales et remonta jusqu'à sa<br />
ruche qui se trouvait perchée dans un arbre non<br />
loin. En chemin, elle fit une vive embardée pour<br />
éviter les quatre grands obstacles mouvants qui<br />
venaient de paraître <strong>au</strong> sommet de la butte.<br />
− Nous y sommes presque, dit le plus grand<br />
d'entre eux. Regardez, il y a une faille dans le pied<br />
de la montagne. Nous allons peut-être enfin<br />
pouvoir monter par là.<br />
Depuis plusieurs jours déjà, Aldemir, Nyss,<br />
Agora et Miaoumi longeaient les contreforts de la<br />
chaîne montagneuse en espérant trouver un<br />
endroit plus propice à l'escalade que les falaises<br />
abruptes qu'ils avaient rencontrées jusqu'ici. Cette<br />
443
fois, le grand elfe avait aperçu une faille dans les<br />
rochers et il était déterminé à l'atteindre avant la<br />
tombée de la nuit. Il entraîna à sa suite les <strong>au</strong>tres<br />
aventuriers. Nyss était impressionnée par la<br />
stature des montagnes qu'elle trouvait puissantes<br />
et nobles. A la fois, elle était impatiente de les<br />
gravir et à la fois, elle éprouvait une certaine<br />
appréhension.<br />
Miaoumi, quant à elle, n'était préoccupée que<br />
par l'approche de l'heure du repas.<br />
Agora fermait la marche en traînant la patte.<br />
Contrairement à Aldemir il ne s'était pas<br />
complètement remis de sa piqûre d'araignée et par<br />
444
moment la douleur le relançait et il se mettait à<br />
boiter.<br />
La petite commun<strong>au</strong>té dévala la pente de la<br />
colline et se perdit dans les branchages. La<br />
lumière déclina peu à peu et le Soleil disparut<br />
complètement. L'obscurité s'était établie quand ils<br />
parvinrent <strong>au</strong> seuil de l'escalier pour géants, celui-<br />
la même que <strong>Naïla</strong> et ses compagnons avaient<br />
emprunté quatre jours plus tôt.<br />
Il leur fallut la matinée du lendemain pour<br />
grimper toutes les marches. L'après-midi, ils<br />
arpentèrent la sinueuse vallée <strong>au</strong>x rochers<br />
échoués. Nyss était plutôt mal à l'aise. C'était un<br />
monde nouve<strong>au</strong>, et radicalement différent de tout<br />
445
ce qu'elle avait connu jusqu'ici qu'elle découvrait<br />
à présent sous le Soleil. C'était la première fois<br />
qu'elle n'avait pas de feuillage <strong>au</strong>-dessus de sa<br />
tête, ni de mousse sous les talons. Pas de<br />
branches, pas de troncs, pas d'herbe verte. A la<br />
place, il y avait le sol dur, des cailloux éboulés,<br />
polis par la pluie et blanchis par le Soleil, des<br />
murs abrupts creusés par l'écoulement des e<strong>au</strong>x, et<br />
d'éminents sommets h<strong>au</strong>tains dans leur altitude et<br />
dont le front était coiffé de froideur. Nyss<br />
ressentait dans ce paysage une certaine rudesse de<br />
caractère. Il y avait de la sévérité dans les traits de<br />
la montagne. Les pics acérés et les aspérités<br />
pointues trahissaient l'agressivité des lieux et<br />
446
l'ombre que les h<strong>au</strong>teurs étalaient sur les<br />
voyageurs était empreinte de mépris. La jeune elfe<br />
était un peu déçue. Elle trouvait cet univers plutôt<br />
inhospitalier et, en vérité, il ne lui plaisait guère.<br />
Elle sentait qu'elle n'était qu'un insecte<br />
insignifiant et qu'elle n'était pas bienvenue.<br />
Le matin de leur deuxième journée de marche,<br />
les quatre aventuriers parvinrent <strong>au</strong> défilé rocheux<br />
à l'extrémité de la combe. Aldemir examina un<br />
instant les restes de l'ancien mur de pierres éboulé<br />
et il en conclut sans peine que la compagnie était<br />
passée par là peu de temps avant eux. L'espoir de<br />
rattraper <strong>Naïla</strong> et ses amis grandissait dans le<br />
cœur de la jeune elfe. Elle incita Aldemir à presser<br />
447
le pas, ce qu'il fit, de sorte qu'<strong>au</strong> crépuscule ils<br />
avaient atteint le croisement en patte d'oie. Après<br />
un rapide tour de reconnaissance, ils en vinrent à<br />
la même conclusion que Vincent : ils décidèrent<br />
de suivre le sentier qui allait vers l'Est.<br />
Cette nuit-là, Nyss montait la garde lorsqu'elle<br />
entendit comme un cri de détresse. Elle frissonna<br />
et secoua Aldemir dans sa couverture. Comme<br />
d'habitude, celui-ci ne dormait pas, il ne faisait<br />
que se reposer. Il avait parfaitement entendu le cri.<br />
− Qu'est-ce que c'était ? demanda Nyss qui<br />
n'était pas rassurée.<br />
− Je ne sais pas, en tout cas ça ne me dit rien<br />
qui vaille, répondit Aldemir en se redressant. Je<br />
448
vais prendre la relève, tu peux te coucher, dit-il à<br />
la jeune elfe. Demain nous partirons de bonne<br />
heure.<br />
En effet, ils se mirent en route avant l'<strong>au</strong>be.<br />
Nyss était anxieuse et toute la compagnie était sur<br />
la défensive. Lentement, les coloris du ciel<br />
évoluèrent du bleu foncé <strong>au</strong> bleu pâle puis<br />
virèrent <strong>au</strong> bleu clair. Enfin le Soleil pointa le<br />
bout de ses rayons. C'est alors qu'Aldemir stoppa<br />
le cortège. Il désigna du doigt une silhouette<br />
ramassée qui gisait sur le chemin à quelques<br />
lacets de distance.<br />
− Allons voir ! Déclara-t-il. Mais surtout restez<br />
sur vos gardes !<br />
449
Ils parcoururent à grands pas la demi-lieue qui<br />
les séparait de la silhouette immobile. Et quelle ne<br />
fut pas leur surprise, lorsqu'<strong>au</strong> détour d'une<br />
avancée rocheuse, ils découvrirent <strong>Naïla</strong> adossée à<br />
la paroi, tenant Alise dans ses bras.<br />
La fillette tourna la tête vers les nouve<strong>au</strong>x<br />
arrivants. Elle était livide, ses traits étaient tirés<br />
par la douleur et ses yeux étaient cernés de<br />
fatigue.<br />
− <strong>Naïla</strong> ! Par le Ciel ! Que t'est-il arrivé ?<br />
s'exclama Nyss en se précipitant à son côté.<br />
Le regard de la fillette s'illumina.<br />
− Nyss... c'est toi ? Comment...<br />
450
− Chut, l'interrompit la jeune elfe. N'essaie pas<br />
de parler, économise tes forces. Nous allons<br />
prendre soin de toi.<br />
Aldemir enjamba <strong>Naïla</strong>, s'agenouilla <strong>au</strong>près<br />
d'elle et souleva son poignet pour considérer de<br />
plus près la blessure. Agora resta en arrière. Il<br />
observait la fillette comme un explorateur observe<br />
du h<strong>au</strong>t d'un promontoire la terre inconnue qui<br />
était l'objet de son voyage. Miaoumi quant à elle,<br />
tentait de voir par-dessus les ép<strong>au</strong>les de Nyss. Ses<br />
gros yeux de félin s'agrandirent d'étonnement :<br />
elle venait de reconnaître celle qui l'avait s<strong>au</strong>vée<br />
des griffes du dragon noir dans la Grande Forêt.<br />
<strong>Naïla</strong> fit tout de même un effort pour leur<br />
451
expliquer en quelques mots qu'elle avait une<br />
nouvelle fois affronté ce terrible monstre, que<br />
celui-ci l'avait griffé en l'attaquant et qu'enfin elle<br />
s'était évanouie d'épuisement en s'enfuyant. Alise<br />
l'avait veillée presque jusqu'<strong>au</strong> lever du jour, puis<br />
elle s'était endormie, vidée de ses larmes, les<br />
doigts crispés sur la chemise verte de <strong>Naïla</strong>. Elle<br />
se réveilla en surs<strong>au</strong>t en sentant Aldemir soulever<br />
le bras de la fillette.<br />
− Que ? Mais, qui êtes-vous ? S'affola-t-elle.<br />
− C'est moi, Nyss, tu ne te rappelles pas de<br />
moi ? Fit la jeune elfe.<br />
452
− Nous bavarderons plus tard, dit Aldemir d'un<br />
ton sec. Il f<strong>au</strong>t d'abord s'occuper de <strong>Naïla</strong>. Nyss,<br />
est-ce que tu as de quoi soigner ça ?<br />
− Il me reste des herbes cicatrisantes, mais je ne<br />
pense pas que se soit suffisant. Cette blessure est<br />
profonde et...<br />
− Est-ce que tu connais des sorts de guérison ?<br />
− Eh bien, Maman m'avait appris un sort de ce<br />
genre, mais je ne sais pas si...<br />
− Est-ce que tu te souviens de la formule ?<br />
− Heu, oui, je crois...<br />
− Dans ce cas, essaie d'utiliser la magie. Il nous<br />
f<strong>au</strong>t agir vite pour cesser cette hémorragie. <strong>Naïla</strong> a<br />
453
déjà perdu be<strong>au</strong>coup de sang ! Agora, dévisse ta<br />
gourde et fais-lui boire un peu d'e<strong>au</strong> ! Miaoumi,<br />
écarte-toi, ne viens pas disséminer tes poils par<br />
ici !<br />
Nyss plaça sa main <strong>au</strong>-dessus du bras de <strong>Naïla</strong>.<br />
Elle ferma à demi les p<strong>au</strong>pières et récita à voix<br />
basse la formule curative. Elle se concentra et une<br />
pâle lueur verte apparut entre ses doigts écartés.<br />
Malheureusement, la magie de la jeune elfe était<br />
faible et ne produisait quasiment <strong>au</strong>cun effet.<br />
Constatant avec un brin de désappointement que<br />
Nyss n'était pas une très brillante magicienne,<br />
Aldemir lui donna un coup de pouce. Il plaça la<br />
p<strong>au</strong>me de sa main sur la tête de l'elfe accroupie. Il<br />
454
entonna une sorte de chant en langue elfique qui<br />
était en fait une formule de transfert. Nyss sentit<br />
le mana parcourir son corps. L'énergie magique<br />
lui brûlait le bout des doigts alors que la lueur<br />
verte se faisait plus intense. Elle continua de<br />
psalmodier les paroles de la formule de guérison<br />
et la magie fit le reste : en quelques minutes, les<br />
plaies se refermèrent en profondeur et le sang<br />
cessa de couler. Par la suite, Nyss désinfecta la<br />
blessure superficielle, appliqua les herbes qui lui<br />
restaient et banda le tout soigneusement. <strong>Naïla</strong><br />
avait été très courageuse durant les soins. Elle<br />
était sortie d'affaire à présent mais elle devait<br />
455
toujours garder sur son bras g<strong>au</strong>che la trace de sa<br />
confrontation avec le dragon noir.<br />
− Ne me refais plus jamais ça, tu entends ? ! La<br />
réprimanda la fée, rouge de colère. J'ai cru que tu<br />
étais... Je n'ose même pas dire le mot !<br />
− Désolée... S'excusa <strong>Naïla</strong> comme si c'était de<br />
sa f<strong>au</strong>te.<br />
Alise volait devant la fillette. Ses cheveux<br />
étaient en désordre et elle avait l'air exténuée.<br />
Soudain, ses pupilles roses s'embuèrent. Elle se<br />
jeta <strong>au</strong> cou de <strong>Naïla</strong> et se mit à sangloter.<br />
− J'ai eu si peur..., hoqueta-t-elle. Si peur de<br />
t'avoir perdue, toi, ma seule amie...<br />
456
− Alise...<br />
La fillette posa sa main valide sur le dos de son<br />
amie la fée.<br />
Une fois que <strong>Naïla</strong> se fut un peu remise,<br />
Aldemir lui demanda où étaient passés ceux qui<br />
étaient censés l'accompagner. Ce fut Alise qui se<br />
chargea de leur expliquer comment la compagnie<br />
avait été séparée. Ensuite, ce fut <strong>au</strong> tour de Nyss<br />
de résumer leur périple et la raison de leur venue.<br />
<strong>Naïla</strong> était émue d'apprendre que c'était en<br />
grande partie pour elle qu'ils avaient fait tout ce<br />
chemin et force était de constater qu'ils ne<br />
l'avaient pas fait en vain.<br />
457
− Merci, sans vous je ne sais pas ce que je<br />
serais devenue... Merci.<br />
Et la reconnaissance se lisait sur le visage pâle<br />
de la fillette qui les gratifia d'un sourire fatigué.<br />
− Bon, si la route n'est pas praticable de ce<br />
côté, il ne nous reste plus qu'à faire demi-tour,<br />
déclara Aldemir.<br />
Le grand elfe porta <strong>Naïla</strong> sur son dos et ils<br />
redescendirent le sentier. Parvenus <strong>au</strong> carrefour,<br />
ils bifurquèrent vers le Nord. En h<strong>au</strong>t de<br />
l'éminence rocheuse, le Soleil les salua de ses<br />
rayons déclinants. Il était légèrement voilé par de<br />
fins nuages blancs qui flottaient sur la ligne<br />
d'horizon. La lumière rose orangée qu'il dispensait<br />
458
était douce et elle produisait des zébrures dorées<br />
sur les parois des montagnes.<br />
La nouvelle compagnie s'arrêta pour camper<br />
juste à l'entrée de la grotte. Ils établirent des tours<br />
de garde comme c'était devenu la coutume depuis<br />
que le grand elfe avait rejoint les voyageurs.<br />
<strong>Naïla</strong> et Alise, étant donné leur état de fatigue,<br />
en furent bien évidemment dispensées.<br />
Pendant le repas, la fillette échangea quelques<br />
mots avec les nouve<strong>au</strong>x venus, Miaoumi et Agora.<br />
− C'était toi la félidée voleuse qui nous dérobait<br />
nos provisions dans la Grande Forêt, n'est-ce pas ?<br />
Se remémora <strong>Naïla</strong>.<br />
459
Miaoumi fit une grimace déconcertée tout en<br />
acquiesçant. Elle profita de cette occasion pour<br />
remercier la fillette de l'avoir protégée cette<br />
fameuse nuit lors de la première apparition du<br />
dragon furtif.<br />
En ce qui concernait l'homme à la tunique<br />
blanche, Agora-le-peu-loquace, <strong>Naïla</strong> avait<br />
l'impression de l'avoir déjà rencontré quelque part<br />
mais celui-ci maintenait de ne l'avoir jamais vue.<br />
Nyss alimenta la conversation en racontant<br />
leurs mésaventures dans la forêt. La jeune elfe<br />
était contente d'avoir enfin retrouvé son amie. Elle<br />
<strong>au</strong>rait voulu la questionner davantage, cependant<br />
460
elle savait que <strong>Naïla</strong> avait besoin de repos et elle<br />
ne voulait pas l'ennuyer.<br />
Le lendemain, ils pénétrèrent dans la caverne.<br />
Sitôt sortis de la nuit, ils y retournèrent. En effet il<br />
régnait sous la montagne une obscurité opaque.<br />
Au début, les voyageurs se heurtaient <strong>au</strong>x<br />
parois, se marchaient sur les pieds et n'avançaient<br />
pas d'un mètre sans trébucher. Seule Miaoumi<br />
pouvait voir dans le noir. Malgré cela elle ne<br />
pouvait pas empêcher qu'on lui marchât sur la<br />
queue ce qui l'énervait particulièrement.<br />
Finalement, Aldemir tira sa rapière, non pas pour<br />
les étriper tous, mais pour faire de la lumière : il<br />
psalmodia des paroles magiques et la lame<br />
461
s'illumina. Elle se mit a briller plus fort qu'une<br />
torche et toute la compagnie put découvrir ce qui<br />
les entourait c'est-à-dire des murs de roches<br />
humides. Le problème de la lumière une fois<br />
réglé, les voyageurs des tréfonds progressèrent<br />
sans entrave. Ils se suivaient à la queue-leu-leu en<br />
se tenant par les ép<strong>au</strong>les où par la taille afin de ne<br />
pas s'égarer dans les ténèbres. Ainsi, tout se<br />
passait bien : ils avançaient dans un large couloir<br />
qui se rétrécissait comme un entonnoir pour n'être<br />
bientôt plus qu'un long boy<strong>au</strong> étranglé. Par<br />
moments, le plafond était si bas qu'Aldemir et<br />
Agora étaient obligés de baisser la tête. Souvent le<br />
boy<strong>au</strong> faisait des coudes, tournant dans une<br />
462
direction puis dans une <strong>au</strong>tre <strong>au</strong> point que nos<br />
intrépides aventuriers en perdirent le sens de<br />
l'orientation. Ils avaient l'impression d'errer dans<br />
les intestins de la montagne. De même, la notion<br />
du temps leur échappait petit à petit et ils n'étaient<br />
pas capables de dire s'ils avaient marché pendant<br />
une heure ou bien quatre. Ils faisaient<br />
régulièrement des p<strong>au</strong>ses pour ménager les forces<br />
de <strong>Naïla</strong> qu'Aldemir ne pouvait pas porter, étant<br />
donné la configuration des lieux. Le reste du<br />
temps, la compagnie allait bon train et, par<br />
chance, <strong>au</strong>cun croisement ne venait les perturber.<br />
Ce devait être le début de l'après-midi <strong>au</strong>-<br />
dehors, lorsque nos amis parvinrent à un endroit<br />
463
assez exceptionnel : le boy<strong>au</strong> s'ouvrait sur une<br />
profonde faille dans le cœur même de la<br />
montagne. Un pont très étroit, à peine large<br />
comme la semelle d'une ch<strong>au</strong>ssure, la traversait<br />
pour rejoindre le seuil d'un <strong>au</strong>tre tunnel. Ça et là,<br />
des filets d'e<strong>au</strong> se déversaient dans l'abîme <strong>au</strong><br />
fond duquel on apercevait une lueur rougeoyante<br />
comme le flamboiement d'un feu ardent. Des<br />
profondeurs s'élevaient des volutes de fumée<br />
grise.<br />
Les voyageurs considéraient la mince<br />
passerelle dubitativement. Au bout d'un moment,<br />
Miaoumi remarqua qu'il y avait une inscription<br />
464
gravée dans le sol. Aldemir se pencha dessus et<br />
balaya la poussière qui la recouvrait.<br />
− Hum, fit-il en hochant la tête de la même<br />
façon que s'il eut découvert un secret important.<br />
− Qu'est-ce que c'est ? Demandèrent les <strong>au</strong>tres<br />
avec curiosité.<br />
− C'est de l'elfique ancien, répondit Aldemir. Il<br />
est écrit « Kassgueûl ». C'est un mot pour<br />
désigner ce sur quoi le pied a tendance à déraper.<br />
Je pense donc que c'est un avertissement pour<br />
signifier que ce pont doit être « Kassgueûl »,<br />
<strong>au</strong>trement dit très glissant.<br />
465
Ils devaient néanmoins tenter de le traverser<br />
pour continuer leur chemin. Miaoumi qui était la<br />
plus agile sur ses quatre pattes passa sans<br />
difficultés. Ensuite Nyss s'avança d'un pas léger et<br />
souple. Elle penchait tantôt de droite, tantôt de<br />
g<strong>au</strong>che tout en gesticulant des bras pour garder<br />
l'équilibre. Arrivée sur la corniche à l'<strong>au</strong>tre<br />
extrémité du pont, elle poussa un long soupir de<br />
soulagement. Puis ce fut le tour de <strong>Naïla</strong>. Celle-ci<br />
était encore faible et elle ne se sentait pas très<br />
assurée sur ses jambes. Elle mettait lentement un<br />
pied devant l'<strong>au</strong>tre, prenant garde de ne pas<br />
déraper. Et ce n'était pas une taches facile car les<br />
rebords du pont étaient humides et glissants<br />
466
comme l'avait prédit le grand elfe. <strong>Naïla</strong><br />
progressait tel l'équilibriste sur son fil en étendant<br />
les bras pour se stabiliser. Elle avait ch<strong>au</strong>d et<br />
transpirait à grosses gouttes. Elle essayait <strong>au</strong>tant<br />
que possible de ne pas regarder en bas, mais elle<br />
sentait le vide de part et d'<strong>au</strong>tre et cela lui donnait<br />
le vertige. Elle se trouvait environ à mi-parcours<br />
lorsqu'un cri incisif lui transperça les tympans.<br />
Déconcentrée, elle perdit l'équilibre. Elle se sentit<br />
pencher du côté droit. Par réflexe, elle pivota face<br />
<strong>au</strong> vide et s'affaissa en avant. Alise, rapide comme<br />
l'éclair, la retint en la saisissant par la capuche.<br />
<strong>Naïla</strong> était à présent inclinée de quarante-cinq<br />
degrés <strong>au</strong>-dessus des abysses, les talons calés dans<br />
467
l'angle du rebord, retenue simplement par la force<br />
de la petite fée. En tournant la tête de côté elle<br />
distingua entre les nuages de vapeur, Aldemir et<br />
Agora qui brandissaient leur arme, prêt <strong>au</strong><br />
combat. Le dragon noir les avait rattrapé !<br />
− <strong>Naïla</strong> ! Vite ! Dépêche-toi ! Lui criait Nyss.<br />
Alise redressa <strong>Naïla</strong> et celle-ci se pressa de<br />
rejoindre la corniche.<br />
Pendant ce temps, Aldemir et Agora<br />
repoussaient le dragon. Ce dernier esquivait leurs<br />
coups en bondissant de tous côtés. Visiblement, il<br />
ne voulait pas les affronter. Il cherchait plutôt à<br />
les dépasser pour atteindre sa proie. Quand le<br />
468
grand elfe comprit cela, il envoya l'homme à la<br />
capuche protéger les enfants.<br />
− Va, Agora ! Je me charge de le retenir !<br />
Agora acquiesça. Il rengaina son épée et<br />
s'élança sur le pont. Certes il était leste, mais<br />
comme dit le proverbe : « la précipitation fait<br />
toujours commettre des f<strong>au</strong>x pas ». Sûr de lui, il<br />
avançait à grandes enjambées sur l'étroit passage.<br />
Soudain, son pied ripa et Agora tomba dans la<br />
faille.<br />
− Agora ! ! S'écrièrent <strong>Naïla</strong> et Nyss en le<br />
voyant disparaître du pont.<br />
469
− Malheur ! s'exclama Aldemir en jetant un<br />
rapide coup d'œil en arrière.<br />
Le dragon noir profita de cette seconde<br />
d'inattention pour déployer ses ailes et s'envoler<br />
par dessus les nuages.<br />
− Fuyez ! Fuyez vite ! Il arrive ! Cria le grand<br />
elfe en faisant volte face.<br />
<strong>Naïla</strong>, Nyss, Alise et Miaoumi eurent un instant<br />
d'hésitation, puis elles se retournèrent et se<br />
précipitèrent vers le tunnel. A ce moment, le<br />
monstre ailé s'interposa entre elles et la sortie.<br />
Impitoyable prédateur, il les accula <strong>au</strong> bord du<br />
précipice. Un sourire sadique fendit son visage.<br />
Miaoumi terrifiée s'aplatit par terre en baissant ses<br />
470
oreilles. <strong>Naïla</strong>, Nyss et Alise se tenaient les unes<br />
<strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres, pétrifiées de peur. Le dragon leva la<br />
patte pour frapper quand tout à coup, de multiples<br />
tiges de lierre lumineuses subitement poussées du<br />
sol se cramponnèrent à lui, ralentissant ses<br />
mouvements. C'était Aldemir qui, de l'<strong>au</strong>tre côté<br />
du pont Kassgueûl avait lancé ce sort. Le dragon<br />
noir tentait de se dépêtrer en arrachant<br />
furieusement les lianes magiques mais plus il en<br />
retirait et plus il en grimpait de nouvelles.<br />
− Qu'est-ce que vous attendez pour filer ? ! Je<br />
ne vais pas pouvoir le retenir bien longtemps !<br />
Vociféra Aldemir à l'adresse des quatre filles.<br />
471
Celles-ci surs<strong>au</strong>tèrent comme s'il venait de les<br />
réveiller. Alors qu'elles contournaient le monstre<br />
avec préc<strong>au</strong>tion, elles virent avec stupeur Agora<br />
marcher sur le pont environné de vapeur. Celui-ci<br />
s'était agrippé <strong>au</strong> rebord en tombant puis il était<br />
remonté en se hissant à bout de bras. Il s'avançait<br />
à présent d'un pas décidé, les yeux rouges de rage.<br />
Il parvint sur la corniche et se dirigea vers le<br />
dragon noir immobilisé. Il poussa sans<br />
ménagement les fillettes qui se trouvaient sur son<br />
passage. Et la voix dans sa tête disait : « Cette<br />
créature se nomme Shade. C'est un serviteur<br />
d'Ashran, le Maître des Dragons. Débarrasse-t-<br />
en ! »<br />
472
Agora tira son épée de son fourre<strong>au</strong>, la leva <strong>au</strong>-<br />
dessus de sa tête et l'abattit de toutes ses forces sur<br />
le dragon noir. Celui-ci leva son avant-bras pour<br />
se protéger. Avec un coup d'une telle puissance, la<br />
patte du dragon <strong>au</strong>rait dû être tranchée tout net.<br />
Au lieu de cela, ce fut la lame d'Agora qui se brisa<br />
sur les écailles noires. Loin d'être décontenancé,<br />
l'homme continua de cogner le dragon avec son<br />
poing. Il frappait avec une violence inouïe <strong>au</strong><br />
risque de se rompre les os. Enfin, il saisit le<br />
monstre par le bras et, le faisant basculer par-<br />
dessus son ép<strong>au</strong>le, il le souleva avec une force<br />
surhumaine, l'arrachant <strong>au</strong>x lierres paralysants, et<br />
le projeta dans le gouffre incandescent. Les quatre<br />
473
filles étaient stupéfaites. En quelques bonds<br />
agiles, Aldemir vint les retrouver.<br />
− Personne n'est blessé ? S'enquit-il.<br />
<strong>Naïla</strong> et les <strong>au</strong>tres secouèrent la tête. Le grand<br />
elfe en fut soulagé. Il alla ensuite vers l'homme à<br />
la tunique blanche qui scrutait le bas de l'abîme<br />
tout en serrant le manche de son épée brisée.<br />
− Agora ! L'interpella Aldemir.<br />
Celui-ci se retourna. Ses yeux rageurs brûlaient<br />
d'une folie destructrice qui consumait toute son<br />
âme.<br />
474
− C'est terminé Agora, dit l'elfe. Nous avons<br />
battu ce monstre, le combat est terminé, tu<br />
m'entends ?<br />
Agora se calma, la lueur rouge se dissipa de son<br />
regard et presque <strong>au</strong>ssitôt il s'écroula à genoux en<br />
râlant de douleur, la tête entre les mains.<br />
Malgré leur épuisement, les membres de la<br />
compagnie se forcèrent à poursuivre leur route<br />
dans le tunnel. Ils préféraient s'éloigner de la faille<br />
car, en vérité, ils n'étaient pas persuadés de s'être<br />
définitivement débarrassés du terrible Shade.<br />
Agora contemplait ses doigts tremblants. Il ne<br />
pouvait plus les plier et ses articulations étaient<br />
douloureuses, il réalisait qu'il n'y était pas allé de<br />
475
main morte en tapant sur la caboche du monstre<br />
écailleux.<br />
<strong>Naïla</strong>, Alise, Nyss et surtout Miaoumi qui ne<br />
l'appréciait pas du tout, observaient l'homme avec<br />
des yeux suspicieux. Cet épisode avait éveillé la<br />
crainte en elles. Lorsqu'il ne fut pas à portée de<br />
voix, la fée interrogea Aldemir <strong>au</strong> sujet de la lueur<br />
rouge dans les pupilles d'Agora.<br />
− C'est assez difficile à expliquer, dit l'elfe.<br />
Disons que je pense qu'il est atteint par la<br />
malédiction du berserker. Autrement dit lorsqu'il<br />
se met en colère ses forces se décuplent, il devient<br />
fou furieux et il ne peut plus contrôler son corps.<br />
476
Le grand elfe leur expliqua qu'<strong>au</strong>trefois les<br />
magiciens furent chargés de trouver un moyen de<br />
renforcer les capacités des guerriers <strong>au</strong> combat. Ils<br />
créèrent donc un enchantement qui rendait les<br />
soldats surpuissants. Mais le sort était incomplet<br />
et ceux qui étaient enchantés perdaient la raison,<br />
décimant tout sur leur passage, ennemis et alliés<br />
indistinctement. Les berserkers, dévastateurs et<br />
incontrôlables, ne se calmaient que quand la c<strong>au</strong>se<br />
de leur fureur était complètement anéantie. Etant<br />
donné les ravages que produisaient les berserkers,<br />
l'enchantement fut banni des livres de magie, du<br />
moins c'était ce que disaient les récits elfiques.<br />
477
Ce petit historique ne rassura pas nos jeunes<br />
amies qui se couchèrent le plus loin possible<br />
d'Agora. Le jour suivant, ou du moins ce qu'ils<br />
considérèrent être le jour suivant, les voyageurs<br />
s'enfoncèrent plus avant dans les profondeurs<br />
intestinales de la montagne. Le tunnel était long et<br />
tortueux. Il oscillait, ondulait et rebondissait sans<br />
cesse. Au bout d'une lieue, peut-être deux, il<br />
s'arrêta tout net. Le boy<strong>au</strong> remontait à la verticale,<br />
formant une cheminée à pic <strong>au</strong>x parois lisses.<br />
D'abord, on chargea Miaoumi d'escalader pour<br />
reconnaître plus h<strong>au</strong>t quelle était la situation. La<br />
félidée s'élança donc, rebondissant de paroi en<br />
paroi avec souplesse. Malheureusement, à un<br />
478
certain endroit près du sommet, elle finissait<br />
toujours par glisser. Elle essayait alors se<br />
s'agripper désespérément et le frottement de ses<br />
griffes contre la roche émettaient un crissement<br />
désagréable. Elle recommença plusieurs fois, mais<br />
ses tentatives demeurèrent infructueuses et elle<br />
s'épuisa en vain. Aldemir grimaça. L'ascension<br />
s'annonçait ardue. Agora sortit la corde qu'il avait<br />
dans son sac et dit :<br />
− Si seulement on pouvait l'accrocher là-h<strong>au</strong>t,<br />
ce serait be<strong>au</strong>coup plus facile de monter.<br />
− Moi je peux peut-être le faire ? Proposa Alise.<br />
Tous se tournèrent vers la fée à laquelle ils<br />
n'avaient pas pensé. C'était pourtant elle la<br />
479
solution. Ils lui confièrent une extrémité de la<br />
corde et lui demandèrent de la fixer à quelque<br />
chose de solide. Alise accepta cette mission avec<br />
joie, pour une fois qu'elle pouvait aider la<br />
compagnie. Elle vola jusqu'en h<strong>au</strong>t du boy<strong>au</strong>, puis<br />
elle chercha à tâtons dans l'obscurité un point<br />
d'ancrage pour sa corde. Elle trouva une<br />
stalagmite adéquate <strong>au</strong>tour de laquelle elle noua le<br />
cordage.<br />
− C'est bon ! Cria-t-elle <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres.<br />
Miaoumi, vexée de devoir utiliser la corde<br />
refusa de monter la première. Ce fut Nyss qui eut<br />
cet honneur, puis la félidée se décida, ensuite ce<br />
fut le tour d'Agora et là il y eut un problème. Alise<br />
480
n'avait fait qu'un nœud simple et lorsque l'homme<br />
se hissa, à c<strong>au</strong>se de son poids, le nœud se défit et<br />
Agora se fracassa le fessier par terre. La fée<br />
frissonna en redescendant chercher la corde. Elle<br />
redoutait d'avoir provoqué la colère du susceptible<br />
pisteur. Elle se l'imaginait déjà en train de la<br />
poursuivre par monts et par v<strong>au</strong>x, les pupilles en<br />
flamme, semant le chaos partout pour la réduire à<br />
néant. Elle s'excusa platement alors qu'Agora se<br />
relevait en frottant son arrière-train endolori.<br />
− Idiote ! Remonte la corde et demande à<br />
quelqu'un d'<strong>au</strong>tre de faire le nœud ! Grogna-t-il<br />
mais il n'était pas enragé.<br />
481
La fée s'exécuta. Bien que l'homme lui eût parlé<br />
rudement, elle était soulagée. Plus tard, elle<br />
regretta que son entreprise se soit mal passée.<br />
Avec ça, peut-être qu'on ne lui demanderait plus<br />
jamais de rendre un service et cela la désolait.<br />
<strong>Naïla</strong> fut la dernière à monter : elle se ficela<br />
soigneusement et les <strong>au</strong>tres la tirèrent jusqu'<strong>au</strong><br />
sommet de la cheminée.<br />
Celle-ci débouchait dans une immense salle<br />
voûtée. Les stalagmites et les stalactites qui se<br />
rejoignaient formaient d'imposants piliers dignes<br />
des plus h<strong>au</strong>tes cathédrales et celles qui ne<br />
s'étaient pas encore rejointes étaient pareilles <strong>au</strong>x<br />
canines d'une mâchoire mal agencée. La lumière<br />
482
émise par la lame d'Aldemir se reflétait sur la<br />
voûte suintante et faisait scintiller les colonnes<br />
perlées de gouttelettes. Ces dernières s'unissaient<br />
les unes <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres pour devenir des gouttes. Elles<br />
coulaient ensuite jusqu'à la pointe de la stalactite,<br />
tremblaient une fraction de seconde, puis se<br />
laissaient choir. « Plic, plic, ploc » faisaient-elles<br />
en plongeant dans les cuvettes remplies d'e<strong>au</strong><br />
qu'elles avaient mis des décennies à creuser dans<br />
le sol. « Plic, plic, ploc » chantaient-elles. C'était<br />
le Concerto pour Gouttelettes qu'elles<br />
interprétaient, une mélodie lancinante qui berçait<br />
l'ouïe des <strong>au</strong>diteurs engourdis.<br />
483
La compagnie était dans l'estomac de la<br />
montagne. D'innombrables boy<strong>au</strong>x se terminaient<br />
dans cette salle. L'un d'entre eux pouvait peut-être<br />
les mener vers la sortie, mais lequel ? Aucun<br />
indice ne les incitait à emprunter une voie plutôt<br />
qu'une <strong>au</strong>tre, pourtant ils ne pouvaient se<br />
permettre de choisir <strong>au</strong> hasard, sinon ils risquaient<br />
de se perdre dans les méandres de la terre.<br />
Aldemir était perplexe. Il inspecta les entrées<br />
une à une, accompagné de Miaoumi qui humait<br />
l'air attentivement. Après avoir jeté un coup d'œil<br />
à chacune, il revint <strong>au</strong>près de la compagnie.<br />
− Alors ? Que fait-on ? demanda Agora.<br />
484
− Eh bien... Hésita l'elfe qui, pour une fois,<br />
n'était pas sûr de lui.<br />
Tout à coup <strong>Naïla</strong> sentit comme un léger<br />
souffle, une brise qu'elle seule pouvait percevoir.<br />
Et cette brise était douce et ferme comme la main<br />
d'un parent tenant son enfant sur les chemins<br />
cabossés pour l'empêcher de trébucher. Elle prit<br />
<strong>Naïla</strong> par le bras et l'attira devant la bouche d'un<br />
tunnel.<br />
Les membres de la compagnie la regardèrent<br />
s'écarter.<br />
− Qu'y a-t-il <strong>Naïla</strong> ? L'interpella Aldemir.<br />
− C'est par ici, je sens le vent...<br />
485
Les <strong>au</strong>tres la crurent sur parole et, sans<br />
chercher plus loin, ils la suivirent dans le sombre<br />
couloir. Deux jours durant, <strong>Naïla</strong> les guida dans le<br />
dédale. Les galeries souterraines partaient dans<br />
toutes les directions, bifurquaient, se ramifiaient,<br />
se rejoignaient puis se séparaient, inextricable<br />
maillage d'un labyrinthe sans fin. Nombreux<br />
étaient les tournants et les virages, nombreuses<br />
étaient les cheminées et les veines étroites. Tantôt<br />
la compagnie devait escalader, tantôt elle devait<br />
ramper, ici il fallait traverser une rivière glaciale,<br />
là ils devaient enjamber une faille profonde. Et à<br />
chaque carrefour, <strong>Naïla</strong> écoutait le vent et celui-ci<br />
lui disait qu'il n'y avait qu'un seul chemin qui<br />
486
menait à l'air libre, les <strong>au</strong>tres n'étaient que des<br />
leurres destinés à égarer et à provoquer la perte<br />
des voyageurs qui osaient s'aventurer dans les<br />
entrailles de la montagne.<br />
Insensiblement, la compagnie progressait vers<br />
l'Est et prenait de l'altitude. Et ils marchaient,<br />
marchaient et marchaient encore et toujours.<br />
D'<strong>au</strong>cuns commençaient à douter de la justesse<br />
des choix de leur guide. Mais ils avaient tort. Ils<br />
suivaient depuis des heures un tunnel alambiqué<br />
qui montait en spirale. Soudain, le mur s'éclaira <strong>au</strong><br />
détour d'un virage. Le hululement du vent se fit<br />
entendre et un air froid assaillit les six<br />
randonneurs des profondeurs.<br />
487
Bientôt, une arche éblouissante se dessina <strong>au</strong><br />
bout de l'obscurité. Tous poussèrent des cris de<br />
joie et sans attendre ils se précipitèrent vers la<br />
lumière.<br />
***<br />
Le vent siffla la retraite et les nuages se<br />
rallièrent. Du fond des combes, s'élevaient des<br />
brumes comme des étoffes de laine blanche<br />
effilochée, des toiles criblées, des voiles<br />
déchiquetés. Lentement, silencieusement, elles<br />
montaient entre les montagnes assombries pour<br />
488
aller gonfler les nuages plus gros qui dérivaient<br />
dans les cieux, épaves errantes de vaisse<strong>au</strong>x<br />
sabordés.<br />
De larges trous dans leurs coques laissaient<br />
entrevoir l'azur traversé par des bataillons de<br />
cirrus évanescents. L'ass<strong>au</strong>t des cieux avait<br />
échoué, ses troupes brumeuses se dispersaient,<br />
une fois de plus la Terre avait résisté.<br />
Mika se tenait à l'extrémité d'une corniche<br />
derrière laquelle était creusée une cavité à flanc de<br />
falaise. Les mains sur les hanches, elle regardait<br />
l'armée nuageuse qui se repliait vers le Nord-<br />
Ouest. Ses yeux étaient cernés de noir et son<br />
visage exprimait la fatigue d'une nuit sans<br />
489
sommeil. Cette nuit avait été terrible et<br />
l'aventurière se languissait de sentir les rayons du<br />
Soleil sur son front. Elle soupira de toute son âme.<br />
Elle était lasse et la lassitude la rendait<br />
mélancolique.<br />
Flamy sortit de la grotte. Il semblait en pleine<br />
forme, et il avait de lui-même pris l'initiative<br />
d'ôter tous ses bandages. Il se dandina jusqu'à<br />
Mika et tira sur sa robe en queue de pie.<br />
− Kyakya ! Kiaoumlop ! L'informa-t-il.<br />
− Oui, j'arrive, j'arrive... dit-elle sans entrain.<br />
Elle suivit Flamy dans la cavité. A en juger par<br />
les multiples éclats de coquilles, cet endroit avait<br />
490
dû être un nid de dragon. Tout ce côté de la<br />
montagne était percé de niches similaires.<br />
Vincent était étendu sur le dos à l'intérieur.<br />
Mika avait utilisé des flèches et des morce<strong>au</strong>x de<br />
couverture pour confectionner une attelle afin de<br />
tenir la jambe droite de l'ethnographe. Celui-ci<br />
était justement en train de se réveiller. Il gémissait<br />
comme si un troupe<strong>au</strong> d'éléphants lui était passé<br />
dessus. Il se redressa péniblement sur les coudes<br />
et devina la silhouette de l'aventurière debout<br />
devant lui. Soudain, il se courba en avant, saisi<br />
d'une violente douleur :<br />
− Aïe, ma jambe ! Que s'est-il passé ? Et où<br />
sont mes lunettes ?<br />
491
− Kya ! Fit le dragonnet en les lui tendant.<br />
Vincent les prit et les mit sur son nez. Il cligna<br />
et les réajusta plusieurs fois. Contrairement à leur<br />
propriétaire, les lunettes n'étaient pas cassées,<br />
même après une collision frontale avec un<br />
dragonnet.<br />
− Eh bien, dit l'aventurière, tu pourras dire que<br />
tu m'as fichu une sacrée frousse.<br />
Elle lui expliqua qu'après leur chute, elle les<br />
avait retrouvé, Flamy et lui, inconscients sur la<br />
corniche. Le dragonnet n'avait rien car Vincent<br />
l'avait amorti. Ce dernier, en revanche, avait la<br />
jambe droite un peu de travers. Mika les avait<br />
492
alors traîné dans la grotte et elle avait pris soin de<br />
l'ethnographe.<br />
− Ne t'inquiète pas, ce n'est pas cassé, le<br />
rassura-t-elle, enfin je crois… En tout cas, tu ne<br />
vas pas pouvoir te déplacer pendant un petit<br />
moment.<br />
Par-dessus le marché, l'un des deux sacs de<br />
provisions était tombé dans l'abîme et il était<br />
impossible de le récupérer.<br />
Mika vint s'asseoir entre Vincent et Flamy.<br />
− Que va-t-on faire maintenant ? Se demanda<br />
l'ethnographe à h<strong>au</strong>te voix.<br />
493
− Je ne sais pas... Souffla l'aventurière<br />
déprimée.<br />
Le sommet de l'ép<strong>au</strong>lement est à moins d'une<br />
dizaine de mètres plus h<strong>au</strong>t, mais je ne vois pas<br />
comment nous allons y parvenir.<br />
Ils soupirèrent tous les trois simultanément. A<br />
court d'idées et de forces, ils se reposèrent<br />
quelques heures. Ils ne se disaient rien, chacun<br />
était perdu dans ses propres pensées. Au bout d'un<br />
certain temps Vincent posa cette question à<br />
l'aventurière :<br />
− Pourquoi m'as-tu suivi dans cette quête<br />
impossible ?<br />
494
− Je te l'ai dit, c'est mon métier, répondit Mika.<br />
Et sans moi tu serais mort plusieurs fois déjà.<br />
Vincent acquiesça en souriant.<br />
− Et puis c'est <strong>au</strong>ssi parce que je t'aime bien,<br />
ajouta-t-elle franchement.<br />
Vincent cessa de hocher la tête.<br />
− Mika... dit-il gravement.<br />
− Oui ? Fit l'aventurière en tournant vers lui ses<br />
grands yeux bleus attentifs.<br />
− Je te remercie, du fond du cœur.<br />
− Y a pas d'quoi ! Lui renvoya-t-elle avec un<br />
clin d'œil.<br />
495
L'ethnographe était gêné et plus un mot ne<br />
sortit de sa bouche jusqu'à ce que Flamy lui<br />
piétinât la jambe en se précipitant hors de l'abri.<br />
− Aïeu ! ! Mais qu'est ce qui te prend ! S'énerva<br />
Vincent.<br />
Le dragonnet s'était levé brusquement et à<br />
présent il glapissait en s<strong>au</strong>tant sur place comme<br />
un ressort. Il désignait du doigt le h<strong>au</strong>t de la<br />
combe. Mika sortit pour voir ce qu'il avait à<br />
s'agiter de la sorte. A priori il n'y avait rien à<br />
signaler, pourtant le dragonnet excité insistait. Il<br />
tenta même de se lancer à l'ass<strong>au</strong>t de la falaise,<br />
mais l'aventurière le retint par la queue. Malgré<br />
cela il n'abandonnait toujours pas.<br />
496
− Bon bah, je crois que je vais monter avec lui<br />
car il n'a pas l'air décidé à se calmer… remarqua<br />
Mika.<br />
− D'accord, mais fais très attention, lui<br />
conseilla Vincent.<br />
− Don't worry !<br />
L'aventurière escalada à la suite du dragonnet<br />
qui n'arrêtait pas de glisser. Parvenue <strong>au</strong> sommet,<br />
elle découvrit une piste qui semblait être la<br />
continuation logique du chemin qu'ils avaient<br />
laissé loin en bas. Flamy s'y élança <strong>au</strong> galop en<br />
lançant des « Kyamia !».<br />
497
− Hep ! Attends une sec... Et zut ! Fit Mika en<br />
le suivant <strong>au</strong> pas de course.<br />
Elle perçut un son aigu que lui apportait le vent,<br />
un son saccadé comme un appel. Bientôt, son<br />
cerve<strong>au</strong> réalisa que c'était des notes de musique,<br />
de flûte plus exactement ! C'est alors qu'elle<br />
aperçut plus loin sur le sentier un groupe de<br />
personnes posté à l'entrée d'une caverne. Avec un<br />
surs<strong>au</strong>t d'enthousiasme, elle reconnut les habits<br />
verts de <strong>Naïla</strong> parmi les <strong>au</strong>tres membres du<br />
groupe.<br />
− Hey ! <strong>Naïla</strong> ! Ohé ! C'est moi, Mika ! Ohé !<br />
Vociféra-t-elle en faisant de grands gestes.<br />
498
La fillette et son équipe la remarquèrent<br />
<strong>au</strong>ssitôt. Ils vinrent à sa rencontre à grands pas et<br />
bientôt ils se rencontrèrent. Flamy était fou de<br />
joie : il se jeta dans les bras de sa « maman » et<br />
manqua de la reverser. Mika constata avec<br />
soulagement qu'Alise et <strong>Naïla</strong> avaient l'air<br />
relativement en bonne forme. La fillette<br />
s'empressa de demander où était son père.<br />
L'aventurière leur fit un rapide exposé de la<br />
situation, à la suite de quoi tous se rendirent <strong>au</strong><br />
bord de la combe pour essayer de faire quelque<br />
chose pour l'ethnographe handicapé. Agora prit sa<br />
corde et il descendit avec Mika jusqu'à la<br />
corniche.<br />
499
− Que ? ! Qui est-ce ? S'étonna Vincent en<br />
voyant atterrir l'homme à la tunique blanche.<br />
− C'est un ami de... C'est compliqué à expliquer<br />
mais ne t'en fais pas, on va te tirer de là, dit<br />
l'aventurière avec un sourire. Et il y a une surprise<br />
pour toi là-h<strong>au</strong>t !<br />
Mika et Agora arrimèrent l'ethnographe avec<br />
préc<strong>au</strong>tion, ensuite ils accrochèrent chacun une<br />
extrémité de la corde à leur ceinture et ainsi ils le<br />
remontèrent en le hissant sous les regards<br />
anxieux. Pour une fois, tout se déroula sans<br />
encombres, ce qui était assez rare pour être<br />
remarqué. Des exclamations d'allégresse<br />
retentirent dans la vallée lorsque Vincent arriva<br />
500
sur le replat de terrain. Le père et sa fille étaient<br />
heureux de se retrouver même si <strong>au</strong>cun des deux<br />
n'était complètement indemne.<br />
<strong>Naïla</strong> fit les présentations :<br />
− Voici Nyss et Aldemir, de la Terre des Elfes<br />
Blancs ; Agora et Miaoumi sont des amis de Nyss.<br />
Ils se sont rencontrés dans la Grande Forêt et ils<br />
sont venus pour nous aider ! Conclut fièrement la<br />
fillette.<br />
La compagnie était à nouve<strong>au</strong> réunie et elle<br />
était riche de neuf membres très différents et tous<br />
déterminés à parvenir <strong>au</strong> faîte du Mont Hesso qui<br />
les attendait de pied ferme. Ils n'étaient plus qu'à<br />
quatre jours de marche tout <strong>au</strong> plus. La compagnie<br />
501
ne perdit pas de temps et se remit en route presque<br />
<strong>au</strong>ssitôt. Aldemir menait la procession ; Mika et<br />
Agora soutenaient Vincent ; Flamy et les filles<br />
marchaient derrière. Ils dépassèrent le tunnel<br />
duquel ils étaient sortis quelques temps<br />
<strong>au</strong>paravant et continuèrent le long du sentier qui<br />
gravissait ce côté de la montagne. Apparemment<br />
l'épisode le plus dur de leur ascension était passé.<br />
La seule difficulté qui demeurait était la rudesse<br />
de la pente. Pourtant le chemin leur réservait<br />
encore de nombreuses surprises et pas seulement<br />
des m<strong>au</strong>vaises.<br />
Vers la fin de l'après-midi, la compagnie<br />
découvrit un endroit agréable et inattendu en<br />
502
parvenant <strong>au</strong> sommet d'un ép<strong>au</strong>lement assez<br />
élevé. Là, le sentier était bordé d'une part par une<br />
h<strong>au</strong>te falaise abrupte et d'<strong>au</strong>tre part par une<br />
étendue d'e<strong>au</strong> circulaire peu profonde et dans<br />
laquelle poussaient des pitons rocheux. C'était une<br />
source ch<strong>au</strong>de qui bouillonnait de bulles blanches<br />
et diffusait dans l'air des vapeurs chaleureuses. La<br />
compagnie fourbue considéra que c'était le lieu<br />
idéal pour faire une p<strong>au</strong>se bien méritée, p<strong>au</strong>se qui<br />
devait durer en fait jusqu'<strong>au</strong> soir. Les voyageurs<br />
s'installèrent contre la falaise en L et se<br />
détendirent.<br />
Vincent était adossé à la roche, la jambe<br />
étendue.<br />
503
Le grand elfe <strong>au</strong>x mèches bleutées lui tenait<br />
compagnie. L'ethnographe l'interrogea sur<br />
l'origine de son nom :<br />
− Aldemir... C'est étrange mais cela ne sonne<br />
pas très elfique, je trouve. Cette sonorité me<br />
rappelle plutôt des noms d'anciens rois humains,<br />
disait Vincent.<br />
− Effectivement, confirma Aldemir. Mon père<br />
était un guerrier elfe renommé et il avait de<br />
nombreux amis parmi les humains. L'un d'entre<br />
eux s'appelait Aldemir, fils de Javelmir, seigneur<br />
de la citadelle d'Alma qui est devenue plus tard la<br />
capitale du Roy<strong>au</strong>me d'Hassland. Aldemir perdit<br />
la vie en combattant les orcs <strong>au</strong>x côtés de mon<br />
504
père. Par la suite, je reçus à ma naissance le nom<br />
du valeureux prince dont mon père voulait<br />
honorer la mémoire.<br />
− Voilà une histoire que je voudrais faire<br />
entendre à ceux des conseillers de notre roi qui<br />
considèrent que les elfes ne sont pas dignes d'être<br />
des sujets du roy<strong>au</strong>me, soupira Vincent avec dépit.<br />
Pendant qu'ils discutaient, Nyss s'occupait de<br />
<strong>Naïla</strong> : elle renouvelait les bandages de son bras et<br />
inspectait les plaies qui s'étaient déjà cicatrisées.<br />
Mika avait disparu en laissant ses affaires. Agora<br />
s'observait dans le reflet de sa lame brisée. Il<br />
semblait préoccupé. De toute la journée, il n'avait<br />
presque pas prononcé une parole. Soudain il se<br />
505
leva et, sans rien demander à personne, il alla faire<br />
le tour de la source pour se dégourdir un peu. A<br />
peine eut il fait trois pas que déjà la félidée était<br />
sur son sac en train de chiper ses dernières<br />
provisions.<br />
− Hé ! Miaoumi ! Qu'est-ce que tu fais ?<br />
L'interpella Alise.<br />
− J'ai un petit creux, alors je me sers. Et puis<br />
d'abord ça ne te regarde pas, rétorqua la félidée.<br />
Elle prit le morce<strong>au</strong> de viande séchée qui restait<br />
et elle s'apprêtait à s'en aller quand Flamy lui<br />
barra la route. Le grand sens de la justice qui<br />
animait le petit dragon l'obligeait à intervenir pour<br />
contrer ce méfait. Il tenta de reprendre le bout de<br />
506
viande mais tout ce qu'il reçut fut un coup de patte<br />
en plein muse<strong>au</strong>. Excédé par ce geste, il se jeta sur<br />
la félidée, et tous deux roulèrent sur le sol en<br />
échangeant coups de griffes et coups de dents.<br />
− Vous êtes devenus fous ? Arrêtez ! <strong>Naïla</strong> <strong>au</strong><br />
s'cours ! S'affolait la fée.<br />
Miaoumi et Flamy s'échinèrent jusqu'à ce que<br />
les fillettes viennent pour les séparer.<br />
Loin du tumulte, Agora se promenait<br />
tranquillement quand tout à coup il tomba nez à<br />
nez avec l'aventurière dénudée qui sortait de l'e<strong>au</strong>.<br />
Il resta interdit devant ce spectacle. Le charme<br />
Nordique de Mika l'éblouissait et ses généreux<br />
attributs lui stupéfiaient les hormones. Le visage<br />
507
de cette dernière s'empourpra et elle se cacha tout<br />
en replongeant dans l'e<strong>au</strong>.<br />
elle.<br />
− Tu veux mon portrait ou quoi ! ? Lui cria-t-<br />
Agora s'en fut précipitamment, poursuivi par un<br />
flot de jurons prononcés dans toutes les langues<br />
que Mika connaissait.<br />
Le soir <strong>au</strong> repas, l'homme à la tunique blanche<br />
était encore embarrassé et troublé comme un<br />
jouvence<strong>au</strong>. Mika était de m<strong>au</strong>vaise humeur,<br />
Flamy faisait la tête parce qu'il s'était fait gronder,<br />
Miaoumi était couchée à l'écart du groupe,<br />
Vincent avait mal à la jambe, <strong>Naïla</strong>, Nyss et Alise<br />
déploraient le manque de nourriture, quant à<br />
508
Aldemir, il se disait que ses cheveux avaient<br />
perdu de leur éclat et qu'il allait falloir les<br />
recolorer. Tels étaient les états d'âmes des<br />
membres de la compagnie ce soir là.<br />
Le lendemain vers la mi-journée, le moral de la<br />
troupe se raviva : enfin l'Hesso était à leur portée !<br />
Il ne leur restait plus qu'à franchir le large pont<br />
qui s'avançait devant eux. Contrairement <strong>au</strong>x<br />
<strong>au</strong>tres ponts qu'ils avaient traversés jusqu'ici,<br />
celui-ci était un ouvrage d'architecture très ancien.<br />
Il était pourvu de parapets décorés de gravures<br />
millénaires qui avaient malheureusement été<br />
complètement effacées par les intempéries. De<br />
même, une bonne partie du côté droit du pont<br />
509
manquait comme si un énorme monstre des<br />
abîmes l'avait happé. Les nuages poussés par le<br />
vent s'élevaient de la combe et s'enroulaient<br />
<strong>au</strong>tour de l'édifice laissant à peine entrevoir le<br />
bord. Nos amis passèrent sur le pont. Les cheveux<br />
agités par la brise, ils traversèrent les nuages.<br />
Après tant d'efforts, ils posaient finalement les<br />
pieds sur le versant occidental de l'Hesso. Là, ils<br />
furent accueillis par la statue d'une créature<br />
singulière, mi-homme mi-dragon, logée dans une<br />
niche creusée à même la falaise. Cette créature<br />
avait une posture humaine : elle se tenait debout,<br />
les jambes arquées, le dos voûté et la tête<br />
légèrement penchée en avant. S<strong>au</strong>f illusion<br />
510
d'optique, elle devait mesurer environ deux<br />
mètres. Son corps vigoureux était recouvert<br />
d'écailles impénétrables, ses membres étaient<br />
musculeux, les griffes de ses doigts étaient<br />
puissantes, et ses grandes ailes de dragon étaient<br />
repliées. Son échine était hérissée d'épines<br />
dorsales pointues comme des canines. Des<br />
protubérances osseuses effilées et tranchantes<br />
prolongeaient ses articulations <strong>au</strong>x genoux et <strong>au</strong>x<br />
coudes. Son visage exprimait une férocité<br />
contenue. Sa mâchoire inférieure était protégée<br />
d'une large écaille lisse en forme de boomerang<br />
qui descendait des oreilles <strong>au</strong> menton. Ses oreilles<br />
membraneuses étaient taillées en pointe tels des<br />
511
ailerons. Son nez était écrasé et ses petits yeux<br />
étaient enfoncés sous d'épaisses arcades<br />
sourcilières. Son front aplati lui donnait une allure<br />
aérodynamique. En guise de cheveux, deux cornes<br />
écailleuses poussaient sur son crâne. De tout son<br />
être se dégageait une force et une noblesse<br />
pareilles à celles de la montagne dont il était,<br />
semble-t-il, le gardien.<br />
− On dirait l'effigie d'un draconite, dit Aldemir.<br />
− Cette sculpture est stupéfiante de réalisme, dit<br />
Vincent. On s'attendrait presque à la voir se<br />
gratter...<br />
Les <strong>au</strong>tres acquiescèrent avec un brin<br />
d'inquiétude. La compagnie ne s'attarda pas plus<br />
512
longtemps, consciente d'avoir pénétré sur un<br />
territoire de l'antique peuplade des hommes-<br />
dragons. Ils reprirent leur marche et lorsqu'ils<br />
eurent disparu dans un repli de terrain, la statue se<br />
mit à bouger !<br />
La compagnie longeait la vallée encombrée de<br />
nuages. Ils avaient l'impression de se promener <strong>au</strong><br />
bord d'une rivière cotonneuse et mouvante. Par<br />
moments, ils pouvaient apercevoir les pics qui<br />
formaient la crête du Mont Hesso. La neige était<br />
présente sur les cimes et le long des pentes en<br />
altitude. L'atmosphère s'était sérieusement<br />
rafraîchie et les voyageurs se surprenaient parfois<br />
à grelotter.<br />
513
Un grondement sourd et continu leur parvenait<br />
et il s'intensifiait à mesure que la compagnie<br />
progressait vers son origine. Bientôt ils<br />
découvrirent que ce bruit était le son produit par<br />
une monumentale cascade qui se déversait <strong>au</strong><br />
creux d'une courte combe. L'e<strong>au</strong> qui dégringolait<br />
des sommets s'écrasait sur les rochers noirs en<br />
vaporisant dans l'air des poussières de<br />
gouttelettes. Puis elle serpentait entre les blocs de<br />
pierres polies avant de se jeter dans la mer de<br />
nuages.<br />
Le chemin que suivait la compagnie escaladait<br />
la faille en tournant en spirale tantôt devant, tantôt<br />
derrière la chute d'e<strong>au</strong>. C'était un chemin périlleux<br />
514
et les membres de la compagnie n'avaient pas le<br />
courage de poursuivre plus avant.<br />
Il n'était pas très tard, pourtant la combe était<br />
déjà plongée dans la pénombre. Les voyageurs<br />
s'établirent pour la nuit à bonne distance des<br />
chutes. Ils grignotèrent leurs maigres vivres qui<br />
s'épuisaient de jours en jours. Les provisions<br />
restantes étaient tout juste suffisantes pour les<br />
mener jusqu'en h<strong>au</strong>t de la montagne.<br />
Pendant qu'Aldemir se souciait de ce problème,<br />
<strong>Naïla</strong>, Alise et Nyss prenaient soin de Vincent.<br />
Flamy et Miaoumi se lançaient des regards<br />
assassins et se mettaient à gronder à chaque fois<br />
qu'ils se croisaient. Quant à Agora, il ne pouvait<br />
515
plus regarder Mika en face à tel point ses yeux<br />
étaient aimantés <strong>au</strong> décolleté de l'aventurière.<br />
Cette dernière bouillait d'envie de lui coller une<br />
gifle mais elle se retenait pour ne pas semer la<br />
zizanie dans la compagnie.<br />
Au matin, Nyss alla se laver le visage à l'e<strong>au</strong> du<br />
ruisse<strong>au</strong>. Elle trouva Aldemir en train de colorer<br />
ses mèches à l'aide d'une poudre bleue qu'il tirait<br />
d'une petite boîte métallique rectangulaire. Ce<br />
colorant spécial issu d'un champignon rare de la<br />
Grande Forêt donnait <strong>au</strong>x cheveux une jolie<br />
couleur bleu ciel et il avait la propriété d'être de<br />
longue durée. Nyss, curieuse comme toujours,<br />
demanda <strong>au</strong> grand elfe si elle pouvait essayer sa<br />
516
poudre. Aldemir accepta en lui indiquant qu'elle<br />
devait d'abord mouiller ses cheveux avant d'y<br />
appliquer la poudre. De même, il l'avertit que le<br />
colorant était particulièrement persistant. La jeune<br />
elfe se trempa la tête dans le cours d'e<strong>au</strong> glacial,<br />
puis elle entreprit de se colorer une mèche. <strong>Naïla</strong><br />
et Alise arrivèrent justement à ce moment. Tout<br />
<strong>au</strong>ssi curieuses elles voulurent savoir ce que<br />
faisait leur amie. Nyss passa la petite boîte à <strong>Naïla</strong><br />
et lui expliqua de quoi il s'agissait.<br />
− Moi <strong>au</strong>ssi je peux voir ? S'impatientait la fée.<br />
<strong>Naïla</strong> lui tendit la boîte et...<br />
− Ah, c'est donc ça que, oh, houlà ! Fit Alise<br />
alors que l'objet lui glissait des mains.<br />
517
La boîte se retourna et se renversa sur la tête de<br />
la jeune elfe agenouillée. Les cheveux ruisselants<br />
de Nyss s'imprégnèrent de la poudre de la racine<br />
jusqu'<strong>au</strong>x pointes.<br />
− Oups... Cela dit, ça te va pas mal les cheveux<br />
bleus... Dit Alise pour tenter de dédramatiser sa<br />
bévue.<br />
Nyss n'était pas convaincue mais elle allait<br />
devoir s'y habituer car elle devait garder les<br />
cheveux bleus encore longtemps après la fin de<br />
cette aventure. En plus de ce désagrément,<br />
Aldemir était plutôt fâché après la jeune elfe qui<br />
préféra ne pas dénoncer la fée maladroite.<br />
518
Ainsi donc, la compagnie se remit en marche<br />
sur le sentier qui enlaçait la cascade. Ils montèrent<br />
lentement et avec préc<strong>au</strong>tion. Ils devaient surtout<br />
faire attention à ne pas glisser sur les bords<br />
humides d'<strong>au</strong>tant qu'il n'y avait pas de garde-fous<br />
pour les retenir. Les embruns de la chute d'e<strong>au</strong><br />
leur éclaboussaient le visage d'infimes<br />
gouttelettes. Le Soleil observait leur ascension<br />
entre deux nuages tout en s'inclinant en direction<br />
de l'Ouest. Vers le milieu de l'après-midi, il les<br />
perdit de vue et pour c<strong>au</strong>se : la compagnie s'était<br />
enfoncée dans une galerie dissimulée derrière la<br />
cascade. Guidés par la lame lumineuse d'Aldemir,<br />
ils progressaient dans un corridor interminable.<br />
519
Toutes les parois se ressemblaient et les voyageurs<br />
minés par la fatigue avaient la désagréable<br />
impression de faire du sur-place.<br />
Après avoir cheminé de longues heures, ils<br />
débouchèrent enfin sur une large plate-forme<br />
souterraine qui surplombait un vaste trou duquel<br />
jaillissait une e<strong>au</strong> bouillonnante. Cette gorge<br />
gargouillante était la source de l'impétueuse<br />
cascade qu'ils avaient escaladée durant la majeure<br />
partie de la journée. Rendus, nos amis décidèrent<br />
de camper dans cet endroit plutôt que d'arpenter<br />
encore des couloirs sombres pendant des heures.<br />
A la différence de la grande salle dans l'estomac<br />
de la montagne, il n'y avait là qu'une seule sortie<br />
520
possible ce qui, d'une certaine manière, rassurait<br />
les membres de la compagnie. Ceux-ci mangèrent<br />
frugalement et se couchèrent, bercés par le<br />
ronronnement de la résurgence. Aldemir monta la<br />
garde le premier comme à son habitude, puis ce<br />
fut le tour de Vincent qui en fait ne ferma pas l'œil<br />
de la nuit car à chacun de ses mouvements, la<br />
douleur le lançait. Les tours de garde s'alternèrent<br />
jusqu'<strong>au</strong> dernier qui était celui de <strong>Naïla</strong>. Celle-ci<br />
gambadait sur la plate-forme en sifflotant tout bas<br />
quelques airs de flûte qui lui trottait dans la tête.<br />
Soudain elle s'arrêta, saisie d'une étrange<br />
prémonition de danger que lui portait le vent. Elle<br />
retourna <strong>au</strong>près des <strong>au</strong>tres en fixant le tunnel par<br />
521
lequel ils étaient entrés. Elle n'osait pas réveiller<br />
qui que ce soit sur un simple sentiment, et<br />
pourtant... Un « Ah ! » de stupéfaction s'échappa<br />
de sa bouche lorsqu'elle crut apercevoir une<br />
ombre se f<strong>au</strong>filer dans la salle. Son cœur palpita<br />
en se remémorant un scénario similaire qu'elle<br />
avait vécu peu de temps avant.<br />
− Qu'y a-t-il mon trésor ? S'inquiéta Vincent qui<br />
ne dormait pas.<br />
− Je ne suis pas sûre, dit la fillette d'une voix<br />
tremblante, mais je crois que le dragon noir nous a<br />
suivi...<br />
− Impossible ! Protesta son père. Ne m'as-tu<br />
pas dit qu'Agora l'avait précipité dans une faille ?<br />
522
− Oui, c'est vrai, répondit la voix d'Aldemir<br />
l'insomniaque. Et pourtant c'est bien lui, moi <strong>au</strong>ssi<br />
je sens sa présence.<br />
Un silence angoissant alourdissait l'atmosphère.<br />
Le seul son perceptible était le gargouillement<br />
pesant de la source. Autour d'eux, l'obscurité était<br />
épaisse et insondable.<br />
− <strong>Naïla</strong>, réveille les <strong>au</strong>tres sans faire de bruit,<br />
chuchota le grand elfe.<br />
<strong>Naïla</strong> s'exécuta. Elle secoua chaque membre de<br />
la compagnie et lorsqu'ils ouvraient les yeux, elle<br />
leur faisait signe de se taire en mettant son doigt<br />
devant sa bouche. Bientôt, ils furent tous sur le<br />
qui-vive, à l'affût du moindre mouvement. Ils<br />
523
étaient crispés, leurs muscles étaient tendus et leur<br />
respiration était lente. L'ennemi était quelque part<br />
<strong>au</strong>tour d'eux et il pouvait frapper d'un instant à<br />
l'<strong>au</strong>tre sans crier gare. L'air était immobile, tout<br />
était calme. En bon prédateur qui se respecte, le<br />
dragon noir devait certainement attendre que sa<br />
proie se relâchât pour lui bondir dessus <strong>au</strong><br />
moment où celle-ci croirait que le danger était<br />
écarté. La compagnie commençait justement à<br />
baisser sa garde lorsque Miaoumi tira sur la<br />
tunique d'Aldemir.<br />
− Je le vois, dit-elle tout bas. Il se déplace vers<br />
le bord de la faille. Je pense qu'il veut essayer de<br />
nous prendre à revers...<br />
524
− Dans les ténèbres il est invisible, remarqua<br />
Agora. Nous ne pouvons pas le combattre en<br />
aveugle.<br />
Aldemir acquiesça.<br />
− Ecoutez-moi, dit-il gravement. Je vais faire<br />
diversion et vous, vous allez vous enfuir par la<br />
galerie de derrière. Suivez Miaoumi, elle vous<br />
mènera à l'extérieur. Si vous êtes en pleine<br />
lumière, le monstre ne vous attaquera pas.<br />
Attendez mon signal et courez sans vous<br />
retourner.<br />
Ce disant il dégaina sa rapière, à la suite de<br />
quoi il prit une grande inspiration et s'élança dans<br />
la direction supposée du monstre nocturne. Son<br />
525
arme s'enflamma, éclairant son visage d'une lueur<br />
orangée. Le dragon noir, surpris de ne pas avoir<br />
l'initiative, se redressa en poussant un hurlement<br />
effroyable. Aldemir était sur lui : il abattit sa<br />
rapière et le dragon para le coup en levant ses<br />
avant-bras, plus robustes que le plus solide des<br />
brassards.<br />
− Allez-y ! Allez ! Allez ! S'écria Aldemir.<br />
Mika et Agora soulevèrent Vincent, les filles<br />
ramassèrent les sacs et tous décampèrent à la suite<br />
de la félidée.<br />
− A nous deux maintenant, démon ! Gronda<br />
l'elfe. Je vais te tailler en pièces !<br />
526
Le dragon ne refusa pas le duel. Aldemir<br />
engagea le combat en le martelant de sa rapière<br />
incandescente. Le dragon reculait en encaissant<br />
les ass<strong>au</strong>ts du grand elfe. Celui-ci voyant qu'il<br />
avait l'avantage tenta une vive estocade. Précis et<br />
bien placé, ce coup <strong>au</strong>rait dû transpercer le<br />
dragon, mais celui-ci l'arrêta en saisissant la lame<br />
brûlante entre ses doigts. Le visage d'Aldemir se<br />
crispa d'étonnement. Il était à présent nez-à-nez<br />
avec le monstre. Celui-ci lui arracha la rapière des<br />
mains en un brusque mouvement et la lança <strong>au</strong><br />
loin. Désarmé, l'elfe fit trois bonds en arrière pour<br />
prendre un peu de distance. Heureusement, il avait<br />
d'<strong>au</strong>tres ressources : il concentra le mana entre ses<br />
527
p<strong>au</strong>mes et projeta sur son adversaire une vague de<br />
feu destructrice. Le dragon noir se cabra : le flot<br />
de flamme ne semblait pas lui faire plus de mal<br />
que s'il eût reçu un se<strong>au</strong> d'e<strong>au</strong> dans la figure.<br />
− Im-impossible, balbutia Aldemir déconcerté.<br />
Le dragon noir traversa le feu en poussant un<br />
horrible cri de guerre. Aldemir fit encore un s<strong>au</strong>t<br />
en arrière pour esquiver le coup de griffe<br />
meurtrier. Hélas, il ne prit pas garde <strong>au</strong>x pièges<br />
que tendait toujours la montagne. Il se réceptionna<br />
<strong>au</strong> bord du gouffre et les rochers, par traîtrise, se<br />
décrochèrent de la paroi. Le grand elfe tomba à la<br />
renverse la tête la première dans la source<br />
tumultueuse.<br />
528
Le dragon noir déploya ses ailes et cria pour<br />
signifier sa victoire. Puis sans perdre une seconde<br />
de plus, il se lança à la poursuite de ses <strong>au</strong>tres<br />
proies. Celles-ci couraient dans le tunnel, dirigés<br />
par le flair de Miaoumi. Les membres de la<br />
compagnie arrivèrent subitement à un croisement<br />
en patte d'oie. Là, la félidée hésita le temps<br />
d'humer l'air. Elle choisit d'emprunter la voie de<br />
droite parce qu'elle sentait que la fraîcheur venait<br />
de ce côté. La compagnie s'engagea donc dans ce<br />
boy<strong>au</strong> qui décrivait une courbe régulière.<br />
Rapidement, ils aperçurent la sortie vers laquelle<br />
ils galopèrent. La montagne les cracha dans le<br />
creux d'une cuvette recouverte d'une fine couche<br />
529
de neige gelée et craquante. « Croc, cric, crac,<br />
crouch » firent leurs semelles en s'enfonçant dans<br />
la poudre blanche. Le ciel était laiteux, l'<strong>au</strong>rore<br />
pointait à peine. Les voyageurs avaient be<strong>au</strong> lever<br />
la tête et se retourner, il n'y avait <strong>au</strong>cune issue. Ils<br />
étaient dans une impasse, environnées de versants<br />
raides garnis de neige. Miaoumi s'était trompée de<br />
côté et la compagnie était loin d'être tirée<br />
d'affaire. Quand enfin ils se décidèrent à faire<br />
demi-tour, un cri perçant les dissuada de retourner<br />
dans l'obscurité. Le dragon noir était sur leurs<br />
talons. La compagnie resta soudée. Mika serra<br />
Féryl entre ses doigts et Agora encocha une flèche<br />
elfique. Les rugissements du prédateur se<br />
530
approchèrent de plus en plus et puis se turent.<br />
Agora banda l'arc et visa l'entrée de la grotte.<br />
<strong>Naïla</strong>, Nyss et Flamy soutenaient Vincent, quant à<br />
Miaoumi et Alise, elles se tenaient derrière eux.<br />
La compagnie était groupée <strong>au</strong> centre de la<br />
cuvette enneigée. Soudain le dragon noir surgit<br />
des ténèbres comme un affreux c<strong>au</strong>chemar<br />
récurrent. L'homme à la tunique blanche lâcha la<br />
corde et la flèche siffla droit sur le monstre, lequel<br />
s<strong>au</strong>ta dans les airs pour l'éviter. Il étendit ses ailes<br />
et se mit à voler <strong>au</strong>-dessus de la compagnie. Il ne<br />
se cachait plus et paraissait déterminé à en finir.<br />
Les braves aventuriers n'avaient d'<strong>au</strong>tre choix que<br />
de l'affronter. Agora lui décocha plusieurs flèches<br />
531
noires mais <strong>au</strong>cune n'atteignit sa cible, d'une part<br />
parce que l'homme n'était pas un as du tir à l'arc et<br />
d'<strong>au</strong>tre part parce que le dragon les esquivait en<br />
volant brusquement dans une <strong>au</strong>tre direction.<br />
− C'est inutile de te fatiguer, lui dit Mika. Il f<strong>au</strong>t<br />
trouver un moyen de le ramener à terre pour<br />
espérer le battre.<br />
− Moi je peux vous aider ! dit fermement <strong>Naïla</strong>.<br />
L'aventurière avait déjà vu la fillette à l'œuvre<br />
et elle savait de quoi elle était capable.<br />
− Bien, dans ce cas, <strong>Naïla</strong> envoie-lui une<br />
tornade pour le coller <strong>au</strong> sol ! Nous, on s'occupe<br />
du reste !<br />
532
Mika fit appel <strong>au</strong>x pouvoirs de ses ancêtres,<br />
<strong>Naïla</strong> invoqua l'Esprit du Vent et Agora prit la<br />
rapière du fourre<strong>au</strong> de Vincent. Les trois<br />
combinèrent leurs forces pour venir à bout du<br />
terrible dragon noir. D'abord <strong>Naïla</strong> fit souffler une<br />
brusque bourrasque du h<strong>au</strong>t des cieux. Le dragon<br />
déstabilisé se mit à battre des ailes avec force pour<br />
résister <strong>au</strong> courant descendant. C'est alors que<br />
Féryl se mit à briller, Mika avait fini son<br />
incantation. Profitant de la faiblesse de leur<br />
adversaire, elle projeta une volée de lances<br />
magiques couleur d'émer<strong>au</strong>de. Le dragon fut<br />
heurté de plein fouet. Il s'écrasa lourdement dans<br />
la poudreuse. Agora se lança alors à l'ass<strong>au</strong>t,<br />
533
andissant la lame elfique <strong>au</strong>x reflets violacés.<br />
Le dragon se releva d'un bond. Il ne semblait<br />
même pas égratigné. Il fit face à son assaillant,<br />
détourna la rapière avec le dos de la main et lui<br />
assena en retour un violent coup de griffe qui<br />
déchira la tunique de l'homme et le projeta en<br />
arrière.<br />
− Agora ! S'écrièrent les membres de la<br />
compagnie impuissants.<br />
Mika accourut à sa rescousse. Agora <strong>au</strong>rait dû<br />
subir le même sort que Darf la Bûche, mais par<br />
chance il était équipé sous sa tunique d'une cotte<br />
de maille tissée en mithril, un métal<br />
particulièrement résistant qui avait déjà fait ses<br />
534
preuves dans pareille situation. Néanmoins, Agora<br />
se sentait l'estomac un peu barbouillé. Il avait<br />
l'impression d'avoir subi la charge d'un rhinocéros<br />
et la douleur dans sa poitrine lui disait que son<br />
ossature n'était pas indemne. Il était étendu sur le<br />
dos et il était incapable de se relever. Le dragon<br />
noir impitoyable n'en avait pas encore terminé<br />
avec lui : il s'élança furieusement en direction de<br />
l'homme paralysé prêt à frapper. Mika s'interposa<br />
entre eux et reçut le coup à la place d'Agora. Les<br />
griffes du monstre crissèrent sur la cuirasse<br />
bleutée et l'aventurière roula dans la neige.<br />
La pupille du diadème d'Agora s'écarquilla<br />
soudainement et le bijou s'incrusta dans son front<br />
535
pour devenir une sorte de troisième œil. L'homme<br />
hurla de douleur et de rage et ses yeux prirent une<br />
teinte rougeoyante. « Ce dragon interfère avec nos<br />
plans, disait la voix dans sa tête. Tue-le ! »<br />
Agora roula de côté juste à temps pour éviter<br />
d'être transpercé par les griffes du monstre qui<br />
s'enfoncèrent dans le sol. Agora se releva<br />
lestement. Il avait retrouvé toute sa vigueur et la<br />
douleur avait fait place à la colère. Redoublant de<br />
souplesse et d'agilité, il esquiva les coups du<br />
dragon qui balayait l'air de ses puissantes griffes.<br />
Soudain, Agora décela une faille dans la garde de<br />
son adversaire : il se baissa pour éviter de se faire<br />
décapiter, tira son épée brisée et, d'un geste<br />
536
incisif, balafra la poitrine du dragon noir. Blessé,<br />
le dragon poussa un cri strident qui se répercuta<br />
en écho contre la paroi des montagnes. Par un<br />
effet en chaîne, la neige qui y était agrippée se mit<br />
à trembler, puis elle se décrocha et dégringola des<br />
versants.<br />
Le dragon vengeur saisit par la tête l'homme<br />
qui avait osé le toucher et il lui <strong>au</strong>rait fendu le<br />
crâne comme une coquille d'œuf s'il en avait eu le<br />
temps. Hélas pour lui, l'avalanche dévalait la<br />
pente à grande vitesse. Pour sa propre survie, il<br />
lâcha l'homme et s'envola. <strong>Naïla</strong>, Nyss, Flamy,<br />
Alise et Miaoumi tentèrent de porter Vincent<br />
jusqu'à la cavité, mais il était déjà trop tard : ils<br />
537
disparurent dans le poudroiement, les murs du<br />
couloir de l'avalanche se refermèrent sur eux et ils<br />
furent tous ensevelis.<br />
« Plic, plic, plic », des gouttes de sang noir<br />
tâchaient la neige blanche. Le dragon n'avait pas<br />
dit son dernier mot. Il se posa et se mit <strong>au</strong>ssitôt à<br />
fouiller la poudre à peine reposée en reniflant<br />
comme un chien. Tout à coup, il repéra sa proie. Il<br />
plongea alors sa patte dans l'épaisse couche de<br />
neige et tâtonna pour saisir l'un des membres de<br />
<strong>Naïla</strong>. Mais celle-ci était profondément enfouie.<br />
Pour l'atteindre il allait devoir creuser, ce qu'il<br />
entreprit sans tarder, malheureusement il fut<br />
interrompu dans sa taches par un nouvel arrivant :<br />
538
une créature mi-homme mi-dragon <strong>au</strong>x écailles<br />
mordorées et <strong>au</strong>x pupilles m<strong>au</strong>ves. C'était le<br />
gardien de l'Hesso en personne. Le dragon noir se<br />
dressa en crachant de façon menaçante. Une<br />
fumée j<strong>au</strong>nâtre s'échappait de sa gueule<br />
entr'ouverte. Pas impressionné le moins du<br />
monde, le gardien draconite attrapa l'insolent<br />
dragon noir et le souleva <strong>au</strong>-dessus du sol. Au<br />
bout de son bras tendu, le terrible prédateur ne<br />
semblait pas plus dangereux qu'un chaton que l'on<br />
tient par la pe<strong>au</strong> du cou. Le draconite s'adressa à<br />
l'indésirable visiteur dans la langue oubliée des<br />
dragons :<br />
539
− Misérable vermine, lui dit-il de sa voix<br />
gutturale. Comment oses-tu fouler ce sol sacré ?<br />
Tu mériterais que je te tue mais je vais t'épargner<br />
pour le moment car je veux que tu transmettes un<br />
message à ton maître. Je veux que tu lui dises que<br />
son heure viendra bientôt. Oui, dis-lui que l'heure<br />
de ma vengeance approche.<br />
Ce disant, il lâcha le dragon noir. Celui-ci<br />
décolla en glapissant et s'en fut vers le Sud,<br />
abandonnant sa proie et sa mission.<br />
Le gardien resta immobile. Soudain, huit<br />
crist<strong>au</strong>x <strong>au</strong>x reflets turquoise jaillirent de sous la<br />
neige. Ils contenaient chacun le corps d'un des<br />
membres de la compagnie. Par magie, ils<br />
540
lévitaient à un mètre <strong>au</strong>-dessus du sol et<br />
tournaient lentement sur eux-mêmes. Le gardien<br />
s'approcha de celui dans lequel Flamy était<br />
contenu et posa ses mains griffues sur le cristal<br />
pour arrêter la rotation. Pensivement, il considéra<br />
le dragonnet <strong>au</strong>x écailles argentées.<br />
Une voix venue de la montagne l'appela :<br />
− Mon fidèle prince, mène à moi ces visiteurs.<br />
− Oui seigneur, je vais vous les amener.<br />
Le gardien déploya ses ailes et s'envola vers la<br />
cime de l'Hesso accompagné des huit crist<strong>au</strong>x qui<br />
le suivaient alignés en file indienne.<br />
541
Le Soleil fraîchement levé fit scintiller ses<br />
rayons sur la terre à l'Est de la grande chaîne<br />
montagneuse et son sourire s'étendit sur le monde<br />
lorsqu'il aperçut les crist<strong>au</strong>x qui volaient derrière<br />
le noble draconite.<br />
542
Le Dragon-Roi<br />
Un à un, les membres de la compagnie reprirent<br />
conscience. Ils s'éveillèrent dans les cieux,<br />
prisonniers d'étranges crist<strong>au</strong>x scintillants. Le<br />
Soleil était <strong>au</strong> zénith, trônant <strong>au</strong>-dessus de leurs<br />
têtes sur la voûte azurée. Les montagnes<br />
s'étendaient à leurs pieds comme <strong>au</strong>tant d'épines<br />
blanchies par le froid. La compagnie était <strong>au</strong> ciel,<br />
elle surplombait le monde plongé dans une brume<br />
léthargique. Nos amis étaient-ils morts ?<br />
− Non, vous n'êtes pas morts, dit soudain une<br />
voix, vous êtes <strong>au</strong> sommet de l'Hesso.<br />
543
Les voyageurs étonnés regardaient de toutes<br />
parts mais ne voyaient personne. A qui appartenait<br />
donc cette voix ?<br />
− Je suis le Bahamut, Dragon-Roi des Terres<br />
Orientales, se présenta-t-il. C'est moi qui vous<br />
parle.<br />
Chacun des membres de la compagnie<br />
entendait distinctement la voix dans sa tête. C'était<br />
comme si elle résonnait en eux sans passer par les<br />
oreilles. Nos amis se demandaient bien d'où elle<br />
pouvait provenir.<br />
− Ouvrez les yeux et vous verrez, dit le<br />
Dragon-Roi qui était capable de lire dans les<br />
pensées.<br />
544
La compagnie scruta la montagne qui lui faisait<br />
face et aperçut enfin son interlocuteur. La<br />
stupéfaction leur coupa le souffle.<br />
− C'est, c'est incroyable ! Balbutia Vincent !<br />
Un énorme œil bleu pâle sans pupille s'était<br />
ouvert dans la falaise. Non, en vérité ce n'était pas<br />
une falaise mais bien le côté droit du visage du<br />
dragon gigantesque ! Les cimes enneigées étaient<br />
ses cornes, les aspérités étaient ses griffes et les<br />
versants abrupts étaient en fait ses ailes repliées<br />
contre son corps : le sommet de l'Hesso et le<br />
Dragon-Roi ne faisait qu'un !<br />
− Bienvenue, braves aventuriers, je vous<br />
attendais, les salua-t-il. Vous avez parcouru un<br />
545
long chemin pour arriver jusqu'à moi. Que me<br />
v<strong>au</strong>t donc l'honneur de votre visite ?<br />
− Nous sommes venus vous demander votre<br />
aide, ô noble Seigneur des Dragons, lui répondit<br />
Vincent d'un ton respectueux.<br />
Il expliqua <strong>au</strong> Dragon-Roi qu'ils devaient se<br />
rendre dans les Terres du Milieu, <strong>au</strong> cœur du<br />
Désert d'Hassara, afin de trouver l'essence de vie<br />
capable de ressusciter Alaya, la gardienne de<br />
l'Esprit des Bois. Le sort de la Grande Forêt toute<br />
entière reposait sur la réussite de leur quête et<br />
pour mener celle-ci à bien, ils avaient besoin de se<br />
rendre <strong>au</strong> plus vite dans le lointain désert.<br />
546
− C'est le vieux Selden qui nous a conseillé de<br />
solliciter votre aide, l'informa l'ethnographe. Il<br />
nous a dit que vous étiez un ami des elfes.<br />
En entendant le nom du vénérable elfe noir, le<br />
Dragon-Roi fronça son sourcil rocailleux.<br />
− Certes, le vieux Selden a pu dire à raison que<br />
je suis un fidèle ami des elfes, mais il semble<br />
oublier que les elfes noirs ont plus souvent été nos<br />
adversaires que nos alliés durant les guerres qui se<br />
sont succédées. Enfin, ces vieilles discordes n'ont<br />
plus <strong>au</strong>cune importance à présent...<br />
Il soupira profondément et son long ronflement<br />
vibra dans la poitrine de chacun des membres de<br />
la compagnie. Puis il y eut un silence prolongé. La<br />
547
compagnie anxieuse attendait la réponse du<br />
Dragon-Roi. Celui-ci avait baissé à demi sa<br />
p<strong>au</strong>pière comme s'il réfléchissait attentivement.<br />
Son œil couleur de saphir se rouvrit lentement et il<br />
parla :<br />
− Hélas, hélas, braves aventuriers, je ne puis<br />
satisfaire vos attentes, et croyez bien que j'en suis<br />
désolé.<br />
Les voyageurs tressaillirent mais ne<br />
prononcèrent <strong>au</strong>cune parole. La déception se lisait<br />
sur leurs visages. Après tout ce qu'ils avaient<br />
enduré, après toutes ces épreuves qu'ils avaient<br />
traversées, après toutes les souffrances qu'ils<br />
avaient subies, ils étaient pour le moins<br />
548
désappointés d'apprendre que leur entreprise avait<br />
été menée en vain. <strong>Naïla</strong> et Vincent étaient de loin<br />
les plus touchés par cette fâcheuse désillusion.<br />
Le Dragon-Roi soupira de nouve<strong>au</strong>, puis il<br />
parla d'une voix mélancolique :<br />
− Il fut un temps, dit-il, où mes pouvoirs<br />
magiques <strong>au</strong>raient suffi à eux seuls pour vous<br />
transporter à l'<strong>au</strong>tre bout du continent. Il fut une<br />
époque où j'<strong>au</strong>rais pu vous faire voyager sur mon<br />
dos par-delà les océans, ou bien j'<strong>au</strong>rais ordonné à<br />
l'un de mes dragons de vous emmener n'importe<br />
où sur cette terre. Malheureusement il n'y a plus ni<br />
dragons, ni oise<strong>au</strong>x, ni herbes, ni quoi que se soit<br />
qui vive encore dans cette région de la Grande<br />
549
Chaîne de l'Hesso. Les guerres incessantes de<br />
l'Age Chaotique ont tout décimé et de l'Ancien<br />
Monde il ne reste plus que des ruines...<br />
Le Dragon-Roi marqua une p<strong>au</strong>se avant de<br />
reprendre :<br />
– Nous <strong>au</strong>tres Bahamuts vivons depuis que la<br />
Terre et les Cieux existent. Pour nous, ce ne fut<br />
pas plus long que le déroulement de trois années<br />
pour un humain, et pourtant cela représente une<br />
éternité pour ce monde. De siècles en siècles nous<br />
avons vu les montagnes s'élever fièrement, puis se<br />
déliter et se raplatir <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> des collines. Nous<br />
avons vu les océans se retirer et les continents<br />
voguer à la dérive. Nous avons vu les arbres<br />
550
pousser, s'étirer et puis flétrir et enfin s'écrouler.<br />
Nous avons vu naître les peuples, nous les avons<br />
vu se battre et nous <strong>au</strong>ssi nous nous sommes<br />
battus <strong>au</strong> point de faire trembler la terre et<br />
obscurcir le ciel. Et le combat n'est toujours pas<br />
fini, mais nous sommes épuisés. Le Dragon-Roi<br />
du Nord s'est assoupi dans la lave d'un volcan ;<br />
celui de l'Ouest repose <strong>au</strong> fond des abîmes sous-<br />
marins ; celui du Sud s'est couché sous le sable ;<br />
et le plus noble d'entre nous, le Bahamut d'Ether,<br />
s'est retiré sur la Lune. Quant à notre ennemi, le<br />
Bahamut de la Nuit, il a scellé son pouvoir dans<br />
une pierre écarlate avant de mourir et il attend de<br />
trouver un hôte assez puissant pour le recevoir. Ce<br />
551
fourbe entend renaître de ses cendres pour semer<br />
de nouve<strong>au</strong> le chaos et la destruction. En ce qui<br />
me concerne, voyez donc dans quel état je me<br />
trouve : les neiges éternelles me recouvrent<br />
presque complètement, le givre a gelé mes ailes et<br />
pétrifié mon corps. Je ne serais bientôt plus qu'un<br />
bloc de glace <strong>au</strong> sommet de l'Hesso. Mes yeux<br />
fatigués se sont voilés et lorsque je les tourne vers<br />
la plaine, tout m'apparaît flou et brumeux. Je<br />
distingue à peine le présent et je ne vois plus le<br />
futur qu'à court terme. D'ici peu je refermerai mes<br />
p<strong>au</strong>pières, mais avant de m'endormir, j'avais une<br />
dernière chose à faire : je devais attendre la venue<br />
du Dragon d'Argent et de la Pierre de<br />
552
Réconciliation et voilà que je les ai maintenant<br />
devant moi.<br />
Les voyageurs interloqués se regardèrent les<br />
uns les <strong>au</strong>tres. Le Dragon d'Argent ne pouvait être<br />
que Flamy, par contre qui pouvait bien être la<br />
Pierre de Réconciliation ?<br />
− Avant de s'envoler vers les étoiles, le Grand<br />
Bahamut d'Ether m'a confié sa vision, continua le<br />
Dragon-Roi. Il m'a dit qu'il avait lu dans le Miroir<br />
Lunaire qu'un jour la Pierre de la Réconciliation<br />
viendrait à moi accompagnée du Dragon<br />
d'Argent : « Celui-ci, m'a-t-il dit, sera la clef de<br />
notre victoire finale sur le Bahamut de la Nuit,<br />
553
mais pour cela, tu devras lui accorder toute ta<br />
confiance et toute ta force ».<br />
dit :<br />
Le Dragon-Roi prit une grande aspiration et<br />
− Rassurez-vous donc, braves aventuriers.<br />
Contrairement à ce que vous pensez, vous n'êtes<br />
pas venus jusqu'ici pour rien. Maintenant c'est à<br />
toi que je m'adresse, dragonnet <strong>au</strong>x écailles<br />
argentées, accepteras-tu de recevoir mon pouvoir<br />
afin qu'ensemble nous puissions mettre un terme à<br />
la Guerre des Dragons ? C'est un choix crucial, je<br />
te laisse y réfléchir...<br />
Flamy cogita un court instant. Il ne se sentait<br />
guère concerné par les grands enjeux guerriers,<br />
554
c'était un <strong>au</strong>tre élément qui l'intéressait. En fait sa<br />
réflexion se limita à ce syllogisme : les grands<br />
dragons crachent du feu ; or Flamy est sur le point<br />
de recevoir le pouvoir d'un grand dragon ; donc<br />
Flamy va cracher du feu. Illuminé par la logique<br />
de son raisonnement il accepta l'offre du Dragon-<br />
Roi d'un vif hochement de la tête.<br />
− Bien, dans ce cas, fit le Bahamut, pour sceller<br />
notre pacte, je vais te demander de me donner<br />
l'une des écailles de ton front et je te donnerai en<br />
échange l'une des miennes.<br />
Déterminé, Flamy prit son courage à deux<br />
mains et s'arracha une écaille en serrant les dents.<br />
Puis il tendit l'écaille qui flotta comme par<br />
555
enchantement jusqu'<strong>au</strong> Dragon-Roi. Aussitôt, une<br />
écaille en forme de losange d'un bleu pâle fit le<br />
trajet inverse. D'elle-même, elle se ficha à la place<br />
de la précédente, recouvrant la pe<strong>au</strong> du dragonnet<br />
et dissipant sa douleur. Dorénavant, Flamy<br />
porterait une écaille de Bahamut sur le front, signe<br />
de sa valeur et gage de la confiance que lui<br />
témoignait le Dragon-Roi. Ce dernier semblait<br />
soulagé comme celui qui, après avoir longtemps<br />
gardé un secret, s'en dégage enfin. Pourtant une<br />
nostalgie infinie se lisait dans son œil céruléen.<br />
Presque malgré elle, la compagnie fut prise d'un<br />
serrement de cœur.<br />
556
− Ce monde n'a plus besoin de nous <strong>au</strong>tres<br />
Bahamuts, c'est pourquoi le temps est venu pour<br />
nous de nous endormir. Pour ma part, j'attendrai<br />
que ce conflit soit complètement terminé.<br />
Une fois encore il soupira :<br />
− Avant de vous laisser, je voulais connaître ton<br />
nom, dit-il, et <strong>Naïla</strong> sentit que c'était à elle qu'il<br />
posait cette question.<br />
− Je m'appelle <strong>Naïla</strong>, répondit la fillette d'une<br />
voix claire.<br />
− <strong>Naïla</strong>... Répéta pensivement le Dragon-Roi.<br />
Eh bien <strong>Naïla</strong>, toi qui es une descendante des<br />
Neuf H<strong>au</strong>ts Elfes, toi qui appartiens <strong>au</strong> monde des<br />
557
humains, toi qui es une amie du Vent et de la<br />
Forêt, c'est toi que le Bahamut d'Ether a nommé la<br />
Pierre de Réconciliation, alors écoute ce que j'ai à<br />
te dire…<br />
En entendant ces mots, le diadème d'Agora<br />
écarquilla sa pupille.<br />
− Les choses changent, tout comme le vent<br />
change de direction. La magie disparaît<br />
progressivement ; les dragons s'affaiblissent ; les<br />
peuples de l'Ancien Temps émigrent ; les elfes se<br />
renferment ; les nains s'enterrent ; les humains<br />
prospèrent et leurs rois vieillissent ; les roy<strong>au</strong>mes<br />
ont vécu... Une page d'histoire est en train de se<br />
tourner, pour ainsi dire, et les Terres Orientales<br />
558
vont changer de visage. <strong>Naïla</strong>, tu as un rôle<br />
important à jouer dans les changements qui<br />
bouleversent ce monde, un rôle que tu ne<br />
soupçonnes pas. Mais prends garde car j'en vois<br />
qui pensent pouvoir écrire l'Histoire à leur guise et<br />
qui ne te laisseront pas dévier le cours des choses<br />
telles qu'ils les ont prévues. <strong>Naïla</strong>, écoute les<br />
conseils d'un vieux dragon : je sais que ta route est<br />
encore longue et semée d'embûches, je le vois,<br />
néanmoins tu ne dois pas te décourager. Quoi qu'il<br />
arrive, tu dois garder espoir et si ton âme est pure,<br />
si tes intentions sont bonnes, alors ce que tu<br />
souhaites <strong>au</strong> plus profond de ton cœur te sera<br />
accordé.<br />
559
La fillette ne savait pas quoi dire. Elle était<br />
dépassée par la portée des paroles du Dragon-Roi.<br />
Celui-ci avait dit tout ce qu'il avait à dire, l'heure<br />
de prendre congé était venue :<br />
− Je suis heureux de vous avoir rencontré,<br />
braves aventuriers et je suis <strong>au</strong>ssi navré de n'avoir<br />
pu vous venir en aide. Maintenant je vous laisse<br />
continuer votre quête. Le Prince Okrör prendra<br />
soin de vous. Adieu mes braves.<br />
Au moment où le Dragon-Roi achevait sa<br />
phrase, le gardien draconite vola <strong>au</strong> sommet de<br />
l'Hesso. Il échangea quelques mots avec son<br />
maître dans la langue des dragons, puis il prit la<br />
tête du cortège de crist<strong>au</strong>x et les entraîna <strong>au</strong> creux<br />
560
des montagnes, laissant à sa solitude l'éminente<br />
cime isolée.<br />
561
Livre V<br />
Les péripéties de la<br />
compagnie
Le Jardin des Draconites<br />
L'<strong>au</strong>rore était rose, les montagnes étaient<br />
bleues. L'Hesso altier était calme en ce matin du<br />
quarantième jour d'été. L'air était frais parmi les<br />
sommets. Aucun nuage n'encombrait le ciel<br />
encore endormi. Tout était paisible… Quand tout<br />
à coup un grand cri féroce retentit, un cri puissant,<br />
un cri de douleur et de colère mêlées :<br />
AÏEUH !! Flamy, bon sang !<br />
C'était la voix du très irrité Vincent qui venait<br />
de se faire piétiner la jambe par le jeune dragon<br />
survolté. Tous les membres de la compagnie
s'éveillèrent en surs<strong>au</strong>t en un concert de « Qu'y a-<br />
t-il ?! Que se passe-t-il ?! Quelle heure est-il ?! »<br />
C'est cet imbécile de Flamy qui m'a marché<br />
sur la jambe ! Expliqua Vincent.<br />
Ses mots étaient durs et traduisaient<br />
explicitement sa m<strong>au</strong>vaise humeur, laquelle n'était<br />
pas totalement injustifiée. Cela faisait en effet<br />
trois jours que nos amis avaient atteint le faîte de<br />
l'Hesso et s'étaient entretenus avec le Dragon-Roi,<br />
trois jours que le prince Okrör, le gardien<br />
draconite, les avait installé dans cette grotte qui<br />
s'ouvrait sur les flancs abrupts des monts<br />
environnants. Vincent était fatigué mais il ne<br />
parvenait pas à se reposer. Sa jambe le faisait<br />
564
souffrir depuis sa terrible chute. Au moindre f<strong>au</strong>x<br />
mouvement, la douleur le tirait de son sommeil,<br />
de fait il ne dormait que très peu. Et lorsqu'il ne<br />
dormait pas, il se torturait l'esprit en réfléchissant<br />
<strong>au</strong> ''pourquoi du comment" de leur quête. Ses<br />
yeux étaient cernés plus que jamais, une courte<br />
barbe raide hérissait son visage et ses vêtements<br />
étaient en piteux état. Heureusement <strong>Naïla</strong> était là<br />
pour le réconforter ; de même Mika et Nyss<br />
étaient <strong>au</strong> petit soin pour lui ainsi que pour Agora<br />
qui avait lui <strong>au</strong>ssi souffert lors de l'affrontement<br />
avec le dragon noir. Enfin le sort d'Aldemir<br />
préoccupait la compagnie d'<strong>au</strong>tant qu'Okrör<br />
n'avait trouvé <strong>au</strong>cun signe du grand elfe en<br />
565
sillonnant les environs. Par contre, il leur avait<br />
rapporté leurs sacs et la rapière d'Alaya oubliée<br />
dans la neige après l'avalanche, ainsi que quelques<br />
flèches elfiques. A ces tourments s'ajoutait la<br />
pénurie de provisions qui achevait de déprimer les<br />
braves aventuriers.<br />
Oui, nos amis étaient las et désœuvrés. S<strong>au</strong>f le<br />
turbulent Flamy qui était devenu carrément<br />
intenable depuis qu'il avait reçu en don une écaille<br />
bleutée du Dragon-Roi. Il débordait d'énergie : il<br />
courait, il s<strong>au</strong>tait, roulait dans tous les sens du<br />
lever jusqu'<strong>au</strong> coucher du Soleil sans discontinuer,<br />
et les journées étaient longues. Le jeune dragon se<br />
sentait investi d'un grand pouvoir et il se voyait<br />
566
déjà sillonnant l'azur en battant de ses puissantes<br />
ailes et crachant des jets de flammes<br />
impressionnants. Il s'imaginait les <strong>au</strong>tres dragons<br />
se courbant de respect à son approche ; même le<br />
méchant dragon noir n'<strong>au</strong>rait pas fait le poids<br />
devant lui, l'invincible Flamy ! Et après s'être<br />
débarrassé des vilains dragons, il <strong>au</strong>rait pris <strong>Naïla</strong><br />
sur son dos et l'<strong>au</strong>rait emmené faire le tour du<br />
monde.<br />
Flamy était enthousiasmé par ces fabuleuses<br />
perspectives. Mais il était conscient que devenir<br />
un "grand dragon" n'était pas une taches facile,<br />
c'est pourquoi il commençait à s'entraîner dès<br />
l'<strong>au</strong>be en faisant du jogging ! Autrement dit en<br />
567
courant d'un bout à l'<strong>au</strong>tre de la grotte sans<br />
s'arrêter :<br />
Kyop ! Kyop ! Kyop ! Kyop ! Ponctuait-il.<br />
<strong>Naïla</strong> le regardait faire avec amusement. Elle<br />
était contente de le voir en si bonne forme.<br />
Moi j'le trouve fatiguant, fit Alise le menton<br />
entre les mains.<br />
Miaoumi acquiesça en baillant. Dehors les<br />
parois s'éclairaient progressivement : le Soleil<br />
était en train de se lever. Sur le flanc opposé de la<br />
montagne, l'ombre d'une gigantesque créature<br />
ailée se dessina.<br />
568
Nos amis qui l'aperçurent s'en inquiétèrent,<br />
mais rapidement ils devinèrent qu'il s'agissait du<br />
prince des draconites. Ce dernier souleva une fine<br />
couche de poussière en se posant à l'entrée de la<br />
cavité. Il replia ses grandes ailes et s'avança vers<br />
les membres de la compagnie encore allongés. Il<br />
tenait sous un bras un sanglier qu'il était allé<br />
chasser dans la Grande Forêt ; et sous l'<strong>au</strong>tre bras<br />
un fagot de bois qui serait nécessaire à la cuisson<br />
du gibier.<br />
Okrör déposa ses farde<strong>au</strong>x dans un coin et<br />
Vincent le remercia en elfique ancien. C'était le<br />
seul langage qu'il comprenait et qu'il pouvait à<br />
peu près parler. Et comme les membres de la<br />
569
compagnie ne parlaient pas la langue des dragons,<br />
seul Vincent pouvait s'entretenir avec lui. Le<br />
prince Okrör s'enquit de leur santé, puis il les<br />
informa qu'il n'avait toujours pas trouvé la<br />
moindre trace de leur ami Aldemir, ce qui attrista<br />
fortement Vincent et les <strong>au</strong>tres.<br />
<strong>Naïla</strong> observait l'imposant draconite tout de<br />
muscles et d'écailles. Elle le trouvait<br />
impressionnant et elle se disait qu'<strong>au</strong>cun roi<br />
humain en armure ne pouvait rivaliser avec la<br />
noble stature du prince Okrör. Il semblait si<br />
puissant qu'il <strong>au</strong>rait pu mettre en déroute toute une<br />
armée d'hommes d'un simple regard. <strong>Naïla</strong><br />
trouvait qu'il y avait quelque chose de mystérieux<br />
570
dans les yeux m<strong>au</strong>ves d'Okrör. Comme le<br />
draconite les saluait d'un geste et qu'il prenait<br />
congé d'eux, elle eut soudainement envie de le<br />
suivre. Sans prévenir, elle se leva et marcha à la<br />
suite d'Okrör qui ne prêta pas attention à elle ni à<br />
la compagnie qui était en train de s'activer. Il<br />
descendit à grands pas l'escalier rocheux qui<br />
menait à la grotte et s'en fut.<br />
Vincent avait retiré ses lunettes et les<br />
considérait avec dépit. Tout lui semblait vain en<br />
cet instant qui n'était pourtant pas si tragique. Cela<br />
le rendait malade de songer qu'ils avaient risqué<br />
leur vie pour rien si ce n'était pour redynamiser le<br />
petit dragon <strong>au</strong>x écailles argentées. Celui-ci<br />
571
courait, s<strong>au</strong>tait, roulait, tant et si bien qu'il finit<br />
par écraser la queue de la très susceptible félidée,<br />
laquelle se jeta sur lui toutes griffes dehors et le<br />
poil hérissé, comme à chaque fois. Les deux<br />
roulèrent en une pelote de coups de pattes<br />
grondantes jusqu'à percuter Agora qui, tel Vincent<br />
quelques minutes plus tôt, poussa un grand cri de<br />
douleur et de rage ! Mika était sur les nerfs : sa<br />
lance se planta entre Miaoumi et Flamy, séparant<br />
les deux assaillants.<br />
Arrêtez ou bien j'en prends un pour taper sur<br />
l'<strong>au</strong>tre ! Gronda l'aventurière.<br />
<strong>Naïla</strong> devrait calmer Flamy, soupira Nyss, ça<br />
fait trois jours qu'il s'excite et qu'il nous fatigue…<br />
572
D'ailleurs, où est-elle passée ? S'interrogea<br />
Alise qui, soudain, prenait conscience de l'absence<br />
de la fillette.<br />
<strong>Naïla</strong> tentait de suivre Okrör à travers les<br />
dédales rocheux de l'Hesso, mais très vite il<br />
disparut de son champ de vision <strong>au</strong> détour d'une<br />
ép<strong>au</strong>le de la montagne. <strong>Naïla</strong> <strong>au</strong>rait alors dû<br />
rebrousser chemin et retourner <strong>au</strong>près des siens<br />
dans la grotte. Cependant sa curiosité exacerbée et<br />
son goût de la découverte la poussèrent à explorer<br />
les environs, ce qu'elle n'avait pas eu l'occasion de<br />
faire jusque-là. Elle erra un petit moment <strong>au</strong> gré<br />
de son intuition, tantôt le long d'un sentier<br />
escarpé, tantôt dans une mince galerie, sous des<br />
573
arcades naturelles ou bien <strong>au</strong> bas d'une volée de<br />
marches taillée par l'érosion séculaire. L'intrépide<br />
aventurière en herbe ne se souciait ni de la<br />
distance parcourue, ni du temps qui s'écoulait, et<br />
en fin de compte elle découvrit un endroit secret<br />
et merveilleux !<br />
Le long tunnel qu'elle avait emprunté venait de<br />
déboucher sur une prairie circulaire encaissée <strong>au</strong><br />
creux de h<strong>au</strong>ts versants abrupts. Le Soleil qui<br />
paraissait discrètement entre deux pics projetait<br />
une fine bande d'or sur cette étendue inattendue de<br />
verdure <strong>au</strong> cœur même de l'Hesso. L'endroit était<br />
planté d'un parterre de fleurs blanches en forme de<br />
clochettes. <strong>Naïla</strong> était surprise et émerveillée car<br />
574
elle ne se doutait pas que de telles fleurs eussent<br />
pu pousser à une telle altitude. Jusqu'à présent,<br />
elle et les siens n'avaient croisé que des cailloux.<br />
Ces fleurs si particulières et dangereuses ne<br />
poussaient nulle part ailleurs qu'en cet endroit<br />
précis de l'Hesso, et leur nom n'était connu<br />
d'<strong>au</strong>cun botaniste.<br />
Sans le savoir, <strong>Naïla</strong> venait de découvrir le<br />
Jardin des Draconites. Ce ne fut qu'<strong>au</strong> bout d'une<br />
longue minute de contemplation que la fillette<br />
remarqua la présence du prince Okrör. Celui-ci se<br />
tenait debout <strong>au</strong> milieu des fleurs à l'<strong>au</strong>tre<br />
extrémité du jardin. Lui non plus n'avait pas noté<br />
sa présence. Les yeux clos, il reniflait le parfum<br />
575
d'une fleur qu'il venait de cueillir. Les rayons du<br />
matin s'étendirent jusqu'à lui et ses écailles<br />
mordorées étincelèrent.<br />
<strong>Naïla</strong> voyait le prince des draconites sous un<br />
jour différent : en cet instant elle décelait une<br />
profonde mélancolie dans l'attitude d'Okrör,<br />
comme si la fragrance de ces fleurs blanches lui<br />
rappelait de lointains souvenirs. La petite fille<br />
n'imaginait pas qu'<strong>au</strong>trefois ce jardin était le lieu<br />
de repos privilégié de la famille royale draconite<br />
et qu'à présent c'était le seul vestige intact du<br />
roy<strong>au</strong>me des hommes-dragons. Les grandes<br />
guerres de l'Ancien Temps avaient dévasté tout le<br />
reste.<br />
576
<strong>Naïla</strong> s'avança lentement parmi les fleurs du<br />
jardin, lesquelles laissèrent échapper à son contact<br />
de minuscules boules de pollen cotonneuses qui<br />
virevoltèrent dans son sillage. L'innocente ne<br />
soupçonnait pas le danger qu'elle était en train de<br />
courir ! Pire : dans un geste d'inconscience, elle se<br />
baissa, cueillit une fleur et porta la clochette à son<br />
nez. Or seuls les draconites pouvaient apprécier la<br />
senteur de ces fleurs blanches de l'Hesso. Pour<br />
toutes les <strong>au</strong>tres créatures leur parfum représentait<br />
un poison mortel !<br />
<strong>Naïla</strong> inhala et <strong>au</strong>ssitôt elle sentit que ses<br />
poumons la brûlaient. Elle toussa violemment.<br />
577
C'est alors que, revenant d'un songe profond,<br />
Okrör tourna la tête et vit la fillette s'écrouler…<br />
Aldemir s'éveilla brusquement. Il ouvrit de<br />
grands yeux inquiets et son visage ruisselait de<br />
sueur.<br />
Où, où suis-je ? Où est <strong>Naïla</strong> ? Balbutia-t-il.<br />
Une main se posa sur son bras et une voix<br />
rassurante lui chuchota :<br />
Du calme brave elfe. Tu es dans la forêt et<br />
<strong>Naïla</strong> va bien, mais elle est loin d'ici.<br />
Aldemir ferma les yeux pour effacer les images<br />
du c<strong>au</strong>chemar qu'il venait de faire, puis il les<br />
578
ouvrit pour considérer son environnement : il<br />
était couché sur un lit de feuillages non loin d'une<br />
rivière. Au-dessus de lui, s'élevaient les h<strong>au</strong>ts<br />
arbres de la Grande Forêt. Laya la Nymphe des<br />
Bois était penchée sur lui et lui souriait<br />
doucement. Des fougères avaient poussé pour<br />
former une demi-voûte protectrice qui maintenait<br />
Aldemir à l'ombre. De larges feuilles de plantes<br />
grasses s'agitaient de part et d'<strong>au</strong>tre comme des<br />
éventails pour le rafraîchir. Enfin, une étrange<br />
créature semblable à un tronc d'arbre coupé et<br />
coiffé de jeunes pousses vertes se tenait debout<br />
sur ses racines à coté du grand elfe et étendait sur<br />
579
son corps ses branches feuillues desquelles<br />
émanait une douce lumière d'un vert pur.<br />
Il est là pour te soigner, dit la nymphe en<br />
désignant le tronc vivant. Les arbres m'ont<br />
informé que tu gisais inconscient sur la berge d'un<br />
ruisse<strong>au</strong> à l'orée de la forêt, alors je suis venue te<br />
chercher et je t'ai mené jusqu'ici. Tu étais…<br />
Où est <strong>Naïla</strong> ? La coupa Aldemir. Je suis<br />
inquiet pour elle. Je dois la rejoindre <strong>au</strong> plus vite.<br />
J'ai fait ce rêve affreux : je la voyais tomber et<br />
mourir <strong>au</strong> be<strong>au</strong> milieu d'un champ de fleurs… Il<br />
f<strong>au</strong>t que je la retrouve !<br />
580
Le grand elfe voulut se lever mais ses muscles<br />
engourdis et son corps douloureux refusèrent de<br />
lui obéir.<br />
Doucement brave elfe, fit la nymphe. Tu n'es<br />
pas en état de te lever ni de partir à l'aventure. Tu<br />
as dû faire une chute terrible et la rivière t'a<br />
charrié jusqu'à l'endroit où je t'ai trouvé. Tu es<br />
resté inconscient pendant trois jours et c'est un<br />
miracle que tu sois encore en vie. Il f<strong>au</strong>dra un<br />
certain temps pour que la magie curative de mon<br />
fidèle sylvebûche ressoude tes os brisés… Quant à<br />
<strong>Naïla</strong>, c'est un bien funeste rêve que tu as fait là,<br />
mais ne t'en fais pas, les arbres m'ont dit qu'elle et<br />
581
les siens étaient parvenus <strong>au</strong> sommet de l'Hesso<br />
sains et s<strong>au</strong>fs.<br />
Aldemir n'était pas rassuré. Un m<strong>au</strong>vais<br />
pressentiment parcourait son cœur et lui disait que<br />
<strong>Naïla</strong> était en train de courir un grand danger.<br />
Pourtant il dut se résoudre à rester couché sur le<br />
lit de feuilles. Sa guérison et sa convalescence<br />
allaient être longues et le valeureux elfe ne devait<br />
revoir <strong>Naïla</strong> et ses amis que bien longtemps plus<br />
tard.<br />
Laya lisait clairement son tourment et elle le<br />
partageait. Elle était très inquiète elle <strong>au</strong>ssi. Elle<br />
leva ses yeux couleur d'amande vers le ciel<br />
découpé en mosaïques bleutées par les feuillages<br />
582
des arbres altiers. Trois petits oise<strong>au</strong>x volèrent en<br />
cercle puis vinrent se poser sur les branches de la<br />
Nymphe des Bois, entonnant un joyeux concert de<br />
gazouillis.<br />
Okrör souleva le corps inanimé de <strong>Naïla</strong>. Il<br />
était désœuvré et un désarroi profond se lisait<br />
dans ses yeux m<strong>au</strong>ves. Soudain, la voix du<br />
Dragon-Roi de l'Hesso résonna comme un coup<br />
de tonnerre dans la tête du prince draconite :<br />
Ne perds pas un seconde ! Vole <strong>au</strong> plus h<strong>au</strong>t<br />
des cieux, là où l'air est le plus pur et le plus rare.<br />
Tu dois purifier ses poumons. Tu dois la s<strong>au</strong>ver à<br />
583
tout prix. Fais vite Okrör, elle ne survivra pas plus<br />
de quelques minutes encore !<br />
Okrör leva le regard vers l'azur et fronça ses<br />
sourcils écailleux. Il déploya ses grandes ailes de<br />
dragon, plia les genoux puis se propulsa comme<br />
un ressort. Tel une flèche lancée en plein ciel, il<br />
dépassa les cimes des montagnes. Tenant la fillette<br />
dans ses bras, il volait <strong>au</strong>ssi vite que possible <strong>au</strong><br />
prix d'un effort acharné, <strong>au</strong> point de se rompre les<br />
ailes. De seconde en seconde, il savait que le<br />
poison des fleurs infectait <strong>Naïla</strong> et que sa vie ne<br />
tenait qu'à un fil. La vie de <strong>Naïla</strong> dépendait de lui<br />
seul.<br />
584
Autrefois, il avait vu nombre des siens périr,<br />
parfois par la pointe de la lame d'un elfe noir, sans<br />
rien pouvoir faire pour les s<strong>au</strong>ver car il n'était<br />
qu'un jeune draconite à l'époque. En ce jour<br />
crucial, le destin lui confiait le sort de la petite<br />
<strong>Naïla</strong> et il savait à quel point celle-ci était<br />
précieuse, lui-même était épris d'une grande<br />
compassion pour elle, plus que pour n'importe<br />
quel <strong>au</strong>tre être qu'il ait eut l'occasion de rencontrer<br />
dans sa très longue existence. Déterminé à<br />
atteindre les étoiles s'il le fallait, il redoubla<br />
d'effort et chaque battement de ses puissantes ailes<br />
l'élevait plus h<strong>au</strong>t dans les airs. Hélas, malgré son<br />
incroyable endurance, Okrör sentait petit à petit<br />
585
ses forces s'épuiser et ses muscles s'engourdir. Les<br />
articulations de ses ailes devenaient douloureuses.<br />
Mais sa détermination ne faiblissait pas et il<br />
gardait les yeux fixés sur l'infinie voûte bleutée.<br />
En dessous de lui, la Chaîne de l'Hesso se<br />
rapetissait à mesure qu'il prenait de l'altitude.<br />
Pourtant Okrör ne montait pas assez vite, il le<br />
savait. Il savait qu'il lui fallait atteindre les limites<br />
du ciel et il en était encore loin. Et il devinait que<br />
la vie de <strong>Naïla</strong> était en train de lui échapper. C'est<br />
alors qu'il sentit un courant d'air ascendant gonfler<br />
ses ailes comme des voiles en plein vent. Le<br />
courant d'air se matérialisa et prit forme humaine :<br />
586
pour la première fois, Okrör voyait Sylfia, l'Esprit<br />
des Vents !<br />
Courage prince draconite, je viens t'aider !<br />
Lui dit-elle.<br />
Porté par le puissant souffle, Okrör s'élevait à<br />
une vitesse prodigieuse. Bientôt il atteignit les<br />
ultimes sphères du monde, là où les nuages eux<br />
même ne s'aventurent pas. Le prince draconite se<br />
stabilisa, soutenu par le vent. Sans perdre de<br />
temps, il tendit <strong>Naïla</strong> droit devant lui et appuya<br />
dans son dos avec ses pouces griffus.<br />
Soudainement réanimée, la fillette prit une grande<br />
inspiration. L'air glacial pénétra dans ses poumons<br />
et les purifia. Alors elle se mit à tousser. Elle<br />
587
essayait de reprendre sa respiration mais<br />
l'oxygène était rare à une telle altitude. De plus,<br />
ne sentant plus le sol sous ses pieds et ne sachant<br />
pas où elle était, elle se mit à paniquer.<br />
Ne crains rien <strong>Naïla</strong>, reprends ton calme tout<br />
doucement… Lui chuchota Sylfia.<br />
Sylfia ? C'est toi ? S'étonna la fillette. Mais…<br />
Où suis-je ? Que s'est-il passé ? Suis-je… Morte ?<br />
Non, tu as pu survivre grâce à l'exploit du<br />
valeureux prince draconite qui t'a portée jusqu'<strong>au</strong><br />
sommet des cieux…<br />
<strong>Naïla</strong> tourna la tête et croisa le regard soulagé<br />
d'Okrör qu'elle gratifia d'un grand sourire de<br />
588
econnaissance. Par la suite, l'Esprit des Vents<br />
résuma ce pénible épisode en lui expliquant<br />
comment elle avait été tirée d'affaire. <strong>Naïla</strong> était<br />
tellement pleine de gratitude et d'admiration pour<br />
le prince des draconites qu'elle <strong>au</strong>rait voulu lui<br />
faire un gros bisou sur les écailles, mais celui-ci<br />
était bien trop fier pour accepter une telle<br />
récompense. Sa satisfaction personnelle d'avoir pu<br />
atteindre le sommet du ciel lui suffisait<br />
amplement.<br />
<strong>Naïla</strong> profita par ailleurs du savoir de l'Esprit<br />
des Vents. Elle l'interrogea <strong>au</strong> sujet d'Aldemir et<br />
elle apprit que ce dernier avait fait une chute<br />
grave lors de son combat contre le dragon noir et<br />
589
que les e<strong>au</strong>x l'avaient ensuite transporté jusqu'<strong>au</strong><br />
bas de la montagne. C'est là que la Nymphe des<br />
Bois l'avait recueilli pour le soigner de ses<br />
blessures. Au moins, <strong>Naïla</strong> savait à présent que le<br />
grand elfe était entre de bonnes branches.<br />
Bien, <strong>Naïla</strong> cela me fait plaisir de te voir<br />
encore saine et s<strong>au</strong>ve, dit Sylfia. Prends bien soin<br />
de toi et de tes amis, surtout de ton père. Je sens<br />
qu'il commence à se faire du souci pour toi. Tu<br />
devrais le rejoindre maintenant.<br />
Sylfia caressa de ses mains aériennes le visage<br />
de sa jeune protégée et l'embrassa d'un souffle sur<br />
le front avant de disparaître en une brise légère.<br />
Okrör sentit son soutien disparaître. Il se laissa<br />
590
alors planer en cercle <strong>au</strong> gré du vent. Le cœur de<br />
<strong>Naïla</strong> ne pouvait s'empêcher de se serrer en<br />
voyant la terre se rapprocher. Elle n'avait pas<br />
vraiment peur, car elle avait confiance, elle<br />
ressentait simplement une impression bizarre. Elle<br />
aimait entendre le léger sifflement qu'émettaient<br />
les ailes d'Okrör en fendant l'air. De même, elle<br />
aimait avoir l'impression de voler et la sensation<br />
du vent dans ses cheveux était agréable. Elle<br />
voyait le monde comme le voient les oise<strong>au</strong>x : la<br />
Grande Forêt s'étalait à perte de vue vers l'Ouest,<br />
vaste mer de feuillages vert foncée ; la Chaîne de<br />
l'Hesso faisait comme une longue épine dorsale<br />
du Nord <strong>au</strong> Sud ; à l'Est continuait le Roy<strong>au</strong>me de<br />
591
Valhesso dont la fillette distinguait très nettement<br />
le fameux Lac de Saphir d'un bleu profond.<br />
Après tout ce temps passé dans les bois, puis <strong>au</strong><br />
creux des montagnes, <strong>Naïla</strong> appréciait de voir le<br />
paysage sous un angle différent, de l'extérieur<br />
plutôt que de l'intérieur, et cela relançait<br />
grandement son goût de l'aventure ! Elle se sentait<br />
plus libre, moins enfermée, son regard pouvait<br />
parcourir des lieues et des lieues sans entraves.<br />
Une grande joie, ainsi que de l'amusement<br />
emplissaient notre jeune amie qui, en cet instant,<br />
semblait avoir complètement oublié le terrible<br />
péril qu'elle venait de courir.<br />
592
Mais le sage Bahamut devait bientôt la rappeler<br />
à l'ordre.<br />
En effet, dès qu'Okrör parvint à une certaine<br />
distance du sommet de l'Hesso, il entendit la voix<br />
du Dragon-Roi résonner en lui :<br />
Bravo, Prince des cieux ! Tu fais honneur à<br />
tous tes ancêtres et tu couvres de gloire toute ta<br />
lignée ! Maintenant je t'en prie, mène jusqu'à moi<br />
la fillette. Je voudrais lui parler une dernière fois.<br />
Okrör obéit et porta <strong>Naïla</strong> jusqu'<strong>au</strong> pic enneigé<br />
où s'ouvrait l'œil bleu pâle du Dragon-Roi.<br />
Je suis heureux que tu sois encore en vie, dit<br />
le noble Bahamut à l'adresse de la fillette en guise<br />
593
de salut. Le temps d'un soupir, j'ai bien cru que tu<br />
allais périr… Je sais que d'influentes forces de ce<br />
monde veillent sur toi et c'est un grand bien,<br />
néanmoins je ne peux m'empêcher d'être inquiet,<br />
fit-il d'un air grave.<br />
<strong>Naïla</strong> gardait le silence, même si elle savait que<br />
le Dragon-Roi pouvait aisément lire ses pensées.<br />
Autrefois j'<strong>au</strong>rais pu connaître tout ton futur<br />
en détail simplement en te regardant, hélas ma<br />
vision s'est troublée avec les siècles. Aujourd'hui<br />
je ne puis dire avec certitude ce qui va t'arriver, ni<br />
garantir le succès de ton entreprise que je souhaite<br />
pourtant de tout mon cœur. Tout ce que je peux<br />
dire en regardant ton avenir, c'est que ta quête sera<br />
594
encore longue et semée d'embûches, et qu'elle<br />
prendra souvent des tours inattendus qui te feront<br />
dévier bien loin de la route que tu t'es tracée.<br />
Le Dragon-Roi marqua une courte p<strong>au</strong>se et<br />
reprit en soupirant :<br />
Permets-moi de m'excuser encore<br />
sincèrement de n'avoir pas pu vous aider. Je suis si<br />
affaibli… Mais je le répète : toi et les tiens n'êtes<br />
pas venus jusqu'ici en vain. L'Histoire est en<br />
marche et ton histoire <strong>Naïla</strong>, pour extraordinaire<br />
qu'elle soit, n'est qu'une histoire parmi<br />
d'innombrables <strong>au</strong>tres dont le flot constitue un<br />
grand fleuve. Chaque histoire, même la plus<br />
insignifiante à première vue, a son importance.<br />
595
Les destins se croisent et s'entremêlent et quelque<br />
soit le poids des présages, rien n'est totalement<br />
déterminé à l'avance. C'est pourquoi je te préviens<br />
<strong>Naïla</strong> : tu as un rôle important à jouer. Mais<br />
prends bien garde à toi. Oui, écoute ce dernier<br />
conseil que te donne le vieux dragon que je suis :<br />
méfie-toi tout particulièrement de cet homme en<br />
tunique blanche et de son diadème ensorcelé.<br />
Maintenant va et ne perds pas courage quoi qu'il<br />
arrive ! Adieu jeune <strong>Naïla</strong>…<br />
Le Dragon-Roi ferma son œil comme pour se<br />
plonger dans un profond sommeil. <strong>Naïla</strong> était<br />
perplexe. Elle répétait en elle-même les paroles<br />
qu'elle venait d'entendre et y songeait avec<br />
596
intensité. Après ce bref entretien, Okrör la ramena<br />
<strong>au</strong>près des siens qui s'étaient évertués à l'appeler<br />
et à la chercher dans les environs. Vincent était<br />
soulagé :<br />
J'ai eu peur que tu sois tombée dans un<br />
précipice ! Heureusement tu n'as rien, dit-il en la<br />
serrant dans ses bras.<br />
<strong>Naïla</strong> mentit en racontant qu'elle s'était<br />
simplement promenée avec le prince des dragons<br />
car elle ne voulait pas inquiéter son père<br />
davantage. Elle les rassura <strong>au</strong>ssi <strong>au</strong> sujet<br />
d'Aldemir mais elle garda pour elle les soupçons<br />
du Dragon-Roi concernant Agora.<br />
597
Le soir ils mangèrent une part du gibier<br />
qu'Okrör leur avait ramené tout en devisant sur la<br />
suite de leur quête. Ce soir-là, Vincent décida qu'il<br />
était temps de quitter les sommets de l'Hesso.<br />
598
La t<strong>au</strong>pe<br />
Cela faisait trois jours et trois nuits que Raglan<br />
interrogeait les écritures écarlates du Livre<br />
M<strong>au</strong>dit. Épuisé, il remontait le sombre escalier en<br />
colimaçon de la bibliothèque, une torche à la<br />
main. De l'<strong>au</strong>tre main, il s'agrippait <strong>au</strong>x jointures<br />
entre les pierres noires qui formaient les murs du<br />
sous-sol de Stanse. Il grimpait marche par marche<br />
à petits pas avec une certaine difficulté. Lorsqu'il<br />
parvint à la lourde porte en chêne qui le séparait<br />
des couloirs du châte<strong>au</strong>, il lui fallut employer ses<br />
deux mains pour tourner la clef dans la large<br />
599
serrure car le duc fermait toujours à double tour<br />
derrière lui pour ne pas être dérangé. Une fois<br />
dans le couloir, il trébucha et tomba à genoux sur<br />
le sol marbré à tel point il était faible. Un valet qui<br />
passait justement par là accourut pour le relever et<br />
s'enquérir de la santé de son maître.<br />
Laissez-moi, je vais bien ! Le repoussa<br />
Raglan en se redressant péniblement.<br />
Maître, un messager de la cour du roi Luc III<br />
est arrivé avant-hier, l'informa le valet, et il attend<br />
votre…<br />
600
Eh bien qu'il attende encore ! Répliqua le<br />
duc. Faites-moi porter de l'e<strong>au</strong> et quelque chose<br />
pour me rest<strong>au</strong>rer.<br />
Oui maître, tout de suite !<br />
Le valet s'exécuta pendant que Raglan rejoignit<br />
la chambre ducale. Quand le duc eut enfin pénétré<br />
dans ses quartiers, il s'assit sur le bord du lit. Là, il<br />
contempla son visage dans la glace qui se trouvait<br />
en face de lui. Il constata qu'il avait l'air plus<br />
vieux et plus squelettique que jamais. Il était<br />
blême et son teint était cadavérique. Ses mains<br />
sèches et osseuses tremblaient légèrement. Ses<br />
yeux noirs brillaient d'une lueur d'outre-tombe.<br />
Ces trois jours passés à déchiffrer les<br />
601
énigmatiques écritures du Grand Livre avaient<br />
drainé toutes ses forces. Dans son esprit<br />
cependant il ressassait cette vision qu'il avait eu<br />
durant sa lecture : celle d'un jeu d'échec où il<br />
voyait un simple pion mettre en échec le roi après<br />
avoir déjoué les deux fous et la puissante tour de<br />
l'adversaire. Le duc de Stanse se sentait troublé et<br />
même confus, ce qui était rarissime. Cette vision<br />
et ce qu'il en avait appris sur <strong>Naïla</strong> l'inquiétaient.<br />
Il n'eut cependant pas le temps d'y songer<br />
davantage car on frappa à sa porte. C'était une<br />
servante qui lui apportait de quoi boire et de quoi<br />
manger.<br />
602
Dehors, l'après-midi touchait à sa fin, les gens<br />
de Stanse rentraient des champs, les miliciens<br />
faisaient leurs rondes dans les bois alentour et le<br />
Soleil déclinait par-delà les collines du duché. Le<br />
duc reçut le messager directement dans ses<br />
appartements après son repas. Ce dernier lui<br />
amenait une lettre cachetée des armoiries de la<br />
famille royale de Valhesso. Raglan l'ouvrit et lut le<br />
mot :<br />
« Très estimé Raglan, je viens d'apprendre la<br />
réouverture du Couloir de Singlepath et je profite<br />
de la normalisation de cette situation pour te faire<br />
parvenir cette lettre. J'ai besoin de tes sages<br />
conseils car j'ai ouïe dire, de source sûre, que le<br />
603
oi d'Hassland était mourant et que, d'<strong>au</strong>tre part,<br />
des heurts de plus en plus fréquents avaient lieu<br />
entre les hasslandiens et les républicains<br />
d'Arbrook à leur frontière. Ces événements<br />
m'inquiètent grandement et je ne sais que faire. Ta<br />
sagesse et tes pertinentes recommandations me<br />
seraient d'un grand secours, c'est pourquoi je<br />
souhaiterais te voir revenir <strong>au</strong> palais, pour un<br />
temps du moins, car je me doute que le duché de<br />
Stanse ne peut se passer longtemps de ta diligente<br />
direction. Amicalement, Luc III de Valhesso ».<br />
Raglan eut un soupir méprisant tout en repliant<br />
la lettre. Oui, il méprisait le roi : « il n'a pas<br />
l'étoffe d'un souverain digne de ce nom, pensait-il.<br />
604
C'est un faible, un mollusque, incapable de<br />
prendre une décision sensée par lui-même. Sans<br />
moi il n'est rien d'<strong>au</strong>tre qu'un enfant désemparé. »<br />
Autant le duc avait <strong>au</strong>trefois porté une certaine<br />
estime à Victor le Conquérant, <strong>au</strong>tant il éprouvait<br />
un profond mépris envers Luc III et la reine Alia.<br />
« Ce sont les forts, les puissants de corps ou<br />
d'esprit qui font l'Histoire des roy<strong>au</strong>mes et<br />
transforment les choses, songeait-il. Luc III n'est<br />
bon qu'à se v<strong>au</strong>trer dans le luxe et à pleurnicher<br />
dès qu'il y a un petit problème qui se présente à<br />
lui. Quel p<strong>au</strong>vre imbécile ! Nous verrons comment<br />
il réagira <strong>au</strong>x épreuves que je lui prépare… »<br />
605
Raglan leva les yeux vers le messager et le<br />
congédia en ces termes :<br />
Vous transmettrez à Sa Majesté que je me<br />
rendrai <strong>au</strong> palais de Kassandra d'ici une quinzaine<br />
tout <strong>au</strong> plus.<br />
Très bien Votre Eminence, je transmettrai, dit<br />
le messager avant de s'en aller.<br />
Raglan resta seul et se plongea de nouve<strong>au</strong> dans<br />
ses profondes réflexions. Il se souvenait que le<br />
Dragon-Roi de l'Hesso avait appelé <strong>Naïla</strong> "la<br />
Pierre de la Réconciliation". Cela pouvait<br />
compléter la légende du Woch, ce petit oise<strong>au</strong> à<br />
quatre ailes dont les battements infimes<br />
606
provoquent le Vent du Changement. Raglan était<br />
perplexe : cette petite fille mi-humaine mi-elfe, à<br />
laquelle il s'était intéressé en premier lieu pour<br />
faire du chantage à la commun<strong>au</strong>té des<br />
ethnographes, semblait être une pièce de<br />
l'échiquier bien plus importante que ce qu'il avait<br />
soupçonné de prime abord. Le Grand Livre n'avait<br />
pas encore révélé ses secrets concernant<br />
l'énigmatique fillette, cependant le duc en devinait<br />
assez pour se douter qu'elle représentait un<br />
obstacle potentiel à ses projets. Et comme il ne<br />
pouvait tolérer que ses plans soient remis en<br />
c<strong>au</strong>se, ou même simplement modifiés à c<strong>au</strong>se<br />
d'une fillette, il prit la décision qui s'imposait à lui<br />
607
clairement. Raglan joignit les mains entre ses<br />
genoux, se pencha et ferma les yeux. Il se<br />
concentra intensément pendant un long moment.<br />
Son esprit parcourut les terres plongées dans<br />
l'obscurité. Par-delà les collines, les vallées, les<br />
bois et les montagnes, il parvint jusqu'<strong>au</strong> Mont<br />
Hesso. Là, il entra dans le bijou en forme d'œil<br />
que portait son fidèle serviteur. Alors il put voir la<br />
petite troupe de héros qui dormait dans une grotte.<br />
Agora se réveilla en surs<strong>au</strong>t, pris d'une violente<br />
douleur car le diadème s'incrustait dans son front.<br />
J'en sais assez sur la fillette. Dès que<br />
l'occasion se présentera, tue-la et reviens, ordonna<br />
la voix du duc dans sa tête.<br />
608
La douleur le rendait fou de rage. Il se mit à<br />
hurler en se tenant la tête entre les mains. Tous<br />
s'éveillèrent affolés et Mika qui montait la garde<br />
accourut en hâte. Cette dernière s'agenouilla <strong>au</strong>x<br />
côtés d'Agora et le saisit par les ép<strong>au</strong>les. <strong>Naïla</strong>,<br />
Nyss et Alise qui avaient plusieurs fois assisté <strong>au</strong>x<br />
accès de colère d'Agora eurent peur de le voir se<br />
déchaîner et blesser quelqu'un. Mais l'aventurière<br />
parvint à le calmer : elle lui parla d'une voix<br />
apaisante tout en lui caressant les cheveux,<br />
comme une mère qui rassure son enfant après un<br />
c<strong>au</strong>chemar. L'homme était fermement agrippé à<br />
l'armure bleue de Mika et ses doigts<br />
blanchissaient de crispation.<br />
609
It's alright, tout va bien Agora, respire mon<br />
gars, disait Mika.<br />
Agora reprit son souffle et se calma<br />
progressivement. Il se détendit et la douleur passa.<br />
Alors il se laissa tomber la tête en avant dans les<br />
bras de l'aventurière.<br />
My kingdom ! Qu'est-ce qui t'a pris ? Tu nous<br />
as fichu une sacrée trouille ! Soupira Mika en lui<br />
tapant doucement dans le dos.<br />
Agora ne répondit pas. Il se redressa et jeta un<br />
coup d'œil équivoque à <strong>Naïla</strong>.<br />
L'incident était clos et tous se rendormirent.<br />
Mika remua Flamy et Miaoumi car c'était leur<br />
610
tour de garde. Les yeux gonflés par le manque de<br />
sommeil, la félidée et le dragonnet allèrent se<br />
poster en baillant à l'entrée de la grotte. Mika ôta<br />
son plastron et se coucha. Elle considéra un<br />
instant Agora et remarqua que celui-ci la fixait.<br />
Elle lui fit un sourire, le gratifia d'un "good night"<br />
et se retourna. L'homme en blanc demeurait un<br />
mystère pour la compagnie, et nul ne se doutait<br />
qu'il était comme une t<strong>au</strong>pe parmi eux. <strong>Naïla</strong> elle-<br />
même n'imaginait pas quelle terrible menace<br />
pesait sur elle à présent.<br />
611
L'excentrique Tarézoustra<br />
Au matin du quarante-et-unième jour d'Été, huit<br />
crist<strong>au</strong>x d'un rose pale parcoururent le ciel de<br />
l'Hesso jusqu'<strong>au</strong>x limites septentrionales du h<strong>au</strong>t<br />
pic. Okrör, le prince draconite, les mena à<br />
destination. Les membres de la compagnie furent<br />
déposés <strong>au</strong> sommet d'un mont voisin. Les crist<strong>au</strong>x<br />
magiques s'évanouirent et la voix forte du<br />
Dragon-Roi se fit entendre :<br />
Voici, braves aventuriers, mes pouvoirs ne me<br />
permettent pas de vous transporter plus loin que<br />
les limites de mon domaine. Je vous souhaite de<br />
612
éussir dans votre entreprise. Courage, jeune <strong>Naïla</strong><br />
! Quant à toi petit dragon d'argent, prends soin du<br />
pouvoir que je t'ai confié et souviens-toi de notre<br />
alliance.<br />
Okrör fit sa révérence. Et furtivement, il fit un<br />
sourire à <strong>Naïla</strong> avant de s'envoler dans le ciel<br />
céruléen. Ainsi la compagnie reprit sa route en<br />
direction du Nord-Ouest et des collines<br />
d'Arbrook.<br />
Flamy, fier comme Artaban, le torse bombé et<br />
le front h<strong>au</strong>t, ouvrait la voie du cortège, suivi de<br />
<strong>Naïla</strong>, Nyss et Alise. A leur suite, venait Vincent<br />
que soutenaient Mika et Agora. Ce dernier, malgré<br />
ses douleurs <strong>au</strong> côté, avançait sans broncher.<br />
613
Enfin, Miaoumi fermait la marche en traînant la<br />
patte, les oreilles basses et l'estomac bruyant car<br />
elle avait très faim. En effet, la compagnie tentait<br />
d'économiser <strong>au</strong> maximum ses vivres car il était<br />
évident qu'ils n'en avaient pas assez pour rejoindre<br />
le premier village connu. Ils savaient tous qu'ils<br />
tomberaient en pénurie tôt ou tard, hélas ils ne se<br />
doutaient pas que celle-ci allait venir plus vite que<br />
prévu. Pour l'heure, nos amis se concentraient sur<br />
la pénible descente des monts escarpés de la<br />
Chaîne de l'Hesso. Ils jouaient des pieds et des<br />
mains sur les flancs abrupts hérissés de rochers<br />
pointus et coupants. La sournoise montagne ne<br />
manqua pas de les faire glisser dans ses pièges :<br />
614
Mika, qui était miraculeusement restée indemne<br />
jusque là, se griffa la cuisse sur un rocher en<br />
retenant Vincent qui manquait de tomber. De<br />
même, Miaoumi se blessa les coussinets dans les<br />
cailloux. Par la suite, elle râlait à chaque fois<br />
qu'elle posait la patte par terre.<br />
Deux jours durant, ils descendirent ainsi sous le<br />
Soleil estival qui les accablait de son impitoyable<br />
chaleur. L'horizon <strong>au</strong>-delà des montagnes était<br />
baigné d'une brume laiteuse. Les rochers de toutes<br />
parts renvoyaient la lumière et en fin de compte,<br />
tous eurent plus ou moins une insolation, surtout<br />
Alise qui se plaignit d'avoir un "mal de crâne à<br />
tout rompre".<br />
615
La nuit, la compagnie se reposait à peine et<br />
dormait peu, ou pas du tout, car le terrain n'était<br />
pas propice à l'établissement d'un campement.<br />
Le troisième jour, une forte brise se leva,<br />
portant avec elle des nuages venus du Nord. Les<br />
bourrasques étaient si violentes et le souffle d'air<br />
si impétueux que les membres de la compagnie en<br />
étaient déstabilisés. Les fillettes avaient peine à se<br />
tenir debout. Tous ensemble ils avançaient, les uns<br />
collés <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres, la face contre le vent, les yeux<br />
mi-clos et les cheveux virevoltants. A un moment<br />
donné, une rafale faillit emporter la frêle Alise que<br />
<strong>Naïla</strong> rattrapa de justesse.<br />
616
My Kingdom ! Il fait un vent à décorner les<br />
bœufs, s'exclama Mika.<br />
<strong>Naïla</strong> décida d'invoquer l'Esprit des vents afin<br />
de calmer la tempête. Elle fut entendue et bientôt<br />
le vent tomba. Cette opération avait be<strong>au</strong>coup<br />
fatigué la fillette. Comme le terrain se faisait un<br />
petit peu moins pentu, la compagnie put s'établir à<br />
l'abri entre deux rochers et se reposer. Du fait des<br />
nuages amoncelés <strong>au</strong>-dessus des montagnes,<br />
l'obscurité vint précocement. Épuisés et las, les<br />
membres de la compagnie n'allèrent pas plus loin<br />
et campèrent sur place. <strong>Naïla</strong> et les <strong>au</strong>tres<br />
dormaient profondément. En rêve, <strong>Naïla</strong><br />
parcourait Kaliss et ses collines rebondies. Alise<br />
617
songeait à ses sœurs du Bois des Fées. Nyss<br />
regrettait son lit de feuillage douillet. Mika rêvait<br />
de tavernes et de bières. Quant à Vincent, il fit<br />
d'affreux c<strong>au</strong>chemars. Flamy et Miaoumi<br />
roupillaient sans rien rêver. Agora monta la garde<br />
une bonne partie de la nuit. Il n'avait pas sommeil.<br />
Son esprit était trop tourmenté pour cela. A<br />
l'approche du matin, quelques gouttes de pluie<br />
réveillèrent la compagnie. Presque <strong>au</strong>ssitôt, ses<br />
membres se mirent en marche pour ne pas perdre<br />
de temps avant l'averse qui paraissait imminente.<br />
Toute la journée, la compagnie chemina le long<br />
des pentes caillouteuses qui menaçaient sans cesse<br />
de s'ébouler sous leurs pas. De façon sporadique,<br />
618
le ciel gris et lourd crachotait, mais il n'y eut pas<br />
d'averse. avant la nuit tombée ! La pluie n'épargna<br />
<strong>au</strong>cun des membres de la compagnie qui furent<br />
tous trempés jusqu'<strong>au</strong>x os. Quant vint le jour après<br />
cette nuit sans sommeil, la compagnie était<br />
exténuée et ce fut avec peine qu'elle reprit sa route<br />
<strong>au</strong> creux des montagnes. Le terrain qu'elle<br />
parcourait à présent était chaotique : le sol inégal<br />
et rocailleux était creusé ça et là de puits c<strong>au</strong>sés<br />
par l'érosion, entre les rochers délités s'ouvraient<br />
des crevasses profondes desquelles s'élevaient une<br />
fine brume d'humidité. De plus, la pluie avait<br />
rendu la roche encore plus glissante et dangereuse<br />
que jamais. Les membres de la compagnie<br />
619
s'avançaient avec circonspection, prenant bien<br />
garde à l'endroit où ils posaient les pieds. Le<br />
brouillard les environnait de sorte que le dernier<br />
du cortège ne voyait pas le premier devant lui.<br />
Tous grelottaient et se sentaient mal assurés sur<br />
leurs jambes. Leurs vêtements leurs collaient à la<br />
pe<strong>au</strong> et les gênaient dans leur progression. De<br />
temps à <strong>au</strong>tres, le vertige les saisissait lorsque le<br />
tapis de brume se dissipait et laissait entrevoir la<br />
profondeur des crevasses.<br />
Soudain, Agora ripa et glissa dans l'une d'elles<br />
en poussant un grand cri. Il s'agrippa comme il put<br />
pour se retenir. Il s'écorcha les mains et laissa<br />
choir le sac de provisions. <strong>Naïla</strong> et Nyss<br />
620
accoururent les premières pour le secourir. Elles<br />
l'attrapèrent chacune par un bras et tirèrent de<br />
toutes leurs forces, hélas Agora était bien trop<br />
lourd pour elles. Même Alise le tirait par le h<strong>au</strong>t<br />
de la capuche. Mika arriva en dérapant<br />
dangereusement car elle avait peu d'adhérence<br />
avec ses gros sabots. Elle saisit Agora par les<br />
ép<strong>au</strong>les et, toutes ensemble, elles parvinrent à le<br />
hisser. Hélas, le sac qui contenait la viande<br />
boucanée, la corde et quelques équipements pour<br />
le campement était suspendu à une aspérité en<br />
contrebas. L'aventurière ingénieuse eut l'idée<br />
suivant : elle fit descendre Miaoumi dans la faille,<br />
Flamy la tenait par la queue et lui-même était tenu<br />
621
par la queue à bout de bras par Mika. C'était du<br />
travail d'équipe ! La félidée parvint à planter ses<br />
griffes dans le sac. Alors ceux qui étaient restés en<br />
h<strong>au</strong>t tirèrent pour la remonter, s<strong>au</strong>f le p<strong>au</strong>vre<br />
Vincent qui était dans l'incapacité de faire ce<br />
genre d'effort à c<strong>au</strong>se de sa jambe.<br />
Ho Hisse ! Ho hisse ! C'mon ! Rythmait<br />
l'aventurière.<br />
Malheureusement...<br />
Miaïa, aïe, aïe !!! Glapit la félidée car le sac<br />
se déchirait entre ses griffes. Non, pas la viande!<br />
Noooooooon !!<br />
622
Le sac lui échappa. Il heurta une paroi,<br />
s'éventra et tout son contenu fut englouti dans les<br />
profondeurs. Miaoumi, dépitée, baissa les oreilles.<br />
Dépitée, la compagnie dans son ensemble l'était<br />
tout <strong>au</strong>tant. Après inventaire, ils réalisèrent qu'il<br />
ne leur restait que leur gourde d'e<strong>au</strong> respective et<br />
le sac à dos de <strong>Naïla</strong> qui contenait la toile du<br />
hamac, le journal délavé et écorné de<br />
l'ethnographe et c'était à peu près tout. Cet<br />
incident mina sérieusement le moral de toute la<br />
troupe. Il leur fallait <strong>au</strong> plus vite rejoindre les bois<br />
et, si possible, la civilisation pour se ravitailler.<br />
Sans se morfondre plus longtemps, ils<br />
continuèrent leur chemin. Ils n'avaient pas d'<strong>au</strong>tre<br />
623
choix que d'avancer. Le jour suivant fut tout <strong>au</strong>ssi<br />
difficile, non à c<strong>au</strong>se du terrain, ni de la météo qui<br />
s'améliorait du reste, mais à c<strong>au</strong>se du fait que les<br />
membres de la compagnie n'avaient plus rien à se<br />
mettre sous la dent. Plus que la force physique,<br />
c'était surtout le moral qui leur manquait. Ils<br />
désespéraient de quitter un jour ces corridors<br />
rocheux et d'apercevoir la cime d'un arbre <strong>au</strong> lieu<br />
de la crête d'un mont. Ils ne se parlaient plus les<br />
uns <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres, ils se contentaient de marcher, la<br />
tête basse en silence. Pas même le cri d'un rapace<br />
ne venait troubler ce silence pesant comme les<br />
lourds nuages qui les surplombaient.<br />
624
Le septième jour, vers midi, la compagnie passa<br />
un col et aperçut alors une étendue herbeuse à<br />
moins d'une demi-lieue plus bas. Leur cœur<br />
s'emplit de joie à la vue de ce tapis de verdure<br />
providentiel. En quelques enjambées, ils<br />
atteignirent le petit cirque herbeux qui marquait la<br />
terminaison de la vallée et qui s'ouvrait comme un<br />
prélude d'opéra, sur des paysages plus verdoyants<br />
et enchanteurs que ceux qu'ils venaient de<br />
traverser. C'en était enfin fini de la h<strong>au</strong>te<br />
montagne et de ses paysages lunaires dont la<br />
compagnie s'était lassée.<br />
Du h<strong>au</strong>t de la falaise qui terminait la prairie,<br />
<strong>Naïla</strong> et les siens contemplaient la nouvelle vallée<br />
625
qui s'offrait à eux. Elle descendait vers l'Ouest<br />
puis opérait un virage en direction du Nord Ouest.<br />
En son sein s'unissaient de petits cours d'e<strong>au</strong> pour<br />
former un début de rivière. Un regain de<br />
motivation éclaira les yeux de la compagnie. A la<br />
tombée de la nuit, ils étaient parvenus <strong>au</strong> pied de<br />
la falaise où ils purent enfin s'abriter de la pluie<br />
comme du vent. Malheureusement, la situation ne<br />
s'arrangeait guère : les estomacs criaient famine,<br />
les jambes et les pieds étaient endoloris, la fatigue<br />
paraissait clairement sur les visages, surtout celui<br />
de Vincent qui devenait progressivement barbu.<br />
Ce soir-là, <strong>Naïla</strong> n'allait pas très bien non plus :<br />
elle était fiévreuse et se sentait faible. Elle avait<br />
626
de toute évidence pris froid après la pluie et<br />
contracté une infection. Nyss, Alise et Flamy<br />
l'entourèrent et prirent soin d'elle <strong>au</strong>tant qu'il leur<br />
était possible de le faire. Vincent était ému de les<br />
voir s'occuper ainsi de sa fille. Il était content de<br />
constater que <strong>Naïla</strong> s'était faite des amis dévoués<br />
et fidèles.<br />
La nuit ne fut pas de tout repos car <strong>Naïla</strong> était<br />
agitée par la fièvre. Seule Mika dormit comme<br />
une pierre, une jambe par-dessus Vincent et le<br />
bras étendu presque sur la figure d'Agora, la<br />
bouche ouverte et ronflant comme un dragon qui<br />
<strong>au</strong>rait le nez pris.<br />
627
A l'<strong>au</strong>be, Miaoumi qui était de garde accourut<br />
sur ses quatre pattes :<br />
Mia ! Il y a quelqu'un dans la vallée !<br />
Déclara-t-elle avec un brin d'anxiété.<br />
Tous rampèrent jusqu'<strong>au</strong> sommet de la butte qui<br />
les protégeait et scrutèrent les environs. Comme la<br />
félidée le leur avait dit, un homme était dans la<br />
vallée, le nez dans l'herbe, à une certaine distance<br />
de leur abri. Après une rapide concertation, Mika<br />
et Agora furent envoyés comme émissaires car ils<br />
étaient humains et à peu près norm<strong>au</strong>x à première<br />
vue. Celui qu'ils allaient rencontrer, en revanche,<br />
était un véritable excentrique, <strong>au</strong>ssi bien<br />
extérieurement qu'intérieurement. L'individu en<br />
628
question était vêtu d'un long pantalon et d'une<br />
chemise qui avait due être blanche à une certaine<br />
époque et qui était à présent coloriée de fleurs<br />
bleues et j<strong>au</strong>nes. Il était barbu et avait les cheveux<br />
longs et frisés. Sur sa tête reposait une couronne<br />
de feuilles vertes. Il était pieds-nus, à genoux le<br />
nez dans l'herbe, et s'avançait en reniflant comme<br />
un chien qui cherche un os enterré.<br />
Il s'arrêta net <strong>au</strong>x pieds de Mika, leva la tête<br />
d'un air interrogateur, puis se releva d'un bond.<br />
Salut les potes ! Vous sortez d'où ? fit-il d'un<br />
ton amical et légèrement bucolique.<br />
629
Heu, salut l'ami, dit Mika, on est des<br />
voyageurs et on descend des montagnes.<br />
Cool ! Moi j'suis l'ermite de cette vallée, vous<br />
pouvez m'appeler Tarézoustra, se présenta<br />
l'homme à la couronne de feuilles.<br />
Et tu sais pas où est le village le plus proche<br />
par hasard ? Car nous sommes à court de vivres<br />
et…<br />
J'ai compris, vous êtes en rade, c'est ça ? Vous<br />
en faites pas, les potzos, ma cabane est plus bas,<br />
j'ai des poules, j'vous invite, on cassera l'œuf avec<br />
un ou deux champis bien sentis et zou! Y'a pas à<br />
cuisiner c'est dans le moule !<br />
630
Merci mon brave, c'est gentil, le problème est<br />
que nous ne sommes pas que deux, précisa Mika.<br />
Quand Tarézoustra vit les <strong>au</strong>tres membres de la<br />
compagnie il se gratta la tête d'un air perplexe :<br />
Oh bah ça alors : des petites elfes, une<br />
libellule en robe, un gros lézard gris et un chat qui<br />
tient sur ses deux pattes arrières. J'ai pourtant pas<br />
mangé de champi, c'est bizarre…<br />
C'est moi la libellule en robe ?! S'exclama<br />
Alise offusquée.<br />
Je suis une félidée ! Lança Miaoumi.<br />
Kya ! Kya ! Kya ! Répliqua Flamy.<br />
631
Ouah, c'est l'hallu totale ! S'extasia<br />
Tarézoustra. J'y pige que dalle mais c'est cool !<br />
Venez tous chez moi et on fera une giga-teuf !<br />
Plus on est de fous moins y'a de riz, pas vrai ?!<br />
La compagnie accepta l'invitation de l'étrange<br />
ermite. Ils le suivirent en longeant les bords du<br />
mince ruisse<strong>au</strong> qui dévalait la vallée. Tarézoustra<br />
avançait lentement car il était à quatre pattes et<br />
sentait attentivement chaque touffe d'herbe.<br />
Il se prend pour un chien ou quoi ? Souffla<br />
Alise à <strong>Naïla</strong>, mais son amie était ailleurs, elle<br />
avait be<strong>au</strong>coup de fièvre et la tête lui tournait.<br />
632
Heu, excusez-moi de vous poser cette<br />
question mais vous faites quoi <strong>au</strong> juste ? Demanda<br />
Vincent à leur guide.<br />
Je cherche, répondit Tarézoustra.<br />
Et vous cherchez quoi ?<br />
Ça ! Fit l'homme en se relevant soudain,<br />
tendant triomphalement une poignée d'herbe dans<br />
sa main. C'est de la "Morissone", reprit-il, une<br />
herbe très rare qui pousse que dans cette vallée et<br />
qui t'ouvre les portes de la perception mon pote !<br />
C'est trop de la balle j'te jure !<br />
Vincent ne semblait pas très convaincu à la vue<br />
de cette touffe d'herbe à vache pour le moins<br />
633
commune. Tarézoustra, en grand spécialiste qu'il<br />
était, expliqua que cette herbe se reconnaissait<br />
seulement à l'odeur car, disait-il, elle sentait<br />
"l'évasion" et "la banane épluchée".<br />
Tarézoustra n'était pas seulement botaniste<br />
confirmé, il se revendiquait volontiers comme<br />
"grand sage de la montagne" ou "philosophe des<br />
h<strong>au</strong>ts plate<strong>au</strong>x". En chemin il leur raconta<br />
qu'<strong>au</strong>trefois il avait travaillé dans les guildes<br />
commerciales du port d'Arbrook et qu'il était alors<br />
chargé de la distribution et de la vente de<br />
nombreux produits très divers.<br />
634
Il f<strong>au</strong>t comprendre que la distribution c'est<br />
fondamental, disait-il, il y en a qui ont compris<br />
depuis longtemps, moi ça me laisse songeur…<br />
Après de nombreuses années de labeur, il avait<br />
pris sa retraite anticipée et s'était retiré dans cette<br />
vallée isolée pour écrire des traités de philosophie<br />
et brouter de l'herbe.<br />
Car c'est un processus qui dépend du cerve<strong>au</strong><br />
des acteurs ! D'ailleurs voyez, les amis, ma cabane<br />
est juste là-bas !<br />
L'habitation de l'ermite était posée sur un<br />
monticule verdoyant qui trônait fièrement <strong>au</strong><br />
milieu du val. Le ruisse<strong>au</strong> coulait à son pied en le<br />
635
contournant. La cabane elle-même était faite de<br />
matéri<strong>au</strong>x de base, principalement des pierres et<br />
du bois. C'était un habitat plutôt précaire composé<br />
de deux pièces et d'un poulailler attenant. Ça et là<br />
des poules picoraient dans la déclivité. Il y avait<br />
même une chèvre qui se promenait librement.<br />
Oh, qu'elle est jolie ! S'exclama <strong>Naïla</strong> en<br />
l'apercevant.<br />
Elle est chouette hein ?! Elle s'appelle PJ dit<br />
l'ermite. Tu peux aller la voir, elle est carrément<br />
pas craintive.<br />
<strong>Naïla</strong> ne se fit pas prier : elle alla caresser la<br />
chèvre. Alise et Nyss la suivirent. Cette dernière<br />
636
avait un peu peur de la toucher car c'était la<br />
première fois qu'elle voyait une chèvre "en vrai".<br />
Tarézoustra fit pénétrer le reste de la compagnie<br />
dans son humble demeure. La première pièce<br />
comportait un foyer du côté Nord, à côté des<br />
cendres duquel était posée une vielle casserole<br />
cabossée. La pièce était cerclée de pots en terre<br />
cuite contenant des herbes odorantes. Sur une<br />
étagère bancale étaient posés des boc<strong>au</strong>x en verre<br />
contenant des champignons divers, des fruits secs,<br />
des œufs et du lait de chèvre caillé. Une fenêtre<br />
s'ouvrait sur les montagnes baignées de lumière.<br />
La seconde pièce était, quant à elle, dépourvue<br />
d'ouvertures sur l'extérieur. C'était la "chambre" et<br />
637
elle ne contenait qu'un tas de paille étalé dans un<br />
coin sur lequel était roulée une vielle couverture<br />
en pe<strong>au</strong> de bouc. Après avoir fait le tour du<br />
propriétaire, les membres de la compagnie allèrent<br />
remplir leurs gourdes et se décrasser à l'e<strong>au</strong> de la<br />
rivière. Déjà le Soleil déclinait en direction des<br />
crêts dénudés qui surplombaient la vallée. Des<br />
nuages épars parcouraient le ciel et leur ombre<br />
projetée courait sur les versants montagneux.<br />
<strong>Naïla</strong> était assise dans l'herbe <strong>au</strong> bord de la<br />
rivière. Elle contemplait la pointe de l'Hesso qui<br />
paraissait encore <strong>au</strong>-dessus des <strong>au</strong>tres cimes. Elle<br />
se laissait bercer par les clapotis du ruisse<strong>au</strong>. Son<br />
père vint la rejoindre. Il se servait de Féryl, la<br />
638
lance de Mika, comme d'une béquille et se<br />
déplaçait avec peine.<br />
Tiens, mon trésor, c'est pour toi, dit-il en lui<br />
tendant des fruits secs que l'ermite lui avait<br />
donnés.<br />
C'étaient des raisins et des abricots.<br />
Merci P'pa, fit la fillette en gratifiant son père<br />
d'un sourire angélique.<br />
Vincent étendit sa jambe droite et s'assit <strong>au</strong>près<br />
de <strong>Naïla</strong>.<br />
Comment te sens-tu ? L'interrogea-t-il.<br />
639
Tantôt j'ai ch<strong>au</strong>d, tantôt j'ai froid. J'ai les yeux<br />
qui me piquent un peu et les oreilles qui<br />
bourdonnent, répondit-elle.<br />
Vincent passa sa main sur le front de <strong>Naïla</strong> :<br />
Tu as be<strong>au</strong>coup de fièvre. Tu devrais rentrer<br />
te reposer…<br />
<strong>Naïla</strong> hocha la tête. Elle était certes très<br />
fatiguée, mais pour l'heure elle appréciait d'être<br />
encore dehors sous le Soleil. Elle pouvait admirer<br />
le paysage et observer ce que faisaient ses amis.<br />
Alise était posée à deux pas. Elle recueillait l'e<strong>au</strong><br />
entre ses mains et la portait à sa bouche. Tout à<br />
coup elle reçut des gouttes et s'écria :<br />
640
Hey ! Flamy, tu l'as fait exprès ou quoi ?!<br />
Ce dernier était dans le lit du ruisse<strong>au</strong>. Il<br />
plongeait la tête dans l'e<strong>au</strong> et la relevait vivement<br />
de façon répétée, projetant ainsi des gouttelettes<br />
dans les airs pour mouiller son dos. Joyeusement<br />
il remuait ses oreilles de dragon et faisait reluire<br />
ses écailles argentées. Pour se venger, Alise<br />
l'éclaboussa. Flamy s'ébroua et tenta d'arroser la<br />
fée à son tour. Celle-ci s'envola en riant et tous<br />
deux s'amusèrent à s'envoyer de l'e<strong>au</strong> à la figure.<br />
Well, well, ils ont l'air de bien rigoler ces<br />
deux-là, commenta Mika qui venait de rejoindre<br />
<strong>Naïla</strong> et Vincent.<br />
641
L'ethnographe s'enquit de la blessure que<br />
l'aventurière s'était faite à la cuisse.<br />
Oh, c'est rien, même pas mal, fanfaronna<br />
Mika. Je suis une guerrière, ne l'oublie pas, j'ai un<br />
métabolisme très résistant. Tu verras que ça ne me<br />
laissera même pas de cicatrice !<br />
A propos, où est Agora ? Fit remarquer<br />
Vincent.<br />
Le pisteur avait disparu. Ils regardaient de tous<br />
côtés mais ne le voyaient pas. Soudain, ils<br />
entendirent : « Cot ! Cot ! Cot ! » et virent une<br />
poule affolée surgir de derrière la butte. Elle était<br />
642
poursuivie par la félidée qui avait très envie de<br />
manger de la volaille.<br />
Miaoumi ! Arrête ! Laisse cette poule<br />
tranquille ! Criait Nyss qui courait derrière elle<br />
pour essayer de la retenir, ce qui ne fut pas facile.<br />
Le Soleil passa rapidement à l'Ouest et la vallée<br />
s'assombrit. Alors, l'excentrique ermite les invita à<br />
rentrer dans la cabane :<br />
Venez les gars, les filles, j'vais vous préparer<br />
une bonne omelette <strong>au</strong>x champis des familles !<br />
Sans doute attiré par l'odeur alléchante qui<br />
s'échappait de la cheminée, Agora reparut et entra<br />
avec la compagnie dans la demeure de<br />
643
Tarézoustra. Ce dernier était tout content d'avoir<br />
des convives, ce qui était plutôt rare. Hélas,<br />
comme <strong>Naïla</strong> se sentait malade, elle ne mangea<br />
pas et se coucha directement. Vincent qui était<br />
inquiet pour elle ne dîna pas non plus, et resta à<br />
son chevet pour lui appliquer des tissus humides<br />
sur le front pour calmer la fièvre. Miaoumi ne<br />
mangea pas non plus car elle était contrariée qu'on<br />
lui ait si vivement refusé une cuisse de poulet.<br />
Elle resta roulée en boule près du feu toute la<br />
soirée sans bouger une moustache. Les <strong>au</strong>tres, en<br />
revanche, dévorèrent l'omelette avec un appétit<br />
féroce. Leur estomac en fut contenté, mais leur<br />
esprit fut troublé, à des degrés divers, à mesure<br />
644
que les champignons de Tarézoustra faisaient leur<br />
effet.<br />
La technologie est embarquée dans les<br />
solutions, c'est la formalisation concrète de sa<br />
forme, expliquait l'ermite tout en bourrant sa pipe<br />
d'herbe à escargot. La qualité on s'en fiche,<br />
l'important c'est la technique. Surtout quand les<br />
produits peuvent se cannibaliser !<br />
Soudain, Nyss s'écroula sur les genoux<br />
d'Agora, comme foudroyée, et s'endormit<br />
profondément. Le pisteur, quant à lui, commença<br />
à se sentir oppressé : il voyait un troisième œil<br />
s'ouvrir <strong>au</strong> front de chacun des membres de la<br />
compagnie. Ces yeux étranges le fixaient. Quand<br />
645
le malaise fut à son comble, Agora se leva et<br />
sortit. Il veilla toute la nuit la dague <strong>au</strong> poing et<br />
surs<strong>au</strong>tait <strong>au</strong> moindre craquement.<br />
Une fois qu'il achète, il devient client, tu<br />
comprends ? Continuait l'ermite en s'adressant à<br />
Flamy.<br />
Le dragonnet était abattu, comme s'il avait reçu<br />
un coup de massue sur le crâne. La tête renfoncée<br />
entre les ép<strong>au</strong>les, l'œil vague, il regardait le feu<br />
fixement. Alise était complètement hilare. Elle<br />
riait pour rien. Elle trouvait que tout le monde<br />
avait une tête bizarre : celui-ci, elle lui trouvait un<br />
nez trop long, celle-là des yeux globuleux<br />
646
exorbités, tel <strong>au</strong>tre lui semblait tout difforme, et<br />
cela la faisait rire <strong>au</strong>x éclats.<br />
Tarézoustra mimait quelque chose en répétant :<br />
Comme a dit Mark Eting un jour : « ça c'est<br />
du maniement de porte, c'est énergique ! ». Tu<br />
vois ce que je veux dire ?<br />
Flamy restait impassible.<br />
Intrigué par ce tapage, Vincent se leva et<br />
clopina jusqu'à la pièce adjacente. Là, Mika lui<br />
tomba dans les bras en disant dans sa langue<br />
maternelle :<br />
I want you… I want you so bad, it's driving<br />
me mad…<br />
647
Et ce disant, elle se pressa contre lui comme<br />
pour l'embrasser, mais l'ethnographe la repoussa :<br />
Mika, voyons ! Mais qu'est-ce qui te prend ?!<br />
L'aventurière qui ne tenait plus debout,<br />
s'affaissa jusqu'<strong>au</strong> sol et se mit à ronfler presque<br />
<strong>au</strong>ssitôt. Vincent, déconcerté, lança un regard<br />
circulaire sur la pièce et vit l'ermite qui<br />
monologuait toujours :<br />
A posteriori, on a besoin d'anticiper. Mais il<br />
n'y a tellement pas de règles qu'on peut pas<br />
prendre de riqse, de riq, de ris-ques ! Articulait-il<br />
avec peine. De toute façon quand c'est pressé et<br />
648
qu'il n'y a plus d'jus, ça sert à rien d'insister. Mais<br />
dans l'attente il f<strong>au</strong>t rester souple !<br />
Ainsi parlait Tarézoustra.<br />
Vincent sollicita son aide pour traîner les<br />
endormis dans la chambre. Ils portèrent d'abord<br />
Nyss et Alise qu'ils couchèrent près de <strong>Naïla</strong> sur<br />
le tas de paille. A deux, ils tirèrent Mika dans la<br />
chambre et lui ôtèrent son armure. Alors que<br />
Vincent plaçait le sac de <strong>Naïla</strong> sous sa tête pour<br />
lui servir d'oreiller, l'aventurière releva les<br />
p<strong>au</strong>pières et jeta à l'ethnographe un regard intense.<br />
Gimme a kiss… Soupira-t-elle.<br />
649
Vincent fronça les sourcils pour signifier qu'il<br />
n'avait pas compris. Alors Mika répéta en<br />
désignant sa joue :<br />
Fais-moi un… Bisou…<br />
Étonné, Vincent lui fit une bise sur la joue et<br />
l'aventurière se rendormit derechef. L'ethnographe<br />
se redressa et considéra Mika tout en réajustant<br />
ses lunettes.<br />
« Certes Mika est une guerrière hors-pair, se<br />
disait-il, mais <strong>au</strong> fond c'est encore une enfant qui<br />
manque d'affection… ».<br />
Dans la pièce d'à côté, Miaoumi se réveilla en<br />
baillant. Elle s'étira à la manière des chats et se<br />
650
gratta l'oreille avec la patte arrière. Elle constata<br />
qu'il n'y avait plus personne s<strong>au</strong>f Flamy qui lui<br />
paraissait plutôt abruti. Elle lui fit des signes de la<br />
patte devant le muse<strong>au</strong>, mais il ne réagissait pas. Il<br />
ne clignait même pas des yeux. Elle le poussa<br />
légèrement du bout du doigt et le dragonnet tomba<br />
sur le côté, immobile et raide comme une statue.<br />
Alors la félidée se dirigea vers les vases, repéra<br />
celui qui contenait le lait frais de PJ la chèvre,<br />
vérifia encore que personne ne l'observait, puis<br />
elle s'empara du vase et l'emporta à l'extérieur en<br />
se léchant les babines.<br />
Le lendemain, tous ceux qui avaient consommé<br />
de l'omelette, s<strong>au</strong>f Tarézoustra, eurent une terrible<br />
651
migraine. La compagnie remercia néanmoins<br />
l'ermite pour son hospitalité et prit congé de lui<br />
sans délai, poursuivant son périple en direction de<br />
la forêt qui apparaissait en aval de la vallée.<br />
652
L'ombre du Grand Dragon<br />
Noir<br />
Un déluge de feu recouvrit le sommet de la<br />
Tour des Dragons. Deux de ces puissantes<br />
créatures ailées arrosaient de leurs flammes le non<br />
moins puissant Ashran qui leur tenait tête,<br />
fermement campé derrière son large bouclier. La<br />
fournaise l'environnait et son armure d'écaille<br />
rougeoyait sous l'effet de la chaleur.<br />
Lorsque l'un des dragons fondit sur lui pour le<br />
saisir, Ashran para le violent coup de griffe et<br />
répliqua avec force, blessant la bête de son<br />
Martlance. Le dragon tournoya et plongea <strong>au</strong> bas<br />
653
de la tour. L'<strong>au</strong>tre dragon tenta de prendre Ashran<br />
à revers, mais ce dernier l'esquiva en roulant en<br />
avant, alerté par le souffle de ses ailes dans l'air.<br />
D'un geste souple, il lança son Martlance qui, tel<br />
un boomerang, décrivit un demi-cercle, frappa le<br />
dragon et revint dans la main de son propriétaire.<br />
A moitié assommé, le monstre s'écroula de tout<br />
son long sur les pavés de la tour. Féroce, Ashran<br />
se rua sur lui et le maîtrisa. Ainsi s'entraînait<br />
quotidiennement le Maître des Dragons. Un vent<br />
impétueux soulevait sa cape et poussait les nuages<br />
cotonneux <strong>au</strong>-dessus de sa tête. Ils étaient si bas<br />
qu'il <strong>au</strong>rait presque pu les toucher en levant les<br />
mains. De son œil valide, il scrutait les montagnes<br />
654
vers le Nord. Pourtant c'était de l'Ouest que<br />
devaient lui parvenir les nouvelles.<br />
Voletant de droite et de g<strong>au</strong>che, un pigeon<br />
voyageur luttait contre les courants contraires. Il<br />
venait de traverser la périlleuse Chaîne de l'Hesso<br />
et apercevait enfin la h<strong>au</strong>te tour qui était<br />
précisément sa destination. Déterminé, il mit le<br />
cap droit sur Ashran. Alors qu'il approchait de son<br />
objectif, trois dragons de taille modeste, mais<br />
néanmoins fort imposants pour un petit pigeon,<br />
tentèrent de le gober ! Leurs mâchoires claquaient<br />
si près de lui qu'il était contraint de faire de<br />
grandes embardées pour les éviter. En<br />
l'apercevant, le Maître des Dragons lança un cri et<br />
655
ses créatures se retirèrent. Le pigeon soulagé se<br />
posa sur le doigt d'Ashran qui défit le message<br />
qu'il portait à la patte. Le p<strong>au</strong>vre pigeon était vert<br />
de peur. Il avait eu si peur qu'il ne put se retenir et<br />
crotta sur les bottes du Maître des Dragons. Hors<br />
de lui, ce dernier le congédia violemment et cria<br />
vengeance, si bien que le p<strong>au</strong>vre pigeon s'en fut,<br />
les yeux exorbités de crainte et "flappant"<br />
énergiquement des ailes, poursuivi qu'il était par<br />
les jets de flamme des dragons en colère.<br />
En jurant très grossièrement, Ashran déroula le<br />
message et le lut : « Ashran, mon cher frère,<br />
l'heure de la "parade" approche. Veuille te rendre<br />
<strong>au</strong> duché de Stanse dans les plus brefs délais.<br />
656
Raglan ». Le Maître des Dragons grogna tout en<br />
froissant le mot qu'il jeta <strong>au</strong>ssitôt.<br />
Le soir venu, le ciel s'était dégagé et les étoiles<br />
brillaient <strong>au</strong>-dessus des montagnes. Ashran était<br />
en train de fixer la selle de sa dragonne, lorsqu'il<br />
entendit le cri aigu qu'il attendait depuis<br />
longtemps : c'était Shade, le dragon de la nuit, qui<br />
revenait de mission. Hélas pour son maître, il<br />
avait échoué. Dans la langue gutturale des<br />
dragons, Shade résuma comment il avait pisté et<br />
retrouvé <strong>Naïla</strong> dans la Grande Forêt. Il fit état de<br />
ses combats et de la blessure qu'il avait reçu lors<br />
de son ultime combat contre la compagnie. Il cita<br />
<strong>au</strong>ssi les paroles du prince des draconites qui<br />
657
l'avait empêché <strong>au</strong> dernier moment de capturer la<br />
fillette : « Dis à ton maître que sa dernière heure<br />
approche, l'heure de ma vengeance ». Ainsi avait<br />
parlé Okrör.<br />
Ashran sentit la colère s'emparer de lui et il ne<br />
put se contrôler. Le cristal de grenat de son<br />
diadème étincela. Des traits de lumière en<br />
jaillirent. Ils s'étendirent par vagues dans les airs,<br />
se croisèrent et se relièrent pour former la<br />
silhouette d'un dragon gigantesque <strong>au</strong>-dessus<br />
d'Ashran. Tous les <strong>au</strong>tres dragons, Shade excepté,<br />
s'éloignèrent en hâte, effrayés. L'ombre du Grand<br />
Dragon Noir parla et les montagnes voisines en<br />
tremblèrent :<br />
658
!!<br />
Bahamuts et draconites périront et je règnerai<br />
Shade, qui avait échoué dans l'accomplissement<br />
de sa mission, se retira de la présence de son<br />
maître. Les traits de lumière rouge réintégrèrent<br />
l'œil du diadème.<br />
La colère d'Ashran s'était à peine atténuée et il<br />
m<strong>au</strong>dissait davantage cette petite fille qui lui avait<br />
encore échappé. Il chev<strong>au</strong>cha toute la nuit par-<br />
delà les régions montagneuses et parvint à Stanse<br />
dès les premières lueurs de l'<strong>au</strong>rore. L'imposante<br />
dragonne argentée se posa dans la cour pavée.<br />
Ashran s<strong>au</strong>ta de la selle et marcha droit vers le<br />
hall sans prêter attention <strong>au</strong>x salutations craintives<br />
659
des intendants. On lui indiqua que Raglan était<br />
dans la salle des marbres. Le Maître des Dragons<br />
s'y rendit sans détour. Il trouva son frère debout <strong>au</strong><br />
milieu d'une grande pièce carrée. Le sol de celle-<br />
ci était dallé de marbres, tous différents, de trente-<br />
six teintes, <strong>au</strong>x nuances différentes, tantôt<br />
brillants, tantôt opaques. La pièce était dépourvue<br />
de meubles ou d'<strong>au</strong>tres éléments de décoration.<br />
Elle était simplement ornée de glaces sur tout le<br />
tour de ses murs, ce qui donnait l'illusion d'un<br />
espace infiniment plus grand. La silhouette<br />
sombre du duc en habits pourpre se répétait<br />
indéfiniment dans les miroirs.<br />
660
Tu as été prompt, Ashran, dit-il en se tournant<br />
à demi vers son frère qui venait de franchir le<br />
seuil de la porte.<br />
Pourquoi m'as-tu fait venir ? Demanda<br />
Ashran sans même le saluer.<br />
Le roi d'Hassland va bientôt mourir. Je<br />
voudrais que tu t'y rendes dès maintenant et que tu<br />
offres tes services <strong>au</strong> prince et futur souverain,<br />
comme nous l'avions convenu de longue date toi<br />
et moi.<br />
Le Maître des Dragons resta impassible sans<br />
rien ajouter. Raglan se tourna complètement face<br />
à son frère et le dévisagea :<br />
661
Es-tu perturbé, ou quelque chose te contrarie-<br />
t-il ? Je vois dans tes yeux que tu es préoccupé.<br />
Serait-ce par hasard à c<strong>au</strong>se de cette étrange<br />
fillette : <strong>Naïla</strong> ?<br />
Ashran leva un sourcil et Raglan eut un léger<br />
sourire. Ce dernier s'avança en déclamant une<br />
tirade dont il avait le secret :<br />
Crois-tu que je n'ai pas eu vent de ce que tu<br />
fais dans mon dos, Ashran ? Alors que je désirais<br />
en savoir plus sur cette énigmatique fillette, toi tu<br />
projetais de la tuer pour te venger de l'affront<br />
qu'elle t'avait fait en résistant à ton pouvoir, n'est-<br />
ce pas ? C'est pour cela que tu as lancé à ses<br />
trousses ton dragon pisteur. Hélas, si terrible que<br />
662
fut ton serviteur, il n'a pas pu vaincre <strong>Naïla</strong> et les<br />
siens. Et sais-tu pourquoi ? C'est parce qu'elle est<br />
accompagnée d'un petit dragon béni par les<br />
souverains de sa race, et tant qu'il restera avec<br />
elle, la fillette sera hors de ta portée. Mais ne t'en<br />
soucie plus à présent, car elle est à ma merci. Oui,<br />
car j'ai le même souhait que toi à présent : la faire<br />
disparaître ! Ce n'est qu'une question de temps<br />
avant que mon fidèle Ragoya ne l'assassine durant<br />
son sommeil. Ne nous préoccupons donc plus de<br />
son sort et revenons à nos projets. Ne nous<br />
laissons pas distraire…<br />
Raglan arriva à la h<strong>au</strong>teur de son frère qui avait<br />
écouté l'argumentation sans broncher alors que<br />
663
tous ses plans avaient été révélés. Le duc posa ses<br />
mains sur les ép<strong>au</strong>les du Maître des Dragons et dit<br />
d'une voix empruntée :<br />
Ashran, ne te laisse pas dominer par la bête<br />
qui sommeille en toi ! Ne laisse pas la malédiction<br />
l'emporter car tu y perdrais la vie… Veille à ne<br />
pas sombrer dans la colère car un accès de rage<br />
pourrait signifier ta perte. Tu n'es pas invincible,<br />
Ashran, ne l'oublie pas. J'ai des plans glorieux<br />
pour toi, tu le sais : je ferai de toi l'homme le plus<br />
puissant des Terres Orientales. Tu seras le glaive<br />
destructeur que les rois des nations s'arracheront<br />
pour s'entretuer. Et tu les domineras tous ! Ne me<br />
déçois pas.<br />
664
Raglan contourna son frère et s'en fut. Ashran<br />
resta un long moment seul à déambuler dans la<br />
salle des marbres, observant ses multiples reflets<br />
dans les miroirs des murs.<br />
665
La triste enfant<br />
C'était le cinquantième jour d'Été, le Soleil était<br />
<strong>au</strong> rendez-vous et il dispensait une arrogante<br />
chaleur sur la terre. Heureusement, la compagnie<br />
cheminait sous le feuillage protecteur de la forêt.<br />
« Enfin un petit peu de verdure et de<br />
fraîcheur », soupiraient-ils en eux-mêmes après<br />
avoir si péniblement traversé les lieux désolés de<br />
la montagne. La compagnie avait l'estomac dans<br />
les talons mais le pied léger car le sentier était<br />
plus agréable. Bordé de h<strong>au</strong>ts arbres dont les<br />
racines empiétaient sur son tracé, ce chemin se<br />
tortillait le long d'une pente ardue <strong>au</strong> bas de<br />
666
laquelle coulait une rivière scintillante. Ça et là,<br />
un bloc de roche tout couvert de mousse et coiffé<br />
d'un arbuste faisait barrage. Plus loin, c'était un<br />
mince cours d'e<strong>au</strong> descendu des h<strong>au</strong>teurs qu'il<br />
fallait enjamber. Malgré ces quelques obstacles<br />
naturels, la progression était plutôt aisée.<br />
Miaoumi venait d'abord, s<strong>au</strong>tant de pierre en<br />
pierre. Flamy marchait fièrement à sa suite,<br />
précédé de la petite Nyss. Agora venait ensuite. Il<br />
portait <strong>Naïla</strong> dans son dos. Cette dernière était si<br />
malade qu'elle avait peine à marcher. Elle<br />
chancelait et trébuchait en perdant l'équilibre.<br />
Vincent avait préféré que quelqu'un la portât, et<br />
c'était Agora qui s'était désigné pour cela. La<br />
667
fillette était sur son dos et délirait à c<strong>au</strong>se de la<br />
fièvre. Elle balbutiait des choses<br />
incompréhensibles, comme un somnambule qui<br />
parle durant son sommeil. Alise volait à côté d'elle<br />
la couvrant d'un regard à la fois tendre et anxieux.<br />
<strong>Naïla</strong> voyait l'attention que sa fidèle amie lui<br />
portait et lui souriait pour la remercier et lui<br />
signifier qu'elle n'allait pas si mal. Vincent était<br />
quelques distances derrière sur le sentier. Il<br />
avançait avec préc<strong>au</strong>tion, s'aidant de Féryl et d'un<br />
long bâton qu'il avait ramassé et qui, ensemble, lui<br />
servaient de béquilles. Mika était la dernière. Elle<br />
portait le sac de <strong>Naïla</strong> et les armes, c'est-à-dire la<br />
rapière et les flèches elfiques.<br />
668
En tête de cortège, Miaoumi s'arrêta car la forêt<br />
s'ouvrait et le chemin se finissait dans un<br />
précipice. Flamy, inconscient comme toujours,<br />
bouscula la félidée qui faillit choir du h<strong>au</strong>t de la<br />
falaise. Toute hérissée de frayeur et de colère, elle<br />
réprimanda le dragonnet indifférent pendant que<br />
le reste de la compagnie les rejoignait. Le paysage<br />
qui s'offrait à eux était magnifique. La vallée<br />
boisée débouchait sur un cirque montagneux <strong>au</strong><br />
centre duquel se trouvait un lac. Mais ce qui attira<br />
le regard des membres de la compagnie, ce fut le<br />
fortin qui était bâti <strong>au</strong> bord du lac.<br />
669
My kingdom ! Une place forte ! s'exclama<br />
Mika. Nous allons peut être enfin pouvoir manger,<br />
boire et dormir dans des lits !<br />
Si l'endroit n'est pas désert ou peuplé<br />
d'hurluberlus comme Tarézoustra, remarqua<br />
Vincent.<br />
Agora ne fit <strong>au</strong>cun commentaire. <strong>Naïla</strong> dont la<br />
vision était diminuée par la fatigue, scrutait les<br />
habitations cerclées de remparts.<br />
Bah, nous verrons bien, fit l'aventurière en<br />
regardant de droite et de g<strong>au</strong>che à la recherche<br />
d'un sentier pour descendre.<br />
670
Tous la suivirent lorsqu'elle eut trouvé, et<br />
chacun commençait à imaginer ce qu'ils allaient<br />
découvrir. En tout cas la simple perspective<br />
d'avoir un toit pour la nuit suffisait à motiver la<br />
compagnie. Ils parcoururent la forêt à grands pas<br />
et parvinrent <strong>au</strong>x abords du lac en fin d'après-<br />
midi. Ce fut alors qu'ils découvrirent que l'étendue<br />
d'e<strong>au</strong> était artificielle et retenue par un barrage en<br />
aval. Des rose<strong>au</strong>x poussaient sur ses rives et des<br />
coassements s'élevaient des herbes. Le Soleil<br />
trônait entre les monts à l'Ouest, direction vers<br />
laquelle s'ouvrait le cirque. Les pics alentours<br />
étaient baignés d'une lumière d'or. La compagnie<br />
longea le lac pour arriver <strong>au</strong> fortin par l'Est. Ils<br />
671
contournèrent ensuite les murs d'enceinte pour<br />
parvenir enfin devant la porte qui était face <strong>au</strong><br />
Sud. Celle-ci était légèrement ouverte. Elle<br />
donnait sur des ruelles sombres et terreuses. De<br />
part et d'<strong>au</strong>tre, il y avait des maisons inhabitées et<br />
d'anciennes façades de boutiques.<br />
Mouais, c'est plutôt mort par ici, dit la fée.<br />
Certes, acquiesça Mika, mais rien ne nous<br />
empêche de faire le tour de l'endroit pour nous<br />
installer dans un coin douillet.<br />
Les <strong>au</strong>tres approuvèrent. Ils allaient s'avancer<br />
dans l'enceinte du fort, lorsque <strong>Naïla</strong> s'exclama :<br />
Hé, il y a quelqu'un là-h<strong>au</strong>t !<br />
672
Elle désignait du doigt une silhouette assise <strong>au</strong><br />
sommet du rempart. C'était une jeune fille<br />
d'environ quinze ans. Elle avait les cheveux<br />
blancs coupés <strong>au</strong> bol en dessous des oreilles. Elle<br />
était frêle et sa pe<strong>au</strong> était très blanche. Son visage<br />
était doux et triste à la fois. Ses pupilles<br />
légèrement rougeâtres fixaient les dernières lueurs<br />
du Soleil couchant. Elle était vêtue d'un long<br />
tablier bleu marine, celui que portaient<br />
habituellement les servantes. Elle était plongée<br />
dans une sorte de méditation contemplative et<br />
mélancolique sur le mur du fortin.<br />
Ohé, du rempart ! L'appela Mika.<br />
673
La fillette surs<strong>au</strong>ta, se redressa et considéra la<br />
compagnie du h<strong>au</strong>t de son perchoir.<br />
Bonjour, nous sommes des voyageurs en<br />
quête d'un abri pour la nuit, dit l'aventurière.<br />
Peux-tu nous aider ? Es-tu seule ici ?<br />
Mon maître, Monsieur Tavernier, possède cet<br />
endroit, répondit la jeune fille. Il vous recevra<br />
sûrement. Mais attendez que je descende, et je<br />
vous guiderai jusqu'à sa demeure.<br />
Merci, cria Mika alors que la jeune fille<br />
s<strong>au</strong>tait sur le chemin de garde hors de leur champ<br />
de vision.<br />
674
Hélas, d'<strong>au</strong>tres guides nettement moins<br />
sympathiques et moins accueillants tombèrent sur<br />
la compagnie : c'étaient quatre gardes en armes.<br />
Ils encerclèrent les membres de la compagnie en<br />
brandissant leurs lances.<br />
Qui êtes-vous, étrangers ? D'où venez-vous et<br />
que faites-vous ici ? Les interrogea un cinquième<br />
garde qui arrivait l'épée <strong>au</strong> poing.<br />
Nous sommes d'honnêtes voyageurs, expliqua<br />
Vincent. Nous descendons des montagnes. Nous<br />
sommes épuisés et affamés et ma fille est malade.<br />
Nous sommes venus ici pour vous demander<br />
l'hospitalité.<br />
675
Les gardes leur tournaient <strong>au</strong>tour en les<br />
observant attentivement. Agora avait déposé <strong>Naïla</strong><br />
et suivait du coin de l'œil leurs faits et gestes.<br />
D'honnêtes voyageurs, dites-vous ? Fit le chef<br />
des gardes d'un air suspicieux. Une équipe comme<br />
la vôtre me paraît plutôt louche <strong>au</strong> contraire. Qui<br />
me prouve que vous n'êtes pas des brigands en<br />
fuite, car c'est ce que vous semblez être plus<br />
qu'<strong>au</strong>tre chose.<br />
A ce moment, la jeune fille <strong>au</strong> tablier bleu parut<br />
<strong>au</strong> bout d'une ruelle transversale. En l'apercevant,<br />
le chef lui ordonna de retourner <strong>au</strong>ssitôt <strong>au</strong> palais,<br />
ce qu'elle fit sans délai.<br />
676
Laissez-nous parler à votre maître, demanda<br />
Vincent sachant qu'il était inutile de discuter avec<br />
des sous-fifres bornés comme eux.<br />
chef.<br />
Donnez-nous toutes vos armes ! Ordonna le<br />
Vincent accepta. Les gardes s'approchèrent et<br />
confisquèrent les armes de chacun, même Féryl<br />
ainsi que le sac de <strong>Naïla</strong>. Lorsque l'un des gardes<br />
voulut fouiller Agora, ce dernier se rebella et le<br />
projeta <strong>au</strong> sol violemment. Les <strong>au</strong>tres s'énervèrent<br />
et levèrent leurs lances. Les membres de la<br />
compagnie se mirent en cercle défensif. Flamy et<br />
Miaoumi avaient sorti leurs griffes et grondaient.<br />
677
Du calme, les gars ! Fit le chef. Baissez vos<br />
lances !<br />
Pas de violence, Agora ! Le reprit Vincent.<br />
Veux-tu nous attirer des ennuis ?<br />
Le pisteur recula et laissa le garde se relever. La<br />
compagnie fut ensuite conduite à travers le fortin<br />
jusqu'<strong>au</strong> palais. Ses membres étaient encadrés par<br />
les gardes et marchaient en file indienne, conduits<br />
par le chef de la troupe. Nyss soutenait <strong>Naïla</strong>. Elle<br />
était intimidée, craintive et pour le moins déçue<br />
d'un tel accueil. Notant son désarroi, Alise fit cette<br />
remarque d'un ton sarcastique :<br />
Bienvenue <strong>au</strong> pays des hommes !<br />
678
Le fortin était grand comme un petit village de<br />
campagne. Autrefois c'était la résidence d'été de<br />
l'un des seigneurs d'Hassland qui venait y<br />
séjourner avec une poignée de ses sujets. Après<br />
l'indépendance et la proclamation de la<br />
République d'Arbrook, les seigneurs avaient été<br />
chassés de leurs terres, lesquelles avaient ensuite<br />
été vendues <strong>au</strong> plus offrant. Monsieur Tavernier,<br />
le propriétaire des lieux et des environs, était<br />
originaire du roy<strong>au</strong>me de Sayan <strong>au</strong> Nord. Il s'était<br />
installé bien des années <strong>au</strong>paravant dans la ville<br />
portuaire d'Artook, à l'époque où la bande littorale<br />
faisait encore partie du roy<strong>au</strong>me d'Hassland. En<br />
l'An 282 Depuis l'Unification, lorsque les rebelles<br />
679
indépendantistes d'Arbrook entamèrent leur<br />
insurrection, Monsieur Tavernier tenait une<br />
taverne dans les f<strong>au</strong>bourgs d'Artook. Durant les<br />
deux premières années de conflit, il parvint à<br />
s'enrichir grassement en revendant <strong>au</strong> marché noir<br />
les produits qui débarquaient illégalement des<br />
vaisse<strong>au</strong>x de commerce venus de Sayan et de<br />
Valhesso. A partir de la troisième année, en<br />
réalisant que les hasslandiens étaient en difficulté,<br />
et qu'une victoire des rebelles était probable, il<br />
s'engagea dans les milices républicaines qu'il<br />
servit pendant un an. A la fin de l'année 286,<br />
lorsque fut signé le Traité de l'Epine, Monsieur<br />
Tavernier profita de ses richesses pour acquérir ce<br />
680
ecoin de montagne qui avait appartenu à un noble<br />
déchu. Nombre de bourgeois républicains<br />
placèrent, tout comme lui, leur or dans<br />
l'immobilier, rachetant vergers, palais, manoirs,<br />
collines et domaines. Pour protéger leurs richesses<br />
et leurs biens fraîchement acquis, ils engagèrent<br />
les miliciens démobilisés en tant que mercenaires<br />
qui devinrent, pour la plupart, des gardes à plein<br />
temps. Et finalement, les mœurs de ces bourgeois<br />
d'Arbrook ne différaient guère des seigneurs<br />
hasslandiens qu'ils avaient boutés hors de leur<br />
contrée.<br />
Les membres de la compagnie furent introduits<br />
dans le palais. Dans le grand hall, deux escaliers<br />
681
montaient à l'étage. Le sol était marbré et brillant.<br />
Un énorme chandelier pendait <strong>au</strong> bout de solides<br />
chaînes. Sur la g<strong>au</strong>che, une porte vitrée s'ouvrait<br />
sur une grande salle à manger <strong>au</strong>-delà de laquelle<br />
se trouvaient les cuisines. Sur la droite, une <strong>au</strong>tre<br />
porte donnait sur un long salon. Un tapis rouge<br />
moelleux couvrait le plancher. Les h<strong>au</strong>tes fenêtres<br />
étaient parées de ride<strong>au</strong>x rouges. Au bout de la<br />
pièce, il y avait une cheminée, une table basse, et<br />
deux f<strong>au</strong>teuils rouges confortables dans lesquels<br />
Monsieur Tavernier et sa femme étaient assis.<br />
Lui était un homme grand, gros et gras. Il avait<br />
sur la tête une imposante masse de cheveux bruns<br />
frisés. Son visage plutôt rond était percé de deux<br />
682
petits yeux <strong>au</strong>x sourcils froncés. Il avait un large<br />
nez et une moustache touffue qui tombait sur son<br />
menton. Il était vêtu d'une jaquette et d'un<br />
pantalon évasé. Madame Tavernier était elle <strong>au</strong>ssi<br />
bien en chair, joufflue comme un hamster avec<br />
des gros yeux et une chevelure blonde qui formait<br />
comme des parenthèses <strong>au</strong>tour de ses oreilles.<br />
Avachie dans sa longue robe rose, elle était en<br />
train de faire la lecture à son mari quand la troupe<br />
entra dans le salon. Les deux se retournèrent<br />
vivement.<br />
Monsieur, dit le chef, nous avons trouvé ces<br />
gens à l'entrée du fort. Ce sont des voyageurs<br />
égarés qui demandent l'hospitalité.<br />
683
Les Tavernier considérèrent chaque membre de<br />
la compagnie en détail. Pendant ce temps, Vincent<br />
parlait. Il exposa brièvement leur situation comme<br />
il l'avait déjà fait <strong>au</strong>x gardes.<br />
Nous sommes exténués et ma fille est<br />
malade, c'est pourquoi nous sollicitons votre<br />
hospitalité, conclut-il finalement.<br />
Votre "fille" ? Répéta Tavernier dont la voix<br />
sonnait comme s'il avait le nez pincé. Elle n'a pas<br />
votre couleur de pe<strong>au</strong>… Et puis ses oreilles sont<br />
pointues… Comment se peut-il qu'elle soit votre<br />
fille ? Mais qu'importe. Vous me semblez être des<br />
gens bizarres, avoua-t-il franchement, je ne sais<br />
pas si je peux vous faire confiance. Néanmoins,<br />
684
comme je suis bon et charitable, je vous<br />
accorderai le gîte et le couvert.<br />
Vincent le remercia <strong>au</strong> nom de la compagnie.<br />
Madame Tavernier appela la jeune fille <strong>au</strong><br />
tablier bleu :<br />
Réhi, viens ici ! Où étais-tu passée faignante<br />
? Tu installeras ces gens dans les chambres de<br />
l'aile Nord, tu prépareras les lits et tu les serviras à<br />
table en même temps que nous, compris ? Allez !<br />
Fit-elle sèchement.<br />
Bien madame, dit la jeune fille.<br />
Puis elle se tourna vers les "invités" et les pria<br />
de la suivre.<br />
685
Au fait, ajouta Monsieur Tavernier, il n'est<br />
pas question que vos anim<strong>au</strong>x (il entendait Flamy<br />
et Miaoumi) dorment à l'intérieur du palais. Qu'ils<br />
aillent dans l'écurie.<br />
Les deux intéressés froncèrent les sourcils et se<br />
résignèrent à être menés à l'extérieur. Le reste de<br />
la compagnie fut conduit en h<strong>au</strong>t des escaliers du<br />
hall jusque dans le long couloir de l'aile Nord du<br />
palais qui était réservée <strong>au</strong>x domestiques. Réhi,<br />
qui était la seule domestique de la maison, logeait<br />
dans la plus petite chambre tout <strong>au</strong> fond. Pour les<br />
voyageurs, elle choisit les deux plus grandes<br />
chambres ; l'une contenait trois lits et l'<strong>au</strong>tre un lit<br />
double. Les adultes choisirent d'occuper la<br />
686
première pendant que <strong>Naïla</strong>, Nyss et Alise<br />
pourraient dormir dans l'<strong>au</strong>tre. En témoignage de<br />
la méfiance que les Tavernier accordaient à la<br />
compagnie, deux gardes restèrent postés à l'entrée<br />
du couloir et deux <strong>au</strong>tres à l'entrée du palais<br />
pendant toute la durée de leur séjour.<br />
Quand la cloche retentit pour signaler l'heure<br />
du souper, seul Agora, Mika et Vincent<br />
descendirent. En effet <strong>Naïla</strong> était si fiévreuse<br />
qu'elle s'était couchée immédiatement et n'avait<br />
pas d'appétit. Nyss et Alise, toujours fidèles,<br />
préférèrent rester avec elle. Les trois membres de<br />
la compagnie se rendirent dans la salle à manger<br />
et constatèrent que leurs couverts avaient été<br />
687
placés à l'extrémité de la longue table, à l'opposé<br />
des Tavernier. Les gardes, quant à eux, avaient<br />
leur office <strong>au</strong>tonome attenant <strong>au</strong> palais. Réhi vint<br />
d'abord servir les trois convives. Vincent la<br />
remercia en lui adressant un large sourire. La<br />
jeune fille en fut presque surprise. Elle alla ensuite<br />
servir ses maîtres qui s'impatientaient. Madame<br />
Tavernier lui parla rudement. Troublée, la<br />
servante renversa de la soupe sur la jaquette de<br />
Monsieur Tavernier, une jaquette qui devait valoir,<br />
<strong>au</strong> bas mot, trois-cent cougnes. Celui-ci, furieux,<br />
se leva en jurant et gifla la jeune fille sans retenir<br />
sa main. Puis il la renvoya comme on chasserait<br />
un chien qui a fait une bêtise. Le sang de Mika ne<br />
688
fit qu'un tour : elle s<strong>au</strong>ta de sa chaise, courut sur la<br />
table et assomma l'odieux individu d'un bon coup<br />
de sabot… Du moins c'était ce qu'elle <strong>au</strong>rait voulu<br />
faire si Vincent ne l'avait pas retenue d'un geste de<br />
la main. L'aventurière bouillait :<br />
Ces gens me dégoûtent, ils mériteraient que<br />
je les pourfende !<br />
Réagir par la violence ne serait pas une bonne<br />
solution Mika, dit Vincent, ce serait jouer leur<br />
jeu…<br />
Bah, qu'ils périssent, eux et leur hospitalité<br />
d'hypocrites, cracha Mika qui se leva et quitta la<br />
table <strong>au</strong>ssitôt.<br />
689
Vincent avait perdu l'appétit et s'en fut <strong>au</strong>ssi<br />
sans toucher à son assiette. Agora se dépêcha de<br />
finir la sienne et partit à son tour pour ne pas<br />
rester le dernier à table. Plus tard, Réhi eut<br />
l'amabilité d'apporter un plate<strong>au</strong> avec des bols de<br />
soupe pour <strong>Naïla</strong> et celles qui n'étaient pas venues<br />
manger. Ces dernières la remercièrent de tout<br />
cœur pour cette gentille attention. La jeune fille <strong>au</strong><br />
tablier bleu s'adressa à Vincent poliment :<br />
Monsieur, pardonnez-moi, j'<strong>au</strong>rais voulu<br />
savoir ce que mangent habituellement votre petit<br />
dragon et votre félidée car je comptais aller les<br />
nourrir…<br />
690
De la viande leur conviendrait, s'il y en a,<br />
répondit Vincent. Et si tu le permets, je<br />
souhaiterais t'accompagner pour m'assurer qu'ils<br />
vont bien.<br />
Réhi hocha la tête.<br />
Papa, fais un bisou à Flamy et une caresse à<br />
Miaoumi de notre part… Souffla <strong>Naïla</strong> qui<br />
sommeillait presque.<br />
Ce sera fait, lui assura-t-il.<br />
Ce disant, il prit le bâton qui lui servait de<br />
canne et suivit Réhi jusque dans la cuisine tout en<br />
essayant de discuter avec elle, mais la jeune fille<br />
était timide et très peu loquace.<br />
691
Cela fait longtemps que tu es <strong>au</strong> service de<br />
cette famille ? L'interrogea-t-il.<br />
Depuis toujours, monsieur.<br />
Où sont tes parents ?<br />
Je ne sais pas, monsieur, je ne les ai pas<br />
connu. Ils m'ont laissée devant la porte d'une<br />
taverne quand je n'étais encore qu'un bébé et ces<br />
gens m'ont adoptée.<br />
Vincent sentit son cœur se serrer. Il n'osa plus<br />
poser la moindre question. « La p<strong>au</strong>vre enfant »,<br />
pensait-il et les larmes lui venaient <strong>au</strong>x yeux à tel<br />
point il était plein de compassion pour elle.<br />
692
Réhi ouvrit la porte d'un grand meuble en bois<br />
très épais. A l'intérieur pendaient des morce<strong>au</strong>x de<br />
viande. La jeune fille en décrocha un, le découpa<br />
en deux parts qu'elle plaça dans un sac de toile.<br />
Réhi et Vincent se rendirent ensuite à l'écurie qui<br />
était juste en face du palais. Il y avait là un cheval,<br />
une jument et trois ânes, ainsi que Miaoumi et<br />
Flamy couchés dans la paille.<br />
Ohé les amis, si vous avez faim, nous vous<br />
avons apporté de la viande, dit Vincent.<br />
Le dragonnet et la félidée dressèrent les<br />
oreilles. En voyant Réhi sortir la belle tranche de<br />
viande, Miaoumi se précipita, lui prit des mains<br />
avec un rapide « Merci » et alla la dévorer dans un<br />
693
coin. Flamy, plus lent, baîlla et s<strong>au</strong>tilla ensuite<br />
jusqu'à Réhi qui lui tendait la tranche. Le<br />
dragonnet la prit directement dans sa gueule.<br />
Craintive, la jeune fille eut un mouvement de<br />
recul de peur de se faire mordre lorsque Flamy<br />
saisit la viande. Vincent qui était juste derrière<br />
elle, posa ses mains sur ses ép<strong>au</strong>les par réflexe<br />
paternel. Mais Réhi se dégagea en poussant un<br />
« Aïe » discret. L'ethnographe remarqua alors<br />
avec effroi les fines marques rouges sur les<br />
ép<strong>au</strong>les et le dos de la fillette. C'était sans nul<br />
doute les traces laissées par un martinet. Vincent<br />
était abattu. Il se laissa tomber à genoux dans la<br />
paille. Il resta quelques secondes ainsi avant de<br />
694
etrouver une contenance. Cela faisait des mois<br />
qu'il parcourait des lieux s<strong>au</strong>vages et rencontrait<br />
des créatures insolites, et le retour dans le monde<br />
des humains et leur impitoyable cru<strong>au</strong>té le<br />
déconcertaient quelque peu. Inconscient, Flamy<br />
mastiquait la viande crue sous les regards<br />
intrigués de Réhi.<br />
Il est gentil tu sais, lui dit Vincent, tu peux le<br />
toucher, il ne te fera <strong>au</strong>cun mal.<br />
La jeune fille avança prudemment la main et<br />
effleura le dragonnet indifférent. Encouragée par<br />
l'ethnographe, elle recommença avec plus de<br />
hardiesse.<br />
695
Ses écailles sont toutes lisses, remarqua-t-elle<br />
et elle ajouta : c'est la première fois que je vois un<br />
dragon en vrai.<br />
C'est un bébé dragon, il n'a que quelques<br />
mois. C'est ma fille <strong>Naïla</strong>, que tu as vue tout à<br />
l'heure, qui l'a recueilli et depuis il la considère<br />
comme sa maman, expliqua Vincent.<br />
Réhi hocha la tête. L'ethnographe lui souriait<br />
mais elle restait figée. Alors il se releva, ramassa<br />
sa canne, alla faire une caresse à Miaoumi, fit un<br />
bisou sur le front de Flamy, revint et prit la main<br />
de la jeune fille en disant :<br />
696
Allons, rentrons <strong>au</strong> palais car il est temps<br />
d'aller se coucher.<br />
Réhi se laissa conduire sans rien dire, la tête<br />
baissée. C'était la première fois qu'on lui prenait<br />
ainsi la main.<br />
Pendant ce temps, Mika ruminait sa colère,<br />
assise <strong>au</strong> bout de son lit. Agora était couché sur le<br />
lit d'à côté, les bras derrière la tête, fixant le<br />
plafond pensivement. L'aventurière le prit soudain<br />
à partie :<br />
Et toi, tu penses quoi, tu dis rien ?<br />
A propos de quoi ? Fit-il d'un ton laconique.<br />
697
A propos de la façon dont ces gens traitent<br />
cette fillette.<br />
Agora se redressa :<br />
Je ne vois pas pourquoi tu t'emportes à ce<br />
sujet. J'ai été élevé ainsi, et mon éducation était<br />
plus rude encore. De plus, cette fille est une<br />
servante.<br />
Mika soupira :<br />
Ah, je comprends pourquoi tu es si froid, si<br />
distant, Agora. On a forgé ton cœur comme on<br />
taille un bloc de pierre. C'est triste… J'imagine<br />
qu'on t'a pas fait be<strong>au</strong>coup de câlins quand tu étais<br />
petit.<br />
698
Agora écoutait l'aventurière attentivement.<br />
Celle-ci tourna vers lui ses grands yeux bleus :<br />
Tu es un véritable glaçon Agora, lui dit-elle.<br />
Il te f<strong>au</strong>drait une gentille femme qui te fasse<br />
fondre, qui dégèle tes sentiments. Je suis sure<br />
qu'<strong>au</strong> fond de toi sommeille un individu adorable<br />
et plein d'affection.<br />
Agora était interloqué. Comment pouvait-elle<br />
penser cela de lui, qui était un impitoyable<br />
assassin, un homme <strong>au</strong>x mains couvertes de<br />
crimes. Mika se leva, ôta son armure et les<br />
protections de ses avant-bras puis elle enleva ses<br />
sabots. Comme elle allait se débarrasser du dessus<br />
de sa tunique pour se coucher, elle dit à Agora:<br />
699
Regarde ailleurs !<br />
Lui était subjugué. Il ne parvenait pas à<br />
décoller ses yeux de l'aventurière. Il ressentait<br />
quelque chose d'inédit, un sentiment bizarre et<br />
indéfinissable : il avait envie de serrer cette<br />
femme dans ses bras ! Il n'en fit rien car il était<br />
tout à fait paralysé.<br />
Oh ! Tu m'entends ? Je t'ai dit de regarder<br />
ailleurs, s'emporta Mika.<br />
Agora se tourna vivement. Au même moment,<br />
ils entendirent Vincent dans le couloir qui<br />
remerciait Réhi de l'avoir aidé à monter l'escalier.<br />
Il lui souhaita bonne nuit et entra dans la chambre<br />
700
de <strong>Naïla</strong> qui dormait déjà. Il l'embrassa encore<br />
plus tendrement que d'ordinaire. Il salua Nyss et<br />
Alise et s'en retourna dans la chambre adjacente.<br />
Il entra <strong>au</strong> moment où l'aventurière se glissait sous<br />
ses draps.<br />
Ah, un bon lit douillet ! Après toutes ces<br />
galères, c'est du luxe ! S'exclama-t-elle.<br />
Au moins Mika savait apprécier les plaisirs<br />
simples de la vie. Elle lança un grand "good<br />
night" et ronfla dans la minute qui suivit. Vincent<br />
et Agora eurent du mal à trouver le sommeil car<br />
ils avaient l'un et l'<strong>au</strong>tre l'esprit troublé.<br />
701
Trahisons<br />
<strong>Naïla</strong> souleva ses lourdes p<strong>au</strong>pières. Elle était<br />
étendue, seule, en travers du grand lit dans la<br />
chambre de bonne. Elle s'assit et bailla tout en<br />
s'étirant.<br />
Bonjour <strong>Naïla</strong> ! As-tu bien dormi ? Fit Alise<br />
en voletant soudain devant elle.<br />
Oui, mais j'ai eu ch<strong>au</strong>d, et j'ai fait des rêves<br />
bizarres, répondit la fillette. Je me souviens que tu<br />
grondais Flamy parce qu'il mangeait des<br />
cailloux…<br />
702
Ha, ha, c'est peut-être un rêve prémonitoire,<br />
fit la fée.<br />
<strong>Naïla</strong> enfila sa robe elfique, mit ses ch<strong>au</strong>ssures<br />
et sortit dans le couloir.<br />
Sais-tu où sont Papa et les <strong>au</strong>tres ? Demanda<br />
<strong>Naïla</strong>.<br />
Non, mais je crois qu'il y a encore quelqu'un<br />
qui dort dans la chambre d'à côté, à en juger par<br />
les ronflements…<br />
Les deux entrouvrirent la porte et virent Mika<br />
qui dormait dans une position farfelue, un bras<br />
tendu jusqu'<strong>au</strong> sol, un pied hors des couvertures et<br />
la tête sous son coussin.<br />
703
Ma parole, elle ronfle comme un ours ! Dit<br />
Alise.<br />
Cette réflexion fit sourire <strong>Naïla</strong>. Elles entrèrent<br />
et s'approchèrent du lit. L'aventurière semblait<br />
dormir profondément. Pour la réveiller, <strong>Naïla</strong> et<br />
Alise comptèrent jusqu'à trois, soulevèrent<br />
l'oreiller d'un coup et crièrent :<br />
Bouh !!<br />
Waaaahhhh !!!! What the hell's going on ?!<br />
Surs<strong>au</strong>ta Mika.<br />
Empêtrée dans ses draps, elle gigotait tant et si<br />
bien qu'elle finit par tomber du lit. Alise et <strong>Naïla</strong><br />
riaient à gorge déployée <strong>au</strong> point que la fillette en<br />
704
vint à tousser. Elles se remirent à rire de plus belle<br />
en voyant la tête enfarinée de l'aventurière<br />
reparaître. Celle-ci avait les yeux cernés, les<br />
cheveux en pagaille et une mine de déterrée. Elle<br />
se leva en tenant les couvertures <strong>au</strong>tour d'elle,<br />
saisit le coussin et le fit tournoyer :<br />
Get out ! Allez-vous en bande<br />
d'enquiquineuses, avant que je ne vous assomme,<br />
gronda-t-elle en faisant semblant de se mettre en<br />
colère.<br />
<strong>Naïla</strong> et Alise quittèrent la pièce promptement.<br />
En bas, dans le salon, Vincent essayait d'avoir une<br />
discussion sérieuse avec Monsieur Tavernier.<br />
Après avoir parlé brièvement de la compagnie et<br />
705
de leur voyage, l'ethnographe tentait d'en savoir<br />
davantage sur Réhi.<br />
Nous avons recueilli cette enfant après que<br />
ses parents, des hasslandiens sans cœur, l'eussent<br />
abandonnée devant notre porte, raconta Tavernier.<br />
Ma femme et moi l'avons élevée comme notre<br />
propre fille, malgré sa maladie congénitale. Nous<br />
nous sommes occupés d'elle comme il convient, et<br />
c'est une belle jeune fille, ne trouvez-vous pas ?<br />
Oh certes, elle fait parfois les choses de travers<br />
mais nous la corrigeons comme il se doit. Car<br />
c'est notre devoir de corriger les enfants. Oui, je<br />
puis vous dire que nous aimons cette fillette<br />
comme si elle était notre propre enfant…<br />
706
« Hypocrites ! Pensait Vincent. Ils ne savent<br />
même pas ce que le mot aimer signifie et ils<br />
l'emploient sans s'en soucier. Non, vraiment, à<br />
part le pouvoir et leur ego, ils n'aiment rien<br />
d'<strong>au</strong>tre… ».<br />
Déprimé et morose, Vincent quitta le salon.<br />
Dans le hall, il croisa <strong>Naïla</strong>, ce qui raviva son<br />
cœur :<br />
Bonjour ma chérie ! Comment te sens-tu<br />
<strong>au</strong>jourd'hui ?<br />
Je me sens toute engourdie, mais ça va !<br />
Cela me rassure !<br />
707
Ils sortirent ensemble sur les marches du palais.<br />
Là, ils aperçurent Flamy qui participait à<br />
l'entraînement des gardes en courant derrière eux<br />
d'un bout à l'<strong>au</strong>tre de la rue.<br />
Kyamia ! S'exclama-t-il en remarquant <strong>Naïla</strong>.<br />
Il sortit des rangs des soldats et accourut dans<br />
les jupons de sa "Maman". Plus loin, Nyss, Agora<br />
et Miaoumi marchaient en devisant :<br />
Tu es le premier humain que j'ai rencontré en<br />
partant de mon pays, disait Nyss <strong>au</strong> pisteur, et j'en<br />
suis contente car je te trouve plus gentil que ceux<br />
d'ici.<br />
708
Offusqué par un tel compliment, Agora<br />
répondit sur le ton du reproche et même de la<br />
menace:<br />
Tu te méprends à mon sujet, jeune elfe ! Je ne<br />
suis pas celui que tu crois. Ne te voile pas la face :<br />
je suis le pire de tous. Ne sais-tu pas que je<br />
pourrais t'égorger durant ton sommeil sans que tu<br />
ne t'en rendes compte !<br />
Pour le moins désappointée par cette réaction,<br />
Nyss préféra garder le silence et ne rien ajouter.<br />
Le Soleil passa <strong>au</strong>-dessus des cimes et étendit sa<br />
lumière sur le fortin isolé dans les montagnes.<br />
Bientôt la cloche sonna pour indiquer qu'il était<br />
midi. Les membres de la compagnie n'avaient plus<br />
709
l'habitude d'être ainsi réglés <strong>au</strong> son de la cloche.<br />
Ils se regroupèrent donc et allèrent se présenter à<br />
la salle à manger. Là, Réhi les installa en bout de<br />
table comme la veille et les servit les premiers.<br />
Une fois encore les Tavernier furent tout<br />
simplement exécrables envers la jeune fille qui<br />
faisait de son mieux pour les servir. De remarques<br />
désobligeantes en réflexions vexantes, la jeune<br />
servante <strong>au</strong> tablier bleu n'avait guère de répit. Les<br />
membres de la compagnie observaient cela d'un<br />
m<strong>au</strong>vais œil. L'après-midi, ils profitèrent du be<strong>au</strong><br />
temps pour aller se prélasser <strong>au</strong> bord du petit lac.<br />
Agora était assis dans l'herbe à l'écart du reste<br />
de la compagnie qu'il observait attentivement.<br />
710
<strong>Naïla</strong>, qu'il fixait tout particulièrement, était en<br />
train de se tremper la pointe des pieds dans l'e<strong>au</strong>.<br />
Son père était debout à côté d'elle, appuyé sur sa<br />
canne, l'<strong>au</strong>tre main sur la hanche. Il s'émerveillait<br />
du reflet des montagnes dans le miroir que formait<br />
le lac. Mika avait plongé sa tête sous l'e<strong>au</strong>. Elle se<br />
redressa vivement et ses cheveux mouillés<br />
projetèrent des gouttelettes dans les airs. Flamy<br />
faisait la course avec Miaoumi et Alise volait <strong>au</strong>-<br />
dessus d'eux. Nyss vint à la rencontre d'Agora.<br />
Elle demanda <strong>au</strong> pisteur solitaire pourquoi il ne se<br />
joignait pas à eux. Comme Agora la dévisageait<br />
d'un air bizarre sans rien répondre, elle insista.<br />
L'homme finit par se lever en déclarant :<br />
711
Laisse-moi ! Je n'ai <strong>au</strong>cune raison de me<br />
mêler à vous, je ne suis pas des vôtres !<br />
Pourquoi dis-tu cela ? S'attrista Nyss.<br />
N'avons-nous pas traversé ensemble les mêmes<br />
épreuves ? Je ne comprends pas pourquoi tu es<br />
fâché. Pour moi et pour les <strong>au</strong>tres, tu es un ami…<br />
Agora entendit ces paroles à mesure qu'il<br />
s'éloignait. La confusion le gagnait lorsque<br />
soudain, il reçut des gouttes : c'était Mika qui<br />
l'arrosait de la rive.<br />
Alors grand brun, tu ne viens pas te baigner ?<br />
Lança-t-elle.<br />
712
L'aventurière était debout les pieds dans l'e<strong>au</strong>.<br />
Ses longs cheveux blonds ondulaient de part et<br />
d'<strong>au</strong>tre de son visage jusque sur son armure<br />
bleutée. Agora était charmé. Il en avait le souffle<br />
court. Il la trouvait belle, resplendissante même,<br />
sous ce radieux Soleil d'été. Sentant le trouble<br />
l'envahir, il détourna le regard et continua son<br />
chemin jusqu'<strong>au</strong> barrage où deux gardes étaient<br />
postés pour les surveiller.<br />
Qu'est-ce qu'il a ? Qu'est-ce qui lui prend ?<br />
S'interrogea Mika à h<strong>au</strong>te voix. Il se comporte<br />
bizarrement ces derniers temps…<br />
L'après-midi passa ainsi. Après avoir balayé les<br />
couloirs du palais, refait l'ensemble des lits,<br />
713
essuyé l'argenterie, préparé et servi le thé ainsi<br />
que la collation pour les Tavernier, donné à<br />
manger <strong>au</strong>x chev<strong>au</strong>x, lavé les vêtements <strong>au</strong> lavoir,<br />
ciré les boiseries et effectué toutes les <strong>au</strong>tres<br />
tâches ménagères quotidiennes, Réhi s'éclipsa.<br />
Comme chaque soir, elle monta sur les remparts<br />
pour aller admirer le coucher du Soleil. Elle croisa<br />
sur sa route Agora qui se promenait sur le chemin<br />
de ronde. Elle lui dit bonsoir tout en faisant un<br />
timide signe de la tête et alla s'asseoir sur son<br />
perchoir à l'entrée du fort. Le pisteur fit demi-tour<br />
et vint regarder le Soleil couchant avec elle en<br />
silence. Le feu du ciel s'éteignit progressivement<br />
et l'ombre s'installa.<br />
714
Au-dessus du cercle montagneux, la voûte<br />
céleste commençait à s'illuminer discrètement. Un<br />
peu gênée par la présence d'Agora, Réhi se releva<br />
et dit pour se donner une contenance :<br />
Bien, je vais aller préparer le souper, sinon je<br />
vais encore me faire gronder…<br />
Agora la toisa du regard et dit :<br />
Ceux que j'accompagne se demandent<br />
pourquoi tu continues à servir des maîtres qui te<br />
maltraitent.<br />
Réhi eut un moment d'hésitation, puis elle<br />
répondit d'une voix empreinte de tristesse et de<br />
résignation :<br />
715
Parce que c'est ainsi… Je n'ai nulle part<br />
ailleurs où aller et je ne connais personne… Que<br />
ferais-je ?<br />
Elle tourna son regard vers les dernières lueurs<br />
m<strong>au</strong>ves de l'occident et déclara encore :<br />
Vous, vous êtes libres, vous pouvez aller où<br />
vous voulez et faire ce que bon vous semble. Un<br />
jour, moi <strong>au</strong>ssi je m'affranchirai de la tutelle et<br />
j'irai en voyage à travers le monde. Un jour…<br />
La jeune fille baissa la tête et s'en fut d'un pas<br />
rapide car déjà elle entendait les réprimandes de<br />
Monsieur Tavernier. A c<strong>au</strong>se de ce retard, il<br />
n'allait pas manger exactement à l'heure…<br />
716
Agora resta seul à cogiter. Lui non plus n'était<br />
pas libre. Il avait une taches à accomplir et des<br />
comptes à rendre à son maître. Afin que sa<br />
mission ne soit pas davantage compromise par les<br />
doutes qui naissaient en lui, le pisteur décida de<br />
passer à l'action sans tarder. Il se leva résolument<br />
et se dirigea vers le palais. Là, les deux gardes qui<br />
surveillaient l'entrée l'apostrophèrent :<br />
Hé ! Tu n'as pas entendu la cloche du repas ?<br />
Où étais-tu hein ? Tous les <strong>au</strong>tres sont déjà<br />
rentrés.<br />
Agora passa <strong>au</strong> milieu d'eux en leur jetant un<br />
regard assassin qui les pétrifia. Il rejoignit les<br />
717
membres de la compagnie qui étaient déjà à table.<br />
Seule <strong>Naïla</strong> manquait à l'appel.<br />
Elle se sentait fatiguée, elle est allée se<br />
coucher, l'informa-t-on.<br />
Agora prit place parmi les convives. Il semblait<br />
très absorbé et ne toucha pas à son assiette.<br />
Hé bien Agora, tu ne manges pas ? Tu trouves<br />
que ce qu'il y a dans ton assiette n'a pas l'air très<br />
comestible ? Lui demanda Mika qui, pour sa part,<br />
s'empiffrait "goinfrement".<br />
Je n'ai pas très faim, répondit-il avant de se<br />
lever et de prendre congé.<br />
718
Il monta les escaliers pas à pas, passa devant les<br />
gardes du couloir sans se soucier d'eux et marcha<br />
jusqu'à la porte de la chambre de <strong>Naïla</strong>.<br />
Doucement, il entra et s'approcha du lit où<br />
dormait la fillette insouciante. Elle avait l'air d'un<br />
ange endormi. Agora la contempla un instant et il<br />
<strong>au</strong>rait presque pu être attendri. Une foule de<br />
souvenirs, ceux de ces dernières dizaines passées<br />
<strong>au</strong> sein de la compagnie lui vinrent en tête, mais il<br />
les chassa. Il se baissa et tira de sa botte sa dague<br />
<strong>au</strong>x lueurs lunaires. De la pointe de la lame il<br />
écarta une mèche blonde qui courait sur la joue de<br />
<strong>Naïla</strong>. Elle était si paisible. En la regardant<br />
encore, il songea à Mika et à ce sentiment<br />
719
nouve<strong>au</strong> qu'il avait <strong>au</strong> fond de lui. Une fois de<br />
plus, il dissipa ses pensées et tenta de se<br />
concentrer pour accomplir sa mission. Il leva sa<br />
dague menaçante <strong>au</strong>-dessus de <strong>Naïla</strong>, prit une<br />
profonde inspiration et resta ainsi plusieurs<br />
secondes en retenant sa respiration. Il hésitait ! Il<br />
ne parvenait pas à se résoudre à commettre son<br />
terrible méfait. Oter la vie à cette petite fille sans<br />
défense qui avait toujours été si gentille et<br />
agréable envers lui était un geste trop dur à faire,<br />
même pour l'assassin qu'il était en fin de compte.<br />
Comme il allait se raviser, il sentit la douleur <strong>au</strong><br />
front qui venait l'assaillir. Et cette voix qui lui<br />
ordonnait:<br />
720
Tue-la ! Tue-la ! Tue-la…<br />
La douleur devint si intense qu'elle l'envahissait<br />
tout entier ! Agora brandit sa dague en l'air, porta<br />
sa main à son diadème et frappa !<br />
La porte derrière lui s'ouvrit. C'était Réhi qui<br />
apportait un plate<strong>au</strong> pour <strong>Naïla</strong>. Elle vit la sombre<br />
silhouette de l'assassin se déplier, la dague à la<br />
main. Du bout de la lame coulait des gouttes<br />
noirâtres. Vincent, Mika, Alise et Nyss qui<br />
entraient dans le couloir virent la jeune fille lâcher<br />
son plate<strong>au</strong>, dont le contenu se fracassa <strong>au</strong> sol, et<br />
reculer, saisie par la peur. S'ensuivit un grand cri<br />
de terreur mêlé à un bruit de vitre brisée. Tous se<br />
précipitèrent à la chambre. Alise vola si vite<br />
721
qu'elle fut la première sur les lieux. Elle trouva<br />
<strong>Naïla</strong> assise <strong>au</strong> milieu de son lit, toute tremblante.<br />
<strong>Naïla</strong> ! Tu n'as rien ? Que s'est-il passé ?<br />
Questionna la fée.<br />
Je, je n'sais pas, balbutia la fillette. J'ai été<br />
réveillée par le fracas et j'ai vu Agora sortir par la<br />
fenêtre en la brisant…<br />
Où est-il passé ?! Fit Mika qui arrivait<br />
derrière Alise et qui avait entendu les explications<br />
de <strong>Naïla</strong>.<br />
La fée vola <strong>au</strong> dehors et, apercevant Agora,<br />
s'écria en le désignant du doigt :<br />
Il est sur le toit !<br />
722
Mika Jura dans sa langue et se lança à sa<br />
poursuite : sans hésiter elle escalada la façade<br />
jusque sur le toit du palais.<br />
Agora ! Reviens ici si t'es un homme ! Lui<br />
cria l'aventurière d'un ton vengeur.<br />
Vincent entra dans la chambre et se jeta <strong>au</strong><br />
chevet de sa fille.<br />
<strong>Naïla</strong>, est-ce que ça va ? Tu n'es pas blessée ?<br />
S'enquit-il.<br />
Non, je vais bien, je n'ai rien mais…<br />
Les yeux de la fillette se posèrent sur le<br />
diadème cassé qui se trouvait sur la petite table à<br />
723
côté du lit et duquel coulait un étrange liquide<br />
noir.<br />
Réhi était choquée <strong>au</strong> point qu'elle n'arrivait pas<br />
à ramasser les débris de vaisselle. Dans l'instant<br />
qui suivit, Monsieur Tavernier et ses gardes furent<br />
sur place. Le maître de maison s'emporta ainsi :<br />
Je savais que vous étiez des gens dangereux<br />
et bizarres et peu fréquentables, en deux mots :<br />
des bandits, des f<strong>au</strong>teurs de troubles, des gredins,<br />
des vilains, des malfaiteurs, des fugitifs, des gens<br />
de basse besogne ! Vous ne vous en sortirez pas<br />
comme ça à vouloir abuser des honnêtes gens !<br />
Gardes ! Saisissez-vous d'eux ! Mettez-les <strong>au</strong><br />
cachot !<br />
724
Attendez ! Vous vous méprenez ! Vous…<br />
Protesta Vincent en vain.<br />
Deux gardes le saisirent par les ép<strong>au</strong>les et le<br />
soulevèrent, un <strong>au</strong>tre porta <strong>Naïla</strong> et un quatrième<br />
Nyss, malgré leurs protestations véhémentes. Réhi<br />
assista à toute la scène sans bouger, bouleversée<br />
qu'elle était.<br />
Et toi, qu'est-ce que tu fabriques, hein ?<br />
Retourne donc <strong>au</strong>x cuisines et plus vite que ça !<br />
La rudoya Monsieur Tavernier.<br />
Dehors, sur les toits, Mika poursuivait Agora.<br />
Elle jurait après lui tout en dérapant sur les tuiles.<br />
Alise volait à quelques distances pour lui indiquer<br />
725
par où passer. Le pisteur parvint à l'extrémité<br />
d'une toiture. Il s'arrêta tout net car il ne pouvait<br />
pas s<strong>au</strong>ter sur le rempart trop éloigné. Il fit donc<br />
volte-face et accueillit l'aventurière la dague <strong>au</strong><br />
poing.<br />
Je te rattrape enfin ! Fit Mika toute<br />
essoufflée.<br />
Qu'as-tu fait à <strong>Naïla</strong>, hein, hein ?? S'énervait<br />
Alise.<br />
Agora, qu'est-ce qui t'a pris ? A quoi rime tout<br />
cela ?<br />
726
Je ne m'appelle pas Agora, mais Ragoya,<br />
dévoila l'intéressé, et j'ai été envoyé pour vous<br />
espionner et tuer cette fillette : <strong>Naïla</strong> !<br />
Traître ! Tu nous as trompé ! Cracha Alise.<br />
Perfide ! Tu me dégoûtes, soupira Mika. Et<br />
dire que je commençais à t'apprécier… Tu nous as<br />
dupé ! Tu as abusé de notre confiance. Et ça, je<br />
vais te le faire payer !<br />
Agora baissa la tête. Il avait le sentiment<br />
d'avoir perdu quelque chose de précieux et cela le<br />
désolait. Il <strong>au</strong>rait pu essayer de s'expliquer mais il<br />
n'en avait pas la force. Il avait trahi son maître et<br />
ses "amis" et il allait devoir en assumer les<br />
727
conséquences. Il ne pouvait plus reculer : Mika se<br />
jeta sur lui pour le combattre à mains nues. Ils<br />
échangèrent quelques coups rapides et le pisteur<br />
comprit que l'aventurière ne plaisantait pas<br />
lorsqu'il reçut de sa part un crochet digne d'un<br />
boxeur.<br />
Bien envoyé ! Ponctua Alise.<br />
Agora faillit basculer en arrière, mais Mika le<br />
retint par les avants-bras :<br />
T'en prendre à une enfant, tu n'as pas honte ?<br />
Et dire que j'ai pris soin de toi <strong>au</strong> sommet de<br />
l'Hesso… Maintenant, dis-moi quel est le sombre<br />
fourbe qui t'emploie à nous espionner ?<br />
728
Agora ne répondit pas. Il se dégagea<br />
brusquement de l'emprise de Mika qu'il parvint,<br />
en un rapide retournement de situation, à faire<br />
tomber du toit ! L'aventurière chuta de deux<br />
étages et s'écrasa dans un tas de foin séché<br />
entreposé sur une vieille charrue.<br />
Mika ! Mika ! S'affola la fée en volant à son<br />
secours.<br />
A ce moment, les cinq gardes arrivèrent <strong>au</strong> pas<br />
de course.<br />
Il y en a une là, dit le chef en désignant<br />
l'aventurière pleine de paille qui se relevait, et<br />
l'<strong>au</strong>tre est là-h<strong>au</strong>t sur le toit !<br />
729
Deux gardes attrapèrent Mika qui se débattait<br />
comme une lionne en colère :<br />
Mais qu'est-ce qui vous prend ?! C'est l'<strong>au</strong>tre,<br />
l'homme en blanc, que vous devez capturer !<br />
Monsieur Tavernier nous a ordonné de vous<br />
arrêter tous, fit le chef, n'opposez donc pas de<br />
résistance !<br />
A trois, ils parvinrent à peu près à maîtriser<br />
Mika qui cria à la fée :<br />
Va vite chercher Flamy et Miaoumi !<br />
Alise vola entre les mains du garde qui tentait<br />
de l'attraper et s'enfuit à toute vitesse. Agora lança<br />
un dernier regard chargé d'amertume à<br />
730
l'aventurière qui se faisait emporter, puis il<br />
disparut et les gardes qui étaient à ses trousses ne<br />
purent le rattraper. Mika fut emmenée à l'office<br />
des gardes et balancée dans le cachot du sous-sol<br />
avec les <strong>au</strong>tres membres de la compagnie. Elle se<br />
jeta contre la lourde porte en rugissant des insultes<br />
à l'encontre de ses geôliers, tambourinant et<br />
grattant comme l'<strong>au</strong>rait fait une bête s<strong>au</strong>vage.<br />
Du calme Mika, ce n'est pas comme cela que<br />
tu parviendras à sortir d'ici… Lui dit Vincent.<br />
côté.<br />
<strong>Naïla</strong> et Nyss se tenaient à lui chacune d'un<br />
731
Ça veut dire quoi tout ce bazar ? S'interrogea<br />
enfin Mika après avoir épuisé son stock de gros<br />
mots dans toutes les langues qu'elle connaissait, et<br />
elle en connaissait be<strong>au</strong>coup !<br />
Ce cher Monsieur Tavernier nous prend pour<br />
des bandits en fuite, déplora Vincent.<br />
Bon sang de bonsoir ! C'est le bouquet ! Fit<br />
l'aventurière.<br />
Et Alise, où est-elle ? S'inquiéta <strong>Naïla</strong>.<br />
Je l'ai envoyée chercher Flamy et Miaoumi.<br />
J'espère qu'ils ne vont pas se faire prendre...<br />
Et Agora ? Se hasarda Nyss.<br />
732
Agora, ce m<strong>au</strong>dit traître ! Gronda encore<br />
Mika.<br />
Elle leur répéta ce que l'assassin lui avait avoué<br />
de son identité et de sa mission.<br />
Il voulait… Me tuer ? S'étonna <strong>Naïla</strong><br />
incrédule.<br />
En entendant cela, Nyss qui retenait ses larmes<br />
depuis un moment, éclata finalement en sanglots.<br />
Celui qu'elle avait rencontré dans la Grande Forêt<br />
après son départ et avec qui elle avait cheminé<br />
était un espion, un assassin et un traître ! Elle<br />
n'arrivait pas à le concevoir. Avec le temps et <strong>au</strong><br />
travers des épreuves, elle avait fini par s'attacher à<br />
733
lui malgré sa sévérité et sa froideur. Elle le<br />
considérait comme un ami. <strong>Naïla</strong> tenta de la<br />
consoler quelque peu pendant que son père<br />
réfléchissait à h<strong>au</strong>te voix :<br />
S'il voulait assassiner <strong>Naïla</strong>, pourquoi n'a-t-il<br />
pas tenté de le faire plus tôt ? Il <strong>au</strong>rait eu maintes<br />
occasions plus favorables. Et puis, en fin de<br />
compte, il ne l'a pas fait…<br />
Ce disant, Vincent remercia le Ciel<br />
intérieurement tout en serrant sa précieuse fille<br />
contre lui puisqu'elle était encore en vie…<br />
Pendant ce temps, Alise était allée avertir<br />
Flamy et Miaoumi et tous trois s'apprêtaient à<br />
734
présent à lancer une opération commando pour<br />
libérer leurs amis. La félidée était debout sur la<br />
pointe des pattes, le dragonnet était juché sur un<br />
tonne<strong>au</strong> et la fée volait <strong>au</strong>-dessus d'eux. Ils<br />
observaient à l'extérieur par une fenêtre ce que<br />
faisaient les gardes dans l'office. L'endroit était<br />
une longue salle carrelée sans décoration. Du côté<br />
droit, il y avait une sorte de comptoir en bois<br />
derrière lequel se trouvaient toutes les armes,<br />
accrochées <strong>au</strong> mur. Au fond de la salle, une porte<br />
s'ouvrait sur le dortoir. L'escalier menant <strong>au</strong> sous-<br />
sol s'ouvrait juste devant le comptoir. Après avoir<br />
soigneusement étudié la situation et mis <strong>au</strong> point<br />
un plan d'évasion, les trois compères passèrent à<br />
735
l'action. Ils entrèrent discrètement par la fenêtre.<br />
Etant donné que le garde qui surveillait l'escalier<br />
était seul et qu'il n'était pas très attentif à c<strong>au</strong>se de<br />
sa fatigue, ce ne fut pas difficile pour eux de<br />
pénétrer dans l'office. Le garde baillait à s'en<br />
décrocher la mâchoire lorsque tout à coup<br />
Miaoumi s<strong>au</strong>ta sur le comptoir toutes griffes<br />
dehors, le poil hérissé et crachant comme font les<br />
félins. Surpris et apeuré, le garde fit un pas en<br />
arrière. Hélas pour lui, Flamy se trouvait juste<br />
derrière, penché et le dos bombé. Le garde tomba<br />
à la renverse et avant qu'il n'ait eu le loisir de se<br />
relever, Alise l'assomma avec un grand pot en<br />
736
terre cuite qu'elle lui laissa choir sur le coin du<br />
crâne.<br />
On l'a eu ! On est les meilleurs ! Triompha<br />
Alise.<br />
Ils se tapèrent dans les mains en poussant un cri<br />
de victoire. Alise décrocha les clefs du cachot qui<br />
pendaient à un clou et suivit Miaoumi et Flamy<br />
qui s'étaient précipités <strong>au</strong> sous-sol.<br />
Malheureusement, dans leur empressement, ils<br />
n'avaient pas prévu qu'une sentinelle pouvait être<br />
postée à l'entrée du cachot. Les deux gardes qui se<br />
trouvaient là empoignèrent le dragonnet et la<br />
félidée qui griffaient, mordaient et se débattaient<br />
avec force. Malgré leur résistance acharnée, ils<br />
737
furent tous les deux envoyés dans la cellule avec<br />
<strong>Naïla</strong> et les <strong>au</strong>tres. Alise eut le temps de faire<br />
demi-tour et de s'enfuir sans attirer l'attention des<br />
gardes. Désemparée, elle ne savait vraiment pas<br />
comment elle allait pouvoir sortir ses amis de ce<br />
guêpier. Elle vola jusqu'<strong>au</strong> plafond de l'office et se<br />
posa sur une large poutre, tenant entre ses genoux<br />
les clefs qu'elle avait dérobées. Elle resta un long<br />
moment ainsi à contempler la salle sans savoir<br />
quoi faire. Elle remarqua que la lance de Mika et<br />
le reste de leur équipement étaient consignés<br />
derrière le comptoir. Bientôt le chef et son second<br />
rentrèrent et trouvèrent leur camarade assommé<br />
près de l'escalier. Il le réveillèrent et s'enquirent de<br />
738
ce qui lui était arrivé, ce à quoi il fut bien en peine<br />
de répondre car il n'avait pas eu le temps de<br />
réaliser l'ass<strong>au</strong>t. Le chef l'envoya se coucher et<br />
s'en fut vérifier que les prisonniers étaient<br />
toujours là. Après quoi, il monta la garde avec son<br />
bras droit.<br />
C'est désespéré, soupira Alise, je n'arriverai<br />
jamais à les tirer de ce trou à rats…<br />
Réhi la jeune servante vint avec un plate<strong>au</strong><br />
apporter des tisanes <strong>au</strong>x gardes éreintés par cette<br />
folle nuit. Ils accueillirent cette initiative avec<br />
joie. Un quart d'heure plus tard, Réhi revint et<br />
tous dormaient à poings fermés. Alors qu'elle<br />
739
fouillait <strong>au</strong>tour d'elle pour trouver quelque chose,<br />
elle entendit :<br />
C'est ça que tu cherches ?<br />
C'était Alise qui faisait tournoyer le trousse<strong>au</strong><br />
de clefs <strong>au</strong> bout de son doigt. Ensemble, elles<br />
descendirent <strong>au</strong> sous-sol où les gardiens<br />
ronflaient, appuyés l'un contre l'<strong>au</strong>tre. Réhi les<br />
contourna soigneusement, glissa la clef dans la<br />
serrure et ouvrit la porte. Étonnés, les prisonniers<br />
sortirent un à un. Alise se jeta <strong>au</strong> cou de <strong>Naïla</strong>,<br />
soulagée qu'elle soit toujours saine et s<strong>au</strong>ve.<br />
Venez, suivez-moi, leur dit la jeune servante.<br />
740
Sans trop poser de questions, tous la suivirent.<br />
Ils récupérèrent leur équipement, enjambèrent les<br />
gardes assoupis et sortirent de l'office. Réhi les<br />
mena jusqu'à l'écurie. Mika et Vincent sellèrent<br />
les deux chev<strong>au</strong>x et chargèrent leurs affaires sur<br />
un âne. <strong>Naïla</strong> monta devant Vincent sur la jument<br />
et Nyss devant Mika sur l'<strong>au</strong>tre cheval. Flamy<br />
chev<strong>au</strong>cha l'âne. Enfin Miaoumi, qui avait disparu<br />
un court moment, revint les bras chargés de<br />
victuailles qu'elle avait volées dans les cuisines.<br />
Réhi en fut très embarrassée sur le coup. Alors<br />
Vincent la remercia pour son aide et lui fit cette<br />
proposition sincère :<br />
Réhi, veux-tu venir avec nous ?<br />
741
Hein ? Ho non… Enfin… Je ne sais pas…<br />
Hésita-t-elle.<br />
Il n'y a <strong>au</strong>cun avenir pour toi dans la maison<br />
de ces gens qui te maltraitent ! Dit fermement<br />
Mika.<br />
L'aventurière lui tendit la main :<br />
C'est une occasion qui ne se reproduira pas de<br />
si tôt. Il est vrai que nous fuyons sans savoir<br />
exactement où nous allons, mais pour toi, crois-<br />
moi, n'importe où sera meilleur qu'ici. Ici on te<br />
considère comme une esclave et on te traite avec<br />
moins de respect qu'un chien. Tu ne seras peut-<br />
être pas très heureuse avec nous pour un temps,<br />
742
mais si tu viens, je te promets que nous te<br />
trouverons un foyer plus aimant que celui-ci, foi<br />
de Bounty Hunter !<br />
Réhi baissait la tête. Elle pensait à tout ce<br />
qu'elle allait laisser derrière elle en acceptant cette<br />
proposition. Elle songea <strong>au</strong>ssi <strong>au</strong>x espoirs que<br />
pouvait susciter ce voyage : un nouve<strong>au</strong> départ<br />
vers une nouvelle vie totalement différente.<br />
Finalement, elle leva les yeux vers l'aventurière<br />
puis vers l'ethnographe qui lui souriait doucement.<br />
Ce sourire la rassura car il était doux et<br />
bienveillant. Oui, cet homme et les siens, si<br />
bizarre qu'ils fussent <strong>au</strong> premier abord, lui<br />
inspiraient un sentiment positif difficile à<br />
743
exprimer. En un sens, elle avait envie de leur faire<br />
confiance. Elle tendit donc son bras et saisit la<br />
main de Mika qui la hissa derrière elle.<br />
Tu as fait le bon choix, petite ! Well done ! La<br />
congratula Mika.<br />
Mais Réhi ne lui rendit pas son sourire. Son<br />
visage restait figé, sans expression ni de<br />
contentement ni de dépit.<br />
Allons-y sans tarder ! Déclara Vincent.<br />
La compagnie quitta le fortin isolé des<br />
montagnes sous la demi-Lune croissante, longea<br />
le lac et descendit dans la vallée en suivant le<br />
cours d'e<strong>au</strong>. Ils cheminèrent sans s'arrêter jusqu'<strong>au</strong><br />
744
matin afin de mettre une distance convenable<br />
entre eux et la famille Tavernier. Lors de cette nuit<br />
mouvementée, la compagnie avait perdu un<br />
membre et en avait intégré un <strong>au</strong>tre. Tous étaient<br />
sous le choc de la trahison d'Agora, lequel<br />
continua à les pister à leur insu sur de longues<br />
lieues.<br />
745
Les Fourbus et les Corbaks<br />
Tue-la ! Tue-la ! Répétait la voix de Raglan.<br />
Ragoya sentait que la douleur était en train de<br />
l'envahir et, avec elle, la fureur ! S'il y cédait, la<br />
rage lui ferait sans <strong>au</strong>cun doute commettre le<br />
crime qu'il voulait éviter de perpétrer. Dans un<br />
élan désespéré, il arracha le diadème magique de<br />
son front qui était la source de sa douleur et la<br />
c<strong>au</strong>se de sa malédiction. Et, levant sa dague, il<br />
frappa l'objet maléfique en son centre.<br />
Non ! Nooooon !! Hurla Raglan <strong>au</strong> moment<br />
où Ragoya brisait l'œil du diadème.<br />
746
A cet instant, le sombre manipulateur perdit<br />
tout contrôle sur son serviteur et ne put rien voir<br />
ni rien entendre, il avait perdu tout contact. Avec<br />
rage, il tapa du poing sur sa table de nuit. Raglan<br />
était assis sur le côté de son lit dans la chambre<br />
ducale. Il se leva, tourna en rond puis se posta à la<br />
fenêtre, scrutant l'obscurité du dehors. Son plus<br />
fidèle serviteur venait de le trahir et il ne<br />
comprenait pas comment cela avait pu se<br />
produire. En tout cas il était furieux et bien<br />
déterminé à se venger.<br />
Promptement, il sortit de la chambre et<br />
parcourut les couloirs déserts de son palais. Il<br />
descendit des escaliers, traversa l'aile occidentale<br />
747
et parvint <strong>au</strong> bas de l'une des tours de garde de la<br />
muraille. Il y pénétra et monta énergiquement la<br />
volée de marches qui le séparait du h<strong>au</strong>t de la tour.<br />
Il poussa brusquement la porte et entra dans la<br />
salle des gardes. Il trouva la famille Fourbus en<br />
pleine partie de poker. Le bossu tenait entre ses<br />
lames cinq as. La longue manche de son mante<strong>au</strong><br />
gris en était pleine. Il s'efforçait d'avoir l'air<br />
sérieux pour ne pas laisser paraître qu'il bluffait,<br />
même si les <strong>au</strong>tres le savaient pertinemment. Son<br />
frère Morbak souriait sous sa moustache car il<br />
avait une suite royale, mais sous ses poils,<br />
personne ne pouvait soupçonner son sourire<br />
malicieux. S<strong>au</strong>f sa femme. Pamella en effet<br />
748
devinait son petit jeu, d'<strong>au</strong>tant qu'elle voyait ses<br />
cartes dans le reflet de la fenêtre dans son dos.<br />
Elle soupirait car sa donne était m<strong>au</strong>vaise.<br />
Avachie dans un vieux f<strong>au</strong>teuil, les jambes<br />
croisées, dans une posture provocante, elle déclara<br />
:<br />
Pffft, je me couche !<br />
Morbak avança une colonne de cougnettes pour<br />
montrer qu'il était sûr de lui. Les Fourbus misaient<br />
leur solde de mercenaires. Ce fut à cet instant que<br />
le duc fit irruption dans la pièce. Les trois se<br />
levèrent et les cartes qui étaient dans la manche du<br />
bossu tombèrent à terre sous les yeux des <strong>au</strong>tres<br />
joueurs.<br />
749
Maître, bien le bonsoir, le salua Fourbus en<br />
s'inclinant, que nous v<strong>au</strong>t le plaisir de votre visite<br />
si tardive ?<br />
lui.<br />
Ragoya nous a trahi ! Déclara Raglan hors de<br />
Oh que c'est vil de sa part, dit le bossu sans<br />
paraître plus surpris que cela. Que pouvons-nous<br />
faire pour votre service ? Voulez-vous que nous le<br />
trucidions pour lui faire payer sa félonie ?<br />
Non, c'est l'un de mes meilleurs éléments, il<br />
peut encore me servir. Je veux que vous me le<br />
retrouviez et que vous me le rameniez vivant pour<br />
que je le corrige de sa traîtrise moi-même. Mais je<br />
750
veux d'abord et avant tout que vous finissiez la<br />
mission que je lui avais confiée, c'est-à-dire<br />
assassiner la petite fille qui se prénomme <strong>Naïla</strong> !<br />
Le duc de Stanse leur exposa la situation<br />
brièvement concernant la fillette et ses amis. Il les<br />
informa qu'elle et les siens étaient présentement<br />
dans les montagnes frontalières du Sud-Est de la<br />
République d'Arbrook. Raglan pensait de façon<br />
assez logique que si son serviteur l'avait trahi, cela<br />
impliquait certainement qu'il allait se joindre à la<br />
compagnie. Les Fourbus n'avaient donc qu'à<br />
trouver la compagnie et achever leur besogne.<br />
Partez sans délai ! Je veux que cette affaire<br />
soit réglée <strong>au</strong> plus vite car je n'entends pas<br />
751
m'encombrer de cela pendant longtemps. J'ai<br />
d'<strong>au</strong>tres chats à fouetter ! Fit le duc.<br />
Bien, maître, il en sera fait selon vos désirs<br />
et, bien entendu, moyennant finance, précisa le<br />
bossu en faisant crisser ses griffes de fer.<br />
Vous serez grassement payés si vous menez à<br />
bien votre mission, faites-moi confiance.<br />
C'est parce que nous connaissons votre<br />
générosité, ô notre maître, que nous sommes si<br />
dévoués à votre service.<br />
Raglan prit congé. Les Fourbus laissèrent là<br />
leur partie de poker, <strong>au</strong> grand dam de Morbak qui<br />
était persuadé de remporter la mise. Ils montèrent<br />
752
sur le toit de la tour et sifflèrent. Ils répétèrent<br />
l'opération trois fois, chacun leur tour. Au bout<br />
d'un moment, trois grands oise<strong>au</strong>x noirs<br />
approchèrent en zigzaguant. Ils volaient n'importe<br />
comment et se bousculaient même.<br />
Tûûûûût !! Tûûûûût !! Faisaient-ils en se<br />
croisant.<br />
Ils atterrirent sur la tour en croassant<br />
bruyamment. Ces drôles d'oise<strong>au</strong>x étaient des<br />
Corbaks de la race des corbe<strong>au</strong>x géants. Ces trois<br />
spécimens-ci étaient un peu particuliers. Le<br />
premier d'entre eux s'appelait Kaïd. Il mettait des<br />
lunettes de Soleil même la nuit et se gominait le<br />
plumage. Le deuxième se nommait Kakou et<br />
753
portait un couvre-chef à l'envers sur la tête. Le<br />
troisième avait une lourde chaîne en or <strong>au</strong>tour du<br />
cou et des chevalières <strong>au</strong>x serres : son nom était<br />
Kéké. Tout trois tenaient entre eux un langage<br />
bizarre et difficilement compréhensible pour les<br />
non-initiés.<br />
Zy-va, matte la meuf comme elle est bonne !<br />
Dit Kéké en reluquant la pulpeuse Pamella qui se<br />
tenait, déhanchée, entre son mari et son be<strong>au</strong><br />
frère.<br />
Mes chers Corbaks, nous avons besoin de<br />
votre aide, dit le bossu.<br />
754
Qu'est-ce qu'on peut faire pour vous les<br />
mecs ? S'enquit Kakou.<br />
Nous avons besoin d'être transportés par les<br />
airs et j'ai pensé que vous étiez tout à fait qualifiés<br />
pour cela mes braves.<br />
Si vous allongez le flouze on peu vous<br />
conduire jusqu'<strong>au</strong> Nouve<strong>au</strong> Continent s'il le f<strong>au</strong>t !<br />
Déclara Kaïd.<br />
Fourbus lui tendit une bourse pleine de cougnes<br />
sonnantes et trébuchantes (c'était la mise du<br />
poker) et dit :<br />
755
Prenez ceci comme une avance et vous<br />
toucherez le reste quand votre mission sera<br />
terminée.<br />
Pas de blèm, on accepte ton offre, vous<br />
pouvez monter, accepta Kaïd en glissant la bourse<br />
sous son plumage.<br />
Hé, tu nous as pas d'mandé notre avis avant,<br />
protesta Kakou. C'est pas parce que t'as la voix de<br />
Scharzénéguèr qu'il f<strong>au</strong>t te prendre cash pour not'<br />
boss !<br />
Cela dit Kéké invita Pamella à monter sur son<br />
dos. Fourbus grimpa sur Kaïd et Morbak s<strong>au</strong>ta sur<br />
Kakou.<br />
756
Paré <strong>au</strong> décollage ! Accrochez-vous bien <strong>au</strong><br />
plumage, Corbaks Air lines vous souhaite bon<br />
voyage, entonna Kaïd.<br />
L'premier qui vomit sur mes plumes<br />
j'l'emplâtre ! Avertit Kakou.<br />
Les trois grands corbe<strong>au</strong>x et leurs passagers<br />
s'envolèrent dans la nuit en direction du Nord.<br />
757
La vallée des marmottes<br />
industrieuses<br />
La compagnie s'était réfugiée dans une cabane<br />
de berger située un petit peu en retrait du chemin.<br />
L'endroit était utilisé lors des grandes<br />
transhumances et sentait fortement la bique. Le<br />
sol était recouvert de vieille paille. Le plafond<br />
voûté était bas. Dans un coin noirci se trouvait<br />
une cheminée. Il faisait frais à l'intérieur. La<br />
compagnie avait chev<strong>au</strong>ché toute la nuit et toute<br />
la journée pour distancer les Tavernier. Le soir<br />
venu ils avaient découvert cette cabane et s'y<br />
758
étaient installés. Ils mangèrent des provisions que<br />
Miaoumi avait chapardées dans les cuisines du<br />
palais et se reposèrent quelque peu. Le son de la<br />
rivière qui coulait non loin parvenait à leurs<br />
oreilles et les apaisaient. Mika, cependant, restait<br />
sur le qui-vive, craignant un possible retour du<br />
pisteur. La lance à la main elle surveilla l'entrée de<br />
leur abri jusqu'<strong>au</strong> matin (presque) sans dormir.<br />
Les langues s'étaient déliées et ensemble ils<br />
discutèrent de la trahison d'Agora.<br />
Qui a bien pu mandater Agora pour nous<br />
espionner ? Se demandait l'ethnographe à h<strong>au</strong>te<br />
voix.<br />
759
Il avait déjà sa petite idée que sa fille confirma<br />
peu après :<br />
Il y avait un homme en capuche qui avait une<br />
dague comme celle d'Agora, pâle et brillante, se<br />
souvint <strong>Naïla</strong>. C'était dans la tour du méchant<br />
Maître des Dragons. Il était <strong>au</strong> service d'un vieux<br />
monsieur <strong>au</strong> regard noir qui se nommait Raglan.<br />
Le duc de Stanse… C'est donc lui qui est<br />
derrière tout cela.<br />
La crainte que nourrissait Vincent à l'égard du<br />
duc grandissait.<br />
« Il a le bras long pour nous atteindre<br />
jusqu'ici », pensa-t-il. Et il était loin de se douter à<br />
760
quel point il avait raison. L'ethnographe se doutait<br />
qu'il y avait certainement plus que des enjeux<br />
politiques pour motiver ainsi Raglan, cependant il<br />
ne pouvait deviner quels étaient les véritables<br />
motifs du duc. Ce dernier avait fait brûler la<br />
maison de Bourma, il avait engagé les deux<br />
brigands Karon et Kabon, et il avait enfin envoyé<br />
Ragoya pour les espionner et assassiner sa fille.<br />
Le duc de Stanse était un ennemi plus dangereux<br />
et plus fourbe encore que ce que Vincent avait<br />
imaginé. Or, il n'était pas <strong>au</strong> bout de ses<br />
m<strong>au</strong>vaises surprises. <strong>Naïla</strong> s'était endormie contre<br />
son père. Elle était bouillante de fièvre et Vincent<br />
commençait à s'inquiéter sérieusement de son état<br />
761
de santé. Réhi, passive et introvertie, était assise<br />
en retrait et écoutait ce qui se disait tout en<br />
songeant à sa décision et à sa "nouvelle vie". Nyss<br />
était amer depuis l'épisode de la veille. Elle se<br />
sentait profondément déçue à propos d'Agora et<br />
des humains en général. Elle regrettait presque<br />
d'avoir quitté sa Grande Forêt pour être<br />
confrontée ainsi à la rudesse du monde. Elle<br />
déclara d'une voix profonde :<br />
N'y a-t-il que vous qui soyez un homme bon,<br />
sire Vincent ?<br />
Elle employait le "vous" et parlait avec une<br />
politesse marquée pour témoigner du respect<br />
qu'elle accordait <strong>au</strong> père de son amie.<br />
762
Je ne suis pas meilleur que les <strong>au</strong>tres, avoua<br />
humblement Vincent. Il n'y a pas d'homme qui<br />
fasse tout le temps le bien sans jamais se tromper,<br />
tu sais…<br />
Ouais, tous les hommes sont m<strong>au</strong>vais, il n'y<br />
en a pas un pour rattraper l'<strong>au</strong>tre, renchérit Alise<br />
d'un ton acerbe.<br />
Tu es dure Alise, mais tu dis vrai, concéda<br />
Vincent.<br />
Je ne disais pas ça pour toi, se reprit la fée. Tu<br />
es sensible et tu n'es pas stupide comme les <strong>au</strong>tres<br />
humains. Je me demande si tu en es vraiment un<br />
d'ailleurs.<br />
763
Vincent eut un sourire amusé à c<strong>au</strong>se de cette<br />
remarque.<br />
Je le répète, je ne suis pas différent des<br />
<strong>au</strong>tres. Pour preuve : j'ai be<strong>au</strong>coup délaissé <strong>Naïla</strong><br />
pour me consacrer à mon travail. Je n'ai pas été un<br />
père exemplaire et c'est en partie pour cela, je<br />
pense, que <strong>Naïla</strong> a fugué.<br />
Ce n'était pas une fugue, corrigea Alise. Et<br />
puis, si elle n'était pas partie à l'aventure, je ne<br />
l'<strong>au</strong>rais jamais rencontrée, dit la fée pour elle-<br />
même.<br />
Et moi non plus, ajouta Nyss. C'est donc un<br />
mal pour un bien…<br />
764
Vincent acquiesça. Chacun se mit à cogiter en<br />
silence. Le sommeil les gagna progressivement.<br />
Dès les premières lueurs de l'<strong>au</strong>be, ils repartirent<br />
sans tarder pour ne pas laisser à leurs éventuels<br />
poursuivants le loisir de les rattraper. Ils<br />
cheminèrent sur le sentier qui suivait le cours<br />
d'e<strong>au</strong>. La voie était tracée et sans embûches.<br />
Montés sur les chev<strong>au</strong>x des Tavernier, la<br />
compagnie progressait rapidement. La vallée<br />
qu'ils parcouraient se resserrait ainsi que le lit de<br />
la rivière. Les flots encaissés prenaient de la<br />
vitesse et rugissaient de plus en plus fort dans les<br />
creux rocheux. Une brume matinale se leva,<br />
enveloppant la forêt d'un épais voile d'humidité.<br />
765
Le chemin devenait plus escarpé et dangereux à<br />
mesure que la compagnie s'enfonçait dans le<br />
creux du val. Bientôt, ils distinguèrent dans le<br />
brouillard la silhouette d'un vieux pont en pierre<br />
qui enjambait l'étroit canyon <strong>au</strong> cœur duquel<br />
grondait la rivière. Le pont était très ancien. Ses<br />
pierres étaient usées et lisses. Nos amis s'y<br />
engagèrent avec préc<strong>au</strong>tions. Vincent et <strong>Naïla</strong><br />
passèrent les premiers, puis ce fut le tour de Mika,<br />
Nyss et Réhi. L'aventurière tirait doucement le<br />
cheval sur lequel étaient juchées les fillettes.<br />
Flamy et Miaoumi venaient en dernier sur l'âne<br />
avec les provisions. Intimidé, la bête s'arrêta <strong>au</strong><br />
milieu du pont et refusa de continuer.<br />
766
Allez, tête de mule, avance ! Gronda<br />
Miaoumi.<br />
Pour le décider, elle l'aiguillonna d'un coup de<br />
griffe dans l'arrière-train. Surpris et mécontent,<br />
l'âne rua, désarçonnant ses cavaliers ! Flamy fut<br />
projeté par-dessus le parapet du pont. Miaoumi<br />
l'agrippa de justesse par la queue. Hélas le<br />
dragonnet pesait son poids et la félidée fut<br />
entraînée en avant la tête la première. Elle tenta de<br />
se retenir mais ses griffes glissaient sur les pierres<br />
lisses et humides.<br />
Au s'cours !! Miaaa !! S'écria-t-elle avant de<br />
basculer.<br />
767
Mika s<strong>au</strong>ta de cheval et se précipita, mais trop<br />
tard. Impuissants, les membres de la compagnie<br />
virent leurs deux amis tomber dans l'e<strong>au</strong> et être<br />
emportés dans les rapides. <strong>Naïla</strong> criait et tendait<br />
désespérément la main pour les retenir comme par<br />
magie. Malheureusement la fillette n'avait pas le<br />
pouvoir de commander <strong>au</strong>x grandes e<strong>au</strong>x. Flamy<br />
et Miaoumi disparurent de leur champ de vision.<br />
Les flots impétueux malmenèrent Flamy et<br />
Miaoumi : ils furent projetés contre les parois,<br />
ballottés dans tout les sens, engloutis dans les<br />
tourbillons et, finalement, recrachés sur une berge<br />
caillouteuse. Flamy reprit connaissance le<br />
768
premier. Il se releva péniblement car tous ses<br />
membres étaient endoloris. Heureusement ses<br />
solides écailles de dragon l'avaient protégé des<br />
chocs. Il se dirigea vers Miaoumi qui était<br />
échouée non loin. Ses poils mouillés lui collaient<br />
<strong>au</strong> corps, elle était trempée et semblait avoir<br />
diminuée de moitié en volume. Le dragonnet la<br />
secoua pour la réveiller mais la félidée ne<br />
répondait pas. Alors Flamy se mit à pleurer. Il la<br />
fit rouler sur le dos et, en l'<strong>au</strong>scultant plus<br />
attentivement, il constata qu'elle respirait encore.<br />
Le dragonnet perspicace se dit qu'elle avait peut<br />
être bu la tasse. Il lui s<strong>au</strong>ta sur le ventre et la<br />
félidée cracha toute l'e<strong>au</strong> qu'elle avait dans les<br />
769
poumons comme un geyser. Elle revint à elle en<br />
toussant. Ses premiers mots furent :<br />
Ça va pas de me s<strong>au</strong>ter dessus comme ça ?!<br />
T'as perdu la tête ou quoi ?<br />
Mais Flamy était si content qu'elle soit encore<br />
vivante qu'il se jeta dans ses bras pour lui faire un<br />
câlin. Miaoumi était touchée par l'affection que lui<br />
témoignait le petit dragon qu'elle trouvait<br />
d'ordinaire si horripilant. C'était un miracle qu'elle<br />
n'eût rien de cassé. La rivière les avait donc<br />
épargnés.<br />
Tout deux humèrent l'air attentivement. Aussi<br />
loin que pouvait porter son odorat, Miaoumi ne<br />
770
sentait pas la moindre trace olfactive de la<br />
compagnie. Flamy qui avait le nez plus fin, crut<br />
discerner un parfum comme celui de <strong>Naïla</strong>, loin<br />
vers l'Est. Hélas, pour aller dans cette direction, il<br />
leur fallait traverser le torrent, ce qui était<br />
impossible à l'endroit où ils se trouvaient. Ils<br />
entreprirent par conséquent de longer la rive<br />
jusqu'à trouver un gué propice <strong>au</strong> passage. Un<br />
petit peu plus en aval, le lit de la rivière<br />
s'élargissait considérablement et les e<strong>au</strong>x se<br />
calmaient. Alors qu'elle réfléchissait à la<br />
possibilité d'atteindre l'<strong>au</strong>tre rive, Miaoumi fut<br />
attirée par un léger s<strong>au</strong>tillement dans l'herbe de la<br />
mince prairie qui bordait le cours d'e<strong>au</strong>. Elle<br />
771
s'approcha et découvrit un s<strong>au</strong>mon qui se débattait<br />
et rebondissait. Il était appétissant et comme la<br />
félidée raffolait de poisson, elle s'en saisit entre<br />
ses pattes. Elle l'<strong>au</strong>rait volontiers dévoré si un<br />
<strong>au</strong>tre s<strong>au</strong>mon n'était pas venu s'écraser sur elle<br />
après avoir fait un vol plané depuis le fond de la<br />
rivière. C'était un gros ours qui pêchait, à quatre<br />
pattes dans l'e<strong>au</strong> derrière un rocher. D'un vif coup<br />
bien placé, il avait projeté le s<strong>au</strong>mon en l'air.<br />
Lorsqu'il aperçut Miaoumi qui reluquait le fruit de<br />
son labeur, il se mit en colère. Grondant et<br />
écumant, il se précipita vers la rive. La félidée et<br />
le dragonnet crurent que c'était la montagne toute<br />
entière qui dégringolait sur eux.<br />
772
Bande de voleurs ! Laissez mes s<strong>au</strong>mons tout<br />
de suite ou je vous étripe ! Les menaça l'ours dans<br />
la langue des anim<strong>au</strong>x.<br />
Miaoumi lâcha le poisson et détala avec Flamy<br />
sans demander son reste. Ils coururent jusqu'à ce<br />
que le gros poilu en colère soit loin derrière.<br />
Essoufflés, ils se posèrent sur une pierre qui<br />
surplombait la crevasse <strong>au</strong>x e<strong>au</strong>x bouillonnantes.<br />
Ils étaient de nouve<strong>au</strong> <strong>au</strong> cœur de la forêt et la<br />
rivière était infranchissable. Miaoumi et Flamy<br />
soupirèrent en chœur. Ils n'étaient pas <strong>au</strong> bout de<br />
leurs peines. Soudain un craquement se fit<br />
entendre et un arbre commença à s'incliner dans<br />
leur direction.<br />
773
Ch<strong>au</strong>d devant ! Gare à la chute ! Cria une<br />
voix.<br />
La félidée et le dragonnet s'écartèrent juste à<br />
temps pour ne pas être transformés en crêpes.<br />
Ohé, rien de cassé, les amis ? Désolé, je ne<br />
vous avais pas vu, s'excusa Hector le Castor. Si je<br />
peux faire quelque chose pour me faire<br />
pardonner…<br />
Hé bien oui ! Répondit Miaoumi qui savait<br />
parler la langue des anim<strong>au</strong>x, nous voulons<br />
traverser cette rivière, ne peux-tu pas nous faire<br />
un pont ?<br />
774
C'est tout à fait dans mes cordes ! Confirma<br />
Hector le Castor. J'en ai pour cinq minutes, top<br />
chrono ! Je suis le rongeur de troncs le plus rapide<br />
de cette forêt.<br />
Après avoir calculé tout un tas de paramètres<br />
comme la vitesse du vent, l'épaisseur du brouillard<br />
et l'inclinaison du terrain, Hector le Castor se mit<br />
à l'œuvre. En deux temps trois coups de dents, il<br />
fit tomber un tronc d'arbre qui forma un pont entre<br />
les deux rives escarpées du torrent. Flamy et<br />
Miaoumi le remercièrent de son aide.<br />
De rien, ronger c'est mon métier ! Déclara<br />
Hector le Castor. Mais soyez prudents tout de<br />
même.<br />
775
La félidée traversa la première suivie de Flamy.<br />
Ce dernier était moins agile que son amie qui<br />
atteignit l'<strong>au</strong>tre bord en marchant avec une<br />
souplesse féline.<br />
Ne regarde pas en bas, concentre-toi ! Avance<br />
! L'encourageait-elle.<br />
Flamy était peu rassuré. Il voulut se précipiter<br />
pour être plus tôt arrivé de l'<strong>au</strong>tre côté, mais<br />
comme la précipitation fait commettre des f<strong>au</strong>x<br />
pas, le dragonnet dérapa. Pour ne pas perdre<br />
l'équilibre, il se pencha d'avant en arrière. Pire : le<br />
pont se mit à rouler sous ses pieds. Ne tenant plus,<br />
Flamy glissa et s'agrippe en prenant le tronc à<br />
bras-le-corps. Quand l'arbre acheva sa rotation, le<br />
776
p<strong>au</strong>vre petit dragon avait la tête en bas. Pire que<br />
tout : le tronc commençait à se fendre !<br />
Vite Flamy ! Rampe jusqu'à moi ! Lui criait<br />
la félidée.<br />
Flamy tenta de se ressaisir. Accroché tel un<br />
koala à une branche, il avançait centimètre par<br />
centimètre en plantant ses griffes dans le bois.<br />
Tout à coup le pont céda : il se rompit en son<br />
milieu. Miaoumi eut tout juste le temps de saisir<br />
la patte que lui tendait Flamy. Le tronc d'arbre<br />
chuta dans les rapides et fut broyé en heurtant<br />
parois et rochers. La félidée hissa le dragonnet.<br />
Habituellement elle lui <strong>au</strong>rait fait une réflexion<br />
777
désobligeante, mais cette fois elle était soulagée<br />
qu'ils aient traversé la rivière ensemble.<br />
Ils continuèrent leur marche dans la forêt. Ils<br />
atteignirent bientôt une clairière verdoyante. Alors<br />
qu'ils parcouraient cette étendue dégagée, l'ombre<br />
d'un grand et bel oise<strong>au</strong> passa sur eux. Un oisillon<br />
dans un nid perché l'aperçut et se mit à piailler :<br />
"Tapon ! Tapon !" en s<strong>au</strong>tillant. Le grand oise<strong>au</strong><br />
baissa les yeux vers le nid en entendant l'oisillon<br />
l'appeler "Tapon". Comme ce n'était pas la<br />
première fois qu'il l'entendait l'appeler ainsi, il se<br />
décida à faire demi-tour pour corriger le jeune<br />
oise<strong>au</strong>. Il décrivit un cercle et vint se poser <strong>au</strong><br />
bord du nid où l'oisillon tout content piaillait de<br />
778
plus belle en remuant sa tête déplumée : "Tapon,<br />
Tapon, Tapon !!!".<br />
"Héron", "Héron", petit. Pas "Tapon", rectifia<br />
le Héron.<br />
Flamy et Miaoumi arrivaient justement <strong>au</strong> pied<br />
de l'arbre en h<strong>au</strong>t duquel étaient perchés les deux<br />
oise<strong>au</strong>x.<br />
Excusez-moi monsieur Tapon-heu, Héron !<br />
Se reprit la félidée. Est-ce que vous n'<strong>au</strong>riez pas<br />
aperçu un petit groupe à cheval du h<strong>au</strong>t des cieux<br />
?<br />
Hélas non ma chère, répondit le Héron.<br />
Cependant le chemin qu'empruntent les humains<br />
779
se trouve à l'Est d'ici, par-delà le territoire des<br />
marmottes.<br />
Merci monsieur Héron !<br />
Le Héron s'envola et le jeune oise<strong>au</strong> dans son<br />
nid, qui n'avait pas bien compris la leçon, répétait<br />
joyeusement : "Pas Tapon ! Pas Tapon !"<br />
Le dragonnet et la félidée poursuivaient leurs<br />
pérégrinations lorsqu'<strong>au</strong> bout d'une lieue ils<br />
aperçurent un écureuil assis tristement sur une<br />
branche. Miaoumi voulut lui demander des<br />
indications :<br />
Hé toi, l'écureuil, est-ce que tu sais par où…<br />
Heu…<br />
780
Elle ne termina pas sa phrase car elle constata<br />
que le petit animal sanglotait :<br />
Hé bien, que t'arrive-t-il ? Pourquoi ne<br />
s<strong>au</strong>tes-tu pas de branche en branche pour chercher<br />
des noisettes ? S'enquit la félidée.<br />
Je ne veux plus de noisettes, elles n'ont plus<br />
de goût pour moi… Répondit l'écureuil dépressif.<br />
Qu'est-ce qui a bien pu te dégoûter ainsi des<br />
noisettes ?<br />
Je n'ai que faire des noisettes, des noix et<br />
même des amandes… Laissez-moi tranquille !<br />
Et ce disant il se mit à pleurer à ch<strong>au</strong>des<br />
larmes.<br />
781
Kya ? Demanda le dragonnet.<br />
Je ne sais pas, mais je pense qu'il v<strong>au</strong>drait<br />
mieux le laisser seul, jugea la félidée.<br />
Flamy h<strong>au</strong>ssa les ép<strong>au</strong>les et ils reprirent leur<br />
marche. Peu après, ils sortirent de la forêt et<br />
arpentèrent les alpages verts et dénudés, jonchés<br />
de pierres tombées des montagnes plus h<strong>au</strong>tes. Au<br />
bas d'une pente herbeuse se trouvaient deux<br />
marmottes. L'une d'elles agitait des fanions<br />
rouges, debout les pattes tendues. Devant elle, il y<br />
avait deux lignes parallèles de cailloux blancs<br />
disposés sur une assez longue distance.<br />
782
Squik ! Squik ! Sifflait la marmotte en<br />
brandissant ses fanions.<br />
Un oise<strong>au</strong> blanc <strong>au</strong> vol disgracieux était en<br />
approche, les ailes déployées. Il s'aligna dans l'axe<br />
des cailloux blancs et atterrit de façon chaotique<br />
sur la "piste". L'oise<strong>au</strong> en question était Péli le<br />
Pélican. Il ouvrit grand son bec et la deuxième<br />
marmotte en tira un sac de toile qu'elle porta sur<br />
son dos jusqu'<strong>au</strong> trou le plus proche. La marmotte<br />
<strong>au</strong> fanion s'appelait Motte la Marmotte. Elle parla<br />
<strong>au</strong> pélican, puis celui-ci alla se ranger sous un abri<br />
creusé pour lui dans la colline. C'était un "hangar<br />
à pélican".<br />
783
Alors que Miaoumi et Flamy s'avançaient vers<br />
Motte pour demander leur chemin, trois<br />
marmottes affolées dévalèrent la pente en s'écriant<br />
:<br />
C'est terrible ! C'est terrible !<br />
Holà les amies, que se passe-t-il ? S'inquiéta<br />
Motte.<br />
C'est terrible ce qui arrive : Gob le Gobelin<br />
est venu avec un lasso et il a capturé Milk qu'il a<br />
ensuite tirée jusque dans sa grotte !<br />
Il va la transformer en côtelettes si on le<br />
laisse faire ! Dit une <strong>au</strong>tre marmotte.<br />
784
Que pouvons-nous faire pour s<strong>au</strong>ver Milk ?<br />
Paniquait la troisième.<br />
Milk était la vache laitière de la vallée. Elle<br />
était blanche et violette et elle produisait du très<br />
bon lait que les marmottes utilisaient pour leur<br />
industrie.<br />
Nous ne pouvons pas approcher de la grotte à<br />
c<strong>au</strong>se des aigles, c'est peine perdue… Soupira la<br />
première marmotte.<br />
Et Gob le Gobelin nous fait peur, trembla la<br />
deuxième.<br />
Motte la marmotte réfléchissait à une solution<br />
lorsque Miaoumi et Flamy l'accostèrent. La<br />
785
félidée comptait simplement s'informer sur le bon<br />
chemin, mais le preux dragonnet qui avait entendu<br />
dans quelle détresse se trouvaient les marmottes<br />
se proposa de leur venir en aide. Flamy le brave<br />
ne pouvait tolérer une telle injustice !<br />
Kyam Yakyak ! Fit le dragonnet d'un ton<br />
résolu.<br />
Comment ? Tu veux nous aider, c'est vrai ?<br />
S'étonna Motte.<br />
Mais de quoi te mêles-tu ? Cela ne nous<br />
regarde pas, dit la félidée. Viens, partons !<br />
Flamy refusa de partir. Il avait appris, en<br />
observant <strong>Naïla</strong> et Mika, à se mettre <strong>au</strong> service de<br />
786
ceux qui sont dans le besoin. Les marmottes<br />
s<strong>au</strong>tèrent de joie en émettant des petits cris.<br />
Merci dragonnet, dit Motte la marmotte. Il<br />
nous f<strong>au</strong>t faire vite car qui sait ce que mijote en ce<br />
moment ce vicieux gobelin. Nous allons te guider,<br />
viens !<br />
Miaoumi souffla :<br />
Bon, bah, je vous attends ici !<br />
Motte la marmotte et ses trois amies<br />
conduisirent Flamy en h<strong>au</strong>t de la pente, et des<br />
pâturages jusqu'<strong>au</strong> pied des montagnes où il n'y<br />
avait plus d'herbe. Gob le Gobelin avait sa<br />
demeure dans les environs. Les grands aigles<br />
787
faisaient <strong>au</strong>ssi leurs aires dans les anfractuosités<br />
de la roche. Napoléon et son fils l'Aiglon,<br />
survolaient justement les contreforts.<br />
Regardez, Père, un groupe de marmottes s'est<br />
aventuré sur notre territoire, dit l'Aiglon.<br />
Et il y a un dragonnet qui les accompagne, dit<br />
l'Aigle.<br />
Il n'a pas l'air dangereux, attrapons-les !<br />
Les deux aigles fondirent sur leurs proies en<br />
criant. Les marmottes apeurées se serrèrent les<br />
unes contre les <strong>au</strong>tres. Flamy repoussa le premier<br />
ass<strong>au</strong>t à coup de griffes. Les aigles qui ne<br />
s'attendaient pas à rencontrer de résistance,<br />
788
eprirent leur envol, tournoyèrent et revinrent à la<br />
charge. Flamy avait peine à les repousser.<br />
Napoléon allait se saisir de Motte la Marmotte<br />
lorsque soudain :<br />
Miaaaaa !! Prends ça ! PAF !<br />
Miaoumi avait surgi en courant à leur<br />
rescousse. Elle s<strong>au</strong>ta comme un ressort et<br />
décrocha une gifle en plein bec à l'empereur du<br />
ciel. Abasourdi, ce dernier secoua la tête et<br />
s'envola :<br />
Repli stratégique mon fils, lança-t-il.<br />
Les deux aigles s'éloignèrent. Les marmottes<br />
étaient saines et s<strong>au</strong>ves. Elles remercièrent<br />
789
chaleureusement Miaoumi qui s'était finalement<br />
décidée à les suivre. Tous ensemble, ils parvinrent<br />
non loin de la grotte de Gob le Gobelin. De<br />
l'intérieur provenait un crissement comme celui<br />
du métal contre la pierre. Gob le Gobelin était en<br />
train d'aiguiser son coute<strong>au</strong> tout en chantonnant<br />
de sa voix nasillarde : « Un bovin avec du bon vin,<br />
Une vache avec de la mâche, Côtelettes et<br />
ciboulette, Six boulettes dans mon assiette ! »<br />
Milk la vache violette était attachée <strong>au</strong> bout<br />
d'une corde suspendue à un anne<strong>au</strong> dans le mur.<br />
Elle ruminait paisiblement sans se soucier de son<br />
sort. Flamy se présenta à l'entrée de la grotte et<br />
s'écria bravement :<br />
790
Kanoé Kayak !!<br />
Le gobelin n'entendit pas sa provocation à<br />
c<strong>au</strong>se du bruit de la lame contre la meule. Le<br />
dragonnet ramassa une pierre et la lui lança. Le<br />
caillou ricocha sur le crâne du gobelin qui cessa<br />
<strong>au</strong>ssitôt de meuler et de chanter. Il tourna ses<br />
petits yeux rouges vers le lanceur du projectile.<br />
Gob était court sur patte, musclé et nerveux. Il<br />
avait une grosse tête sur laquelle étaient hérissés<br />
quelques rares cheveux. Ses oreilles étaient fines<br />
et très pointues. Son nez était crochu et mal fichu.<br />
Son menton était pointu. Enfin, sa pe<strong>au</strong> était de<br />
couleur grise et il était vêtu d'un simple paletot<br />
marron. Il empoigna son coute<strong>au</strong> et s'avança d'un<br />
791
air menaçant vers le dragonnet provocateur. Ce<br />
dernier n'avait "même pas peur".<br />
Qui es-tu misérable lézard pour oser me<br />
déranger ainsi, hein ? Tu veux te battre ?<br />
Flamy se fit craquer les articulations des doigts<br />
et se prépara à accueillir son adversaire.<br />
Ouah ! Comme il est téméraire, s'extasiaient<br />
les marmottes.<br />
Gob tentait de percer le dragonnet mais celui-ci<br />
évitait la pointe du coute<strong>au</strong> en penchant la tête<br />
tantôt à droite, tantôt à g<strong>au</strong>che, et en se baissant.<br />
Pendant que Flamy était <strong>au</strong>x prises avec Gob,<br />
Miaoumi se glissa dans la grotte et détacha Milk.<br />
792
Meuh ? Fit la vache.<br />
Chut, suis-moi discrètement, chuchota la<br />
félidée.<br />
Le gobelin tenta une estocade. Flamy la para de<br />
justesse en bloquant la lame entre ses pattes<br />
jointes. Les deux adversaires se tenaient tête et la<br />
crispation se lisait sur leur front. Soudain, dans un<br />
violent effort, Flamy brisa la lame du coute<strong>au</strong> !<br />
Stupéfait, Gob recula de quelques pas.<br />
Rapidement il se ressaisit et se jeta sur le<br />
dragonnent furieusement. Les deux<br />
s'empoignèrent violemment et roulèrent sur le sol.<br />
Miaoumi en profita pour tirer Milk hors de la<br />
grotte. Flamy avait be<strong>au</strong>coup appris à force de se<br />
793
attre avec la félidée. Il savait mordre et griffer. Il<br />
savait <strong>au</strong>ssi comment saisir son adversaire et le<br />
rouer de coups avec les pattes arrières, comme le<br />
font les félins. Avec agilité, le dragonnet parvint<br />
enfin à projeter le gobelin et à se relever<br />
prestement. Il était temps pour lui d'employer la<br />
technique secrète du "coup de queue rotatif",<br />
technique que le dragonnet avait longuement<br />
médité. Flamy se mit à courir sur la paroi de la<br />
grotte, presque à la verticale, puis il s<strong>au</strong>ta et<br />
tournoya sur lui-même dans les airs en balançant<br />
sa queue. Gob le Gobelin fut giflé avec une telle<br />
force qu'il alla s'écraser dans ses ustensiles de<br />
cuisine qui s'écroulèrent sur lui dans un concert de<br />
794
tintements de casseroles. Le dragonnet parut,<br />
victorieux, sous les acclamations, les<br />
appl<strong>au</strong>dissements, et les "bravos" des marmottes<br />
enthousiastes. Comme il crânait un peu, transporté<br />
par l'orgueil de la victoire, Miaoumi le rappela à<br />
l'ordre :<br />
Bon, c'est bien, mais on ne va pas y passer la<br />
nuit, il f<strong>au</strong>t retrouver <strong>Naïla</strong> et les <strong>au</strong>tres !<br />
Meuh ! Approuva Milk.<br />
Sans plus tarder, ils redescendirent dans les<br />
alpages. Les marmottes conduisirent Milk jusqu'à<br />
son étable. C'était une cavité artificielle creusée<br />
par Motte et ses amies. Là, les marmottes<br />
795
pouvaient traire la vache et recueillir son bon lait<br />
dans des écuelles taillées par les castors. Motte<br />
expliqua à Flamy et Miaoumi que le lait était<br />
ensuite mélangé à de la poudre de cacao pour<br />
produire, à la fin d'un ingénieux processus, du<br />
chocolat <strong>au</strong> lait ! Ce cacao provenait du Continent<br />
d'Au-delà de l'Aurore et était acheminé par voie<br />
aérienne dans le bec du pélican. Le chocolat ainsi<br />
produit était emballé dans du papier que les<br />
marmottes industrieuses faisaient elles-mêmes à<br />
base de bois et de feuilles broyées et malaxées<br />
dans de l'e<strong>au</strong> pour obtenir de la pâte à papier. Le<br />
chocolat était, enfin, distribué <strong>au</strong>x anim<strong>au</strong>x de la<br />
796
vallée et partout dans les Terres Orientales, selon<br />
les stocks disponibles et l'étendue de la demande.<br />
Flamy et Miaoumi étaient émerveillés. Pour les<br />
remercier d'avoir s<strong>au</strong>vé leur précieuse vache<br />
violette, Motte la Marmotte leur offrit un panier<br />
contenant dix tablettes de chocolat <strong>au</strong> lait pour<br />
eux et leurs amis.<br />
Si vous voulez, je peux demander à Cham le<br />
Chamois de vous guider jusqu'<strong>au</strong> sentier des<br />
hommes, leur proposa Motte.<br />
Ils acceptèrent sans hésiter cette aimable offre.<br />
Ainsi, la marmotte les présenta <strong>au</strong>près du chamois<br />
qui connaissait bien la montagne. Celui-ci prit<br />
797
Miaoumi et Flamy et les transporta jusqu'<strong>au</strong> sortir<br />
de la vallée, où le monde s<strong>au</strong>vage des anim<strong>au</strong>x<br />
s'achève et où continue le territoire des humains.<br />
Lorsqu'ils atteignirent le chemin, le Soleil s'était<br />
déjà glissé derrière les monts les plus h<strong>au</strong>ts.<br />
Miaoumi remercia encore Cham le Chamois dans<br />
le langage des anim<strong>au</strong>x, à la suite de quoi ce<br />
dernier prit congé. Le dragonnet <strong>au</strong> flair infaillible<br />
avait pisté la compagnie. Ses membres étaient<br />
plus en amont en direction du Sud-est. Ils avaient<br />
passé le plus clair de leur journée à essayer de<br />
suivre le cours d'e<strong>au</strong> pour retrouver leurs deux<br />
compagnons. Quelle ne fut pas leur surprise en<br />
voyant le dragonnet et la félidée sains et s<strong>au</strong>fs<br />
798
emonter à leur rencontre, un panier plein de<br />
chocolat à la main ! <strong>Naïla</strong>, malgré sa fatigue,<br />
courut et prit Flamy dans ses bras. Les <strong>au</strong>tres<br />
membres se précipitèrent à sa suite pour les<br />
rejoindre. Même Miaoumi, habituellement si<br />
farouche, consentit à quelques embrassades. Ce<br />
fut elle qui conta dans un langage compréhensible<br />
pour les humains les incroyables aventures qu'ils<br />
avaient vécues durant cette longue et inoubliable<br />
journée. Ils partagèrent le chocolat <strong>au</strong> lait qui leur<br />
fit grand bien en contentant leurs estomacs<br />
affamés. La félidée expliqua comment le chocolat<br />
était produit à partir du lait de Milk et du cacao<br />
importé par les pélicans. Sur le moment Mika,<br />
799
plutôt incrédule, trouva l'histoire farfelue et dit,<br />
d'un ton moqueur et emprunt d'ironie :<br />
C'est ça ! Et la marmotte elle met le chocolat<br />
dans le papier !<br />
Mais puisque je te le dis ! Insista Miaoumi.<br />
Tous étaient soulagés de s'être retrouvés. Cette<br />
aventure rapprocha be<strong>au</strong>coup Miaoumi et Flamy<br />
qui, dorénavant, ne se disputèrent plus <strong>au</strong> point<br />
d'en venir <strong>au</strong>x griffes.<br />
800
La mort du Vieux Lion<br />
Ashran avait choisi ses deux plus be<strong>au</strong>x et plus<br />
robustes dragons. Il les avait parés des masques de<br />
combat en or pur que Raglan lui avait fournis.<br />
Magnifiques et terrifiants, les deux bêtes<br />
escortaient leur maître. Celui-ci chev<strong>au</strong>chait sa<br />
puissante dragonne grise, elle-même revêtue d'un<br />
masque et de pièces d'armure en or. Le Soleil<br />
paraissait à peine dans les limbes brumeuses de<br />
l'Orient quand les dragons prirent leur envol<br />
depuis le sommet de la h<strong>au</strong>te tour.<br />
801
Leur destination : la citadelle d'Halma, capitale<br />
du roy<strong>au</strong>me d'Hassland, située à plus de quatre-<br />
cents lieues de là. Même à vol d'oise<strong>au</strong>, cela<br />
faisait une distance conséquente à parcourir, mais<br />
les dragons d'Ashran étaient capables de voler<br />
plusieurs jours d'affilée sans se reposer. D'abord,<br />
ils survolèrent la Chaîne de l'Hesso et ses pics<br />
élevés. Ils passèrent loin <strong>au</strong>-dessus des collines de<br />
Stanse et du Lac Doré. Le Soleil décrivait ses<br />
rotations quotidiennes d'un bout à l'<strong>au</strong>tre de la<br />
terre pendant que les dragons parcouraient le ciel<br />
sans faiblir. Ils dominaient les courants aériens,<br />
traversaient les nuages et s'élevaient par-delà les<br />
mers cotonneuses jusqu'<strong>au</strong>x extrémités de la voûte<br />
802
azurée. La nuit, ces seigneurs des cieux côtoyaient<br />
les étoiles et rivalisaient avec le croissant de la<br />
Lune sur lequel ils semblaient pouvoir se percher.<br />
A une telle altitude, le monde d'en bas prenait une<br />
toute <strong>au</strong>tre dimension. Même la Grande Forêt, si<br />
étendue fût-elle, ne paraissait être qu'un long tapis<br />
de verdure. Bientôt l'escadron de dragons plana<br />
<strong>au</strong>-dessus des terres du roy<strong>au</strong>me hasslandien, mais<br />
cela ne faisait <strong>au</strong>cune différence car dans le ciel il<br />
n'y avait point de frontières.<br />
Le roy<strong>au</strong>me d'Hassland était le plus grand des<br />
trois roy<strong>au</strong>mes des Terres Orientales. Avec le<br />
temps et les conquêtes, son territoire s'était<br />
considérablement étendu mais, hélas, surtout sur<br />
803
des terres infertiles, désertiques ou inhospitalières,<br />
comme les Steppes d'Yséria à l'Ouest, ou les<br />
Marais d'Halbator <strong>au</strong> Sud. Les premières n'étaient<br />
que de vastes étendues herbeuses sans <strong>au</strong>tres<br />
habitants que les troupe<strong>au</strong>x de bisons, les chiens<br />
de prairie et quelques tribus nomades ; les seconds<br />
étaient le fief des moustiques venimeux, des<br />
salamandres cornues et de monstres baveux peu<br />
fréquentables. A l'Est, le roy<strong>au</strong>me d'Hassland<br />
comprenait la majeure partie de la Grande Forêt,<br />
qui était toute entière sa possession avant la<br />
guerre contre Valhesso et la signature du Traité de<br />
Tortillas dix années <strong>au</strong>paravant. Au Nord, les<br />
chaînes montagneuses d'Haltaï et de Massaï<br />
804
formaient une limite naturelle séparant Hassland<br />
du roy<strong>au</strong>me de Sayan. Les Basses Terres d'Hass,<br />
le cœur du territoire hasslandien, formaient une<br />
vaste cuvette <strong>au</strong> centre de laquelle s'était formé un<br />
lac. Ce lac était alimenté par les e<strong>au</strong>x du fleuve<br />
Aguen, qui venait des monts du Nord, et celles du<br />
fleuve d'Ys qui descendait des steppes et qui<br />
prenait sa source dans "l'étrange mer du milieu<br />
des terres" appelée Hassmeria. A partir du lac<br />
d'Hass coulait un <strong>au</strong>tre fleuve, l'Hassme, qui<br />
contournait la Grande Forêt par le Sud sur bien<br />
des lieues avant d'obliquer vers l'Est pour<br />
rejoindre le fleuve Eway et les e<strong>au</strong>x du Val. Le<br />
roy<strong>au</strong>me d'Hassland était, de fait, plutôt enclavé,<br />
805
arré à l'Est et <strong>au</strong> Nord par des montagnes. Son<br />
seul accès vers le roy<strong>au</strong>me de Sayan était la<br />
Trouée d'Ata et le Couloir de Singlepath vers le<br />
roy<strong>au</strong>me de Valhesso. Longtemps, le roy<strong>au</strong>me<br />
avait bénéficié d'un accès à l'océan en contrôlant<br />
la bande littorale d'Arbrook à l'Est.<br />
Malheureusement pour les intérêts du roy<strong>au</strong>me, la<br />
guerre civile menée par les milices républicaines<br />
avait fini par priver Hassland de cette portion<br />
stratégique de son territoire. Néanmoins, le<br />
roy<strong>au</strong>me d'Hassland était un roy<strong>au</strong>me puissant.<br />
Les plaines centrales étaient fertiles et leur<br />
étendue était équivalente à la superficie du<br />
territoire valhessien dans son ensemble ! Cette<br />
806
ichesse naturelle du sol permettait <strong>au</strong> roy<strong>au</strong>me<br />
d'être <strong>au</strong>tonome en matière d'agriculture. De plus,<br />
la population hasslandienne était très nombreuse,<br />
bien plus que celle des roy<strong>au</strong>mes voisins, ce qui<br />
était un atout non négligeable, non seulement d'un<br />
point de vue économique, mais <strong>au</strong>ssi et surtout à<br />
l'époque, d'un point de vue militaire. Les forces<br />
hasslandiennes étaient légion et leur supériorité<br />
numérique leur avait longtemps assuré la victoire<br />
lors des conflits. Cependant, malgré ces atouts, la<br />
population du roy<strong>au</strong>me était p<strong>au</strong>vre en<br />
comparaison de celle de Valhesso. En effet, les<br />
seigneurs d'Hassland, qui étaient de très grands<br />
propriétaires terriens, accaparaient l'essentiel des<br />
807
ichesses <strong>au</strong> détriment du reste des sujets dont la<br />
plupart n'étaient que de simples serfs. De façon<br />
générale, depuis les défaites successives contre<br />
Victor le Conquérant et contre les miliciens<br />
d'Arbrook, le roy<strong>au</strong>me d'Hassland s'était affaibli, à<br />
l'image de son roi, <strong>au</strong>trefois vaillant guerrier et<br />
qui, à présent, n'était plus que l'ombre de lui-<br />
même.<br />
A l'<strong>au</strong>be de son dixième jour de vol, Ashran<br />
aperçut enfin la citadelle d'Halma. Cette dernière<br />
était une citée fortifiée construite <strong>au</strong> bord du Lac<br />
d'Hass. De décennie en décennie, la ville s'était<br />
étendue <strong>au</strong>tour du châte<strong>au</strong> depuis les abords des<br />
douves vers le Sud-Est le long de la rive et vers<br />
808
l'Ouest par-delà le fleuve Aguen. Plusieurs<br />
générations de remparts et de fortifications se<br />
succédaient en arc de cercle, englobant à chaque<br />
fois une partie plus ancienne de la ville. Halma<br />
était une cité industrieuse : toute l'activité<br />
économique, ou presque, était concentrée entre<br />
ses murs. Tous les fruits, légumes et <strong>au</strong>tres<br />
produits, de l'agriculture ou de l'élevage,<br />
s'échangeaient sur ses marchés. Les quelques<br />
manufactures du roy<strong>au</strong>me qui produisaient<br />
principalement des vêtements, des armes et<br />
armures, étaient implantées en son sein. Les<br />
caravanes et roulottes des marchands étrangers<br />
venaient stationner dans les f<strong>au</strong>bourgs pour<br />
809
vendre leur production et acheter ce qu'ils ne<br />
pouvaient trouver en un <strong>au</strong>tre endroit. De façon<br />
plus exacerbée que chez les nations voisines, tout<br />
se faisait et se décidait dans la capitale. Aucune<br />
<strong>au</strong>tre ville du roy<strong>au</strong>me n'avait une telle influence :<br />
Halma était le centre de gravité d'Hassland.<br />
Du h<strong>au</strong>t des murailles, les arbalétriers<br />
montraient du doigt les trois imposantes<br />
silhouettes ailées qui se dessinaient nettement sur<br />
le ciel bleuté. Il y eut une soudaine agitation<br />
parmi les gardes de la cité. Le prince puis le roi<br />
furent avertis. Le futur souverain calma<br />
rapidement ses officiers. Il s'attendait à cette visite<br />
depuis quelques temps. Les halmérois levèrent la<br />
810
tête lorsque les dragons passèrent <strong>au</strong>-dessus de la<br />
ville étendant leur ombre terrifiante sur le pavé<br />
des rues. Ils contournèrent le châte<strong>au</strong> et ses<br />
donjons pour aller se poser sur le bord de la<br />
falaise rocheuse qui surplombait le lac. Une<br />
délégation escortée par des chevaliers de la garde<br />
royale sortit de l'enceinte fortifiée pour avancer à<br />
la rencontre du Maître des Dragons.<br />
Le prince marchait à leur tête. Hassoll était un<br />
homme d'une trentaine d'années. On le<br />
surnommait "le f<strong>au</strong>con" car il avait, pour ainsi<br />
dire, une tête de rapace. Son visage était effilé<br />
comme une lame ; son nez était légèrement<br />
crochu ; ses yeux étaient perçants ; ses cheveux<br />
811
uns étaient courts et soigneusement coiffés en<br />
arrière. Il portait une armure d'apparat, noir et or,<br />
qui le faisait paraître plus cost<strong>au</strong>d qu'il ne l'était<br />
en réalité.<br />
Ashran s<strong>au</strong>ta de la selle de sa dragonne et sa<br />
cape voleta dans les airs. Les dragons avaient<br />
replié leurs ailes contre leur corps et sifflaient tout<br />
en toisant de leur œil h<strong>au</strong>tain les gardes pétrifiés<br />
de terreur.<br />
Salutations, Maître des Dragons, l'accueillit le<br />
prince. Sois le bienvenu, je t'attendais.<br />
Ashran répondit d'un hochement de tête.<br />
812
Je t'invite à me suivre à l'intérieur du châte<strong>au</strong><br />
où nous pourrons nous entretenir, cependant je<br />
souhaite consigner ton arme, si tu n'y vois pas<br />
d'inconvénient.<br />
Un garde s'avança fébrilement vers Ashran.<br />
Celui-ci tira le Martlance qui était dans son dos et<br />
le lui lança. Le garde réceptionna l'arme et faillit<br />
s'écrouler sous son poids.<br />
Bien. Suis-nous ! Fit Hassoll.<br />
Le cortège rentra dans le châte<strong>au</strong>-fort. La<br />
citadelle d'Halma n'était pas un palais luxueux et<br />
chatoyant comme celui de Kassandra. Les murs<br />
étaient plus h<strong>au</strong>ts, épais et sombres. L'architecture<br />
813
était rude, les grandes pièces étaient froides et la<br />
décoration plus que sommaire. Il n'y avait pas de<br />
jardin mais seulement de vieilles pierres polies par<br />
le temps. En guise de fenêtres, il y avait des<br />
meurtrières. A la cour il n'y avait pas d'artistes ni<br />
de bad<strong>au</strong>ds inutiles, seuls des seigneurs, des<br />
officiers et des notables du pays arpentaient les<br />
couloirs. Les souverains successifs d'Hassland<br />
depuis Salenk le Noble, fondateur du roy<strong>au</strong>me,<br />
étaient des guerriers et non des châtelains, et ils<br />
avaient davantage investi dans leurs armées que<br />
dans leur palais.<br />
Parvenus dans la grande cour du châte<strong>au</strong>, le<br />
cortège se scinda : les gardes restèrent sur place<br />
814
pendant que le prince faisait entrer le Maître des<br />
Dragons dans l'édifice central où était la salle du<br />
trône. Celle-ci était une très longue pièce dont le<br />
plafond était soutenu par deux rangés de grands<br />
piliers en granit de part et d'<strong>au</strong>tre de la salle. Le<br />
siège royal était sobre, taillé lui <strong>au</strong>ssi dans le<br />
granit. Une tenture représentant une salamandre,<br />
symbole du roy<strong>au</strong>me, était suspendue <strong>au</strong>-dessus.<br />
Pour l'heure, le trône était vide : le roi affaibli n'y<br />
siégeait plus. C'étaient le prince et ses préfets qui<br />
rendaient la justice tandis que les affaires<br />
courantes et administratives étaient assumés par<br />
les intendants. A droite et à g<strong>au</strong>che du trône, en<br />
retrait, deux escaliers en colimaçon montaient<br />
815
vers les plate-formes de l'étage où se trouvaient<br />
les appartements roy<strong>au</strong>x. Hassoll conduisit Ashran<br />
dans ses quartiers privés à l'extrémité du châte<strong>au</strong>.<br />
Là, ils entrèrent dans un cabinet semi-circulaire<br />
pourvu de trois fenêtres qui s'ouvraient sur le lac.<br />
A l'intérieur il y avait une table de bure<strong>au</strong> sur<br />
laquelle était posés un encrier, une plume et du<br />
papier. Il y avait <strong>au</strong>ssi deux f<strong>au</strong>teuils. Le prince<br />
invita Ashran à s'asseoir mais celui-ci refusa : il<br />
préférait rester debout à la fenêtre d'où il pouvait<br />
apercevoir ses dragons qui se chahutaient pour se<br />
percher sur le plus h<strong>au</strong>t rocher.<br />
Je me réjouis de ta venue, Maître des<br />
Dragons, dit Hassoll. J'espère que nous pourrons<br />
816
négocier ton enrôlement dans l'armée que je suis<br />
en train de lever !<br />
Ashran se tourna vers le prince et déclara<br />
fermement :<br />
Cela est hors de question, prince. J'ai servi<br />
jadis l'armée de ce roy<strong>au</strong>me, j'étais parmi l'élite,<br />
mais <strong>au</strong>jourd'hui je ne suis plus <strong>au</strong> service de qui<br />
que ce soit. Si vous souhaitez louer mes services,<br />
ce sera en tant que mercenaire.<br />
Hassoll se renfrogna et fit une mine sévère.<br />
Soit. Dans ce cas, ton prix sera le mien, car<br />
j'<strong>au</strong>rai besoin de toi <strong>au</strong> moins une fois pour<br />
frapper le roy<strong>au</strong>me de Valhesso à la tête. Si c'est<br />
817
de l'or que tu désires, je t'en fournirai des<br />
cargaisons entières. Et si tu veux des jeunes filles<br />
vierges pour donner à manger à tes dragons, je te<br />
trouverai les plus belles du roy<strong>au</strong>me !<br />
Ashran eut un soupir méprisant.<br />
C'est le pouvoir que je veux, celui qui<br />
s'acquiert par la force, répondit-il.<br />
Hassoll fut désarçonné par une telle réponse.<br />
Ashran le fixa de son œil torve et demanda :<br />
Pour quand sont prévues les échéances de tes<br />
plans ? Car tu n'es pas roi pour pouvoir<br />
déclencher une guerre.<br />
818
Je règnerai bientôt, fit Hassoll avec un sourire<br />
<strong>au</strong> coin des lèvres. Le roi n'a plus que quelques<br />
jours à vivre. En effet, "l'antidote" que nous lui<br />
administrons l'a tellement affaibli qu'il <strong>au</strong>ra<br />
bientôt raison de lui…<br />
Ashran transperça le prince du regard. Les deux<br />
n'échangèrent pas davantage ce jour-là. Les<br />
négociations seraient pour le lendemain. Le soir<br />
venu, le roi convoqua son fils. Gashtall, qui fut<br />
<strong>au</strong>trefois un cavalier aguerri menant <strong>au</strong> combat<br />
ses armées innombrables, n'était plus très vaillant.<br />
Alité, il ne quittait presque plus sa chambre située<br />
dans l'aile Ouest du châte<strong>au</strong>. Ses cheveux étaient<br />
blancs, son visage ridé et ses yeux fatigués. Après<br />
819
la défaite contre son ennemi juré, Victor de<br />
Valhesso, il avait vieilli prématurément et était<br />
tombé malade quelques années plus tard. Après la<br />
mort accidentelle de son rival et l'avènement de<br />
Luc III, Gashtall le Vieux Lion s'était pacifié et<br />
n'avait plus envisagé de se venger contre son<br />
voisin. Au contraire, son fils, qui avait signé le<br />
Traité de Tortillas, nourrissait une profonde haine<br />
et un esprit revanchard envers Valhesso. Hassoll<br />
entra dans la chambre du roi :<br />
Vous m'avez fait mander, Père ?<br />
Gashtall tourna la tête et leva sa main<br />
desséchée :<br />
820
Oui, approche, fit-il.<br />
Le prince vint s'asseoir <strong>au</strong> chevet du roi.<br />
J'ai été informé de l'arrivée de celui que l'on<br />
nomme le Maître des Dragons et je voulais te<br />
mettre en garde à son sujet, dit le roi. Méfie-toi de<br />
lui, tu ne devrais pas même traiter avec lui. C'est<br />
un homme violent et impulsif. Prends garde à toi<br />
et <strong>au</strong>x intérêts de mon roy<strong>au</strong>me !<br />
Ne vous en faites pas, Père, je dirige vos<br />
affaires avec prudence et diligence, comme si<br />
c'étaient les miennes.<br />
Méfie-toi de lui… Répéta Gashtall.<br />
821
Le prince prit congé du roi en l'embrassant sur<br />
le front alors que les derniers rayons rougeoyants<br />
du Soleil disparaissaient loin sur l'horizon.<br />
Cinq jours plus tôt, le cinquante-sixième d'Été,<br />
Raglan quitta Stanse dans le carrosse ducal. Il<br />
remonta le cours de l'Oro jusqu'à Kougne en<br />
suivant la route chaotique qui longeait le fleuve.<br />
Le jour suivant, il se rendit de Kougne à Rivdorée<br />
le long du Lac Doré. Le soir, à l'<strong>au</strong>berge, un jeune<br />
barde en habits bleus chantait des chansons<br />
épiques louant les elfes, leur be<strong>au</strong>té et leur<br />
hospitalité. Il jouait de son luth <strong>au</strong> son clair et<br />
animait ainsi toute l'<strong>au</strong>berge. En fin de soirée, il<br />
822
passa de table en table pour solliciter <strong>au</strong>près de<br />
ses <strong>au</strong>diteurs un encouragement pécuniaire car il<br />
était sans le sou depuis qu'il s'était fait dérober ses<br />
maigres économies par de fourbes brigands. Le<br />
duc lui donna gracieusement une cougne pour<br />
qu'il déguerpisse sans raconter sa vie. Le<br />
lendemain, Raglan et son cocher roulèrent vers<br />
Singlepath. Au sortir de la forêt, alors que le<br />
carrosse commençait à grimper la route des<br />
contreforts, un événement inattendu se produisit.<br />
Le duc était dans la cabine, légèrement balloté<br />
de droite et de g<strong>au</strong>che <strong>au</strong> gré des mouvements du<br />
véhicule. Il contemplait pensivement le paysage<br />
quand soudain, il fut violemment secoué. Les<br />
823
chev<strong>au</strong>x s'étaient arrêtés. Ils se cabrèrent en<br />
hennissant. Raglan entendit un cri de guerre<br />
retentir :<br />
Geronimo !!<br />
Vlan Bing Bing !! Il y eut un bruit, comme<br />
quelque chose qui serait tombé sur le toit du<br />
carrosse.<br />
Des, des brigands !! Postillonnait le cocher<br />
qui fut bientôt <strong>au</strong>x prises avec l'un d'eux.<br />
Grouille ! Va détrousser les bourgeois à<br />
l'intérieur ! Lança l'un des brigands à son<br />
coéquipier.<br />
824
La porte de la cabine s'ouvrit et un individu<br />
hirsute, mal rasé, sale et mal odorant, armé d'une<br />
dague, fit irruption à l'intérieur en s'écriant :<br />
je…<br />
La bourse ou la vie ! Filez vos cougnes ou<br />
Le bandit s'interrompit en voyant le duc de<br />
Stanse. Ce dernier était tout <strong>au</strong>ssi stupéfait en<br />
reconnaissant son agresseur.<br />
Qu'est-ce que tu fiches Karon ?! On va pas y<br />
passer la journée ! Vociférait l'<strong>au</strong>tre à l'extérieur.<br />
C'est que… Y'a un léger problème… Fit<br />
Karon.<br />
825
Voyant la colère se manifester sur le visage du<br />
duc, il cacha sa dague dans son dos et dit d'un air<br />
f<strong>au</strong>ssement décontracté :<br />
Heu, salut tonton Rag, fait be<strong>au</strong> <strong>au</strong>jourd'hui,<br />
hein ?<br />
Raglan explosa dans une fureur noire :<br />
Bande d'abrutis dégénérés !!!<br />
Karon sortit précipitamment du carrosse<br />
comme un chien que l'on chasse d'une maison.<br />
Kabon, interloqué, reconnut la voix de son oncle<br />
et lâcha le cocher étonné. Raglan grondait et jurait<br />
tout en s'extirpant de la cabine.<br />
826
Imbéciles patentés ! Comment osez-vous<br />
m'attaquer ?!<br />
C'est que… On pensait pas… Balbutiaient les<br />
deux brigands.<br />
Je sais bien que vous ne pensez pas ! Mais en<br />
plus vous êtes aveugles ! Les gronda Raglan en<br />
désignant de son doigt osseux les armoiries du<br />
duché de Stanse estampillées sur le côté du<br />
carrosse.<br />
C'était pour le moins des retrouvailles<br />
mouvementées.<br />
Par tous les diables, qu'est-ce que vous fichez<br />
ici ?! Leur demanda le duc.<br />
827
Bah hé, on attaque les diligences pardi !<br />
Répondit bêtement Karon.<br />
En effet, c'est une longue histoire et, heu... Fit<br />
Kabon.<br />
Je ne veux pas l'entendre ! Je n'en ai rien à<br />
faire ! Vous me faites perdre mon temps alors que<br />
je dois me rendre à Kassandra <strong>au</strong> plus tôt.<br />
Maintenant déguerpissez, gueux que vous êtes !<br />
Les renvoya le duc en remontant dans la cabine.<br />
Allez, cocher, en route !<br />
Le cocher interloqué par une telle manifestation<br />
d'<strong>au</strong>torité fit claquer les rênes et le carrosse se mit<br />
en mouvement.<br />
828
Hé, attends tonton Rag ! Ne nous laisse pas<br />
dans ce trou p<strong>au</strong>mé ! On veut aller à Kassandra<br />
avec toi ! Hé tonton Rag, pitié !! Suppliaient à<br />
voix forte Karon et Kabon en s'accrochant<br />
désespérément <strong>au</strong> véhicule.<br />
Plus vite ! Ordonna le duc à son conducteur.<br />
Mais les deux vagabonds se mirent à courir eux<br />
<strong>au</strong>ssi derrière le carrosse en suppliant tant et si<br />
bien que Raglan, excédé, finit par s'arrêter. Il<br />
parut à la porte et dit :<br />
Allez donc vous rincer dans le ruisse<strong>au</strong> que je<br />
vois là-bas car vous sentez plus m<strong>au</strong>vais que les<br />
égouts de Stanse ! Puis vous reviendrez. Ne<br />
829
traînez pas ! Car je compte gagner du temps, et<br />
non en perdre !<br />
Merci, merci tonton Rag, tu es charitable ! Le<br />
remercièrent Karon et Kabon qui s'empressèrent<br />
de faire ce qui leur avait été ordonné.<br />
En fait ce n'était pas par bonté mais par intérêt<br />
que le duc avait cédé. Ainsi, les deux brigands<br />
remplacèrent le cocher à tour de rôle de sorte que<br />
le carrosse puisse rouler jour et nuit sans<br />
interruption, ou presque. A ce rythme, ils<br />
parvinrent à Kassandra en un temps record. Ils<br />
traversèrent d'abord la Chaîne de l'Hesso en<br />
passant dans le Couloir de Singlepath récemment<br />
rouvert. A l'endroit où le tunnel avait été détruit,<br />
830
une foule de nains et quelques humains grimpés<br />
sur des échaf<strong>au</strong>dages consolidaient la voûte et<br />
rest<strong>au</strong>raient les statues de créatures fantastiques<br />
sculptées dans la paroi de la montagne. Ensuite, le<br />
carrosse descendit jusqu'<strong>au</strong> Lac Vert qu'il<br />
contourna jusqu'à la ville de Draq avant d'obliquer<br />
vers la capitale.<br />
En chemin Karon et Kabon racontèrent, par<br />
intermittence, leurs aventures à la poursuite de<br />
<strong>Naïla</strong> : d'abord ils relatèrent comment ils avaient<br />
"escorté" et espionné Vincent et Bernadette depuis<br />
Kassandra jusque dans les Collines du Rouge où<br />
ils avaient tenté de kidnapper "la bourgeoise",<br />
comme disait Karon. Ensuite, ils expliquèrent que,<br />
831
dans leur errance, ils avaient, contre toute attente,<br />
rencontré la fillette sur un chemin de la région du<br />
Boudiou. Ils l'avaient suivie et avaient essayé de<br />
s'emparer d'elle par deux fois mais s'étaient<br />
finalement retrouvés projetés <strong>au</strong> loin par les<br />
Trolls' Brothers. Plus tard, ils avaient revu <strong>Naïla</strong><br />
alors qu'ils s'étaient engagés sur un bate<strong>au</strong> à<br />
vapeur. Comble de la coïncidence, en faisant la<br />
manche dans les rues de Singlepath, ils avaient<br />
aperçu l'ethnographe et avaient entrepris de le<br />
poursuivre pour se venger. Hélas, ils le perdirent<br />
de vue très rapidement et errèrent à travers la<br />
Chaîne de l'Hesso pour échouer dans la ville de<br />
Rivdorée. Là, une fois de plus, ils avaient croisé le<br />
832
chemin de <strong>Naïla</strong> et, la suivant, ils s'étaient<br />
retrouvés prisonniers ensemble dans le donjon du<br />
magicien Melrob. Par la suite ils avaient intégré la<br />
compagnie en se joignant à <strong>Naïla</strong> et ses amis<br />
qu'ils avaient aidés à traverser la Grande Forêt. Ils<br />
portèrent même le nain Darf la Bûche, qui avait<br />
été blessé, à l'intérieur de la terre sacrée des elfes.<br />
Ils séjournèrent en leur compagnie un bon<br />
moment, puis <strong>Naïla</strong> et les siens partirent. Les elfes<br />
les renvoyèrent à leur tour, ainsi qu'Albert le<br />
Barde, quelques temps après. Dépités, les deux<br />
voleurs suivirent Albert qui les mena de nouve<strong>au</strong><br />
à la civilisation. Le barde entreprit avec entrain de<br />
faire le tour du Lac Doré en s'arrêtant de ville en<br />
833
ville pour chanter et jouer du luth dans les<br />
tavernes.<br />
Karon et Kabon l'accompagnaient <strong>au</strong> chant.<br />
Mais un be<strong>au</strong> jour, lassés, ils dérobèrent les<br />
quelques économies que le barde s'était<br />
constituées et s'en furent reprendre une activité<br />
normale pour leur malhonnêteté, c'est-à-dire<br />
attaquer les diligences ! En route ils dépensèrent<br />
leur argent mal acquis en beuveries et se<br />
retrouvèrent sans un rond avant même d'avoir<br />
atteint Rivdorée. Ils échangèrent même les<br />
parfums précieux et rares que les elfes leurs<br />
avaient offerts contre de la nourriture, une ou<br />
deux bouteilles de vin et deux dagues neuves pour<br />
834
avoir l'air plus crédibles en attaquant les convois.<br />
Malheureusement pour eux, il se trouvait toujours<br />
quelqu'un de mieux armé qu'eux ou de plus<br />
coriace pour les mettre en déroute. En fin de<br />
compte, ils avaient voulu dépouiller le carrosse<br />
qui était celui du duc.<br />
Raglan les avait écoutés avec intérêt tout <strong>au</strong><br />
long de leur voyage. Il avait rassemblé<br />
minutieusement toutes les pièces du puzzle<br />
d'après ce qu'il savait, ce qu'il avait entendu, et ce<br />
qu'il devinait. L'itinéraire de <strong>Naïla</strong> et Vincent lui<br />
apparaissait en filigrane malgré les vastes zones<br />
d'ombres qui subsistaient. L'épisode qui l'avait le<br />
plus surpris était celui de l'affrontement avec<br />
835
Melrob, d'<strong>au</strong>tant qu'il avait eu vent de l'état dans<br />
lequel ses hommes avaient retrouvé l'endroit.<br />
<strong>Naïla</strong> avait sans <strong>au</strong>cun doute hérité des puissants<br />
pouvoirs magiques de ses ancêtres les elfes et<br />
Raglan savait à présent que l'Esprit du Vent<br />
veillait sur elle. De plus il constatait que la fillette<br />
avait be<strong>au</strong>coup d'amis et des alliés de taille pour<br />
l'aider dans sa quête. Se débarrasser d'elle n'était<br />
pas une mince affaire, contrairement <strong>au</strong>x<br />
apparences. Cela confirmait ses soupçons et<br />
nourrissait les inquiétudes du duc <strong>au</strong> sujet de la<br />
fillette. Il se demandait même si la famille<br />
Fourbus allait pouvoir l'éliminer comme il le leur<br />
avait demandé…<br />
836
Perdu dans ses conjectures, Raglan ne vit pas le<br />
temps passer et il ne remarqua pas qu'il était<br />
pratiquement arrivé à destination.<br />
Nous voici dans Kassandra, maître, dit le<br />
cocher.<br />
Raglan releva la tête et vit qu'ils entraient dans<br />
les f<strong>au</strong>bourgs de la capitale.<br />
Faites halte ! Lança-t-il <strong>au</strong> cocher.<br />
Il ordonna ensuite à Karon et Kabon de<br />
descendre tout de suite. Ces derniers étaient assis<br />
sur les bagages à l'arrière.<br />
Maintenant que nous sommes en ville,<br />
débrouillez-vous. Et surtout ne vous avisez pas de<br />
837
venir <strong>au</strong> palais royal ou je vous fais jeter en prison<br />
sur le champ ! C'est bien clair ? Les avertit-il.<br />
Ouais, mais… Qu'est-ce qu'on fait maintenant<br />
? Demanda Kabon qui se sentait désoeuvré.<br />
Vous n'avez qu'à faire l'<strong>au</strong>mône sur les<br />
marches de Notre-Dame de Kassandre !<br />
Et ce disant il claqua la porte de la cabine et le<br />
carrosse se dirigea vers le palais. Karon et Kabon<br />
le regardèrent, les mains sur les hanches, l'air<br />
dépités. Raglan parvint <strong>au</strong>x portes des jardins du<br />
roi et se fit annoncer. Il fut introduit <strong>au</strong>ssitôt. Le<br />
carrosse traversa les allées fleuries et déposa son<br />
illustre voyageur devant l'entrée du châte<strong>au</strong> où<br />
838
l'attendait un comité d'accueil mené par le paladin<br />
Optimal.<br />
Votre Eminence est vivement attendue par<br />
son Altesse le roi, l'informa-t-il.<br />
Conduisez-moi donc ! Répliqua Raglan.<br />
Il fut escorté jusque dans la salle du trône dont<br />
les larges portes étaient grandes ouvertes. Quand<br />
Luc III aperçut le duc de Stanse, il se leva d'un<br />
bond, s<strong>au</strong>ta <strong>au</strong> bas des marches de son piédestal et<br />
se précipita pour recevoir son vieil ami, traînant<br />
derrière lui sa longue robe <strong>au</strong>x couleurs du<br />
roy<strong>au</strong>me de Valhesso.<br />
839
Raglan, Raglan, c'est une bonne chose que tu<br />
sois déjà là, vraiment, car j'ai une terrible<br />
nouvelle, une nouvelle bouleversante à t'annoncer<br />
! S'affolait Luc III.<br />
Hé bien mon roi, quelle est-elle ? Qu'est-ce<br />
qui peut bien susciter en vous un tel émoi ?<br />
L'interrogea le duc qui avait déjà sa petite idée sur<br />
la question.<br />
Je vais te le dire, mais je t'en prie, suis-moi,<br />
allons à l'écart car cette nouvelle n'est pas encore<br />
connue de tous.<br />
Le roi prit Raglan par le bras et l'emmena dans<br />
ses quartiers loin de la foule.<br />
840
Alors, Luc, que vous arrive-t-il ?<br />
C'est terrible mon ami, terrible ! Nous avons<br />
reçu ce matin à l'<strong>au</strong>be un message express en PV<br />
(Pigeon Voyageur) nous informant que Gashtall,<br />
le souverain d'Hassland, était décédé dans la nuit !<br />
Il sera enterré dans le tombe<strong>au</strong> de ses ancêtres<br />
demain et son fils, le prince Hassoll, sera intronisé<br />
ce même jour ! Ce que je redoutais se produit !<br />
Que dois-je faire à présent ?<br />
Raglan eut un imperceptible sourire à l'annonce<br />
de cette nouvelle. Gashtall, le Vieux Lion<br />
d'Hassland mourut dans la nuit entre le soixante-<br />
quatrième et le soixante-cinquième jour d'Été de<br />
l'année 308 depuis l'Unification. Il fut placé dans<br />
841
la nécropole des grands rois d'Hassland lors d'une<br />
cérémonie fastueuse et grandiose. Hassoll fut<br />
sacré nouve<strong>au</strong> roi des hasslandiens et son discours<br />
d'intronisation fut très sévère à tous égards, et tout<br />
particulièrement envers Valhesso et les "traîtres<br />
d'Arbrook". Ce que Raglan appelait "la parade"<br />
était en train de commencer, comme il l'avait<br />
prévu, et ce n'était que le prélude des événements<br />
à venir.<br />
842
Repos <strong>au</strong> port d'Artook<br />
La compagnie avait fini par s'extirper des<br />
défilés rocheux des contreforts de l'Hesso. Tout en<br />
suivant la rive du fleuve Anouk, ils traversèrent<br />
les h<strong>au</strong>tes collines et atteignirent la ville de Rashi.<br />
La compagnie ne s'y arrêta pas et préféra camper<br />
dans les Bois de Bellen pour ne pas attirer<br />
l'attention. De plus, ils laissèrent là les chev<strong>au</strong>x et<br />
l'âne qui risquaient de les faire repérer. Sans<br />
s'attarder, ils poussèrent jusqu'à la ville portuaire<br />
d'Artook, la deuxième cité commerciale la plus<br />
importante du pays d'Arbrook. Elle se situait à<br />
843
l'embouchure du fleuve, <strong>au</strong> creux d'un large arc de<br />
cercle formé par des calanques. Sur les h<strong>au</strong>teurs<br />
du côté Est, un phare avait été érigé pour guider<br />
les navires, et <strong>au</strong> sommet du flanc Ouest était<br />
construit un luxueux châte<strong>au</strong>, ancienne résidence<br />
d'été de quelque seigneur hasslandien. La ville<br />
était étendue et prospère. Le commerce allait bon<br />
train et de nombreux navires de toutes<br />
provenances étaient amarrés dans le port. La<br />
population était diverse et variée, il y avait dans<br />
les rues d'Artook <strong>au</strong>tant de personnes différentes<br />
qu'il y avait de peuples différents dans tout le<br />
continent, de sorte que la compagnie n'avait pas à<br />
844
se soucier de passer inaperçue dans cette foule<br />
éclectique.<br />
Lorsqu'ils arrivèrent <strong>au</strong> faîte de la colline<br />
d'Artook, le soir du cinquante-huitième jour d'Été,<br />
les membres de la compagnie s'émerveillèrent de<br />
voir ainsi la ville éclairée de nombreux luminaires<br />
dont les lueurs se reflétaient dans les e<strong>au</strong>x du port.<br />
Une rumeur indistincte s'élevait dans l'air de ce<br />
crépuscule estival. Exténués, ils cherchèrent une<br />
<strong>au</strong>berge pour se rest<strong>au</strong>rer et se reposer. Vincent et<br />
Mika se réjouissaient d'avoir retrouvé la<br />
civilisation. <strong>Naïla</strong> se languissait de dormir dans un<br />
lit douillet car elle était encore engourdie par la<br />
fièvre, même si le bon chocolat <strong>au</strong> lait des<br />
845
marmottes lui avait redonné des forces. Alise et<br />
Nyss appréhendaient : la première parce qu'elle<br />
craignait la foule et les villes de façon générale ;<br />
et la deuxième était anxieuse parce qu'elle<br />
pénétrait dans un monde nouve<strong>au</strong>, radicalement<br />
opposé <strong>au</strong> sien. Flamy et Miaoumi étaient<br />
relativement indifférents. Quant à Réhi, elle était<br />
pleine de mélancolie, et pour c<strong>au</strong>se : c'était sa<br />
ville natale. Le comble pour elle fut le moment où<br />
Vincent, dans son empressement à trouver un gîte<br />
et un couvert, proposa <strong>au</strong>x membres de la<br />
compagnie d'entrer dans la première taverne qui<br />
se trouvait <strong>au</strong>x portes d'Artook. La jeune fille <strong>au</strong>x<br />
846
cheveux blancs osa alors sortir de son mutisme<br />
pour protester poliment :<br />
Excusez-moi, sire Vincent, mais cet endroit<br />
était <strong>au</strong>trefois la propriété de Monsieur et<br />
Madame Tavernier. C'est ici que j'ai été élevée…<br />
L'ethnographe comprit que cela lui rappelait de<br />
douloureux souvenirs.<br />
Je connais très bien la ville, dit la jeune fille,<br />
et je peux vous conseiller de meilleurs endroits si<br />
vous voulez…<br />
Vincent et les <strong>au</strong>tres acceptèrent et suivirent<br />
Réhi <strong>au</strong> cœur d'Artook. Ils parcoururent les rues<br />
animées où déambulaient, sous la lumière des<br />
847
lanternes, toute la f<strong>au</strong>ne excentrique des lieux :<br />
joyeux loqueteux, grands félidés, petits sarins,<br />
marins ivrognes, gobelins, smalls et biens<br />
d'<strong>au</strong>tres. Mika jubilait en voyant les enseignes des<br />
brasseries, des bars à vin et des alambics des<br />
distilleries. Son cerve<strong>au</strong> reptilien lui répétait :<br />
"Bière, bière, bière !!".<br />
Vincent entra avec Réhi dans une première<br />
<strong>au</strong>berge située dans l'une des rues principales et<br />
qui s'appelait l'Octopoulpe. Hélas, c'était complet<br />
et on leur expliqua qu'il y avait peu de lits<br />
disponibles dans toute la ville en raison de<br />
l'activité portuaire particulièrement intense en<br />
cette saison. Ils continuèrent néanmoins de<br />
848
chercher un gîte. Et ce ne fut pas une mince<br />
affaire. Tantôt il n'y avait plus de place ou bien les<br />
tarifs étaient exorbitants. Tantôt c'étaient les<br />
dragons qui n'étaient pas admis, tantôt c'étaient les<br />
félidés. Désespérés, les membres de la compagnie<br />
songeaient à aller dormir sur la plage, à la belle<br />
étoile comme d'habitude, quant Réhi, toute<br />
pen<strong>au</strong>de et désolée de les avoir fait tant marcher<br />
pour rien, leur proposa une dernière enseigne :<br />
celle de l'Auberge des Héros P<strong>au</strong>més où "il y a<br />
toujours du repos pour les aventuriers!". En<br />
désespoir de c<strong>au</strong>se, la compagnie se laissa<br />
conduire à cette <strong>au</strong>berge peu réputée, s<strong>au</strong>f chez les<br />
connaisseurs et les vrais baroudeurs. L'<strong>au</strong>berge en<br />
849
question était presque introuvable, écrasée qu'elle<br />
était entre les édifices environnants. La porte<br />
voûtée de l'entrée était basse. Elle donnait dans<br />
une grande salle mal éclairée, semblable à une<br />
cave avec des piliers, des voûtes et des tonne<strong>au</strong>x<br />
entassés. Les tables et les chaises étaient serrées<br />
les unes contre les <strong>au</strong>tres et il était difficile de se<br />
mouvoir entre elles. Les membres de la<br />
compagnie se frayèrent un chemin entre les clients<br />
jusqu'<strong>au</strong> comptoir. Dans un coin sombre de la<br />
salle, un jeune homme jouait de la guitare et<br />
chantait doucement d'une voix mélodieuse.<br />
Bien le bonsoir, voyageurs ! Les salua le<br />
patron tout en essuyant ses verres.<br />
850
C'était un grand ch<strong>au</strong>ve moustachu <strong>au</strong>x yeux<br />
rieurs. Il était très bavard et prompt à la<br />
plaisanterie, c'était pour cela qu'on l'appelait<br />
Tolbiac le Taquin.<br />
Bonsoir, fit Vincent en s'appuyant sur sa<br />
canne, pouvez-vous nous pourvoir en gîte et<br />
couvert pour la nuit ?<br />
Tout dépend : combien vous êtes ?<br />
Nous sommes huit dont un dragonnet, une<br />
félidée et une fée…<br />
Le patron s'accouda <strong>au</strong> comptoir et considéra la<br />
compagnie d'un rapide regard.<br />
851
Quelle équipe ! J'en ai rarement vu de pareille<br />
! Vous m'avez l'air d'être drôlement en galère,<br />
n'est-ce pas ?<br />
Oui, pour ainsi dire…<br />
Hé bien, si vous n'avez pas peur d'être un peu<br />
tassés, j'<strong>au</strong>rai peut être de la place pour vous, mais<br />
seulement si vous répondez correctement à mes<br />
devinettes !<br />
Allez-y, soupira Vincent qui n'était pas trop<br />
d'humeur à cogiter pendant des heures.<br />
Première question : est-ce que vous savez<br />
pourquoi les hérissons traversent la route la nuit ?<br />
852
Pour aller de l'<strong>au</strong>tre côté, pardi ! Répondit<br />
Mika illico.<br />
Bien ! Fit le patron, et est-ce que vous savez<br />
de quelle couleur était le cheval blanc de Salenk le<br />
Noble ?<br />
Blanc !! Répondirent <strong>Naïla</strong> et Alise en cœur.<br />
Parfait ! Et enfin savez-vous quelle est la<br />
différence entre une cigogne ?<br />
De quoi ? Fit la fée qui n'avait pas saisi.<br />
Elle a les deux pattes de la même longueur,<br />
surtout la g<strong>au</strong>che, répondit Mika avec<br />
perspicacité.<br />
Bravo !! Les félicita le patron.<br />
853
Vincent se passa la main sur le front en<br />
soufflant à tel point il était exaspéré par de telles<br />
absurdités.<br />
Vous êtes dignes de séjourner à l'Auberge des<br />
Héros P<strong>au</strong>més ! Allez donc vous asseoir <strong>au</strong>tour de<br />
la grande table ronde là-bas, je vais vous faire<br />
servir des boissons, c'est la maison qui offre !<br />
Ils le remercièrent et allèrent prendre place. En<br />
attendant d'être servis, ils observaient du coin de<br />
l'œil les <strong>au</strong>tres clients : il y avait un groupe de<br />
nains attablés avec un vieil homme barbu vêtu<br />
d'une robe et d'un chape<strong>au</strong> pointu, et un petit<br />
bonhomme frisé. Ils parlaient entre eux d'héritage,<br />
d'or, d'un dragon et d'un anne<strong>au</strong> bizarre. Il y avait<br />
854
<strong>au</strong>ssi un petit groupe d'individus qui jouaient <strong>au</strong>x<br />
cartes dans un coin en buvant des panachés, et<br />
leur jeu ne semblait pas être un jeu de cartes<br />
ordinaire. Un peu à l'écart, il y avait trois<br />
personnes seules : une jeune femme blonde, un<br />
chevalier en armure et un plus grand gaillard avec<br />
un oise<strong>au</strong> sur l'ép<strong>au</strong>le.<br />
Chacun des membres de la compagnie s'était<br />
assis sur une chaise <strong>au</strong>tour de la grande table<br />
ronde. S<strong>au</strong>f Alise bien sur, qui s'était posée sur la<br />
tête de Flamy, lequel dépassait à peine du bord de<br />
la table. Une grosse serveuse souriante vint<br />
prendre leur commande.<br />
855
Une pinte !! S'exclama Mika avec<br />
enthousiasme.<br />
Est-ce que vous avez de l'E<strong>au</strong> de Ragina ?<br />
Demanda <strong>Naïla</strong>.<br />
Non, ici c'est bière ou limonade, ou les deux,<br />
mais c'est tout, répondit la grosse serveuse.<br />
Celle-ci revint deux minutes plus tard avec<br />
quatre limonades et trois bières, dont une pour<br />
Flamy !<br />
Môssieur veut faire comme les grands, le<br />
railla Miaoumi.<br />
Le dragonnet lui tira la langue.<br />
856
Flamy ! Ce n'est pas bien de tirer la langue !<br />
Le reprit <strong>Naïla</strong>.<br />
Hé, <strong>Naïla</strong>, je peux boire dans ton verre ? Fit<br />
Alise.<br />
Cheers friends !! Trinquons ! Dit Mika en<br />
levant sa chope. Au Rock'n Roll comme on dit<br />
chez moi !<br />
Au Rock'n Roll ! Trinquèrent les <strong>au</strong>tres.<br />
Kya ! Fit Flamy.<br />
Ils entrechoquèrent leurs verres et burent à<br />
grandes gorgées. Mika plongea son nez dans la<br />
mousse et en ressortit avec une moustache<br />
857
lanche. Elle lâcha un rôt fort peu romantique et<br />
déclara de tout cœur :<br />
Burp ! My kingdom ! Depuis le temps que je<br />
rêvais d'une bonne bière !<br />
Flamy avait <strong>au</strong>ssi de la mousse plein le muse<strong>au</strong>.<br />
Il éternua soudainement et postillonna sur toute la<br />
table.<br />
Baaaah ! Flamy t'es dégoûtant ! Dit la fée<br />
outrée.<br />
Dans le même genre, Mika tapa<br />
affectueusement dans le dos de Vincent qui était<br />
en train de boire et qui se retrouva la tête dans son<br />
boc. Il y avait des éclats de rire sonores et<br />
858
l'ambiance était bon-enfant. Ce n'était pas que la<br />
compagnie eût tout à coup oublié tous ses<br />
tourments, non, loin de là, mais tous avaient envie<br />
de se divertir et de ne plus penser à leurs<br />
problèmes <strong>au</strong> moins pendant quelques temps. On<br />
leur servit une marmite conséquente de<br />
bouillabaisse locale, préparée avec le poisson<br />
péché du jour. Miaoumi se régala tout<br />
particulièrement, à l'inverse de la p<strong>au</strong>vre Nyss.<br />
C'était la première fois qu'elle mangeait du<br />
poisson et elle eut la malchance de tomber sur la<br />
seule arête qui traînait dans la soupe. Elle faillit<br />
s'étouffer mais <strong>Naïla</strong> vint à son secours. Après ce<br />
petit incident, ce fut le tour de Flamy qui se mit à<br />
859
hoqueter à c<strong>au</strong>se de toute la bière qu'il avait bue.<br />
Le petit dragon surs<strong>au</strong>tait malgré lui en faisant<br />
"hips!". On essaya de lui faire peur, de le faire<br />
boire à l'envers, de lui faire retenir sa respiration<br />
en lui tenant la gueule fermée, mais rien n'y faisait<br />
et le hoquet persistait. Comme Mika avait<br />
be<strong>au</strong>coup bu et qu'elle avait bien mangé, elle se<br />
mit à bailler de concert avec Miaoumi, à qui<br />
ouvrirait la plus grande bouche. Et comme le<br />
bâillement est communicatif, tous se mirent à les<br />
imiter. La fatigue les gagna progressivement.<br />
Alors Vincent se leva et alla trouver Tolbiac le<br />
Taquin. Celui-ci était accoudé <strong>au</strong> comptoir, la<br />
860
serviette sur l'ép<strong>au</strong>le, absorbé par les notes de<br />
guitare du jeune chanteur assis dans la pénombre.<br />
Il est doué ce garçon, vous trouvez pas ? Dit<br />
le patron sans se retourner.<br />
Certes oui, acquiesça Vincent.<br />
C'est vrai que depuis que sa chère et tendre l'a<br />
quitté, il nous compose des chants parfois un peu<br />
lugubres. Mais parfois quand il s'emporte sur sa<br />
guitare, je vous garantis que ça déménage!<br />
Vincent tira du fond d'une des poches de sa<br />
veste une petite boîte métallique rectangulaire. Il<br />
l'ouvrit, en sortit un bout de papier et le tendit <strong>au</strong><br />
patron.<br />
861
Ah, désolé mon ami, mais on n'accepte pas<br />
les fidus ici, il vous f<strong>au</strong>dra les changer.<br />
Les fidus étaient des billets sur lesquels étaient<br />
inscrits une somme en cougnes ainsi que le nom et<br />
le sce<strong>au</strong> de la banque émettrice du titre. Ces<br />
billets étaient comme des lettres de change, ils<br />
pouvaient être échangés contre de la monnaie<br />
sonnante et trébuchante, ou même dans certains<br />
cas utilisés comme moyen de paiement par ceux<br />
qui acceptaient de les prendre comme règlement<br />
d'une dette.<br />
Vous pourrez facilement convertir vos fidus<br />
en cougnes, vous savez, il y a des changeurs à<br />
tous les coins de rue dans cette ville. Vous me<br />
862
paierez pour votre repas et pour la nuit plus tard,<br />
je ne vous demande même pas de gage.<br />
Puis le patron bavard engagea la conversation.<br />
A propos de ses clients il dit :<br />
Voyez ce groupe de nains avec le vieux barbu<br />
et celui qui a la taille d'un enfant ? Il parait qu'un<br />
dragon grippe-sou s'est accaparé leur or et qu'ils<br />
comptent fermement le récupérer. Moi, je ne<br />
donne pas cher de leur pe<strong>au</strong>, s<strong>au</strong>f s'ils ont un<br />
artefact magique pour confondre la bête. Il<br />
continua en passant toute la salle en revue : les<br />
trois qui jouent <strong>au</strong>x cartes Madgic, là-bas, c'est<br />
Gregoir Assam, un poète talentueux ; Tibon dit "le<br />
Thobbit", captureur d'images professionnel et<br />
863
"chercheur actif" ; le troisième on le surnomme<br />
"l'Ecclésiaste" car c'est lui qui apprend à jouer à<br />
tout le monde, et ils sont nombreux à se réunir<br />
certains soirs, je vous le dis ! La rumeur dit qu'il<br />
<strong>au</strong>rait abandonné une seule fois, mais une fois de<br />
trop, lors d'une partie contre Tibon. Je connais<br />
moins les trois qui sont isolés <strong>au</strong> fond, chacun à<br />
leur table, car ils sont arrivés il y a peu. Le<br />
chevalier s'appelle Hayfor Goth, un fin bretteur à<br />
ce qu'on dit, mais il parait qu'il a la mémoire<br />
courte. Le cost<strong>au</strong>d s'appelle Galf et son oise<strong>au</strong><br />
Piaf. On raconte qu'un magicien lui a lancé un<br />
sort, transformant son corps en moine<strong>au</strong> et celui<br />
du moine<strong>au</strong> en guerrier, de sorte que ce gars que<br />
864
vous apercevez là-bas a une cervelle de moine<strong>au</strong>.<br />
Je sais, ça parait pas clair comme ça, mais parlez<br />
avec lui et vous verrez de quoi il en retourne.<br />
Quant à la jolie jeune fille avec le blouson noir en<br />
pe<strong>au</strong> de vache, je sais juste qu'elle se nomme Aya<br />
mais je n'en sais pas plus. Je ne sais ni d'où elle<br />
vient, ni ce qu'elle fait et encore moins où elle va.<br />
Elle ne m'a pas l'air d'être à sa place ici, elle n'est<br />
pas très sociable.<br />
Vincent coupa court <strong>au</strong>x ragots en remerciant le<br />
vieux Tolbiac et s'en fut retrouver les siens.<br />
Comme le chanteur terminait sa chanson, le<br />
patron lui servit une chope de sa bière préférée<br />
865
qu'il fit glisser sur le comptoir d'un geste vif en<br />
disant :<br />
Une Buckley pour Jeff, une !<br />
Vincent appela la serveuse et l'informa qu'ils<br />
souhaitaient rejoindre leurs chambres.<br />
Venez, suivez-moi, je vais vous conduire, dit<br />
la grosse dame souriante.<br />
Les membres de la compagnie se levèrent et la<br />
suivirent. En passant à côté de la table des joueurs<br />
de cartes, ils entendirent l'Ecclésiaste dire à<br />
l'adresse du poète désabusé :<br />
866
Tiens, j'te meule, tu vires deux cartes et j'te<br />
fais une foudre et j'attaque avec mon dragon Shiân<br />
!<br />
Pffft, tu fais suer, soupira l'intéressé.<br />
T'avais qu'à pas terroriser mon dragonnet <strong>au</strong><br />
tour d'avant !<br />
En entendant le mot "dragonnet", Flamy tourna<br />
la tête intrigué. La dame conduisit la compagnie<br />
en h<strong>au</strong>t d'un vieil escalier en bois jusqu'<strong>au</strong><br />
quatrième et dernier étage de l'<strong>au</strong>berge, juste sous<br />
les toits. La chambre qu'elle leur présenta était<br />
exiguë. Il y avait là cinq lits : deux en mezzanine<br />
et un simple disposé entre les deux <strong>au</strong>tres. Ces<br />
867
derniers étaient tellement serrés qu'il n'y avait pas<br />
d'espace pour passer entre eux, ils formaient<br />
comme un seul lit de trois matelas. Il était<br />
impossible de circuler dans la chambre à tel point<br />
la place manquait. Vincent fit la grimace.<br />
Voilà, je vous souhaite une bonne nuit, leur<br />
dit la grosse dame avant de prendre congé.<br />
Mika s<strong>au</strong>ta toute habillée sur le lit du milieu, le<br />
plus accessible, et étreignit le traversin. Les<br />
membres de la compagnie déposèrent toutes leurs<br />
affaires dans un coin, puis Vincent, comme un<br />
chef de famille, organisa le couchage comme suit<br />
: <strong>Naïla</strong> et Alise dormirent <strong>au</strong>-dessus de lui ; Réhi<br />
dormit sur le lit en dessous de Nyss ; enfin Flamy<br />
868
et Miaoumi roupillèrent sur le tapis par terre.<br />
Contrairement à ce que Vincent imaginait, la nuit<br />
ne fut pas si inconfortable. Lui-même eut du mal à<br />
s'endormir car sa jambe le faisait souffrir et de<br />
plus, il ressassait dans son esprit toutes les choses<br />
qu'il prévoyait de faire le lendemain. Cependant,<br />
une fois endormi, il profita d'un sommeil<br />
réparateur. Il était tellement fatigué que, chose<br />
incroyable et rarissime, il fut le dernier à se lever.<br />
Il rêvait qu'il retrouvait sa douce Alaya lorsqu'il<br />
sentit une caresse sur sa joue. Sa conscience<br />
l'avertit que cette sensation n'était pas un rêve.<br />
Alors il ouvrit les yeux et distingua vaguement la<br />
869
silhouette blonde de l'aventurière agenouillée sur<br />
le lit d'à côté.<br />
Allez garçon ! Come on ! C'est l'heure de se<br />
réveiller, lui dit Mika, tout le monde est déjà en<br />
bas.<br />
Réhi s'était levée la première, suivie de près par<br />
Flamy et Miaoumi. La jeune fille alla se promener<br />
dans les ruelles de son enfance pendant que la<br />
félidée partit fureter de son côté sans rien dire à<br />
personne. Flamy, qui était resté à l'<strong>au</strong>berge, vint<br />
poser son muse<strong>au</strong> sur la table pour regarder<br />
l'Ecclésiaste et le Thobbit qui s'affrontaient sans<br />
pitié dès le matin. Tibon était indisposé d'être<br />
870
ainsi observé pendant la partie. Au bout d'un<br />
moment l'Ecclésiaste s'adressa <strong>au</strong> spectateur :<br />
Tu veux jouer avec nous ?<br />
Kya ! Fit Flamy d'un ton affirmatif.<br />
Ca va pas ou quoi, on va pas jouer avec ce<br />
dragonnet ?! Protesta le Thobbit<br />
Et pourquoi pas ?<br />
L'Ecclésiaste était capable d'apprendre à jouer à<br />
Madgic à peu près à n'importe qui, et il avait fait<br />
de nombreux adeptes dans tout le pays. Son talent<br />
venait de la capacité qu'il avait d'expliquer<br />
simplement les règles :<br />
871
Alors tu vois : tu pioches, tu poses un terrain<br />
et t'attaques ma gueule ! Compris ?<br />
Kya ! Fit le dragonnet en hochant la tête.<br />
Lorsque <strong>Naïla</strong>, Alise et Nyss arrivèrent dans la<br />
grande salle, elles trouvèrent Flamy en pleine<br />
partie avec ses nouve<strong>au</strong>x amis.<br />
Mika soutint Vincent pour l'aider à descendre<br />
les escaliers sans peine. Une fois que les membres<br />
de la compagnie furent prêts, ils sortirent dans les<br />
rues populeuses d'Artook. Vincent chercha<br />
d'abord un changeur pour convertir ses fidus en<br />
cougnes. Il en trouva un à l'angle de la rue qui<br />
donnait sur le port. Là, ils croisèrent Réhi qui<br />
872
evenait de sa promenade. Elle avait l'air morose<br />
comme d'habitude. L'ethnographe lui demanda si<br />
elle connaissait un magasin qui vendait des<br />
plantes médicinales. En réponse, la jeune fille les<br />
mena dans une petite échoppe où Vincent put<br />
trouver son bonheur. Parmi les herbes odorantes<br />
qui pendaient <strong>au</strong> plafond ou poussaient dans les<br />
pots en terre, Nyss reconnut celle qui était<br />
nécessaire pour soigner définitivement la fièvre de<br />
<strong>Naïla</strong> et calmer les douleurs de la jambe de<br />
Vincent. Après ces quelques emplettes, <strong>Naïla</strong><br />
pressa son père pour aller sur la plage. Elle avait<br />
terriblement envie de voir la mer et, si possible, de<br />
s'y baigner. Ils retournèrent donc vers le port dont<br />
873
ils longèrent les abords. Puis ils passèrent une<br />
digue et se retrouvèrent sur la plage sablonneuse.<br />
Là, Mika s'écria gaiement :<br />
Le dernier à l'e<strong>au</strong> est un cachalot !<br />
Ce disant, elle ôta ses sabots et se mit à courir<br />
pieds nus dans le sable doré tout en se défaisant<br />
de ses pièces d'armure. <strong>Naïla</strong> et Flamy coururent à<br />
sa suite et se précipitèrent dans les vagues avec<br />
elle en riant.<br />
Une vraie gamine, sourit Vincent en fixant<br />
l'aventurière.<br />
874
Nyss était perplexe : c'était la première fois<br />
qu'elle voyait un lac si grand et avec <strong>au</strong>tant de<br />
vague.<br />
C'est donc ça la mer… Dit pensivement Alise<br />
en se souvenant que <strong>Naïla</strong> lui en avait parlé <strong>au</strong><br />
début de leur voyage. Réhi, la jeune elfe et la fée<br />
s'avancèrent mais ne se baignèrent pas. Cela ne<br />
les empêcha pas d'être mouillées car <strong>Naïla</strong> et<br />
Mika les éclaboussèrent abondamment. Vincent<br />
ramassa les affaires que Mika avait disséminées,<br />
puis il s'assit dans le sable. Sans vraiment savoir<br />
pourquoi, il tira du sac à dos de <strong>Naïla</strong> son vieux<br />
journal de voyage, corné et pratiquement illisible.<br />
Tout en le parcourant, il se disait qu'il eût été de<br />
875
on ton, peut être, de consigner par écrit le récit<br />
des aventures qu'ils étaient en train de vivre pour<br />
en conserver la mémoire. Mika revint en secouant<br />
ses cheveux comme un chien s'ébroue. Elle<br />
étendit sa robe bleue comme une serviette et se<br />
posa dessus.<br />
Ouf ! Ca fait du bien de se rafraîchir un peu<br />
sous ce Soleil de plomb ! Déclara l'aventurière.<br />
Vincent ne réagit pas à sa remarque. Il<br />
contemplait d'un air sombre les anciens croquis<br />
d'Alaya qui étaient méconnaissables. Après un<br />
moment de silence, il tourna la tête vers Mika en<br />
disant :<br />
876
Qu'allons-nous faire maintenant ? Selden<br />
nous avait conseillé de demander de l'aide <strong>au</strong><br />
Dragon-Roi, mais c'est en vain que nous nous<br />
sommes évertués à escalader l'Hesso. Nous avons<br />
perdu Aldemir et Agora nous a trahi. A présent<br />
nous voici échoués en plein cœur de la<br />
République d'Arbrook. Comment allons-nous<br />
nous rendre dans le lointain désert d'Hassara ?<br />
Cela me parait presque impossible…<br />
Je crois sincèrement que dans un premier<br />
temps il convient de nous reposer un peu pour<br />
nous remettre d'aplomb, sans quoi nous n'irons<br />
pas loin, conseilla sagement l'aventurière. Ensuite,<br />
hé bien, nous prendrons des chev<strong>au</strong>x et nous<br />
877
tracerons vers l'Ouest. Mais pour l'heure<br />
reposons-nous et n'y pensons plus, <strong>au</strong> moins<br />
pendant quelques jours.<br />
Soit. Faisons comme tu dis, admit Vincent.<br />
<strong>Naïla</strong> et ses amis riaient et s'amusaient. Réhi ne<br />
se mêlait pas trop à eux, préférant rester en retrait,<br />
assise sur les rochers de la digue. Peu après,<br />
Miaoumi vint les retrouver. Elle semblait repue.<br />
Elle se coucha en rond près de Vincent et Mika et<br />
ronronna <strong>au</strong> Soleil. Elle resta muette quand on<br />
l'interrogea pour savoir où elle était passée tout ce<br />
temps. La compagnie se prélassa sur la plage une<br />
bonne partie de l'après-midi. Ensuite, ils visitèrent<br />
le port où une foule de marins et de commerçants<br />
878
se pressaient et s'affairaient. Il fallait décharger les<br />
cargaisons des navires, mener les transactions, et<br />
rembarquer de la marchandise. De puissants<br />
vaisse<strong>au</strong>x à trois mâts s'apprêtaient à lever l'ancre<br />
pour le Nouve<strong>au</strong> Continent. Ils étaient majestueux<br />
et imposants, et les petites barques des pêcheurs<br />
loc<strong>au</strong>x étaient ridicules en comparaison. Ces<br />
derniers vendaient leur poisson directement sur<br />
les quais à grand cri. Les membres de la<br />
compagnie poursuivirent leur balade touristique<br />
en montant jusqu'<strong>au</strong> phare. De là, la vue était<br />
splendide : ils dominaient la ville et les calanques,<br />
et pouvaient suivre du regard les côtes du Golfe<br />
d'Ashual. <strong>Naïla</strong>, Alise, Nyss et Flamy qui étaient<br />
879
plus courageux que les <strong>au</strong>tres, osèrent grimper<br />
jusqu'<strong>au</strong> sommet du phare d'où la vue était plus<br />
impressionnante encore. En h<strong>au</strong>t, outre le gardien,<br />
un aimable small, se trouvait une femme qui<br />
scrutait l'horizon. Elle était fine dans sa robe<br />
m<strong>au</strong>ve. Elle avait de longs cheveux châtains qui<br />
ondulaient légèrement sous l'effet de la brise<br />
marine. Elle tenait une écharpe orange et noire<br />
entre ses mains. <strong>Naïla</strong> la remarqua sans lui prêter<br />
plus d'attention. Elle et ses compagnons<br />
redescendirent et ainsi, toute la compagnie rallia<br />
l'Auberge des Héros P<strong>au</strong>més qui devint, pour<br />
quelques jours, leur quartier général.<br />
880
Le soir, après le repas, <strong>Naïla</strong> but une infusion<br />
de plantes médicinales. Flamy pour sa part voulut<br />
aller jouer <strong>au</strong>x cartes. <strong>Naïla</strong>, Alise, Nyss et<br />
Miaoumi l'accompagnèrent pour découvrir à leur<br />
tour ce jeu palpitant. Gregoir Assam, qui s'était<br />
fait éliminer le premier comme toujours (ou<br />
presque) griffonnait quelques vers sur la feuille<br />
qui servait à noter les points de vie. <strong>Naïla</strong>, qui<br />
était très curieuse, insista pour qu'il leur lise son<br />
nouve<strong>au</strong> poème. Le poète finit par céder : il posa<br />
sa plume, se racla la gorge et lut ses deux<br />
premiers quatrains :<br />
« Ô corneilles <strong>au</strong> corps be<strong>au</strong>, des ternes cieux<br />
la reine, Bel <strong>au</strong>gure d'oise<strong>au</strong> entonnant sa<br />
881
engaine ; D'un éclat ténébreux votre impitoyable<br />
œil, Menace notre vœu d'esquiver toute écueil.<br />
Des ramées de vos tours d'où vous toisez l'arène,<br />
Dans laquelle nous mourons murmurant nos<br />
prières. Psalmodiez alentour, inquiète souveraine,<br />
Votre morne mouron <strong>au</strong>x échos visionnaires. »<br />
Bah, c'est pas gai, commenta Alise.<br />
Pfffft, vous comprenez rien à la poésie,<br />
soupira l'artiste incompris.<br />
Pendant ce temps Mika et Vincent montaient<br />
les escaliers. Dans l'étroite chambre, ils trouvèrent<br />
Réhi, assise sur le bord de son lit, qui contemplait<br />
par la fenêtre les derniers rayons du Soleil<br />
882
couchant. Une douce lumière orangée baignait la<br />
pièce. Vincent s'assit sur le lit à côté de la jeune<br />
fille. L'aventurière déposa les sacs dans le coin.<br />
L'ethnographe lui demanda de lui passer son<br />
journal. Une fois encore il regarda les dessins à<br />
demi effacés d'Alaya.<br />
Qu'est-ce que c'est ? Se hasarda Réhi qui<br />
devinait que c'était un portrait.<br />
C'était un croquis de celle que j'aime,<br />
répondit l'ethnographe.<br />
Notant le temps employé, Mika fit cette<br />
remarque :<br />
Tu l'aimes toujours n'est-ce pas ?<br />
883
Bien sur, pourquoi cette question ? Je l'ai<br />
aimée de tout mon cœur, et le fait d'avoir été<br />
séparé d'elle n'a pas atténué l'amour que j'avais<br />
pour elle. Je suis encore prêt à boiter jusqu'<strong>au</strong> bout<br />
du monde si c'est pour faire revivre cet amour…<br />
La pièce s'assombrit comme les lueurs du<br />
couchant s'estompaient par-delà la colline. Mika<br />
appliqua la mixture d'herbes et massa la jambe<br />
endolorie du p<strong>au</strong>vre ethnographe handicapé, et ce<br />
fut ainsi chaque soir, de paire avec la tisane<br />
curative de <strong>Naïla</strong>. Le lendemain, premier jour de<br />
la septième Dizaine d'Été, la compagnie fit du<br />
"shopping", comme disait Mika. Vincent avait des<br />
cougnes en poche et il avait envie de faire plaisir à<br />
884
tout le monde. Il acheta de grands chape<strong>au</strong>x pour<br />
tous : des verts pour <strong>Naïla</strong> et Nyss ; des bleus<br />
pour Mika et Réhi ; deux gris pour Flamy et lui-<br />
même. Il en fit même confectionner un rouge pour<br />
Alise, ajusté à sa petite taille. Ainsi ils seraient à<br />
l'abri des ardents dards lumineux du Soleil. Quant<br />
à Miaoumi, elle leur avait de nouve<strong>au</strong> f<strong>au</strong>ssé<br />
compagnie, cependant Vincent pensa à elle et lui<br />
acheta un be<strong>au</strong> poisson. Enfin l'ethnographe<br />
généreux fit encore cette proposition à Réhi :<br />
Dis-moi, est-ce que tu n'as pas envie de<br />
troquer ton vieux tablier de servante pour une<br />
robe plus seyante ?<br />
Heu, heu… Non… Refusa-t-elle d'abord.<br />
885
Elle était intimidée mais ses amis<br />
l'encouragèrent.<br />
Oui, je suis certaine que cela t'irait mieux !<br />
Dit <strong>Naïla</strong> avec enthousiasme.<br />
Merci, mais… Je n'en ai pas besoin, dit Réhi,<br />
et puis je ne veux pas que vous dépensiez votre<br />
argent pour moi…<br />
Allons, ne t'en fais pas pour ça, dit Vincent,<br />
c'est simplement pour te faire plaisir, c'est de bon<br />
cœur, ne te sens pas gênée, la rassura Vincent.<br />
Allez, viens, on va t'aider à choisir ! Fit <strong>Naïla</strong><br />
en tirant Réhi par le bras.<br />
886
Ils passèrent en revue tous les magasins de<br />
vêtements de la ville. Réhi essaya de nombreuses<br />
robes en passant par toutes les couleurs de l'arc-<br />
en-ciel. <strong>Naïla</strong> et les <strong>au</strong>tres approuvaient ou<br />
rejetaient en fonction d'un large panel de facteurs<br />
que seules les femmes savent apprécier justement.<br />
Enfin elles en vinrent à la conclusion que le bleu<br />
était tout de même la couleur que Réhi portait le<br />
mieux. En fin de compte, elle ressortit vêtue d'une<br />
robe bleue, somme toute assez simple dans sa<br />
coupe, mais qui lui allait à merveille de l'avis<br />
général. Avec son chape<strong>au</strong> sur la tête, la jeune fille<br />
avait l'impression d'être une <strong>au</strong>tre. Il était difficile<br />
de dire si elle était heureuse ou pas d'après<br />
887
l'expression de son visage. En fait elle semblait<br />
surtout déconcertée. Elle ne savait comment<br />
remercier Vincent. Ce dernier était satisfait de<br />
leurs achats. Il invita toute la compagnie à la<br />
terrasse d'une taverne où ils eurent le privilège de<br />
goûter à des boissons exotiques <strong>au</strong> cacao, <strong>au</strong> café<br />
ou à diverses variétés de thé, tous ces produits<br />
ayant été fraîchement importés du Nouve<strong>au</strong><br />
Continent.<br />
Le soir ils retrouvèrent Miaoumi à l'<strong>au</strong>berge où<br />
un tournoi de cartes était organisé. Il y avait<br />
énormément de joueurs et la salle était comble.<br />
Outre les trois compères joueurs de cartes, il y<br />
avait d'<strong>au</strong>tres vétérans et <strong>au</strong>ssi des nouve<strong>au</strong>x et<br />
888
d'<strong>au</strong>tres personnalités prêtes à s'affronter à coup<br />
de sorts en papier. Flamy passait de table en table<br />
pour les observer. Il resta jusqu'à la fin du tournoi,<br />
tard dans la nuit, alors que tous les <strong>au</strong>tres<br />
membres de la compagnie étaient allés se coucher,<br />
lassés par le bruit, l'excitation ambiante, les éclats<br />
de voix et les jurons des m<strong>au</strong>vais perdants. Au<br />
petit jour, la première question fut :<br />
Alors ? Qui l'a emporté ?<br />
Kya !!<br />
En bref : l'Ecclésiaste fut éliminé dès le premier<br />
tour <strong>au</strong> prix d'un combat acharné. Tibon parvint<br />
jusqu'<strong>au</strong>x quarts de final. Gregoir Assam avait<br />
889
abandonné car son adversaire contrecarrait tous<br />
ses sorts. Quant <strong>au</strong> champion de ce tournoi,<br />
comme toujours, ce fut "Ben" qui battit "la<br />
Hyène" à plate couture. Après avoir écouté ce<br />
rapide résumé de la soirée, Miaoumi s'échappa<br />
comme chaque matin. Cette fois Nyss la suivit<br />
discrètement sans avertir les <strong>au</strong>tres. La félidée se<br />
dirigea vers les quais. Là, elle se tapit derrière une<br />
caisse et guetta les pêcheurs qui déchargeaient<br />
leurs poissons et venaient les étaler sur les<br />
comptoirs pour les vendre. Un jeune garçon <strong>au</strong>x<br />
cheveux roux, de quatorze ou quinze ans tout <strong>au</strong><br />
plus, portait un filet assez lourd sur son ép<strong>au</strong>le. Il<br />
en déversa le contenu sur son comptoir.<br />
890
Malencontreusement, l'un des poissons glissa et<br />
tomba par terre. A ce moment-là, Miaoumi sortit<br />
de sa cachette, saisit le poisson dans sa gueule et<br />
déguerpit.<br />
Hey !! Reviens ici !! S'exclama le garçon.<br />
Il se lança à la poursuite de la chapardeuse<br />
invétérée. Contre toute attente Nyss s'interposa<br />
sur le chemin de la félidée.<br />
Miaoumi ! Lâche ça tout de suite ! Lui<br />
ordonna-t-elle fermement.<br />
La félidée freina des quatre pattes, surprise en<br />
flagrant délit. Elle cracha le poisson, s<strong>au</strong>ta sur les<br />
tonne<strong>au</strong>x environnants et disparut dans une petite<br />
891
ue perpendiculaire. Nyss ramassa le poisson et le<br />
tendit <strong>au</strong> jeune garçon qui arrivait.<br />
Tenez, fit-elle.<br />
Merci, mais maintenant que ton chat l'a<br />
croqué, il est invendable, dit le garçon. Il f<strong>au</strong>t me<br />
le rembourser.<br />
Ah ? Heu, c'est que… Je n'ai pas d'argent,<br />
balbutia Nyss embarrassée.<br />
Ah bon ? C'est gênant… Fit le garçon en se<br />
grattant la tête.<br />
Il la regardait bizarrement.<br />
Est-ce que tu es… Une elfe ? Demanda-t-il<br />
enfin.<br />
892
Oui, pourquoi ?<br />
On voit peu d'elfes dans les parages… Et<br />
puis, je dois avouer que tu es jolie avec tes<br />
cheveux bleus ! La complimenta-t-il.<br />
Nyss devint rouge jusqu'à la pointe de ses<br />
longues oreilles elfiques.<br />
M-merci, c'est gentil, fit-elle toute confuse.<br />
Ce n'est pas grave pour le poisson, mais fais<br />
attention à ton chat.<br />
Ohé Yann, qu'est-ce que tu fiches ?! Bouge-<br />
toi ! Il y a encore tout ça à décharger ! L'appela un<br />
gros moustachu qui se tenait dans une barque non<br />
loin.<br />
893
C'est mon père, dit le jeune garçon en se<br />
retournant. Il f<strong>au</strong>t que j'y aille !<br />
Le garçon laissa Nyss s'en retourner. Celle-ci<br />
s'en retourna à l'<strong>au</strong>berge. Elle trouva Vincent et<br />
Mika en pleine discussion avec le vieux Tolbiac.<br />
Les routes de l'Ouest ne sont pas sûres, disait<br />
le patron. Depuis le printemps les escarmouches<br />
se multiplient entre les factions républicaines et<br />
les troupes régulières hasslandiennes qui<br />
stationnent toujours dans les villes d'Ouri et Parou<br />
<strong>au</strong>-delà de la frontière. Il parait même que le<br />
Conseil de la République envisage d'interrompre<br />
tout trafic entre Hassland et Arbrook si la situation<br />
se détériore encore. Je ne pense pas qu'on en<br />
894
arrive là, mais bon… En tout cas si vous tenez<br />
absolument à aller vers l'Ouest, c'est vous qui<br />
voyez, y'en a qui ont essayé. Ils ont eu des<br />
problèmes…<br />
Comme la situation ne semblait pas très<br />
réjouissante, Nyss garda pour elle son anecdote <strong>au</strong><br />
sujet de Miaoumi. Elle se fit justice elle-même en<br />
réprimandant la félidée voleuse le soir venu :<br />
Tu n'as pas honte de voler alors que Vincent<br />
t'achète du poisson rien que pour toi ?! Tu ne peux<br />
pas t'en empêcher ou quoi ?!<br />
895
Miaoumi écouta le sermon les oreilles baissées,<br />
les pattes dans le dos, comme un écolier à qui l'on<br />
fait une leçon de morale.<br />
C'est décidé, demain nous irons acheter le<br />
poisson ensemble !<br />
Ainsi, le lendemain, Nyss prit Miaoumi par la<br />
patte et, après avoir sollicité quelques piécettes<br />
<strong>au</strong>près de Vincent, elles se rendirent à l'étal de<br />
Yann le pêcheur.<br />
Bonjour ma p'tite demoiselle, qu'est-ce qu'il<br />
vous f<strong>au</strong>t-il ? Lui demanda le gros moustachu.<br />
Lequel veux-tu ? Demanda à son tour la<br />
jeune elfe à son amie.<br />
896
Miaoumi, la tête basse, l'air renfrogné, désigna<br />
du bout de la patte le poisson qu'elle voulait.<br />
Emballé, c'est pesé ! Ça vous fera une cougne<br />
et cinquante cougnettes ma p'tite demoiselle.<br />
Nyss donna une pièce de deux cougnes <strong>au</strong><br />
garçon qui tenait la caisse.<br />
Salut ! Je vois que tu parfais le dressage de<br />
ton chat ! Dit-il d'un ton enjoué. Au fait, je ne t'ai<br />
pas demandé ton nom…<br />
Je m'appelle Nyss, répondit l'intéressée.<br />
Nyss ? C'est joli ! Tu habites où ?<br />
A l'Auberge des Héros P<strong>au</strong>més.<br />
897
Ah, je vois, tu es simplement de passage…<br />
Déplora le garçon.<br />
Arrête de discuter et rends la monnaie ! Allez,<br />
on ne va pas y passer la journée ! Le pressa son<br />
père.<br />
Tiens, voilà, fit Yann en rendant les cinquante<br />
cougnettes de différence. A bientôt Nyss.<br />
Il regarda l'elfe <strong>au</strong>x cheveux bleus s'en aller.<br />
Dis P'pa, tu trouves pas qu'elle est drôlement<br />
mignonne la fille que tu viens de servir ?<br />
Oui, oui, fiston. Et nous ma grosse madame,<br />
il nous fallait quoi ?<br />
898
Après sa rude journée de travail, le jeune Yann<br />
se rendit à l'<strong>au</strong>berge pour revoir Nyss. Il pénétra<br />
dans l'établissement et slaloma entre les chaises<br />
pour atteindre le comptoir. Les joueurs de cartes<br />
étaient fidèles <strong>au</strong> poste. Quant <strong>au</strong> patron, il était<br />
attablé avec Vincent et Mika. Ils discutaient<br />
<strong>au</strong>tour d'une bonne bière. Les voyageurs avaient<br />
raconté leur périple dans les grandes lignes. Ils<br />
avaient <strong>au</strong>ssi parlé de leur destination : le lointain<br />
désert d'Hassara. Le vieux Tolbiac qui savait<br />
be<strong>au</strong>coup de choses et qui était très bien<br />
renseigné, comme tous les tenanciers de tavernes,<br />
leur donna les précieuses in<strong>format</strong>ions suivantes :<br />
899
Pour vous rendre dans les Terres du Milieu, il<br />
vous f<strong>au</strong>dra traverser la mystérieuse Mer<br />
d'Hassméria et ce n'est pas une mince affaire. On<br />
dit que c'est un endroit étrange où il se passe des<br />
choses pas naturelles. La légende raconte qu'<strong>au</strong><br />
temps jadis, il y avait un h<strong>au</strong>t plate<strong>au</strong> montagneux<br />
qui fut un jour enfoncé plus bas que le nive<strong>au</strong> des<br />
e<strong>au</strong>x et devint une mer très vaste. On ne sait pas<br />
comment cela s'est produit, et il y a be<strong>au</strong>coup de<br />
légendes à ce sujet. Toujours est-il que personne<br />
ne s'y aventure. Je sais juste qu'il y a un passeur<br />
qui fait traverser les gens dans sa barque comme<br />
s'il s'agissait d'une rivière. Mais personne ne<br />
l'emploie car il demande des choses insensées en<br />
900
guise de paiement, du moins c'est ce que j'ai<br />
entendu dire. Bref, moi ce que je vous donnerais<br />
comme conseil, ce serait de contourner l'obstacle<br />
par le Nord, en passant par l'Empire Industriel de<br />
Täborr, plutôt que de contourner par le Sud où<br />
vous seriez obligés de passer par les marais<br />
d'Hassland et la Terre M<strong>au</strong>dite de Daï qui est,<br />
d'après les dires des quelques ceux qui y sont<br />
passés, le pire endroit de toute la terre !<br />
Contourner la Mer d'Hassméria va nous<br />
prendre un temps considérable, protesta Vincent.<br />
N'y a-t-il pas un moyen plus simple de passer ?<br />
Eh bien… Réfléchit le vieux Tolbiac. Je sais<br />
que l'Empire de Täborr possède des engins<br />
901
volants, des "aéronefs" qu'ils appellent ça je crois,<br />
mais je ne sais pas de quoi il en retourne. Moi, ça<br />
me parait bizarre d'imaginer une mécanique<br />
humaine voler dans les cieux, mais il paraît que ça<br />
fonctionne. Ma foi, dans ce cas, rien ne vous<br />
empêche de faire une halte <strong>au</strong> Mont Lone, à la<br />
frontière méridionale de l'Empire du Nord. Peut-<br />
être que l'un de ces engins vous mènera à<br />
destination rapidement…<br />
Y'a quelqu'un ? Demanda le jeune pêcheur en<br />
se penchant par-dessus le comptoir pour voir si le<br />
patron de l'endroit n'était pas un nain.<br />
J'suis là, gamin ! Fit le vieux Tolbiac en se<br />
retournant à demi.<br />
902
Bonsoir m'sieur, je cherche une elfe <strong>au</strong>x<br />
cheveux bleus qui s'appelle Nyss et qui loge chez<br />
vous, dit le garçon en ôtant son béret.<br />
Elle est avec nous, répondit l'ethnographe,<br />
mais elle est sortie avec ma fille et ses amis il y a<br />
peu. Ils sont allés <strong>au</strong> phare.<br />
Ha, vraiment ? Fit le jeune pêcheur en se<br />
grattant nerveusement la tête.<br />
Est-ce que tu veux que je lui fasse une<br />
commission ? S'enquit Vincent.<br />
Heu, oui… Est-ce que vous pouvez lui dire<br />
que Yann le pêcheur est passé et que… Voilà !<br />
Bien, ce sera fait mon garçon…<br />
903
Yann remit son béret et s'en fut. En le regardant<br />
partir Mika mit un coup de coude à Vincent :<br />
M'est avis que celui-là s'est laissé séduire par<br />
les cheveux bleus de notre amie Nyss.<br />
Très certainement, acquiesça Vincent.<br />
Pendant ce temps, <strong>Naïla</strong> et les <strong>au</strong>tres faisaient<br />
la course dans les escaliers du phare. Alise était en<br />
tête puisque personne ne pouvait voler comme<br />
elle. La première en fait était Miaoumi qui<br />
courrait sur ses quatre pattes. <strong>Naïla</strong> et Nyss<br />
rivalisaient de rapidité. Flamy s<strong>au</strong>tait les marches<br />
deux par deux. Quant à Réhi, elle était loin<br />
derrière, et pour c<strong>au</strong>se : elle ne participait pas à la<br />
904
course mais grimpait en marchant à son rythme.<br />
Arrivés en h<strong>au</strong>t, ils étaient tous à bout de souffle.<br />
Ils s'appuyèrent <strong>au</strong>x garde-fous et humèrent l'air<br />
marin à plein poumon. L'aquilon rafraîchissait<br />
l'atmosphère estivale. Parfois une rafale les<br />
obligeait à tenir leurs chape<strong>au</strong>x sur leur tête. Les<br />
e<strong>au</strong>x de la baie étaient de couleur pourpre comme<br />
les lueurs du couchant. La femme à la robe<br />
m<strong>au</strong>ve, que <strong>Naïla</strong> avait remarquée la fois<br />
précédente, était encore là. Elle contemplait la<br />
mer d'un air mélancolique. Soudain une<br />
bourrasque arracha le chape<strong>au</strong> du crâne de Flamy.<br />
Kyoups ! Fit-il en s<strong>au</strong>tant pour le retenir.<br />
905
Il ne fut pas assez rapide et ce fut Alise qui le<br />
rattrapa en plein vol.<br />
Fais attention, gros nig<strong>au</strong>d ! La prochaine<br />
fois je me…<br />
La fée fut interrompue par le cri de détresse de<br />
la femme en m<strong>au</strong>ve dont l'écharpe orange et noire<br />
venait de s'envoler de ses ép<strong>au</strong>les.<br />
Oh non ! L'écharpe d'Artimon ! Fit-elle d'un<br />
ton désespéré.<br />
<strong>Naïla</strong> se pencha et vit le morce<strong>au</strong> de tissu qui<br />
voletait <strong>au</strong> gré des courants d'air tout en<br />
descendant inexorablement vers les falaises. Elle<br />
tendit la main puis la releva vers le ciel vivement :<br />
906
un vent venu des côtes souleva alors l'écharpe qui<br />
remonta en tourbillonnant.<br />
Et hop-là ! Fit Alise en saisissant l'écharpe<br />
quand elle fut parvenue <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> du garde-fou.<br />
Alise la rendit à sa propriétaire qui la remercia<br />
du fond du cœur.<br />
Merci de l'avoir rattrapée pour moi. J'<strong>au</strong>rais<br />
été très malheureuse si je l'avais perdue. Cette<br />
écharpe a une grande valeur sentimentale…<br />
La jeune femme, qui se nommait Misaine, leur<br />
expliqua que cette écharpe était celle de son bien-<br />
aimé Artimon, un marin de renom. Ce dernier<br />
sillonnait les mers en solitaire. C'était sa passion.<br />
907
Quant à la belle Misaine, elle se consumait<br />
d'amour en attendant son retour. Chaque soir elle<br />
montait en h<strong>au</strong>t du phare pour observer l'horizon<br />
et guetter les bate<strong>au</strong>x qui rentraient <strong>au</strong> port.<br />
En revenant à l'<strong>au</strong>berge, le groupe d'amis<br />
s'entretint <strong>au</strong> sujet de la p<strong>au</strong>vre jeune femme en se<br />
disant entre eux que cela devait être dur pour elle<br />
d'attendre ainsi le retour de son chéri.<br />
Si ça se trouve, il a peut-être coulé et il ne<br />
reviendra jamais, supposa Réhi avec un<br />
optimisme débordant.<br />
Où alors il a trouvé une <strong>au</strong>tre femme en<br />
faisant escale dans un <strong>au</strong>tre port, qui sait ?<br />
908
Conjectura Miaoumi avec un certain cynisme<br />
félin.<br />
Kyap ! Fit Flamy.<br />
En tout cas elle n'a pas tiré le bon numéro,<br />
soupira Alise.<br />
Moi je suis sûre qu'il va revenir bientôt ! Les<br />
contredit <strong>Naïla</strong> en s'obstinant dans son<br />
enthousiasme candide.<br />
fée.<br />
Et toi Nyss, qu'en penses-tu ? L'interrogea la<br />
Je ne sais pas… Je n'aimerais pas être à sa<br />
place, voilà tout, répondit-elle avec compassion.<br />
909
Lorsque le petit groupe retrouva Vincent et<br />
Mika, ces derniers avaient mis <strong>au</strong> point leur<br />
itinéraire pour la suite de leur voyage. Ils se<br />
laissaient encore deux ou trois jours de repos pour<br />
être en pleine forme, puis ils comptaient faire<br />
l'acquisition de chev<strong>au</strong>x et repartir à l'aventure…<br />
Ils envisageaient de passer la frontière d'Arbrook<br />
pour entrer dans le roy<strong>au</strong>me d'Hassland malgré les<br />
mises en garde du vieux Tolbiac. Ils longeraient<br />
ensuite la chaîne montagneuse de Massaï jusqu'à<br />
la Trouée d'Ata <strong>au</strong> Nord. Là, ils passeraient dans<br />
le roy<strong>au</strong>me de Sayan qu'ils parcourraient en<br />
direction du Nord-Ouest pour atteindre le Mont<br />
Lone à l'intérieur des frontières de l'Empire<br />
910
Industriel de Täborr. Une fois parvenus à cette<br />
destination, ils s'interrogeraient sur la possibilité<br />
d'emprunter un aéronef pour survoler la Mer<br />
d'Hassméria. Tout un programme ! Hélas, comme<br />
toujours, les choses n'allaient pas se dérouler<br />
exactement comme prévu.<br />
Lorsque <strong>Naïla</strong> s'assit à la table avec Vincent et<br />
Mika, l'aventurière prit Nyss à partie en disant :<br />
Au fait, un admirateur nommé Yann est venu<br />
pour te voir tout à l'heure.<br />
Un admirateur ?! S'étonnèrent ses amies.<br />
L'elfe devint rouge écarlate. Elle ne savait plus<br />
où se mettre. Mika faisait preuve d'un manque de<br />
911
tact flagrant, considérant la sensibilité de la petite<br />
Nyss.<br />
C'est le poissonnier des quais à qui j'ai vol…<br />
Heu, <strong>au</strong>quel nous avons acheté du poisson, se<br />
reprit Miaoumi avec un large sourire f<strong>au</strong>ssement<br />
innocent.<br />
Le lendemain, Nyss n'osa pas sortir. En fait,<br />
toute la compagnie resta à l'intérieur pour jouer<br />
<strong>au</strong>x cartes parce que le temps était à la pluie.<br />
L'averse était passagère et le Soleil perça en fin<br />
d'après-midi. <strong>Naïla</strong> en profita pour se rendre <strong>au</strong><br />
sommet du phare avec Alise. La fillette s'était<br />
promise à elle-même d'aller voir Misaine chaque<br />
soir jusqu'à leur départ pour lui tenir compagnie<br />
912
dans l'attente du retour d'Artimon. Ce soir-là, sur<br />
le ciel du côté de l'Occident zébré de lueurs<br />
rougeoyantes et de bandelettes nuageuses grises,<br />
<strong>Naïla</strong> aperçut trois silhouettes volantes sombres,<br />
comme de grands oise<strong>au</strong>x qui descendirent pour<br />
se poser quelque part en ville. Le jour d'après, le<br />
soixante-cinquième jour d'Été, en l'an 308 Depuis<br />
l'Unification, peu avant midi, les cloches de toute<br />
la cité se mirent à sonner et des gens dans la rue<br />
crièrent :<br />
Le roi d'Hassland est mort !! Le roi Gashtall<br />
est mort !!<br />
La nouvelle se répandit comme une traînée de<br />
poudre. Vincent fut plus particulièrement sous le<br />
913
choc de cette annonce car il savait mieux que les<br />
<strong>au</strong>tres membres de la compagnie à quel point cet<br />
événement politique était bouleversant. Les<br />
hér<strong>au</strong>ts parcouraient tout le roy<strong>au</strong>me d'Hassland et<br />
les pays voisins pour proclamer la mort du roi<br />
Gashtall et l'avènement du nouve<strong>au</strong> roi Hassoll.<br />
Les pigeons voyageurs sillonnaient le ciel, portant<br />
sur de petits messages à leur patte les déclarations<br />
du souverain tout juste sacré. Dans la ville<br />
portuaire d'Arbrook, le Conseil de la République<br />
s'était réuni en urgence. Les membres de<br />
l'oligarchie prirent très <strong>au</strong> sérieux les paroles du<br />
roi Hassoll concernant leur pays. Ils n'appréciaient<br />
guère d'être qualifiés de "traîtres", ni que leur<br />
914
territoire soit menacé de "restitution". Dans<br />
l'heure, les notables dirigeants prirent la décision<br />
sévère de fermer les frontières avec le roy<strong>au</strong>me<br />
d'Hassland, et cela jusqu'à ce que le roi revienne<br />
sur ses propos en reconnaissant formellement<br />
l'existence de la République d'Arbrook comme<br />
État à part entière. Ainsi, le règne d'Hassoll<br />
débutait dans une atmosphère de crise, ce qui ne<br />
laissait pas <strong>au</strong>gurer de bonnes choses pour la<br />
suite. A l'<strong>au</strong>berge, les discussions allaient bon<br />
train. Les aventuriers étaient perturbés : en effet,<br />
leurs plans étaient chamboulés par ces<br />
événements politiques inattendus. De plus, les<br />
915
ennuis n'allaient pas tarder à rattraper la<br />
compagnie.<br />
Peu avant le crépuscule, <strong>Naïla</strong> et Alise se<br />
rendirent <strong>au</strong> phare pour voir le coucher du Soleil<br />
avec Misaine. Elles passèrent un agréable moment<br />
ensemble. La fillette et la fée ne se doutaient pas<br />
que c'était la dernière soirée qu'elles passaient en<br />
compagnie de la jeune femme. Réhi regardait<br />
<strong>au</strong>ssi le ciel, couchée sur son lit, seule dans la<br />
chambre. Soudain, une flèche entra par la fenêtre<br />
ouverte, traversa la pièce en sifflant et se planta<br />
dans le mur près de la porte. Réhi surs<strong>au</strong>ta. Elle se<br />
précipita à la fenêtre mais ne vit personne, ni sur<br />
les toits, ni dans la rue. Elle alla décrocher la<br />
916
flèche et constata qu'il y avait un papier enroulé<br />
<strong>au</strong>tour. C'était un message d'avertissement. Prise<br />
de panique, elle dévala l'escalier pour aller trouver<br />
Vincent et Mika en leur expliquant ce qui s'était<br />
passé. Anxieux, l'ethnographe déroula le papier et<br />
lut :<br />
« Des sbires du duc de Stanse sont après vous.<br />
Prenez garde ! Ils sont dangereux ! »<br />
Le message n'était pas signé. Vincent devint<br />
blême.<br />
<strong>Naïla</strong>… Souffla-t-il.<br />
Celle-ci rentrait tranquillement en devisant<br />
avec Alise. Elles longeaient les quais. La nuit était<br />
917
tombée, les lanternes <strong>au</strong> coin des rues avaient été<br />
allumées. Il y avait une très légère brume, due à<br />
l'humidité ambiante. Les bois des bate<strong>au</strong>x amarrés<br />
craquaient de façon lugubre. Un chuintement<br />
métallique se faisait entendre. Tout à coup, une<br />
voix interpella <strong>Naïla</strong> :<br />
Alors fillette, tu n'as pas peur de te promener<br />
le soir dans les rues désertes ?<br />
<strong>Naïla</strong> et Alise tournèrent la tête. C'était un<br />
bossu rabougri <strong>au</strong> front plissé vêtu d'un long<br />
mante<strong>au</strong> gris à large col. Il était adossé <strong>au</strong> mur à<br />
l'angle d'une rue perpendiculaire. Il souriait et<br />
elles pouvaient voir ses dents noires. Le regard<br />
qu'il leur lançait était inquiétant.<br />
918
Ne lui réponds pas <strong>Naïla</strong>, passons notre<br />
chemin, conseilla Alise.<br />
<strong>Naïla</strong> allait continuer son chemin mais une<br />
grande femme <strong>au</strong>x cheveux noirs vêtue de cuir lui<br />
barra la route. Derrière elle, une tignasse avec<br />
deux courtes jambes et un long nez s'avançait en<br />
grognant. Le bossu quitta le mur et marcha en<br />
direction de la fillette en faisant crisser les lames<br />
de fer aiguisées qui remplaçaient sa main droite.<br />
Qui, qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous me<br />
voulez ? Balbutia <strong>Naïla</strong> qui comprenait qu'elle<br />
était prise <strong>au</strong> piège.<br />
919
Tu as tout à fait le droit de savoir qui vont<br />
être tes bourre<strong>au</strong>x : je me nomme Fourbus, fit le<br />
bossu en se penchant en avant pour faire sa<br />
révérence.<br />
Moi, c'est Pamella, mais tu peux m'appeler<br />
Pam, dit la femme en noir tout en faisant un clin<br />
d'œil.<br />
Gnak ! Gnak ! Gnak !! Fit la tignasse<br />
hargneuse.<br />
Et lui c'est mon frère Morbak, le présenta<br />
Fourbus. Fais attention car il griffe, il mord et il a<br />
des gazes !!<br />
920
Ces trois individus avaient acculé <strong>Naïla</strong> et Alise<br />
<strong>au</strong> bord du quai.<br />
Oh, et puis j'oubliais : voici mes amis les<br />
Corbaks ! Dit le bossu.<br />
Alors Pamella fit claquer son fouet garni<br />
d'épines et s'écria :<br />
Allez-y, déchiquetez-la !<br />
Kaïd le Corbak décolla du h<strong>au</strong>t du mât où il<br />
s'était perché et plongea sur <strong>Naïla</strong>. Celle-ci baissa<br />
la tête juste à temps. Le grand oise<strong>au</strong> noir ne put<br />
saisir que le chape<strong>au</strong> de la fillette qu'il déchira<br />
entre ses serres. Il revint à la charge avec deux<br />
<strong>au</strong>tres de ses congénères. Ils entourèrent <strong>Naïla</strong> et<br />
921
la harcelèrent violemment. <strong>Naïla</strong> évitait les coups<br />
en se baissant et en mettant ses mains sur sa tête.<br />
Alise s'était réfugiée dans la capuche du mante<strong>au</strong><br />
elfique de la fillette et criait <strong>au</strong> secours de sa voix<br />
aiguë. Comme les Corbaks n'arrivaient pas à la<br />
saisir, l'un d'eux s'emporta en jurant :<br />
Vas-zy ! Ta mère la chawine !<br />
<strong>Naïla</strong> était gentille et douce, calme et paisible,<br />
lente à la colère mais il ne fallait surtout pas<br />
insulter sa mère. Elle se redressa tout d'un coup <strong>au</strong><br />
milieu des trois grands oise<strong>au</strong>x qui l'attaquaient.<br />
Furieuse, elle tendit les mains à droite et à g<strong>au</strong>che<br />
<strong>au</strong>-dessus de sa tête et cria :<br />
922
Allez vous-en !!<br />
Un puissant souffle, comme un tourbillon d'air,<br />
entoura la fillette et projeta <strong>au</strong> loin les Corbaks et<br />
les Fourbus : Kaïd heurta une enseigne ; Kakou<br />
cogna contre un mât ; Kéké s'empêtra dans les<br />
cordages d'un navire ; Morbak roula tel un ballot<br />
de paille poussé par le vent et tomba dans l'e<strong>au</strong> du<br />
port ; Pamella se cacha le visage en plaçant ses<br />
bras en croix devant elle ; enfin Fourbus vola en<br />
arrière jusque sur le tas de déchets entassé par les<br />
pêcheurs.<br />
Vite ! C'est le moment de s'échapper ! Dit la<br />
fée en sortant de la capuche.<br />
923
<strong>Naïla</strong> <strong>au</strong>rait voulu courir mais la petite<br />
démonstration de force qu'elle venait de faire<br />
l'avait fatigué et elle sentait ses jambes toutes<br />
molles.<br />
Mon chéri ! Mon chéri est tombé à l'e<strong>au</strong> ! Tu<br />
vas me le payer petite garce ! S'énerva à son tour<br />
la belle-sœur du bossu.<br />
Elle brandit son fouet et elle allait frapper<br />
lorsqu'une flèche se planta entre les pavés à ses<br />
pieds. Au deuxième sifflement elle fit un bond en<br />
arrière pour éviter le trait tiré depuis les toits par<br />
une silhouette sombre qui disparut <strong>au</strong>ssitôt.<br />
Bon sang c'est qui celui-la ?!<br />
924
<strong>Naïla</strong> profita de cette diversion pour fuir vers la<br />
rue. Fourbus un peu sonné, s<strong>au</strong>ta de son tas<br />
d'ordures et s'interposa.<br />
Tu n'iras nulle part fillette ! Je vais te tailler<br />
en pièces !<br />
Alors qu'il se tenait, menaçant, en faisant<br />
remuer ses griffes, une ombre plus menaçante<br />
encore apparut dans le dos du bossu. C'était celle<br />
d'un homme grand et cost<strong>au</strong>d. Le gaillard en<br />
question prit Fourbus par les ép<strong>au</strong>les et le souleva<br />
du sol.<br />
Mais qu'est-ce que ?! S'étonna le bossu qui se<br />
retrouva nez à nez avec une montagne de muscles.<br />
925
Hé pignouf, tu sais ce que ça fait un poussin<br />
de huit-cents kilos ? Lui demanda le moine<strong>au</strong><br />
posé sur l'ép<strong>au</strong>le du gaillard.<br />
PIOU, PIOU !! Répondit le gaillard en<br />
question, d'une voix r<strong>au</strong>que.<br />
Ce disant, il balança Fourbus qui atterrit sur le<br />
pavé et glissa jusqu'<strong>au</strong>x pieds de sa belle-sœur.<br />
Celle-ci l'aida à se relever pendant que Morbak se<br />
hissait de nouve<strong>au</strong> sur le quai. Il était couvert<br />
d'algues et sentait fortement la marée. Un <strong>au</strong>tre<br />
larron arriva <strong>au</strong> pas de course : c'était le vieux<br />
chevalier Hayfor Goth dans son armure<br />
cliquetante.<br />
926
J'ai entendu du grabuge par ici ! C'est toi qui<br />
embêtes cette fillette ?! C'est quoi ton nom déjà ?<br />
Fit-il en désignant le grand gaillard.<br />
Galf, répondit le moine<strong>au</strong>.<br />
C'est pas à toi que je parle tête de piaf !<br />
Piaf ! Piailla le gaillard car c'était son nom.<br />
Des bruits de pas se firent entendre ainsi que<br />
des paroles bruyantes. Un groupe de marins<br />
approchait. Jugeant que l'ass<strong>au</strong>t avait échoué,<br />
Fourbus déclara :<br />
Repli stratégique, les enfants : on s'escampe<br />
promptement !<br />
927
Les assaillants déguerpirent en empruntant les<br />
pontons du port. Toutes ces émotions avaient<br />
épuisé <strong>Naïla</strong> et Alise. Elles remercièrent Galf et le<br />
Piaf pour leur secours.<br />
Tu es la fille du gars à lunettes et de la grande<br />
blonde de l'Auberge des Héros P<strong>au</strong>més, n'est-ce<br />
pas ? L'interrogea le moine<strong>au</strong>.<br />
Oui, heu, non, en fait... S'empêtra <strong>Naïla</strong>.<br />
Nous allons te raccompagner jeune fille, ainsi<br />
tu n'<strong>au</strong>ras rien à craindre, dit le chevalier<br />
moustachu <strong>au</strong>x cheveux gris sans lui laisser le<br />
temps de s'expliquer.<br />
928
D'un pas décidé, il marcha dans la rue avant de<br />
se retourner en hésitant :<br />
Heu, c'est par où le chemin de l'<strong>au</strong>berge<br />
déjà ? J'ai oublié…<br />
Ce fut Galf qui les guida. Vincent se faisait du<br />
sang d'encre. Il tournait en rond et se rongeait les<br />
ongles parce que <strong>Naïla</strong> tardait à rentrer. Il fut<br />
quelque peu rassuré en voyant sa fille revenir<br />
encadrée de deux gardes du corps. <strong>Naïla</strong> se jeta<br />
dans les bras de son père et lui raconta à toute<br />
vitesse ce qui lui était arrivé. L'ethnographe faillit<br />
défaillir. Ne pouvait-il quitter sa fille des yeux<br />
sans qu'elle fût victime d'une agression ou d'<strong>au</strong>tre<br />
chose de pire ?<br />
929
Quelqu'un nous avait prévenu, dit Mika en<br />
montrant le message et la flèche.<br />
Nous ne sommes plus en sécurité dans cette<br />
ville, nous devons partir le plus tôt possible,<br />
déclara Vincent à l'ensemble de la compagnie.<br />
A c<strong>au</strong>se des récents événements, il leur était<br />
impossible d'aller à l'Ouest par le roy<strong>au</strong>me<br />
d'Hassland. Tolbiac leur donna une fois de plus un<br />
bon tuy<strong>au</strong> :<br />
Je connais des pêcheurs qui vont jeter leurs<br />
filets <strong>au</strong> large des côtes de Sayan. Il y en a un qui<br />
quitte le port demain pour dix jours. Si je lui<br />
demande, il vous laissera monter à bord de son<br />
930
ate<strong>au</strong> et il vous débarquera sur les terres du<br />
Saint-Roy<strong>au</strong>me de Sayan.<br />
Ainsi, <strong>au</strong>x <strong>au</strong>rores du soixante-sixième jour<br />
d'Été, la compagnie embarqua sur le Distinguo, un<br />
chalutier modeste dont le capitaine s'appelait<br />
Padok. Le chevalier Hayfor Goth et Galf le Piaf<br />
montèrent à bord avec eux. Ils avaient l'intention<br />
de se rendre dans le roy<strong>au</strong>me de Sayan, chacun<br />
pour des raisons personnelles. La compagnie<br />
passait sur les pontons pour rejoindre le bate<strong>au</strong>.<br />
Le Soleil n'était pas encore levé mais déjà les<br />
marins s'activaient. Yann le pêcheur était en train<br />
de défaire les amarres de sa chaloupe lorsqu'il<br />
aperçut Nyss. Tout enjoué il vint <strong>au</strong>-devant d'elle.<br />
931
Bonjour Nyss, la salua-t-il. Où vas-tu de si<br />
bonne heure ?<br />
Je pars. Répondit-elle.<br />
Ah, je vois… Fit le garçon d'un air dépité.<br />
Il tira alors son pendentif fétiche de sous sa<br />
chemise, dénoua la cordelette noire et le tendit à<br />
Nyss.<br />
Tiens, prend-la, dit-il. C'est une dent de<br />
requin. C'est mon grand-père qui l'a pêchée. Elle<br />
te portera chance.<br />
Je ne peux pas accepter…<br />
Mais je ne te la donne pas, je te la prête<br />
seulement, précisa le garçon. Dis-moi où je<br />
932
pourrai te trouver et je viendrai la récupérer un<br />
jour.<br />
Dans la Grande Forêt, <strong>au</strong> Pays des Elfes, lui<br />
dit Nyss.<br />
D'accord, je viendrai la rechercher ! Prends-<br />
en bien soin !<br />
Nyss, tu viens ? Nous embarquons ! L'appela<br />
Mika.<br />
Je dois y aller, fit l'elfe. Au revoir…<br />
Au revoir et bon voyage, lui souhaita le jeune<br />
pêcheur.<br />
Il regarda la compagnie monter à bord du<br />
Distinguo qui dressait sa voile.<br />
933
Arrête de rêvasser, fiston ! Au boulot ! On a<br />
du pain sur la planche ! Lui rappela son père.<br />
J'arrive P'pa !<br />
Il s<strong>au</strong>ta dans la barque et enroula les cordages<br />
pendant que les aventuriers quittaient le port<br />
d'Artook.<br />
934
Karon et Kabon finissent en…<br />
Karon et Kabon mendiaient sur le parvis de la<br />
cathédrale Notre-Dame d'Hesso. Kabon était assis<br />
sur les marches à l'entrée de l'édifice. La tête<br />
basse il tendait la main sans rien dire. Karon, lui,<br />
arpentait le parvis en apostrophant les fidèles qui,<br />
pour la plupart, l'évitaient soigneusement.<br />
Hé, t'as pas une 'tite pièce à me filer, hein ?<br />
Allez ! Une 'tite pièce quoi ! Ça va pas te trouer le<br />
porte-monnaie ! Tsss, radin ! Passe <strong>au</strong> large c'est<br />
ça ! Et toi, t'as pas une 'tite pièce la mégère, là !<br />
935
Sa diplomatie et son tact faisaient qu'ils ne<br />
récoltaient guère de dons, ce qui le rendait plus<br />
désagréable encore. Kabon piquait du nez et<br />
s'endormait à moitié malgré lui quand une femme<br />
posa une pièce d'une cougne dans sa main tendue<br />
en le bénissant.<br />
Ah, heu, merci mam'zelle… La remercia-t-il.<br />
Il leva la tête et regarda la femme en question<br />
descendre les larges marches en soulevant sa robe<br />
j<strong>au</strong>ne canari. Réalisant qui c'était, il se leva d'un<br />
bond. Karon lui-même se retourna pour la voir<br />
passer. Au milieu des gens vêtus de bleu, de gris<br />
ou de marron, il y avait une tache de couleur. La<br />
936
seule personne capable de s'habiller ainsi dans<br />
tout le pays c'était :<br />
La copine du Doc, chuchota Karon en<br />
l'observant de dos. Comment qu'elle s'appelait<br />
celle-là déjà ? Demanda-t-il à son frère qui l'avait<br />
rejoint.<br />
Bernadette… Répondit Kabon les yeux<br />
brillants.<br />
Cette dernière parcourait la vaste place<br />
populeuse pour aller rejoindre Gustave. Celui-ci<br />
était assis à la terrasse du Dragon Doré, une<br />
taverne renommée. Avachi sur une chaise, les bras<br />
croisés sur son ventre, il n'avait pas quitté des<br />
937
yeux la jeune femme depuis qu'elle était sortie de<br />
la cathédrale. Bernadette venait souvent se<br />
recueillir et prier pour Vincent et <strong>Naïla</strong>, qui étaient<br />
loin, et dont elle n'avait <strong>au</strong>cune nouvelle. Gustave<br />
préférait l'attendre à la taverne en sirotant un verre<br />
de vin. Depuis deux jours, les débats de comptoir<br />
étaient particulièrement animés. Depuis la mort du<br />
roi d'Hassland les spéculations allaient bon train.<br />
Le bon tonton Gus ne prêtait pas attention à tout<br />
ce chahut, il n'avait que faire de ces<br />
considérations politiques qui lui semblaient bien<br />
loin de ses propres préoccupations. Il était<br />
heureux de pouvoir boire une bonne bouteille en<br />
compagnie de Bernadette. Quand celle-ci le<br />
938
egardait avec ses yeux rieurs, le monde pouvait<br />
bien s'arrêter de tourner, cela lui était égal.<br />
Parfois, il en oubliait même Vincent et sa petite<br />
<strong>Naïla</strong>. Ce jour-là, il ne vit pas les deux loqueteux<br />
qui lorgnaient la jeune femme parmi la foule.<br />
Gustave et Bernadette retournèrent à la maison<br />
sans se soucier du fait qu'ils étaient suivis. Ils<br />
trouvèrent Bourma en grande discussion politique<br />
avec quelques-uns de ses amis ethnographes.<br />
Jean, quant à lui, s'occupait de ses chev<strong>au</strong>x. Karon<br />
et Kabon s'étaient hissés sur des caisses<br />
abandonnées dans la rue et observaient l'intérieur<br />
de la propriété par-dessus le mur.<br />
939
Tu crois que le Doc et la petiote sont là ?<br />
S'interrogea Karon.<br />
Mais son gros frère n'avait d'yeux que pour<br />
Bernadette. D'un commun accord, ils décidèrent<br />
de s'introduire dans la maison à la nuit tombée<br />
pour la cambrioler. Kabon envisageait de voler le<br />
cœur de Bernadette et Karon ses bijoux. Ainsi,<br />
vers minuit, quand toutes les lumières furent<br />
éteintes, les deux larrons s<strong>au</strong>tèrent le mur. Ils<br />
contournèrent discrètement l'écurie et parvinrent<br />
jusqu'<strong>au</strong>x fenêtres du séjour qu'ils ouvrirent sans<br />
difficulté. Ils se glissèrent tels des ombres dans la<br />
maison endormie. Préalablement, en observant les<br />
lumières <strong>au</strong>x fenêtres, ils avaient repéré où était<br />
940
située la chambre de Bernadette à l'étage. Ils<br />
grimpèrent l'escalier sans bruit. Parvenus sur le<br />
palier, ils furent accueillis par le mi<strong>au</strong>lement d'un<br />
chat. C'était Petit Minet, le chat de Bernadette.<br />
Ses yeux luisaient dans le noir. D'un pas<br />
nonchalant il vint à la rencontre des deux<br />
cambrioleurs. Affectueusement, il se frotta à leurs<br />
jambes.<br />
Va-t'en sale matou ! J'aime pas les chats noirs,<br />
ça porte malheur, chuchota Karon.<br />
Il est pas noir, il est gris, le reprit Kabon.<br />
Il est noir, insista l'<strong>au</strong>tre, t'es mir<strong>au</strong>d ou<br />
quoi ?!<br />
941
Il est gris, je te dis ! Ça peut pas être<br />
<strong>au</strong>trement, la nuit tous les chats sont gris !<br />
Ouais, c'est vrai, t'as raison, lui concéda<br />
Karon.<br />
Lorsqu'ils atteignirent la porte de la chambre de<br />
Bernadette, le chat se mit à mi<strong>au</strong>ler plus fort car il<br />
voulait rentrer.<br />
Chut ! Tais-toi, bon sang ! S'énervait Karon.<br />
Tu vas nous faire repérer !<br />
Allez, ouvre et laisse-le entrer ! S'impatientait<br />
Kabon.<br />
Karon tourna la poignée et la porte grinça. Le<br />
chat pénétra dans la chambre le premier, suivi des<br />
942
deux voleurs. Une faible lueur lunaire éclairait la<br />
pièce <strong>au</strong> travers de la fenêtre. Petit Minet bondit<br />
sur le lit et ronronna très fort. Karon se précipita<br />
sur le meuble de chevet et commença à fouiller les<br />
tiroirs.<br />
« Où c'est qu'elle planque ses bijoux, la<br />
bourgeoise », pensait-il.<br />
Kabon s'avança avec préc<strong>au</strong>tion près du lit. La<br />
silhouette de Bernadette qui se dessinait sous les<br />
draps blancs lui paraissait être comme une<br />
chrysalide dans un cocon de soie. Il était<br />
émerveillé par la rondeur de l'ép<strong>au</strong>le qu'il voyait<br />
paraître en dehors des draps.<br />
943
« Bingo ! », pensa Karon en sortant une petite<br />
boîte métallique joliment sculptée. Il l'ouvrit et –<br />
surprise ! – trois notes en jaillirent. Il la referma<br />
promptement. Silence… Les deux cambrioleurs<br />
étaient comme pétrifiés. Ils ne bougeaient plus un<br />
muscle. On entendait seulement le chat ronronner<br />
tel un moteur. Bernadette se tourna dans son lit,<br />
soupira, puis cessa de remuer. Kabon lança alors<br />
un regard réprobateur à son frère comme s'il lui<br />
disait : « Qu'est-ce que tu fiches ?! ». L'<strong>au</strong>tre lui<br />
répondit en h<strong>au</strong>ssant les ép<strong>au</strong>les d'un air de dire :<br />
« J'y suis pour rien ! ». Il rangea<br />
préc<strong>au</strong>tionneusement la boîte à musique et<br />
continua ses investigations. Il ne tarda pas à<br />
944
découvrir la boîte qui contenait les bagues,<br />
colliers, boucles d'oreilles et <strong>au</strong>tres perles<br />
scintillantes de grande valeur que possédait la<br />
jeune femme. Pendant ce temps, Kabon s'était<br />
penché sur Bernadette. Malhonnête qu'il était, il<br />
comptait lui voler un baiser durant son sommeil.<br />
Quand elle sentit le souffle de Kabon sur son<br />
visage, Bernadette crut dans son rêve que c'était<br />
un affreux dragon à l'haleine infernale qui ouvrait<br />
grand sa gueule pour la dévorer. Elle s'éveilla en<br />
surs<strong>au</strong>t, poussant un cri de terreur. Dans ce<br />
mouvement elle bouscula Kabon qui,<br />
déséquilibré, s'affala en travers du lit. Petit Minet,<br />
apeuré, s'en fut le poil tout hérissé en grondant et<br />
945
en crachant. Karon laissa échapper la boîte à<br />
bijoux dont le contenu se dispersa sur le sol.<br />
Fiente !! Jura-t-il sans se retenir.<br />
Aaaaahhhhh !!! Il y a quelqu'un dans ma<br />
chambre ! Il y a quelqu'un dans ma<br />
chaaaaaambre !! S'égosillait Bernadette en<br />
gesticulant dans ses draps.<br />
Bon sang mais fais-la taire ! S'emporta Karon<br />
en tâtonnant pour ramasser les bijoux.<br />
Kabon essaya de maîtriser la jeune femme mais<br />
celle-ci gigotait tant et si bien qu'ils finirent par<br />
basculer du lit, renversant la table de nuit et<br />
écrasant le p<strong>au</strong>vre Karon. Le vacarme réveilla<br />
946
toute la maisonnée. Les lanternes et les lampes se<br />
rallumèrent. Il y eut du tumulte dans le couloir,<br />
des cris et des bruits de pas.<br />
M<strong>au</strong>vaise limonade ! Dit Karon.<br />
Je dirais même plus : m<strong>au</strong>vais plan<br />
cacahuète ! Dit Kabon.<br />
Gustave fut le premier sur les lieux, en caleçon<br />
avec un bonnet de nuit sur la tête.<br />
Vous !! S'exclama-t-il en reconnaissant à la<br />
lueur de sa lampe les deux brigands.<br />
Il se jeta sur Kabon avec fureur et l'empoigna<br />
gaillardement. Karon voulut défendre son frère,<br />
947
mais Bernadette qui s'était dépêtrée de ses<br />
couvertures, l'en empêcha en lui s<strong>au</strong>tant dessus.<br />
Oh grand Dieu ! Fit Jano.<br />
Le père de Bernadette venait d'arriver à son<br />
tour. Il fut stupéfait de voir sa fille en nuisette<br />
juchée sur le dos de Karon, sur le crâne duquel<br />
elle tambourinait frénétiquement. Alors Jano se<br />
lança lui <strong>au</strong>ssi dans la bagarre malgré son grand<br />
âge. Enfin, Bourma fit son apparition dans<br />
l'encadrement de la porte, en ch<strong>au</strong>sson et en<br />
pyjama à carre<strong>au</strong>x rouges et noirs. Il avait mis sa<br />
pipe à sa bouche machinalement. Et surtout il<br />
avait fait un détour par le râtelier pour prendre son<br />
fusil, une "arme de riche" comme <strong>au</strong>rait dit<br />
948
Karon. Sans hésiter il tira en l'air. Le brusque et<br />
bruyant coup de feu immobilisa tout le monde<br />
dans la pièce.<br />
C'est pas bientôt fini, ce raffut ! Il y a des<br />
gens qui essayent de dormir ici ! Déclara-t-il alors<br />
qu'un morce<strong>au</strong> de plâtre du plafond, criblé de<br />
plomb, se décrocha et se brisa <strong>au</strong> sol.<br />
Karon et Kabon se rendirent. Ils furent ligotés à<br />
des chaises dans la salle à manger.<br />
Ce sont les affreux brigands qui m'avaient<br />
enlevé dans la forêt ! Se souvint Bernadette. Ils<br />
s'appellent Talon et Tapon !<br />
Karon et Kabon !! Corrigèrent les intéressés.<br />
949
Et qu'est-ce que vous faites encore ici ?<br />
Demanda Gustave.<br />
D'après toi, gros bêta ! Fit Karon. On est venu<br />
voler les bijoux de la bourgeoise !<br />
Ça fait trois jours qu'on est dans la rue et<br />
qu'on a rien à manger, si vous croyez que c'est<br />
facile ! Plaida Kabon pour attendrir son <strong>au</strong>ditoire.<br />
De fil en aiguille, l'interrogatoire se porta sur<br />
Vincent et <strong>Naïla</strong>. Les deux frères racontèrent leur<br />
histoire, comment ils avaient retrouvé puis<br />
reperdu de vue la fillette et son père. Leur récit<br />
dura la nuit entière. Au petit matin, Gustave et les<br />
<strong>au</strong>tres savaient donc que, d'une part Mika avait<br />
950
ejoint Vincent et qu'ensemble ils avaient tenté la<br />
traversée de la Chaîne de l'Hesso ; et que d'<strong>au</strong>tre<br />
part, <strong>Naïla</strong> et ses amis étaient parvenus jusqu'<strong>au</strong><br />
pays des elfes de la Grande Forêt, et tout cela vers<br />
la fin du printemps. Riches de ces in<strong>format</strong>ions,<br />
les amis de l'ethnographe jugèrent qu'il était grand<br />
temps de se débarrasser des deux malfaiteurs. Ils<br />
les livrèrent donc entre les mains de la justice<br />
valhessienne. Au petit matin, trois cavaliers de la<br />
garde de Kassandra vinrent chercher Karon et<br />
Kabon pour les embastiller. Ces derniers<br />
protestèrent de vive voix en chemin :<br />
951
Vous pouvez pas nous mettre en prison, on est<br />
les neveux par adoption du duc de Stanse !! Disait<br />
Kabon.<br />
Ouais, et si vous nous maltraitez, c'est lui qui<br />
vous fera guillotiner ! Les menaçait Karon.<br />
On veut voir notre tonton !!!<br />
Dans le doute, cette requête leur fut accordée.<br />
On les emmena alors <strong>au</strong> palais où ils comparurent<br />
devant Raglan dans le bure<strong>au</strong> de ce dernier.<br />
Salut, tonton Rag… Le salua Kabon, un peu<br />
gêné.<br />
Tu peux leur dire de nous relâcher ? Fit<br />
Karon.<br />
952
Le duc de Stanse était ahuri et atterré par leur<br />
bêtise et leur manque de discrétion.<br />
« Ces deux abrutis vont me compromettre avec<br />
leurs âneries si ça continue ! », pensait-il.<br />
Que devons-nous faire de ces gens, votre<br />
Éminence ? Demanda l'un des gardes.<br />
Je ne les connais pas. Jetez-les en prison et ne<br />
me dérangez plus pour rien, déclara Raglan d'une<br />
voix sèche.<br />
Bien, votre Éminence, excusez-nous…<br />
Non ! Hé attends ! Tonton Rag, les laisse pas<br />
nous mettre en t<strong>au</strong>le ! Pitié ! Tonton Rag !<br />
Protestèrent Karon et Kabon.<br />
953
Les gardes les traînèrent malgré leurs<br />
supplications et ils furent emprisonnés dans la<br />
Grande Bastille de Kassandra.<br />
954
A travers la Forêt de Pixels<br />
Après trois jours de croisière dans le Golfe<br />
d'Ashual, le Distinguo jeta l'ancre à proximité des<br />
côtes sayanites. Le capitaine Padok décrocha la<br />
chaloupe et débarqua les membres de la<br />
compagnie sur le rivage caillouteux. Ces derniers<br />
n'avaient pas tous apprécié la traversée : Flamy,<br />
Miaoumi, Nyss et Réhi eurent le mal de mer et<br />
furent malades tout le long du voyage. En<br />
touchant enfin la terre ferme ils avaient encore<br />
l'impression de tanguer. Vincent remercia le vieux<br />
pêcheur. Celui-ci les salua avant de rejoindre son<br />
955
ate<strong>au</strong> et de mettre le cap plein Est pour lancer ses<br />
filets <strong>au</strong> large.<br />
C'était le matin du soixante-neuvième jour<br />
d'Été et la compagnie avait posé pied à l'extrême<br />
Sud-Est du roy<strong>au</strong>me de Sayan, appelé <strong>au</strong>ssi "le<br />
Saint-Roy<strong>au</strong>me". Plus de deux-mille ans<br />
<strong>au</strong>paravant, quelques siècles seulement après la<br />
Chute de Daï et la fin des guerres elfiques, un<br />
homme apparut dans les contrées Nordiques : il<br />
s'appelait Sayan. Il parcourut toutes les Terres<br />
Orientales en appelant les hommes à sortir du<br />
chaos de la violence en changeant d'attitude. Il<br />
proclamait que le monde allait être différent et il<br />
annonçait qu'un <strong>au</strong>tre viendrait après lui avec bien<br />
956
plus de sainteté et d'<strong>au</strong>torité pour révéler ce que<br />
lui-même ne pouvait pas proclamer. Peu après la<br />
mort de Sayan, ceux qui avaient entendu le<br />
message du prophète s'assemblèrent pour former<br />
les premières églises sayanites. Celles-ci<br />
s'étendirent progressivement à toutes les Terres<br />
Orientales et même <strong>au</strong>-delà <strong>au</strong> Nord, dans les<br />
Terres Septentrionales, et loin <strong>au</strong> Sud <strong>au</strong>x confins<br />
des Terres Méridionales. Au fil du temps, les<br />
hommes impatients voulurent placer un chef à<br />
leur tête pour les guider : ainsi fut inst<strong>au</strong>ré<br />
progressivement le roy<strong>au</strong>me de Sayan à partir du<br />
milieu du deuxième millénaire après la Chute de<br />
Daï. La mise en place fut longue et laborieuse. En<br />
957
effet, dans un premier temps, les églises sayanites<br />
instituèrent un Grand Pape dont l'<strong>au</strong>torité était<br />
relayée par les "seize sous-papes" des régions. Le<br />
roy<strong>au</strong>me, qui n'en était pas encore vraiment un à<br />
l'époque, fonctionnait en fédération où chaque<br />
région exerçait son <strong>au</strong>tonomie. Mais peu à peu,<br />
les grands-papes successifs s'intéressèrent<br />
davantage à leurs fonctions de dirigeants<br />
politiques qu'à leur rôle de meneurs spirituels. Ils<br />
évincèrent insensiblement les sous-papes<br />
région<strong>au</strong>x et centralisèrent le pouvoir. Ce ne fut<br />
cependant qu'en l'an 2097 depuis la Chute de Daï,<br />
que le grand-pape Magenta II se proclama Saint-<br />
Roi et abolit officiellement la division du roy<strong>au</strong>me<br />
958
en régions. Les roy<strong>au</strong>mes d'Hassland et de<br />
Valhesso s'inspirèrent du modèle sayanite à leur<br />
façon, mais l'abolition des seigneuries fut plus<br />
longue et difficile à c<strong>au</strong>se des tensions et des<br />
guerres qui en résultèrent. Valhesso s'unifia plus<br />
d'un siècle après le roy<strong>au</strong>me de Sayan, vers l'an<br />
2213. Quant <strong>au</strong> roy<strong>au</strong>me d'Hassland, il s'unifia à<br />
peu près en même temps que son voisin, durant la<br />
première décennie du vingt-troisième siècle<br />
depuis la Chute de Daï. Cependant l'influence des<br />
seigneurs demeura très forte à Hassland.<br />
Pour l'heure, <strong>Naïla</strong> et les siens se moquaient des<br />
considérations historiques. Ils se demandaient<br />
simplement comment ils allaient grimper la<br />
959
falaise rocheuse pour atteindre la forêt qui était<br />
juste <strong>au</strong>-dessus. Comme c'était marée basse, ils<br />
cheminèrent sans problème sur les galets et les<br />
rochers. Hayfor Goth et Galf le Piaf les<br />
accompagnaient. Durant les trois jours de<br />
croisière, ils avaient fait plus ample connaissance.<br />
Le chevalier se rendait à Leiria, la capitale du<br />
roy<strong>au</strong>me de Sayan, pour jouer <strong>au</strong>x courses de<br />
chev<strong>au</strong>x, un sport dont la popularité s'était<br />
fortement accrue dans tout le pays et même <strong>au</strong>-<br />
delà. Galf, pour sa part, cherchait à se rendre à<br />
l'école de magie de Poux-de-Lard. Il expliqua qu'il<br />
voulait se débarrasser du m<strong>au</strong>vais sort qui lui<br />
avait été lancé jadis par un puissant magicien. À<br />
960
c<strong>au</strong>se de ce sort, il était prisonnier dans le corps<br />
d'un moine<strong>au</strong>, et le moine<strong>au</strong> était dans son corps<br />
de guerrier.<br />
Enfin, après quelques temps de marche, ils<br />
trouvèrent un chemin escarpé qui escaladait la<br />
falaise. Parvenus <strong>au</strong> sommet, les membres de la<br />
compagnie se retrouvèrent immédiatement dans<br />
une forêt touffue. Heureusement, il y avait un<br />
mince sentier qui serpentait entre les fougères. La<br />
compagnie l'emprunta. Ils s'enfoncèrent plus avant<br />
dans les bois sans trop se soucier du paysage. Ils<br />
avançaient en file sans parler. Chacun était perdu<br />
dans ses rêveries intérieures. Ce fut Alise qui, la<br />
première, nota une chose étrange : il lui semblait<br />
961
que certaines feuilles ressemblaient à des<br />
rectangles d'un vert pâle. Pensant que c'était<br />
simplement une illusion d'optique c<strong>au</strong>sée par les<br />
éclats du Soleil dans les feuillages, elle ne le fit<br />
pas remarquer. Plus tard, ce fut Miaoumi qui<br />
renifla un drôle de caillou cubique. Elle le<br />
ramassa et le présenta <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres membres de la<br />
compagnie qui l'examinèrent avec curiosité, mais<br />
sans s'en inquiéter. Au fur et à mesure de leur<br />
avancée dans la forêt, ils trouvaient de plus en<br />
plus de ces petits cailloux disséminés sur le sol.<br />
Peut-être que quelqu'un les a semés pour ne<br />
pas se perdre ? Supposa <strong>Naïla</strong>.<br />
962
Peut-être bien, mais ça me parait assez<br />
bizarre, fit Mika en se grattant le menton.<br />
Ils continuèrent néanmoins leur route jusqu'à<br />
une clairière où ils s'installèrent pour camper.<br />
Quelle ne fut pas leur surprise, le lendemain <strong>au</strong><br />
réveil, de constater que l'environnement avait<br />
complètement changé. Ils étaient entourés de<br />
formes géométriques <strong>au</strong>x couleurs ternes et sans<br />
relief. Les troncs étaient comme des piliers à<br />
angles obtus, les feuilles étaient toutes devenues<br />
rectangulaires de même que les herbes, les tiges et<br />
les brindilles. Tout semblait fait de petits carrés<br />
agencés les uns sur les <strong>au</strong>tres, agglomérés<br />
963
grossièrement. Et il n'y avait plus <strong>au</strong>cune rondeur<br />
mais seulement des angles.<br />
Ce n'est pas normal, ce n'est pas naturel, il se<br />
passe quelque chose… Déclara Vincent d'un ton<br />
grave. Je ne sais pas quoi, mais je crois qu'il<br />
v<strong>au</strong>drait mieux sortir de cette forêt <strong>au</strong> plus vite.<br />
Sans plus tarder, ils empaquetèrent leurs<br />
affaires et se remirent en marche en suivant un<br />
chemin assez large qui partait de la clairière. Peu<br />
avant midi, ils atteignirent un croisement en croix<br />
d'où partaient trois allées bordées d'arbres<br />
bizarroïdes, l'une vers le Nord, l'<strong>au</strong>tre vers l'Ouest<br />
et la dernière vers le Sud. Des panne<strong>au</strong>x<br />
indiquaient ces directions. Instinctivement ils<br />
964
allèrent vers l'Ouest. Mais voici qu'<strong>au</strong> bout d'un<br />
quart d'heure de marche, ils trouvèrent un <strong>au</strong>tre<br />
croisement identique <strong>au</strong> premier. Cette fois ils se<br />
dirigèrent <strong>au</strong> Nord. Et <strong>au</strong> bout d'un quart d'heure<br />
ils tombèrent de nouve<strong>au</strong> sur un carrefour<br />
similaire. Ils continuèrent en direction du Nord<br />
seulement voilà : <strong>au</strong> bout d'un quart d'heure ils<br />
furent encore <strong>au</strong> même embranchement. Ils<br />
s'obstinèrent <strong>au</strong> Nord, puis à l'Ouest, encore <strong>au</strong><br />
Nord, à l'Est, <strong>au</strong> Sud, à l'Ouest, <strong>au</strong> Nord.<br />
On n'est pas déjà passé par là ? Se demanda<br />
Galf.<br />
J'ai l'impression qu'on tourne en rond… Fit<br />
<strong>Naïla</strong>.<br />
965
On tourne en rond effectivement ! Râla Alise.<br />
My kingdom ! S'exclama Mika.<br />
On est perdu… Soupira Réhi.<br />
Honnêtement, je ne sais plus par où nous<br />
sommes passés, avoua le chevalier.<br />
J'en perds mon sens de l'orientation <strong>au</strong> milieu<br />
de ces cubes ! S'exaspéra Nyss.<br />
Kyouf ! Souffla Flamy.<br />
Pas de panique ! Réfléchissons ! Les calma<br />
Vincent.<br />
Alors qu'ils faisaient cercle pour essayer de<br />
comprendre dans quel pétrin ils étaient, un petit<br />
966
garçon arriva de l'Ouest. Il était vêtu d'habits verts<br />
et coiffé d'un bonnet pointu, tel un lutin. Il étudiait<br />
un bout de papier qu'il tenait entre ses mains. Il<br />
était tellement absorbé qu'il ne remarqua la<br />
compagnie qu'<strong>au</strong> moment où il se cogna contre<br />
Miaoumi.<br />
Oups, désolé… Fit-il.<br />
Beuh, c'est qui lui ? S'interrogea la fée.<br />
Tous se tournèrent vers le garçon qui se<br />
présenta ainsi :<br />
Je m'appelle Lenk et je suis un héros. Je suis<br />
venu s<strong>au</strong>ver la princesse Melba qui est retenue<br />
prisonnière par le vilain sorcier Canhon. C'est lui<br />
967
qui transforme cet endroit par sa magie maléfique.<br />
Si je ne l'arrête pas, ce sera bientôt une forêt de<br />
pixels !<br />
C'est terrible ! Fit Nyss.<br />
Nous pouvons peut-être t'aider Lenk ?<br />
Proposa <strong>Naïla</strong>.<br />
Déjà ce serait une bonne chose de s'y<br />
retrouver dans ce dédale de croisements ! Dit<br />
l'aventurière.<br />
En fait, cela fait <strong>au</strong>ssi partie du m<strong>au</strong>vais sort<br />
de Canhon, expliqua le garçon. Cette forêt est<br />
m<strong>au</strong>dite et ceux qui y pénètrent sont condamnés à<br />
tourner en rond sans pouvoir en sortir.<br />
968
Malheur ! Qu'allons-nous faire ?! S'affola<br />
Alise.<br />
Ne vous en faites pas, les amis, répondit Lenk<br />
en secouant son bout de papier, j'ai des indications<br />
!<br />
Il leur raconta qu'il avait fait des pieds et des<br />
mains pour obtenir ces précieuses in<strong>format</strong>ions :<br />
d'abord il rencontra un hibou savant perché sur<br />
une branche. Celui-ci lui dit que s'il voulait<br />
trouver le moyen d'accéder <strong>au</strong> donjon, il devait<br />
demander <strong>au</strong> Glandu de la forêt, un animal<br />
ressemblant à un gros gland de chêne. Cet animal<br />
connaissait très bien les bois et pourrait le guider.<br />
Lenk trouva l'antre du Glandu cachée sous une<br />
969
pierre qui dissimulait un escalier. L'animal voulait<br />
bien aider le héros dans sa quête à condition que<br />
ce dernier lui fournisse une potion dont il avait<br />
fort besoin. Lenk se rendit donc chez la sorcière<br />
pour acheter la potion, mais celle-ci lui demandait<br />
une somme astronomique qu'il ne pouvait pas<br />
payer. Comme la sorcière était conciliante, elle lui<br />
proposa un marché : si le jeune garçon pouvait lui<br />
ramener de nouvelles plumes pour son plume<strong>au</strong>,<br />
elle accepterait de lui faire une remise. Lenk<br />
essaya alors de tirer les plumes d'une poule,<br />
malheureusement celle-ci fit appel à ses<br />
congénères et toutes ensemble le picorèrent<br />
jusqu'à ce qu'il déguerpisse. Il demanda ensuite à<br />
970
un écureuil qui passait comment il pouvait obtenir<br />
des plumes. Le rongeur lui indiqua la direction du<br />
marchand de plumes. Le commerçant, hélas, était<br />
en rupture de stocks. Il confia donc <strong>au</strong> héros la<br />
taches de lui en ramener quelques-unes en<br />
échange de quoi il lui ferait un prix sur les<br />
plume<strong>au</strong>x. Lenk, qui était de nature obstinée,<br />
retourna à la charge des poules récalcitrantes,<br />
l'épée et le bouclier à la main. Il leur vola dans les<br />
plumes tant et si bien qu'il revint <strong>au</strong> magasin avec<br />
un sac rempli comme un oreiller. Le marchand lui<br />
offrit un plume<strong>au</strong> en remerciement. Il s'empressa<br />
alors de le porter à la sorcière qui lui fit une<br />
réduction de cinquante pour cent sur la potion<br />
971
curative. Lenk courut la donner <strong>au</strong> Glandu qui la<br />
but et, enfin, concéda à lui donner les indications<br />
suivantes : « Pour trouver le donjon dans la forêt,<br />
il f<strong>au</strong>t aller en h<strong>au</strong>t, puis à g<strong>au</strong>che, ensuite en bas,<br />
après à droite et enfin à g<strong>au</strong>che à partir de<br />
n'importe quel croisement ».<br />
Lenk était justement en train d'étudier ces<br />
indications, qu'il ne saisissait pas très bien,<br />
lorsqu'il avait percuté la félidée et ses amis.<br />
Vincent regarda à son tour le papier. Il devina que<br />
"h<strong>au</strong>t" signifiait "Nord", "g<strong>au</strong>che" signifiait<br />
"Ouest", etc. Suivant son intuition, Lenk et la<br />
compagnie allèrent <strong>au</strong> Nord, puis à l'Ouest,<br />
redescendirent <strong>au</strong> Sud et tournèrent à l'Est.<br />
972
Logiquement ils avaient purement tourné en rond<br />
et cela les déconcertait. Mais ce qui les choquait<br />
le plus, c'était la dernière indication qui les invitait<br />
à aller à l'Ouest, c'est-à-dire à revenir sur leurs<br />
pas. Ils étaient perplexes. N'allaient-ils pas<br />
naturellement revenir <strong>au</strong> dernier croisement ?<br />
Alors qu'ils marchaient, une étrange petite<br />
mélodie se fit soudain entendre. Les quelques<br />
notes venues de nulle part sonnèrent distinctement<br />
à leurs oreilles, et à ce moment ils aperçurent un<br />
îlot <strong>au</strong> milieu d'un lac relié à la rive par un pont en<br />
bois. Au milieu de l'îlot se trouvait un gros arbre<br />
mort <strong>au</strong> creux duquel avait été taillé un escalier.<br />
Miracle : ils étaient sortis de la forêt maléfique !<br />
973
C'est le donjon !! S'écria Lenk. Je dois s<strong>au</strong>ver<br />
la princesse Melba <strong>au</strong> plus vite ! Prends garde<br />
Canhon !!<br />
Ce disant, Lenk dégaina son épée et courut sur<br />
le pont jusqu'<strong>au</strong> donjon sans attendre ses<br />
compagnons de route. Ces derniers hésitèrent puis<br />
se décidèrent à le suivre pour lui prêter main forte.<br />
Ils se disaient qu'un jeune gringalet comme Lenk<br />
n'allait pas faire le poids face à un si terrible<br />
magicien. Ils prirent l'escalier et descendirent <strong>au</strong><br />
sous-sol. Là, ils se retrouvèrent dans une vaste<br />
salle circulaire pareille à un hall sombre sur lequel<br />
s'ouvraient sept portes. La porte du milieu était<br />
imposante et paraissait très lourde. De part et<br />
974
d'<strong>au</strong>tre, il y avait des serrures. Une tête<br />
démoniaque était dessinée sur cette porte.<br />
Comme la compagnie pénétrait dans la salle,<br />
Lenk sortit d'une porte latérale avec une grosse<br />
clef à la main.<br />
Il en reste encore cinq comme celle-ci à<br />
trouver pour ouvrir la grande porte derrière<br />
laquelle se cache Canhon, leur dit-il. Voulez-vous<br />
m'aider à les obtenir plus vite ?<br />
La compagnie était là pour ça. Ses membres se<br />
divisèrent en équipes et entrèrent simultanément<br />
dans les cinq <strong>au</strong>tres salles où de nombreux<br />
dangers les guettaient !<br />
975
Lenk était avec Nyss. Ils étaient <strong>au</strong> bord d'un<br />
puits profond <strong>au</strong> fond duquel ils devinaient un<br />
socle sur lequel était posée la clef de cette pièce.<br />
Hélas, il n'y avait <strong>au</strong>cun moyen de descendre à<br />
première vue. Sans se soucier de ce problème<br />
mineur, Lenk dit d'un ton résolu :<br />
Bon, je s<strong>au</strong>te !<br />
T'es fou ?! Fit l'elfe.<br />
T'inquiète, je suis un héros, je ne me fais<br />
jamais très mal en s<strong>au</strong>tant de h<strong>au</strong>t ! Rétorqua<br />
Lenk.<br />
Et ce disant, il se jeta dans le vide. Nyss retint<br />
un cri d'effroi en le voyant ainsi plonger, tomber<br />
976
et se fracasser une dizaine de mètres plus bas.<br />
Cependant, Lenk se releva, réajusta sa ceinture,<br />
son bonnet et s'avança vers la clef. Nyss était<br />
époustouflée. Mais la situation allait s'aggraver.<br />
En effet, lorsque Lenk arracha la clef de son socle,<br />
des vannes s'ouvrirent et de l'e<strong>au</strong> se déversa dans<br />
le puits. Pire : une grille s'abaissa et un affreux<br />
poulpe cracheur de pierres glissa dans l'e<strong>au</strong>. Le<br />
monstre se mit à harceler Lenk de ses projectiles<br />
sans que celui-ci puisse se défendre car il ne<br />
pouvait nager et manier l'épée en même temps.<br />
Nyss, voyant qu'il fallait absolument intervenir,<br />
prit son courage à deux mains et s<strong>au</strong>ta à son tour<br />
dans le puits.<br />
977
Hiiiiiiiiii ! Haaaaaaaaa !<br />
Splach ! Elle s'écrasa sur le dos du poulpe tout<br />
mou et l'assomma du même coup. Lenk la<br />
remercia de son intervention.<br />
Et maintenant, qu'allons-nous faire ? L'e<strong>au</strong><br />
monte, nous allons nous noyer ! S'inquiéta Nyss.<br />
Ne t'en fais pas, il y a toujours une échelle !<br />
La rassura le jeune héros.<br />
Effectivement, en faisant soigneusement le tour<br />
du puits, ils découvrirent une échelle en cordes<br />
qu'ils n'avaient pas remarqué <strong>au</strong> début.<br />
C'est tout le temps comme ça, fit Lenk.<br />
Ainsi, ils remontèrent et s'échappèrent.<br />
978
<strong>Naïla</strong> et Vincent étaient dans une longue salle<br />
traversée par un pont en pierre. Il n'y avait pas de<br />
parapet et le vide béant les attirait de chaque côté.<br />
Au bout du pont, il y avait une corniche sur<br />
laquelle étaient la clef et son socle. Ils<br />
l'atteignirent sans problème. Sans se méfier, <strong>Naïla</strong><br />
tira la clef et alors les choses se gâtèrent : le sol se<br />
mit à trembler et la corniche s'effrita.<br />
Fuyons ! S'exclama Vincent.<br />
<strong>Naïla</strong> courait sur le pont avec la clef. Vincent,<br />
quant à lui, ne pouvait aller <strong>au</strong>ssi vite à c<strong>au</strong>se de<br />
sa jambe. S'aidant de sa canne, il se pressait <strong>au</strong>tant<br />
que possible. Déjà le pont s'écroulait derrière lui.<br />
<strong>Naïla</strong> atteignit la porte. Elle se retourna et vit son<br />
979
père qui clopinait avec peine alors que les pierres<br />
s'ébranlaient sous ses pieds. Le sang de <strong>Naïla</strong> ne<br />
fit qu'un tour : elle lâcha la clef et tendit les mains.<br />
Vincent sentit un souffle le pousser en avant. Ce<br />
souffle l'entoura et lorsque le sol se déroba sous<br />
ses pas et que les pierres chutèrent dans l'abîme<br />
sans fond, Vincent fut soutenu par un invisible<br />
coussin d'air qui le porta jusqu'à l'entrée de la<br />
salle. <strong>Naïla</strong> se jeta dans les bras de son père<br />
abasourdi.<br />
Papa ! J'ai eu si peur pour toi ! J'ai eu si…<br />
La fillette avait déployé tant d'énergie, pour<br />
s<strong>au</strong>ver son père et accomplir cet exploit par le<br />
souffle du vent, qu'elle s'évanouit dans ses bras.<br />
980
Dans une <strong>au</strong>tre pièce Hayfor Goth et Galf le<br />
Piaf examinaient ce qui semblait être l'armure<br />
d'un géant. Elle était assemblée mais vide. Elle<br />
semblait se reposer en s'appuyant sur le manche<br />
d'un glaive démesuré.<br />
C'est étrange… Fit le chevalier. Ce métal noir<br />
à l'air très solide. Je n'en ai jamais vu de pareil, ou<br />
alors j'ai oublié.<br />
Au moment où Hayfor Goth toucha l'armure,<br />
celle-ci s'anima : elle s'éveilla et se mit à bouger.<br />
Elle souleva sa lourde épée et la brandit.<br />
Oups ! Baisse la tête, Piaf ! Ordonna Galf en<br />
s'envolant.<br />
981
Le guerrier à la cervelle de moine<strong>au</strong> se baissa<br />
juste à temps pour éviter le tranchant mortel.<br />
Sus à l'ennemi ! Vociféra Hayfor Goth.<br />
Il se précipita et frappa de sa lame l'armure<br />
mouvante qui ne fut même pas égratignée.<br />
Bon sang d'bois ! Fit le chevalier.<br />
L'armure lui décrocha un revers de gantelet<br />
d'une force monumentale. Hayfor Goth voltigea à<br />
travers la pièce et s'encastra dans le mur avant de<br />
s'écrouler <strong>au</strong> sol.<br />
S<strong>au</strong>te à droite ! S<strong>au</strong>te à g<strong>au</strong>che ! Recule !<br />
Évite ses coups ! S'égosillait Galf alors que<br />
982
l'armure fendait l'air de son glaive pour trancher le<br />
p<strong>au</strong>vre Piaf.<br />
Galf, en volant <strong>au</strong>tour de l'armure, remarqua<br />
qu'il manquait une pièce dans son dos.<br />
Elle a un point faible ! Piaillait-il. On va faire<br />
diversion, profitez-en pour la frapper, Hayfor<br />
Goth !<br />
Le chevalier, qui était de la trempe des héros,<br />
pouvait résister <strong>au</strong>x coups même les plus<br />
puissants, ou presque. Il se releva, ramassa d'une<br />
main son épée qu'il serra fermement, et de l'<strong>au</strong>tre<br />
il aplatit ses moustaches grises d'un geste<br />
machinal. Puis, il se lança à l'ass<strong>au</strong>t. Galf et le<br />
983
Piaf attiraient l'attention de l'armure démoniaque<br />
en évitant tant bien que mal de se faire découper<br />
en rondelles.<br />
Que trépasse si je faiblis !! S'exclama le<br />
chevalier en plantant sa lame avec précision dans<br />
la faille de l'armure.<br />
Celle-ci s'immobilisa <strong>au</strong>ssitôt en pleine action,<br />
puis elle s'écroula comme un vulgaire tas de<br />
ferraille. En fouillant, ils trouvèrent la clef parmi<br />
les bouts d'armure.<br />
Alise, Flamy et Miaoumi évoluaient dans une<br />
grande salle sombre. Le dragonnet avançait à<br />
tâtons et la fée faisait attentions <strong>au</strong>x éventuels<br />
984
obstacles. Seule Miaoumi y voyait à peu près clair<br />
avec ses yeux de félin. Ce fut elle qui, la première,<br />
aperçut la clef. Elle galopa, suivie de Flamy qui la<br />
tenait par la queue pour ne pas la perdre.<br />
Attendez-moi ! J'y vois rien ! Ouch ! Pouf !<br />
Alise se cogna contre quelque chose de poilu<br />
pendu <strong>au</strong> plafond. Elle eut un vif mouvement de<br />
recul. Alors qu'elle tentait d'écarquiller les yeux<br />
pour distinguer ce que c'était, Miaoumi retira la<br />
clef. A cet instant, des torches s'allumèrent par<br />
magie tout <strong>au</strong>tour de la salle. Alise laissa échapper<br />
un cri de stupeur en voyant se déplier une forme<br />
noire juste devant elle : c'était une grande ch<strong>au</strong>ve-<br />
souris. Et il y en avait plein d'<strong>au</strong>tres : le plafond<br />
985
en était couvert ! Éveillées par la lumière, elles<br />
déployèrent leurs ailes membraneuses et se<br />
décrochèrent en émettant des sons aigus. Ce fut un<br />
véritable nuage de battement d'ailes qui enveloppa<br />
les trois amis. Tout à coup, l'une des ch<strong>au</strong>ves-<br />
souris déroba la clef que tenait la félidée. Alise<br />
l'aperçut et la prit en chasse, esquivant <strong>au</strong>tant que<br />
possible le vol des innombrables <strong>au</strong>tres ch<strong>au</strong>ves-<br />
souris. Alise parvint à saisir à bras-le-corps celle<br />
qu'elle poursuivait. S'ensuivit un impitoyable duel<br />
aérien. La ch<strong>au</strong>ve-souris volait en vrille,<br />
déséquilibrée par son assaillante. Finalement, elles<br />
heurtèrent toutes les deux le mur, laissant<br />
échapper la clef. Flamy la réceptionna <strong>au</strong> sol et se<br />
986
mit à courir comme un fou, talonné par la nuée de<br />
bêtes volantes. Quelques ch<strong>au</strong>ves-souris lui<br />
venaient de face mais Miaoumi les intercepta en<br />
plein vol. « Pif ! Paf ! Pouf ! », elle les assomma à<br />
coup de pattes en un seul bond. Flamy traçait si<br />
vite qu'il en faisait vaciller la flamme des torches.<br />
Il plongea enfin vers la porte et marqua l'essai<br />
victorieusement. Les ch<strong>au</strong>ves-souris se<br />
dispersèrent.<br />
Quant à Mika et Réhi, elles se trouvaient dans<br />
une salle ronde dont les murs étaient garnis de<br />
grilles. Au milieu de la pièce, en évidence, se<br />
trouvait la clef. L'aventurière s'approcha avec<br />
circonspection. Méfiante, elle prit la clef et tout à<br />
987
coup, ses craintes se réalisèrent : les grilles se<br />
levèrent et une foule de diablotins s<strong>au</strong>teurs se<br />
déversa dans la salle. Ils étaient petits, tout noirs<br />
avec les yeux rouges et des cornes. Ils étaient<br />
armés de tridents.<br />
Damned ! Réhi, viens vite ! S'écria Mika en<br />
empoignant Féryl.<br />
Mais trop tard : les diablotins les encerclèrent<br />
séparément.<br />
Come on ! Gronda l'aventurière.<br />
Mika fit tournoyer sa lance et l'abattit avec<br />
force sur ses assaillants. Telle une lionne elle se<br />
défendait avec férocité, tranchant, plantant et<br />
988
pourfendant. A chaque fois qu'elle transperçait un<br />
diablotin, celui-ci s'évaporait en fumée noire et<br />
deux ou trois <strong>au</strong>tres rappliquaient avec encore<br />
plus de hargne. Insidieusement, ils lui piquaient<br />
les fesses de la pointe de leur trident, ce qui<br />
mettait l'aventurière dans une rage folle. Réhi,<br />
apeurée, s'était presque couchée par terre, les<br />
mains sur la tête. Elle était recroquevillée sur elle-<br />
même et elle tremblait comme une feuille. Les<br />
diablotins l'entouraient en ricanant mais ne<br />
l'attaquaient pas. Au bout de quelques instants,<br />
elle se redressa et constata que, malgré leur visage<br />
terrifiant, les diablotins moqueurs ne semblaient<br />
pas vouloir s'en prendre à elle. Doucement, sans<br />
989
geste brusque, elle se releva et vit Mika qui<br />
combattait avec acharnement. Ses adversaires<br />
étaient de plus en plus nombreux et pugnaces.<br />
Réhi eut soudain un éclair de génie. Elle appela<br />
l'aventurière en criant :<br />
Mika ! Cesse le combat ! Cesse de te battre !<br />
Ca va pas ou quoi ?! Tu veux que je me fasse<br />
mettre en pièce ?! Répliqua Mika.<br />
Si tu ne te défends pas, ils te laisseront<br />
tranquille !<br />
L'aventurière l'écouta et se retint de frapper.<br />
Elle resta ainsi la lance <strong>au</strong>-dessus de sa tête. Les<br />
diablotins s<strong>au</strong>teurs amassés <strong>au</strong>tour d'elle<br />
990
l'imitèrent en levant leurs tridents. Ils s<strong>au</strong>tillaient<br />
et ricanaient mais n'attaquaient plus. Réhi avait eu<br />
une bonne intuition.<br />
Mika baissa sa lance et ramassa la clef. Elle<br />
rejoignit la fillette, serrée de près par les<br />
diablotins. Ces derniers les escortèrent jusqu'à la<br />
porte et les laissèrent sortir sans violence.<br />
Les différentes équipes se retrouvèrent dans le<br />
grand hall. Tous ensemble ils pouvaient à présent<br />
ouvrir la porte <strong>au</strong>x six verrous. Déterminés, ils<br />
tournèrent en même temps les six clefs : les lourds<br />
battants se mirent à trembler et la porte s'ouvrit<br />
sur une <strong>au</strong>tre grande salle <strong>au</strong> fond de laquelle<br />
siégeait le méchant Canhon.<br />
991
Le maître des lieux était drapé d'une cape noire.<br />
Il avait une tête de porc avec des cornes sur le<br />
crâne et des yeux pernicieux. Sa pe<strong>au</strong> était d'un<br />
bleu sombre. A l'approche de la troupe de héros, il<br />
se leva et les salua :<br />
Je vous félicite d'être parvenus jusqu'à moi !<br />
Hélas pour vous, p<strong>au</strong>vres fous, vous ne sortirez<br />
jamais vivants d'ici !<br />
Il leva le sceptre d'ébène qu'il tenait et<br />
prononça une formule magique. La porte se<br />
referma, piégeant la compagnie, et les dalles du<br />
sol s'écroulèrent par endroit. Puis il dirigea son<br />
sceptre vers la compagnie et projeta des boules<br />
d'énergie magique. Ceux qui furent touchés, c'est-<br />
992
à-dire Vincent, Mika, Galf et le Piaf perdirent<br />
leurs couleurs et devinrent noirs et blancs. De plus<br />
ils étaient devenus fort lents. Soudain, le sorcier<br />
disparut et réapparut ailleurs dans la salle. Il<br />
recommença à lancer des sorts : <strong>Naïla</strong> et Nyss<br />
furent "pixellisées", c'est-à-dire qu'elles<br />
ressemblaient à un assemblage grossier de points<br />
carrés. Flamy fut changé en lézard, Alise en<br />
libellule, Miaoumi en chaton, Réhi en lapin blanc<br />
et Hayfor Goth fut rétréci <strong>au</strong> point de ne pas être<br />
plus h<strong>au</strong>t qu'une pomme. La compagnie était en<br />
déroute ! Seul le brave Lenk, habitué <strong>au</strong>x m<strong>au</strong>vais<br />
coups de son ennemi juré, repoussait les boules<br />
d'énergie avec son bouclier magique. Sans cesse,<br />
993
le sorcier se téléportait d'un bout à l'<strong>au</strong>tre de la<br />
pièce. Il était invincible. Mais Lenk avait plus<br />
d'un tour dans son sac : il se concentra et essaye<br />
de deviner où Canhon allait apparaître. Son épée<br />
se mit à briller. Il la tendit dans la direction dans<br />
laquelle il s'attendait à voir surgir le sorcier et<br />
projeta dans cette direction une lame lumineuse<br />
qui était l'image de son épée. Canhon se<br />
matérialisa à l'endroit prévu et fut frappé par la<br />
lame magique. Il fut alors environné d'éclairs de<br />
lumière qui l'immobilisèrent quelques secondes.<br />
Lenk en profita pour sortir son arc. Comme tous<br />
les héros il était capable de transporter une variété<br />
incroyable de choses dans ses poches sans être<br />
994
encombré pour <strong>au</strong>tant. Il saisit une flèche elfique<br />
du carquois de Mika et la décocha<br />
immédiatement. La flèche se planta en plein dans<br />
le mante<strong>au</strong> du sorcier maléfique qui grogna :<br />
!<br />
Argh ! Lenk, sale morveux ! Tu me le paieras<br />
Il y eut un grand « Pouf ! », et le sorcier partit<br />
en fumée. Les membres de la compagnie<br />
retrouvèrent leur apparence normale. Lenk ne<br />
perdit pas un instant : il courut droit vers la porte<br />
qui se trouvait derrière le trône de Canhon. Celle-<br />
ci s'ouvrait sur une étroite cellule où la princesse<br />
Melba était retenue prisonnière. C'était une jolie<br />
jeune fille <strong>au</strong>x cheveux bouclés. Elle portait une<br />
995
longue robe rose et blanche. Sur sa tête était placé<br />
un diadème scintillant. Lenk la délivra de ses<br />
chaînes, puis il la prit par la main et la conduisit<br />
<strong>au</strong> dehors. La compagnie, Lenk et la princesse<br />
quittèrent le donjon promptement car celui-ci<br />
vacillait : il était sur le point de s'effondrer. Les<br />
aventuriers avaient à peine traversé le ponton du<br />
lac que l'îlot tout entier fut englouti par les e<strong>au</strong>x.<br />
Il ne restait plus que la cime de l'arbre mort qui<br />
dépassait à la surface. A l'extérieur, la forêt n'était<br />
plus pixellisée. Les arbres étaient redevenus des<br />
arbres et les cailloux des cailloux norm<strong>au</strong>x. La<br />
princesse Melba remercia Lenk et les <strong>au</strong>tres<br />
aventuriers pour leur vaillance et leur courage. Le<br />
996
jeune héros et la princesse prirent congé pour<br />
retourner dans leur contrée pendant que la<br />
compagnie reprit sa route jusqu'<strong>au</strong> sortir de cette<br />
étrange forêt.<br />
997
<strong>Naïla</strong> à l'école des magiciens<br />
La compagnie chemina sans encombre sept<br />
jours durant. Ils traversèrent toute la Forêt<br />
d'Altalaï, l'équivalent sayanite de la Grande Forêt<br />
de Valhesso, qui couvrait le Sud et l'Ouest du<br />
roy<strong>au</strong>me depuis le littoral jusqu'<strong>au</strong>x limites des<br />
H<strong>au</strong>tes Terres d'Altagar. La compagnie avait tracé<br />
à travers les broussailles de ces régions peut<br />
fréquentées en direction du Nord jusqu'à sortir de<br />
la forêt. Ils débouchèrent <strong>au</strong> matin du soixante-<br />
dix-huitième jour d'Été sur les vastes plaines<br />
d'Eloa. Ces plaines étaient la richesse du roy<strong>au</strong>me<br />
998
car elles étaient très fertiles. Trois grands fleuves<br />
la traversaient. Lasseine était le plus long. Il<br />
prenait sa source dans les h<strong>au</strong>tes montagnes<br />
d'Altaï <strong>au</strong> Nord-Ouest. L'Eurhône et l'Endurance<br />
descendaient des Monts Massaï à l'Ouest et <strong>au</strong><br />
Sud. Chaque fleuve se divisait en deux bras de<br />
sorte que toutes les plaines étaient abondamment<br />
irriguées. Le roy<strong>au</strong>me de Sayan cultivait<br />
be<strong>au</strong>coup les céréales et les produits maraîchers.<br />
Certaines zones marécageuses avaient été drainées<br />
<strong>au</strong> fil des siècles pour y planter des vergers. Les<br />
fermiers sayanites étaient les champions toutes<br />
catégories pour l'élevage bovin : le lait et la<br />
viande étaient réputés et s'exportaient dans toutes<br />
999
les Terres Orientales. De fait, Sayan était un<br />
roy<strong>au</strong>me riche avec un large accès à l'océan qui<br />
lui permettait de participer allègrement à l'effort<br />
de colonisation du Nouve<strong>au</strong> Continent. Enfin, le<br />
Nord du roy<strong>au</strong>me commençait à bénéficier des<br />
innovations technologiques de l'empire industriel<br />
de Täborr, comme la machine à vapeur, qui<br />
ouvraient de nouvelles perspectives de<br />
développement. Le roy<strong>au</strong>me de Sayan était sans<br />
conteste le roy<strong>au</strong>me le plus prospère des Terres<br />
Orientales.<br />
Ce matin-là, le Soleil était joyeux et ch<strong>au</strong>ffait la<br />
terre de toute sa force. Dans la clarté de l'air, les<br />
membres de la compagnie distinguèrent, à<br />
1000
quelques distances, les toits d'un petit village<br />
dominé par le clocher d'une église. L'endroit fort<br />
sympathique et champêtre s'appelait Perpette-les-<br />
Olivettes. En effet, des oliviers étaient plantés tout<br />
<strong>au</strong>tour du village. Nos amis s'y rendirent et s'y<br />
reposèrent jusqu'<strong>au</strong> lendemain. Ils firent la<br />
connaissance de quelques individus du cru dont ils<br />
avaient du mal à saisir les paroles à c<strong>au</strong>se de leur<br />
accent sayanite. De façon générale, les sujets du<br />
Saint-Roy<strong>au</strong>me, de par leur culture, étaient des<br />
gens assez accueillants. Comme il n'y avait pas<br />
d'<strong>au</strong>berge, les membres de la compagnie furent<br />
logés dans une grange pleine de foin.<br />
1001
Mais c'est parfait pour faire des cochoncetés<br />
ici ! Dit Mika en entrant.<br />
Vincent lui lança un regard réprobateur qui la<br />
fit sourire. L'aventurière aimait bien aguicher<br />
l'ethnographe de temps à <strong>au</strong>tres, ce qui mettait ce<br />
dernier dans l'embarras. Certes ce n'était pas très<br />
gentil de sa part, mais cela l'amusait de le voir<br />
faire des grimaces déconcertées. Les membres de<br />
la compagnie passèrent une bonne nuit s<strong>au</strong>f que<br />
Miaoumi ne cessa de gratter et de tourner en rond<br />
dans le foin pour se faire une place. Les habitants<br />
de Perpette-les-Olivettes connaissaient assez bien<br />
la géographie pour des rur<strong>au</strong>x et ils indiquèrent à<br />
la compagnie par quelle route ils pouvaient<br />
1002
ejoindre la capitale. A l'origine, Vincent voulait<br />
tout simplement longer la forêt d'Altaï jusqu'à ses<br />
limites septentrionales, mais les <strong>au</strong>tres le<br />
persuadèrent de faire un petit écart par Leiria où le<br />
chevalier Hayfor Goth voulait se rendre. Comme<br />
cela ne leur faisait pas faire un énorme détour,<br />
Vincent y consentit. Hélas, s'ils avaient su ce qui<br />
allait se passer et le temps qu'ils allaient perdre<br />
par la suite, ils <strong>au</strong>raient eu raison de renoncer avec<br />
obstination.<br />
Par chance, leur première destination était sur<br />
la route qui devait les mener à la capitale. Dès<br />
l'<strong>au</strong>rore, ils embarquèrent à bord de la Calèche<br />
Express en direction de Poux-de-Lard où se<br />
1003
trouvait l'école de magie. Pour rallier la ville, il<br />
fallait environ quatre jours de trajet à cheval. Pour<br />
la compagnie habituée à marcher sans cesse, ce<br />
fut une véritable promenade. La calèche les<br />
menait sans effort de village en village où ils<br />
faisaient de courtes haltes pour faire boire les<br />
chev<strong>au</strong>x. Le cocher, un sayanite pur souche,<br />
monologuait toute la journée <strong>au</strong> sujet de la pluie,<br />
du be<strong>au</strong> temps, des courgettes, des vaches et du<br />
bon vin. Les membres de la compagnie avaient<br />
be<strong>au</strong> tendre l'oreille, ils ne saisissaient <strong>au</strong> mieux<br />
qu'un mot sur deux à tel point l'homme avait un<br />
accent marqué. Ils pouvaient en profiter pour<br />
admirer le paysage qui défilait le long de la route<br />
1004
pavée. Le soir, ils s'arrêtaient à l'<strong>au</strong>berge et c'était<br />
Vincent qui payait la nourriture et le gîte. Le<br />
chevalier Hayfor Goth osa demander à<br />
l'ethnographe d'où celui-ci tirait tout son argent.<br />
Ce dernier lui répondit que c'était son héritage qui<br />
avait été placé en banque et dont il avait traduit<br />
une partie en fidus pour s'assurer des ressources<br />
durant son voyage depuis Kassandra. Le<br />
quatrième jour, dans l'après-midi, ils aperçurent<br />
Poux-de-Lard. La ville était construite sur une<br />
colline à l'orée de la forêt, non loin des rives de<br />
l'Endurance. L'école de magie s'était établie dans<br />
un ancien temple <strong>au</strong> sommet de la colline.<br />
Longtemps interdit, l'apprentissage de la magie<br />
1005
était revenu à la mode. L'école de Poux-de-Lard<br />
s'était fait une renommée en seulement un siècle<br />
et demi. Elle n'était pas <strong>au</strong>ssi populaire que les<br />
écoles d'Hassland mais des magiciens de qualité y<br />
enseignait les jeunes apprentis venus de tout le<br />
roy<strong>au</strong>me. Monsieur Gloubiboulga était l'un de ces<br />
professeurs célèbres qui donnait des cours à Poux-<br />
de-Lard. Sa spécialité était la magie de<br />
métamorphose. C'était lui que Galf et le Piaf<br />
voulaient consulter pour essayer de retrouver leurs<br />
corps respectifs.<br />
La calèche déposa la compagnie en bas de la<br />
rue principale. Elle n'allait de toute façon pas plus<br />
loin et la compagnie allait être obligée<br />
1006
d'emprunter une <strong>au</strong>tre voiture pour poursuivre sa<br />
route jusqu'à la capitale. Mais pour l'heure, la<br />
préoccupation première était de trouver ce<br />
professeur que le guerrier et l'oise<strong>au</strong><br />
s'impatientaient de rencontrer. La compagnie<br />
s'aperçut bien vite d'une chose hors du commun :<br />
<strong>au</strong>tour de l'école et <strong>au</strong>-dessus des toits, de<br />
nombreux enfants juchés sur des balais volaient<br />
comme un essaim de moucherons. Cela intrigua<br />
les membres de la compagnie. Ceux-ci<br />
remontèrent la rue qui était en pente raide. A<br />
droite et à g<strong>au</strong>che s'ouvraient des échoppes<br />
variées. Cela allait de l'habituel épicier jusqu'<strong>au</strong><br />
magasin de baguettes magiques en passant par<br />
1007
l'animalerie, le magasin de bonbons, le plombier<br />
moustachu, et bien d'<strong>au</strong>tres choses encore. Il y<br />
avait même un magasin de cartes comme celles<br />
<strong>au</strong>xquelles Flamy avait be<strong>au</strong>coup joué <strong>au</strong> port<br />
d'Artook. Les maisons avaient l'aspect de vieux<br />
champignons rabougris, affaissés les uns contre<br />
les <strong>au</strong>tres. Les ruelles étaient tortueuses, étroites et<br />
sombres, même en plein jour. Des gobelins, des<br />
créatures poilues, des citrouilles volantes, des<br />
nains et des lutins arpentaient ces rues <strong>au</strong> milieu<br />
des humains sans que cela ne paraisse anormal.<br />
Vincent était étonné car il n'imaginait pas pareille<br />
scène se produire dans une ville d'Hassland ou de<br />
Valhesso. En fait, c'était l'étrangeté des lieux qui<br />
1008
endait possible cette cohabitation. <strong>Naïla</strong> courait<br />
d'une vitrine à l'<strong>au</strong>tre en zigzag. Elle s'émerveillait<br />
de tout ce qu'elle pouvait voir.<br />
Hé Papa, regarde ! Il y a un marchand de<br />
lunettes ! Mika, t'as vu les belles épées ? Ouah !<br />
Tout ces, ces… C'est quoi ça d'ailleurs ?<br />
Flamy faisait les cent pas derrière elle. Il la<br />
suivait comme son ombre et venait coller son<br />
muse<strong>au</strong> sur les vitres pour voir ce qu'il y avait à<br />
l'intérieur. Alise avait la flemme de lui voler après.<br />
Du coup, elle restait avec le groupe qui avançait<br />
en <strong>format</strong>ion serrée. Soudain apparut dans le ciel<br />
un enfant qui ne semblait pas bien maîtriser son<br />
balai : il allait dans tous les sens s<strong>au</strong>f tout droit. Il<br />
1009
tournait sur lui-même, montait, descendait,<br />
heurtait les <strong>au</strong>tres moucherons et finit par plonger<br />
en piquet. Il tenta désespérément de redresser le<br />
manche, malheureusement ses efforts ne suffirent<br />
pas : il explosa une citrouille en plein vol, ricocha<br />
contre le pavé de la rue et fut projeté vers la<br />
compagnie. Les membres de la compagnie<br />
s'écartèrent vivement pour ne pas être renversés<br />
comme des quilles. Vincent eut juste le temps de<br />
faire un pas de côté. Le garçon passa en trombe<br />
devant lui et termina sa course dans les étals de<br />
l'épicier. Celui-ci sortit furieux :<br />
1010
Bon sang de bonsoir ! Larry ! C'est encore toi<br />
?! Est-ce que tu vas détruire toutes les vitrines de<br />
la ville ?! Allez ouste ! Du balai !<br />
Le garçon tout couvert de fruits et légumes<br />
ramassa son balai et s'en fut la tête basse. La<br />
compagnie se rassembla, compta ses membres et<br />
continua son ascension. Ils passèrent la h<strong>au</strong>te<br />
porte voûtée à l'entrée de l'école et pénétrèrent<br />
dans l'enceinte du bâtiment. Là, ils comprirent<br />
d'où décollait la nuée de moucherons <strong>au</strong>x<br />
chape<strong>au</strong>x pointus. Ils traversèrent la cour peuplée<br />
de magiciens en herbe acharnés dans<br />
l'apprentissage du pilotage de balai.<br />
Ça a l'air amusant, s'enthousiasma <strong>Naïla</strong>.<br />
1011
Mouais, t'as vu ce qui est arrivé <strong>au</strong> garçon de<br />
tout à l'heure ? La découragea Alise.<br />
Toi tu t'en fiches, tu voles déjà, lui fit<br />
remarquer la fillette. Tu sais que j'aimerais avoir<br />
des ailes comme les tiennes…<br />
Hé, hé, je sais, c'est pour ça que les fées sont<br />
si géniales, fit Alise avec un brin d'orgueil.<br />
Mika et Hayfor Goth accompagnèrent Galf et le<br />
Piaf dans le hall de l'école pendant que le reste de<br />
la compagnie attendait dehors. Le guerrier et le<br />
moine<strong>au</strong> accostèrent la première personne qu'ils<br />
croisèrent : c'était une femme assez forte qui<br />
1012
portait un balai et un sce<strong>au</strong> et ce n'était pas pour la<br />
magie mais simplement pour le ménage.<br />
Bonjour, est-ce que sire Gloubiboulga est<br />
dans les parages, s'il-vous-plaît ?<br />
Je ne sais pas, allez d'mander à l'accueil !<br />
Leur répondit sèchement la femme de ménage.<br />
Et c'est où l'accueil ? L'interrogea Mika.<br />
Par là, répondit-elle en désignant le couloir<br />
du bout de son balai.<br />
Merci ! Lança <strong>au</strong>ssi sèchement l'aventurière.<br />
Ils trouvèrent l'accueil un peu plus loin. Sur le<br />
comptoir en bois, il y avait une clochette <strong>au</strong>-<br />
dessus de laquelle était écrit : « Sonner en cas<br />
1013
d'absence ». Ils sonnèrent donc et attendirent.<br />
Comme personne ne venait, ils sonnèrent encore.<br />
Mais rien ne se passa. Ils attendirent. Puis ils re-<br />
sonnèrent. Rien. Alors ils sonnèrent<br />
continuellement et tambourinèrent sur le<br />
comptoir. Enfin un individu parut. Il avait l'air<br />
tout mollasson.<br />
Oui, c'est pour quoi ?<br />
Je voudrais voir monsieur Gloubiboulga, s'il-<br />
vous-plaît, dit Galf.<br />
J'sais pas s'il est là. Allez voir dans la salle<br />
des professeurs, répondit l'homme.<br />
Et c'est où la salle des professeurs ? Fit Mika.<br />
1014
Troisième étage en h<strong>au</strong>t de l'escalier à<br />
g<strong>au</strong>che.<br />
Ohé ! Boff ! C'est ton tour de piocher,<br />
dépêche ! Cria une voix dans une pièce derrière.<br />
Désolé, le devoir m'appelle…<br />
Galf et les <strong>au</strong>tres montèrent le grand escalier du<br />
hall jusqu'<strong>au</strong> troisième étage et tournèrent à<br />
g<strong>au</strong>che comme indiqué. Ils frappèrent à la salle<br />
des professeurs. Personne ne répondit. Mika se<br />
hasarda à entr'ouvrir la porte pour jeter un coup<br />
d'œil à l'intérieur. La salle était vide. Découragés,<br />
ils allaient faire demi-tour, quand une petite bonne<br />
1015
femme avec de grosses lunettes rondes poussa une<br />
porte. Elle tenait d'épais manuscrits dans ses bras.<br />
Excusez-moi m'dame, est-ce que vous savez<br />
où je pourrais trouver le professeur<br />
Gloubiboulga ? Demanda-t-il poliment.<br />
Pardon ? Fit la femme en réajustant ses<br />
lunettes car elle n'avait pas compris que c'était<br />
l'oise<strong>au</strong> qui lui parlait. Galf répéta donc sa<br />
question.<br />
Ah, je ne sais pas mon brave moine<strong>au</strong>. Je ne<br />
suis que la bibliothécaire, répondit-elle de sa voix<br />
nasillarde. N'est-il pas dans la salle des<br />
professeurs ? Avez-vous regardé ?<br />
1016
Oui, mais il n'y a personne, dit l'aventurière.<br />
Ha bon ? Dans ce cas, essayez de voir s'il est<br />
dans son bure<strong>au</strong>. C'est <strong>au</strong> deuxième étage, l'aile<br />
droite je crois…<br />
Merci m'dame, la remercia Galf.<br />
Y'a pas d'quoi, mon brave moine<strong>au</strong> ! Fit la<br />
bibliothécaire.<br />
Les trois compagnons descendirent d'un étage.<br />
Là, ils errèrent un bon moment à la recherche du<br />
bure<strong>au</strong> de Gloubiboulga. Évidemment, c'était la<br />
toute dernière porte. Ils frappèrent d'abord puis<br />
appelèrent mais n'eurent <strong>au</strong>cune réponse. Dans le<br />
doute, Mika passa la tête dans l'entrebâillement de<br />
1017
la porte. Elle eut la confirmation que le bure<strong>au</strong><br />
était désert. Déçus, ils redescendirent <strong>au</strong> rez-de-<br />
ch<strong>au</strong>ssée où la femme de ménage était en train de<br />
passer la serpillière.<br />
elle.<br />
Alors ? Vous l'avez trouvé ? Les interrogea-t-<br />
Non, hélas, soupira le moine<strong>au</strong>.<br />
Allez demander <strong>au</strong> Proviseur, il sait tout ce<br />
qu'il se passe dans cette baraque. C'est <strong>au</strong> premier,<br />
couloir d'en face, leur indiqua-t-elle.<br />
Ils remontèrent donc encore une fois les<br />
marches du hall et parcoururent le couloir jusqu'à<br />
1018
la porte du bure<strong>au</strong> du Proviseur. Sur les chaises<br />
disposées devant l'entrée, un squelette était assis.<br />
Ça doit faire longtemps qu'il attend son tour<br />
lui, supposa Mika.<br />
Détrompez-vous, cela fait seulement cinq<br />
minutes que je patiente, dit le squelette. Je suis<br />
venu faire signer mon dossier d'inscription.<br />
Interloqués, les trois compagnons ne dirent plus<br />
un mot. Ils s'assirent à une distance correcte du<br />
squelette et attendirent que celui-ci soit ressorti du<br />
bure<strong>au</strong>. Ils y pénétrèrent à leur tour et furent reçus<br />
par le Proviseur de l'école, le vieux Crumbeuldort.<br />
Que puis-je pour vous ? S'enquit-il.<br />
1019
Voilà : je voudrais, si possible, rencontrer le<br />
professeur Gloubiboulga pour…<br />
Le Proviseur ne lui laissa pas le temps de<br />
terminer sa phrase.<br />
Maître Gloubiboulga ? Mes p<strong>au</strong>vres amis, il<br />
est en transhumance en ce moment. Chaque<br />
année, il profite de ses congés d'été pour se<br />
transformer en mouton et aller paître les verts<br />
alpages des montagnes avec ses copains ovidés. Il<br />
ne rentrera que dans dix jours pour la reprise des<br />
cours.<br />
Galf et le Piaf soufflèrent de dépit.<br />
1020
Pendant ce temps, <strong>Naïla</strong> et les <strong>au</strong>tres étaient<br />
dans la cour de l'école. Ils regardaient les<br />
apprentis magiciens enfourcher leur balai et<br />
s'envoler avec plus ou moins de facilité. Ils<br />
semblaient tous s'entraîner avec ténacité. <strong>Naïla</strong> les<br />
observait attentivement. Elle remarqua qu'il n'y en<br />
avait qu'un seul qui restait assis sur le banc. Elle<br />
reconnut le jeune sorcier qui s'était écrasé dans la<br />
rue un peu plus tôt. Elle eut un soudain désir<br />
d'aller lui parler :<br />
Je vais voir le garçon là-bas, vous venez avec<br />
moi ?<br />
Les <strong>au</strong>tres membres de la compagnie ne<br />
manifestèrent pas un intérêt débordant pour sa<br />
1021
proposition. Ils préféraient attendre à l'écart.<br />
Flamy fut le seul à la suivre.<br />
Je ne sais pas comment elle fait pour aller si<br />
facilement accoster les gens ainsi ? Se demandait<br />
Nyss.<br />
J'étais comme ça quand j'étais enfant, dit<br />
Vincent.<br />
Ah, je comprends mieux d'où lui vient sa<br />
grande sociabilité, dit Alise. Cela ne pouvait<br />
évidement pas venir de son côté elfique.<br />
Certes, non ! Admit Vincent en se<br />
remémorant avec mélancolie à quel point Alaya<br />
était s<strong>au</strong>vage et distante.<br />
1022
<strong>Naïla</strong> arriva en courant à la h<strong>au</strong>teur du banc sur<br />
lequel le garçon était assis. Il était encore tout<br />
couvert d'éclats de fruits et légumes. Il se tenait la<br />
tête entre les mains, l'air passablement déprimé. Il<br />
ruminait quelques sombres pensées quand la<br />
fillette le salua :<br />
Bonjour ! Fit-elle d'un ton enjoué.<br />
Hum, bonjour… Fit le garçon en relevant<br />
légèrement la tête.<br />
Je m'appelle <strong>Naïla</strong> et mon dragon c'est Flamy.<br />
Kya !<br />
Et toi, comment t'appelles-tu ?<br />
Larry, répondit le garçon. Larry Péteur.<br />
1023
Et qu'est-ce qui te rend si triste Larry ?<br />
Ça ! Fit-il en brandissant son balai brisé. Je<br />
suis nul ! Ça m'énerve ! Ils y arrivent tous et moi<br />
je suis incapable de voler en ligne droite trente<br />
secondes. Maintenant mon balai est cassé, je ne<br />
pourrai jamais participer à la course de demain.<br />
En plus c'était un balai Airbuss 2000 dernier cri<br />
que mes parents m'avaient envoyé pour que « je<br />
fasse des prouesses ». Tu parles, j'ai fait que<br />
m'écraser. Je suis pas fait pour être magicien…<br />
Comme pour l'enfoncer dans son pessimisme,<br />
une fille <strong>au</strong>x longs cheveux châtains vola <strong>au</strong>-<br />
dessus de lui en répétant :<br />
1024
Hou, le gros naze ! Hou, le gros naze !<br />
C'est qui cette fille ? Demanda <strong>Naïla</strong>.<br />
C'est Hermignione, Hermi pour les intimes,<br />
répondit Larry. Elle se moque tout le temps de<br />
moi.<br />
C'est pas juste ! S'offusqua <strong>Naïla</strong>.<br />
Elle <strong>au</strong> moins elle a du talent : regarde<br />
comme elle vole bien.<br />
Je suis sûre que tu peux faire <strong>au</strong>ssi bien Larry<br />
! L'encouragea <strong>Naïla</strong>.<br />
Kyap ! Kyap !! Confirma Flamy.<br />
1025
Mika, Hayfor Goth, Galf et le Piaf sortirent du<br />
hall à la rencontre de Vincent et des <strong>au</strong>tres.<br />
Hé bien, vous en avez mis du temps ! Les<br />
accueillit l'ethnographe. Où est le professeur ?<br />
Si tu savais… Souffla Mika.<br />
Alise alla chercher <strong>Naïla</strong> qui s'entretenait avec<br />
Larry Péteur.<br />
Hé, salut, fit-elle à l'adresse du garçon. Heu,<br />
<strong>Naïla</strong>, on y va, tu viens ?<br />
Ah, oui, j'arrive ! Je dois partir Larry. Au<br />
revoir et surtout, ne te décourage pas !<br />
Merci <strong>Naïla</strong>, <strong>au</strong> revoir, la salua-t-il.<br />
1026
La compagnie <strong>au</strong> complet quitta l'école de<br />
magie. Le Soleil déclinait mais le sommet de la<br />
colline était encore dans la lumière. Des nuages<br />
cotonneux <strong>au</strong>x teintes roses flottaient dans le ciel<br />
dont la couleur était orange s<strong>au</strong>moné. La<br />
compagnie trouva à s'installer dans une <strong>au</strong>berge<br />
dont l'enseigne était le Griffon Dort. Vincent se<br />
renseigna <strong>au</strong> sujet des transports réguliers pour la<br />
capitale et il apprit que la prochaine Calèche<br />
Express devait passer dans trois jours. Pour le<br />
brave Galf et son Piaf, cela ne changeait pas<br />
grand-chose car ils avaient décidé de rester à<br />
Poux-de-Lard jusqu'<strong>au</strong> retour du professeur<br />
Gloubiboulga. <strong>Naïla</strong> était à peu près la seule à être<br />
1027
heureuse de prolonger son séjour dans cette ville.<br />
Nyss <strong>au</strong> contraire n'appréciait guère l'ambiance<br />
qui régnait dans les rues. Elle trouvait qu'il y avait<br />
quelque chose de malsain.<br />
Le lendemain de bonne heure, <strong>Naïla</strong> courut à<br />
l'école de magie pour rencontrer Larry. Alise et<br />
Réhi l'accompagnèrent. Flamy avait sympathisé<br />
avec des joueurs de cartes et il s'était incrusté avec<br />
eux. Miaoumi était restée avec Nyss à l'<strong>au</strong>berge.<br />
Le jeune sorcier était plutôt embarrassé d'avoir<br />
des spectatrices. Déjà qu'il était naturellement<br />
nerveux, cela n'arrangeait pas les choses, même si<br />
<strong>Naïla</strong> et Alise l'encourageaient de bon cœur.<br />
1028
Hermi, qui voletait non loin, regardait ces<br />
supporters d'un m<strong>au</strong>vais œil.<br />
Larry avait passé la nuit à rafistoler son Airbuss<br />
2000 du mieux possible avec les matéri<strong>au</strong>x à sa<br />
disposition : de la colle à bois, de la ficelle, des<br />
clous et des chevilles. Ainsi bricolé, son engin<br />
n'avait plus une ligne très aérodynamique. Par<br />
conséquent Larry avait encore plus de difficulté à<br />
le diriger : il volait en vrille, en zigzag, en looping<br />
et en tonne<strong>au</strong>, tout s<strong>au</strong>f en ligne droite, comme<br />
toujours. Il ne parvenait pas à le stabiliser. Mais le<br />
jeune sorcier avait un <strong>au</strong>tre problème bien plus<br />
grave qu'il se refusait à admettre : il n'y voyait pas<br />
clair. Pendant qu'il faisait ses essais en vol, une<br />
1029
petite sorcière vêtue d'une robe bleu foncé et<br />
portant un nœud rouge dans les cheveux, entra<br />
dans la cour. C'était une nouvelle. Elle habitait<br />
chez la boulangère et elle livrait parfois le pain sur<br />
son balai. Elle était suivie de son chat noir<br />
familier qui avait la particularité d'être doué de la<br />
parole. Larry, qui partait en tout sens, fit un virage<br />
serré et percuta la petite sorcière de plein fouet. Ils<br />
roulèrent l'un et l'<strong>au</strong>tre sur le pavé. Heureusement<br />
ils ne se firent pas très mal. La petite sorcière se<br />
releva la première en époussetant sa robe alors<br />
que <strong>Naïla</strong> et ses amis accouraient. Elle demanda à<br />
son collègue :<br />
Tu n'as rien ?<br />
1030
Non, ça va, répondit celui-ci.<br />
Regarde où tu voles la prochaine fois, lui<br />
lança le chat noir.<br />
<strong>Naïla</strong> et Alise s'enquirent de la santé de Larry.<br />
Celui-ci était juste un peu sonné.<br />
Pourquoi tu ne l'as pas évitée ? Lui demanda<br />
la fée presque sur un ton de reproche.<br />
Je ne l'ai vue qu'<strong>au</strong> dernier moment, répondit<br />
Larry.<br />
Fallait être bigleux pour ne pas la voir avec<br />
son gros nœud rouge dans les cheveux, insista<br />
Alise. Tu devrais mettre des lunettes.<br />
1031
Mais j'en mettais <strong>au</strong>trefois, répondit le<br />
garçon.<br />
Et pourquoi tu n'en portes plus ? Voulut<br />
savoir <strong>Naïla</strong>.<br />
Eh bien… Je les ai brisées en m'écrasant.<br />
C'étaient des montures en carbone de carton de<br />
chez Alain Flou, l'opticien de la rue principale. Je<br />
ne les ai pas faites réparer car j'ai constaté que j'y<br />
voyais assez bien. Par ailleurs, c'était très cher. Et<br />
puis, Hermi n'arrêtait pas de me répéter que les<br />
lunettes ça faisait "naze".<br />
Tu devrais pourtant remettre tes lunettes<br />
Larry, lui conseilla <strong>Naïla</strong>. C'est parce que tu n'y<br />
1032
vois pas clair que tu es mal assuré sur ton balai.<br />
Telle une monture, il le ressent et c'est pour cela<br />
que tu as du mal à le contrôler.<br />
Tu crois ?<br />
J'en suis persuadée !<br />
Tu as peut-être raison, mais hélas je n'ai plus<br />
le temps de les faire réparer avant la course de ce<br />
soir…<br />
J'ai une idée ! Ne t'en fais pas ! Le rassura<br />
<strong>Naïla</strong>.<br />
Elle courut à l'<strong>au</strong>berge trouver son père.<br />
1033
Papa ! Papa ! Est-ce que je peux t'emprunter<br />
tes lunettes, s'il-te-plaît ? S'il-te-plaît ? S'il-te-plaît<br />
?<br />
Heu, oui, mais pour quoi faire ? Tu n'en as<br />
pas besoin… S'étonna l'ethnographe pris de court.<br />
<strong>Naïla</strong> lui expliqua que c'était un cas de force<br />
majeure. Vincent consentit à lui prêter ses lunettes<br />
sans trop discuter même si cela allait l'handicaper<br />
tout le restant de la journée. <strong>Naïla</strong> n'allait les lui<br />
restituer que le soir après la course. La fillette<br />
sprinta jusqu'à l'école et fit essayer les verres <strong>au</strong><br />
jeune sorcier. Celui-ci vit une nette différence et<br />
cela se ressentait dans sa façon d'apprécier les<br />
obstacles. Il anticipait plus et se cognait moins.<br />
1034
Mieux : il parvenait enfin à se stabiliser sur son<br />
balai.<br />
L'heure de la course vint bien vite et Larry<br />
n'était manifestement pas prêt. Il n'avait pas eu<br />
assez de temps pour s'entraîner dans de bonnes<br />
conditions. Tous les apprentis sorciers de Poux-<br />
de-Lard ainsi qu'un public nombreux <strong>au</strong>quel s'était<br />
joint les membres de la compagnie, s'assembla<br />
<strong>au</strong>tour de l'école de magie. Un coup de sifflet<br />
retentit pour signaler le début de la compétition.<br />
Larry prit un très m<strong>au</strong>vais départ. Il décolla bon<br />
dernier et son envol fut plutôt chaotique. Il faisait<br />
tout son possible pour ne pas trop osciller afin de<br />
rattraper le peloton. Certains concurrents se<br />
1035
chahutaient sévèrement, jouant des coudes pour<br />
s'imposer et évincer leurs adversaires. Soudain, un<br />
blondinet antipathique éjecta Hermi d'un violent<br />
coup d'ép<strong>au</strong>le. La frêle fillette sortit du peloton en<br />
tournoyant dangereusement en direction du<br />
clocher de l'église. Elle n'arrivait plus à<br />
manœuvrer le manche de son balai et menaçait de<br />
s'écraser. Voyant qu'Hermi était en difficulté,<br />
Larry vola à son secours. Jamais <strong>au</strong>paravant il<br />
n'avait réussi à décrire une si belle ligne droite<br />
sans vaciller. Il fonça et parvint à se placer sur la<br />
trajectoire de la sorcière en perdition. Elle ne put<br />
éviter la collision : elle lui rentra dedans à pleine<br />
vitesse et l'écrabouilla contre la grosse cloche de<br />
1036
l'église. « Ding ! Dong ! », retentit la cloche. Le<br />
curé ainsi alerté grimpa précipitamment. Il trouva<br />
les deux enfants évanouis. Le balai de Larry<br />
Péteur était complètement en miettes cette fois.<br />
Ainsi s'acheva précocement la course pour ces<br />
deux concurrents. La gagnante, la première à<br />
avoir fait cinq fois le tour de la ville, fut la petite<br />
sorcière <strong>au</strong> nœud rouge.<br />
Lorsque les deux apprentis magiciens hors<br />
compétition rouvrirent les yeux, ils étaient étendus<br />
dans l'église. <strong>Naïla</strong>, le curé et quelques camarades<br />
de classe étaient à leur chevet. A peine Hermi eut-<br />
elle reprit ses esprits qu'elle accusa Larry :<br />
1037
Par ta f<strong>au</strong>te, j'ai été disqualifiée ! Si tu ne<br />
t'étais pas mis sur ma route, j'<strong>au</strong>rais pu me<br />
reprendre et continuer la course !<br />
T'es idiote ou quoi ?! S'emporta Alise qui prit<br />
la défense de Larry : c'est lui qui a amorti ton<br />
atterrissage ! C'est lui qui t'a s<strong>au</strong>vé la vie et c'est<br />
comme ça que tu le remercies ?<br />
Hermi ne trouva rien à répliquer. Elle se tut et<br />
ne prononça plus une parole. Le soir venu, ils<br />
furent tous deux transportés dans leur internat<br />
respectif et Vincent récupéra ses chères lunettes.<br />
Celles-ci n'avaient pas la moindre égratignure et<br />
pour c<strong>au</strong>se : elles étaient incassables. Elles avaient<br />
été enchantées jadis par un vieux mage elfe de la<br />
1038
tribu d'Alaya qui avait eu pitié de l'ethnographe en<br />
le voyant sans cesse avec ses verres ébréchés.<br />
La petite Hermi ne dormit presque pas. Toute la<br />
nuit, elle se remit en question en songeant à Larry<br />
et à l'attitude qu'elle avait eu envers lui. Au matin,<br />
elle décida d'aller lui présenter ses excuses. Mais<br />
lorsqu'elle constata que Larry était encore en<br />
compagnie de <strong>Naïla</strong>, elle fut si jalouse qu'elle fit<br />
demi-tour. Durant la journée, <strong>Naïla</strong> et Alise<br />
accompagnèrent Larry Péteur. Ils se rendirent en<br />
premier lieu chez Alain Flou, l'opticien, car le<br />
jeune sorcier s'était décidé à faire changer ses<br />
lunettes. Ensuite, ils allèrent chez le réparateur de<br />
balais. Larry déposa les restes de son Airbuss<br />
1039
2000 et le commerçant, en attendant d'avoir<br />
terminé les réparations, lui prêta gracieusement un<br />
ancien modèle d'Airbroum A310. Ils passèrent<br />
ainsi toute l'après-midi à pratiquer le vol en balai.<br />
<strong>Naïla</strong> avait vivement envie d'essayer. Larry lui<br />
enseigna le peu qu'il savait, les bases théoriques<br />
qu'il avait apprises en cours magistral. <strong>Naïla</strong> se<br />
basait davantage sur ce qu'elle avait pu observer.<br />
L'exercice fut un jeu d'enfant pour elle, à tel point<br />
qu'à la fin de la journée, elle pilotait bien mieux<br />
que Larry. Ce dernier était pour le moins éberlué<br />
des facilités de son amie, ce qui n'arrangeait pas<br />
son complexe d'infériorité.<br />
1040
« Hermi a raison, je suis vraiment un gros naze,<br />
pensait-il. En quelques heures seulement cette<br />
fille a dépassé le nive<strong>au</strong> que j'ai mis des mois à<br />
acquérir. ». Il ne savait pas que, dans les airs,<br />
<strong>Naïla</strong> était tout simplement dans son élément. Il<br />
ne lui manquait que des ailes pour être une fée ou<br />
bien des plumes pour être un oise<strong>au</strong>.<br />
Le Soleil avait déjà disparu par-delà l'horizon et<br />
il commençait à se faire tard quand Alise proposa<br />
de rentrer. Mais <strong>Naïla</strong> s'amusait tellement qu'elle<br />
n'était pas pressée.<br />
Il va bientôt faire nuit <strong>Naïla</strong>. On devrait<br />
rentrer à l'<strong>au</strong>berge, sinon ton père va encore<br />
s'inquiéter, disait la fée avec sagesse.<br />
1041
Encore un tour et après on rentre, promis.<br />
J'aimerais juste survoler un peu la forêt.<br />
<strong>Naïla</strong> parvint à convaincre Larry de monter<br />
avec elle sur le balai pour cette balade aérienne.<br />
Alise, quant à elle, se posta dans la capuche de la<br />
fillette comme à son habitude. Ils eurent un peu de<br />
mal à décoller à c<strong>au</strong>se du poids, mais ils<br />
parvinrent finalement à prendre de l'altitude. Ils<br />
montèrent jusqu'<strong>au</strong>-dessus des nuages et<br />
contemplèrent la pâle demi-Lune qui semblait<br />
énorme dans le ciel crépusculaire. Tout était calme<br />
et la promenade était agréable avant que ne<br />
surgisse un sombre escadron des profondeurs de<br />
la nuée. Les trois grands oise<strong>au</strong>x noirs se<br />
1042
placèrent en <strong>format</strong>ion <strong>au</strong>tour du balai et de ses<br />
passagers : un derrière et un de chaque côté.<br />
Bonsoir, les enfants. L'air est doux, vous ne<br />
trouvez pas ? Dit le cavalier bossu du Corbak qui<br />
les suivait.<br />
Qui sont ces gens ? S'inquiéta Larry.<br />
Ce sont les méchants du port d'Artook ! Les<br />
reconnut Alise.<br />
<strong>Naïla</strong> ne chercha pas à discuter : elle plongea<br />
droit dans les nuages pour essayer de les semer.<br />
Hélas, les Corbaks ne se laissaient pas distancer si<br />
facilement. Ils poursuivirent les enfants et<br />
tentèrent par tous les moyens de les désarçonner.<br />
1043
Tout à coup, une boule de feu projetée d'on-ne-<br />
sait-où vint enflammer la queue du Corbak qui<br />
était le plus en arrière.<br />
Rodgeur ! Ici Kaïd, j'suis touché : j'ai l'aileron<br />
arrière qui fume. Je décroche…<br />
Ce disant, le Corbak s'inclina et disparut dans<br />
les nuages.<br />
C'est Hermi ! C'est Hermi qui est venue à<br />
notre rescousse ! S'exclama Larry en apercevant<br />
sa camarade sur son balai derrière eux.<br />
Chéri, je m'occupe de ces trouble-fête, dit<br />
Pamella à son poilu de mari.<br />
1044
Kéké le Corbak vira de côté, décrivant un<br />
cercle pour prendre Hermi à revers. Kakou<br />
continua de chasser <strong>Naïla</strong>. Il s'approchait si près<br />
qu'il parvenait à arracher les pailles du balai à<br />
coups de bec, ce qui déséquilibrait ses passagers<br />
et tendait à réduire leur puissance de vol. Ils<br />
commençaient à perdre de l'altitude. Ils passèrent<br />
en dessous des nuages. La forêt s'étendait sous<br />
leurs pieds et la ville était maintenant à une<br />
certaine distance à l'Est, dans leur dos. <strong>Naïla</strong> tenta<br />
une manœuvre osée : elle fit un vif looping et<br />
changea brusquement de direction pour aller vers<br />
Poux-de-Lard. Malheureusement, Kakou ne se<br />
1045
laissa pas duper. Il anticipa et se plaça en travers<br />
de leur route, les serres déployées.<br />
Tu vas voir comment j'les marave grave les<br />
mômes, moi ! Se vanta-t-il <strong>au</strong>près de Morbak son<br />
cavalier.<br />
Hors de ma vue, vilain tas de plumes !!<br />
S'écria <strong>Naïla</strong> en tendant la main.<br />
Un violent courant descendant engouffra alors<br />
Kakou et le précipita vers le sol où il s'écrasa dans<br />
les branchages de la forêt. Plus loin, ils aperçurent<br />
Hermi qui était <strong>au</strong>x prises avec Pamella et Kéké.<br />
Il f<strong>au</strong>t faire quelque chose pour l'aider !<br />
S'affolait Larry.<br />
1046
Mais <strong>Naïla</strong> avait déjà fait un gros effort contre<br />
Kakou et elle savait qu'elle ne pourrait pas répéter<br />
l'exploit sans défaillir.<br />
Et toi, t'es pas un sorcier ? Tu dois bien<br />
connaître des sorts ? Dit Alise.<br />
Oui, mais, je n'ai pas pris ma baguette<br />
magique… Déplora Larry.<br />
Bah, t'as qu'à prendre un brin de paille,<br />
proposa la fée.<br />
Je vais essayer…<br />
Larry décrocha un assez long brin de paille de<br />
la queue du balai et s'en servit comme d'une<br />
baguette. Il n'était pas très sûr de lui, néanmoins il<br />
1047
se concentra sur le fait qu'il devait à tout prix<br />
s<strong>au</strong>ver son amie. Quand <strong>Naïla</strong> passa à proximité<br />
du Corbak, Larry prononça la première formule<br />
qui lui passa par la tête en désignant l'oise<strong>au</strong> de la<br />
pointe de sa baguette improvisée. L'effet fut<br />
inattendu mais efficace : toutes les plumes de<br />
Kéké se décrochèrent instantanément de son corps<br />
et il se retrouva totalement déplumé.<br />
Zy-va ! J'suis tout nu !! Cé koi ce binsss… ?!<br />
Honteux, le Corbak s'éclipsa discrètement.<br />
Merci Larry ! Souffla Hermi.<br />
Merci à toi pour tout à l'heure ! Lui rendit le<br />
jeune magicien.<br />
1048
On est quitte alors ! Maintenant rentrons vite<br />
avant qu'ils ne rappliquent !<br />
Ils rejoignirent Poux-de-Lard en quatrième<br />
vitesse. Après s'être mutuellement congratulés, ils<br />
se séparèrent et rentrèrent chacun chez soi. <strong>Naïla</strong><br />
trouva son père en train de se faire des cheveux<br />
blancs tellement il était inquiet. La fillette<br />
insouciante raconta ses mésaventures <strong>au</strong>x<br />
membres de la compagnie.<br />
Je ne sais pas qui sont ces gens qui t'en<br />
veulent. Mais s'ils nous ont rattrapé, il va falloir<br />
rester sur nos gardes et redoubler de vigilance, dit<br />
Vincent. Tu ne dois plus t'éloigner de nous, <strong>Naïla</strong>.<br />
1049
Le jour suivant, Larry et Hermi se levèrent tôt<br />
pour aller saluer <strong>Naïla</strong> et les siens qui<br />
s'apprêtaient à partir en Calèche Express. Seuls<br />
Galf et le Piaf ne partaient pas. Ce ne fut qu'à ce<br />
moment seulement que l'apprentie sorcière<br />
remarqua le diamant à trois branches que <strong>Naïla</strong><br />
portait <strong>au</strong> bout de sa chaînette <strong>au</strong> cou. Elle<br />
demanda à voir le bijou de plus près et, après<br />
expertise elle déclara :<br />
C'est un accumulateur de Mana, j'en suis<br />
certaine !<br />
Un quoi ? S'étonna la fillette.<br />
1050
Un accumulateur de Mana : c'est ainsi que<br />
l'on désigne certains crist<strong>au</strong>x capables de stocker<br />
l'énergie magique. On l'a appris à l'école. Je n'en<br />
avais jamais vu d'<strong>au</strong>ssi petit, pourtant, malgré sa<br />
taille, je dirais qu'il doit pouvoir accumuler<br />
be<strong>au</strong>coup de Mana.<br />
Et comment ça marche ?<br />
Il te f<strong>au</strong>t le toucher et te concentrer pour<br />
capter le Mana qui sera véhiculé à l'intérieur. Dès<br />
qu'il sera chargé, il se mettra à scintiller.<br />
<strong>Naïla</strong> remercia Hermi pour cette in<strong>format</strong>ion<br />
qui devait se révéler précieuse à l'avenir. Ils se<br />
1051
dirent <strong>au</strong> revoir une dernière fois puis la<br />
compagnie monta en voiture.<br />
1052
Mélie Mélo dans les bois de<br />
Bretton Hoods<br />
Le jour déclinait. Les plaines d'Eloa étaient en<br />
train de se draper d'un voile de brume vespéral. La<br />
Calèche Express qui menait la compagnie depuis<br />
trois jours arrivait <strong>au</strong>x abords d'un bois qu'elle<br />
devait traverser pour rejoindre la capitale. Ce bois<br />
s'appelait Bretton Hoods. L'endroit était célèbre<br />
car c'était <strong>au</strong> cœur de ce bois, dans le village de<br />
Bretton que les seigneurs des Terres Orientales<br />
s'étaient réunis, en l'an 1945 depuis la de Chute<br />
Daï, bien avant la création des actuels roy<strong>au</strong>mes,<br />
1053
pour décider entre eux d'adopter une monnaie<br />
unique pour les échanges commerci<strong>au</strong>x. Ils<br />
avaient nommé cette monnaie la cougne et la<br />
cougnette. Ils avaient fixé le poids de la cougne à<br />
6,55957 grammes d'or. La cougnette avait le<br />
même poids en argent.<br />
La calèche entra dans le bois. Elle suivait<br />
tranquillement la route lorsque trois chevaliers en<br />
armure vinrent à sa rencontre. Ils portaient des<br />
casques empanachés et des capes bleues sur<br />
lesquelles étaient brodées les armoiries du<br />
roy<strong>au</strong>me. Le premier était gros et moustachu ; le<br />
deuxième mince et chevelu ; le troisième petit<br />
avec un gros nez. Ils s'appelaient Hétos, Hexis et<br />
1054
Habitus. C'étaient les Trois Mousquetaires de<br />
Sayan. Ils firent stopper le convoi.<br />
Holà, halte-là ! Contrôle d'identité ! Veuillez<br />
faire descendre tous vos passagers, ordonna Hétos<br />
<strong>au</strong> cocher.<br />
Les Trois Mousquetaires firent de drôles de<br />
têtes en voyant sortir les membres de la<br />
compagnie, humains, elfes, fée, dragonnet, félidée<br />
et métissée.<br />
Bon, Hexis, tu prends leurs noms pendant que<br />
moi je fouille la chariote, dit Hétos. Toi, Habitus,<br />
tu montes la garde. Allez, <strong>au</strong> goulot !<br />
Tu veux dire "<strong>au</strong> boulot", le reprit Hexis.<br />
1055
Oui, <strong>au</strong> travail quoi ! On s'est compris ! Allez<br />
zou !<br />
Ils s<strong>au</strong>tèrent de cheval. Le gros moustachu<br />
inspecta soigneusement la voiture. Le petit <strong>au</strong><br />
gros nez surveillait les environs, l'épée <strong>au</strong> poing.<br />
Quant <strong>au</strong> grand mince, il interrogeait la<br />
compagnie en notant de sa plume ce que ses<br />
membres répondaient.<br />
Alors, donnez-moi votre nom, votre ville ou<br />
votre pays d'origine, votre profession, ainsi que<br />
votre destination, leur demanda Hexis.<br />
Les membres de la compagnie répondirent<br />
chacun leur tour :<br />
1056
Vincent de Kaliss, ethnographe.<br />
Mika de Dominia, Bounty Hunter.<br />
Ah oui ? Fit le mousquetaire. Nous avons<br />
croisé une camarade de votre confrérie il y a peu.<br />
Et comment s'appelait-elle ? Voulut savoir<br />
l'aventurière.<br />
Heu, Ambro Glio, ou quelque chose comme<br />
ça… Il ne se souvenait plus exactement.<br />
Et comment était-elle ? Insista Mika car le<br />
nom ne lui disait rien.<br />
Bon, c'est moi qui pose les questions ici,<br />
recadra-t-il. On va continuer avec toi, la lapine<br />
<strong>au</strong>x yeux rouges.<br />
1057
Réhi fut très vexée par ce sobriquet. Elle se<br />
renfrogna et refusa de décliner son identité. Pour<br />
éviter les ennuis Vincent le fit à sa place :<br />
Elle s'appelle Réhi d'Arbrook. Elle était<br />
servante.<br />
D'accord… Et toi la minette ?<br />
Miaoumi, et je suis pas une "minette" mais<br />
une "félidée", rectifia-t-elle. Et je viens de<br />
Rivdorée.<br />
Hum, hum, suivant…<br />
<strong>Naïla</strong> de Kaliss, magicienne !<br />
Alise du Bois des Fées du Boudiou, je suis<br />
avec <strong>Naïla</strong>.<br />
1058
Nyss du pays des elfes de la Grande Forêt,<br />
spécialiste des herbes curatives !<br />
Kyap ! Kyap ! Kyoup ! Krop !<br />
De quoi ? Tu peux répéter, j'ai pas bien<br />
compris, fit Hexis.<br />
C'est mon dragonnet, il s'appelle Flamy et il<br />
vient des Contreforts de l'Hesso, interpréta <strong>Naïla</strong>.<br />
Hayfor Goth, je suis chevalier à la retraite et<br />
je viens de… Heu, de… Mince, j'ai un trou de<br />
mémoire. Ça va me revenir…<br />
Hein, hein… Fit le mousquetaire dubitatif.<br />
En faisant son rapport à Hétos, Hexis insista sur<br />
le fait qu'<strong>au</strong> moins deux ou trois des individus de<br />
1059
ce groupe lui paraissaient louches. Premièrement,<br />
la fillette à la pe<strong>au</strong> sombre dont il ne savait dire si<br />
c'était une humaine ou une elfe. Deuxièmement,<br />
le chevalier qui ne se souvenait plus d'où il venait.<br />
Et troisièmement, l'aventurière blonde avec<br />
l'accent étranger. Pour la destination, tous avaient<br />
répondu : Leiria. Hétos vint à son tour poser deux<br />
questions <strong>au</strong>x membres de la compagne : la<br />
première concernait la raison de leur séjour sur les<br />
terres sayanites.<br />
Vous êtes là pour affaire ou pour faire du<br />
tourisme ?<br />
Tourisme ! S'empressa de répondre Vincent.<br />
Nous allons assister <strong>au</strong>x courses de chev<strong>au</strong>x !<br />
1060
Bien ! Mais dites-moi, nous sommes à la<br />
recherche d'un malhonnête homme moustachu, de<br />
petite taille avec un châte<strong>au</strong> sur la tête…<br />
Il voulait dire "un chape<strong>au</strong>", corrigea Hexis.<br />
Ouais, c'est ça, bref : vous ne l'<strong>au</strong>riez pas<br />
croisé sur votre route, par hasard ?<br />
La compagnie était unanimement négative et le<br />
cocher confirmait leurs dires. Habitus conseilla de<br />
les mener tous <strong>au</strong> village de Bretton et de les<br />
garder à vue quelques temps. Les deux <strong>au</strong>tres<br />
approuvèrent son idée. Les Trois Mousquetaires<br />
escortèrent donc la calèche jusqu'à l'<strong>au</strong>berge La<br />
City qui se trouvait dans la rue du Pognon, non<br />
1061
loin de la place du Pèze. Pour y parvenir ils<br />
empruntèrent d'abord l'avenue du Flouze,<br />
tournèrent dans la rue du Fric, passèrent devant la<br />
Fontaine <strong>au</strong>x Picaillons, traversèrent le jardin<br />
d'Oseille pour parvenir place du Pèze. La nuit<br />
était tombée et les ruelles s'étaient éclairées de<br />
nombreuses lanternes. Il y en avait une à chaque<br />
fenêtre. Le village de Bretton était construit entre<br />
les arbres, <strong>au</strong> sein même de la forêt. C'était un bel<br />
endroit, habité essentiellement par les gens<br />
fortunés de la capitale qui étaient venus s'installer<br />
dans ce coin de campagne tranquille pour fuir la<br />
foule et les embouteillages de calèches. La City<br />
était l'<strong>au</strong>berge la plus réputée de tout Bretton.<br />
1062
C'était là que s'arrêtaient tous les notables en<br />
voyage. Mais ces derniers temps, elle avait été<br />
réquisitionnée par les mousquetaires et leurs<br />
hommes qui en avaient fait leur point de<br />
ralliement. Ils firent débarquer la compagnie<br />
devant l'<strong>au</strong>berge.<br />
Nous allons vous garder avec nous, juste le<br />
temps de trouver ce fugitif, les informa Hétos.<br />
C'est pour des saisons de sécurité, vous<br />
comprenez…<br />
Des "raisons de sécurité", reprit Hexis.<br />
Oui, enfin bon, vous voyez ce que je veux<br />
dire !<br />
1063
Les membres de la compagnie pénétrèrent dans<br />
la grande salle <strong>au</strong> rez-de-ch<strong>au</strong>ssée de La City. Elle<br />
était très spacieuse. Il y avait de longues tables<br />
pour les réceptions et les buffets. Il y avait <strong>au</strong>ssi<br />
nombre de tables rondes plus modestes pour les<br />
clients qui n'étaient que de passage pour boire un<br />
verre. Au fond de la salle, se trouvait une estrade<br />
sur laquelle se produisaient toujours des artistes<br />
de talent. Ce jour-là, la soirée était animée par un<br />
pianiste virtuose dont le nom de scène était : J'ai-<br />
rivé-les-vices. Il s'escrimait sur son piano comme<br />
un fou. Les seuls <strong>au</strong>diteurs étaient les gardes<br />
sayanites et deux <strong>au</strong>tres clients. Le premier était<br />
un homme taciturne et bizarre plongé dans un<br />
1064
monde d'équations et de formules mathématiques<br />
incompréhensibles. L'<strong>au</strong>tre était une jeune femme<br />
rousse <strong>au</strong>x cheveux mi-longs. Elle avait de grands<br />
yeux noisette. Son visage était allongé et elle avait<br />
un joli minois. Elle était vêtue d'une tunique<br />
rouge, d'une minijupe très courte de même<br />
couleur et de collants assortis. Elle était revêtue de<br />
pièces d'armures cuivrées <strong>au</strong>x mollets, <strong>au</strong>tour des<br />
hanches, sur les ép<strong>au</strong>les et les avants-bras. Cette<br />
armure était si fine que l'on n'<strong>au</strong>rait pas dit que la<br />
jeune femme était vraiment protégée. Elle se<br />
tenait dans une posture nonchalante, les bras et les<br />
jambes croisés. Adossée à sa chaise, elle écoutait<br />
1065
le pianiste déchaîné. Lorsque Mika l'aperçut, elle<br />
la reconnut <strong>au</strong>ssitôt et s'exclama :<br />
My kingdom ! C'est toi Mélie ?!<br />
Goodness ! Mika ! Ça c'est une surprise ! Dit<br />
la jeune femme en se retournant.<br />
Elle se leva de sa chaise alors que la compagnie<br />
arrivait jusqu'à elle, Mika en tête. Cette dernière<br />
fit les présentations.<br />
Les amis, je vous présente Mélie Mélo, c'est<br />
une aventurière <strong>au</strong> grand cœur ! On se connaît<br />
depuis l'enfance.<br />
Mika présenta successivement les membres de<br />
la compagnie.<br />
1066
Enchantée, dit Mélie Mélo de sa voix suave<br />
en serrant d'abord la main de Vincent.<br />
La compagnie s'attabla et commanda de quoi se<br />
désaltérer sous la surveillance lointaine et<br />
décontractée des gardes avinés. Mika et Mélie<br />
étaient si contentes de se retrouver qu'elles<br />
discutèrent toutes les deux en bout de table<br />
jusqu'<strong>au</strong> repas, pendant le repas, et après le repas.<br />
Elles se racontèrent leurs innombrables aventures<br />
et se remémorèrent le bon vieux temps sur leur île<br />
où les gens font tout à l'inverse de ceux du<br />
continent. Elles parlaient dans leur langue natale,<br />
s'esclaffaient, pouffaient de rire, gloussaient, et la<br />
compagnie n'y comprenait rien, pas même un<br />
1067
traître mot. Ses membres conversaient entre eux<br />
ou bien écoutaient le pianiste jouer et<br />
appl<strong>au</strong>dissaient à la fin des morce<strong>au</strong>x.<br />
Mika expliqua qu'elle accompagnait Vincent et<br />
<strong>Naïla</strong> dans leur quête et qu'ils étaient en chemin<br />
pour Leiria. Mélie Mélo, quant à elle, enquêtait <strong>au</strong><br />
sujet d'un certain John Lass. Cet homme était<br />
l'ancien Contrôleur des Finances du roy<strong>au</strong>me.<br />
Durant l'exercice de ses fonctions, il avait constaté<br />
le problème suivant : les dépenses du Trésor royal<br />
pour l'effort de colonisation du Nouve<strong>au</strong><br />
Continent étaient faramineuses en comparaison<br />
des ressources pourtant importantes de l'impôt et<br />
des taxes. De fait, la dette du roy<strong>au</strong>me se creusait<br />
1068
et l'activité des négociants dans tout le pays était<br />
handicapée par le manque de monnaie en<br />
circulation. John Lass eut alors une idée géniale et<br />
révolutionnaire : il proposa <strong>au</strong> roi de créer de<br />
nouve<strong>au</strong>x fidus, c'est-à-dire des billets estampillés<br />
à l'effigie du souverain, valant une certaine<br />
somme en cougnes. L'idée de Lass était de créer<br />
de l'argent pour faciliter les dépenses royales et<br />
les transactions commerciales. Il pariait sur le fait<br />
que les gens <strong>au</strong>raient confiance en ces bouts de<br />
papier-monnaie représentant le roi et les armoiries<br />
du roy<strong>au</strong>me. Le Trésor royal imprima donc de<br />
nombreux fidus sayanites qui circulèrent <strong>au</strong>x<br />
quatre coins du roy<strong>au</strong>me. C'étaient surtout les<br />
1069
marchands qui se les échangeaient entre eux et<br />
avec ceux qui commerçaient avec les comptoirs<br />
du Nouve<strong>au</strong> Continent. Dans un premier temps,<br />
l'initiative de Lass fut couronnée de succès et l'or<br />
qui affluait de l'<strong>au</strong>tre bout de l'océan permettant<br />
de combler le déficit du roy<strong>au</strong>me. Hélas, pour<br />
Lass et l'économie sayanite, la situation dans les<br />
colonies tournait à l'avantage des valhessiens qui<br />
gagnaient du terrain et parvenaient à conquérir<br />
plus de richesses. Comme l'activité se faisait<br />
moindre, d'<strong>au</strong>cuns voulurent échanger leurs fidus<br />
contre des cougnes. Malheureusement, le nombre<br />
de billets émis était bien plus important que les<br />
réserves d'or du Trésor royal et des banques<br />
1070
sayanites. Quand la population comprit cet état de<br />
fait, tous ceux qui détenaient des fidus coururent<br />
les échanger contre des cougnes pour ne pas se<br />
retrouver avec du papier sans valeur entre les<br />
mains ; même si c'était la figure du roi, les gens<br />
n'avaient plus confiance et cherchaient à se<br />
débarrasser de leurs billets. Les premiers à réagir<br />
dévalisèrent, pour ainsi dire, les stocks d'or des<br />
banques qui affichèrent rapidement banqueroute !<br />
Les plus lents ne purent récupérer une cougnette<br />
et se retrouvèrent ruinés du jour <strong>au</strong> lendemain. En<br />
réaction, des émeutes se déclenchèrent dans la<br />
capitale et il fallut que le roi Cyan I er fasse preuve<br />
d'<strong>au</strong>torité pour calmer ses sujets. Craignant pour<br />
1071
sa vie, John Lass s'était enfui et on disait qu'il<br />
s'était caché dans les bois de Bretton Hoods.<br />
La BSCE, la Banque Sayanite des<br />
Commerçants Exportateurs, m'a engagé pour<br />
retrouver et ramener ce John Lass, expliqua Mélie<br />
Mélo. Mais j'avais à peine mis les pieds dans la<br />
ville que déjà les mousquetaires quadrillaient<br />
Bretton et les environs pour la même raison que<br />
moi. Ils m'ont interpellé puis ils m'ont confiné<br />
dans cette belle <strong>au</strong>berge jusqu'à nouvel ordre,<br />
déplora-t-elle.<br />
Depuis quand acceptes-tu ce genre de<br />
mission ? Lui demanda Mika. Ne sais-tu pas que<br />
1072
lorsque tu <strong>au</strong>ras ramené ce type à ses créanciers,<br />
ils lui feront passer un m<strong>au</strong>vais quart d'heure ?<br />
La récompense qu'ils promettent est assez<br />
grosse et comme j'étais sans un sou j'ai accepté.<br />
Désolée mais la rubrique chiens et chats perdus,<br />
ça ne m'intéresse pas trop. Et puis ce gars a quand<br />
même ruiné pas mal de monde.<br />
Alors que la soirée passait, la discussion entre<br />
les deux aventurières dériva sensiblement :<br />
Dis-moi, Mika, il est plutôt good looking ton<br />
ami Vincent, remarqua Mélie.<br />
Moui… Fit l'aventurière avec une moue<br />
équivoque.<br />
1073
Enfin, c'est pas qu'il soit très be<strong>au</strong>, c'est juste<br />
que je trouve qu'il a du charme avec ses cheveux<br />
blonds bouclés et ses yeux bleus légèrement<br />
plissés quand il sourit.<br />
Hum, hum, acquiesçait l'<strong>au</strong>tre les bras<br />
croisés.<br />
?<br />
Vraiment, je le trouve assez mignon… Pas toi<br />
Si, si, mais c'est pas mon type.<br />
On dit ça, on dit ça… Et puis il est<br />
célibataire…<br />
Mika s'appuya sur la table et se pencha vers<br />
Mélie en disant :<br />
1074
N'y pense surtout pas, je te connais ! Vincent<br />
est un bon gars, alors ne t'avise pas de poser tes<br />
sales pattes sur lui.<br />
Oh ! C'est chasse gardée, c'est ça ? Tu es<br />
jalouse ?<br />
Moi ?! Pas du tout ! C'est juste que je ne veux<br />
pas que tu l'enquiquines !<br />
Nous verrons cela… Conclut Mélie.<br />
A ce moment, les gardes vinrent chercher les<br />
membres de la compagnie. Ils les menèrent dans<br />
un long dortoir attenant <strong>au</strong>x écuries. Les<br />
mousquetaires et les gardes les plus gradés avaient<br />
réquisitionné les chambres de l'<strong>au</strong>berge. La<br />
1075
compagnie retrouva son cocher et ils dormirent<br />
tous ensemble sur des lits de camp avec le reste de<br />
la cohorte de gardes qui ronflaient et sentaient des<br />
pieds presque <strong>au</strong>ssi fort que Karon et Kabon.<br />
<strong>Naïla</strong> trouva la journée suivante plutôt<br />
ennuyeuse. Les Trois Mousquetaires ratissaient la<br />
forêt à la recherche de John Lass et ils avaient<br />
donné comme ordre à leurs hommes de ne pas<br />
laisser les membres de la compagnie s'éloigner de<br />
l'<strong>au</strong>berge. <strong>Naïla</strong> et ses amis sortirent tout de même<br />
pour faire le tour du carré de maison et jeter un<br />
petit coup d'œil <strong>au</strong> quartier. Ils se promenèrent<br />
accompagnés d'une poignée de gardes qui ne les<br />
lâchaient pas d'une semelle. D'abord ils se<br />
1076
dirigèrent vers la place du Pèze dont ils firent<br />
rapidement le tour. Puis ils suivirent la rue du Blé<br />
et empruntèrent l'allée des Thunes qui passait<br />
derrière La City. Enfin, ils parcoururent la rue des<br />
Brouzoufs et revinrent dans la rue du Pognon.<br />
Pendant ce temps, Vincent était resté à<br />
l'<strong>au</strong>berge avec les aventurières et le vieux<br />
chevalier Hayfor Goth. Ce dernier tentait de se<br />
souvenir de ses exploits passés pour les raconter à<br />
ses compagnons, malheureusement il ne lui<br />
revenait que des bribes et son récit était décousu.<br />
Mélie Mélo s'était faite belle : elle avait enlevé<br />
son armure, elle avait mis du rouge à lèvres, du<br />
parfum, et elle s'était soigneusement coiffée. Ainsi<br />
1077
parée, elle avait jeté son dévolu sur Vincent<br />
qu'elle harcelait de questions du genre : « est-ce<br />
que tu aimes plutôt le thé ou de café ? Est-ce que<br />
tu dors tout nu ou en pyjama ? Est-ce que tu<br />
préfères les rousses ou les blondes ? ».<br />
L'ethnographe était bien en peine de répondre à<br />
toutes ces questions parfois <strong>au</strong>x limites de la<br />
décence. Sa gêne était manifeste, ce qui ne<br />
ralentissait pas l'aventurière <strong>au</strong>x cheveux roux.<br />
Ses provocations exaspéraient Mika qui bouillait<br />
intérieurement comme une cocotte-minute. Quand<br />
les enfants furent de retour, la tension se dissipa.<br />
L'ennui s'installa. La compagnie n'avait rien<br />
d'<strong>au</strong>tre à faire que de rester à discuter à l'intérieur<br />
1078
de l'<strong>au</strong>berge en attendant le soir. <strong>Naïla</strong> parla avec<br />
le patron, puis avec chaque garde, puis elle voulut<br />
faire la connaissance de l'individu isolé qui<br />
griffonnait de la pointe de sa plume des formules<br />
inintelligibles pour le commun des mortels.<br />
Bonjour ! Je m'appelle <strong>Naïla</strong> ! Se présenta la<br />
fillette enjouée, le visage fendu d'un large sourire.<br />
Mais l'homme était en plein calcul et ne se<br />
souciait pas d'elle :<br />
Y = C + S alors S = Y - C donc S = Y - (cY +<br />
Co) d'où S = (1 - c)Y - Co<br />
Qu'est-ce que vous faites, monsieur ?<br />
L'interrogea <strong>Naïla</strong>, curieuse comme toujours.<br />
1079
Je calcule la propension marginale à épargner<br />
à partir de la fonction d'épargne S = Y - C, ce qui<br />
s'écrit : Pms = DS/DY = (DY - DC)/DY = DY/DY<br />
- DC/DY = 1 - Pmc ; Pmc étant la propension<br />
marginale à consommer. Celle-ci est positive mais<br />
toujours inférieure à 1 en vertu du fait que les<br />
hommes (et les femmes) tendent à accroître leur<br />
consommation à mesure que leur revenu croît,<br />
mais d'une quantité toujours moindre que<br />
l'accroissement de ce revenu.<br />
C'est pas f<strong>au</strong>x… Disait <strong>Naïla</strong> en hochant la<br />
tête comme pour signifier qu'elle comprenait ce<br />
qu'il disait, ce qui n'était évidemment pas le cas.<br />
1080
Elle revint à la table de son père vingt minutes<br />
plus tard avec un début de migraine.<br />
Alors, qu'est-ce qu'il raconte celui-la ?<br />
L'interrogea Alise.<br />
Il fait de l'économie… Mais je n'ai pas bien<br />
saisi ce qu'il a voulu m'expliquer, avoua la fillette.<br />
De l'économie ? Répéta Mélie Mélo qui<br />
semblait intriguée.<br />
La compagnie dut attendre patiemment le soir<br />
pour avoir un peu de divertissement : derrière le<br />
ride<strong>au</strong> de l'estrade, des musiciens se préparaient à<br />
enflammer la salle. Le patron s<strong>au</strong>tilla sur la scène<br />
pour les introduire :<br />
1081
Mesdames et messieurs, pour votre plus<br />
grand plaisir, j'ai l'honneur de vous présenter le<br />
groupe de troubadours le plus en vogue dans le<br />
milieu pourtant très concurrentiel du Rock'n Roll :<br />
appl<strong>au</strong>dissez bien fort Les Libér<strong>au</strong>x !!<br />
Le ride<strong>au</strong> s'écarta, laissant paraître quatre<br />
personnages vêtus de costards blancs, chacun orné<br />
d'un nœud papillon noir. Ils jouaient avec des<br />
instruments nouve<strong>au</strong>x : batterie et guitare basse.<br />
Leur musique était entraînante et particulièrement<br />
dynamique. Un drôle de « Bouingue ! » retentit,<br />
donnant le signal <strong>au</strong>x musiciens de se ruer sur<br />
leurs instruments pendant que le chanteur<br />
postillonnait avec fougue dans son micro :<br />
1082
Les rouages de l'économie, (tsoin, tsoin !!)<br />
Sont fonction du nive<strong>au</strong> des prix ! (tsoin,<br />
tsoin !!)<br />
Et l'équilibre s'établit ! (tsoin, tsoin !!)<br />
Sur le marché ceux qui commandent :<br />
Ce sont l'Offre et la Demande !<br />
L'Offre et la Demande !!<br />
(Tagada tsoin, tsoin !! tsoin, tsoin !!)<br />
Celui qui nous a tout appris, (tsoin, tsoin !!)<br />
Avant Walras et compagnie, (tsoin, tsoin !!)<br />
Toutes choses égales par ailleurs, (tsoin,<br />
tsoin !!)<br />
1083
C'est Adam Smith le précurseur !<br />
(Tagada tsoin, tsoin !! tsoin, tsoin !!)<br />
John Maynard Keynes a rien compris ! (tsoin,<br />
tsoin !!)<br />
C'est Milton Friedman qui le dit, (tsoin,<br />
tsoin !!)<br />
Les Classiques le pensaient <strong>au</strong>ssi, (tsoin,<br />
tsoin !!)<br />
Jean Baptiste Say l'avait dit :<br />
L'Offre crée la Demande !! L'Offre crée la<br />
Demande !!<br />
L'O-O-Offre et la De-man-de ! Yeah !<br />
(tsoin, tsoin !! tsoin, tsoin !! boum !)<br />
1084
C'était la fin de la chanson que les <strong>au</strong>diteurs<br />
ponctuèrent d'un concert d'appl<strong>au</strong>dissements, s<strong>au</strong>f<br />
l'économiste qui n'était pas d'accord avec les<br />
paroles.<br />
Le patron présenta les membres du groupe :<br />
Mesdames et messieurs, appl<strong>au</strong>dissez : à la<br />
batterie ; Alfred Marshall ! Von Hayek à la<br />
guitare ! John X à la basse ! Et <strong>au</strong> chant, le<br />
fameux Pareto toujours à l'optimum.<br />
Après cela, Les Libér<strong>au</strong>x continuèrent à jouer<br />
d'<strong>au</strong>tres morce<strong>au</strong>x de leur composition.<br />
L'économiste, seul à sa table, m<strong>au</strong>gréait et<br />
ruminait en les écoutant, <strong>au</strong> point qu'il finit par se<br />
1085
lever pour aller dire deux mots <strong>au</strong> patron. Celui-ci<br />
acquiesça. Quand vint l'heure du repas et que les<br />
troubadours cessèrent leur musique, le patron les<br />
convia à la table de l'économiste qui souhaitait<br />
s'entretenir avec eux. Ils vinrent tous s'asseoir, le<br />
patron y compris, et discutèrent de théories<br />
économiques. Dans leur dos, la compagnie dînait<br />
dans une ambiance particulière. En effet, Mélie<br />
Mélo faisait du charme à Vincent de façon fort<br />
peu discrète, ce qui indisposait l'ethnographe et<br />
mettait Mika dans tous ses états. Au bout d'un<br />
moment, cette dernière finit par craquer, mais sa<br />
réaction ne fut pas des plus judicieuses.<br />
1086
« Elle veut jouer à ça ?! Eh bien on va voir ce<br />
qu'on va voir ma vieille ! », pensa l'aventurière en<br />
se levant de table brusquement.<br />
Elle s'éclipsa sans rien dire, se rendit dans le<br />
dortoir commun, trouva les affaires de Mélie<br />
Mélo, fouilla et en tira ce dont elle avait besoin, le<br />
tout <strong>au</strong> vu et <strong>au</strong> su des gardes indifférents. Elle<br />
reparut près d'une heure plus tard, complètement<br />
métamorphosée : elle avait quitté son armure, elle<br />
<strong>au</strong>ssi, et s'était maquillée avec ce qu'elle avait pu<br />
trouver et s'était parfumée avec le parfum de<br />
Mélie Mélo. Enfin, elle s'était particulièrement<br />
appliquée à coiffer ses longs cheveux blonds. Ce<br />
n'était plus l'aventurière débraillée, ébouriffée et<br />
1087
s<strong>au</strong>vageonne qu'ils avaient l'habitude de voir.<br />
Celle-ci paraissait noble et distinguée, comme une<br />
véritable cavalière de bal mondain. Mélie Mélo<br />
fusilla Mika du regard alors que cette dernière se<br />
posait à la place de <strong>Naïla</strong> qui était sortie s'amuser<br />
dans les rues avec Flamy, Alise et Nyss. Les deux<br />
jeunes femmes se lançaient des éclairs en se<br />
toisant l'une et l'<strong>au</strong>tre d'un œil torve. Vincent se<br />
sentait très mal à l'aise entre elles. Il avait tout à<br />
coup l'impression d'être un agne<strong>au</strong> <strong>au</strong> milieu des<br />
louves. Il était d'<strong>au</strong>tant plus troublé que Mika était<br />
plus ravissante que jamais. « Au secours ! »,<br />
priait-il intérieurement. Heureusement, son<br />
s<strong>au</strong>vetage ne tarda pas à venir. <strong>Naïla</strong> et ses amis<br />
1088
furent contraints par les gardes de retourner à<br />
l'intérieur car ceux-ci ne voulaient pas les voir<br />
jouer dehors la nuit. Quand la fillette remarqua<br />
Mika, elle s'exclama d'un ton admiratif :<br />
Ouah ! Qu'est-ce qu'elle est belle !<br />
Certes, oui ! Confirma Alise.<br />
La fée qui était assez perspicace et clairvoyante<br />
ajouta cette remarque :<br />
Je ne sais pas si c'est moi qui divague, mais<br />
j'ai l'impression que Mika et Mélie sont en train<br />
d'essayer de, comment dire ? De séduire ton<br />
père…<br />
1089
Tu crois ? Dit la fillette en penchant<br />
légèrement la tête pour considérer la situation<br />
sous un <strong>au</strong>tre angle.<br />
Elle fit une moue dubitative. Il était évident que<br />
Vincent avait l'air coincé entre les deux<br />
aventurières qui rivalisaient d'<strong>au</strong>dace et de<br />
charme. <strong>Naïla</strong> mit fin à leur petit jeu en venant<br />
s'asseoir sur le genou valide de son père. Elle<br />
lança un grand sourire innocent <strong>au</strong>x deux jeunes<br />
femmes et demanda :<br />
Dis, Papa, tu peux me parler encore de<br />
Maman ? Elle était très belle, n'est-ce pas ?<br />
1090
Oh oui ! Très très belle ! Soupira<br />
l'ethnographe soulagé par la diversion de sa fille.<br />
Mika et Mélie Mélo détournèrent leurs regards<br />
et se boudèrent réciproquement le restant de la<br />
soirée. Derrière l'aventurière rousse, un ardent<br />
débat avait lieu :<br />
La monnaie n'est pas neutre ! Les agents<br />
économiques ont une préférence pour la liquidité.<br />
La monnaie a un rôle actif, vous ne pouvez la<br />
résumer à un simple voile et dire que c'est l'offre<br />
qui crée sa propre demande, réfutait l'économiste.<br />
Les Libér<strong>au</strong>x n'étaient pas tout à fait d'accord<br />
avec ses interprétations du fonctionnement de<br />
1091
l'économie. Le patron, qui s'ennuyait à les écouter<br />
converser, décida de prendre congé :<br />
Je vous laisse, ça m'lasse, dit-il.<br />
John, moi c'est John, le reprit l'économiste.<br />
Oui, et alors ? Qu'est-ce que j'ai dit ?<br />
Vous avez dit « Sam Lass », je me trompe ?<br />
Oui, en effet, j'ai dit que ça me lassait.<br />
Ha, pardonnez-moi, mais vous n'avez pas<br />
exactement dit cela.<br />
Comment ça ?<br />
Vous avez dit : « Je vous laisse, Sam Lass ».<br />
Oui, j'ai dit : « Ça m'lasse », et alors ?!<br />
1092
Eh bien moi, c'est John !<br />
Bah, qu'est-ce que vous voulez que je vous<br />
dise de plus ? Bonne nuit, John ! Conclut le<br />
patron qui ne comprenait plus rien.<br />
Merci, bonne nuit à vous <strong>au</strong>ssi !<br />
Mais Mélie Mélo, qui avait l'oreille aiguisée et<br />
qui aimait écouter les discussions des <strong>au</strong>tres à leur<br />
insu, se retourna en croisant les jambes et<br />
demanda d'une voix sensuelle :<br />
C'est vous, John Lass ?<br />
Hein, heu, non, pas du tout. Je suis son<br />
cousin : Sam ! Paniqua-t-il soudain.<br />
1093
Il en avait trop dit, l'aventurière l'avait<br />
démasqué. Il avait be<strong>au</strong> s'être rasé la moustache et<br />
avoir jeté son chape<strong>au</strong>, elle avait deviné qu'il était<br />
bien l'ancien Contrôleur des Finances du<br />
roy<strong>au</strong>me. Elle alla s'asseoir sur ses genoux et, tout<br />
en lui caressant les cheveux, elle lui susurra :<br />
Ça te dirait de venir te promener avec moi<br />
dehors, be<strong>au</strong> brun, on pourra discuter…<br />
D'économie ?<br />
Il était humainement impossible, même pour un<br />
économiste chevronné, de refuser de telles<br />
avances. Pendant que Les Libér<strong>au</strong>x remontaient<br />
sur scène pour un rappel et que la compagnie<br />
écoutait les histoire d'Hayfor Goth, Mélie Mélo<br />
1094
entraîna discrètement John Lass dans la cour de<br />
l'<strong>au</strong>berge. Elle le plaqua contre le mur et lui dit de<br />
sa voix langoureuse :<br />
Vous savez John, j'ai be<strong>au</strong>coup aimé votre<br />
livre, La théorie de l'usure, du labeur et de la<br />
picaille.<br />
V-vraiment ? Je, j'en suis flatté… Balbutia<br />
l'économiste.<br />
J'adorerais vous entendre m'en parler en<br />
privé, dans un lieu tranquille.<br />
Je, j'en serais ravi…<br />
A l'intérieur, la porte qui donnait sur la rue<br />
s'ouvrit brusquement. Les Trois Mousquetaires<br />
1095
entrèrent, tenant fermement deux personnes par<br />
les ép<strong>au</strong>les : une grande brune et un vieux bossu<br />
édenté.<br />
Gardes ! Venez nous aider à maîtriser ces<br />
forcenés ! Lança Habitus à la cohorte qui buvait<br />
en écoutant la musique sans se soucier de rien.<br />
Papa, Papa ! Ce sont les méchants qui nous<br />
ont attaqués <strong>au</strong> port d'Artook et à Poux-de-Lard,<br />
les désigna <strong>Naïla</strong>.<br />
La fillette est là ! S'exclama Pamella.<br />
Certes, mais nous sommes déjà dans la<br />
panade ! Constata Fourbus.<br />
1096
Les Trois Mousquetaires les avaient pris en<br />
train de fureter non loin de l'<strong>au</strong>berge. Comme leur<br />
comportement était plus que suspect, ils s'étaient<br />
immédiatement saisis d'eux. Mais la famille<br />
Fourbus ne se laissait pas faire <strong>au</strong>ssi facilement :<br />
ils étaient fourbes, vicieux, malins et capables de<br />
se tirer des situations les plus inextricables.<br />
Lorsque les gardes voulurent l'attacher, Pamella<br />
décrocha un grand coup de pied à l'un d'eux dans<br />
l'entrejambe. Le malheureux s'écroula sous le<br />
regard horrifié de ses collègues qui compatissaient<br />
à sa douleur. Ils se jetèrent en force sur la femme<br />
qui tira son fouet de sa botte et l'agita pour les<br />
disperser. Fourbus, quant à lui, coupa ses liens<br />
1097
avec ses doigts tranchants et se f<strong>au</strong>fila entre les<br />
gardes pour atteindre sa cible. Morbak, que les<br />
Mousquetaires n'avaient pas eu, roula depuis<br />
l'extérieur et fit trébucher plusieurs hommes. Les<br />
membres de la compagnie essayaient de s'en aller,<br />
mais Fourbus eut le temps de parvenir jusqu'à eux<br />
et d'agripper <strong>Naïla</strong>.<br />
Bonsoir, fillette ! Dit-il en souriant d'un air<br />
sadique.<br />
Il allait frapper <strong>Naïla</strong> de ses lames mais Vincent<br />
retint son bras.<br />
Touche pas à ma fille, affreux bossu !! Dit-il<br />
avec <strong>au</strong>torité.<br />
1098
Toi le bigleux, lâche mon be<strong>au</strong>-frère !<br />
L'avertit Pamella qui s'était glissée derrière<br />
l'ethnographe et menaçait de l'étrangler avec la<br />
lanière de son fouet.<br />
Et toi la brunasse, si tu touches à mon pote, je<br />
t'étripe ! Gronda Mika qui brandissait sa lance<br />
dans le dos de Pamella.<br />
Ils restèrent quelques secondes immobiles <strong>au</strong><br />
milieu des gardes qui retenaient leur souffle,<br />
quand tout à coup Morbak mordit Mika <strong>au</strong> mollet,<br />
débloquant ainsi la situation. Mika voulut le<br />
décrocher de sa cuisse d'un vif coup du manche de<br />
sa lance et toucha en fait un garde trop proche.<br />
Hayfor Goth empoigna Pamella et Vincent se mit<br />
1099
à taper sur le crâne dégarni du bossu. Tous les<br />
gardes se lancèrent à l'ass<strong>au</strong>t sans attendre les<br />
ordres et ce fut le pugilat. Tout le monde tapait sur<br />
tout le monde sans discernement. C'était la<br />
bagarre générale, le chaos, l'anarchie la plus<br />
complète : les casques volaient et ricochaient <strong>au</strong>x<br />
quatre coins de la pièce; on se fracassait les<br />
chaises sur le dos; on roulait sur et sous les tables;<br />
les chopes devenaient des projectiles qui allaient<br />
s'écraser sur l'estrade où Les Libér<strong>au</strong>x<br />
continuaient à jouer imperturbablement.<br />
Arrêtez ! Arrêtez ça tout de suite ! Nom d'un<br />
chien de crotte de bique de zutaille de mince !!!<br />
Arrêtez ! Vociférait le gros Hétos de sa voix forte.<br />
1100
Hélas, il ne parvenait pas à rétablir l'ordre<br />
parmi ses hommes que le m<strong>au</strong>vais vin avait<br />
quelque peu excité. Au milieu du tumulte, le<br />
patron de l'<strong>au</strong>berge eut une soudaine révélation: il<br />
se fraya un chemin jusqu'<strong>au</strong> capitaine des<br />
Mousquetaires et lui tapota sur l'ép<strong>au</strong>le :<br />
Sire Hétos, excusez-moi… Fit-il.<br />
Voyez pas que j'suis occupé !!<br />
C'était pour vous dire : vous savez, mon<br />
client bizarre, l'économiste… Hé bien je crois que<br />
c'est l'homme que vous recherchez : John Lass.<br />
Quoi ?! S'étonna Hétos.<br />
1101
C'était la zizanie : Miaoumi et Flamy étaient<br />
<strong>au</strong>x prises avec Morbak, la tignasse pugnace.<br />
Mika et Pamella s'affrontaient à grands coups de<br />
fouet et de lance, debout sur une longue table.<br />
Hayfor Goth et Vincent n'étaient pas trop de deux<br />
pour tenir tête <strong>au</strong> vilain Fourbus. Quant à Nyss,<br />
Réhi et Alise, elles s'étaient regroupées <strong>au</strong>tour de<br />
<strong>Naïla</strong> pour la protéger de cette affreuse mêlée.<br />
Hum, on dirait qu'il y a du grabuge, dit Mélie<br />
Mélo qui entendait la furieuse bataille à l'intérieur.<br />
Les gardes du dortoir et de la porte de la cour<br />
abandonnèrent leur poste pour aller prêter main<br />
forte à leurs camarades qu'ils croyaient en<br />
difficulté.<br />
1102
Venez John, suivez-moi ! Partons d'ici avant<br />
que la situation ne s'envenime !<br />
L'aventurière prit l'économiste par le bras et le<br />
tira jusqu'<strong>au</strong> dortoir. Ils ramassèrent chacun leurs<br />
affaires en hâte.<br />
Cette garce de Mika a bel et bien fouillé dans<br />
mon sac ! Fit-elle en constatant le désordre.<br />
Elle empaqueta le tout en vitesse. Dans la<br />
grande salle de l'<strong>au</strong>berge, la rixe atteignait son<br />
paroxysme : même Les Libér<strong>au</strong>x ne se<br />
comportaient plus en Homo Oeconomicus, brisant<br />
leurs instruments sur l'estrade comme des<br />
rebelles. <strong>Naïla</strong> ne pouvait pas supporter plus<br />
1103
longtemps un tel degré de violence. Elle éleva les<br />
mains s'écriant :<br />
Cessez de vous battre !!<br />
Ce fut alors comme le souffle d'une explosion :<br />
tout fut balayé d'un seul coup ! Les tables, les<br />
chaises, les objets et les gens furent propulsés par<br />
les fenêtres et les portes qui volèrent en éclats.<br />
Ceux qui ne furent pas expulsés furent plaqués <strong>au</strong><br />
sol ou bien collés <strong>au</strong>x murs. Seules les deux filles<br />
et la fée qui étaient à proximité de <strong>Naïla</strong> ne furent<br />
pas projetées. Sous l'effet de ce souffle, rien ni<br />
personne ne resta en place. Or cette démonstration<br />
n'était que le prélude de ce que les événements<br />
1104
allaient pousser la fillette à faire plus tard, <strong>au</strong><br />
terme de sa quête.<br />
Les Fourbus roulèrent sur le pavé de la rue<br />
jonchée de débris. Ils restèrent un instant couchés<br />
côte à côte sur le dos sans bouger, dans une<br />
posture contemplative.<br />
Cette fillette est plus coriace que prévu, fit<br />
remarquer le bossu.<br />
C'est un véritable danger public ! Ponctua<br />
Pamella.<br />
Raglan ne nous avait pas prévenu… Je<br />
suppose que cela explique le montant de notre<br />
solde… Conclut Fourbus.<br />
1105
A ce moment, les trois Corbaks traversèrent les<br />
feuillages et plongèrent dans la rue. Ils<br />
ramassèrent leurs amis et s'envolèrent derechef.<br />
Les trois Mousquetaires se relevaient<br />
péniblement. Ils n'étaient pas encore tous debout<br />
quand Mélie Mélo passa <strong>au</strong> galop. Elle avait<br />
dérobé un cheval à l'écurie, ouvert les portes de la<br />
cour et avait fait grimper l'économiste devant elle.<br />
C'est la rouquine ! Elle s'échappe avec<br />
l'alcoolémiste ! S'écria Hétos.<br />
Tu voulais pas plutôt dire "l'économiste" ?<br />
L'interrogea Hexis.<br />
1106
C'est lui John Lass ! Il f<strong>au</strong>t les rattraper, c'est<br />
notre objectif prioritaire ! Allez tous en selle !<br />
Ordonna le capitaine.<br />
Les Mousquetaires et leurs hommes un peu<br />
assommés coururent à l'écurie. Dans l'<strong>au</strong>berge, le<br />
calme était revenu : Réhi et Nyss soutenaient<br />
<strong>Naïla</strong> qui s'était évanouie. Mika et Hayfor Goth<br />
aidaient Vincent qui avait du mal à se relever.<br />
Enfin, Miaoumi et Alise tiraient sur la queue du<br />
dragonnet qui était coincé sous un amas de<br />
mobilier cassé. Heureusement, personne n'était<br />
blessé, pas même Les Libér<strong>au</strong>x encastrés dans le<br />
mur du plafond. Le patron, qui était resté protégé<br />
1107
derrière son comptoir, répétait d'une voix<br />
tremblante :<br />
C'est une sorcière ! Cette fillette est une<br />
sorcière !<br />
On ferait mieux de décamper illico presto !<br />
Conseilla Mika dont la merveilleuse coiffure était<br />
toute en désordre à présent.<br />
Les membres de la compagnie regroupèrent<br />
leurs quelques affaires <strong>au</strong> dortoir et sollicitèrent<br />
leur cocher. Mais celui-ci avait eu vent des<br />
troubles c<strong>au</strong>sés par la fillette et il refusait de les<br />
mener plus loin.<br />
1108
Prenez ma chariote, mais laissez-moi<br />
tranquille ! Disait-il.<br />
Tant pis pour lui, faisons comme il dit, céda<br />
l'aventurière.<br />
La compagnie attela les chev<strong>au</strong>x à la calèche et<br />
profita de l'absence des gardes pour filer dans la<br />
nuit sans être inquiétée. Ils quittèrent les bois de<br />
Bretton Hoods en suivant les petites routes et ne<br />
rencontrèrent pas âme qui vive.<br />
Les Trois Mousquetaires et la garde sayanite <strong>au</strong><br />
complet poursuivirent Mélie Mélo jusqu'<strong>au</strong> point<br />
du jour. Ils finirent par les rattraper dans les<br />
plaines car leurs destriers étaient plus rapides.<br />
1109
Arrêtez-vous ! Rangez-vous sur le côté ! Lui<br />
ordonnait Hexis, le plus véloce des trois cavaliers.<br />
L'aventurière ne pouvait pas les distancer. Elle<br />
consentit donc à se ranger. Elle descendit de<br />
cheval avec l'économiste qui lui chuchota :<br />
Pitié, ne me livrez pas à eux : je vais me faire<br />
guillotiner si les <strong>au</strong>torités me retrouvent et me<br />
font paraître devant les tribun<strong>au</strong>x.<br />
Mélie Mélo devint grave : si elle laissait les<br />
Mousquetaires se saisir de lui, il finirait à coup sûr<br />
en prison. Si elle le ramenait à ceux qui lui avaient<br />
promis une récompense pour sa capture,<br />
l'économiste subirait un sort encore pire. Son sens<br />
1110
de la justice et de l'équité la poussa à tirer sa<br />
rapière pour le défendre.<br />
Rendez-vous sans résistance ! Libérez John<br />
Lass sans lui faire du mal ! Sinon vous <strong>au</strong>rez à<br />
répondre de sa vie devant le roi ! Dit Hétos.<br />
Cet homme est un protégé du roi et nous ne<br />
vous laisserons pas attenter à sa vie, chasseuse de<br />
prime ! Ajouta Hexis.<br />
C'est pour le rétablir dans ses fonctions que le<br />
roi nous a envoyé le chercher et <strong>au</strong>ssi pour le<br />
protéger des rapaces de votre espèce ! Conclut<br />
Habitus.<br />
1111
Les Trois Mousquetaires étaient trop loy<strong>au</strong>x<br />
pour être menteurs. Lass le savait. Il consentit<br />
donc à les rejoindre et, en effet, il ne fut nullement<br />
maltraité, <strong>au</strong> contraire. Par contre la jeune<br />
aventurière qui l'avait laissé aller ne fut pas traitée<br />
avec <strong>au</strong>tant d'égards : toute la cohorte tomba sur<br />
elle comme un seul homme et elle n'eut pas même<br />
le loisir de répliquer. Plus tard, quand les<br />
Mousquetaires revinrent à La City, ils constatèrent<br />
l'absence de la compagnie et interrogèrent les<br />
témoins. Le cocher mentit en disant que<br />
l'aventurière avait volé ses chev<strong>au</strong>x et sa calèche.<br />
L'<strong>au</strong>bergiste, quant à lui, insista sur le fait que<br />
<strong>Naïla</strong> était une dangereuse sorcière. Sachant que<br />
1112
la compagnie devait se rendre à Leiria, les<br />
valeureux Mousquetaires se hâtèrent pour les<br />
devancer.<br />
1113
Le Carnaval<br />
La compagnie sillonnait les plaines d'Eloa en<br />
direction de la capitale de Sayan. Pour brouiller<br />
les pistes et éviter d'être poursuivis par les gardes<br />
roy<strong>au</strong>x, ils s'étaient d'abord dirigés plein Ouest<br />
avant de reprendre la route du Nord. Ils<br />
empruntaient de préférence les petits chemins<br />
cabossés, évitant ainsi les grands axes trop<br />
fréquentés. <strong>Naïla</strong> égaillait le voyage en jouant de<br />
la flûte. Nyss et Alise l'accompagnaient en<br />
chantonnant selon leur inspiration. La compagnie<br />
unanime trouvait que la fée avait une jolie voix, et<br />
1114
celle-ci s'en trouvait très flattée. Lorsque leur<br />
voiture parvenait <strong>au</strong>x abords d'un hame<strong>au</strong>, les<br />
enfants accouraient, pensant qu'il s'agissait d'une<br />
troupe de théâtre ou de troubadours venus<br />
apporter un peu de divertissement dans ces lieux<br />
reculés. C'était alors l'occasion pour les membres<br />
de la compagnie de demander leur chemin ou de<br />
s'arrêter pour se reposer. Par trois fois, ils furent<br />
invités, logés et nourris en échange simplement<br />
d'un peu de leur amitié. Les gens étaient<br />
accueillants et curieux à la fois. Ils s'étonnaient de<br />
voir en vrai une fée comme Alise ou une elfe<br />
comme Nyss. Les enfants aimaient jouer à la balle<br />
ou faire la course avec Flamy, ou bien s'amuser<br />
1115
avec Miaoumi en agitant des brindilles et en<br />
déroulant des pelotes de laine. <strong>Naïla</strong> émerveillait<br />
tous les <strong>au</strong>diteurs de ses airs de flûte féeriques, et<br />
lorsqu'elle jouait de son instrument, tous se<br />
taisaient respectueusement. Vincent et Mika<br />
racontaient leurs aventures rocambolesques,<br />
Hayfor Goth essayait de se rappeler les siennes.<br />
Quant à Réhi, elle restait à l'écart parce qu'elle ne<br />
voulait pas être considérée comme un animal de<br />
foire à c<strong>au</strong>se de la couleur de ses cheveux ou celle<br />
de ses yeux. Parfois, quand l'aventurière avait<br />
avalé l'équivalent d'un demi-tonne<strong>au</strong> de bière, elle<br />
poussait la chansonnette dans sa langue natale que<br />
1116
personne ne comprenait mais que tout le monde<br />
trouvait très belle.<br />
Ainsi, les membres de la compagnie<br />
parcoururent les petits villages de la plaine quatre<br />
jours durant jusqu'<strong>au</strong> soir du quatrième-vingt-<br />
treizième jour d'Été. Du h<strong>au</strong>t d'une butte, ils<br />
aperçurent enfin la capitale et sa gigantesque<br />
basilique, trônant majestueusement sur les rives<br />
du fleuve Endurance. Toute la ville s'étendait le<br />
long de ce fleuve sur près d'une lieue. Leiria était<br />
la plus ancienne cité des Terres Orientales. Simple<br />
village fortifié à l'origine, l'agglomération s'était<br />
progressivement étendue <strong>au</strong> fil des siècles. Les<br />
générations successives de remparts à demi<br />
1117
écroulés témoignaient de cette extension. De la<br />
même façon que la capitale hasslandienne, Leiria<br />
était devenue le centre du pays et un carrefour<br />
pour toutes les routes de commerce, en particulier<br />
celles venues de l'Empire du Nord. Globalement,<br />
la capitale sayanite était moins peuplée et moins<br />
riche que Kassandra, la capitale de Valhesso.<br />
Leiria était surtout le principal lieu de pèlerinage<br />
des Terres Orientales. C'était entre ses murailles<br />
qu'avait prêché le prophète Sayan, et c'était là qu'il<br />
était mort. Son tombe<strong>au</strong> était secrètement enfoui<br />
dans les profondeurs de la crypte <strong>au</strong> cœur de la<br />
grande basilique Saint Sayan. Hélas, les fidèles<br />
étaient chaque année moins nombreux à se presser<br />
1118
<strong>au</strong>x portes de l'édifice et, en revanche, une foule<br />
de plus en plus grande se réunissait <strong>au</strong> champ de<br />
course. Le jeu devenait petit à petit plus populaire<br />
que le culte, ce que déploraient amèrement le<br />
Grand Prêtre.<br />
L'Hippopo-Drome : c'était précisément là que<br />
voulait se rendre Hayfor Goth. Il était situé en<br />
pleine campagne à l'extérieur de la ville. Sur la<br />
pancarte à l'entrée était inscrit ce slogan : « À<br />
l'Hippopo-Drome, vivez des courses hippiques<br />
épiques et colégram !! »<br />
La compagnie se sépara du vieux chevalier à<br />
l'entrée du champ de course <strong>au</strong> matin du quatre-<br />
vingt-quatorzième et dernier jour d'Été. Que de<br />
1119
lieues, <strong>Naïla</strong>, Vincent et leurs amis avaient<br />
parcouru ensemble depuis le début de la saison :<br />
de la terre des elfes noirs dans la Grande Forêt<br />
jusqu'<strong>au</strong> sommet de l'Hesso ; puis du sommet de<br />
la montagne jusqu'<strong>au</strong> port d'Artook ; et de la<br />
République d'Arbrook jusqu'à la capitale du<br />
roy<strong>au</strong>me de Sayan ! Et leur quête était loin d'être<br />
terminée. Pour l'heure, la compagnie songeait<br />
juste à prendre une ou deux journées de repos<br />
avant de tracer <strong>au</strong> Nord-Ouest pour atteindre le<br />
Mont Lone. Ce que ses membres ne savaient pas,<br />
c'était que des festivités étaient en préparation et<br />
que, surtout, ils étaient activement recherchés par<br />
les troupes sayanites. La compagnie se retrouva<br />
1120
loquée dans un embouteillage de chariots à<br />
l'entrée de la ville.<br />
Que se passe-t-il ? demanda Vincent à la<br />
calèche d'à côté.<br />
C'est un contrôle, répondit le cocher. Demain<br />
c'est le début du Carnaval d'Automne, les <strong>au</strong>torités<br />
sont sur les nerfs, c'est comme ça chaque année.<br />
Et puis, il parait qu'ils recherchent une jeune<br />
sorcière elfe à la pe<strong>au</strong> sombre.<br />
En entendant cela, les membres de la<br />
compagnie surs<strong>au</strong>tèrent.<br />
1121
S'ils recherchent <strong>Naïla</strong>, c'est certainement à<br />
c<strong>au</strong>se de l'incident de La City à Bretton Hoods,<br />
devina Mika.<br />
Quatre gardes sayanites en uniforme bleu<br />
passaient justement en revue le convoi devant<br />
eux.<br />
Il ne f<strong>au</strong>t pas qu'ils trouvent <strong>Naïla</strong> ! S'affola<br />
Vincent.<br />
My kingdom ! On est coincés ! Impossible de<br />
faire marche arrière, fit Mika.<br />
L'ethnographe conseilla vivement à sa fille et<br />
<strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres de descendre de la calèche en catimini<br />
pour ne pas attirer l'attention :<br />
1122
Vous nous rejoindrez à pied dans la ville<br />
quand nous <strong>au</strong>rons franchi ce barrage, d'accord ?<br />
<strong>Naïla</strong> acquiesça. Elle et ses amis se glissèrent<br />
hors de la calèche par l'arrière, puis se f<strong>au</strong>filèrent<br />
entre les roues de la calèche qui était à côté de la<br />
leur et s'éloignèrent enfin en se glissant parmi les<br />
herbes et les rose<strong>au</strong>x qui bordaient le chemin. Ils<br />
se cachèrent derrière des rochers non loin et<br />
observèrent ce qui allait se passer. Les gardes<br />
arrivaient justement à la h<strong>au</strong>teur de Vincent et<br />
Mika.<br />
Bonjour, messieurs dames, c'est pour un<br />
contrôle de routine. Veuillez nous fournir les<br />
1123
papier de la chariote et nous laisser inspecter<br />
l'intérieur, dit le garde.<br />
Heu, pardonnez-moi, mais… Quels papiers<br />
vous f<strong>au</strong>t-il <strong>au</strong> juste ? L'interrogea prudemment<br />
Vincent.<br />
Votre permis d'hippomobile avec le tampon<br />
de validité de votre paroisse ; votre certificat<br />
d'assurance en cas d'accrochage ou si vous<br />
renversez une tierce personne lui <strong>au</strong>ssi tamponné<br />
et dûment certifié par votre paroisse ; enfin il me<br />
f<strong>au</strong>t l'attestation attestant que vous avez bien<br />
passé le contrôle hippique pour vos chev<strong>au</strong>x de<br />
plus de cinq ans.<br />
1124
Pendant que le garde énumérait les papiers<br />
nécessaires, ses collègues étaient montés à<br />
l'arrière et commençaient à tout regarder<br />
minutieusement.<br />
Je suis désolé, mais nous avons oublié nos<br />
papiers, hélas, mentit l'ethnographe.<br />
Le garde fit la moue en prenant bonne note.<br />
Ensuite il remarqua ceci :<br />
Vous avez trois chev<strong>au</strong>x attelés à votre<br />
voiture alors que, d'après la réglementation et la<br />
catégorie à laquelle appartient votre calèche, vous<br />
ne devriez pas avoir plus de deux chev<strong>au</strong>x<br />
1125
moteurs. Vous êtes donc en infraction de ce point<br />
de vue.<br />
Vincent faisait la grimace car il sentait qu'il<br />
allait devoir payer une contravention salée. Mika<br />
ne disait rien. Le ton peu aimable et les manières<br />
des gardes l'énervaient. Ces derniers se<br />
concertèrent un instant à l'écart. S'il n'y avait rien<br />
d'anormal dans la calèche, les conducteurs, quant<br />
à eux, leur semblaient plutôt louches.<br />
Une grande blonde et un homme avec des<br />
lunettes, ça correspond assez <strong>au</strong> signalement des<br />
adultes qui accompagnent la sorcière elfe que<br />
nous cherchons, fit remarquer l'un des gardes.<br />
1126
Mais dans ce cas où seraient les <strong>au</strong>tres ? Fit<br />
un deuxième garde.<br />
Je ne sais pas, mais dans le doute nous<br />
devrions les arrêter ! Fit le troisième garde.<br />
Vous avez raison, faisons ainsi. Nous ne<br />
pouvons pas nous permettre de prendre des<br />
risques à la veille du Carnaval. Et puis ils sont en<br />
infraction, conclut le premier garde.<br />
Ce disant, le garde s'avança <strong>au</strong>près de Vincent<br />
et Mika et annonça :<br />
Déf<strong>au</strong>t de papiers et sur-puissance motrice,<br />
cela vous v<strong>au</strong>dra mille cougnes de contravention.<br />
Mille cougnes ?! S'exclama Mika outrée.<br />
1127
C'est que, nous n'avons pas une telle<br />
somme… Avoua Vincent.<br />
Dans ce cas, nous confisquons votre calèche<br />
et nous nous voyons contraints de vous envoyer<br />
<strong>au</strong> gnouf, trancha le garde.<br />
L'aventurière allait s'emporter dans une<br />
contestation véhémente d'indignation devant<br />
l'injustice manifeste d'une telle sentence, mais son<br />
ami la retint. Ils se plièrent donc à cette<br />
condamnation sans faire d'histoires pour ne pas<br />
s'attirer plus d'ennuis.<br />
Que font-ils ? Chuchota Alise.<br />
1128
Je crois qu'ils se sont fait repérer… Déplora<br />
<strong>Naïla</strong>.<br />
Mince ! Qu'allons-nous faire ? S'inquiéta<br />
Nyss.<br />
Kya ? Fit le dragonnet.<br />
Suivons-les ! Décida <strong>Naïla</strong>.<br />
Toutes les voitures se remirent en marche et<br />
passèrent le pont qui enjambait le large lit du<br />
fleuve pour entrer dans la ville. <strong>Naïla</strong>, ses amis et<br />
même Flamy mirent leur grands chape<strong>au</strong>x colorés<br />
et suivirent la calèche encadrée de gardes en<br />
restant à une distance raisonnable. Ils arpentèrent<br />
les rues de la ville et les ruelles pavées du dédale<br />
1129
labyrinthique qu'était Leiria pour atteindre<br />
finalement les h<strong>au</strong>ts murs d'une prison. La calèche<br />
pénétra dans la cour avec son escorte et ses<br />
conducteurs furent conduits <strong>au</strong> gnouf. Le "gnouf"<br />
était le nom que les gardes donnaient à la cellule<br />
commune dans laquelle étaient emprisonnés les<br />
prévenus en attente de jugement. Vincent et Mika<br />
furent poussés dans cette cellule et quel ne fut pas<br />
leur étonnement en constatant que quelqu'un qu'ils<br />
connaissaient s'y trouvait déjà.<br />
Hello friends ! C'est gentil de venir me tenir<br />
compagnie, les accueillit Mélie Mélo.<br />
L'aventurière était allongée sur le banc en bois<br />
qui servait de lit.<br />
1130
Goodness ! Mélie, qu'est-ce que tu fais ici ?<br />
S'étonna Mika.<br />
Ah, c'est à c<strong>au</strong>se de l'affaire John Lass…<br />
Soupira-t-elle.<br />
Elle leur raconta sa fuite et la folle cavalcade<br />
dans les plaines jusqu'à ce que les trois<br />
Mousquetaires finissent par la rattraper et<br />
récupérer l'économiste.<br />
J'attends d'être jugée, mais je sais que je ne<br />
comparaîtrai pas avant encore sept jours <strong>au</strong> plus<br />
tôt…<br />
En effet, en raison du Carnaval, les tribun<strong>au</strong>x<br />
roy<strong>au</strong>x étaient temporairement clos pour que les<br />
1131
magistrats puissent s'amuser un peu eux <strong>au</strong>ssi, et<br />
pour que la fête ne soit pas troublée par des procès<br />
ennuyeux.<br />
Comment allons-nous sortir d'ici ? Souffla<br />
Vincent.<br />
Bah, f<strong>au</strong>t être patient, ou alors il f<strong>au</strong>t payer<br />
une lourde c<strong>au</strong>tion, expliqua Mélie.<br />
Et <strong>Naïla</strong> qui est toute seule dehors dans cette<br />
grande ville. Ce n'est pas un endroit sûr pour une<br />
fillette… S'inquiétait l'ethnographe.<br />
Ne t'en fais pas trop, le rassura Mika, elle est<br />
très débrouillarde et puis elle n'est pas seule. On<br />
1132
peut lui faire confiance. Peut-être même que c'est<br />
elle qui trouvera le moyen de nous tirer d'ici !<br />
Ces paroles n'étaient qu'un maigre réconfort<br />
pour Vincent qui ne pouvait s'empêcher de se faire<br />
du m<strong>au</strong>vais sang à chaque fois qu'il était séparé de<br />
sa fille. Celle-ci avait envoyé sa fidèle Alise<br />
scruter ce qui se tramait dans la cour de la prison<br />
car elle était la seule à pouvoir voler par-dessus le<br />
mur. Pendant qu'elle et ses amis attendaient dans<br />
la rue, une patrouille de gardes passa et le<br />
capitaine les apostropha :<br />
Holà, les enfants ! Ne restez pas ici, ce n'est<br />
pas un endroit pour jouer ! Allez préparer le<br />
Carnaval ailleurs !<br />
1133
Oui m'sieur, d'accord m'sieur, acquiesça <strong>Naïla</strong><br />
sans broncher.<br />
La fée revint faire son rapport :<br />
Ils les ont fait descendre de la calèche, ils leur<br />
ont pris leurs armes et leurs affaires et les ont<br />
emmenés à l'intérieur. Je pense qu'ils les ont jetés<br />
en prison…<br />
<strong>Naïla</strong> réfléchissait. Son visage exprimait la<br />
gravité de la situation.<br />
Comment allons-nous les libérer ? Se<br />
demandait Nyss.<br />
Pour elle, petite elfe de la forêt, les institutions<br />
humaines telles que la prison lui semblaient à la<br />
1134
fois aberrantes, incompréhensibles, inaccessibles,<br />
impénétrables et inquiétantes par-dessus tout. Elle<br />
se sentait dépassée et incapable d'agir. De plus,<br />
elle se sentait désemparée et oppressée dans cet<br />
environnement urbain. Tous ces gens qui<br />
circulaient, toutes ces maisons, toutes ces pierres<br />
et pas un seul arbre ou presque. Nyss avait<br />
l'impression d'étouffer. Ah ! Qu'elle était loin de<br />
sa Grande Forêt natale.<br />
Revoilà les gardes, les avertit Réhi d'un ton<br />
neutre.<br />
Le capitaine des gardes leur cria de loin :<br />
1135
Je vous ai dit d'aller jouer ailleurs ! C'est pas<br />
une cour de récréation ici, que je sache !<br />
Maintenant déguerpissez en vitesse !<br />
<strong>Naïla</strong> et les siens s'en furent immédiatement<br />
sans discuter.<br />
Nous devrions peut-être demander de l'aide à<br />
notre ami Hayfor Goth, proposa <strong>Naïla</strong>.<br />
Les <strong>au</strong>tres approuvèrent. Ils firent donc le trajet<br />
inverse, de ruelles en ruelles, en évitant<br />
soigneusement les patrouilles de gardes qui<br />
sillonnaient la ville pour surveiller les préparatifs<br />
du Carnaval. Comme <strong>Naïla</strong> se savait recherchée,<br />
elle faisait profil bas et évitait à tout prix de se<br />
1136
faire remarquer. Elle baissait la tête et tentait de<br />
dissimuler son visage dans l'ombre de son large<br />
chape<strong>au</strong>. La petite compagnie rasait les murs et se<br />
faisait discrète <strong>au</strong> possible. Cependant, même sans<br />
rien faire de particulier, le groupe hétéroclite<br />
attirait les regards des passants, du simple fait<br />
qu'on n'avait jamais vu de mémoire d'homme un<br />
dragonnet se balader avec un chape<strong>au</strong> dans les<br />
rues de la cité.<br />
La petite compagnie traversa de nouve<strong>au</strong> le<br />
pont et marcha un long moment dans les<br />
f<strong>au</strong>bourgs campagnards pour arriver <strong>au</strong> champ de<br />
courses. Là, ils se séparèrent en trois groupes :<br />
<strong>Naïla</strong> et Alise allèrent d'un côté, Nyss et Miaoumi<br />
1137
d'un <strong>au</strong>tre, Réhi et Flamy dans une <strong>au</strong>tre direction.<br />
Chercher le vieux chevalier parmi la foule<br />
assemblée sur les gradins, <strong>au</strong> pied des gradins et<br />
<strong>au</strong>tour des gradins était équivalent à chercher une<br />
aiguille dans une meule de foin. Cela leur prit<br />
be<strong>au</strong>coup de temps à passer d'une travée à l'<strong>au</strong>tre<br />
tout en observant les gens qui s'y trouvaient.<br />
Finalement, ce furent Réhi et Flamy qui<br />
dénichèrent le chevalier les premiers. Celui-ci<br />
était posté pile dans le prolongement de la ligne<br />
d'arrivée. Ainsi il était certain de savoir quel<br />
cheval l'emportait devant un <strong>au</strong>tre. Réhi envoya le<br />
dragonnet pour regrouper les <strong>au</strong>tres. Pendant ce<br />
temps, elle essaya d'exposer brièvement la<br />
1138
situation <strong>au</strong> chevalier mais il ne l'écoutait pas,<br />
trop occupé qu'il était à prendre les paris. Hayfor<br />
Goth était un passionné de courses hippiques. Il<br />
avait la mémoire courte s<strong>au</strong>f pour une chose : les<br />
chev<strong>au</strong>x ! Il était capable de se rappeler, pour<br />
chaque destrier, le nombre de courses remportées,<br />
le classement correspondant, l'année, le nombre<br />
de points <strong>au</strong> classement des Champions, etc. Il<br />
connaissait <strong>au</strong>ssi par cœur les caractéristiques de<br />
chaque cheval et l'historique de son cavalier.<br />
Hayfor Goth était tout simplement incollable sur<br />
le sujet et ses prévisions pour le tiercé était<br />
presque toujours justes.<br />
1139
Lorsque <strong>Naïla</strong> le retrouva, elle tenta d'expliquer<br />
le problème <strong>au</strong>quel elle et ses amis étaient<br />
confrontés :<br />
Papa et Mika se sont fait arrêter et ils sont<br />
retenus prisonniers et…<br />
Oui, oui, attends un instant, la coupa le<br />
chevalier qui ne prêtait guère l'oreille. La course<br />
va commencer, c'est très important de ne pas rater<br />
le départ, c'est l'un des moments décisifs de la<br />
course ! Regarde !<br />
Pan ! Un coup de feu retentit et les chev<strong>au</strong>x<br />
s'élancèrent sur la piste. Ils se doublaient, se<br />
1140
talonnaient et galopaient de toutes leurs forces<br />
vers l'arrivée.<br />
Allez ! Allez ! Tu vas y arriver ! Encore un<br />
effort ! S'égosillait Hayfor Goth en trépignant.<br />
Le cheval noir qu'il encourageait s'appelait<br />
Black Black. Il était incroyablement musclé et<br />
robuste. Pourtant, malgré son poids, il déployait<br />
tant d'énergie qu'il dépassait tous ses concurrents.<br />
Il les distança nettement et passa la ligne le<br />
premier sans conteste.<br />
Ouais ! Je savais que ce cheval était une<br />
flèche ! Exultait le chevalier.<br />
1141
Dites, sire Hayfor Goth… Reprit <strong>Naïla</strong> pour<br />
attirer son attention.<br />
Oui, attends fillette. Il f<strong>au</strong>t que j'aille retirer<br />
mes gains, fit-il sans se soucier davantage de<br />
<strong>Naïla</strong>.<br />
Celle-ci attendit patiemment qu'il revienne et<br />
cela fut long car le chevalier misa de nouve<strong>au</strong> ses<br />
cougnes sur les chev<strong>au</strong>x de la course suivante. Et<br />
ce fut ainsi toute l'après-midi jusqu'à l'heure de<br />
fermeture de l'Hippopo-Drome. Hayfor Goth était<br />
content, car en une journée de jeu, il avait pu<br />
quadrupler sa mise et ressortir avec la coquette<br />
somme de deux-cents cougnes sonnantes et<br />
trébuchantes. Il était si joyeux qu'il invita les<br />
1142
fillettes et le dragonnet à l'<strong>au</strong>berge. Ce ne fut qu'à<br />
ce moment seulement qu'il réalisa que Vincent et<br />
Mika manquaient. <strong>Naïla</strong> put enfin lui raconter ce<br />
qu'il s'était passé et dans quel pétrin son père et<br />
l'aventurière se trouvaient.<br />
C'est fâcheux, vraiment… Dit le chevalier. Je<br />
vous accompagnerai demain matin et nous<br />
verrons ce que nous pourrons faire.<br />
La petite compagnie était rassurée d'avoir<br />
obtenu le soutien d'Hayfor Goth, néanmoins <strong>Naïla</strong><br />
était triste pour son père et Mika qui allaient<br />
dormir en prison. Cela dit, elle ne se doutait pas<br />
que Vincent était en galante compagnie, couché<br />
sur un vieux tas de paille moisi avec deux jolies<br />
1143
jeunes femmes. En vérité, il n'en avait que faire,<br />
préoccupé qu'il était par la santé de sa fille. L'idée<br />
que celle-ci fut sous un pont ou dans un <strong>au</strong>tre<br />
endroit précaire de la ville l'empêchait de trouver<br />
le sommeil. Tout à coup, il sentit un bras passer<br />
sur son ép<strong>au</strong>le comme il était couché sur le côté. Il<br />
bougea pour signifier qu'il ne dormait pas et le<br />
bras se retira <strong>au</strong>ssitôt.<br />
Tu refais ça, tu es morte, chuchota Mika à son<br />
amie effrontée.<br />
Quoi ? Il fait froid ici. Si on se serre les uns<br />
<strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres on <strong>au</strong>ra plus ch<strong>au</strong>d, non ? Argumenta<br />
Mélie Mélo.<br />
1144
Au matin, Hayfor Goth et la petite compagnie<br />
marchèrent dans Leiria jusqu'à la prison. La ville<br />
s'était totalement métamorphosée pendant la nuit :<br />
les façades étaient décorées de guirlandes, des<br />
lampions étaient suspendus <strong>au</strong> coin des rues, les<br />
gens étaient tous déguisés et masqués, et de la<br />
musique résonnait ça et là. Il y avait des jongleurs,<br />
des acrobates, des mimes et bien d'<strong>au</strong>tres<br />
saltimbanques en tout genre. Sur chaque place et<br />
chaque placette, un spectacle était organisé :<br />
c'étaient soit des troubadours, soit des acteurs de<br />
théâtre, soit des conteurs et des "réciteurs"<br />
d'histoires, soit des ménestrels. Il régnait dans<br />
1145
toute la ville une ambiance festive, légère,<br />
joyeuse. C'était le grand Carnaval d'Automne !<br />
Le côté positif de ces festivités pour la petite<br />
compagnie était que ses membres, hier d'allure<br />
suspecte, passaient ce jour-là tout à fait inaperçus<br />
parmi la foule costumée. Même le jeune gardien à<br />
l'entrée de la prison se laissa abuser :<br />
Ouah ! Ils sont délirants, vos déguisements !<br />
Trop bien le dragonnet ! On dirait de vraies<br />
écailles ! Et puis pour la fée, chape<strong>au</strong> bas ! On<br />
dirait une vraie. Et vos oreilles d'elfe sont<br />
vraiment réalistes. Quant <strong>au</strong>x poils de chats pour<br />
la félidée, c'est du grand art ! Les cheveux blancs<br />
et les yeux rouges c'est original <strong>au</strong>ssi…<br />
1146
Ils sont naturellement de cette couleur, avoua<br />
Réhi et sa gêne traduisait son complexe.<br />
<strong>Naïla</strong> raconta que ses parents avaient été<br />
emprisonnés injustement et qu'elle souhaitait les<br />
voir pour leur parler. Le jeune gardien qui était<br />
plutôt conciliant y consentit sans faire trop de<br />
difficultés. <strong>Naïla</strong> et Hayfor Goth, qui était devenu<br />
"Tonton Goth" pour l'occasion, furent introduits<br />
dans l'enceinte de la prison. Les <strong>au</strong>tres attendirent<br />
à l'extérieur. La fillette et le chevalier furent<br />
escortés <strong>au</strong> gnouf.<br />
Papa ! Papa ! Fit <strong>Naïla</strong> en se précipitant<br />
contre les barre<strong>au</strong>x.<br />
1147
<strong>Naïla</strong>, mon trésor, tu n'as rien ? Tout va bien ?<br />
S'enquit Vincent en se levant d'un bond.<br />
<strong>Naïla</strong> le rassura.<br />
Hello girl ! La salua Mika.<br />
Mélie lui fit signe du fond de la cellule. La<br />
fillette s'étonna de la voir.<br />
Que s'est-il passé ? Pourquoi vous ont-ils<br />
arrêté ? Voulut savoir <strong>Naïla</strong>.<br />
Notre calèche n'était pas en règle… Déplora<br />
Mika.<br />
Ils vont certainement nous garder <strong>au</strong> gnouf<br />
pendant les six jours du Carnaval et peut-être plus<br />
avant de nous juger, expliqua Vincent.<br />
1148
Tout ce temps ?! Mais qu'allons-nous faire<br />
d'ici là ? N'y a-t-il pas un moyen de vous faire<br />
sortir d'ici plus vite ?<br />
Le seul moyen serait de payer la c<strong>au</strong>tion de<br />
mille cougnes. Malheureusement, nous n'avons<br />
pas une telle somme. Nous ne pouvons rien faire<br />
d'<strong>au</strong>tre qu'attendre et prendre notre mal en<br />
patience.<br />
« A supposer que nous soyons jugés de façon<br />
équitable le moment venu… », songea<br />
l'aventurière sans faire connaître le fond de sa<br />
pensée pour ne pas décourager la fillette.<br />
1149
Hayfor Goth, s'il-vous-plaît, prenez soin de<br />
ma fille et de ses amis, si cela vous est possible…<br />
Le supplia l'ethnographe.<br />
Le chevalier accepta tout en précisant qu'il ne<br />
comptait pas rester très longtemps dans la capitale<br />
sayanite après la fin du festival.<br />
Prends bien garde à toi, conclut Vincent qui<br />
était tout de même inquiet.<br />
Le gardien vint chercher les visiteurs, jugeant<br />
qu'ils avaient assez parlé. Il les ramena <strong>au</strong> dehors<br />
où ils retrouvèrent les <strong>au</strong>tres membres de la<br />
compagnie et leur donnèrent des nouvelles des<br />
détenus. Sur le chemin du retour, ils furent<br />
1150
loqués par un défilé de chars. Ceux-ci étaient<br />
magnifiquement décorés. Il y en avait seize en<br />
tout et chacun représentait une région du roy<strong>au</strong>me<br />
avec ses couleurs et ses plus belles productions<br />
locales : fruits, légumes, artisanat et surtout, un<br />
échantillon soigneusement sélectionné des plus<br />
jolies filles du cru ! Le roi et sa cour, escortés<br />
d'innombrables gardes, paradaient en tête du<br />
cortège mené par les valeureux Hétos, Hexis et<br />
Habitus, les Trois Mousquetaires. Ils parcouraient<br />
la ville d'un bout à l'<strong>au</strong>tre sous les<br />
appl<strong>au</strong>dissements et les acclamations du public.<br />
La parade se terminait à la nuit tombée par un feu<br />
d'artifice grandiose.<br />
1151
Après le passage des chars, la compagnie se<br />
f<strong>au</strong>fila en file indienne entre les bad<strong>au</strong>ds et<br />
marcha de nouve<strong>au</strong> jusqu'<strong>au</strong> champ de courses où<br />
le vieux chevalier passa le restant de la journée à<br />
parier. <strong>Naïla</strong> l'observait en réfléchissant<br />
activement <strong>au</strong> moyen de libérer son père et les<br />
aventurières. Vincent regarda le feu d'artifice <strong>au</strong><br />
travers des barre<strong>au</strong>x de sa cellule. Les explosions<br />
multicolores se reflétaient dans les verres de ses<br />
lunettes. L'ethnographe était plutôt morose et il se<br />
sentait à l'étroit. Il soupira. Mélie Mélo passa alors<br />
ses bras <strong>au</strong>tour du cou de Vincent et lui dit :<br />
Eh bien, la liberté te manque ?<br />
1152
Elle était affectueuse avec lui comme si elle<br />
était sa chérie, ce qui exaspérait Mika <strong>au</strong> plus h<strong>au</strong>t<br />
point.<br />
Hélas, je préférerais profiter de ce spectacle<br />
dehors avec <strong>Naïla</strong> plutôt que d'être enfermé ici…<br />
Soupira encore Vincent.<br />
Il f<strong>au</strong>t voir le côté positif des choses : tu n'es<br />
pas tout seul dans cette prison, hum ?<br />
Mika <strong>au</strong>rait voulu agripper la grande rousse et<br />
lui faire des prises de karaté pour la mettre en<br />
miettes ! Au lieu de cela, elle se contenta de la<br />
décrocher du cou de Vincent tout en lui lançant un<br />
regard <strong>au</strong>toritaire. Mélie Mélo souriait car la<br />
1153
éaction et l'attitude de Mika étaient exactement<br />
celles qu'elle voulait provoquer pour l'embêter.<br />
Le lendemain matin, <strong>au</strong> réveil, <strong>Naïla</strong> avait<br />
trouvé la solution à leur problème : la nuit avait<br />
porté conseil. La petite compagnie accompagna<br />
une nouvelle fois Hayfor Goth à l'Hippopo-<br />
Drome. Après deux courses, <strong>Naïla</strong> osa demander<br />
<strong>au</strong> chevalier passionné :<br />
Dis, est-ce que je pourrais essayer de parier,<br />
moi <strong>au</strong>ssi ?<br />
Oui, si tu veux fillette. Tiens, voici cinq<br />
cougnes.<br />
1154
Hayfor Goth lui prêta quelques sous pour<br />
qu'elle puisse s'amuser elle <strong>au</strong>ssi. <strong>Naïla</strong> était toute<br />
contente. Elle prit connaissance de la liste des<br />
participants à la prochaine course et elle se<br />
concerta avec ses amis pour savoir sur quel cheval<br />
il était judicieux de parier. Les cavaliers avaient<br />
donné à leur destrier des noms bizarres. La grille<br />
de départ de cette course était composée comme<br />
suit :<br />
Box N°1 : The Fool on the Hill<br />
Box N°2 : Heartbraker<br />
Box N°3 : I put a Spell on You<br />
Box N°4 : Riders on the Storm<br />
1155
Box N°5 : Tequila Sunrise<br />
Box N°6 : Midnight Rambler<br />
Box N°7 : Strawberry Fields Forever<br />
Box N°8 : Kashmir<br />
Box N°9 : Life in the Fast Lane<br />
Box N°10 : Brown Sugar<br />
<strong>Naïla</strong> et ses amis misèrent sur les chev<strong>au</strong>x des<br />
Box N°4, N°6 et N°7 car c'étaient ceux qui leur<br />
semblaient les plus robustes, et puis ils étaient très<br />
populaires. Le coup de feu retentit : les chev<strong>au</strong>x<br />
s'élancèrent sur la piste. Brown Sugar se cabra <strong>au</strong><br />
départ et désarçonna son cavalier qui fut<br />
disqualifié <strong>au</strong>ssitôt. Parmi le public, des cris de<br />
1156
déception s'élevèrent. Hélas pour <strong>Naïla</strong>, Midnight<br />
Rambler fut rapidement distancé, sa précédente<br />
course l'avait épuisé. Life in the Fast Lane, malgré<br />
sa réputation de cheval rapide se fit dépasser par<br />
Heartbraker, lequel talonnait I Put a Spell on You.<br />
Le fier chev<strong>au</strong>cheur des nuées, Riders on the<br />
Storm, était <strong>au</strong> cœur du peloton et ne parvenait<br />
pas à en sortir. Kashmir était devant lui et lui<br />
barrait la route. Les trois premiers, dans l'ordre<br />
d'arrivée furent The Fool on the Hill (contre toute<br />
attente), Tequila Sunrise et Strawberry Fields<br />
Forever en troisième position seulement.<br />
1157
<strong>Naïla</strong> ne gagna pas même l'équivalent de ce<br />
qu'elle avait misé. Elle et ses amis étaient<br />
passablement déçus.<br />
Alors les enfants, vous avez gagné quelque<br />
chose ? Leur demanda Hayfor Goth.<br />
Des broutilles, répondit Alise.<br />
Nous n'avons pas misé sur les bons chev<strong>au</strong>x,<br />
déplora <strong>Naïla</strong>.<br />
Vous avez joué sans savoir, c'est pour cela.<br />
C'est ce que font tous les débutants… Venez,<br />
jeunesse, je vais vous enseigner l'art de miser sur<br />
le bon destrier !<br />
1158
Le vieux chevalier se réjouissait de faire<br />
partager son savoir à la jeune génération. Tout le<br />
reste de la journée, il leur parla des différents<br />
chev<strong>au</strong>x et de leurs cavaliers. Il leur exposa point<br />
par point les choses qu'il fallait prendre en compte<br />
avant de parier : fatigue du cheval, place sur la<br />
grille de départ, composition de cette dernière,<br />
humeur du cavalier, vitesse du vent, épaisseur du<br />
brouillard, et bien d'<strong>au</strong>tres facteurs. Tout en les<br />
enrichissant de ces in<strong>format</strong>ions, il leur faisait la<br />
démonstration en pariant et, à chaque course, il y<br />
avait toujours <strong>au</strong> moins deux chev<strong>au</strong>x gagnants<br />
dans le tiercé qu'il avait pronostiqué. De plus,<br />
l'ordre d'arrivée était souvent juste. Hayfor Goth<br />
1159
était un professionnel des courses hippiques. Lors<br />
de cette journée il gagna près de cent-cinquante<br />
cougnes. Il en fit profiter la petite compagnie qui,<br />
d'après ses conseils, parvint <strong>au</strong> fil des courses, à<br />
accumuler en gain une trentaine de cougnes. Avec<br />
cet argent, <strong>Naïla</strong> put acheter de quoi manger pour<br />
ses amis et elle-même. Elle acheta <strong>au</strong>ssi des fruits<br />
qu'elle apporta à son père et <strong>au</strong>x aventurières en<br />
prison. Ces derniers s'ennuyaient « comme des<br />
rats morts ». Tout le jour, ils entendaient le bruit<br />
des festivités à l'extérieur et ils ne pouvaient pas<br />
en profiter. Vincent restait assis le dos <strong>au</strong> mur<br />
sous le trou qui servait de fenêtre. Il gardait le<br />
silence pendant des heures, perdu qu'il était dans<br />
1160
ses pensées profondes. Mélie Mélo était couchée<br />
sur le côté, sur la planche en bois fixée <strong>au</strong> mur.<br />
Elle bâillait et se retournait de temps à <strong>au</strong>tres<br />
quand elle avait des crampes. Mika, à l'inverse,<br />
arpentait la cellule en long, en large et en travers.<br />
Elle ne tenait pas en place. Elle tournait et tournait<br />
encore, telle une lionne en cage.<br />
Vincent accueillit sa fille avec joie et les fruits<br />
qu'elle apportait régalèrent son estomac et celui<br />
des aventurières. Celles-ci étaient habituées à se<br />
suffire de peu, mais la soupe <strong>au</strong>x cailloux que leur<br />
servaient leurs geôliers était vraiment p<strong>au</strong>vre et<br />
insipide.<br />
1161
Ne vous en faites pas ! Je vais vous sortir de<br />
là demain ou après-demain ! Les rassura <strong>Naïla</strong>.<br />
père.<br />
Et comment vas-tu t'y prendre ? Douta son<br />
Je vais gagner plein d'argent <strong>au</strong>x courses de<br />
chev<strong>au</strong>x et je vais payer la c<strong>au</strong>tion pour vous<br />
libérer !<br />
C'était son plan. Le jour suivant, elle et ses<br />
amis retournèrent à l'Hippopo-Drome avec Hayfor<br />
Goth. Ce dernier dota la petite compagnie d'une<br />
vingtaine de cougnes pour démarrer. Il les<br />
conseilla et les orienta de sorte que la fillette et<br />
ses compagnons firent rapidement fructifier leur<br />
1162
argent. Ils rejouaient leurs gains à chaque fois et<br />
progressaient de façon significative. Vers la fin de<br />
la journée la petite compagnie avait amassé<br />
pratiquement cent cougnes ! <strong>Naïla</strong> fit alors un pari<br />
particulièrement osé : elle joua le "dix contre un"<br />
<strong>au</strong> lieu de l'habituel tiercé que leur avait conseillé<br />
Hayfor Goth. Cela voulait dire qu'elle misait sur<br />
un cheval particulier et que, si celui-ci arrivait<br />
premier, elle multipliait sa mise par dix. C'était la<br />
dernière course de la journée. La composition de<br />
la grille de départ était la suivante :<br />
Box N°1 : Susie Q<br />
Box N°2 : Stairway to Heaven<br />
Box N°3 : Lucy in the Sky with Diamonds<br />
1163
Box N°4 : James Dean<br />
Box N°5 : Achille's Last Stand<br />
Box N°6 : L.A. Woman<br />
Box N°7 : Jumpin' Jack Flash<br />
Box N°8 : Hotel California<br />
Box N°9 : The Unknown Soldier<br />
Box N°10 : Ruby Tuesday<br />
<strong>Naïla</strong> paria ses quelques quatre-vingt-dix<br />
cougnes sur le cheval numéro sept : Jumpin' Jack<br />
Flash. Elle l'avait vu plusieurs fois se placer parmi<br />
les trois premiers car il était très rapide. Et puis<br />
<strong>Naïla</strong> l'aimait bien, lui et son cavalier,<br />
l'excentrique Mick Jexagère. Hayfor Goth ne<br />
1164
voulut pas décourager la fillette, cependant tenter<br />
le tout pour le tout en faisant confiance à un seul<br />
cheval ne lui avait jamais porté chance. Il préférait<br />
répartir les risques et jouer le tiercé gagnant.<br />
Néanmoins, il reconnut que le choix de la fillette<br />
était bon. Lui-même misa sur les chev<strong>au</strong>x numéro<br />
six, sept et huit, dans cet ordre. Le chevalier ne se<br />
faisait pas trop de soucis pour cette course qui lui<br />
semblait jouée d'avance.<br />
Le coup de feu du départ retentit et les chev<strong>au</strong>x<br />
s'élancèrent. S<strong>au</strong>f ceux à partir du box numéro six<br />
car ils n'avaient pas été débloqués à l'avance<br />
comme c'était normalement le cas. Erreur ou<br />
tricherie délibérée ? Le chevalier à la chevelure<br />
1165
grise penchait pour la deuxième hypothèse. Il était<br />
furieux car ses trois favoris prirent le départ avec<br />
un retard considérable après qu'on leur eut<br />
promptement ouvert les battants de leur box. L.A.<br />
Woman, découragé, se laissa distancer par ses<br />
<strong>au</strong>tres concurrents. Ruby Tuesday fut débloqué le<br />
dernier. Il ne put rattraper ce handicap et termina<br />
avant-dernier, derrière Hotel California, <strong>au</strong> grand<br />
dam d'Hayfor Goth. Celui-ci s'était hissé sur la<br />
rambarde et vociférait en brandissant le poing. Il<br />
s'énervait <strong>au</strong> point d'en avoir la moustache<br />
hérissée. <strong>Naïla</strong> et ses amis se pressaient contre la<br />
barrière et lançaient des encouragements pour<br />
Jumpin' Jack Flash. Lui et The Unknown Soldier<br />
1166
galopaient pour rattraper le peloton <strong>au</strong> sein duquel<br />
la bataille faisait rage. Les cavaliers jouaient des<br />
coudes et ne cravachaient pas que l'arrière-train de<br />
leur destrier. En redoublant d'efforts, Jumpin' Jack<br />
Flash et The Unknown Soldier doublèrent Lucy in<br />
the Sky with Diamonds. Soudain le cavalier<br />
d'Achille's Last Stand fut frappé <strong>au</strong> talon et<br />
désarçonné. Il chuta de cheval et roula dans<br />
l'herbe de la piste. The Unknown Soldier fit une<br />
violente embardée pour l'éviter mais Jumpin' Jack<br />
Flash lui fonçait droit dessus et menaçait de le<br />
piétiner. Heureusement, le cheval de Mick<br />
Jexagère n'était pas seulement rapide : il était<br />
<strong>au</strong>ssi un très bon s<strong>au</strong>teur d'obstacles. D'un<br />
1167
magnifique bond, il survola le p<strong>au</strong>vre cavalier<br />
couché par terre et poursuivit sa course effrénée.<br />
Il filait comme l'éclair et rattrapait James Dean et<br />
Susie Q, les deux premiers. The Unknown Soldier<br />
avait perdu un peu de temps en contournant le<br />
cavalier échoué. Il cravachait frénétiquement pour<br />
ne pas laisser ses adversaires creuser l'écart.<br />
L'arrivée était proche. Les quatre chev<strong>au</strong>x de tête<br />
s'affrontaient et rivalisaient de vitesse pour<br />
atteindre la ligne. La foule était en délire devant<br />
l'impressionnante remontée du numéro sept et<br />
l'acharnement de l'inattendu numéro neuf, malgré<br />
leur désastreux départ. James Dean et Susie Q, qui<br />
n'avaient pas été inquiétés le restant de la course,<br />
1168
luttaient à présent pour maintenir leur place. <strong>Naïla</strong><br />
et ses amis s'étaient pris <strong>au</strong> jeu : ils avaient<br />
escaladé la rambarde et criaient des<br />
encouragements pour leur favori en qui ils avaient<br />
placé tous leurs espoirs et, surtout, tout leur<br />
argent. Hayfor Goth beuglait à s'en décrocher les<br />
cordes vocales. Les quatre chev<strong>au</strong>x arrivaient vers<br />
eux comme des flèches. Ils franchirent la ligne en<br />
trombe presque simultanément de sorte qu'il était<br />
difficile de les départager, mais les juges avaient<br />
l'œil et leur classement fut formel : The Unknown<br />
Soldier vola la troisième place à Susie Q qui ne<br />
fut pas sur le podium. Quant à Jumpin' Jack Flash,<br />
il fut déclaré vainqueur d'une demi-coudée devant<br />
1169
James Dean. <strong>Naïla</strong> et ses amis exultèrent de joie.<br />
Ils remportèrent dix fois leur mise, c'est-à-dire<br />
près de neuf-cents cougnes ! Une somme<br />
considérable pour leurs petites poches. Hayfor<br />
Goth les félicita.<br />
Le soir <strong>Naïla</strong> courut à la prison annoncer la<br />
nouvelle à son père :<br />
Demain nous allons rejouer pour obtenir les<br />
cent cougnes qui manquent pour vous libérer.<br />
Magnifique ! Fit Vincent. Mais soit prudente<br />
avec tout cet argent, d'accord ?<br />
Oui P'pa !<br />
1170
La fillette s'endormit en rêvant <strong>au</strong>x « courses<br />
hippiques épiques et colégram », comme disait<br />
l'écrite<strong>au</strong> de l'Hippopo-Drome. Au matin, elle<br />
s'empressa de demander <strong>au</strong> vieux chevalier :<br />
A quelle heure allons-nous <strong>au</strong> champ de<br />
course ?<br />
Ne souhaites-tu pas d'abord te rendre en ville<br />
pour faire sortir ton père de prison ? Fit-il en<br />
présentant à <strong>Naïla</strong> cinq pièces d'or de vingt<br />
cougnes chacune.<br />
C'était exactement la somme d'argent qu'il<br />
manquait pour payer la c<strong>au</strong>tion. Hayfor Goth lui<br />
en fit cade<strong>au</strong>. C'était be<strong>au</strong>coup, mais il avait <strong>au</strong>ssi<br />
1171
e<strong>au</strong>coup gagné les jours précédents et, surtout, il<br />
se réjouissait de pouvoir utiliser son argent pour<br />
une bonne c<strong>au</strong>se chevaleresque. <strong>Naïla</strong> le remercia<br />
en lui s<strong>au</strong>tant dans les bras. De là, elle le<br />
considéra presque comme un oncle et le rebaptisa<br />
définitivement "Tonton Goth". Heureuse comme<br />
tout, la fillette mena la petite compagnie en<br />
chantonnant. Elle se disait en elle-même : « Papa<br />
et Mika vont être contents de se promener enfin en<br />
liberté. Nous allons pouvoir profiter ensemble du<br />
Carnaval ! ». Ce dernier battait toujours son plein.<br />
Les rues étaient bondées de monde. Les<br />
animations étaient nombreuses et variées. Il y<br />
avait <strong>au</strong>ssi be<strong>au</strong>coup de mimes qui portaient des<br />
1172
masques blancs exprimant des émotions telles que<br />
la joie, la tristesse, l'étonnement, etc. Ils imitaient<br />
les passants, leurs attitudes, leur façon de marcher<br />
ou leurs tiques spécifiques. L'un d'eux suivait un<br />
bossu presque ch<strong>au</strong>ve qui se dandinait en<br />
compagnie d'une grande brune et d'un petit poilu.<br />
La famille Fourbus errait dans Leiria depuis<br />
deux jours à la recherche de <strong>Naïla</strong> sans succès. Au<br />
milieu de la f<strong>au</strong>ne cosmopolite de la cité en fête,<br />
les trois assassins passaient relativement<br />
inaperçus. Une personne pourtant les reconnut :<br />
Tiens, on dirait les méchants Fourbus, dit une<br />
voix dans leur dos.<br />
1173
Le bossu se retourna mollement et le mime<br />
l'imita dans son mouvement peu gracieux. C'était<br />
Alise qui avait parlé. Quand le bossu et les siens<br />
s'aperçurent que c'était la petite compagnie qui<br />
était derrière eux, ils firent rapidement volte-face.<br />
C'est la fillette et ses amis ! Fit le bossu en les<br />
désignant du doigt.<br />
Ce sont vraiment les méchants Fourbus !!<br />
Glapit la fée.<br />
La petite compagnie fit demi-tour et s'enfuit en<br />
courant.<br />
1174
Pourquoi nous enfuyons-nous ? S'étonna<br />
Hayfor Goth qui avait oublié les méfaits des<br />
Fourbus à Bretton Hoods.<br />
<strong>Naïla</strong>, Nyss et Réhi se f<strong>au</strong>filaient entre les<br />
bad<strong>au</strong>ds, Alise les survolait, Flamy et Miaoumi<br />
leur passaient entre les jambes, et les Fourbus les<br />
bousculaient sans ménagement. La petite<br />
compagnie et ses poursuivants créaient un certain<br />
tumulte dans cette rue passante de la capitale.<br />
Pour échapper <strong>au</strong>x Fourbus, <strong>Naïla</strong> tourna dans une<br />
ruelle perpendiculaire. Les <strong>au</strong>tres la suivirent.<br />
Hélas, devant eux venait une troupe de gardes.<br />
A l'aide ! Ces gens nous veulent du mal !<br />
Leur cria <strong>Naïla</strong> en désignant les trois individus<br />
1175
patibulaires qui tournaient justement dans la<br />
ruelle. Le capitaine des gardes arrêta ses hommes<br />
d'un geste de la main. Il considéra la fillette à la<br />
pe<strong>au</strong> sombre qui courait vers eux. Son sang ne fit<br />
qu'un tour :<br />
C'est la dangereuse sorcière que nous<br />
recherchons ! Attrapez-la, elle et ses acolytes !<br />
<strong>Naïla</strong> et ses amis freinèrent des deux pieds en<br />
voyant les gardes tirer leurs épées à leur encontre.<br />
Ils se retournèrent et prirent leurs jambes à leur<br />
cou. Ils s'escampèrent tant et si bien qu'ils<br />
passèrent <strong>au</strong> milieu des Fourbus sans se soucier<br />
d'eux. Ces derniers prirent peur eux <strong>au</strong>ssi<br />
lorsqu'ils virent la troupe de gardes foncer dans<br />
1176
leur direction en poussant des cris de guerre. Pris<br />
de panique, la compagnie et les Fourbus coururent<br />
ensemble, poursuivis par la horde déchaînée des<br />
sayanites en armes. Des mimes couraient avec eux<br />
pour les imiter. L'un d'eux était juste derrière<br />
Réhi.<br />
Revenez ici tout de suite ! Au nom de la loi,<br />
vous êtes en état d'arrestation ! Vous ne pourrez<br />
pas vous échapper ! Revenez ! Vociférait le<br />
capitaine.<br />
La compagnie et les Fourbus avaient bien du<br />
mal à se frayer un chemin parmi la populace. Au<br />
contraire, la foule s'écartait pour laisser passer les<br />
gardes. <strong>Naïla</strong> ne fut pas bien inspirée et tourna<br />
1177
dans une impasse. Elle, ainsi que ses amis étaient<br />
coincés.<br />
Ça sent le boudin ! S'exclama le bossu<br />
comme les gardes en furie faisaient irruption dans<br />
la petite rue.<br />
Pamella, sa belle-sœur, siffla entre ses doigts et,<br />
dans l'instant qui suivit, les Corbaks descendirent<br />
du ciel jusque dans la rue. Les Fourbus s<strong>au</strong>tèrent<br />
sur leur dos et s'envolèrent. Hayfor Goth tira son<br />
épée, prêt à défendre les enfants qui, de leur côté,<br />
tentaient d'escalader la façade des maisons. La<br />
petite compagnie désespérée ne s'était pas aperçue<br />
qu'il lui manquait un membre…<br />
1178
Que trépasse si je faiblis ! Lança vaillamment<br />
le preux, mais vieux, chevalier avant que toute la<br />
troupe de gardes ne l'écrabouille. Ils passèrent sur<br />
lui tel un troupe<strong>au</strong> d'éléphants. Puis ils<br />
s'agglomérèrent <strong>au</strong> pied du bâtiment et se<br />
grimpèrent sur les ép<strong>au</strong>les les uns des <strong>au</strong>tres pour<br />
former une sorte de pyramide humaine. Miaoumi<br />
et Nyss étaient parvenues sur le toit quand les<br />
gardes parvinrent à saisir le pied de <strong>Naïla</strong>, laquelle<br />
était encore suspendue à la gouttière. Elles<br />
essayèrent en vain de la hisser avec le concours de<br />
Flamy mais toute la cohorte était accrochée à la<br />
botte de la fillette. Soudain, un coassement r<strong>au</strong>que<br />
se fit entendre. Kaïd le Corbak, chev<strong>au</strong>ché par<br />
1179
Fourbus, revint à la charge : il agrippa la fillette<br />
entre ses puissantes serres et s'envola avec elle.<br />
Il a capturé <strong>Naïla</strong> ! S'égosilla Alise.<br />
La fée vola à leur poursuite. Nyss, Flamy et<br />
Miaoumi les suivirent du regard tout en courant<br />
sur les toits. Kaïd retrouva ses congénères. <strong>Naïla</strong><br />
se débattait mais ne parvenait pas à se défaire de<br />
son emprise.<br />
Nous avons la fillette ! Dit le bossu d'un ton<br />
victorieux.<br />
Cool ! Fit Kéké.<br />
Grave ! Ponctua Kakou.<br />
1180
Allons lui régler son compte loin d'ici !<br />
Proposa Pamella.<br />
Gnak ! Gnak ! Gnak ! Grogna Morbak.<br />
Ils distancèrent les quelques derniers membres<br />
de la petite compagnie en ricanant comme le font<br />
habituellement les méchants et les hyènes. Ne<br />
pouvant continuer plus loin leur course sur les<br />
toits, Nyss, Flamy et Miaoumi furent obligés de<br />
redescendre dans les rues populeuses.<br />
Heureusement ils avaient largement semés les<br />
gardes. Ces derniers se dispersèrent dans l'espoir<br />
de les retrouver, cependant ce fut inutile. Ils ne<br />
prêtèrent guère attention <strong>au</strong> p<strong>au</strong>vre chevalier qu'ils<br />
avaient f<strong>au</strong>ché et foulé. Celui-ci se réveilla seul<br />
1181
dans la ruelle déserte avec une sacrée migraine. Il<br />
resta assis un long moment à se gratter la tête en<br />
se demandant où il était et ce qu'il faisait là. Il<br />
avait un trou de mémoire, ce qui lui arrivait<br />
parfois après un choc. Il oubliait tout pendant un<br />
certain temps qui pouvait durer plusieurs jours, ce<br />
qui le mettait souvent dans des situations<br />
embarrassantes. A c<strong>au</strong>se de son amnésie, il ne<br />
chercha pas à retrouver les membres de la petite<br />
compagnie pour leur venir en aide. Au lieu de<br />
cela, il se mit à errer dans la cité en quête de<br />
souvenirs pour raviver sa mémoire oublieuse.<br />
Pendant ce temps Nyss, Flamy et Miaoumi<br />
zigzaguaient entre les passants dans la rue. Ils<br />
1182
suivaient du regard la fée qui leur indiquait dans<br />
quelle direction étaient partis les Fourbus. Le<br />
dragonnet et la félidée se glissaient avec agilité<br />
entre les jambes des gens étonnés. La jeune elfe<br />
<strong>au</strong>x cheveux bleus avaient plus de difficultés : elle<br />
se heurtait <strong>au</strong>x bad<strong>au</strong>ds qui se retournaient en<br />
grognant. Un mime encombrant la suivait sans la<br />
lâcher d'une semelle. Ses pitreries étaient presque<br />
pressantes, voire oppressantes.<br />
Plus loin, sur un toit, un homme vêtu d'un long<br />
mante<strong>au</strong> noir, le visage caché par un foulard qui<br />
ne laissait voir que ses yeux, s'était posté avec son<br />
arc et ses flèches à la main. Lorsque les Corbaks<br />
1183
passèrent <strong>au</strong> dessus de lui, il décocha. Le trait<br />
siffla et se planta dans l'arrière-train de Kaïd.<br />
Ouaïe !! Croassa-t-il. Jé pri un projectil dan<br />
l'derrièr les gars ! Mayday ! Mayday ! Ouh-la-la-<br />
la !!<br />
Le Corbak lâcha <strong>Naïla</strong> et chuta en vrille sous le<br />
regard éberlué de ses collègues qui, tout à coup,<br />
cessèrent de se gargariser. Une deuxième volée de<br />
flèches toucha Kéké dans l'aile. Il se pencha<br />
violemment de côté et fit choir le vilain Morbak.<br />
Pamella s'inquiéta alors davantage de récupérer<br />
son mari plutôt que la fillette qui tombait elle<br />
<strong>au</strong>ssi. Alise qui se trouvait à une certaine distance<br />
assista à toute la scène sans comprendre ce qu'il se<br />
1184
passait. Elle émit un cri strident en voyant son<br />
amie chuter <strong>au</strong> cœur de la ville.<br />
Au dernier moment, <strong>Naïla</strong> tendit les bras vers le<br />
sol et, faisant appel <strong>au</strong>x pouvoirs du vent, elle fut<br />
doucement amortie par un invisible coussin. Dans<br />
la rue dans laquelle la fillette atterrit se trouvait un<br />
groupe de cinq mimes <strong>au</strong>x masques blancs.<br />
D'abord, ils considérèrent <strong>Naïla</strong> de loin, puis ils<br />
vinrent à sa rencontre à grands pas. Ils<br />
l'entourèrent et celui qui portait le masque du<br />
sournois posa sa main sur l'ép<strong>au</strong>le de <strong>Naïla</strong> en lui<br />
demandant :<br />
Tout va bien ? Tu n'es pas blessée ?<br />
1185
Non, je me sens juste un peu engourdie…<br />
Répondit la fillette.<br />
L'homme <strong>au</strong> foulard noir se précipita vers le<br />
point de chute de la fillette. Il s<strong>au</strong>ta dans la rue et<br />
ne trouva personne : elle était vide ! Il découvrit<br />
seulement le sac à dos de <strong>Naïla</strong> qui avait été jeté<br />
dans un coin. Il s'agenouilla, l'ouvrit et constata<br />
qu'il était toujours plein. Alise arriva la première<br />
et aperçut l'homme mystérieux qui se relevait en<br />
tenant le sac de son amie.<br />
Qui êtes-vous ? Où est <strong>Naïla</strong> ? Que lui avez-<br />
vous fait ? L'agressa la fée.<br />
1186
Je crois que <strong>Naïla</strong> a été capturée, dit<br />
sèchement l'homme.<br />
La fée en fut pétrifiée d'inquiétude.<br />
Aliiiise !! Fit Miaoumi.<br />
Kyap ! Kyap ! Fit Flamy.<br />
Le dragonnet et la félidée accouraient à la<br />
rescousse.<br />
Je me charge des ravisseurs, déclara l'homme,<br />
quant à vous, dépêchez-vous d'aller libérer vos<br />
amis !<br />
Ce disant, il lança le sac de <strong>Naïla</strong> à Flamy et<br />
s'éclipsa furtivement. Alise leur raconta sa<br />
rencontre avec cet étrange individu. Elle avait les<br />
1187
larmes <strong>au</strong>x yeux et tentait de contenir son<br />
angoisse <strong>au</strong> sujet de <strong>Naïla</strong>. La fée sentait son cœur<br />
compressé comme dans un ét<strong>au</strong>. Elle et ses deux<br />
compagnons attendaient Nyss qui tardait à les<br />
rejoindre. Bientôt ils en vinrent à penser que cette<br />
dernière s'était égarée. Ils partirent à sa recherche,<br />
mais se découragèrent très vite car la jeune elfe<br />
pouvait être n'importe où dans cette ville<br />
immense. Même le fin muse<strong>au</strong> du dragonnet était<br />
déboussolé par tant d'odeurs différentes. Il était<br />
incapable de distinguer le parfum particulier de<br />
<strong>Naïla</strong> ou de Nyss, ni même de Réhi qui manquait<br />
<strong>au</strong>ssi à l'appel. Alise luttait pour ne pas faire une<br />
crise de nerfs. Elle était sur le point de céder à tel<br />
1188
point elle se sentait désespérée, abandonnée,<br />
désemparée, abattue et impuissante. Elle parvenait<br />
à garder la face malgré ses états d'âme et elle<br />
pouvait même se résoudre à prendre des initiatives<br />
ce qui, <strong>au</strong>trefois dans une telle situation, eut été<br />
presque impossible. De plus, le dragonnet et la<br />
félidée attendaient après elle.<br />
Allons à la prison et faisons sortir Vincent et<br />
Mika pour qu'ils nous viennent en aide ! Décida la<br />
fée.<br />
Ses compagnons approuvèrent. Ils retrouvèrent<br />
leur chemin et, sans tarder, ils foncèrent jusqu'à la<br />
prison. Là ils se présentèrent <strong>au</strong> gardien qui n'était<br />
pas celui qu'ils avaient l'habitude de voir.<br />
1189
Qu'est-ce que vous voulez ? Leur demanda-t-<br />
il d'un ton peu aimable.<br />
Nous venons verser la c<strong>au</strong>tion pour libérer<br />
nos amis, répondit la fée.<br />
Ah oui, faites-moi voir ça ? Fit le gardien peu<br />
crédule.<br />
Flamy lui tendit la bourse contenant les mille<br />
cougnes. Les yeux du gardien s'agrandirent quand<br />
il vit la quantité de pièces d'or. Sa cupidité fit<br />
naître en lui le désir de spolier la fée et ses<br />
compagnons qui n'étaient, selon lui, que de<br />
méprisables anim<strong>au</strong>x de compagnie.<br />
1190
Parfait, revenez demain matin et nous vous<br />
les relâcherons. Il nous f<strong>au</strong>t un peu de temps pour<br />
les formalités administratives, vous comprenez.<br />
Mais Alise n'était pas dupe et elle était pressée.<br />
Nous voulons que vous les libériez<br />
maintenant !! Ordonna-t-elle en frappant du poing<br />
sur le bure<strong>au</strong>.<br />
Miaoumi hérissa ses poils et sortit ses griffes,<br />
Flamy montra les dents et gronda, Alise fronça les<br />
sourcils en prenant l'air sévère.<br />
D'accord, d'accord, concéda le gardien<br />
intimidé.<br />
1191
Il les mena <strong>au</strong> gnouf où l'ethnographe et les<br />
aventurières mouraient d'ennui.<br />
Vincent ! Mika ! Mélie ! Nous avons payé la<br />
c<strong>au</strong>tion, vous êtes libres à présent ! Fit la fée.<br />
Les prisonniers surpris se levèrent et purent<br />
constater que la porte leur était ouverte. On leur<br />
rendit leurs affaires et on les laissa aller librement.<br />
Mélie Mélo les suivit alors que le paiement de la<br />
c<strong>au</strong>tion ne la concernait pas. Le gardien cependant<br />
n'y prit garde. Une fois <strong>au</strong> dehors, Vincent<br />
interrogea Alise à propos de <strong>Naïla</strong>, étonné qu'il<br />
était de ne pas voir sa fille à la sortie de la prison.<br />
A ce moment seulement, Alise baissa la tête entre<br />
ses mains et se mit à sangloter.<br />
1192
1193
Table des matières<br />
Livre IV .............................................................................. 4<br />
Le Dragon-Roi de l'Hesso .................................................. 4<br />
L'histoire de Vincent et Alaya ........................................ 5<br />
La vieille légende ....................................................... 139<br />
Nyss et le mystérieux homme en blanc ...................... 184<br />
La bénédiction de la forêt........................................... 225<br />
Miaoumi la chapardeuse ............................................ 255<br />
Devinettes dans les bois ............................................. 279<br />
La Reine du Marais .................................................... 302<br />
L'ascension de l'Hesso................................................ 355<br />
Le Dragon-Roi ........................................................... 543<br />
Livre V Les péripéties de la compagnie ......................... 562<br />
Le Jardin des Draconites ............................................ 563<br />
La t<strong>au</strong>pe ...................................................................... 599<br />
L'excentrique Tarézoustra .......................................... 612<br />
L'ombre du Grand Dragon Noir ................................. 653<br />
La triste enfant ........................................................... 666<br />
Trahisons .................................................................... 702<br />
Les Fourbus et les Corbaks ........................................ 746<br />
La vallée des marmottes industrieuses ....................... 758<br />
La mort du Vieux Lion ............................................... 801<br />
Repos <strong>au</strong> port d'Artook .............................................. 843<br />
Karon et Kabon finissent en… ................................... 935<br />
1194
A travers la Forêt de Pixels ........................................ 955<br />
<strong>Naïla</strong> à l'école des magiciens ..................................... 998<br />
Mélie Mélo dans les bois de Bretton Hoods ............ 1053<br />
Le Carnaval .............................................................. 1114<br />
1195